« Si Assange est extradé, il sera coupable avant même d’avoir été jugé » – Stella Assange

Assange extradition - Le Vent Se Lève
© Joseph Édouard pour LVSL

Un bref répit pour Julian Assange ? Le journaliste australien est autorisé à faire appel de son extradition vers les États-Unis par la Haute cour de Londres. Mais le jugement final n’est pas de nature à rassurer son équipe juridique. Sur les neuf motifs présentés contre son extradition, seuls trois ont été retenus. La cour demande des « assurances » aux États-Unis, notamment la garantie qu’il échappera à la peine capitale – si elles sont fournies, Assange pourrait être extradé dans trois semaines. En outre, elle écarte les projets d’assassinat et de kidnapping élaborés par la CIA à son encontre comme des pièces non pertinentes au dossier (sous le prétexte que s’il était extradé, ces risques disparaîtraient). Si l’extradition de Julian Assange devait aboutir, il serait privé de tout moyen de défense. Sous la coupe de l’espionage act, il encourt 175 ans de prison ; comme il n’est pas citoyen américain, il ne bénéficie pas même de la mince protection qu’offre le premier amendement de la Constitution.

Nous retranscrivons ici l’intervention de Stella Assange, avocate et compagne de Julian Assange, lors d’une conférence en juin 2021 à l’Université Paris 2, à l’invitation de plusieurs associations. Elle appelle le gouvernement français à soutenir la libération d’Assange, au nom des services que lui a rendu Wikileaks – qui a notamment révélé les pratiques d’espionnage des agences américaines en France. Cette conférence s’est déroulée en compagnie d’Antoine Vey, avocat de Wikileaks, et a été modérée par Vincent Ortiz, rédacteur en chef adjoint du Vent Se Lève.

La cour en charge du cas Assange aux États-Unis est localisée dans la ville d’Alexandria en Virginie. Pourquoi à Alexandria ? Parce que toutes les agences de renseignement y ont leur quartier général. Cette cour se trouve à moins de 30 kilomètres du quartier général de la CIA. C’est essentiellement une cour de sécurité nationale. Aucune personne accusée d’avoir violé la sécurité nationale du pays n’y a jamais gagné un seul procès.

Un procès dont l’issue est connue d’avance

Accusé au nom de l’espionage act, qui a une portée très large, Julian Assange n’aurait aucun moyen de se défendre [ndlr : voté en 1917, l’espionage act avait pour but de combattre les opposants à la politique étrangère des États-Unis, dans un contexte de guerre. Sa compatibilité avec le premier amendement a fait l’objet de nombreux débats]. Il ne pourrait parler ni des motifs de publication des documents, ni de leur contenu. Tous ces arguments seraient hors de propos : on a affaire à une infraction de responsabilité absolue. « Avez-vous reçu ces documents ? Oui. Possédez-vous ces documents ? Oui. Avez-vous publié ces documents ? Oui » : avec l’espionage act, il est coupable avant même d’avoir été jugé. Et il risque une peine de 175 ans de prison.

Pour couronner le tout, du fait qu’il ne soit pas Américain, Julian Assange ne serait pas protégé par le premier amendement – que l’espionage act rend de toutes manières caduc. Il ne pourrait pas l’invoquer en sa faveur. Aucune personne non-Américaine extradée aux États-Unis ne possède de droits relatifs à la liberté de la presse s’il tombe sous le coup de l’espionage act. Comment organiserions-nous sa défense s’il était extradé ? Je n’en sais rien. Il n’y aurait aucune défense à monter.

L’affaire Assange crée un précédent

La persécution d’Assange menace la pérennité d’un ordre mondial basé sur le droit international. Le rapporteur spécial des Nations-Unies sur la torture, Nills Melzer, a été très clair. Il a mené une enquête et a conclu au fait qu’Assange a été confronté à de la torture psychologique. Le groupe de travail de l’ONU sur les détentions arbitraires a rendu un rapport en 2016 concluant au fait que Julian Assange était illégalement détenu dans l’ambassade d’Équateur. De nombreuses autres personnalités de l’ONU ont rendu des conclusions similaires et appelé à la fin de sa persécution.

© Anastasia Léauté

Que les États-Unis et le Royaume-Uni montrent un tel mépris pour les Nations-Unies menace l’intégrité d’un système international basé sur les Droits de l’homme.

Observez ce qui s’est produit en Biélorussie [ndlr : en mai 2021, un avion était détourné sur ordre du gouvernement d’Alexandre Loukachenko, visant à l’arrestation d’un opposant biélorusse]. C’est la conséquence lointaine d’une fracturation de l’ordre internationale à laquelle ont contribué les États-Unis. En 2013, ils avaient ordonné l’interception de l’avion d’Evo Morales, président bolivien [ndlr : voyageant de Russie vers la Bolivie, l’ex-président Evo Morales s’était vu refuser une escale en France, en Italie ou en Espagne. Une rumeur voulait qu’Edward Snowden ait été à bord de son avion, et accepter qu’il fasse escale dans ces pays aurait été un signe de défiance à l’égard des États-Unis]. Ce faisant, ils ont institué une norme qui est à présent prise pour référence par d’autres.

De même, l’affaire Assange crée un précédent. Observez la manière dont le premier ministre chinois et le président d’Azerbaïdjan utilisent ce cas pour justifier leur violation des droits de l’homme – puisque le monde entier les viole, pourquoi se priver ? [ndlr : dans une interview avec une journaliste britannique devenue virale, le président azéri avait répondu à une question concernant la liberté d’expression dans son pays en évoquant l’affaire Assange]. Les gouvernements non-occidentaux voient dans le cas Assange un blanc-seing pour justifier leurs pratiques répressives à l’égard des journalistes.

Le système américain offre des garanties particulièrement fortes concernant la liberté de la presse en comparaison du reste du monde. Le premier amendement est l’équivalent d’un étalon-or pour la liberté de la presse et d’expression. Avec cette mise en accusation, le premier amendement serait mis en danger. Cela aurait un impact profond sur la culture politique des États-Unis et du monde occidental – si une telle chose se produit aux États-Unis, d’autres suivront.

Un journaliste face au durcissement de l’administration américaine

Julian Assange est persécuté parce qu’il a dénoncé des crimes. Il ne faut pas avoir peur de parler de persécution politique. Si vous enleviez les drapeaux des pays concernés, que vous transposiez le cas Assange dans d’autres pays, tout le monde emploierait ces mots : prisonnier d’opinion, prisonnier politique, prisonnier pour avoir dénoncé des crimes d‘État, etc.

Revenons sur le contexte de sa mise en accusation.

Les États-Unis ont lancé une enquête sur Julian Assange en 2010, suite aux publications de Wikileaks relatifs aux États-Unis. Il faut rappeler leur nature : ces documents concernent la guerre en Irak, la guerre en Afghanistan, ou le fonctionnement de Guantanamo. D’autres révèlent le contenu des câbles du Département d’État. D’autres encore concernent les règles d’engagement, c’est-à-dire relatives à l’emploi de la force armée dans des théâtres de guerre. Ces documents sont la preuve vivante de crimes commis par l’armée américaine.

L’administration Obama a enquêté : un grand jury a été formé, une équipe d’investigation a été mise en place, ainsi qu’une task force dédiée à Wikileaks constituée de centaines de personnes. Après la mise en accusation de Chelsea Manning, condamnée à 39 ans de prison pour avoir été la source de Wikileaks, l’administration Obama, ayant examiné le résultat de ses enquêtes, en a conclu qu’Assange agissait de manière totalement conforme à n’importe quel acteur journalistique. C’est la raison pour laquelle ils ont laissé tomber l’accusation : aucune charge concluante ne pouvait être soulevée contre lui.

© Anastasia Léauté

Que s’est-il passé sous l’administration Trump ? Des relations hostiles se sont développées entre la presse et l’administration Trump. Celle-ci voyait dans l’arme judiciaire le moyen de limiter le pouvoir de la presse. Dans le même temps, Wikileaks publiait Bolt 7,des documents secrets à propos de la CIA, qui constituent la plus grande fuite de l’histoire de l’institution. Alors que Trump entrait dans le bureau ovale, Mike Pompeo était nommé directeur de la CIA. Il a prononcé un discours annonçant qu’il allait réduire Wikileaks au silence. Mike Pompeo est par la suite devenu secrétaire d’État, tandis que le Département de la justice subissait l’influence de la CIA et de la Maison blanche. Il a été l’objet de pressions visant à aboutir à la mise en accusation de Wikileaks. Voilà la signification de cette mise en accusation.

