Aux États-Unis, l’épuisement des aides fédérales plonge 8 millions de personnes dans la pauvreté

Le Congrès américain

Alors que les camps démocrate et républicain s’affrontent sur le montant du prochain plan de relance, l’épuisement progressif des aides prévues par le CARES Act a d’ores et déjà plongé plus de 8 millions de personnes dans la pauvreté.


Publiée le 15 octobre, une étude de l’Université Columbia révèle l’ampleur de la pauvreté dans un pays miné par la pandémie de Covid-19. Si les aides fédérales — chèques et allocations chômage exceptionnelles — ont permis de maintenir 18 millions de personnes en dehors de la pauvreté, leur expiration a plongé 8 millions de personnes dans la pauvreté, lesquelles sont venues s’ajouter aux 46 millions de personnes pauvres que comptent les États-Unis.

Une hausse de la pauvreté, malgré la réduction du chômage

En avril, attisée par un chômage culminant à 15 %, le taux de pauvreté a atteint 13,9 %. Un taux qui, selon l’équipe du Center on Poverty & Social Policy de l’Université Columbia, aurait pu frôler les 20 % sans les dispositions prévues par le CARES Act (Coronavirus Aid, Relief, and Economic Security Act).

Votée en mars, le CARES Act a mis en place un vaste plan d’aides pour un montant de 2 200 milliards de dollars, parmi lesquelles une allocation chômage hebdomadaire supplémentaire de 600 dollars. Cette aide, qui a expiré le 31 juillet dernier, a cédé sa place à une allocation chômage de 400 dollars par mois, décidée par memorandum par le président Donald Trump. Néanmoins, ledit memorandum autorise les gouverneurs des États à procéder à ce versement de 400 dollars, une contribution qui « reflète une contribution fédérale de 300 dollars ». Autrement dit : 100 des 400 dollars sont à la charge et à la discrétion des États fédérés, comme l’indique une note diffusée par le Département du Travail. Dans les faits, d’après CNBC, il semblerait que seuls trois États (le Kentucky, le Montana et la Virginie-Occidentale) versent 400 dollars par semaine.

Cette provision s’ajoute à la mécanique complexe et hétéroclite propre au système fédéral américain, où chaque État a sa politique en la matière. Ainsi, le montant minimum d’allocation chômage et la durée d’indemnisation varient d’un État à l’autre. L’épuisement progressif des programmes d’aides laisse cependant de nombreuses personnes avec de moins en moins de ressources. Sans nouvelle législation, au 31 décembre 2020, la Pandemic Unemployment Assistance (d’un montant minimum de 106 dollars par semaine) cessera d’être versée : un scénario catastrophe pour les centaines de milliers d’Américains ayant cette aide pour seules ressources.

Dans le même temps, le chômage a considérablement diminué, passant de près de 15 % en avril à près de 8 % en septembre. Un rebond qui ne suffit pas à contenir une pauvreté qui va crescendo sous l’effet conjugué d’un taux de chômage qui reste élevé (le niveau pré-crise se situait sous les 4 %), des aides fédérales qui s’amenuisent et des lourdeurs bureaucratiques, laissant plusieurs millions de demandes dans l’attente. En conséquence, le taux de pauvreté s’est accru progressivement entre avril et septembre, passant de 13,9 % à 16,7 %. Une hausse qui concerne aussi les personnes en situation de grande pauvreté.

Bien que le CARES Act ait permis de maintenir temporairement des millions de familles en dehors de la pauvreté, l’étude menée par le Center on Poverty & Social Policy démontre que le plan d’aides n’a pas permis d’endiguer la progression de la grande pauvreté. Si l’étude observe une diminution de près d’un point entre février et mars, cette décrue s’explique en grande partie par le versement de l’Earned Income Tax Credit (EITC), un impôt négatif sur le revenu versé aux personnes à revenus faibles ou modérés. Ainsi, entre avril et septembre, 5 300 000 personnes sont entrées dans les statistiques de la grande pauvreté, c’est-à-dire comme percevant des ressources inférieures à 50 % du seuil de pauvreté. Cela représente un revenu mensuel inférieur à 500 dollars pour une personne seule de moins de 65 ans.

La progression de la pauvreté s’accompagne d’une augmentation de l’insécurité alimentaire. Selon le réseau de banques alimentaires Feeding America, 54 millions de personnes pourraient connaître la faim d’ici décembre. Pauvreté et insécurité alimentaire sont particulièrement prégnantes dans les États où n’existe que le salaire minimum fédéral, dont le montant (7,25 dollars de l’heure) n’a pas été réévalué depuis 2009. Ainsi, les États les plus pauvres (Mississippi, Louisiane, Nouveau-Mexique, Alabama) sont ceux où l’insécurité alimentaire est la plus préoccupante. En conséquence, ce sont aussi les États où les impayés de loyers sont les plus nombreux, ce qui laisse planer le risque d’expulsions massives et de défauts de paiement sur les crédits et ce, en dépit d’un moratoire fédéral sur les expulsions jusqu’au 31 décembre.

À l’instar des expulsions locatives, d’autres moratoires s’achèvent peu à peu, alors que la situation reste critique pour de nombreuses personnes. En Pennsylvanie, ce ne sont pas moins de 800 millions de dollars qui restent à recouvrir suite au moratoire sur les interruptions de services énergétiques. Des interruptions qui reprendront le 9 novembre, sauf pour les familles et petites entreprises en grande difficulté financière suite à la pandémie. Sur les 50 États, 36 ont instauré ce genre de moratoire. Néanmoins, à l’image de la Caroline du Nord, nombre d’entre eux se sont terminés ou se termineront bientôt sans aucune disposition pour protéger les plus précaires. Avant même la pandémie, l’Agence d’Information sur l’Énergie (U.S. Energy Information Administration) a annoncé qu’un tiers des foyers américains rencontre des difficultés à payer ses factures d’énergie. Une situation exacerbée depuis la crise économique qui touche en particulier la population noire et latine.

Une pauvreté qui touche particulièrement les minorités

Une personne noire ou latine sur quatre est actuellement considérée comme pauvre. C’est le constat alarmant qui ressort de l’étude du Center on Poverty & Social Policy. Le versement de l’impôt négatif EITC a permis de diminuer ce taux de près de 10 % en mars, avant que la pandémie ne provoque une augmentation considérable de la pauvreté au sein de ces populations. La pauvreté parmi la population blanche a ainsi augmenté de 0,8 % : cette augmentation est de 1,4 % dans la population noire et de 2,1 % dans la population hispanique. Des disparités face à la pauvreté qui s’expriment également de nombreux autres domaines : accès à l’emploi, au logement, au crédit bancaire et aux aides fédérales. Un mal qui touche aussi les entreprises détenues par ces communautés. Un rapport de la Federal Reserve Bank of New York publié en août révèle que l’activité des entreprises tenues par les communautés afro-américaine et hispanique ont respectivement décliné de 41 % et 32 %, des taux bien supérieurs au taux national qui est de 22 %. En juillet, Ron Busby, président de la U.S. Black Chamber of Commercetémoignait devant le comité aux petites entreprises du Sénat et affirmait que 70 % des membres de sa chambre n’ont pu obtenir de prêt dans le cadre du Paycheck Protection Program, mettant ainsi en exergue une discrimination bancaire flagrante à l’égard des entreprises détenues par des personnes afro-américaines.

Un nouveau plan de relance ?

La dégradation de la situation, déjà critique, pourrait être cataclysmique en l’absence d’un nouveau plan de relance. Les âpres débats entre les camps républicain et démocrate échouent pour l’instant sur le montant dudit plan : là où le président Trump voudrait un plan massif (« go big », avait-il déclaré sur Twitter), supérieur à 1 800 milliards de dollars, le Sénat voudrait se contenter de deux lois pour un montant total de 1 000 milliards de dollars. De son côté, le camp démocrate plaide pour un plan d’un montant de 2 200 milliards, de quoi émettre de nouveaux chèques de 1200 dollars, prolonger l’allocation chômage de 600 dollars par semaine et mettre en œuvre un plan d’aides tant pour les locataires que pour les propriétaires. Des disputes qui n’échappent pas au calcul politique le plus cynique : Mitch McConnell, leader de la majorité républicaine au Sénat, a averti la Maison Blanche qu’un accord sur un nouveau plan de relance pourrait être électoralement dommageable.

Le rêve américain de Trump est plus complexe qu’il n’y paraît – entretien avec Lauric Henneton

Alors qu’en 2016 l’attention médiatique s’est focalisée sur les positions anti-immigration de Donald Trump, une autre thématique très souvent abordée par le président américain est complètement passée inaperçue : la restauration du rêve américain. À l’occasion de la sortie du livre Le rêve américain à l’épreuve de Donald Trump, publié aux éditions Vendémiaire, Lauric Henneton maître de conférence à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines revient, pour Le Vent Se Lève, sur son arrivée au pouvoir et nous livre une analyse de son mandat à travers cet idéal. À l’aube du nouveau scrutin présidentiel, Donald Trump a-t-il réussi son pari de faire renaître le rêve américain, ou plutôt son rêve américain ? Entretien réalisé par Théo Laubry.


LVSL  La notion de rêve américain tient une place centrale dans l’ouvrage que vous dirigez, pourriez-vous nous en donner une définition ? Vous semblez déconstruire un préjugé selon lequel l’argent serait le seul moteur de cet idéal.

Lauric Henneton  Le rêve américain est difficile à circonscrire en une phrase. Il représente différentes choses pour différentes personnes. Généralement, on le réduit visuellement à quelques clichés matériels : une belle maison dans une banlieue prospère et tranquille, une belle voiture (ou deux). Pour beaucoup, c’est la possibilité de réussir si on s’en donne la peine. Travailler dur finira toujours par payer, c’est la vieille idée de l’éthique protestante du travail, bien exprimée par Benjamin Franklin au XVIIIe siècle.

Mais les Américains ont une vision plus complexe : pour eux, la réussite, c’est d’abord l’accomplissement de soi, avoir la possibilité de vivre librement sans cacher qui on est. C’est donc à la fois la liberté et l’égalité, mais sans dimension matérielle. De même, faire un métier-passion, ça n’est pas forcément rémunérateur, mais c’est épanouissant. L’idée d’une vie familiale réussie est aussi très présente, même si c’est encore très flou. Que l’on se situe au niveau matériel ou immatériel, la notion de liberté sous-entend l’absence d’entraves, ce qui permet donc la mobilité sociale, pouvoir faire mieux que ses parents, professionnellement, dans une société sans caste, contrairement aux sociétés de départ, pour les immigrés. Et c’est là qu’il faut rappeler que ce rêve est américain parce que l’Amérique, en tant qu’idée au moins autant que d’État, est vue comme le terroir de réalisation de ces promesses.

LVSL  Comment Donald Trump a-t-il réussi en 2016 à mobiliser autour de cette thématique ? Quels leviers a-t-il utilisé ?

L.H.  Le rêve américain de Trump est plus complexe qu’il y paraît. Il repose sur une notion de nostalgie que je qualifie de restaurationniste. La nostalgie, c’est rétrospectif, passif : c’était mieux avant. Mais le restaurationnisme, c’est actif, c’est faire en sorte de recréer ce que l’on regrette, en l’occurence une forme de grandeur disparue (d’où la nostalgie). Avant de se demander comment rendre sa grandeur perdue à l’Amérique, il faut s’accorder sur la nature même de cette grandeur. Elle est double : d’abord la grandeur sur la scène internationale, qui restaurerait une forme d’estime de soi. Au terme de la présidence Obama, Trump décrit l’Amérique comme humiliée, faible, de la même façon que Reagan décrivait l’Amérique sous Jimmy Carter. Ce n’est pas un hasard si Trump emprunte son fameux slogan à la campagne de Reagan de 1980. Par une sorte de ruissellement du collectif à l’individuel, le respect qui serait à nouveau témoigné aux États-Unis permettrait de restaurer l’estime de soi de son électorat.

Le levier psychologique est donc crucial. Mais l’électeur type est aussi (sinon surtout) pris dans un contexte intérieur, économique et social, qui contribue à la dégradation de son estime de soi : il nourrit un sentiment de dépossession économique, d’humiliation, car son emploi a été considéré comme jetable, sacrifiable à l’autel de la mondialisation. D’où le protectionnisme de Trump, en rupture avec la doxa libre-échangiste du Parti républicain. Et ce protectionnisme, au-delà du champ strictement commercial, se traduit par une manifestation concrète avec le fameux mur. La thématique migratoire est classique en période de crise économique, mais en 2016 on est plutôt en période de croissance, sauf à considérer que pour l’ouvrier de la Rust Belt, la conjoncture s’inscrit davantage sur le (très) long terme et que la précarité, comme le déclin, perdurent. La désaffection des ouvriers blancs pour le Parti démocrate n’est pas nouvelle et s’accentue quand ils ont l’impression d’être de plus en plus les cocus d’un parti qui les considère comme acquis mais travaille surtout pour les minorités des villes et des côtes. Je tiens à l’idée de cocufiage politique. L’ouvrier blanc de la ville moyenne en déclin de la Rust Belt vit mal d’être relégué à une position au mieux secondaire dans l’agenda démocrate. Pire encore, on lui répète régulièrement que d’ici la moitié du siècle, il sera minoritaire et que ce sera une bonne chose : la diversité c’est bien  donc en creux, en tant que blanc et en tant qu’homme, il est ontologiquement mauvais. Difficile de soutenir avec enthousiasme un parti qui semble vous considérer aussi mal. Trump, lui, est au bon endroit au bon moment, il exploite très habilement cette tendance lourde. Il dit qu’il comprend le « vrai peuple » et qu’il fera le nécessaire contre les élites qui confisquent et qui humilient. Dans ce contexte, le mari cocu du Parti démocrate a laissé le bénéfice du doute à celui qui lui a témoigné de l’intérêt.

LVSL  Qu’en est-t-il du rêve américain pour les minorités ? Donald Trump s’adresse-t-il à elles ?

L.H.  C’est bien plus complexe. Ce qui est certain, c’est que le régime mémoriel est radicalement différent selon les groupes. Les Noirs ne regrettent pas les années 1950 ; pour les Blancs ce sont des années de plein emploi et de prospérité (on occulte vite la menace nucléaire quotidienne car la nostalgie est sélective), alors que pour les Noirs c’est la période de la ségrégation. Pour les Hispaniques et les Asiatiques c’est encore différent : ils étaient encore très loin d’immigrer aux États-Unis. Pas vraiment de nostalgie donc pour eux, mais un point d’interrogation sur l’avenir. L’ascenseur social fonctionnera-t-il pour eux également ou sont-ils des citoyens de seconde zone ?

Trump est très cynique, il demande aux Noirs : « Qu’avez-vous à perdre ? » Toute la communication – pas forcément très efficace – des républicains vise à éloigner les minorités du Parti démocrate, qui n’aurait pas fait grand-chose pour eux. Et comme les démocrates dépendent de plus en plus de cette clientèle non blanche, les dégâts électoraux d’une légère inflexion peuvent être considérables. L’érosion du vote noir dans les grandes villes du Michigan et du Wisconsin a coûté la présidence aux démocrates en 2016, il suffit de regarder l’évolution ethno-raciale de la participation et les résultats dans les comtés. Mais cette érosion était déjà nette, par endroits, entre 2008 et 2012 : on peut reprocher pas mal de choses à la campagne d’Hillary Clinton mais il serait exagéré de tout lui imputer, à commencer par cette désaffection des Noirs dans les urnes.

Chez les Hispaniques, le calcul est différent, et on a trop tendance à les homogénéiser. Aux conservateurs sociaux, catholiques ou évangéliques, fermement opposés à l’avortement, et qui ont donc du mal à voter démocrate, s’ajoutent une frange d’entrepreneurs sensibles à une politique fiscale avantageuse d’un côté, et à des promesses de dérégulations. À quoi s’ajoute une désapprobation de l’immigration illégale chez ceux qui sont passés par le parcours du combattant de l’immigration légale. La sociologue Arlie Russell Hochschild appelle cela le syndrome des resquilleurs (line-cutters). Le rêve américain, pour elle, c’est une file d’attente, on avance tous au même rythme, en respectant son tour patiemment ; mais certains coupent la file et pire, c’est le Parti démocrate qui les y pousse et les accompagne, au nez et à la barbe de ceux qui respectent les règles. D’où une certaine crispation. Et ce n’est pas une vision néolibérale : Hochschild, sociologue à Berkeley, a tous les brevets de la gauche américaine.

LVSL  Le premier mandat de Donald Trump touche à sa fin. Du point de vue de son action politique, a-t-il réussi son pari de faire renaître le rêve américain ? N’existe-il pas chez lui une contradiction entre sa volonté d’apparaître comme le sauveur et sa propension à démanteler l’État central et donc, in fine, sa capacité à agir ?

L.H.  C’est assez paradoxal et débattu. Les créations d’emploi ont augmenté dans la continuité de la présidence Obama, mais à un rythme globalement moins soutenu. On sentait avant l’arrivée du coronavirus qu’on arrivait en bout de cycle. Mais même avant les dégâts causés sur l’emploi par les effets directs et induits de la pandémie, si on en reste à la situation économique à la fin 2019, on remarque une double disparité : d’abord, l’emploi manufacturier et le secteur manufacturier se portaient nettement moins bien que l’économie en général, mais il fallait regarder sous le capot des statistiques économiques pour s’en rendre compte. Ensuite, les chiffres globaux plutôt flatteurs en apparence cachaient des disparités non pas seulement sectorielles mais géographiques : la Rust Belt s’en sort moins bien que la Sun Belt. Là encore une distinction s’impose : les réimplantations d’usines annoncées triomphalement font plus appel à des robots qu’à des ouvriers, qualifiés ou non.

Donc l’électeur de Trump est en droit de se sentir un peu cocu du trumpisme. Pour autant, une élection c’est autant le bilan d’un sortant qu’un pari sur l’avenir. Et sur ce point, quel que soit le bilan de Trump, l’ouvrier blanc de la Rust Belt sera plus enclin à penser que, dans le doute, Trump et les républicains seront plus aptes à créer de la richesse et à faciliter les créations d’emplois, que des démocrates qui sont désormais totalement acquis à leur clientèle non blanche venue des grandes métropoles, autour de questions sociétales. Foutu pour foutu, l’électeur de la Rust Belt pariera plus volontiers sur Trump que sur les démocrates. Sur ce point, Biden a fait l’effort de montrer qu’il était là, c’est une leçon de l’échec de la campagne Clinton.

Sur le point de la déréglementation, au contraire c’est davantage perçu comme allant dans le sens d’une facilitation des créations d’emplois. Sur ce point, les démocrates sont vus comme trop préoccupés à sauver l’environnement sur le dos des ouvriers.

LVSL  À quelques jours de l’élection présidentielle, Donald Trump est en difficulté. Son adversaire, Joe Biden, semble en meilleure posture qu’Hillary Clinton à la même époque. Quelle place occupe le rêve américain dans la campagne du candidat démocrate ? Son enfance à Scranton, en Pennsylvanie, au cœur d’un bastion ouvrier, peut-elle lui permettre de trouver les mots pour reconquérir l’électorat démocrate populaire qui a basculé dans l’abstentionnisme et du côté de Donald Trump en 2016 ?