L’État américain, prisonnier de ses agences de renseignement ?

Joe Biden fait face à un choix politique. Aucun État n’est monolithique. Il y a des contradictions au sein même de l’État américain, de ses ministères, de ses agences. Lorsqu’Assange a été mis en accusation, plusieurs procureurs du Department of Justice ont demandé à être relevés de leurs fonctions parce qu’ils ne l’approuvaient pas. Des acteurs clefs au sein de l’État américain se sont opposés et s’opposent à la mise en accusation d’Assange. Certains le font au nom de motifs politiques. D’autres – ce fut le cas de Barack Obama – sont effrayés par les conséquences à long terme que pourrait avoir la mise en accusation d’Assange. D’autres enfin, au sein du secteur de l’espionnage et de la sécurité nationale, sont au contraire farouchement en faveur de son incarcération – en partie parce que Julian Assange a dénoncé les méthodes de la CIA et des agences de renseignement.

Rappelez-vous des révélations récentes, selon lesquelles les services secrets du Danemark coopéraient avec la CIA pour espionner les chefs d’État européens… et même leur propre gouvernement ! Elles disent assez du pouvoir de ces agences. Souvenez-vous des révélations de Wikileaks, qui nous ont appris que la NSA espionnait directement espionné Nicolas Sarkozy, Jacques Chirac et François Hollande. À l’époque, les États-Unis se sont excusés auprès de François Hollande et ont promis de ne pas recommencer… Mais en 2017, Wikileaks a publié de nouveaux documents, établissant que la CIA avait infiltré les principaux partis politiques français – pas seulement à l’aide de piratages, mais avec des agents humains. Des espions américains ont littéralement infiltré les partis politiques français. Avec de telles révélations, ces agences ne peuvent qu’être hostiles à Wikileaks. Bien sûr, l’État américain n’est pas seulement constitué de ces agences. Les valeurs démocratiques et l’idéal de séparation des pouvoirs sont également des valeurs profondément ancrées. Aujourd’hui, cependant, les agences de renseignement ont la main haute. Elles sont parvenues à instrumentaliser et à politiser la loi afin de persécuter un journaliste qui a mis à nu leurs pratiques.

« C’est à Paris que Julian Assange a fondé Wikileaks ; la France doit agir pour sa libération »

La solution la plus optimiste que l’on pourrait envisager serait un abandon pur et simple des poursuites sur ordre de Joe Biden. Ce n’est pas impensable, car il y a un immense mouvement de pression aux États-Unis au sein des organisations journalistiques et de défense des Droits de l’homme. Ce serait un retour à la politique d’Obama, visant à ne pas criminaliser les journalistes et le journalisme.

La France pourrait agir. Elle pourrait faire quelque chose de très simple – et aucun cas suffisante, mais immédiatement réalisable – : envoyer des observateurs internationaux aux audiences du procès d’extradition. L’Allemagne le fait, ainsi que le Parlement européen. Envoyer des observateurs internationaux enverrait un signal aux États-Unis et au Royaume-Uni.

L’affaire Assange concerne la liberté de la presse et le droit de savoir du public. En France, elle concerne les droits de l’homme, la démocratie et la souveraineté. Julian Assange a vécu en France pendant trois ans. C’est dans ce pays qu’il a fondé Wikileaks. La France, pays leader en Europe, devrait agir en activant tous les leviers possibles pour la libération de Julian Assange.

« Julian Assange a permis de révéler l’ampleur du pillage de l’économie française par les États-Unis » – Entretien avec John Shipton

Depuis la prison londonienne de Belmarsh (parfois qualifiée de « Guantanamo britannique »), Julian Assange attend le verdict des autorités judiciaires de Grande-Bretagne. Reclus depuis 2019, il vit sous le risque d’une extradition vers les États-Unis. Tandis que les Nations-Unies alertent sur la « torture » que constitue sa détention, un mouvement citoyen mondial plaide pour sa libération. Depuis plusieurs années, LVSL analyse le cas de ce prisonnier politique occidental. Nous rencontrons John Shipton, le père de Julian Assange et un militant actif de la cessation des poursuites engagées contre lui.

LVSL – Parlons en premier lieu de la situation judiciaire de Julian Assange : pourriez-vous la résumer ? Que pouvez-vous attendre de la justice britannique et des instances internationales ?

John Shipton – Julian a requis une audience en appel. Cette demande est actuellement en cours d’examen par un panel composé de deux juges de la Haute Cour, qui devraient rendre leur décision sous peu. Reste à voir si l’appel sera autorisé ou non.

Ensuite, l’affaire sera portée devant la Cour européenne des droits de l’homme, qui examinera le dossier et rendra une décision. Il appartiendra ensuite au Royaume-Uni de prendre en considération cette décision, bien que rien ne l’y contraigne. Quant à l’extradition vers les États-Unis, le gouvernement britannique pourrait choisir de l’effectuer directement. Voilà où nous en sommes.

En ce qui concerne mon avis sur le système judiciaire britannique et l’application de la loi au Royaume-Uni, j’en suis très critique, et je m’attends à rien de moins qu’à de nouvelles distorsions de la procédure légale visant à faciliter la demande américaine [NDLR : l’affaire Assange a été caractérisée par la violation de plusieurs droits de la défense, et de multiples conflits d’intérêts du côté de la justice britannique].

LVSL – Comment expliquez-vous cette attitude de la part du système judiciaire britannique ?

JS – Il est souvent dit, parmi les partisans de Julian Assange, que le Royaume-Uni agit comme un satellite des États-Unis. À mon avis c’est inexact. Il a été établi lors du procès de Nuremberg que lorsque l’on commet un crime, on ne peut se défausser en plaidant l’action sous la contrainte extérieure. On est responsable de ses actes, quel que soit l’instigateur. Cette logique s’applique au Royaume-Uni.

Le pays est responsable des manœuvres visant à déformer la procédure légale, à manipuler les preuves et à collaborer avec l’autorité de poursuite suédoise et le Service de poursuites judiciaires de la Couronne pour maintenir Julian à l’ambassade aussi longtemps que possible, dans le but de permettre aux États-Unis de préparer leur acte d’accusation. [NDLR : avant d’être emprisonné à Belmarsh, Julian Assange, sous le coup d’une demande d’extradition vers la Suède, s’était réfugié dans l’ambassade d’Équateur à Londres. La Grande-Bretagne avait alors refusé de lui garantir une garantie de non-extradition vers un pays tiers, et avait fait pression sur l’Équateur pour qu’Assange soit expulsé de l’ambassade]

Wikileaks a contribué à révéler que toutes les informations relatives à des contrats signés en France pour des montants supérieurs à 200 millions de dollars ont été transmises en intégralité à la NSA

LVSL – Pensez-vous que la situation pourrait évoluer au sein du pouvoir britannique, notamment si les conservateurs perdent les élections dans quelques mois ? Attendez-vous quelque chose du Parti travailliste, ou estimez-vous qu’un consensus bipartisan prévaudra sur cette question ?

JS – À l’époque où le Service des poursuites de la Couronne conspirait avec les autorités suédoises pour empêcher Julian d’utiliser les accords d’entraide entre la Suède et le Royaume-Uni, le chef du Service des poursuites de la Couronne s’appelait…Keir Starmer. Aujourd’hui, il s’appelle Sir Keir Starmer et dirige le Parti travailliste. Il est tout à fait extraordinaire – persécution de Julian Assange mise à part – de voir un membre de la noblesse à la tête du Parti travailliste britannique.

Ces du Service des poursuites de la Couronne avaient intentionnellement été entreprises pour lui nuire. Ce qu’est devenu le Parti travailliste relève de la sinistre farce.

LVSL – En ce qui concerne les États-Unis, avez-vous constaté une différence d’approche avec l’élection de Joe Biden ? Ou vos relations avec l’administration Biden ont-elles été les mêmes qu’avec la précédente ?

JS – Nous n’avons eu aucun contact avec l’administration Trump. En janvier 2021, nous nous sommes rendus à Washington et à New York, en attendant que la nouvelle administration prenne ses fonctions. Nous avions pris contact avec elle par le biais de la Division des droits de l’homme, qui nous a demandé de patienter jusqu’après l’inauguration pour envisager une rencontre. Après quelques semaines sans nouvelles, nous avons quitté les États-Unis avec la ferme intention d’y revenir, tout en évitant de chercher un contact public. Notre objectif était de mobiliser les soutiens parmi les militants, la classe intellectuelle et les citoyens ordinaires.

LVSL – Récemment, de nombreux responsables australiens ont publiquement soutenu Julian Assange – ce qui a été une surprise, car depuis le début de l’affaire, l’Australie ne s’est pas illustrée par sa promptitude à prendre la défense de son ressortissant. Comment interprétez-vous ces prises de position publiques ?

JS – J’en reviens à mon idée initiale concernant l’importance des citoyens ordinaires. Depuis 2006, nous travaillons en Australie pour les mobiliser. En conséquence, le soutien parmi la population australienne atteint maintenant les 88 %. Ainsi, environ la moitié du corps parlementaire rallie notre cause.

Les parlementaires agissent parfois de manière opportuniste. Lorsqu’ils semblent ne plus pouvoir répondre aux préoccupations de leurs électeurs, ils nous apportent leur soutien, car nous jouissons d’un large appui électoral. Dans l’idéal, en démocratie, le corps parlementaire devrait répondre aux préoccupations de l’électorat et les porter au Parlement. Dans le cas présent, c’est le cas.

LVSL – Pour en revenir aux États-Unis, certains sondages ont également montré que Julian Assange bénéficie d’un soutien public non négligeable. Les autorités américaines n’agissent donc pas sous la pression d’une opinion publique qui lui serait hostile, mais d’intérêts larvés. Avez-vous identifié quels sont-ils ?

JS – Non. Jusqu’à présent, nous n’avons assisté qu’à des efforts visant à extrader Julian au sein des institutions occidentales – que l’on parle du Service de poursuites de la Couronne ou de l’autorité suédoise de poursuite. Nous sommes toujours confrontés à l’opacité des institutions, des comités qui se réunissent, et des membres de ces comités chargés de mener la persécution et la poursuite de Julian. Nous n’avons aucune idée de l’identité de ces intérêts.

LVSL – Dans le contexte géopolitique actuel d’intensification du conflit israélo-palestinien, des documents révélés par Wikileaks ont refait surface sur les réseaux sociaux – notamment un, datant de 2007, qui établit que le chef des services secrets isréaliens se déclarait « heureux » de l’idée d’une victoire du Hamas à Gaza, car cela « permettrait de traiter [la Bande de Gaza] comme un État hostile ». Que diriez-vous de l’utilité d’une organisation comme Wikileaks à la lueur des événements au Proche-Orient ?

JS – WikiLeaks joue un rôle essentiel. Je n’en suis pas membre, je parle comme père de Julian. Je dirais simplement que lorsque je lis que 2,000 enfants ont été tués à Gaza, je ne peux pas en lire davantage [NDLR : cet entretien date du 24 octobre].

LVSL – Vous allez rencontrer des élus français pour leur parler du cas Julian Assange. Quel message aimeriez-vous leur faire passer ?

JS – Tout d’abord, j’aimerais exprimer ma gratitude. Ensuite, je souhaiterais voir une délégation de parlementaires français, issus de divers horizons politiques, se rendre à Washington pour plaider en faveur de la liberté de Julian. Julian a des liens familiaux en France, a vécu dans le Marais durant trois ans.

Une telle démarche serait mutuellement bénéfique à Julian Assange et à la France, car elle permettrait d’interroger le rôle des États-Unis dans la politique française. Il est important de rappeler, par exemple, que Wikileaks a contribué à révéler que toutes les informations relatives à des contrats signés en France pour des montants supérieurs à 200 millions de dollars ont été transmises en intégralité à la National Security Agency (NSA) et distribuées à des concurrents américains – ce qui a favorisé le pillage de l’économie française. Ainsi, tout soutien en vue de constituer une délégation de parlementaires serait bénéfique à Julian et aux gouvernements en France et dans le monde qui soutiennent la publication de documents véridiques.

LVSL – N’avez-vous jamais reçu le moindre soutien, même implicite, de la part des gouvernements français successifs ?

JS – Lorsque François Hollande était président, il ne s’était trouvé qu’un seul ministre pour plaider en faveur d’un asile pour Julian. Cette demande fut immédiatement rejetée par François Hollande. Je crois me souvenir qu’à cette époque, le surnom de François Hollande renvoyait à quelque chose de flasque [NDLR : « Flamby »]. Il s’est avéré conforme à la réalité.

SERGE HALIMI : LA LÂCHETÉ DES JOURNALISTES FACE À LA PERSÉCUTION D’ASSANGE

© LHB pour LVSL

Les journalistes défendent-ils une liberté d’expression à géométrie variable ? Pour Serge Halimi, la corporation journalistique rechigne à apporter un véritable soutien à Julian Assange, enfermé depuis quatre ans dans la prison de haute sécurité de Belmarsh. Si d’ordinaire elle s’enflamme pour dénoncer les atteintes à la liberté de la presse, son indignation s’arrête aux frontières du pouvoir géopolitique américain. Le 31 mai 2023 à Paris, Le Vent Se Lève et le Comité de soutien Assange organisaient une conférence intitulée « Julian Assange : la mauvaise conscience de l’Occident ». Y sont intervenus Stella Assange, épouse et ancienne avocate de Julian Assange, Rony Brauman, médecin humanitaire et ex-président de Médecins sans frontières, Arnaud Le Gall, député LFI-Nupes spécialiste des questions internationales, Serge Halimi, journaliste au Monde diplomatique, et Cédric Villani, mathématicien et ancien député.

Rafael Correa : « Imponer nuestras condiciones al capital transnacional, construir la integración regional »

© Pablo Porlan/Hans Lucas, Le Vent Se Lève

Tras una primera entrevista en Bruselas en 2019, volvemos a encontrar al presidente Rafael Correa tres años después, en París. Mientras tanto, el contexto ha cambiado radicalmente en América Latina: la izquierda ha ganado las elecciones en países claves, las fuerzas neoliberales están en retroceso y el expresidente brasileño Lula, a punto de llegar al poder, afirma querer relanzar la integración regional y acabar con el dominio del dólar. Paradójicamente, las ambiciones de romper con el actual orden mundial parecen ser menores que hace una década. América Latina ya no es un polo de contestación del paradigma dominante como lo era antes. Le Vent Se Lève entrevistó a Rafael Correa sobre este nuevo contexto y las perspectivas para su país y el subcontinente.

La entrevista fue realizada por Vincent Ortiz, redactor jefe adjunto de Le Vent Se Lève y doctorando en economía, Keïsha Corantin, jefe de la sección “América latina” de Le Vent Se Lève y doctoranda en geografía, y Vincent Arpoulet, doctorando en economía del desarrollo. Fue editada por Nikola Delphino, Alice Faure y Seb Tellor.

Le Vent Se Lève – Una nueva ola de izquierda está surgiendo en América Latina, incluso en el corazón de bastiones históricos del neoliberalismo, marcada con la victoria de candidatos de izquierda como Gustavo Petro en Colombia y Gabriel Boric en Chile. La nueva generación de activistas latinoamericanos reivindica la herencia de las experiencias progresistas de los años 2000, pero también pretende aportar una mirada crítica. En el ámbito medioambiental, no dudan en adoptar una postura “anti extractivista”, en el plano cultural esa izquierda es muy sensible a las demandas de extensión de las libertades individuales. Sin embargo, en los frentes económicos, financieros y geopolíticos, parece menos ambiciosa. ¿Qué opina de esta nueva generación de izquierda?

Rafael Correa – En primer lugar, esta nueva izquierda es un producto de la anterior. Los procesos progresistas fueron obstaculizados de forma antidemocrática a través de golpes de Estado, como en Bolivia y Brasil, o a través de traiciones con campañas de la prensa, “fundaciones” y “ONGs” controladas desde EE. UU., como en Ecuador [1]. Este renacimiento conservador lo vimos venir desde lejos, en 2014, operando de forma antidemocrática. En América Latina no tenemos una verdadera democracia, y no la tendremos mientras la prensa siga interfiriendo en los asuntos políticos de manera tan frontal y manipulando la verdad. Sin la verdad no hay democracia, sin la verdad no hay elecciones libres.