L.H.  Je pense que c’est secondaire, même si le fait de venir de Scranton lui donne une certaine crédibilité. Le cœur de la campagne actuelle, c’est d’abord et avant tout Trump, et la principale différence avec 2016, c’est que cette année, on ne peut plus vraiment accorder le bénéfice du doute à Trump. On l’a vu à l’œuvre en tant que candidat, puis en tant que président pendant quatre ans. Ensuite, on adore ou on déteste – il n’y a pas vraiment de juste milieu. Soit on veut quatre ans de plus, soit on est prêt à quatre ans de plus parce que ce sera « moins pire » que les démocrates, soit on n’en peut plus et on veut autre chose, même les démocrates. C’est ce qu’il faut comprendre de ces nombreux témoignages de républicains qui appellent à voter Biden. Ils n’adhèrent pas soudain au progressisme et à la redistribution, ils veulent juste rétablir un climat à peu près « normal » dans l’univers politique, même si Trump n’est que le point d’orgue d’une hystérisation croissante depuis la création du Tea Party en 2009.

Se débarrasser de Trump ne sera donc pas suffisant, même si beaucoup espèrent que ce sera déjà un début. Bien entendu, si cette stratégie dégagiste fonctionne, chacun retournera chez soi pour les élections de mi-mandat de 2022. Et là, si les démocrates emportent la présidence et les deux chambres du Congrès et qu’ils se sentent pousser des ailes législatives, le retour de bâton républicain – mais sans Trump – pourrait être violent. Ce fut le cas en 1994, en 2010 et en 2014. Et lors des deux dernières occurrences, Biden était aux premières loges en tant que vice-président d’Obama.

Le populisme sauvera-t-il les États-Unis ?

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Bernie Sanders ©Gage Skidmore

D’où vient ce terme de « populisme » qui semble être devenu omniprésent aux États-Unis depuis 2016 ? Utilisé avec une connotation très négative par la classe médiatique américaine pour qualifier aussi bien Donald Trump que Bernie Sanders, il semble être une étiquette fourre-tout servant à renvoyer dos à dos ces deux phénomènes politiques pourtant antagonistes. L’historien et journaliste Thomas Frank présente, dans The People, No, une brève histoire de l’antipopulisme, qu’il analyse avant tout comme un mouvement de « mépris des Américains ordinaires » de la part des élites, et se positionne en faveur d’un retour du Parti démocrate aux véritables origines populistes de la gauche américaine.


Thomas Frank est l’une des figures majeures parmi les intellectuels engagés à gauche du Parti démocrate aux États-Unis. Il est l’auteur de près d’une dizaine d’ouvrages politiques et est un contributeur régulier du Guardian et du Monde diplomatique, entre autres. Il a connu le succès en 2004 avec What’s the Matter with Kansas?[1], un ouvrage analysant la montée du populisme dans le Midwest américain. En 2016, il publie Listen, Liberal[2], un livre analysant l’abandon des classes populaires par le Parti démocrate. Ces deux ouvrages, capitaux pour comprendre la montée du trumpisme, ont été traduits en français et ont fait l’objet d’un article sur Le Vent Se Lève[3] en 2018.

Le dernier livre de Thomas Frank, paru cet été aux États-Unis, s’intitule The People, No : A Brief History of Anti-Populism (New York : Metropolitan Books, 2020). Dans ce dernier ouvrage[4] il s’interroge sur les racines du populisme aux États-Unis et surtout sur celles de l’anti populisme, idéologie revendiquée par toute une partie des classes intellectuelles libérales (au sens américain du terme, c’est-à-dire se réclamant du social-libéralisme) modérées, proches de l’establishment du parti démocrate. « Populiste » est l’adjectif le plus utilisé par les adversaires de Donald Trump pour définir le président américain et le mouvement qui l’a porté au pouvoir. « Populiste », « raciste » et « démagogue » semblent en être devenus des synonymes. Mais ce mot n’est pas employé seulement contre Trump. Bernie Sanders, lors de ses deux candidatures aux primaires du parti démocrate, en 2016 et 2020, s’est vu également affublé par la classe médiatique du terme populiste.

Aux yeux des élites libérales américaines, Trump et Sanders sont liés par un point commun : avoir été propulsés sur le devant de la scène par un mouvement populaire antiélite, fondé sur le ressentiment, les préjugés, et l’incompréhension des enjeux politiques par le peuple. L’usage du concept de populisme pour décrire ces deux phénomènes – pourtant absolument antagonistes dans leurs objectifs politiques – relève, aux yeux de Thomas Frank, d’un « pessimisme envers la souveraineté populaire et la participation démocratique » et d’un « mépris des Américains ordinaires » de la part des élites politiques et médiatiques du pays.

Ce que Thomas Frank tente de montrer dans son livre, c’est que le choix du mot « populisme » pour dénigrer les mouvements anti-establishment n’est pas dû au hasard. Cet usage relève d’une tradition de méfiance envers les mouvements populaires dans l’Histoire américaine et trouve son origine dans l’opposition à un mouvement politique de masse né dans l’Amérique de la fin du XIXe siècle.

Aux origines du populisme

Pour comprendre l’antipopulisme, il faut remonter aux sources du populisme. Thomas Frank, qui est né et a grandi au Kansas, dans le Midwest américain, est l’un des mieux placés pour parler de ses origines. Le populisme est en effet né dans ces grandes plaines agricoles situées à l’Ouest du Mississippi, au début des années 1890, à l’initiative de petits agriculteurs initialement regroupés dans un mouvement professionnel appelé la
Farmer’s Alliance. La volonté de passer du militantisme à la politique électorale donna naissance au People’s Party, le Parti populaire.

À cette époque, le paysage politique américain était déjà défini par un bipartisme marqué régionalement : les démocrates et les républicains dominaient la vie électorale et le Congrès. Le parti républicain était majoritaire au Nord et à l’Ouest du pays, alors que le parti démocrate était presque un parti unique dans le Sud. La fondation du parti populaire constituait donc en premier lieu un défi à l’hégémonie politique du parti républicain, qui dominait alors le Midwest. Rapidement, les succès du parti populaire dans le Sud menacèrent également les démocrates et firent de l’aventure populiste la dernière tentative importante de fondation d’un « troisième parti ».

Les mesures économiques prônées par les populistes avaient pour but de soumettre l’économie à la démocratie et de redonner aux gens ordinaires la souveraineté politique qui fondait le « rêve américain ».

Le mot « populisme » fut inventé par les militants de ce parti populaire. D’après l’anecdote, rapportée par Thomas Frank, il fut choisi par des membres fondateurs du parti lors d’un voyage en train à travers le Kansas, entre Kansas City et Topeka, en mai 1891. Le terme devait permettre de transcender les catégories sociales, les particularités géographiques et les divisions politiques qui prévalaient à l’époque ; l’objectif des populistes était de fonder une solidarité entre tous les « petits », ceux qui ne bénéficiaient pas du système économique.

Les demandes du parti populaire étaient simples et allaient toutes dans le même sens : la redistribution des richesses et du pouvoir. Ils exigeaient la régulation des monopoles (en particulier agricoles), la nationalisation des banques et des chemins de fer, l’instauration d’un impôt sur le revenu, et s’opposaient à l’étalon-or, qui était un instrument de contrôle de la masse monétaire. Ce programme simple permit d’attirer rapidement des travailleurs de tous les milieux professionnels du Midwest, puis des États-Unis. Les populistes, comme ils s’appelaient désormais, étaient unis par la volonté de représenter en politique, selon les mots de Thomas Frank, « les gens ordinaires » face aux élites politiques et économiques.

Les mesures économiques prônées par les populistes avaient pour but de soumettre l’économie à la démocratie et de redonner aux gens ordinaires la souveraineté politique qui fondait le « rêve américain ». La démocratie était le socle de la pensée populiste : le parti revendiquait également l’élection des sénateurs au suffrage direct[5], le suffrage des femmes, et la possibilité d’initier des référendums.

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William Jennings Bryan. (Librairie du Congrès/Domaine public).

Le parti populiste obtient rapidement un succès de masse. La crise économique qui frappe le pays en 1894 et les vagues de grèves qui s’ensuivent créent un contexte favorable à la croissance du parti. Thomas Frank rapporte ainsi comment, en 1894, la première manifestation de masse de l’histoire de l’Amérique moderne, une marche des chômeurs sur Washington, fut organisée par un populiste de l’Ohio. Le populisme commence à attirer de plus en plus de militants, y compris au sein des deux partis majoritaires.

Cette soudaine explosion de popularité rend possible l’une des plus grosses surprises de l’histoire politique américaine : dans les mois précédant l’élection présidentielle de 1896, le président sortant, Grover Cleveland, un démocrate, n’est pas reconduit par son parti. Un jeune représentant à la Chambre est nommé à sa place comme candidat du parti démocrate : William Jennings Bryan. Sa nomination est le résultat d’une mobilisation des militants démocrates du Midwest séduits par le populisme.

William Jennings Bryan est proche des populistes et partage la plupart de leurs revendications ; le parti populaire décide de soutenir également sa candidature à la présidence. Ardent opposant de l’étalon-or, Bryan défend l’intervention de l’État dans l’économie contre les monopoles. Il tient de sa foi évangéliste une forte croyance en la vertu du commun et la démocratie radicale. Sa nomination par le parti démocrate fait naître un véritable vent de panique parmi les élites politiques, intellectuelles et économiques des États-Unis, qui se mobilisent presque unanimement contre lui. Presque tous les journaux dénoncent son programme : on accuse ses partisans d’être des ignares cherchant à détruire l’économie par bêtise ou jalousie. Thomas Frank reproduit dans les livres des caricatures de l’époque dépeignant les populistes comme des brutes, des brigands et des anarchistes.

William Jennings Bryan est finalement battu. Il se représente en 1900 et en 1908 mais ne conquière jamais la Maison Blanche. Si le parti populaire ne se remet pas de cet échec, son héritage persiste. D’après Thomas Frank, il a laissé une empreinte encore plus forte chez ses adversaires que chez ses partisans ; l’antipopulisme qui s’est manifesté avec force contre William Jennings Bryan est, encore aujourd’hui, le modèle duquel s’inspire le mépris des élites américaines pour le peuple.

Les élites contre la démocratie

Le terme de populisme revêt une connotation presque unanimement négative depuis la disparition du People’s Party. Même Franklin D. Roosevelt et son successeur Harry Truman, qui mirent en place une partie importante du programme des populistes, ne se réclamaient jamais de ce nom. Les historiens du XXe siècle, en premier lieu Richard Hofstadter, décrivait le parti populaire comme un parti raciste et anti-immigrants. Thomas Frank démontre dans The People, No qu’il s’agit d’une fausse représentation. En réalité, il n’existait pas de consensus parmi eux sur l’immigration. De manière générale, les populistes s’opposaient à la ségrégation institutionnalisée dans le Sud des États-Unis et plusieurs d’entre eux militaient activement pour une ouverture des frontières, à l’inverse des élites blanches qui soutenaient la ségrégation. Martin Luther King, prit d’ailleurs le parti populaire comme exemple de coopération entre travailleurs Blancs et Noirs lors du mouvement pour les droits civiques, qui s’inspirait de la marche sur Washington de 1894.

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William Jennings Bryan caricaturé en immigrant italien. Caricature publiée dans Judge Magazine, 15 août 1896. © Thomas Frank

Frank va plus loin en montrant que les attaques racistes étaient plutôt mobilisées contre les populistes que par eux, comme le montrent les caricatures de William Jennings Bryan, qui l’assimilent aux immigrants italiens, poignardant une allégorie du « crédit américain ». La dénonciation du populisme aujourd’hui est peut-être un peu plus subtile, mais le sentiment général reste le même : les mouvements politiques qui s’opposent à la vision des « experts » libéraux sur l’économie sont accusés d’être anti-intellectuels et d’être des mouvements de foule dénués de réflexion. Ce que Thomas Frank souligne avec inquiétude est que cette vision est aujourd’hui devenue celle du parti démocrate, du moins de son establishment.

Les démocrates américains ont fondé leurs grands succès du XXe siècle, de Roosevelt à Kennedy, sur l’image du « parti du peuple ». Pourtant, selon Frank, depuis les années 1970, ils sont progressivement devenus le parti des élites diplômées, un changement qui s’est concrétisé par la présidence de Bill Clinton. Dans leur politique comme dans leurs discours, les démocrates représentent aujourd’hui les catégories les plus éduquées de la population : la « classe professionnelle » comme l’appelle Thomas Frank, qui détaille cet argument dans Pourquoi les riches votent à gauche. Aujourd’hui, le premier facteur de prédiction du vote démocrate est le diplôme. En se faisant les champions de la dérégulation économique, en devenant le parti des diplômés et des experts contre les travailleurs dont l’emploi était délocalisé, les démocrates se sont éloignés de leurs racines populistes, et ont progressivement adopté le discours des antipopulistes.

Plutôt que de développer une réflexion sur le rôle des technocrates dans la situation politique du pays, de la guerre en Irak à la crise de 2008, les démocrates ont préféré dénoncer celles et ceux qui critiquaient l’establishment. Il s’agit, si l’on prend un exemple récent, des électeurs de Donald Trump, aussi bien que les supporters de Bernie Sanders. Sanders est d’ailleurs souvent qualifié par les médias de « Trump de gauche » pour son discours contre la politique économique de Barack Obama. Avec l’ascension de Trump, les élites diplômées ont déserté en masse le parti républicain : des bastions historiques de la droite, comme le comté d’Orange en Californie (contenant les banlieues les plus aisées de Los Angeles), ont voté pour Hillary Clinton après des décennies de domination par le parti de Reagan.

Ce n’est pas l’ignorance du peuple qui a mené Donald Trump à la Maison Blanche, mais le système politique américain.

La raison principale derrière la migration de cet électorat, pour Thomas Frank, est l’attitude face au populisme. Là où les démocrates se réclament des experts, les républicains cooptent la rhétorique du populisme américain originel en le vidant de sa substance historique et politique. Donald Trump prétend défendre les gens ordinaires tout en faisant voter des baisses d’impôts mirobolantes pour les milliardaires et les grandes entreprises. Un non sens qui n’a de succès qu’à cause du retournement des démocrates, qui tournent le dos au peuple alors qu’ils se réclament de ses intérêts.

Au lieu de tirer la sonnette d’alarme, l’élection de Trump semble avoir conforté l’establishment démocrate dans ses décisions. Aux yeux de ces élus, 2016 a montré que le peuple votait mal et qu’il n’était pas apte à exercer le pouvoir, ni même à évaluer ses dirigeants. Ironie : Donald Trump a pu accéder au pouvoir spécifiquement grâce à un système conçu pour permettre aux élites de contenir les mouvements politiques de masse,le Collège électoral. Ce n’est pas l’ignorance du peuple qui a mené Donald Trump à la Maison Blanche, mais le système politique américain.

Cela n’empêche pas les élites libérales d’utiliser Trump pour remettre en cause la légitimité de la souveraineté populaire. Thomas Frank parle « d’utopie du reproche » (utopia of scolding) : plutôt que chercher à reconquérir les classes populaires perdues par les démocrates, l’establishment préfère les dépeindre comme des imbéciles. Thomas Frank renvoie à une caricature parue dans le très intellectuel New Yorker, montrant les passagers d’un avion critiquer les « pilotes méprisants » et déclarer qu’ils devraient piloter l’appareil à leur place. Ce sentiment est symptomatique de l’incompréhension des élites intellectuelles envers les mouvements populaires : il est inconcevable que les gens ordinaires puissent avoir des griefs légitimes contre le système et ses experts. Ceux-ci sont insoupçonnables et la volonté populaire de remettre en cause leur légitimité est un signe d’arrogance et de bêtise.

Selon Thomas Frank, le populisme serait la réponse naturelle des Américains face à « la ploutocratie et la hiérarchie », l’expression de leur attirance naturelle envers la démocratie et l’égalité.

Le tableau dressé par Thomas Frank n’est cependant pas entièrement noir. La campagne de Bernie Sanders, quoique battu, constitue un retour aux vraies origines du populisme pour la première fois depuis les années Carter. Sanders a compris les enjeux de la souveraineté populaire et de la démocratie économique et tout comme il a permis l’ascension d’une nouvelle génération de militants et d’élus, comme Alexandria Ocasio-Cortez, qui partagent cette vision. Leur force réside dans leur capacité à bâtir une coalition de travailleurs décidé à réformer l’économie pour abattre les divisions identitaires et raciales qui ont si souvent morcelé les mouvements populaires aux États-Unis.

Le populisme, écrit Thomas Frank, est une affaire d’optimisme contre le pessimisme : il s’agit d’être « optimiste envers le peuple, les possibilités politiques, et envers l’Amérique ». Selon lui, le populisme serait la réponse naturelle des Américains face à « la ploutocratie et la hiérarchie », l’expression de leur attirance naturelle envers la démocratie et l’égalité. Le parti démocrate doit urgemment en prendre conscience et proposer une solution aux classes populaires qui font face à l’injustice du système, ou d’autres le feront.

Thomas Frank conclut son ouvrage sur une question qui définit l’enjeu auquel font face les démocrates : « pour qui l’Amérique existe-t-elle ? » Est-ce pour les milliardaires et les GAFAM ? Le peuple ne servirait-il qu’à servir la croissance infinie de l’économie ? Ou au contraire, la démocratie implique-t-elle que l’économie et les experts doivent servir les gens ordinaires ?

 

Lire l’entretien qu’a accordé Thomas Frank au Vent se lève en 2018 : https://lvsl.fr/entretien-avec-thomas-frank/

[1] Traduction française : Pourquoi les pauvres votent à droite ? (Agone, 2008).

[2] Traduction française : Pourquoi les riches votent à gauche ? (Agone, 2018).

[3] https://lvsl.fr/mais-pourquoi-les-riches-votent-ils-a-gauche/.

[4] https://tcfrank.com/product/the-people-no/.

[5] Avant l’adoption du XVIIe amendement de la Constitution des États-Unis, en 1913, les sénateurs étaient désignés par la législature des États.

La bataille pour la Cour suprême des États-Unis secoue la présidentielle

Official White House Photo by Andrea Hanks, Flickr

Le décès de la juge à la Cour suprême Ruth Bader Ginsburg (RBG), la doyenne du camp progressiste dans la plus haute institution du pays, bouleverse la présidentielle en plaçant la question de sa succession au cœur de la campagne. Une bataille qui montre surtout les difficultés du Parti démocrate à intégrer les dynamiques de pouvoir et jette un froid sur les futures perspectives politiques du pays. Explications.


« À moins d’un coup de tonnerre dans la dernière ligne droite, Joe Biden devrait remporter la présidentielle. » Sur la base de sondages remarquablement stables depuis six mois, les observateurs se rangent majoritairement derrière cet avis. [1]  Après une guerre évitée de justesse avec l’Iran, une tentative de destitution du présidentl’épidémie de Covid, la crise économique, les soulèvements « Black live matters » et les incendies apocalyptiques sur la côte Ouest des États-Unis, il semble difficile d’imaginer un nouveau rebondissement susceptible de peser sur l’élection. Et pourtant. L’hospitalisation récente de Donald Trump n’a fait que renforcer l’enjeu de la Cour suprême en replaçant cette question au coeur de l’actualité.

Dès l’annonce du décès de Ruth Bader Ginsburg, des milliers de personnes se sont spontanément rassemblées devant la Cour suprême pour une veillée funéraire. Du jamais vu pour un magistrat, fût-il associé à la plus haute juridiction du pays! Figure des luttes féministes, icône du mouvement progressiste, RBG jouissait d’un véritable statut de pop star. Outre les multiples produits dérivés à son effigie et deux films réalisés sur sa vie, son aura récente s’explique par les craintes qu’inspiraient la perspective de son décès pour le futur du pays. Chacune de ses hospitalisations faisait les gros titres et provoquait une angoisse profonde chez les progressistes.