Nota del editor : sobre este último tema, el lector francofono podrá leer el artículo de Vincent Ortiz publicado en Le Vent Se Lève: « Comment Washington a remis la main sur l’Équateur : quatre ans d’une reconquête souterraine »

Los ciudadanos pueden comparar cómo los conservadores han ganado poder y cómo lo han hecho los progresistas. Los movimientos progresistas vuelven con fuerza a través de las elecciones, como en Brasil en este momento.

Hay una fuerte oposición a la emancipación del dólar por parte de las élites, que hablan español pero piensan en inglés, y de la prensa, que manipula las conciencias

Sí, creo que nos encontramos con una izquierda un tanto diferente en temas medioambientales, que mantiene un discurso “anti-neoextractivista” en algunos casos, como en Chile, o incluso en Colombia. Creo que se equivoca. Creo que los recursos naturales son una ventaja ineludible y la mejor oportunidad de desarrollo para América Latina, siempre y cuando se utilicen de forma social y ambientalmente responsable. Debemos aprovechar nuestros recursos naturales. Sería irresponsable no hacerlo ante la pobreza y las necesidades básicas que tenemos.

Esta nueva izquierda tiene un discurso más moderado en cuestiones socioeconómicas, y una perspectiva más posmoderna en cuestiones culturales: promueve el matrimonio gay o los derechos de los animales. Estos temas nos interesan a todos -y son de gran interés para algunos grupos relativamente pequeños-, pero creo que hay algunos temas que siguen siendo prioritarios como acabar con la pobreza y la exclusión socioeconómica en América Latina. Esta es la peor injusticia, es la cuestión moral más importante. No debemos olvidar nunca nuestra principal razón de ser: crear una América Latina más justa en un mundo más justo, porque seguimos viviendo en una América Latina llena de injusticias, que sigue siendo presa de intereses extranjeros.

LVSL – Hablando de intereses extranjeros, las recientes declaraciones de Lula sobre la necesidad de acabar con el reinado del dólar han causado revuelo. En cuanto a Ecuador, su país, ha sufrido una forma extrema de dolarización, pero toda América Latina está sufriendo la dominación del dólar de una u otra forma [2]. ¿Cree que este giro a la izquierda en América Latina, la probable victoria de Lula en Brasil y el actual contexto geopolítico allanan el camino para un cambio de paradigma en el ámbito monetario? ¿Sería alcanzable el fin del dominio del dólar y el rediseño de las estructuras comerciales internacionales entre América latina y Estados Unidos?

Nota del editor: sobre este tema, vea aquí la intervención (en francés) de Guillaume Long, ex-canciller ecuatoriano, en una conferencia organizada por Le Vent Se Lève en marzo de 2018 en la École normale supérieure de París: “Euro, franc CFA, dollar: l’ère de la servitude monétaire?””

RC – Si Lula gana en Brasil, el equilibrio geopolítico en la región cambia radicalmente. Se trata de un país de 200 millones de personas, un tercio de la población de América Latina. Las declaraciones de Lula son muy prometedoras, y ya hemos mencionado esta perspectiva. Con UNASUR, nuestra idea era crear una moneda regional seguida de una unión monetaria. Es absurdo que sigamos dependiendo del dólar para el comercio. Mediante el uso de una moneda regional, podríamos crear un sistema de compensación regional. En este momento, por ejemplo, si Perú vende 100 millones de dólares a Ecuador y éste vende 120 millones, tenemos que utilizar 220 millones de dólares. Pero con una moneda regional, Perú podría vendernos 100 millones y nosotros les venderíamos 120 millones, y el saldo total sería de 20 millones. Cada país pagaría el precio de las importaciones en moneda nacional y el saldo total se pagaría en dólares. Así que sólo 20 millones de dólares irían de Perú a Ecuador.

Propusimos esta alternativa; el objetivo era tener una moneda contable, como el ecu, y luego una moneda regional. Pero no hay que engañarse : hay una fuerte oposición a este proyecto por parte de las élites, que hablan español, pero piensan en inglés, y de la prensa, que manipula las conciencias para mantener la dependencia al dólar.

El caso de Ecuador es muy grave; ni siquiera es comparable al de Grecia, que ha sufrido el euro como moneda común, pero al menos es una moneda común. El dólar es una moneda extranjera. A través del dólar, importamos los imperativos de la política monetaria de Estados Unidos, cuyos intereses y estructuras económicas son completamente diferentes de los nuestros.Las élites intentan vender la idea de que la dolarización es algo positivo. Los ciudadanos son receptivos a esto: piensan en términos dolarizados, y creen que si se devalúa una moneda, tendrán menos dólares en sus bolsillos. Pero si todo el mundo tiene dólares en el bolsillo y nadie produce, la economía se hunde… Es importante recordar que el conjunto es más que la suma de sus partes, de ahí la relevancia de una ciencia como la macroeconomía.

© Pablo Porlan / Hans Lucas, Le Vent Se Lève

De manera similar, las élites han tratado de inculcar un sentimiento de rechazo a los impuestos en Ecuador, utilizando un razonamiento igualmente absurdo: “si alguien no paga impuestos, bien por él”, pero si nadie lo hace, el sistema se rompe. Este sesgo individualista se ha utilizado masivamente para engañar a los ciudadanos. Así, el dólar cuenta con un fuerte apoyo popular. De ahí la necesidad de un proceso de concienciación sobre la cuestión monetaria. Lula tiene razón cuando dice que hay que acabar con esta moneda. Hace unos años propusimos iniciativas en este sentido, y ahora tenemos que avanzar hacia una moneda regional.

LVSL – Este contexto geopolítico favorable no es nuevo. A finales de la década de 2000, cuando en su mayoría América Latina estaba gobernada por la izquierda, se creó un Banco del Sur, así como otros proyectos para generar instituciones en posición de competir con el Banco Mundial y el FMI. Estos proyectos no tuvieron éxito. ¿Considera el contexto actual más prometedor?

RC – Creo que la comparación es contra el contexto actual: antes teníamos mejores condiciones, más margen de maniobra y fuertes ambiciones. Creamos la UNASUR con el objetivo de la integración integral. Utilizamos este concepto porque no nos interesaba comerciar o crear un mercado, sino sentar las bases de una “nación de naciones”, como soñaba Simón Bolívar, mediante la coordinación de las políticas de defensa, las infraestructuras energéticas, las políticas macroeconómicas. Queríamos ir en contra de los procesos anteriores, caracterizados por la competencia entre la clase obrera de nuestros diferentes países -lo que generaba una presión a la baja sobre los salarios- y las exenciones fiscales destinadas a enriquecer el capital transnacional. Con UNASUR, hemos impuesto nuestras condiciones a este capital transnacional. Hoy día apenas se menciona, a pesar de ser un tema de gran actualidad.

En el centro de esta nueva dinámica, para la que UNASUR ha sentado las bases, se encuentran los embriones de una nueva arquitectura financiera regional. Consistiría en un Banco del Sur, un Fondo Monetario del Sur donde acumularíamos nuestras reservas, y que garantizaría un sistema de compensación regional con una moneda común. Hoy ya no se habla de proyectos tan ambiciosos. Antes había más voluntad, aunque el proyecto del Banco del Sur estaba bloqueado, porque algunos países de la región no estaban interesados en él: ya tenían su propio banco de desarrollo.

No sé por qué la gente encuentra tan sorprendente que tengamos vínculos con China : China financia la economía estadounidense, China es el mayor acreedor del mundo !

Así que las fuerzas son menos favorables que antes, pero el proyecto de una nueva arquitectura financiera para el Sur es más necesario que nunca.

LVSL – ¿En este nuevo orden geopolítico liberado de la influencia estadounidense, cuál sería el papel de China? En el caso del Ecuador, el acercamiento a China le ha permitido contrarrestar la hostilidad de los mercados financieros estadounidenses y establecer importantes acuerdos de cooperación. En su discurso de 2016 en Ecuador, el presidente Xi Jinping presentó la acción de China como dirigida a permitir que los estados latinoamericanos se liberen de su dependencia de los recursos naturales. Sin embargo, algunos acuerdos con China plantean dudas ; podríamos dar muchos ejemplos, pero nos limitamos a mencionar los préstamos condicionados al acceso garantizado de China a los recursos petroleros y minerales del continente. ¿No teme que China persiga la misma lógica imperial que los Estados Unidos?

RC – Sólo para aclarar: defendiendo nuestra soberanía y construyendo la integración regional, podemos hacer mucho, pero no podemos hacerlo todo. Hay realidades económicas y políticas que no podemos ignorar: Estados Unidos es nuestro mayor socio comercial. No nos interesa luchar con ellos, sólo nos interesa nuestro desarrollo. La nueva izquierda no puede llamarse simplemente “anti” (antiimperialista, anticapitalista). La matriz de mi lucha es la lucha contra la pobreza, la injusticia y el subdesarrollo, por lo que considero que el capitalismo neoliberal es el sistema más absurdo que se puede concebir para una región tan desigual como América Latina. No por fantasías teóricas sobre la necesidad de abolir el capitalismo neoliberal, sino porque sé perfectamente que este modelo no nos ha permitido desarrollar nuestro país.

Podemos hacer mucho, pero no podemos hacerlo todo. Podemos tener una relación de iguales, no como país, porque Estados Unidos tiene un poder económico mucho mayor que el nuestro, sino como región.

En cuanto a China, no sé por qué la gente encuentra tan sorprendente que tengamos vínculos con China. China financia la economía estadounidense, China es el mayor acreedor del mundo… ¿por qué no deberíamos beneficiar? China tiene una enorme capacidad de financiación. ¿Cuál es su talón de Aquiles? Energía, hidrocarburos. Nosotros tenemos capacidad para exportar hidrocarburos y necesitamos financiación: nuestras necesidades coinciden. Es la razón de nuestro acercamiento estratégico a China.

No hay contradicción con la defensa de nuestra soberanía: nunca permitiremos que ningún imperio nos imponga sus condiciones. Por supuesto, como cualquier banco de desarrollo – como el japonés, el brasileño… – el banco chino nos presta dinero para que sus empresas puedan invertir. Todo el mundo lo hace. Y todo el mundo utiliza a China para financiar su economía. ¿Por qué estaría mal que América Latina también lo hiciera?

LVSL – La actualidad política del Ecuador fue marcada por una oleada de movimientos sociales muy importantes, y violentamente reprimidos, que no consiguieron una victoria decisiva. Ecuador está acostumbrado a estos movimientos callejeros, que han llevado a tres presidentes a soltar el poder. ¿Cómo analiza el fracaso de este movimiento?

RC – Este fracaso se debe principalmente a los líderes de las manifestaciones. Para esta izquierda, la protesta social aparece como el fin, no como el medio. La lucha, por supuesto, es necesaria para ganar derechos. Pero durante mis diez años de gobierno, de 2007 a 2017, conseguimos triplicar el salario mínimo, consolidar los derechos de los trabajadores, imponer una redistribución masiva de la riqueza y la renta, mejorar el acceso a la sanidad y la educación… simplemente votando. Y, sin embargo, esta gente salió a la calle a protestar contra mi gobierno, ¡y luego apoyó a Guillermo Lasso! Lasso, que aparece en los Pandora Papers, ha aplicado un brutal programa neoliberal desde su elección, que ha generado una considerable violencia. Como resultado de su fracaso, estamos pasando de ser el segundo país más seguro de América Latina a altos índices de inseguridad.

¿Cómo pueden protestar contra el neoliberalismo cuando lo han apoyado? Esta es la contradicción de la CONAIE, este movimiento supuestamente de izquierda que intenta imponer su programa electoral por la fuerza [3].

© Pablo Porlan/Hans Lucas, Le Vent Se Lève

Tiene poco poder electoral – pierde sistemáticamente en las elecciones – pero tiene un gran poder de hecho, por su capacidad de movilización, hablo por experiencia. En 2013, propuse que el país “extrajera hasta la última gota de petróleo y hasta el último gramo de oro” para salir de su subdesarrollo y erradicar la pobreza. Mi rival, el candidato de la CONAIE, Alberto Acosta, propuso al país lo contrario: no al “extractivismo”, al petróleo y a la minería. Él obtuvo el 3% de los votos y yo casi el 60%. Y a pesar de ello, la CONAIE trató de imponernos su programa a través de las calles.

Nota del editor: Para un debate sobre la “Revolución Ciudadana” ecuatoriana y su desmantelamiento, lea nuestra entrevista (en francés) en Le Vent Se Lève con Guillaume Long, ex-canciller del Ecuador: “Comment la révolution citoyenne d’Équateur a été trahie”. Para un análisis de las posiciones “antiextractivistas”, lea el artículo de Matthieu le Quang: “Rompre avec l’extractivisme: la quadrature du cercle?

Si Julian Assange hubiera denunciado crímenes de guerra rusos o chinos, se le habría erigido un monumento en el centro de Washington

En consecuencia, no apruebo los métodos ni la plataforma política de la CONAIE. Su apología de la fuerza y la lucha trivializa la violencia. ¡La represión causó la muerte de siete manifestantes! Muchas personas perdieron la vista. Estoy de acuerdo con la necesidad de resistir contra los ataques a nuestros derechos… pero no en el marco de una organización que pretende imponer su agenda por la fuerza, ¡un año después de haber apoyado al presidente Lasso! La CONAIE se complace en criticar el neoliberalismo, cuando hace poco lo apoyaba.

LVSL – En el Parlamento hubo un intento de destitución del presidente Guillermo Lasso, que fracasó porque una parte de la izquierda – y en particular los miembros del movimiento indígena Pachakutik y del partido Izquierda Democrática – no apoyaron esta votación. En Europa, los medios de comunicación destacaron la tensión entre las organizaciones indígenas y los “correístas”, los presentaron como factores clave en la división de la oposición a Guillermo Lasso. ¿Cómo analiza esta secuencia y su tratamiento mediático?

RC – El análisis de los medios de comunicación es muy parcial. También denuncio la represión del gobierno de Lasso. Fue brutal y criminal. La policía recibió la orden de disparar a los manifestantes según su criterio. Esto también es motivo suficiente para que Lasso se vaya. La detención de Leónidas Iza fue un secuestro, y lo condenamos, como hemos condenado todas las violaciones de los derechos humanos. Esto no significa que estemos de acuerdo con los métodos o la plataforma de la CONAIE, como he dicho antes. Todo esto ha sido muy mal interpretado por la prensa, tanto latinoamericana como ecuatoriana. Su objetivo es difundir la desinformación y mantener a los ciudadanos en la oscuridad.

En diez años hubo siete presidentes. Desde 1996, ningún gobierno ha completado su mandato, hasta que fui elegido. Los conflictos eran frecuentes, así como los cambios de poder. Pero las soluciones no eran ni democráticas ni constitucionales. Ante el fraude democrático que podía existir, introdujimos en la Constitución procesos parlamentarios para dar una salida institucional, democrática y pacífica a los conflictos. El régimen ecuatoriano, como otros de la región, era presidencialista. Existe una fuerte tradición presidencialista en América Latina. Hemos introducido un presidencialismo flexible, que no significa débil. ¿Cómo se traduce esta flexibilidad? Por el hecho de que, cuando vemos un fracaso total del gobierno, su incumplimiento de la Constitución, etc., existe la posibilidad de revocar su mandato.

Propusimos este procedimiento para resolver la crisis, la gente estaba siendo asesinada en las calles, la policía estaba golpeando a la gente y matándola, los que estaban violando la Constitución eran ellos. Perdimos la votación porque sólo conseguimos 80 de los 92 necesarios. Así que logramos convocar elecciones anticipadas para resolver esta grave crisis de forma constitucional, democrática y pacífica: con votos, no con balas.

LVSL – Julian Assange vuelve a estar en el punto de mira de los medios de comunicación ahora que su extradición a Estados Unidos está a punto de ser finalizada por la justicia británica. Bajo su mandato, Ecuador le concedió asilo político durante varios años, hasta que fue expulsado bajo la presidencia de Lenín Moreno. En retrospectiva, cómo analiza esta elección, y cuál es el legado de Julien Assange y Wikileaks para usted?