Si son siège venait à être assigné à un juge conservateur, c’est l’essentiel des acquis des cinquante dernières années qui serait menacé  [2] Les larmes aux yeux, l’élue de New York au Congrès Alexandria Ocasio-Cortez a ainsi résumé l’enjeu dans une vidéo Instagram où elle appelle ses 7 millions d’abonnés à se mobiliser derrière le candidat démocrate : « La question n’est pas de savoir si vous êtes d’accord avec Joe Biden ou non, mais si vous voulez que notre démocratie survive ». Que la pérennité de la démocratie américaine soit remise en question par le décès d’une femme de 87 ans montre à quel point les institutions américaines sont fragiles et obsolètes.

La Cour suprême des États-Unis, clé de voûte d’un régime de moins en moins démocratique.

La constitution américaine place la Cour suprême au centre des institutions. En plus de servir de tribunal de dernier ressort, elle se prononce sur la constitutionnalité des lois votées par le Congrès et des actions menées par le pouvoir exécutif. Ses verdicts affectent durablement l’orientation politique du pays.

On associe souvent ses décisions à la conquête de droits nouveaux, comme le fameux Roe v. Wade (1973) qui constitutionnalisa le droit à l’avortement ou encore Obergefell v. Hodges (2015) qui légalisa le mariage homosexuel. Mais les décisions les plus marquantes touchent aux structures même de la démocratie et sont bien souvent le résultat d’efforts concertés pour faire aboutir une décision indéfendable au Congrès.

Parmi les plus importantes, on notera les verdicts aux procès Buckley v. Valeo (1976) et Citizen United v. Federal Election Comission (2010) qui déplafonnent le financement des campagnes politiques par les intérêts privés ; Shelby County v. Holder (2013), qui affaiblit considérablement le Voting Act de 1965 obtenu lors des luttes pour les droits civiques ; et Gill v. Whitford (2018), qui autorise le découpage partisan des circonscriptions électorales dans le but de donner un avantage structurel au parti minoritaire. Autant de décisions qui s’inscrivent dans la continuité du passé réactionnaire et antidémocratique de cette institution, et qui tendent à instaurer une tyrannie de la minorité.

La pérennité de la démocratie américaine semblait suspendue à la lutte contre le cancer d’une femme de 87 ans

De fait, la Cour suprême a presque toujours été plus à droite que le pays. [3] Après avoir défendu l’esclavage coûte que coûte, puis instauré la ségrégation raciale, elle a attaqué le droit syndical et défendu les intérêts économiques des multinationales. Depuis peu, elle s’attaque au droit de vote et aux immigrants. [4] Ce décalage avec l’opinion publique et la représentation nationale s’explique par le fonctionnement de cette institution. La Cour suprême est composée de neuf juges nommés à vie par le président en exercice, et confirmés par un vote au Sénat.

Outre le fait que la Maison-Blanche ait plus souvent été occupée par un républicain qu’un démocrate depuis 1976 (vingt-quatre années contre seize, bien que les démocrates n’aient perdu le vote national qu’une fois en cinq présidences), le Sénat est lui-même une institution particulièrement peu représentative de la population, et structurellement réactionnaire. En effet, chaque État, quel que soit son poids démographique, procède à l’élection de deux sénateurs, ce qui avantage de manière disproportionnée les États ruraux, majoritairement conservateurs. Le demi-million d’habitants du Wyoming a ainsi autant de poids que les 38 millions de Californiens. Autrement dit, le soutien de 9% de la population américaine (moins d’un Américain sur dix) est suffisant pour obtenir une majorité au Sénat. Celui-ci est actuellement contrôlé par le Parti républicain avec 53 sièges contre 47, qui représente toutefois 15 millions d’Américains de moins que l’opposition. [5]

Le fait que les juges soient nommés à vie pose un autre problème. Non seulement le vieillissement de ces magistrats les place en décalage avec les aspirations de la société américaine, mais le doublement de l’espérance de vie depuis 1784 permet d’ancrer cette institution dans une direction politique pour plusieurs décennies, aboutissant à un cas de figure où la pérennité de la démocratie américaine semble suspendue à la lutte contre le cancer d’une femme de 87 ans.

Pour le parti républicain, une aubaine permettant d’asseoir durablement leur pouvoir sur la société américaine.

Malgré la présidence de Donald Trump et une majorité au Congrès pendant deux ans, le Parti républicain s’est avéré incapable d’atteindre nombre de ses principaux objectifs, trop impopulaires auprès de l’électorat. Deux exemples éloquents : l’abrogation de l’assurance maladie Obamacare d’une part, et d’autre part l’annulation du programme de protection des enfants immigrés ayant été amenés sur le sol américain par leurs parents (le DACA). Devant l’impossibilité politique de passer par la voie législative, les conservateurs s’en sont remis aux tribunaux, en montant des procès dans le but de contraindre la Cour suprême à déclarer ces deux réformes anticonstitutionnelles. Pour l’instant, leur majorité à la Cour suprême (5-4) n’a pas tenu face à l’opinion publique, le juge nommé par Georges W. Bush, John Roberts, faisant défection à son propre camp sur ces décisions cruciales.

Avec le remplacement de RBG par un magistrat situé à l’extrême droite de l’échiquier, ce sera désormais à Brett Kavanaugh, le juge nommé par Donald Trump en 2018, d’assurer l’équilibre du pouvoir. Ce dernier a été placé à la Cour suprême pour ses opinions très conservatrices, au cours d’un processus de confirmation au Sénat particulièrement partisan et contesté.

En clair, avec une majorité théorique de 6 juges à 3, et un potentiel centre idéologique incarné par Kavanaugh, le Parti républicain s’assure la mainmise sur la Cour suprême pour deux à trois décennies. De quoi dynamiter toute avancée obtenue par une hypothétique administration Biden ou un futur Congrès démocrate, et revenir sur d’innombrables acquis sociaux. Un fait d’armes remarquable du point de vue du Parti républicain, lorsqu’on sait qu’il n’a gagné le vote populaire dans une élection présidentielle qu’une seule fois en 20 ans et cinq présidences, que Donald Trump a été élu avec un déficit de trois millions de voix, que sa majorité au Sénat représente 15 millions d’électeurs de moins que la minorité démocrate, qu’il a perdu les dernières élections de mi-mandat par un déficit de 18 millions de voix au Sénat et 10 à la chambre des représentants, et que ses trois priorités législatives à la Cour suprême recueillent entre vingt et trente pour cent d’opinion favorable. [6]

La bataille pour la Cour suprême illustre l’incompétence du Parti démocrate à utiliser leur pouvoir, et l’implacable habileté des républicains à faire usage du leur.

La politique est avant tout question de pouvoir, et à ce jeu, les deux principaux partis américains ne jouent pas dans la même cour. Pour citer un adage connu, « le Parti républicain se demande par quels moyens il peut gagner, le Parti démocrate par quels moyens il peut perdre ».

En février 2016, le juge Antonin Scalia, nommé par Ronald Reagan à la Cour suprême en 1986, décède subitement. Barack Obama propose Merrick Garland à sa succession, pariant sur le fait qu’un modéré sera susceptible de recevoir l’approbation d’un Sénat contrôlé par les républicains. Mais Mitch McConnell, passé maître dans l’art de l’obstruction parlementaire, ne l’entend pas de cette oreille. Le président républicain du Sénat refuse d’inscrire l’audition à l’ordre du jour, au prétexte que l’on se trouve en année électorale. Pendant huit mois, la Cour suprême va ainsi être réduite à huit juges, rendant certaines décisions impossibles.

Une fois Trump installé à la Maison-Blanche, le Parti démocrate va tenter de s’opposer à la nomination de Neil Gorsuch, choisi par le nouveau président à la place de Garland pour succéder à Scalia. Face à l’opposition de la minorité démocrate, McConnell fait passer une loi abaissant le nombre de voix nécessaires à la confirmation d’un juge, de 60 à 51. Gorsuch est confirmé à la Cour suprême, qui bascule côté républicain. Il s’empresse de valider le « Muslim Ban » de Donald Trump, entre autres décisions proches de l’extrême droite américaine.

Si les juges de la Cour suprême reconnaissent être des acteurs politiquement motivés, l’institution perd toute légitimité

En 2018, le juge conservateur Anthony Kennedy démissionne de la Cour suprême, à l’âge de 82 ans. Le Parti républicain aurait fait pression afin qu’il cède sa place à un magistrat plus jeune, dans le but d’asseoir durablement sa domination sur la plus haute institution du pays. Obama avait tenté de convaincre RBG de faire de même, lorsque les démocrates étaient encore en mesure d’imposer leurs propres juges, sans succès. La juge estimait en effet qu’une démission dans ce cadre revenait à admettre la dimension politique de la Cour suprême, ce qui briserait l’image d’un conseil des sages neutre et objectif. Si cette dissonance cognitive peut surprendre, elle s’explique par la conséquence logique de son alternative : si la Cour suprême et les juges qui la composent reconnaissent être des acteurs politiquement motivés, l’institution perd toute légitimité. [7]

À gauche, on ne touche pas aux symboles. À droite, on s’embarrasse moins de ces questions. Mitch McConnell remplace le vieil Anthony Kennedy par son ancien stagiaire, Brett Kavanaugh, un mois avant les élections de mi-mandat. À l’accusation crédible de tentative de viol et à celle de mensonge sous serment, aux protestations démocrates et à la mobilisation sans précédent des activistes, le maître stratège républicain répondra par un haussement d’épaules avant d’installer Kavanaugh. [8]

Le décès de Ruth Bader Ginsburg lui permet de faire une nouvelle démonstration de son cynisme. Quatre heures après l’annonce de sa mort, McConnell déclare que le Sénat votera pour son successeur au plus vite, ignorant sa propre règle édictée en 2016. Car nous sommes non seulement en année électorale, mais à six semaines du scrutin. Certains États ont déjà ouvert leurs bureaux de vote. Qu’importe, les promesses n’engagent que ceux qui y croient. D’innombrables sénateurs républicains ayant précédemment déclaré qu’ils s’opposeraient à la confirmation d’un juge aussi près des élections reviennent sur leur parole. Certains justifient ce choix précisément du fait qu’on est en année électorale, et qu’en cas de résultat contesté, le Parti républicain aura besoin d’une majorité à la Cour suprême pour assurer sa victoire. Trump le dit encore plus crûment, lorsqu’il explique en conférence de presse « s’attendre à ce que les résultats de la présidentielles soient contestés à la Cour suprême » afin de justifier « nommer un nouveau juge avant les élections ». Seules les sénatrices républicaines Susan Collins (Maine) et Lisa Murkowski (Alaska), faisant face à une élection en novembre, se déclarent hostiles à cette procédure expéditive.

Sur son lit de mort, RBG aurait émis un seul souhait : que son successeur soit choisi par le vainqueur des prochaines élections. Mais ce genre de décision n’est pas de son ressort. Les Démocrates peuvent s’indigner devant l’impitoyable cynisme des Républicains et se mordre les doigts face à leur propre naïveté, la politique est une question de pouvoir et de conflictualité. Même si cette manœuvre impopulaire et indécente coûte aux républicains le Sénat et la présidence, contrôler la Cour suprême pour les trente prochaines années n’a pas de prix. D’autant plus qu’une bataille pour cette nomination va permettre de faire passer la question du coronavirus et de la crise économique au second plan.

Et enfin, en nommant Amy Coney Barrett, les Républicains tentent l’échec et mat. D’abord, en forçant les sénateurs démocrates à voter contre une femme, ils espèrent retourner contre leurs adversaires le fameux argument identitaire dont ces derniers sont friands. Cela leur permettra ensuite de rendre leur choix plus présentable en plaçant le débat sur le terrain des personnes, non des idées. Or, le problème de madame Barrett ne vient pas du fait qu’elle soit membre d’une secte chrétienne aux pratiques douteuses, mais des décisions prises dans sa carrière contre le droit de vote, la démocratie et les acquis sociaux, décisions qui trahissent un positionnement à l’extrême droite. En ayant systématiquement délibéré en faveurs des intérêts des puissants, son bilan garantit que les jours de l’assurance maladie Obamacare et du droit à l’avortement sont comptés. [9]

Le Parti démocrate, prêt à se rendre sans livrer bataille ?

Sachant cela, on pourrait s’attendre à ce que les Démocrates se battent jusqu’au bout pour empêcher cette nomination, ou au moins s’assurent que le Parti républicain paye le prix électoral maximal pour sa violence institutionnelle. S’ils ne peuvent empêcher Trump de nommer un juge, ni McConnell de planifier un vote au Sénat, ils disposent d’un arsenal d’outils plus ou moins procéduriers pour ralentir le processus, potentiellement jusqu’à ce qu’ils reprennent le contrôle du Sénat.

Le plus évident et le moins dangereux consiste à pratiquer l’obstruction parlementaire pour retarder la procédure. Plus efficace, la Chambre des représentants, contrôlée par les démocrates, peut bloquer le vote pour le budget jusqu’à ce que le Parti républicain accepte d’attendre le résultat des élections. Cette option provoquerait néanmoins la suspension des paiements des fonctionnaires et l’arrêt d’une partie des administrations, ce qui pourrait  être mal perçu juste avant une élection, et en pleine pandémie.

La possibilité de déclencher une procédure de destitution de William Barr, secrétaire à la Justice de Donald Trump, ou du président lui-même, prendrait également le dessus sur l’agenda républicain. Mais ce genre de tactique peut s’avérer à double tranchant, si elle mobilise l’opinion contre le Parti démocrate.

Or, ce dernier est bien placé, pour l’instant, pour remporter la Maison-Blanche et le Sénat en novembre. Le très respecté site d’analyse des sondages Fivethrityeight estime ses chances à 80% et 65%, respectivement.  Soucieux de préserver cet avantage, les cadres du Parti démocrate ont renoncé publiquement à tous les outils que nous venons de décrire. Si le fait que quatre sénateurs républicains ont récemment contracté la covid devrait permettre aux démocrates, temporairement majoritaires, de bloquer la nomination, rien ne permet d’affirmer qu’ils le feront. Mais, et c’est pire, ces derniers avaient également abdiqué sur le plan symbolique.

En effet, la tactique la plus efficace et la moins risquée restait celle de la dissuasion. Elle consiste, si les Républicains forcent cette nomination, à s’engager à rajouter des juges à la Cour suprême dès l’arrivée au pouvoir des démocrates. En théorie, un président Biden disposant d’une majorité au Sénat peut nommer autant de juges qu’il le souhaite, comme cela a été fait par le passé. Une menace crédible qui pourrait faire évoluer le calcul de Mitch McConnell. [10]

Mais même là, les Démocrates font défaut. Malgré le soutien sans précédent de leur base électorale et la mobilisation remarquable des organisations militantes affiliées, le Parti démocrate refuse d’emprunter cette voie. Joe Biden a botté en touche lorsqu’on lui a demandé s’il considérait l’ajout de juges à la Cour suprême, Chuck Schumer n’a formulé aucune promesse dans ce sens, et plusieurs sénateurs démocrates se sont même publiquement prononcés contre. Une telle abdication a de quoi rendre perplexe, lorsqu’on sait que l’opinion publique est majoritairement opposée à la nomination d’un juge à la Cour suprême avant les élections.

Enterrement de Ruth Bader Ginsburg, Image wikimedia, by Coffeeandcrumbs

L’explication la plus cynique revient à conclure que les cadres du Parti démocrate et l’aile néolibérale ne voient pas d’inconvénient majeur à la perte de la Cour suprême. Ils sont motivés par leur propre position de pouvoir, qui n’implique pas de mettre en place des réformes progressistes mais simplement de conserver leur mandat, fût-il dans l’opposition. Tant que les riches donateurs, lobbies et industriels qui les financent n’exigent pas autre chose qu’une opposition de façade, ils ne prendront aucun risque. Là où le Parti républicain avance avec détermination et audace, ils reculent avec prudence. Tant pis si cela leur coûte des électeurs trop désabusés pour se déplacer, comme ce fut le cas lors des élections de mi-mandat de 2014 et de la présidentielle de 2016.

L’autre option est de considérer que les Démocrates, pour diverses raisons que nous avons détaillées ailleurs, ont internalisé la défaite. C’est ce qui ressort de la lecture de la presse néolibérale qui leur est affiliée. Leur manque de courage politique ne date pas d’hier ; il provient en partie d’une incapacité chronique à lire leur électorat, évaluer les rapports de force et apprécier les leçons du passé. Car les cadres du parti et leurs alliés (institutions, médias, donateurs) sont capables de faire preuve du même niveau de cynisme et de détermination que les républicains lorsqu’il s’agit d’écraser leur aile gauche progressiste. Ce n’est que lorsque l’adversaire se nomme Mitch McConnell qu’il n’y a plus personne pour prendre des risques et adopter une stratégie de confrontation.

Pour la gauche américaine, l’espoir semble s’évaporer à grands pas. Si la victoire de Donald Trump promet d’être une catastrophe, une présidence Biden avec une Cour suprême conservatrice va s’avérer mort-née. Un précédent historique permet néanmoins d’entrevoir une porte de sortie. Confronté à une Cour suprême radicalisée et déterminée à défendre l’esclavage, Abraham Lincoln était parvenu, avec l’appui de l’opinion publique, à délégitimer l’institution. Au point de pouvoir abolir l’esclavage sans que cette dernière ne s’y oppose, alors que les juges qui y siégeaient venaient deux ans plus tôt de constitutionnaliser cette pratique. [11]

L’explosion des inégalités, l’effondrement de la société américaine et la catastrophe climatique sont autant de moments historiques qui justifieraient une confrontation avec la Cour suprême. Soucieuse de sa propre préservation, l’institution pourrait adopter une ligne moins extrémiste que sa composition le suggère. Et si, malgré tout, elle devient trop extrême, elle prend le risque de radicaliser l’opinion publique contre elle en retour et de perdre sa légitimité. Pour que ce constat soit suivi d’effet politique, deux conditions demeurent nécessaires : les Démocrates doivent reprendre le pouvoir au Congrès et élire un président capable de se montrer à la hauteur des enjeux.

***

1) https://projects.fivethirtyeight.com/polls/president-general/national/

2) Ces affirmations sont basées sur les antécédents de la Cour suprême et les efforts en cours du Parti républicain pour revenir sur de nombreux acquis. Notamment, elle a déjà validé de nombreux efforts pour empêcher les minorités et les classes populaires à accéder au vote, affaibli fréquemment le droit syndical, va se prononcer pour la 3e fois sur la constitutionnalité de la réforme de l’assurance maladie Obamacare qui protège les gens avec des antécédents médicaux, et pourrait à l’avenir bloquer toute législation ambitieuse sur le climat. Lire par exemple : https://fivethirtyeight.com/features/how-a-conservative-6-3-majority-would-reshape-the-supreme-court/

3) Lire https://www.jacobinmag.com/2020/09/supreme-court-socialists-ruth-bader-ginsburg-death

4) Elle a par exemple validé le « muslim ban » de Donald Trump et refuse de protéger clairement les immigrants sous la protection du programme DACA. Elle a surtout démantelé une partie cruciale du Voting act de 1965 obtenu par le Mouvement pour les droits civiques, et depuis, continue de valider des lois visant à empêcher des groupes sociologiques de voter.

5) Revue Jacobin, numéro 36, « Political revolution », page 19-33.