Nota del editor: Vea aquí nuestros artículos sobre el caso Julian Assange

RC – Cuando examinamos el caso de Julian Assange, quedó claro que no había ninguna garantía del debido proceso. Así que tomamos la decisión soberana de concederle asilo, que es un derecho que tiene cualquier país. No tenemos que justificar nada.

En cuanto a lo demás, hay que mencionar, por supuesto, los abusos del Reino Unido, que nunca dio un salvoconducto a Assange, así como las presiones a Lenín Moreno, que rompió el artículo 41 de la Constitución, que prohíbe explícitamente el regreso de un refugiado que haya sido procesado por otro país. Pero en la mente de Lenín Moreno, ya que Correa había concedido asilo a Assange, tenía que oponerse, no le importaba sacrificar a un ser humano.

El caso de Julian Assange es una vergüenza mundial, es una manifestación de la doble moral que domina el orden internacional: si Julian Assange hubiera denunciado crímenes de guerra rusos o chinos, se le habría erigido un monumento en el centro de Washington, pero como denunció a los de Estados Unidos es un delincuente, deberían meterlo en la cárcel por 170 años.

Eso no es todo: las contradicciones en la gestión de este caso llegan hasta el punto de que se alega que divulgó información confidencial. Todo Estado tiene información confidencial, es una prerrogativa de la soberanía nacional, pero los crímenes de guerra son otra cosa, hay que denunciarlos, y eso es lo que hizo Julian Assange.

No publicó esta información él mismo: se la dio a los periódicos – el New York Times, El País, Der Spiegel en Alemania, The Guardian en el Reino Unido, etc… ¿Y qué se hizo con estos periódicos que publicaron la información? Nada.

Esto es una terrible justicia de dos velocidades, va en contra de los principios más básicos de la libertad de prensa. Lo que es aún más grave es el silencio del periodismo mundial, no sé si es que no les gusta Julian Assange. Puede no gustarme o disgustarme, no lo conozco personalmente, nunca hemos hablado, ni siquiera por teléfono, sólo le hice una entrevista una vez.

Pero estamos hablando de una terrible injusticia, y de una persona cuyo error es haber dicho la verdad y haber denunciado los crímenes de guerra. Esto demuestra la doble moral y el desprecio imperante por los derechos humanos.

Notas :

[1] En noviembre de 2019, un golpe policial y militar derrocó al presidente boliviano Evo Morales, poniendo fin a los trece años de gobierno del Movimiento al Socialismo (MAS). Tres años antes, el Senado brasileño destituyó a Dilma Rousseff en un proceso de impeachment alimentado por un clima mediático hostil a la presidenta brasileña. Posteriormente, el poder judicial iba a impedir que el ex jefe de Estado Lula se presentara a las elecciones presidenciales a pesar de su alta popularidad y lo condenó a prisión, allanando el camino para la victoria de Jair Bolsonaro. Del mismo modo, en Ecuador, el poder judicial y la prensa hicieron mucho para sacar a los “correístas” del poder y llevar al presidente Lenín Moreno, a pesar de ser apoyado por Rafael Correa, a iniciar un giro neoliberal y proamericano.

[2] Los países latinoamericanos son vulnerables a las fluctuaciones de las tasas de la FED. Si los tipos de interés suben y los de América Latina se mantienen fijos, se producirá una fuga de capitales hacia Estados Unidos. Además, en los países que se enfrentan a una alta inflación, la población tiende a alejarse de la moneda nacional en favor del dólar, que se considera más fiable. Estos dos fenómenos llevan a los gobiernos latinoamericanos a vincular su moneda al dólar – o, en casos excepcionales, como Ecuador y El Salvador, a sustituirlo por el dólar.

[3] La CONAIE es, en términos cuantitativos, la principal organización indígena. Sus relaciones con el movimiento de Rafael Correa han sido tensas. Sus dirigentes han convocado con frecuencia manifestaciones contra su gobierno. Los “correistas” les han acusado de hacer el juego a la oposición liberal.

Rafael Correa : « Imposer nos conditions au capital transnational, reconstruire l’intégration régionale »

Rafael Correa à Paris © Pablo Porlan et Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Président de l’Équateur de 2007 à 2017, Rafael Correa fut l’une des figures du « tournant à gauche » de l’Amérique latine au commencement du millénaire, aux côtés des présidents vénézuélien Hugo Chávez et bolivien Evo Morales. Après un premier entretien à Bruxelles en 2019, nous le retrouvons trois ans plus tard à Paris. Entre-temps, le contexte a radicalement changé : la gauche a remporté les élections dans des pays clefs d’Amérique latine, les forces néolibérales sont en reflux, et l’ex-président brésilien Lula, aux portes du pouvoir, affirme vouloir relancer l’intégration régionale et en finir avec la domination du dollar. Paradoxalement, les ambitions de rupture avec l’ordre mondial actuel semblent moindres qu’il y a une décennie. L’Amérique latine n’est plus, autant qu’elle l’était alors, un pôle de contestation du paradigme dominant. Nous avons interrogé Rafael Correa sur ce nouveau contexte et les perspectives qui se dessinent pour son pays et le sous-continent. Entretien réalisé par Vincent Ortiz, Keïsha Corantin et Vincent Arpoulet, retranscrit par Alice Faure, Nikola Delphino et Seb Tellor.

Le Vent Se Lève – Une nouvelle vague de gauche émerge en Amérique latine, y compris au cœur de certains bastions historiques du néolibéralisme : victoire de Gustavo Petro en Colombie, Gabriel Boric au Chili. La nouvelle génération militante latino-américaine revendique l’héritage des expériences progressistes des années 2000, mais prétend y apporter un regard critique. Sur le plan environnemental, elle n’hésite pas à tenir un discours anti-extractiviste. Sur le plan culturel, elle est très sensible aux demandes d’extension des libertés individuelles. Sur les plans économique, financier et géopolitique en revanche, elle semble moins ambitieuse. Quel regard portez-vous sur cette nouvelle génération de gauche ?

Rafael Correa – Premièrement, cette nouvelle gauche est le fruit de l’ancienne. Les processus progressistes antérieurs avaient été entravés de manière antidémocratique : par l’entremise de coups d’État, comme ce fut le cas en Bolivie et au Brésil, ou de trahisons assorties de campagnes menées par la presse, les « fondations » et les « ONG » téléguidées depuis les États-Unis, comme ce fut le cas en Équateur1.

NDLR : sur cette dernière thématique lire sur LVSL l’article de Vincent Ortiz : « Comment Washington a remis la main sur l’Équateur : quatre ans d’une reconquête souterraine »

Nous avions vu venir de loin, en 2014, cette renaissance conservatrice, qui opérait par des modalités anti-démocratiques. En Amérique latine, pour ainsi dire, nous n’avons pas de démocratie réelle, et nous n’en aurons pas tant que la presse continuera son ingérence dans les affaires politiques de manière aussi frontale et manipulera la vérité. Sans vérité il n’y a pas de démocratie, sans vérité il n’y a pas d’élections libres.

Les citoyens peuvent comparer les modalités par lesquelles les conservateurs ont conquis le pouvoir, par rapport à celles des progressistes. Les mouvements progressistes reviennent en force par les élections, comme au Brésil en ce moment.

Nous voulons nous libérer du dollar, mais il existe une forte opposition de la part des élites qui parlent espagnol mais réfléchissent en anglais, de la presse qui manipule les consciences

Effectivement, je crois que l’on a affaire à une gauche quelque peu différente sur les questions environnementales, qui tient un discours anti-néoextractiviste dans certains cas, comme au Chili, ou même en Colombie. Je pense qu’elle se trompe. J’estime que les ressources naturelles sont un avantage incontournable et la meilleure opportunité dont l’Amérique latine dispose pour se développer, à condition qu’elles soient utilisées de manière responsable au niveau social et environnemental. Nous devons profiter de nos ressources naturelles. Il serait même irresponsable de ne pas le faire face à la pauvreté et aux nécessités premières qui sont les nôtres.

Cette nouvelle gauche tient un discours plus modéré sur les questions socio-économiques, et a une perspective davantage postmoderne sur les questions culturelles. Elle met en avant le mariage homosexuel ou les droits des animaux. Ces thématiques nous intéressent tous – et elles intéressent beaucoup quelques groupes relativement restreints –, mais je pense que d’autres sujets demeurent prioritaires : en finir avec la pauvreté et l’exclusion socioéconomique en Amérique latine. C’est la pire des injustices, c’est la question morale la plus importante. Nous ne devons jamais oublier notre principale raison d’être : créer une Amérique latine plus juste dans un monde plus juste. Car nous vivons encore dans une Amérique latine emplie d’injustices, qui demeure la proie d’intérêts étrangers.

LVSL – En parlant d’intérêts étrangers, les déclarations récentes de Lula portant sur la nécessité de mettre fin à la domination du dollar ont fait grand bruit. Votre pays, l’Équateur, a subi une forme extrême de dollarisation, mais toute l’Amérique latine souffre de la domination du dollar d’une manière ou d’une autre2. Croyez-vous que ce tournant à gauche de l’Amérique latine, la probable victoire de Lula et le contexte géopolitique actuel ouvrent la voie à un changement de paradigme en matière monétaire ? La fin de la domination du dollar et la refonte des structures du commerce international entre l’Amérique latine et les États-Unis sont-elles à portée de main ?

RC – Si Lula gagne au Brésil, l’équilibre géopolitique de la région change radicalement. C’est un pays de 200 millions de personnes, soit un tiers de la population de l’Amérique latine. Les déclarations de Lula sont tout à fait prometteuses, et nous avions déjà évoqué cette perspective. Avec l’UNASUR (Union des nations sud-américaines), notre idée était de créer une monnaie régionale suivie d’une union monétaire. Il est absurde que nous dépendions toujours du dollar pour faire des échanges.

À travers l’utilisation d’une monnaie régionale, nous pourrions créer un système de compensation régionale. Actuellement, par exemple, si le Pérou vend pour 100 millions de marchandises à l’Équateur et que l’Équateur lui vend 120 millions, nous devons utiliser 220 millions de dollars. Mais avec une monnaie régionale, le Pérou pourrait nous vendre 100 millions tandis que nous leur vendrions 120 millions, et le solde total serait de 20 millions. Chaque pays paierait le prix des importations en monnaie nationale et le solde total serait payé en dollars. Il n’y aurait ainsi que 20 millions de dollars qui passeraient du Pérou à l’Équateur.

Nous avons proposé cette alternative. L’objectif était d’avoir une monnaie comptable, comme l’écu, puis une monnaie régionale. Mais il ne faut pas se bercer d’illusions : il existe une forte opposition à ce projet de la part des élites qui parlent espagnol mais réfléchissent en anglais, et de la presse, qui manipule les consciences pour faire perdurer la dépendance au dollar.

Le cas de l’Équateur est très grave. Il n’est pas même comparable à celui de la Grèce, qui a souffert de l’euro comme monnaie commune, mais, au moins, il s’agit d’une monnaie commune. Le dollar est une monnaie étrangère. Par l’entremise du dollar, nous importons les impératifs de la politique monétaire des États-Unis, dont les intérêts et les structures économiques sont complètement différents des nôtres.

NDLR : sur cette thématique, voir ici la conférence organisée par Le Vent Se Lève en mars 2018 à l’École normale supérieure avec Guillaume Long, Coralie Delaume et Kako Nubukpo : « Euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ? »

Les élites cherchent à faire accepter l’idée que la dollarisation serait une donnée positive. Les citoyens y sont réceptifs : ils pensent en termes dollarisés, et estiment que si l’on dévalue une monnaie, ils auront moins de dollars en poche. Mais si tout le monde possède des dollars dans sa poche et personne n’en produit aucun, l’économie s’écroule… Il faut garder à l’esprit que le tout est autre chose que la somme des parties, d’où la pertinence d’une science comme la macroéconomie.

Rafael Correa à Paris © Pablo Porlan et Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Par un procédé similaire, les élites ont cherché à instiller un sentiment de rejet de l’impôt en Équateur, en procédant à des raisonnements tout aussi absurdes : « si une personne ne paie pas d’impôts, tant mieux pour elle » – mais si personne n’en paie, le système s’écroule. Ce biais individualiste a été massivement utilisé pour tromper les citoyens. Ainsi, le dollar possède un important soutien populaire. D’où la nécessité d’un processus de conscientisation sur la question monétaire. Lula a raison lorsqu’il affirme la nécessité d’en finir avec cette monnaie. Nous avions proposé des initiatives en ce sens il y a quelques années, et il nous faut à présent nous diriger vers une monnaie régionale.

LVSL – Ce contexte géopolitique favorable n’est pas neuf. À la fin de la décennie 2000, alors que la majorité de l’Amérique latine était gouvernée par la gauche, une Banque du Sud a vu le jour, ainsi que d’autres projets visant à créer des institutions concurrentes de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Ces projets n’ont pas fait long feu. Selon vous, le contexte actuel est-il plus prometteur ?

RC Je crois que la comparaison est à la défaveur du contexte actuel : nous avions des conditions plus favorables auparavant, davantage de marge de manœuvre, et de fortes ambitions. Nous avons créé l’UNASUR, dans un but d’intégration intégrale. Nous employions ce concept parce qu’il ne s’agissait pas pour nous de commercer ou de créer un marché, mais de jeter les fondements d’une « nation des nations », comme le rêvait Simon Bolivar, par l’entremise d’une coordination des politiques de défense, des infrastructures énergétiques, des politiques macroéconomiques. Nous avons voulu aller à l’encontre des processus antérieurs, caractérisés par une mise en concurrence de la classe ouvrière de nos différents pays – qui a généré une pression à la baisse sur les salaires – et des exonérations d’impôts visant à enrichir le capital transnational. Avec l’UNASUR, nous avons imposé nos conditions à ce capital transnational. Aujourd’hui, on n’en parle presque plus, alors que c’est une thématique d’une actualité brûlante.

Au cœur de cette nouvelle dynamique dont l’UNASUR a jeté les fondements, on trouve les embryons d’une nouvelle architecture financière régionale. Elle consisterait en une Banque du Sud, un Fonds monétaire du Sud où nous accumulerions nos réserves, un système de compensation régionale avec une monnaie commune. On ne parle plus, aujourd’hui, de projets si ambitieux. Il y avait davantage de volonté auparavant, même si le projet de Banque du Sud est resté bloqué car certains pays dans la région n’y avaient pas intérêt : ils avaient déjà leur propre banque de développement.

J’ignore pourquoi on trouve si surprenant que l’on entretienne des liens avec la Chine. La Chine, premier créancier du monde, finance l’économie des États-Unis !

Ainsi, les forces en présence nous sont moins favorables qu’auparavant mais le projet d’une nouvelle architecture financière du Sud est plus nécessaire que jamais.

LVSL – Dans ce nouvel ordre géopolitique libéré de l’influence américaine, quel serait le rôle de la Chine ? Dans le cas de l’Équateur, le rapprochement avec la Chine lui a permis de contrecarrer l’hostilité des marchés financiers américains et d’établir d’importants accords de coopération. Dans son discours en Équateur en 2016, le président Xi Jinping a présenté l’action de la Chine comme visant à permettre aux États latino-américains de s’affranchir de leur dépendance aux ressources naturelles. Cependant, certains accords avec la Chine soulèvent des questions. Nous pourrions donner de nombreux exemples, mais ne mentionnons que les prêts conditionnés à la garantie de l’accès de la Chine aux ressources pétrolières et minérales du continent. Ne craignez-vous pas que la Chine poursuive les mêmes logiques d’empire que les États-Unis ?

RC – Une précision : en défendant notre souveraineté et en construisant l’intégration régionale, nous pouvons faire beaucoup, mais nous ne pouvons pas tout faire. Il y a des réalités économiques et politiques que nous ne pouvons ignorer : les États-Unis sont notre premier partenaire commercial. Nous battre avec eux ne nous intéresse pas, seul notre développement compte. La nouvelle gauche ne peut pas simplement se dire « anti » (anti-impérialiste, anti-capitaliste). La matrice de mon combat, c’est la lutte contre la pauvreté, l’injustice et le sous-développement. Raison pour laquelle je considère que le capitalisme néolibéral est le système le plus absurde qui puisse se concevoir pour une région si inégale que l’Amérique latine. Pas à cause de fantasmes théoriques sur la nécessité d’abolir le capitalisme néolibéral, mais parce que je sais pertinemment que ce modèle ne nous a pas permis de développer notre pays.