6) A propos de l’avortement, de l’assurance maladie et de l’accès au vote, une majorité d’Américains sont du côté des démocrates.

7) Lire https://www.currentaffairs.org/2020/09/why-ginsburg-didnt-retire

8) Lire https://theintercept.com/2018/09/29/the-unbearable-dishonesty-of-brett-kavanaugh/

9) Lire le bilan législatif de Barrett dans cet article très pédagogique : https://www.currentaffairs.org/2020/09/why-amy-coney-barrett-should-not-be-on-the-supreme-court

10) https://www.nytimes.com/2020/09/28/us/politics/democrats-filibuster-supreme-court-biden.html

11) https://www.jacobinmag.com/2020/09/abraham-lincoln-supreme-court-slavery

L’ambiguïté de Joe Biden envers les Afro-américains

Joe Biden et Barack Obama

S’il existe un élément qu’il est possible de prédire pour l’élection présidentielle américaine de novembre, c’est l’orientation du vote des minorités. Dans le cas des Afro-américains, 91% d’entre eux ont voté pour Hillary Clinton en 2016. Cet excellent résultat masque pourtant une chute du taux de participation de ces derniers de 7 points lors de ce scrutin présidentiel par rapport à 2012. Si en 2020 ce schéma de soutien massif au candidat démocrate devait se reproduire au profit de Joe Biden, leur mobilisation serait, cette fois encore, un facteur déterminant. L’ancien vice-président, qui semble être apprécié par la communauté noire, n’a pourtant pas un passé qui plaide en sa faveur. Pour le comprendre, un retour sur sa longue carrière politique s’impose. Par Théo Laubry


Élu pour la première fois sénateur du Delaware en 1973, Joe Biden arrive sur la scène politique nationale dans un contexte totalement nouveau. Les États-Unis, au cours de la décennie précédente, ont entamé une transition législative pour plus de reconnaissance et d’inclusion envers les Afro-américains. Grâce à la mobilisation des militants et de figures comme Martin Luther King ou Jesse Jackson, le Mouvement des droits civiques obtient dans les années 1960 l’abolition des lois Jim Crow qui avaient institutionnalisé la ségrégation raciale au sortir de la guerre de Sécession, et la promulgation du Voting Right Act sous la présidence de Lyndon Johnson. Les avancées sont considérables. En moins de dix ans, l’Amérique semble s’être débarrassée d’une grande partie de ses démons. Ces changements ne sont pourtant pas vus d’un œil favorable par une partie des Américains et de la classe politique. Le Parti républicain, bien qu’héritier d’Abraham Lincoln, s’y oppose dans son ensemble tout comme la frange la plus conservatrice du Parti démocrate.

Un positionnement politique conservateur dans les années 1970

À son arrivée à Washington, Joe Biden tente de trouver sa place au sein de la majorité démocrate à laquelle il appartient désormais. Il tâtonne et fait preuve de positionnements parfois paradoxaux, notamment sur les thématiques raciales. Alors même qu’il soutient l’extension de la loi Voting Right Act, les sanctions contre le régime sud-africain promoteur de l’apartheid ou encore la création du Martin Luther King Day, Joe Biden s’oppose pourtant à une mesure emblématique d’intégration raciale : le busing. Mise en place en 1971 à Charlotte pour la première fois, cette pratique consiste à modifier les itinéraires des bus scolaires pour favoriser la mixité sociale dans les écoles. En effet, les communautés vivant chacune au sein de quartiers distincts, l’organisation des transports scolaires sur le critère géographique favorise des écoles blanches et des écoles noires. Bien qu’abandonnée à la fin des années 1980 car inefficace, notamment parce que les familles blanches contournent le busing en envoyant leurs enfants dans des écoles privées, cette mesure a représenté un réel espoir deux décennies plus tôt. Lors d’une interview en 1975 dans un journal de son état d’adoption, le Delaware, Joe Biden détaille la vision qui le guide à propos des politiques d’intégration raciale : « Je n’adhère pas au concept, populaire dans les années 60, qui disait : nous avons réprimé l’homme noir pendant 300 ans et l’homme blanc est maintenant bien en tête dans la course à tout ce qu’offre notre société. Pour égaliser le score, nous devons maintenant donner à l’homme noir une longueur d’avance, voire retenir l’homme blanc ». Au-delà de propos qui paraissent aujourd’hui conservateurs, ils traduisent surtout l’état d’esprit politique des années 1970. Le Parti démocrate est sur le point de mettre fin à la parenthèse keynésienne initiée par Roosevelt au sortir de la Grande Dépression. L’individu va prendre le pas sur le collectif. Le chacun pour soi va s’imposer. La place de l’État va reculer. La tornade Ronald Reagan arrive à grand pas.

En 1977, quatre ans avant cette révolution néo-libérale et conservatrice, Joe Biden justifie son opposition à certaines mesures d’intégration comme le busing : « À moins que nous ne fassions quelque chose à ce sujet, mes enfants vont grandir dans une jungle raciale avec des tensions tellement élevées qu’elle va exploser à un moment donné ». Cette fois, toute la rhétorique raciste est présente. Sans conséquence, voire même banale pour l’époque, cette déclaration refait surface en 2019. Kamala Harris, actuelle colistière de Joe Biden, l’attaque frontalement lors d’un débat télévisé durant les primaires démocrates. Elle-même a pu bénéficier de ce dispositif lorsqu’elle était écolière en Californie : « Il y avait une petite fille qui faisait partie de la seconde génération à intégrer les écoles publiques. Et elle était emmené en bus à l’école tous les jours. Cette petite fille, c’était moi. » lui explique-t-elle. Kamala Harris, qui fait grande impression ce soir-là, enchaîne en évoquant les liens qu’entretenait Joe Biden avec certains hommes politiques ouvertement racistes et ségrégationnistes. Quelques semaines auparavant, Joe Biden avait très maladroitement exprimé de la nostalgie à propos de son travail avec deux élus de ce type : « Eh bien devinez quoi ? Au moins il y avait une forme de courtoisie. Nous n’étions pas d’accord sur grand-chose mais on travaillait ». Les deux hommes en question se nomment James Eatland et Herman Talmage. Le premier, sénateur du Mississippi jusqu’en 1978, ne cessa de répéter que les Afro-américains appartenaient à une race inférieure. Le second s’opposa à toute mesure visant à mettre fin à la ségrégation raciale au cours de ses différents mandats. Quoique moins extrême et ne votant pas comme ces derniers, Joe Biden n’en représente pas moins l’archétype même du politicien appartenant à l’establishment de la capitale, prêt à s’attabler avec n’importe qui par simple proximité de classe.

Crime Bill 1994 : qu’en conclure vingt-cinq ans après ?

Pendant presque quinze ans, Joe Biden est un sénateur parmi d’autres. Sa carrière politique décolle réellement lorsqu’il est désigné président du Comité judiciaire du Sénat en 1987. À cette période, les États-Unis connaissent une flambée des crimes violents. Une augmentation de 39% de faits de violence constatée entre 1983 et 1993 pousse Bill Clinton à agir. Joe Biden se charge alors de l’écriture d’une nouvelle loi pour lutter contre le crime, et mène le processus législatif. Après de longues négociations avec les différentes sensibilités démocrates, un consensus émerge. Le VCCLEA, acronyme pour Violent Crime Control and Law Enforcement Act, voit le jour et se décline en deux volets. Le premier prévoit le recrutement de 100 000 policiers en six ans dont 50 000 affectés à la police de proximité ainsi qu’une enveloppe de 9 milliards de dollars pour le système pénitentiaire. L’Habeas corpus pour les trafiquants de drogue est restreint et l’on prévoit la création de camps pour les jeunes délinquants. Ainsi, un budget d’environ 2 milliards de dollars est consacré à la prévention. Le second volet s’attache aux violences faites aux femmes. Les peines sont durcies pour les coupables de ce type d’acte, notamment les récidivistes. Cette partie de la loi prévoit aussi une meilleure reconnaissance des violences au sein du foyer. À ces deux volets s’ajoute une clause visant à réglementer les armes à feu, notamment les fusils d’assauts, et une extension de la peine capitale.  Le pari de Bill Clinton et de Joe Biden s’avère payant puisqu’ils réussissent à ranger en ordre de bataille le camp démocrate, notamment le caucus noir représentant les élus afro-américains du Congrès, pour que ce nouvel arsenal judiciaire soit voté.

Le taux national de criminalité baissant de 21% entre 1993 et 1998, les deux hommes politiques y voient les bienfaits du VCCLEA. La corrélation entre les deux n’est cependant pas probante ; d’autres facteurs explicatifs pourraient être pris en compte, notamment la baisse du nombre de consommateurs de crack et le vieillissement de la population. Par ailleurs, d’après une étude indépendante du Gouvernment Accountability Office, l’augmentation des effectifs de police n’aurait permis qu’une baisse de 2,5% des crimes violents. Vingt-cinq ans après, l’efficacité et les conséquences de cette loi, particulièrement de son premier volet, sont discutées par l’aile gauche du Parti démocrate. En effet, elle a fortement contribué à la hausse du taux d’incarcération aux États-Unis notamment pour les Afro-américains très largement surreprésentés parmi les prisonniers. En 2010, le pays compte 2,2 millions de personnes derrière les barreaux dont 37% sont noires. Autre chiffre éloquent, 47% des déclarations d’innocence après des erreurs judiciaires concernent cette communauté depuis 1989. Bill Clinton et Joe Biden reconnaissent en 2015 la responsabilité du VCCLEA sur l’incarcération massive des Afro-américains au cours des deux dernières décennies. Pour autant, le candidat démocrate ne renie pas son travail et continue d’avoir le soutien de hauts responsables politiques afro-américains tel que Jim Clyburn. Dans une interview récente publiée dans le livre de Sonia Dridi « Joe Biden, le pari de l’Amérique anti-Trump », ce dernier tempère les critiques : « Beaucoup d’entre nous au sein du Caucus Noir ont voté en faveur de cette loi. Le crack, la cocaïne, vous n’imaginez même pas à quel point c’était un fléau dans la communauté afro-américaine. ». Du VCCLEA, cependant, seul le second volet consacré aux violences faites aux femmes fait aujourd’hui consensus.

Vice-président du premier président noir, un tournant dans cette relation

Jusque dans les années 2000, l’image de Joe Biden est donc celle d’un démocrate plutôt conservateur, peu concerné par la situation des Afro-américains. Un nouveau tournant s’opère dans sa carrière politique lorsque Barack Obama le choisit en 2008 comme colistier pour la vice-présidence. Ce dernier cherche à rassurer les conservateurs du Parti démocrate et a besoin d’un coéquipier d’expérience à ses côtés pour renforcer sa candidature. De ce fait, le ticket semble équilibré et rassure les plus sceptiques. Barack Obama n’est pas rancunier. En proposant ce poste à Joe Biden il tire un trait sur les propos ouvertement racistes tenus par ce dernier à son encontre. Le sénateur du Delaware, candidat lui aussi à la primaire démocrate de 2008, a en effet affirmé quelques mois plus tôt que « Monsieur Obama est le premier Afro-américain populaire, qui est intelligent, s’exprime bien et propre sur lui ». Difficile d’imaginer à ce moment-là que les deux hommes travailleront main dans la main durant huit années. Au-delà de leur relation professionnelle, Barack Obama et Joe Biden nouent même une réelle amitié. Le président américain prononce d’ailleurs l’éloge funèbre du fils de Joe Biden, Beau Biden, décédé en mai 2015 d’un cancer du cerveau. Le 44ème président des États-Unis conclut même sa présidence en remettant à son vice-président la médaille présidentielle de la Liberté, plus haute distinction civile américaine. Cette cérémonie, pendant laquelle Joe Biden fond en larmes, vient sceller officiellement le lien qui unit les deux hommes. Plus tard, lors de son discours d’adieu, Barack Obama emploie des mots forts pour le remercier : « A Joe Biden, le gosse fougueux de Scranton devenu sénateur du Delaware, tu es le premier choix que j’ai fait en tant que nominé, et c’était le meilleur. Pas seulement parce que tu as été un excellent vice-président, mais parce que par la même occasion, j’ai gagné un frère. Nous vous aimons, Jill et toi, comme si vous étiez notre famille, et votre amitié est une des grandes joies de notre vie. ».

Ces deux mandats de vice-président redorent son image auprès des Afro-américains. Pour l’illustrer, à la question « Pourquoi les Afro-américains soutiennent Joe Biden ? » posée fréquemment par des supporters déçus de la défaite à la primaire de Bernie Sanders, une internaute répond dans un message devenu viral : « Il a été le premier homme blanc à se mettre au service d’un homme noir au sommet de l’État et ça nous ne l’oublierons jamais. ».

Joe Biden, en ayant pris fait et cause pour Barack Obama pendant huit ans, en l’ayant accompagné et défendu face aux attaques répétées et parfois ouvertement racistes du camp conservateur, a fait preuve d’une loyauté à toute épreuve envers le premier président afro-américain. Ce détail, qui n’en est pas un, permet de mieux appréhender le caractère paradoxal et ambigu de la relation qu’entretient Joe Biden avec la communauté noire. En devenant le soldat et le compagnon de route de Barack Obama, en protégeant ses arrières, il a su se racheter. C’est cette sincérité qui est perçue par les électeurs.

La dette de Joe Biden auprès des Afro-américains

Après deux échecs en 1988 et 2008, Joe Biden se lance dans un dernier tour de piste en se présentant à la primaire démocrate pour l’élection présidentielle de 2020. Bien mal embarqué suite à des résultats catastrophiques en Iowa, dans le New-Hampshire et au Nevada, l’ancien vice-président semble proche de l’abandon. Le scrutin en Caroline du Sud sera décisif. L’électorat démocrate de cet État est majoritairement constitué de citoyens noirs et Joe Biden mise tout sur leur soutien. Avec l’appui du sénateur Jim Clyburn, ancien leader du Mouvement des droits civiques, il gagne haut la main le scrutin avec 48,65% des voix, loin devant ses concurrents, et reprend espoir. Peu importera l’énorme mensonge sur son emprisonnement en Afrique du Sud pour rendre visite à Nelson Mandela, la machine Biden ne s’arrêtera plus jusqu’à sa désignation comme candidat démocrate à la présidence, dès la mise en retrait de Bernie Sanders, son principal adversaire. Les électeurs afro-américains de Caroline du Sud lui ont donc offert la survie et la possibilité de devenir le 46ème président des États-Unis. Cette main tendue à un candidat au bord de l’abandon est un acte fort et le signe d’une bienveillance à son égard. C’est aussi et sûrement la nostalgie des années Obama qui a joué en sa faveur. Quelles-que soient les raisons de ce sauvetage, Joe Biden vient de contracter une dette immense envers les électeurs afro-américains en ce 29 février 2020.

Pour autant, « Joe la gaffe » comme le surnomment certains de ses détracteurs, ne peut se retenir d’aller trop loin dans ses propos. En témoigne sa réflexion en mai dernier lors d’une interview avec Charlemagne Da God « qu’un Noir n’est pas un Noir s’il vote pour Donald Trump ». Il s’excuse le lendemain suite au tollé suscité par son propos. Cette phrase a au moins eu le mérite de mettre en lumière un système électoral qui piège la communauté noire aux États-Unis : un système qui favorise uniquement deux partis. les Afro-américains se retrouvent en effet presque contraints de voter pour le Parti démocrate, quel que soit le candidat, tant le Parti républicain les néglige. Pourtant, les démocrates ont depuis bien longtemps abandonné les questions sociales et raciales. La parenthèse Obama n’aura pas été suffisante et aura engendré beaucoup de déception même si l’homme est aujourd’hui devenu une icône pour la communauté noire et la grande majorité des électeurs démocrates.

Très longtemps conservateur sur les sujets de l’intégration et du vivre ensemble, parfois ouvertement raciste, sa proximité avec Barack Obama semble avoir ramené Joe Biden sur un chemin plus acceptable. Il a la confiance d’une grande majorité des électeurs et élites politiques afro-américains. Surfer sur la nostalgie Obama ne sera pourtant pas suffisant, il faudra des preuves et des actes pour honorer la dette qu’il a contractée envers l’électorat noir. Alors que l’élection présidentielle américaine approche à grands pas, le taux de participation des Afro-américains pourrait se montrer décisif. Dans les États-clés, la défaite d’Hillary Clinton en 2016 s’est parfois jouée à quelques dizaines de milliers de voix. Joe Biden doit donc trouver les arguments et les leviers qui entraînera leur déplacement massif dans les bureaux de vote. S’il parvient à le faire et s’il devient le prochain locataire de la Maison Blanche, le candidat démocrate, d’origine irlandaise, se souviendra peut-être du proverbe d’Edmund Burke : « Il vient un temps où la tête chauve de l’abus ne s’attire plus ni protection, ni respect ». Saura-t-il en profiter pour définitivement faire oublier ses errements ?

https://www.cbsnews.com/news/2020-daily-trail-markers-90-of-black-likely-voters-back-biden-cbs-battleground-tracker-poll-finds-2020-08-19/

https://www.nytimes.com/2019/07/15/us/politics/biden-busing.html

https://www.washingtonpost.com/politics/biden-faces-backlash-over-comments-about-the-civility-of-his-past-work-with-racist-senators/2019/06/19/c0375d2a-92a8-11e9-b58a-a6a9afaa0e3e_story.html

https://www.washingtonpost.com/politics/bidens-tough-talk-on-1970s-school-desegregation-plan-could-get-new-scrutiny-in-todays-democratic-party/2019/03/07/9115583e-3eb2-11e9-a0d3-1210e58a94cf_story.html

https://journals.openedition.org/chs/1674

https://www.factcheck.org/2019/07/biden-on-the-1994-crime-bill/

https://www.prison-insider.com/articles/etats-unis-l-incarceration-de-masse-des-hommes-noirs-denoncee-dans-une-serie-photo

L’Oncle Sam au Suriname et au Guyana : les nouveaux visages de la doctrine Monroe

Le secretaire d’État Mike Pompeo © US government Twitter account

Mike Pompeo a effectué début septembre une visite en Amérique du Sud avec des escales au Brésil, en Colombie, mais également – et pour la première fois pour un secrétaire d’État étasunien – au Guyana et au Suriname. Ces derniers font l’objet d’une attention particulière eu égard à leur potentiel pétrolier et minier. À l’ordre du jour de la visite du secrétaire d’État, trois sujets cruciaux pour l’administration Trump : le pétrole, la Chine et le cas vénézuélien. « Ce voyage soulignera l’engagement des États-Unis de défendre la démocratie, de combattre le Covid-19, tout en revitalisant nos économies pendant la pandémie et en renforçant la sécurité contre les menaces régionales », affirme le Département d’État. Alors qu’on assiste peu à peu à un retour de la doctrine Monroe, salué par le même Pompeo, quelles seront les conséquences d’une telle visite pour cette région du monde ?


Plateau des Guyanes, le nouvel eldorado de l’or noir pour les États-Unis

Le plateau des Guyanes est une zone géographique continentale localisée entre les fleuves Orénoque et Amazone en Amérique du Sud. Il est composé d’une partie du Venezuela et du Brésil (l’Amapa), du Guyana, ex-colonie britannique, du Suriname, ex-colonie hollandaise, et de la Guyane Française. Il s’agit en outre du plus grand espace forestier tropical continu et intact au monde, avec un sous-sol riche en pétrole, en or, en diamants et autres ressources naturelles, dont plusieurs métaux rares. L’héritage frontalier issu de la colonisation engendre de nombreux conflits de démarcation territoriale. Ils sont traités de manière globalement pacifique par les États. La visite de Mike Pompeo au Guyana risque cependant de raviver un vieux conflit entre le Guyana et le Venezuela, qui, à terme, pourrait se transformer en affrontement militarisé.

La découverte et l’utilisation de la technique dite de fracturation hydraulique aura permis aux États-Unis de sortir de leur grande dépendance au pétrole venu du Moyen-Orient. En effet, avec le pétrole et gaz de schiste, la première puissance mondiale est devenue, au prix de destructions écologiques colossales[1], le premier producteur de pétrole au monde, devant la Russie et l’Arabie saoudite. Avant la crise sanitaire qui a ébranlé l’économie mondiale, les États-Unis produisaient plus de 10 millions de barils par jour et étaient exportateurs nets de pétrole.

Du fait de la volonté des États-Unis d’être moins dépendants du pétrole du Moyen-Orient, les découvertes d’énormes réserves au large du Guyana, par ExxonMobil, et du Suriname, par Apache et Total, attisent les convoitises étasuniennes

Le coronavirus, en conduisant au confinement de milliards de personnes à travers le monde, a fait chuter la demande de pétrole et par la même occasion le prix de l’or noir. Or, la structure économique des exploitants de pétrole et gaz de schiste étasuniens, ainsi que la légèreté du produit, fait que le prix de rentabilité est beaucoup plus élevé que celui du pétrole conventionnel. En outre, quand le pétrole conventionnel saoudien est rentable à 5 dollars le baril, il faut entre 50 et 55 dollars pour que le pétrole de schiste soit intéressant à extraire. De plus, la guerre des prix que se sont livrés Russes et Saoudiens en début d’année a aggravé la situation des exploitants étasuniens. Aujourd’hui, le secteur pétrolier issu de la fracturation hydraulique traverse sa plus grande crise, les faillites s’enchaînent et les cours de la bourse sont au rouge[2]. Tout cela, bien évidemment, porte un sérieux coup à la stratégie d’indépendance énergétique de Washington.

Rencontre pompeo et Santokhi au Suriname
Photo : Secrétaire d’Etat Pompeo/ US government Twitter account

De ce fait, et eu égard à la volonté des États-Unis d’être moins dépendants du pétrole du Moyen-Orient, les découvertes d’énormes réserves de pétrole au large du Guyana, par ExxonMobil, et du Suriname, par Apache et Total, attisent les convoitises étasuniennes. Au Guyana, c’est tout simplement le plus grand gisement de pétrole du monde, à ce jour, qui a été découvert. Les experts l’estiment à 8 milliards de barils, pour l’instant, car d’autres explorations sont en cours. De même au Suriname, voisin du Guyana, les explorations se multiplient avec l’espoir de trouver des réserves similaires à ceux de leur voisin. Déjà la société indépendante norvégienne Rystad Energy, à la suite de ses premières études, estime le potentiel à 1,4 milliard[3] de barils, pour l’instant. De quoi mettre en appétit les dirigeants états-uniens.

Le fait que deux entreprises étasuniennes soient en première ligne de l’exploration et de l’exploitation du pétrole dans la région, renforce le pouvoir d’influence que peuvent avoir les États-Unis sur une zone qui a vu la Chine étendre son influence ces dernières années.

Mike Pompeo ne s’y est d’ailleurs pas trompé puisqu’un accord-cadre a été signé avec le Guyana. Il vise à renforcer la coopération entre les deux États notamment sur les hydrocarbures et d’autres secteurs de l’économie guyanienne. Dans le même ordre d’idées, Mike Pompeo a assuré au président surinamais, Chan Santokhi, le grand intérêt que les entreprises étasuniennes portaient à son pays et qu’elles étaient prêtes à les aider dans l’exploitation des gisements pétroliers[4].

Bien évidemment le but de ces visites est de sécuriser l’approvisionnement en pétrole des États-Unis, mais aussi de s’implanter durablement chez le voisin du Venezuela de Nicolas Maduro, afin de l’encercler et l’isoler du reste du continent.

Le Venezuela en ligne de mire de l’administration Trump

Depuis son accession à la Maison Blanche, Donald Trump a multiplié les déclarations belliqueuses à l’encontre du Venezuela et de son président, manifestant ainsi son hostilité au régime de Nicolas Maduro. Dès lors, la venue du secrétaire d’État, Mike Pompeo, en Amérique du Sud ne pouvait se faire sans que le Venezuela ne soit au centre des discussions.

La tournée sud-américaine de Pompeo est, à ce titre, très parlante. Le secrétaire d’État a visité les trois pays ayant une frontière commune avec le Venezuela, c’est-à-dire le Guyana, le Brésil et la Colombie. Derechef, durant sa visite au Guyana, Mike Pompeo et le gouvernement guyanien, nouvellement élu, 5 mois après le scrutin[5], de Irfaan Ali ont signé un accord de coopération dans la lutte contre le trafic de drogues. Ainsi, il permet la mise en place de patrouilles maritimes et aériennes communes.

L’accord de coopération entre le Guyana et les États-Unis pourrait paraître anodin. Néanmoins, entre Georgetown et Caracas existe un vieux conflit frontalier[6] sur leur Zone Économique Exclusive (ZEE), actuellement traité à la Cour Internationale de Justice (CIJ). Le président Ali s’est empressé de déclarer[7], à la suite de la signature, que ces patrouilles n‘auraient pas d’incidence et que le Guyana ne s’aventurerait dans aucun viol de la souveraineté vénézuélienne. Le renforcement de la présence de l’Oncle Sam dans des eaux territoriales contestées par son ennemi vénézuélien n’est cemendant pas de nature à apaiser des tensions…

« Maduro doit partir ! »

Après son passage au Suriname et au Guyana, Mike Pompeo s’est rendu au Brésil. Lors de sa visite de la ville brésilienne de Boa Vista, frontalière du Venezuela qui a connu un afflux de migrants ces dernières années, le secrétaire d’Etat a annoncé la couleur : « Maduro doit partir ! ». Dans la foulée, la diplomatie brésilienne s’est alignée sur celle des États-Unis. Le Brésil a ainsi suspendu les lettres de créance des diplomates de la République bolivarienne. Déjà en début d’année Brasília avait rappelé tout son personnel diplomatique posté à Caracas. Par conséquent, les deux États sud-américains n’ont plus aucune relation diplomatique.

Pour finir, le secrétaire d’État s’est arrêté en Colombie, le troisième pays frontalier du Venezuela. Sans même passer par la capitale Bogotá, Mike Pompeo s’est directement rendu devant le pont Bolivar qui réunit la Colombie et le Venezuela. Ivan Duque, président de la Colombie et Mike Pompeo ont ainsi pu, de nouveau, mettre la pression sur Nicolas Maduro, arguant à l’instar d’un rapport de l’ONU que le président vénézuélien avait commis des actes relevant de « crimes contre l’humanité ».

Le retour de la doctrine Monroe pour contrer la Chine

L’Empire du Milieu est un très gros consommateur de ressources naturelles qui, aujourd’hui, étend sa zone d’influence dans le monde afin de se garantir des approvisionnements stables. L’Amérique du Sud ne fait pas exception. En effet, la Chine est devenue en quelques années un partenaire privilégié des États sud-américains – une zone extrêmement riche en métaux rares et en pétrole. Comme l’écrit Nathan Dérédec dans un article pour LVSL : « le continent sud-américain est riche en métaux rares et pourrait bien en contenir près de 40 % des réserves mondiales. En dépit de cette abondance, les ressources d’Amérique latine restent sous-exploitées. Pourtant, les exemples attestant de la richesse du continent sont légion. La Colombie foisonne de coltan, le sol brésilien abonde de niobium, tandis que l’Argentine, le Chili et la Bolivie regorgent de lithium ». [8]

Les leviers d’influence de la Chine en Amérique du sud n’ont rien d’original, mais sont terriblement efficaces. Le premier consiste dans la dette. Au travers de la banque de développement de Chine et de la banque d’import/export de Chine, c’est 133 milliards de dollars qui ont été prêtés aux cinq pays les plus dépendants de l’État chinois, dont la moitié uniquement au le Venezuela. Ces cinq pays – le Brésil, le Venezuela, l’Argentine, l’Équateur et la Bolivie – possèdent un sol extrêmement riche en métaux rares et autres ressources minières. Il appert que 88% de ces prêts concernent des projets d’infrastructures et d’énergie…

Le second instrument, lié au premier, consiste justement dans le financement d’infrastructures, permettant l’amélioration des échanges avec la Chine, via le Pacifique notamment, mais aussi d’offrir des débouchés aux entreprises chinoises.

Lors du sommet Chine-CELAC (Communauté des États Latino-Américains et de la Caraïbe) de septembre 2018 au Chili, plusieurs États sud-américains avaient manifesté l’envie de rejoindre ce grand programme d’investissement – ce qui n’avait pas manqué de provoquer l’ire de Washington [10]. En écho à cette déclaration, Mike Pompeo a surenchéri durant sa visite à Paramaribo et affirmé que les Américains (sic) ne promeuvent pas un “capitalisme prédateur”, contrairement à la Chine.

À ce titre, les États-Unis, conscients de leur retard et de leur dépendance à la Chine dans le domaine minéral, construisent une stratégie pour contester cette hégémonie en ce qui concerne les métaux rares. Cette contestation se fait sur tous les théâtres du monde où la ressource est présente, mais aussi, et tout naturellement, en Amérique du Sud. Pour ce faire, le gouvernement Trump réactive les ressorts de la doctrine Monroe, du nom du président James Monroe (1758-1831). Cette dernière vise à faire de l’Amérique du sud la chasse gardée de Washington et l’espace naturel de son hégémonie, qui ne saurait souffrir d’aucune concurrence venue d’Europe ou d’Asie.

Le principal instrument de ce retour à la doctrine Monroe est l’Organisation des États Américains (OEA)[11]. Depuis l’arrivée, en 2015, de Luiz Almagro à la tête de l’organisation, on assista à une nette orientation à la reconstruction de l’hégémonie étasunienne sur l’Amérique du sud. Le coup d’État en Bolivie en a été une manifestation éclatante. La mission d’observation du scrutin présidentiel bolivien de L’OEA attisé les tensions en évoquant « un changement de tendance inexplicable » dans le comptage des voix. Ce rapport, contesté par plusieurs études statistiques très sérieuses, notamment celles du Center for Economic and policy Research (CEPR), a légitimé le coup d’État qui a porté Jeannine Añez au pouvoir. Celle-ci a annoncé, tout naturellement, son soutien à Almagro en vue de sa réélection à la tête de l’OEA…

[Lire sur LVSL notre dossier consacré au coup d’État en Bolivie]

La visite de Mike Pompeo en Amérique sud, et plus précisément sur le plateau des Guyanes, marque une étape importante dans le retour de la doctrine Monroe. Les États-Unis ont ici un triple objectif : assurer un approvisionnement en pétrole et métaux rares, isoler le Venezuela de Maduro et contester l’influence de la Chine sur la région. Pour chacun de ces objectifs le risque de conflit militarisé existe, notamment avec le Venezuela. In fine, c’est peut-être le silence diplomatique de la France, dont le territoire guyanais lui confère un positionnement stratégique dans la région, qui est le plus criant.

Notes :

[1] https://www.monde-diplomatique.fr/2011/12/RAOUL/47082

[2] https://www.challenges.fr/entreprise/energie/alerte-rouge-pour-le-petrole-de-schiste-americain_716076

[3] https://www.waterkant.net/suriname/2020/09/22/olievondsten-in-suriname-goed-voor-14-miljard-vaten/

[4] https://www.waterkant.net/suriname/2020/09/18/pompeo-amerikaanse-bedrijven-willen-graag-investeren-in-suriname/

[5] liberation.fr/direct/element/au-guyana-lopposition-declaree-gagnante-des-legislatives-cinq-mois-apres-le-scrutin_117128/

[6] https://www.francetvinfo.fr/monde/ameriques/venezuelaguyana-aux-origines-d-un-conflit-frontalier-ravive-par-exxon_3067161.html

[7] https://www.stabroeknews.com/2020/09/19/news/guyana/ali-says-joint-patrols-under-new-us-pact-wont-impact-border-case/

[8] https://lvsl.fr/comment-son-quasi-monopole-sur-les-metaux-rares-permet-a-la-chine-de-redessiner-la-geopolitique-internationale/

[9] https://www.areion24.news/2020/01/15/quand-la-chine-sinstalle-en-amerique-latine/

[10] https://www.senat.fr/rap/r17-520/r17-5203.html

[11] https://www.monde-diplomatique.fr/2020/05/LONG/61774

Alexandria Ocasio-Cortez : une stratégie de communication féministe

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Alexandria_Ocasio-Cortez_@_SXSW_2019_(46438135835).jpg
Alexandria Ocasio-Cortez © Ståle Grut

Alexandria Ocasio-Cortez, l’étoile montante du Parti démocrate aux États-Unis, s’est démarquée une fois de plus par sa réponse cinglante à un sénateur Républicain l’ayant insultée sur les marches du Capitole à Washington D.C. en juillet dernier. Son dernier coup de communication, une vidéo réalisée pour Vogue US où elle évoque maquillage, politique et acceptation de soi, démontre bien l’intelligence politique de l’élue pour s’adresser à un électorat jeune, mais pas moins engagé.


Alexandria Ocasio-Cortez n’est pas une femme politique comme les autres. Cette activiste américaine d’origine portoricaine née le 13 octobre 1989 dans le Bronx, à New-York City, est représentante du 14e district de New-York à la Chambre des représentants des États-Unis. À seulement 29 ans, elle devient ainsi la plus jeune candidate jamais élue au Congrès américain. Elle remporte les primaires démocrates en 2020, se faisant ainsi réélire avec plus de 73% des votes. Ex-collaboratrice de Bernie Sanders, qu’elle a soutenu pour les primaires présidentielles du Parti démocrate de 2020, elle se revendique du socialisme démocratique et est membre des socialistes démocrates d’Amérique, une organisation politique fortement marquée à gauche.

Entre storytelling et engagement

Son authenticité, son intelligence politique et sa proximité avec les classes moyennes (« working people ») lui ont permis de non seulement remporter un siège au Congrès américain, mais également de devenir l’une des figures de proue d’une nouvelle vague de femmes issues des minorités au sein du parti démocrate. Bousculant « l’establishment » – l’ordre – , ces élues redonnent espoir et intérêt en la politique à de nombreux américains.

Sa façon de communiquer sur les réseaux socionumériques est aussi un bouleversement. Sa première publicité de campagne – vue plus d’un million de fois – dénonçant le pouvoir de l’argent et des lobbies et la gentrification de la ville de New York, la met en scène en prenant le métro, troquant ses ballerines contre des chaussures à talons, dînant avec sa famille, allant à la rencontre des habitants de son quartier (le Bronx). Son slogan ? « We got people, they have money » (Nous avons les gens [avec nous], ils ont l’argent)[1].

À travers un storytelling bien rôdé et d’un nouvel écosystème communicationnel, Alexandria Ocasio-Cortez a su se démarquer politiquement et se présenter en porte-parole des minorités.

Avec une capacité à manier Twitter (8,5 millions d’abonnés) et Instagram (6,5 millions d’abonnés), elle a fait de son histoire personnelle un étendard, mettant en scène sa vie de « working girl » et de nouvelle élue au Congrès. En expliquant le fonctionnement de la Chambre des représentants dans des vidéos « live » sur Instagram, en parlant de son « Green New Deal » tout en partageant des recettes familiales, elle a permis à des millions de personnes de s’identifier à sa simplicité et à son passé modeste. À travers un storytelling bien rôdé et d’un nouvel écosystème communicationnel, Alexandria Ocasio-Cortez a su se démarquer politiquement et se présenter en porte-parole des minorités.

Des minorités, et des femmes justement. Que ce soit en campagne ou dans le cadre de ses fonctions, celle-ci a toujours mis au centre de sa politique son goût de l’engagement, de la conviction dans ses actions, et surtout la revendication de son identité, comme femme issue des minorités hispaniques et venant d’un milieu modeste.

Michel Foucault dans L’ordre du discours introduit l’idée que « la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité »[2]. Face à cette idée de production de discours, Ocasio-Cortez a fait sienne une forme d’expression intéressante et accessible à tous : l’argumentation. Nombre de ses prises de parole offensives ont été saluées, comme celle du jeudi 23 juillet 2020, où lors d’un discours implacable, “AOC” rappelait ses talents d’oratrice et son intelligence politique. Quelques jours plus tôt, cette dernière avait été insultée de « fucking bitch » par l’élu républicain Ted Yoho. Ce dernier s’était par la suite excusé à demi-mot, utilisant sa femme et ses filles comme bouclier anti-sexiste.

L’affirmation d’un féminisme politique

Lors d’une percutante prise de parole de dix minutes, Ocasio-Cortez replace cette insulte dans un cadre systémique et politique, rappelant que c’est le quotidien des femmes que de subir ce genre d’attaques, et ce, au sein de toutes les catégories sociales. En faisant de son cas l’incarnation d’une réalité plus vaste, elle soutient qu’ « avoir une fille ne rend pas un homme convenable. Avoir une femme ne rend pas un homme convenable. Traiter les gens avec dignité et respect est ce qui rend un homme convenable. » Dénonçant une culture de l’impunité, les conséquences du patriarcat et la structure soutenant ces violences, Ocasio-Cortez rappelle son féminisme et sa volonté de défendre les voix de celles et ceux qui ne peuvent s’exprimer. En refusant la silenciation et la prétendue « place » assignée aux femmes, l’élue bouscule l’ordre établi et les rapports de pouvoir.

Déjà, lors de la marche pour les droits des femmes à New York en 2019, Alexandria Ocasio-Cortez délivrait un discours poignant, mentionnant que « la justice n’est pas un concept qui se lit dans les livres […] la justice c’est aussi combien les femmes sont payées ». Elle rajoute qu’un « combat signifie qu’aucune personne ne soit laissée pour compte » et « qu’il ne s’agit pas seulement d’identité, mais de justice ». Dès lors, Alexandria Ocasio-Cortez semblait s’inscrire au sein de la branche intersectionnelle du féminisme, combattant les inégalités sociales, environnementales et économiques, et se plaçant dans un combat rassemblant toutes les luttes en s’attaquant à une multitudes d’oppressions simultanées.

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Alexandria Ocasio-Cortez à la marche mondiale des femmes à New-York, 2019. © Dimitri Rodriguez

Dernièrement, au travers d’une vidéo Youtube en collaboration avec le magazine Vogue américain, l’élue présentait sa routine maquillage tout en faisant une nouvelle démonstration de communication politique. Au-delà de quelque chose pouvant sembler frivole, elle évoque alors la « taxe rose » comme une inégalité supplémentaire et défend le « pouvoir de la féminité » et le maquillage comme outil de confiance en soi plutôt que comme injonction. Rappelant qu’il est difficile pour les femmes d’être prises au sérieux, d’autant plus lorsqu’elles sont jeunes et issues des minorités, Alexandria Ocasio-Cortez défend l’estime de soi comme acte militant au sein d’une société moralisatrice et sévère. Les enjoignant à s’émanciper d’une certaine norme et à faire les choses pour elles-mêmes et non pour le regard extérieur, elle délivre alors un discours libérateur.

L’importance de la communication politique dans la production de discours

Ainsi, dans son sens le plus large, la communication politique est un flux continu de circulation, de représentations et de symboles contribuant à affecter les registres de la légitimation politique. Les origines d’Alexandria Ocasio-Cortez sont son étendard : femme, hispanique, issue d’un milieu modeste, elle rassemble tous les critères de genre, race, classe, lui permettant à la fois de comprendre et de défendre les populations marginalisées de son district et au-delà.

Par ailleurs, une des forces d’Alexandria Ocasio-Cortez est d’amener ses abonnés dans le processus politique, sans condescendance, et de les convaincre qu’eux aussi, pourront un jour être à sa place. En mettant en avant le pouvoir de la communauté plutôt que de l’individu et en partageant les informations qu’elle reçoit à tous, elle sort du schème classique du politicien technocrate qui semble loin des réalités des citoyens.

Alexandria Ocasio-Cortez a saisi l’importance de la dimension communicationnelle au sein de la politique tout en préservant son intégrité et ainsi, sa légitimité. La communication, surtout au sein d’un environnement politique, est régulièrement acculée et discréditée, perçue comme une arme visant à « manipuler les individus et les masses ». Tout l’enjeu pour les femmes et les hommes politiques et leurs communicants est de réussir à communiquer d’une façon intègre, honnête et acceptable[3]. La communication politique se trouve bousculée à l’ère des fausses nouvelles, de la sur-communication et de la rapidité à laquelle se propagent les informations. Il semblerait que les pratiques participatives soient une solution à ce déficit de légitimité ou de crédibilité dont certains élus peuvent souffrir. Au travers des réseaux socionumériques bien sûr, par la mobilisation de ces plateformes et en interagissant avec les citoyens pour créer de l’engagement.

Le pouvoir d’Alexandria Ocasio-Cortez réside ainsi dans son capital politique. En apparaissant comme radicale et en impliquant les citoyens au travers des réseaux socionumériques, elle parvient à capter l’attention médiatique et à placer ses propositions au centre des débats. Les membres de son parti, bien que réticents à ces dernières, sont bien conscients qu’ils ne peuvent trop résister à des projets fondamentalement sociaux, au risque de paraître déconnectés de leur électorat. Ainsi, en faisant preuve de transparence et d’honnêteté, en continuant de communiquer chaque jour sur son quotidien et en emmenant ses abonnés dans les coulisses de la vie politique, elle démontre sa légitimité et sa proximité avec les citoyens. En s’emparant de sujets sociaux très actuels comme le féminisme ou l’environnement, elle prouve sa capacité à parler à une jeune génération avide de leaders qui se préoccupent de leurs électeurs. Nul doute donc que ces qualités lui permettront de continuer à s’imposer comme figure majeure de la vie politique américaine.


[1] Stéphanie Le Bars, Alexandria Ocasio-Cortez, l’étoile montante de la gauche américaine, Le Monde, 22 Mars 2019.
[2] Michel Foucault, L’ordre du discours, 1971.
[3] Benoit Denis, “Une éthique de la communication : la requête (ou revendication) impossible…”, Market Management, 2006/4 (Vol. 6), p. 37-53

Comment Donald Trump cherche à manipuler la présidentielle américaine

Donald Trump en meeting – Capture d’écran

Heurté coup sur coup par la pandémie du Covid-19 puis par les révoltes urbaines suite à l’assassinat de George Floyd, le président américain Donald Trump multiplie depuis le début de la crise sanitaire les efforts pour empêcher les potentiels électeurs démocrates de voter à la présidentielle le 3 novembre prochain. Ce dernier agite des soupçons de fraudes et refuse de dire s’il reconnaîtra le résultat en cas de défaite. Il est aidé dans ses efforts par le Parti républicain (GOP) et l’appareil conservateur. Les Démocrates, obnubilés par leur crainte d’ingérence du président russe Vladimir Poutine, réagissent tardivement. La légitimité de l’élection se trouve ainsi de plus en plus remise en question au sein d’une société américaine polarisée et morcelée. Par Jules Brion et Politicoboy.


20 heures, 7 novembre 2000, au soir de l’élection présidentielle américaine. En se fondant sur les sondages de sortie des urnes, les chaînes de télévision du pays annoncent la victoire du candidat démocrate Al Gore en Floride, faisant de lui le prochain président des États-Unis. Mais à mesure que le dépouillement avance, Georges W. Bush refait son retard. À 22 heures, les médias rétractent leur jugement. À 4h30 du matin, le Républicain remporte la Floride par 1 784 voix d’avance, et de ce fait, la Maison-Blanche.

Dans les jours suivants, et compte tenu du faible écart constaté, un recompte a lieu à l’aide de machines. L’avance de Goerges Bush tombe à 327 voix. Al Gore demande, comme la loi l’autorise, un recomptage manuel dans certains comtés de Floride. Le gouverneur de l’État est alors Jeb Bush, frère de son adversaire. De plus, la secrétaire de l’État à l’Intérieur, Katherine Harris, en charge de la supervision des élections, n’est autre que la directrice de la campagne de Georges Bush. Après avoir pris des directives restrictives pour limiter l’accès au vote par correspondance pour les citoyens résidant à l’étranger, elle impose des délais intenables pour le recompte.

Une bataille juridique s’engage, qui sera ultimement tranchée par la Cour suprême en faveur de Bush. Par cinq voix à quatre, cette dernière choisit de stopper le recompte des voix, affirmant que le calendrier doit primer sur la vérification des bulletins de vote. Elle offre ainsi un premier mandat au candidat républicain, pourtant battu de plus d’un demi-million de voix à l’échelle nationale. Dans les mois suivants, un consortium de médias rassemblant les plus prestigieux titres du pays – dont le conservateur Wall Street Journal – produit une enquête. Elle conclut qu’Al Gore aurait remporté la présidentielle si le recompte manuel avait été mené à son terme. [1]

Vingt ans plus tard, un cas de figure similaire pourrait se reproduire. Bousculé par le coronavirus qui a mis à mal sa stratégie axée sur le plein emploi et l’affrontement avec la Chine, Donald Trump s’efforce de délégitimer l’élection, tente de réduire la participation et espère compliquer l’accès au vote des électeurs démocrates. Dans cette entreprise, il peut compter sur l’expérience du Parti républicain. Ce dernier poursuit depuis longtemps une stratégie visant à limiter l’accès au vote des électeurs lui étant structurellement hostiles, « avec une précision chirurgicale » selon la Cour suprême du Texas. Cette dernière a temporairement invalidé une loi ciblant les minorités ethniques, les étudiants et les classes populaires.

[Lire sur LVSL : « La démocratie américaine en péril »]

Ces aspects, détaillés dans un article précédent, peuvent être résumés à partir du cas de la Géorgie. Outre les manœuvres d’intimidations, la suppression de plus de deux cents bureaux de vote dans les quartiers démocrates, les purges discriminatoires des listes électorales, les restrictions pour empêcher l’inscription des nouveaux électeurs et l’installation de machines à voter défectueuses dans certains quartiers, les lois qui visent à contrôler l’identité des électeurs sont si restrictives que le gouverneur républicain Brian Kemp, qui les a instaurées, en fut lui-même victime en 2018, se voyant refuser l’accès à l’isoloir pour carte d’identité non conforme. L’élection présidentielle se déroule en outre un mardi. Cela nécessite de perdre jusqu’à une demi-journée de travail pour aller voter. Ce luxe est plus accessible aux classes aisées, qui votent majoritairement républicain, qu’aux classes populaires davantage pro-Démocrates. [2]

Le coronavirus et son impact économique risquent d’exacerber ces problèmes, comme l’a bien compris Donald Trump. En pleine pandémie, les électeurs seront moins enclins à patienter dans des bureaux mal ventilés pendant des heures, s’ils daignent se déplacer. De fait, les primaires démocrates de 2020 ont été le théâtre d’interminables files d’attente un peu partout dans le pays, au point de contraindre des étudiants de Houston à voter après l’annonce des résultats, ceux du Kentucky à demander une réouverture des bureaux de votes dans la soirée.

Le vote par correspondance, une catastrophe en devenir

Aussi, nombre d’électeurs semblent décidés de voter par correspondance le 3 novembre prochain. 27 États américains, comme la Californie, le Vermont et Washington DC, ont facilité les démarches pour le vote par courrier. Le but est de le favoriser pour faire face au Covid-19. Ce type de vote se révèle largement moins dangereux dans le contexte actuel. Selon le New York Times, environ trois quarts des Américains seront éligibles au vote à distance, une première dans l’histoire. Le système de vote par correspondance n’est pas nouveau dans la vie politique américaine. La mise en place de cette procédure remonte à la guerre de Sécession. Son développement date cependant surtout du début des années 2000. Mais le volume de bulletins à traiter va plus que doubler par rapport aux élections de 2016. Plus de 80 millions de kits de votes vont ainsi être envoyés en novembre. Les pouvoirs locaux et l’United State Postal Service (USPS), organisme public fédéral chargé d’organiser l’acheminement du vote à distance, vont devoir ajuster leur capacité de traitement et de dépouillement des bulletins. Les primaires démocrates ont servi de premier test et ont été le théâtre d’une série de désastres. À New York, l’officialisation des résultats prit plus de six semaines. À cela s’ajoute l’invalidation d’innombrables bulletins pour diverses raisons. Selon le site d’investigation The Intercept, dans certaines juridictions, près d’un bulletin sur cinq aurait été ainsi invalidé. Des problèmes similaires ont été observés au Wisconsin et au Kentucky, entre autres.

Si un tel manque de préparation se répétait pour la présidentielle, les conséquences seraient dramatiques. Non seulement de nombreux bulletins risquent d’être ignorés, mais la confiance dans le résultat final pourrait être ébranlée. Or, seulement 17% des partisans de Donald Trump comptent voter par correspondance en novembre prochain contre 66% pour les supporters de Joe Biden. Cette disparité peut s’expliquer par la différence d’appréciation du risque sanitaire. Les Démocrates s’informent auprès de médias traitant le Covid-19 de manière relativement alarmiste. De leur côté, les Républicains regardent principalement Fox News et Russ Limbaugh qui ne cessent de minimiser le risque. Enfin, les bulletins par correspondance invalidés le sont souvent pour signature non conforme avec la signature présente sur la liste électorale, ou réception trop tardive du bulletin. Ces deux phénomènes touchent davantage les jeunes et personnes issues des classes populaires ou de l’immigration, comme cela est observé en ce moment en Caroline du Nord où le vote par correspondance pour la présidentielle a déjà débuté. En clair, le risque de perdre des voix affecte de manière disproportionnée Joe Biden.

Le camp conservateur cherche à désorganiser les élections de novembre

Dans un système non partisan, les autorités prendraient toutes les mesures possibles pour garantir l’intégrité du vote. L’augmentation des budgets pour permettre d’investir dans les moyens logistiques nécessaires, le recrutement et la formation de nouveaux assesseurs pour augmenter le nombre de bureaux de vote, l’établissement de nouvelles directives et lois pour simplifier l’accès à l’isoloir et la promotion du vote par correspondance constituent autant de mesures potentielles, que les Démocrates appellent de leurs vœux. Or, l’organisation des élections est de la responsabilité des États. Dans la plupart de ceux gouvernés par les Républicains, les autorités s’opposent à toute mesure susceptible d’augmenter la participation, convaincues que celle-ci profiterait à l’autre camp. Quant aux États démocrates, les contraintes budgétaires drastiques résultant de la crise économique actuelle les limitent grandement. Ils sont de plus tributaires du service postal (USPS).

Les Démocrates se sont logiquement tournés vers l’État fédéral et le Congrès pour débloquer des crédits. Le 22 août dernier, la Chambre des représentants, à majorité démocrate, a ainsi validé un plan de relance de l’économie. Il contient une enveloppe de 25 milliards de dollars pour pallier une partie du déficit budgétaire de l’USPS. Ainsi, 3,5 milliards de dollars sont destinés à l’aide au vote par correspondance. La crise du coronavirus a en effet très durement touché l’agence fédérale. La loi ne verra sans doute jamais le jour. Le Sénat, contrôlé par les Républicains, est hostile à toute mesure permettant d’aider à la bonne tenue des élections. Donald Trump, également opposé à l’initiative démocrate, a par ailleurs avoué dans une interview sur Fox Business le 13 août « qu’ils [les démocrates] ont besoin de cet argent pour que l’USPS fonctionne correctement et poste des millions et millions de bulletins ». Sans cet argent, Donald Trump admet « qu’ils n’auront pas un vote par correspondance généralisé, car ils ne seront pas équipés pour ».

La Maison-Blanche utilise tous les moyens juridiques à sa disposition pour attaquer les États qui tentent de favoriser le vote par correspondance. Dans l’Iowa, ces derniers ont ainsi tenté d’invalider des dizaines de milliers de demandes de vote par courrier. Donald Trump a également menacé d’attaquer le gouvernement du Nevada pour que ce dernier retire une nouvelle loi qui permet d’envoyer automatiquement des bulletins de vote à tous les électeurs. Le 13 août, la Cour suprême fédérale a rejeté la contestation des Républicains d’un accord dans le Rhode Island. Ce dernier autorise les citoyens de l’État de voter par courrier sans obtenir la signature de deux témoins ou d’un notaire.

Enfin, Donald Trump entretient depuis des mois l’idée que le vote par courrier conduirait à une fraude massive, tout en encourageant ses électeurs à voter deux fois. Or cela est parfaitement illégal. Ces accusations ont été critiquées par de nombreux experts, y compris dans le camp républicain. Et pour cause, dans certains États clés, 50% des électeurs recourent à ce mode de scrutin depuis des années. Aucune fraude massive n’a encore été relevée. De fait, le Parti républicain a longtemps promu le vote par correspondance afin que l’électorat âgé, majoritairement favorable au GOP, puisse élire ses représentants plus facilement. En 1986, en pleine ère reaganienne, une loi facilita le vote par courrier pour de nombreux citoyens américains. Mais si ce mode de scrutin ne représente pas un risque en soi, une mauvaise coordination de la part de l’USPS pourrait empêcher de nombreux bulletins de vote d’arriver à temps pour être comptés, tandis que les dysfonctionnements risquent d’endommager la confiance des électeurs dans le résultat des élections.

 Donald Trump : “Je suis un mauvais perdant. Je n’aime pas perdre. Je ne perds pas très souvent. Je n’aime pas perdre. (…) Je pense que le vote par courrier va truquer les élections. Je le pense vraiment”.

 Chris Wallace : Suggérez-vous que vous n’accepterez pas le résultat de l’élection ?

“Je verrai en temps voulu”.

 Interview sur Fox News le 19 Juillet 2020

On peut analyser cette tentative de décrédibiliser le scrutin de novembre comme une stratégie offrant l’option à Donald Trump de déclarer le scrutin frauduleux en cas de défaite. Soit pour sauver la face, soit pour refuser de reconnaître les résultats et retarder la passation de pouvoir en espérant obtenir gain de cause auprès de la Cour suprême.

Le service postal USPS, dernière cible dans le collimateur de la Maison-Blanche

Si refuser un plan d’aide budgétaire primordial pour garantir la bonne tenue des élections n’était pas suffisant, l’administration Trump semble déterminée à désorganiser les services postaux, via des directives mises en place par le directeur général des postes, le Postmaster General, récemment nommé.

En février dernier, le secrétaire américain au Trésor, Steven Mnuchin, a invité deux Républicains, membres du conseil d’administration de l’USPS, afin de leur parler de la désignation du nouveau directeur général des postes. Déjà avant cette rencontre, Mnuchin avait été clair sur ses intentions. Il voulait que le Postmaster General applique une hausse des prix, notamment avec les partenaires de l’USPS comme Amazon, et une baisse drastique des coûts, comme le souhaitait Donald Trump. Le président américain a tweeté le 31 mars que « cette escroquerie à la poste doit cesser. Amazon doit payer des coûts réels (et des taxes) maintenant ! ». Douze jours après, Donald Trump nomme Mnuchin à la tête d’un groupe de travail pour réformer l’USPS. Une liste longue de plusieurs noms avait déjà été choisie par des entreprises de recrutements pour remplacer l’ancienne directrice générale des postes. M. Duncan, le président du conseil d’administration et présent à la rencontre avec Mnuchin, rajoute un nouveau nom dans la liste : celui de Louis Dejoy. Ce dernier, républicain de longue date et supporter de Donald Trump, est vite choisi, alors même qu’il ne semble pas être le plus qualifié pour le travail. Il est ainsi le premier directeur des postes depuis vingt ans à n’avoir jamais travaillé pour l’USPS. M. Dejoy est un businessman de Caroline du Nord qui a bâti sa fortune avec son ancienne entreprise New Breed Logistics. XPO a racheté cette dernière en 2014 et Dejoy a siégé à son conseil d’administration. Plusieurs experts craignent alors un conflit d’intérêts : le nouveau directeur des postes détient toujours plus de 30 millions de dollars de parts chez XPO alors que l’entreprise a des liens très forts avec l’USPS. Il possède également des obligations Amazon qui vont expirer en octobre. L’ancien vice-président du conseil d’administration de l’USPS, David C. Williams a démissionné avant même la nomination de Louis Dejoy. Pour lui, le nouveau directeur des postes « n’était pas un candidat sérieux ».

La situation est tellement alarmante que la commission sur la réforme et la surveillance de la Chambre des représentants a convoqué le 24 août M. Dejoy. Elle l’a interrogé sur les réformes structurelles qu’il a tenté de mettre en place ces derniers mois. Il a également confirmé ses liens avec XPO. Dejoy a alors assuré que les retards engendrés par ces changements d’organisation ne sont que temporaires. Il a aussi affirmé qu’ils n’ont pas pour but de retarder et d’entraver le vote par correspondance. Il a alors fait passer ses réformes comme primordiales pour restructurer l’USPS qui est en déficit budgétaire depuis plus de dix ans. Le comité lui a donné jusqu’au 26 août pour produire des documents relatifs à ses entretiens avec des officiels de la Maison-Blanche ou aux réformes opérées depuis juillet au sein de l’USPS. Le délai dépassé, la commission a cité Dejoy à comparaître. Le directeur général des postes a eu jusqu’au 16 septembre pour délivrer les documents demandés au Congrès.

Quand Bush coulait l’USPS

Le déficit budgétaire de l’USPS est la raison invoquée par les décideurs de Washington pour réformer radicalement l’institution. Pourtant, la cause de ce problème financier n’est pas une mauvaise gestion des deniers de l’entreprise. C’est en grande partie, une loi bipartisane votée en 2006. Le Congrès avait alors fait passer le Postal Accountability and Enhancement Act, imposant à l’USPS de stocker 72 milliards de dollars pour les fonds de pension de ses employés, jusqu’en 2056. Alors que l’USPS conservait des fonds au fur et à mesure que les coûts étaient engendrés, comme toutes les entreprises, l’agence fut sommée de trouver ces 72 milliards de dollars avant 2017. Plusieurs experts remarquent que la loi fait perdre jusqu’à 5,6 milliards de dollars par an à l’entreprise. Cela équivaut à une taxe de 8% sur son chiffre d’affaires. Aucune autre entreprise ou agence fédérale ne fait l’objet d’une telle obligation. En 2012, l’USPS fait un défaut sur ses paiements. Son inspecteur estime alors que sur les 62,7 milliards de dollars de pertes subies par l’entreprise depuis 2007, 54,8 milliards sont imputables à la loi de 2006. Sans cette décision regrettable, l’USPS ne serait pas en déficit budgétaire et aurait pu investir davantage dans ses infrastructures. Cette position financière instable légitime encore et toujours des coupes budgétaires néfastes pour l’entreprise et in fine pour la démocratie américaine.

Un scénario apocalyptique le soir de l’élection est-il crédible ?

Des analystes redoutent le scénario d’un Donald Trump en tête le soir de l’élection, dans l’attente du vote par correspondance. Son décompte pourrait prendre plusieurs jours, voire semaines, dans certains États. Cela permettrait au président sortant de se déclarer victorieux, tout en fustigeant une fraude généralisée si le dépouillement du vote par courrier venait à inverser la tendance observée le soir des élections. Au mieux, le pays traverserait des journées très agitées en attendant que le dépouillement se termine. Chaque camp accuserait l’autre de fraude pendant cet intermède. Au pire, certains États pourraient déclarer Donald Trump vainqueur sans boucler le dépouillement des bulletins par correspondance. En effet, les parlements locaux ont le pouvoir d’allouer les « grands électeurs ». La Cour suprême trancherait alors le litige. Or, les juges conservateurs la dominent. De plus, ses décisions récentes sont allées contre la prise en compte des bulletins de votes par correspondance arrivés en retard, à l’image du Wisconsin. On pourrait ainsi assister à la réélection de Donald Trump suite à une manipulation procédurale. Il s’agirait donc d’une répétition de ce qui s’est passé en 2000 avec Georges W. Bush.

Si un tel scénario semble politiquement improbable, les expériences récentes n’ont rien de rassurantes. Lors des élections de mi-mandat de 2018, le Parti républicain a dénoncé de multiples fraudes électorales sans apporter la moindre preuve et refusé de reconnaître la victoire du gouverneur démocrate au Kentucky. Quant à Donald Trump, il avait lui-même évoqué des fraudes massives pour expliquer son déficit de trois millions de voix face à Hillary Clinton en 2016, caractérisé les victoires démocrates de 2018 en Californie et Arkansas, comme « suspectes », tout en alléguant des fraudes électorales en Floride et en demandant qu’on y ignore les votes par correspondance.

Le Parti démocrate alerte fréquemment sur ces risques. Mais il a perdu une grande partie de sa crédibilité après les nombreux fiascos observés lors de ses propres primaires, que ce soit lors du désastre de l’Iowa ou lors des scrutins mentionnés plus haut. De plus, en se focalisant sur leurs propres théories complotistes, en particulier concernant une conspiration entre Donald Trump et la Russie, les Démocrates évoluent eux aussi dans une forme de réalité alternative. L’électeur de Donald Trump entend à longueur de journée que les Démocrates cherchent à manipuler les élections. De son côté, l’électeur pro-Biden reçoit un bombardement d’allégations sur des tricheries perpétuées par la Russie. Celles-ci favorisaient Donald Trump. De quoi poser les bases d’un scénario catastrophe en cas de résultat serré. Le camp des vaincus refuserait d’accepter le résultat des élections. Il ferait entendre sa voix dans la rue en attendant le verdict du Congrès ou de la Cour suprême. Dans cette perspective, les confrontations récentes à Kenosha et Portland, marquées par la mort de militants des deux bords, n’ont rien de rassurant.

  1. https://theintercept.com/2018/11/10/democrats-should-remember-al-gore-won-florida-in-2000-but-lost-the-presidency-with-a-preemptive-surrender/
  2. https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2018/11/georgia-governor-kemp-abrams/575095/

La cyberguerre : rivalités et enjeux de la « gouvernance » d’internet

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Hillary Clinton prononce un discours sur la liberté de l’internet, le 15 février 2011. © US Secretary of State

La cyberguerre n’est pas qu’une affaire de hackers. Firmes transnationales et gouvernements collaborent ou s’affrontent pour définir le modèle de gouvernance de l’internet et imposer leur vision. Quelle est la cohérence entre les intérêts américains et la doctrine de l’ “internet freedom”? Les institutions actuelles sont-elles légitimes ? Sont-elles utiles à des stratégies hégémoniques ou contre-hégémoniques ? Et surtout, quel contrôle les États peuvent-ils prétendre exercer sur les flux informationnels qui traversent leurs frontières ? Derrière ces questions figurent des enjeux globaux, parmi les plus critiques du 21ème siècle, au sujet desquels l’ouvrage de S. Powers et M. Jablonski, The Real Cyber War (2015) offre un éclairage précieux et plus que jamais d’actualité.


À quoi ressemble la « vraie » cyberguerre ?

Le terme « cyberguerre » est contesté et difficile à définir. Dans l’esprit du profane ou de l’expert, il renvoie souvent au recours à des lignes de codes malveillantes, destinées à perturber le fonctionnement normal de l’adversaire. De fait, le cyberespace s’est militarisé : la littérature stratégique et militaire le considère désormais comme un lieu d’affrontement à part entière entre de nombreux acteurs – pas uniquement étatiques. Il est dit qu’il s’y déroule, en somme, « une guerre par, pour et contre l’information », correspondant au triptyque : subversion, espionnage et sabotage. [1]

Mais c’est de tout autre chose dont parlent Shawn Powers et Michael Jablonski. Le cyberespace, colossal vecteur d’information, suscite des convoitises, donc des rivalités et des luttes d’influence, qui vont bien au-delà du hacking et des opérations militaires dans le cyberespace. En témoignent par exemple les efforts des entreprises des technologies de l’information et de la communication (TIC), pour influencer la gouvernance de l’internet et la définition de certaines normes, qui ne sont techniques qu’en apparence. Aux États-Unis, la remarquable symbiose entre l’agenda de ce secteur privé et celui des départements américains d’État et du Commerce indique, si cela était nécessaire, que les pouvoirs étatiques sont de la partie.

C’est pourquoi il serait bon de se détacher de l’approche belliciste habituelle afin d’élargir notre horizon. C’est tout l’intérêt de la perspective de Powers et Jablonski. La « vraie cyber guerre » qu’ils décrivent n’a pas lieu devant des ordinateurs, mais dans les couloirs des chancelleries, des institutions internationales, et des firmes transnationales. Elle ne vise pas à rendre hors service des sites internet, mais à peser dans la définition des normes techniques, politiques et même philosophiques et morales relatives à l’internet et ses usages. Les enjeux économiques et géopolitiques – que les auteurs s’attachent à décrire avec précision – sont colossaux. D’où les importants efforts que chaque acteur déploie, à la hauteur de ses moyens, pour peser dans ce petit monde.

« Les américains  (…) ont considéré le Congrès mondial sur les technologies de l’information comme un champ de bataille crucial pour le futur de la gouvernance d’internet, et comme une menace pour les intérêts économiques américains. »

Ainsi, le livre entend révéler « comment les politiques d’internet et de gouvernance sont devenues les hauts lieux d’une compétition géopolitique entre grands acteurs internationaux et dont le résultat façonnera l’action publique, la diplomatie, et les conflits du 21ème siècle ». L’occasion pour Powers et Jablonski de revenir sur les acteurs de ce jeu d’influence et de compétition, où les États continuent de jouer un rôle primordial, bien que rapidement secondés par le secteur privé, regroupant des entreprises du secteur des TIC et des communications internationales. Les GAFAM (un chapitre est notamment consacré à Google) sont évidemment importants, mais ils n’occultent pas le rôle majeur d’autres entreprises de services numériques, moins médiatisées : AT&T, Cisco ou Verizon, pour ne citer qu’elles. Diverses organisations de droit international ou organisations privées à « gouvernance multipartite » (Multistakeholder governance) sont enfin présentées en détails. Elles constituent, en effet, le point nodal de cette « vraie cyber guerre » ; le lieu de matérialisation des tensions sous-jacentes et de mécanismes discrets de domination.

Les auteurs s’attachent, par ailleurs, à décrire les méthodes, stratégies et ambitions de ces réseaux d’acteurs. La légitimation du processus de prise de décision par un mode de gouvernance présenté comme inclusif, transparent et ouvert à tous ; une rhétorique imparable qui promet simultanément un formidable développement économique, le renforcement des droits humains et la propagation de la démocratie ; des projets de développement généreux et en apparence désintéressés… Autant d’éléments qui nécessitent d’être analysés et contextualisés. On appréciera, au passage, la minutie et le sérieux des auteurs : il n’est nulle part question de croisade anti-GAFAM ou de pourfendre l’hégémon américain. On trouve simplement les outils nécessaires pour faire la part des choses et déchiffrer cet univers complexe. La démarche est salutaire quand les protagonistes dominants ont plutôt tendance à présenter une vision prescriptive et « personnelle » des choses.

À l’opposé, on trouve les pays en développement et les économies émergentes : Russie, Chine, des pays d’Amérique latine ou d’Afrique… Nombreux sont les gouvernements qui ne se satisfont pas du statu quo. Sont notamment décrites dans le livre, la dégradation des « termes de l’échange » à la suite du bouleversement économique d’internet, et la perception d’une forte domination occidentale – et à plus forte raison américaine – dans la gouvernance d’internet. Désireux de procéder à un rééquilibrage politique et économique et soucieux d’exercer comme ils l’entendent leur souveraineté sur les flux informationnels, ces pays trouvent dans les institutions internationales et les sommets internationaux des arènes pour exprimer leurs inquiétudes et organiser leurs efforts.

La démonstration du livre, d’une grande efficacité, sert une conclusion simple : « La vraie cyber guerre ne concerne pas les capacités offensives ou de cybersécurité, mais plutôt la légitimation d’institutions et de normes existantes qui gouvernent l’industrie de l’internet, afin d’assurer sa domination du marché et sa profitabilité. »

La doctrine de l’« internet freedom » : arguments et intérêts sous-jacents

Tout part d’un discours d’Hillary Clinton [2], dans lequel l’ancienne secrétaire d’Etat américaine dévoile la doctrine de la liberté d’internet (internet freedom doctrine). Elle appelle à une libre circulation de l’information (free flow of information) et à une « liberté de se connecter » (freedom to connect) universelle : l’accès à internet devrait être un droit fondamental et reconnu par tous.

Assurément, les Américains aiment leur « freedom ». Le verbatim du discours et des questions-réponses montre que le terme est prononcé cinquante-deux fois en une heure ! Mais cet agenda de la liberté d’internet a une manière bien singulière de présenter la chose. 1. L’information a tendance à être assimilée à un bien économique, monnayable et échangeable. Évidemment, ce cadrage consacre le modèle économique d’internet, fondé sur le captage, l’échange et d’analyse d’immenses quantités de données personnelles. Mais une telle perspective tend aussi à réduire la légitimité des politiques publiques qui viseraient à en contrôler le flux. L’issue du débat sur la liberté de l’internet pourrait donc jouer un rôle déterminant dans le traitement des flux d’information numérique par les États, et dans la définition du degré de contrôle jugé légitime, voire légal, au regard du droit international ou du commerce. 2. Internet est comparé à un « espace public ». Ainsi présenté, la surveillance y pose beaucoup moins de problèmes éthiques et juridiques que si internet était considéré comme un espace privé. Cette doctrine et les termes associés (internet freedom, mais aussi freedom-to-connect et connectivity) méritaient donc bien une analyse plus approfondie.

De l’intérêt d’une approche géopolitique : l’information comme un bien et comme une ressource

Des intérêts économiques, certes. Mais géopolitiques ? Le mot est souvent utilisé abusivement, et plusieurs experts s’en méfient, au point qu’on entend dire que « la géopolitique n’existe plus »[3]. On ne saurait pleinement souscrire à cette lecture ; d’ailleurs il existe bien une géopolitique de l’internet, ne serait-ce que par l’ancrage territorial des serveurs ou des câbles sous-marins. Si l’on s’en tient à la définition traditionnelle de la « géopolitique », rappelée par les auteurs, il s’agit d’une méthode d’étude de la politique étrangère s’intéressant aux effets de la géographie, donc des espaces physiques. Créée en réaction à une approche considérée comme excessivement légaliste, elle insiste notamment sur le poids des ressources dans la compétition entre États.

Or, l’hypothèse initiale des auteurs, reprenant la vision de l’historien de la communication Dan Schiller, est celle d’une information entendue comme un bien (commodity) mais aussi comme une ressource. Dès lors, les politiques étatiques relatives à l’internet peuvent être abordées comme une lutte pour le contrôle de ressources d’un genre nouveau. Ce cadre théorique permet de dépasser les questions liées aux effets sociaux, culturels, économiques ou politiques de l’internet. À la place, on s’interroge ici sur les motivations réelles des politiques étatiques relatives à l’internet, en termes de compétition internationale pour des ressources.

« Le soutien du gouvernement américain fut déterminant dans la création, l’adoption, et la structuration de l’internet, ainsi que dans l’intégration des technologies de l’information dans l’économie globale. »

De ce point de vue, la liberté de l’information (information freedom), la libre circulation de l’information (free flow of information), ou encore les partenariats multi-acteurs (multistakeholderism) constituent le socle d’une rhétorique et d’une stratégie qui contribuent au maintien d’un statu quo, bénéficiant à quelques acteurs acteurs dominants.

Une telle rhétorique déforme les aspects intrinsèquement politiques et économiques de l’information. Présenter la libre circulation de l’information comme une opportunité immense de développement économique, et lui prêter un pouvoir naturel de démocratisation, permet de dévier l’attention d’autres sujets.

Des gains économiques… pour qui ?

Quels sont les arguments économiques mis en avant ? L’internet est présenté comme un « grand égalisateur » (great equalizer), qui va permettre aux pays en développement de combler leur retard avec les pays occidentaux. Ce discours s’inscrit dans une perspective que Vincent Mosco, professeur émérite de communication, qualifie de « néodéveloppementaliste ». Elle postule que la dissémination des TIC permettra d’accélérer le développement et l’intégration économique des pays en développement et d’y développer des économies de marché robustes et performantes. Les auteurs rappellent que cet ancrage théorique est difficile à départager de considérations stratégiques et économiques. À grands renforts d’exemples de décorrélation entre croissance, richesse, et connectivité internet, ils montrent d’ailleurs que ces postulats sont empiriquement contestables.

On ne saurait reprocher aux pays occidentaux et à leurs entreprises de diffuser l’accès à internet et de construire les infrastructures nécessaires dans les pays en développement, quelles que puissent en être les raisons. Mais des travaux comme ceux de l’économiste Eli Noam suggèrent que l’élargissement de la connectivité pourrait en fait accentuer les écarts de richesses. Il anticipe par exemple qu’à peine huit pays dans le monde pourraient bientôt concentrer jusqu’à 80% de la production de contenus numériques.[4] Quand un pays pauvre, peu doté en infrastructures, bénéficie de programmes d’aide qui lui permettent d’accéder à internet, sa population – le peu qui peut se le permettre – devient consommatrice, et non productrice, des services numériques et des contenus médiatiques proposés par des entreprises occidentales.

Or, justement, ces programmes, prêts et autres projets occidentaux, notamment américains, en matière de connectivité et d’infrastructures liées à l’internet, sont souvent conditionnés à des mesures de dérégulation, de privatisation et d’ouverture des marchés nationaux. Les entreprises américaines accèdent ainsi à ces marchés étrangers, d’autant plus aisément avec la notoriété et les fonds propres dont elles disposent. Les économies d’échelle, les effets de réseau, l’existence d’une masse critique d’utilisateurs, sont autant d’éléments, bien connus en science économique, qui facilitent encore cette implantation. Ils font en revanche cruellement défaut aux acteurs locaux et nouveaux entrants, qui font face à de fortes barrières à l’entrée. Les quelques concurrents qui parviennent malgré tout à se développer sont souvent rachetés. [5]

« Il y a un principe sur lequel les responsables politiques, l’industrie, et les acteurs de la sociÉté civile, sont tous d’accord : l’internet global et déréglementé est une bonne affaire pour l’économie américaine. »

En matière de communications internationales, la détérioration des termes de l’échange suite à l’apparition de l’internet a été fort défavorable aux pays en développement. De telle sorte que l’anecdote de l’artisan africain ou sud-asiatique qui parvient à développer son activité grâce au e-commerce est un peu l’arbre qui cache la forêt. En effet, jusqu’à quelques décennies en arrière, les pays en développement, comme les autres, bénéficiaient des normes de l’Union internationale des télécommunications (UIT).

Rattachée aux Nations unies en 1947, l’UIT fut, au cours du 20ème siècle, le principal mécanisme de coordination des coûts et bénéfices liés aux communications internationales. Le prix de tel service, payé par tel acteur à tel autre : tout cela était relativement clair et fixé par le Règlement des télécommunications internationales (RTI) de l’UIT. Cette régulation garantissait un contexte international stable pour la croissance et l’activité économique dans le domaine des télécommunications. Les acteurs économiques locaux et nationaux continuaient de dominer leur marché.

Mais le développement d’internet et des « internet-based services », qui échappent à ces règles de l’UIT, ont bouleversé cet équilibre. Un appel Skype de la Turquie vers l’Allemagne, par exemple, permet de contourner l’opérateur téléphonique turc qui était jusqu’alors sollicité. On perçoit mieux la nature des frictions qui peuvent exister lieu au sein de l’UIT. Lors du sommet de Dubaï en 2012, l’une des grandes questions était ainsi de savoir si le terme de « télécommunications » devait ou non inclure les flux d’information transitant par internet.

Une réponse positive aurait signifié que ces services seraient soumis aux régulations prévues par l’UIT, contrariant la position dominante de certaines entreprises occidentales. Les négociations concernaient aussi l’extension du pouvoir de l’UIT à certains aspects de la gouvernance d’internet. Avec cet exemple et d’autres, Powers et Jablonski expliquent comment les pays du Sud et les économies émergentes se servent de l’UIT comme d’un outil contre-hégémonique face à un internet perçu comme dominé par les Etats-Unis.

En retour, les États-Unis ne se privent par pour saper ces revendications et façonner à leur avantage les normes internationales en matière de communications internationales. Les exemples sont nombreux. S’agissant du sommet de Dubaï de 2012, les revendications avaient été fermement dénoncées comme une tentative de « prendre le contrôle de l’internet ». L’occasion d’observer la rhétorique de l’internet freedom tourner à plein régime[6]. Robert McDowell, commissaire de la Commission fédérale des communications, avait notamment déclaré devant une commission sénatoriale : « Nous sommes en train de perdre la bataille pour la liberté de l’internet. » [7] Les tribunes publiées, le ton employé, les fonctions occupées par les auteurs : tout cela semble incarner à merveille l’état du débat et laisse voir l’étendue des enjeux économiques à la clé.

Un intérêt stratégique : la déstabilisation politique

Il se trouve une deuxième utilité à la rhétorique de la connectivité, du « free flow of information » et de la « freedom to connect ». Sans trop d’effort, ces notions sont associées au démocraties occidentales, face aux opposés symétriques que sont les pays totalitaires et censeurs qui entravent la libre circulation de l’information et des idées. Des caractéristiques fortement associées à des pays comme la Russie, la Chine, ou encore l’Iran.

En effet, à défaut de pouvoir obtenir, dans les arènes internationales, une gouvernance interétatique, ces pays comptent parmi ceux qui cherchent à développer leur propre « internet souverain » et/ou à contrôler fortement les flux entrants et sortants de leurs frontières. Car le cyberespace, en sa qualité de vecteur d’importantes quantités d’informations, suscite aussi de grandes angoisses. Les gouvernements autoritaires sont les premiers à craindre pour leur légitimité et leur stabilité.

Les États-Unis le savent : les revendications américaines pour la promotion et la diffusion d’un internet global, unique et universel vont directement à l’encontre de ces projets d’intranet. Elles sont aussi sensées faciliter l’exposition de certaines populations à des horizons démocratiques, plus désirables que leurs régimes politiques actuels. Il est même prévu d’aider activement les “cyberactivistes” et “cyberdissidents”. En pointant du doigt les intranets nationaux et les velléités de contrôle des flux informationnels, et en les assimilant purement et simplement à de la censure, cette rhétorique permet de normaliser et légitimer le statu quo de la gouvernance actuelle d’internet, qui fait figure de seul système capable de de préserver la freedom to connect.

A l’évidence, tous les États exercent leur souveraineté, et donc mettent en place des formes de contrôle ou de surveillance des flux informationnels ; les États-Unis n’y échappent pas. Le livre le rappelle en revenant notamment sur les programmes de surveillance de masse révélés par Edward Snowden ; mais aussi en montrant comment, aux États-Unis, des intranets sécurisés destinés aux administrations, à la communauté du renseignement, ou aux secteurs sensibles de l’industrie, ont tendance à s’étendre de plus en plus à d’autres secteurs civils moins sensibles.

Résumé des chapitres

Avec plusieurs exemples historiques, le premier chapitre montre comment les États-Unis, par le passé, ont façonné à leur avantage les normes internationales en matière de communication et de technologies de l’information.

Le chapitre 2 retrace l’apparition du complexe militaro-industriel aux États-Unis à partir de la seconde guerre mondiale. L’objectif est de montrer que les mécanismes gouvernementaux de stimulation de la croissance et de l’innovation à l’œuvre, s’observent également, de façon plus récente, dans le secteur industriel des technologies de l’information. Or, c’est l’occasion pour les auteurs de rappeler que l’interdépendance mutuelle ainsi créée présente des risques sur le plan économique (perte de compétitivité, décalage avec la demande réelle) et sur le plan politique (distorsion du processus de décision politique, manque de transparence).

Pour l’heure, les entreprises américaines demeurent performantes économiquement. Mais le rattrapage technologique chinois ne s’est jamais autant fait sentir qu’avec les frictions actuelles autour de la 5G. Surtout, les révélations de l’affaire Snowden sur l’espionnage de la NSA (National Security Agency) révèlent l’étendue de certaines dérives politiques et du manque de transparence en la matière, ce qui tend à donner raison aux auteurs.

Google (chapitre 3) fait l’objet d’une étude détaillée, afin d’explorer la gestion et l’exploitation les données par l’entreprise, et de rappeler sa prépondérance dans le marché de la publicité. Si Google embrasse autant les principes de l’internet freedom et de libre circulation des données, c’est certes parce que cela correspond vraisemblablement à son idéologie. Mais c’est peut-être aussi parce que l’entreprise voit d’un très mauvais œil le contrôle étatique des flux d’information. On peut même dire qu’elle les craint plus que tout.

Le modèle de régulation de l’internet a potentiellement des effets immenses sur le « business » de Google. Après tout, son modèle économique repose pour une très large partie sur la publicité ciblée, donc sur la captation et l’analyse de données personnelles. Enfin, la croissance économique de l’entreprise est notamment déterminée par sa capacité à étendre ses divers services à des utilisateurs toujours plus nombreux. De ce point de vue, Google a tout intérêt à soutenir l’internet freedom, la connectivité et la libre circulation de l’information. C’est même une question de survie et de santé économique.

De même, et plus généralement, si la politique américaine consiste à diffuser autant que possible l’accès à internet dans le monde, c’est parce que cela s’avère particulièrement favorable aux entreprises américaines. Le chapitre 4 détaille ainsi divers projets d’investissement, de construction, de transferts de compétences ou de technologies, réalisés en partenariat avec Cisco, Google, Hewlett Packard, IBM, Intel et d’autres. Ainsi, la politique internet américaine peut être résumée en deux volets inséparables : connecter un maximum d’individus à travers le monde à internet d’une part, et d’autre part maintenir le statu quo des arrangements économiques, légaux et institutionnels qui gouvernent la connectivité et les échanges en ligne.

Le chapitre 5, en passant à la loupe l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), l’ISOC (Internet Society) et l’IETF (Internet Engineering Task Force), révèle les dessous de la gouvernance multi-acteurs (multistakeholderism) et de son argument du rôle de la société civile, qui s’avère bien décevant, sinon illusoire. Plus que tout autre chose, le multistakeholderism renforce la position des acteurs dominants en légitimant les décisions qui sont prises, tandis que l’injonction à atteindre un consensus neutralise les critiques et les tentatives de changer le statu quo.

Le chapitre 6 est dédié à la souveraineté. Il rappelle ses fondements théoriques et revient sur ses liens avec les nouvelles technologies de l’information. Quatre cas d’études (Chine, Egypte, Iran, États-Unis) montrent autant de façons de contrôler l’accès à internet ou les flux informationnels. Le contrôle américain est évidemment sans commune mesure avec les autres, notamment celui de la Chine. Cependant, d’un point de vue strictement analytique, les efforts vont dans le même sens. Il est indéniable que tous les pays, démocratiques ou non, cherchent à atteindre un certain degré de contrôle de ces flux, dans le cadre de l’exercice normal de leur souveraineté. Ainsi, les stratégies chinoises et américaines, bien que culturellement spécifiques et atteignant un niveau de contrôle très différent, demeurent l’une et l’autre des stratégies de contrôle et de surveillance.

Enfin, le chapitre 7 explore les tensions et les contradictions profondes qui existent entre la doctrine de l’internet freedom et la cybersécurité, notamment en réfléchissant à l’avenir incertain de l’anonymat en ligne. En présentant l’internet comme « l’espace public du 21ème siècle », Hillary Clinton réussit le tour de force d’imposer l’idée que, sur l’internet, chaque utilisateur s’expose au regard des autres et des autorités. Le tout est habilement relié par les auteurs aux révélations d’Edward Snowden sur la NSA et de différents programmes de surveillance (PRISM, MUSCULAR, et TEMPORA), ainsi qu’à la collaboration entre Google et la NSA.

Conclusion

Finalement, dans un monde où l’information est au centre des économies modernes, les grandes questions soulevées sont celles de la légitimité des institutions qui gouvernent les flux informationnels, ainsi que de l’autorité dont disposent les États pour gérer et contrôler ces flux au sein de leurs frontières. Le livre donne une idée des désaccords profonds qui existent à cet égard. Ainsi, « la vraie cyberguerre est donc une compétition entre différentes économies politiques de la société de l’information ».

De ce point de vue, la doctrine américaine de l’internet freedom se comprend comme relevant d’un agenda spécifique. Il vise certes à relier le monde à internet, mais suivant une logique économique et géopolitique particulière, qui bénéficie disproportionnément à une poignée d’acteurs dominants. Autrement dit, cette doctrine constitue un effort de légitimation et de propagation d’une économie politique bien précise. On en revient toujours à cette question au fondement du livre : « De quelle autorité légitime les États disposent-ils pour gérer les flux d’information à l’intérieur et au sein de leur territoire souverain ? »

Le parallèle tracé avec le pétrole est intéressant : les États se sont entendus pour créer des institutions qui gouvernent cette industrie. Les normes qui en résultent, conformément à leur fonction fondamentale, permettent d’anticiper les comportements. Elles créent un contexte relativement stable qui permet une prévisibilité énergétique et l’anticipation des flux, sans quoi l’approvisionnement en pétrole générerait des tensions et des angoisses terribles. Dans une logique similaire, Shawn Powers et Michael Jablonski espèrent voir advenir une gouvernance où les États comprennent la nécessité qu’il y a à s’entendre sur ces questions. Mais on ne dispose toujours pas, sur le plan international, de réponse claire sur la façon dont les données peuvent être gérées, collectées, stockées, transférées, voire même taxées. Malheureusement, rien ne permet aux auteurs d’être optimistes au sujet de cette future gouvernance.

Ajoutons que ces questions, déjà cruciales, redoublent encore de gravité, alors que l’internet continue de se densifier et de s’installer dans nos vies, et que les flux informationnels numériques sont sur le point d’être décuplés par la 5G et l’avènement de l’internet des objets.

Shawn M. Powers & Michael Jablonski, The Real Cyber War. The Political Economy of Internet Freedom. University of Illinois Press, 2015, 272 p.

[1] Nicolas Mazzucchi (2019) La cyberconflictualité et ses évolutions, effets physiques, effets symboliques. Revue Défense Nationale, 2019/6 n°821, pp. 138-143.

Voir aussi : François-Bernard Huyghe, Olivier Kempf et Nicolas Mazzucchi, Gagner les cyberconflits, Paris, Économica, 2015.

[2] Hillary Rodham Clinton, « Remarques sur la liberté de l’internet », discours prononcé au Newseum, Washington D.C., 21 janvier 2010. [URL] : https://2009-2017.state.gov/secretary/20092013clinton/rm/2010/01/135519.htm

[3] « – […] La géopolitique n’existe plus, de toute façon.
– C’est fini !?

– Oui, complétement. D’ailleurs le sous-titre de mon prochain livre, « Intersocialité », sera « Le monde n’est plus géopolitique ». Je ne veux plus entendre parler de ce mot. Il n’a aucun sens, parce que le monde d’aujourd’hui n’est ni géo, ni politique. »

Extrait d’un entretien personnel avec Bertrand Badie, Paris, 13 juillet 2020.

[4] Eli Noam, “Overcoming the Three Digital Divides”, in Daya Thussu (éd.), International Communication: A Reader, Routledge, Londres, 2011, p.50.

[5] Voir par exemple : https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_acquisitions_de_Google

[6] Voir par exemple: Robert McDowell, “The U.N. Threat to Internet Freedom”, Wall Street Journal, February 21, 2012. Gordon Crovitz, “The U.N.’s Internet Power Grab: Leaked Documents Show a Real Threat to the International Flow of Information, Wall Street Journal, June 17, 2012.

[7]We are losing the fight for Internet Freedom.” Statement of Commissioner Robert M. McDowell before the U.S. Senate Committee on Commerce, Science, and Transportation. March 12, 2013. http://transition.fcc.gov/Daily_Releases/Daily_Business/2013/db0312/DOC-319446A1.pdf

Nomination de Kamala Harris : la victoire des milieux financiers et de l’aile modérée du Parti démocrate

© Gage Skidmore

La sénatrice démocrate de Californie et ancienne candidate à la présidentielle Kamala Harris vient d’être choisie par Joe Biden comme colistière. Une décision présentée comme historique, mais qui masque une victoire de l’establishment démocrate et des puissances financières, dont les conséquences pour la campagne présidentielle et l’avenir du parti interrogent.


Il s’y était engagé pendant son débat contre Bernie Sanders. D’abord perçue comme une manœuvre habile pour accaparer la couverture médiatique et priver Sanders d’oxygène, la promesse de sélectionner une femme comme colistière et future vice-présidente a eu pour effet de limiter les options de Joe Biden. Depuis deux mois, il laissait planer le suspens en auditionnant différentes candidates, tout en reculant sans cesse sa décision. Le processus de sélection aura ainsi été à l’image de Joe Biden : indiscipliné, indécis et maladroit. Mais il a permis de tenir la presse en haleine et de forcer les onze candidates potentielles à multiplier les éloges et levées de fonds en faveur du candidat. 

Il s’est finalement reporté sur Kamala Harris, sénatrice de Californie, ancienne procureure générale de l’État et candidate malheureuse à la présidentielle en 2020. Les commentateurs peuvent se féliciter du choix historique d’une femme de couleur aux origines africaines et indiennes. Mais derrière les symboles dont est friande la presse néolibérale américaine, cette nomination interroge à différents niveaux. 

Kamala Harris, une colistière efficace pour battre Trump ?

La sénatrice de Californie présente l’avantage d’être une femme politique expérimentée, habituée à conduire des auditions musclées au Congrès et s’étant illustrée dans certains débats des primaires démocrates pour sa poigne, notamment au cours d’un échange mémorable dont Joe Biden avait, ironiquement, fait les frais. Offrant peu d’angles d’attaques évidents à Donald Trump, Harris représente la sécurité. Il y a peu de chances qu’elle commette des bourdes, se laisse malmener en interview ou fléchisse lors du traditionnel débat des vice-présidents. Et son siège au Sénat, qui deviendra vacant, reviendra nécessairement à un démocrate, ce qui permet d’éviter d’affaiblir le parti en choisissant une colistière occupant un mandat dans un État plus contesté. Pour autant, renforce-t-elle vraiment le « ticket » comme l’affirme Libération en une de son édition du 13 août ?

La science politique suggère que le vice-président a très peu d’impact sur les campagnes présidentielles. Au pire, il s’agit d’un poids potentiel, comme le fut Sarah Palin pour John McCain, au mieux cela permet de gommer quelques faiblesses du candidat, ou d’aider dans un État particulier. Mike Pence avait permis de solidifier le vote évangéliste derrière Trump, par exemple. 

Dans le cas d’Harris, difficile de voir ce qu’elle apporte au « ticket ». La Californie est acquise à Joe Biden et la sénatrice n’a la cote ni avec la gauche démocrate ni avec l’électorat afro-américain qu’elle avait échoué à mobiliser pour sa propre campagne. Elle ne devrait pas apaiser les conservateurs non plus, qui dénoncent une « carriériste de la côte Ouest  » qui souhaite « socialiser la santé  » tout en attisant les ressentiments racistes et sexistes. 

Son principal atout reste son absence de défaut majeur dans lequel Donald Trump pourrait s’engouffrer. Son bilan de procureure très critiqué à gauche démine les attaques de ce dernier, qui aura d’autant plus de mal à incarner le candidat de «  la loi et l’ordre  » et risque de lutter pour repeindre Biden en marionnette de Sanders. Pour preuve, les milieux financiers ont salué sa nomination, le Wall Street Journal titrant «  l’enthousiasme de Wall Street indique qu’ils estiment que les réformes financières ne seront pas une priorité de cette administration  » et note que «  Biden semble avoir réussi à contenir l’aile gauche de son parti  ». 

Outre sa capacité à lever des fonds auprès des grands financiers, Harris ouvre les portes de la Silicon Valley à Joe Biden, elle qui cultive depuis des années une proximité avec les pontes de la tech américaine. Mais au-delà de ses réseaux d’affaires, la sénatrice apporte deux atouts qui faisaient défaut à Joe Biden : une véritable base militante, construite pour sa propre campagne présidentielle et très active sur les réseaux sociaux, et un certain charisme – ou du moins une éloquence – qui contraste avec les bafouillements de Biden. Si elle joue à fond son rôle de porte-parole et comble le vide laissé par ce dernier dans les médias, elle pourra porter la critique efficacement et occuper le terrain. C’est ce que suggère sa première intervention publique après la nomination, où elle a fait le procès de Donald Trump et de sa gestion de l’épidémie de coronavirus avec une grande clarté. 

 

Kamal Harris s’était construite une image «  progressiste  » à travers de nombreux votes au Sénat et en travaillant sur différents textes aux côtés de Bernie Sanders. Si elle manie parfaitement la rhétorique populiste, elle a su conserver ses distances avec l’aile gauche du parti, et a fait de la triangulation sa spécialité. [1] Une stratégie qui avait précipité son échec aux primaires démocrates, mais lui vaut d’être appréciée des milieux d’affaires. Cette plasticité idéologique et son passé de procureure, où elle avait adopté une ligne extrêmement dure et réactionnaire, lui valent l’hostilité de la gauche américaine. 

Cependant, la levée de fonds record enregistrée le jour de l’annonce de sa nomination – 24 millions de dollars supplémentaires sur la seule plateforme citoyenne «  act blue  » – semble indiquer un certain enthousiasme auprès de la base du parti. 

Reste que sa piètre performance aux primaires démocrates interroge sur sa capacité réelle à faire campagne efficacement. Boudée par la jeunesse et l’électorat afro-américain, ses sondages désastreux l’avaient contrainte à un abandon prématuré en décembre, ce qui lui aura permis d’éviter une humiliation dans son fief californien. Elle qui avait appelé publiquement à bannir Trump de Twitter devra porter une critique plus efficace et substantielle si elle veut avoir un impact positif sur la campagne.

Une défaite de plus pour la gauche américaine, en forme de leçon pour toutes les gauches

En pleine période de mouvement social pour exiger plus de justice et d’égalité, Harris incarne un choix problématique. Une fois passé outre sa couleur de peau, il reste son bilan catastrophique en tant que procureure de la Californie. Si on ajoute le fait que Joe Biden fut le principal instigateur de la politique répressive qui aura conduit à l’explosion de la population carcérale et aux violences policières [2], ce choix représente une défaite supplémentaire pour la gauche démocrate. 

Elizabeth Warren aurait probablement été plus efficace pour faire le procès de Donald Trump et énergiser cette aile du parti. Mais elle reste crainte par les milieux financiers et riches donateurs. Malgré son coup de poignard dans le dos de Bernie Sanders, qui aura largement contribué à la victoire de Joe Biden, et en dépit de son volte-face vis à vis de la réforme de la santé Medicare for all pour devenir plus «  Biden compatible  », Warren se retrouve de nouveau sur la touche. En 2016 déjà, elle avait refusé de se présenter contre Clinton, puis décliné de soutenir Bernie Sanders, espérant obtenir une capacité d’influence plus large au sein du parti. Au mieux, elle récupérera un poste dans une future administration Biden-Harris, au pire, elle subira une primaire issue de la gauche américaine lors de sa prochaine élection au Sénat. 

 

L’establishment obtient gain de cause, lui qui favorisait ouvertement Kamala Harris aux primaires, devant Joe Biden.  

Kamala Harris, futur visage du parti démocrate  ?

Le choix du vice-président a rarement un impact sur la campagne, mais souvent une influence sur l’avenir du parti. Biden avait été choisi par Obama pour rassurer les électeurs animés de réflexes racistes ou conservateurs. Ironiquement, le voilà chargé de sauver le pays d’un président ultra conservateur accusé de racisme. 

Les cinq derniers vice-présidents démocrates sont devenus les candidats du parti à la présidentielle suivante. Compte tenu de l’âge avancé de Joe Biden, Kamala Harris pourrait incarner l’avenir du parti dès 2024, et potentiellement jusqu’en 2028. Un coup dur pour la gauche américaine, bien qu’il puisse se passer beaucoup de choses d’ici là.

En attendant, elle sera probablement plus réceptive que Biden à la pression de l’aile gauche, et pourrait devenir un allié des progressistes au Congrès sur certaines questions, comme le concède le journal socialiste Jacobin et l’hebdomadaire progressiste The Nation. [3] On peut y lire que Harris a démontré une plasticité idéologique et une capacité à bouger vers la gauche lorsqu’on lui met la pression  et que «  son ambition pourrait être un atout, car elle la forcera à suivre la direction du vent avec force et détermination  ». 

Pour l’instant, le choix de Kamala Harris témoigne de la main mise de l’establishment sur le devenir du parti. Une candidate idéale du point de vue des riches donateurs et des élites néolibérales, mais dont le choix de colistière par Joe Biden pourrait s’avérer à double tranchant. Tout dépend comment Donald Trump et l’électorat répondront à son arrivée dans la campagne, qui prend clairement un nouveau départ avec la complétion du ticket démocrate et l’imminence des Conventions. 

  1. En particlulier sur les question de réforme de la santé, cf notre article sur la question
  2. Cf notre portrait de Joe Biden
  3. Lire https://www.thenation.com/article/politics/kamala-harris-ambition/ et https://www.jacobinmag.com/2020/08/joe-biden-kamala-harris-vice-president-neoliberalism