Nous pouvons faire beaucoup, mais nous ne pouvons pas tout faire. Nous pouvons avoir une relation d’égal à égal – pas en tant que pays, car les États-Unis possèdent une puissance économique bien supérieure à la nôtre, mais en tant que région.

Concernant la Chine, j’ignore pourquoi on trouve si surprenant que l’on entretienne des liens avec elle. La Chine finance l’économie des États-Unis ! La Chine est le principal créancier du monde… pourquoi n’en bénéficierions-nous pas ? La Chine possède une immense capacité de financement. Quel est son talon d’Achille ? L’énergie, les hydrocarbures. Or nous possédons la capacité d’exporter des hydrocarbures, et nous avons besoin de financements : nos besoins coïncident. C’est la raison de notre rapprochement stratégique avec la Chine.

Il n’y a aucune contradiction avec la défense de notre souveraineté : nous ne permettrons jamais qu’un quelconque empire nous impose ses conditions. Bien sûr, comme toute banque de développement – comme la japonaise, la brésilienne… –, la chinoise nous prête de l’argent afin de permettre à ses entreprises d’investir. Tout le monde le fait. Et tout le monde recourt à la Chine pour financer son économie. Pourquoi serait-ce mal que l’Amérique latine le fasse également ?

LVSL – L’actualité politique équatorienne a été marquée par une vague de mouvements sociaux très importants, violemment réprimés, qui ne sont pas parvenus à arracher de victoires décisives. L’Équateur est habitué à ces mouvements de rue menés par la CONAIE (Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur), qui ont conduit trois présidents à quitter le pouvoir3. Comment analysez-vous l’échec – relatif – des dernières manifestations ?

RC – Cet échec est d’abord imputable aux leaders des manifestations. Pour cette gauche, la protestation sociale apparaît comme la fin, et non le moyen ; l’issue, et non la voie. La lutte, bien sûr, est nécessaire pour conquérir des droits. Mais durant mes dix années de gouvernement, de 2007 à 2017, nous avons réussi à plus que tripler le salaire minimum, consolider les droits des travailleurs, imposer une redistribution massive de la richesse et des revenus, améliorer l’accès à la santé et à l’éducation… simplement en votant. Et la CONAIE est pourtant sortie dans la rue pour protester contre mon gouvernement, puis a soutenu Guillermo Lasso ! Lasso, qui apparaît dans les Pandora Papers, qui a mis en place un programme néolibéral brutal depuis son élection, lequel a généré une violence considérable. Du fait de son échec, nous quittons notre rang de second pays le plus sûr d’Amérique latine pour atteindre des sommets d’insécurité.

Comment peuvent-ils protester contre le néolibéralisme, alors qu’ils l’ont soutenu lors des présidentielles ? C’est toute la contradiction de la CONAIE, ce mouvement supposément de gauche.

Rafael Correa à Paris © Pablo Porlan et Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Ce mouvement tente d’imposer son programme électoral par la force. Il ne possède que peu de pouvoir électoral – il perd systématiquement aux élections –, mais il détient un grand pouvoir de fait, en raison de sa capacité mobilisatrice. Je parle d’expérience. En 2013, j’ai proposé au pays « d’extraire jusqu’à la dernière goutte de pétrole et au dernier gramme d’or » pour le sortir de son sous-développement et éradiquer la pauvreté. Mon rival, le candidat de la CONAIE, Alberto Acosta, a proposé au pays tout le contraire : non à l’extractivisme, à l’exploitation pétrolière et minière. Il a récolté 3 % des voix et moi près de 60 %. Et malgré cela, la CONAIE a tenté de nous imposer son programme par la rue.

NDLR : Pour une discussion sur la « Révolution citoyenne » équatorienne et son démantèlement, lire sur LVSL notre entretien avec Guillaume Long, ancien ministre des Affaires étrangères de Rafael Correa : « Comment la Révolution citoyenne d’Équateur a été trahie ». Pour une analyse des positions « anti-extractivistes », lire l’article de Matthieu le Quang : « Rompre avec l’extractivisme : la quadrature du cercle ? »

Si Julian Assange avait dénoncé des crimes de guerre russes ou chinois, on lui aurait érigé un monument en plein centre de Washington

En conséquence, je n’approuve ni les méthodes, ni la plateforme politique de la CONAIE. Son apologie de la force et de la lutte par la rue banalise la violence. La répression a causé la mort de sept manifestants ! De nombreuses personnes ont perdu la vue. Je suis d’accord avec la nécessité de résister contre les atteintes à nos droits… mais pas dans le cadre d’une organisation qui cherche à imposer son programme par la force, un an après avoir soutenu le président Lasso ! La CONAIE a beau jeu de critiquer le néolibéralisme, quand elle l’a appuyé si peu de temps auparavant.

LVSL – Au Parlement, la tentative de destitution du président Lasso a échoué car une partie de la gauche – en particulier des membres du mouvement indigène Pachakutik et du parti Izquierda Democrática – n’ont pas soutenu ce vote. En Europe, les médias ont souligné la tension entre les organisations indigènes et les corréistes. Ils ont présenté celles-ci comme un facteur clé de la division de l’opposition à Guillermo Lasso. Comment analysez-vous cette séquence, et son traitement médiatique ?

RC – L’analyse des médias est très partielle. Je dénonce également la répression du gouvernement de Lasso. Elle a été brutale et criminelle. La police a reçu l’ordre de tirer sur les manifestants comme bon leur semblait. C’est également une raison suffisante pour que Lasso parte. L’arrestation de Leonidas Iza [leader indigène et figure des protestations en cours NDLR] était un enlèvement, et nous l’avons condamnée – comme nous avons condamné toute atteinte aux droits de l’Homme.

Cela ne veut pas dire que nous soyons d’accord avec les méthodes ou la plateforme de la CONAIE, comme je l’ai dit précédemment.

Tout cela a très mal été interprété par la presse, latino-américaine et équatorienne. Son but est de propager la désinformation et de maintenir les citoyens dans l’ignorance.

En dix ans, il y a eu sept présidents. Depuis 1996, aucun gouvernement n’a terminé son mandat – jusqu’à ce que je sois élu. Les conflits étaient fréquents, ainsi que les changements de pouvoir. Mais les solutions n’étaient ni démocratiques, ni constitutionnelles. Face aux fraudes démocratiques qui pouvaient exister, nous avons introduit des processus parlementaires dans la Constitution pour fournir une issue institutionnelle, démocratique et pacifique aux conflits. Le régime équatorien, comme d’autres dans la région, était présidentialiste. Il existe une forte tradition présidentialiste en Amérique latine. Nous avons introduit un présidentialisme flexible, ce qui ne veut pas dire faible. Comment se traduit cette flexibilité ? Par le fait que, quand nous sommes témoins d’un échec complet du gouvernement, de son non-respect de la Constitution, etc., il existe la possibilité de révoquer son mandat.

Nous avons proposé cette procédure pour résoudre la crise, les gens se faisaient tuer dans la rue, la police frappait les gens et les assassinait. Ceux qui violent la Constitution, ce sont eux. Nous avons perdu le vote car nous n’en avons réuni que 80 sur les 92 nécessaires. Nous n’avons donc pas réussi à convoquer des élections anticipées pour résoudre cette crise grave de façon constitutionnelle, démocratique et pacifique – avec des votes et non avec des balles.

LVSL – Julian Assange revient au coeur de l’attention médiatique, à présent que son extradition vers les États-Unis est quasiment actée par la justice britannique. Vous lui aviez accordé l’asile politique durant plusieurs années, jusqu’à ce qu’il soit expulsé sous la présidence de Lenín Moreno. Rétrospectivement, comme analysez-vous ce choix, et quel est pour vous l’héritage de Julien Assange et de Wikileaks ?

RC – Lorsque nous avons étudié le cas Julian Assange, il était évident qu’il n’y avait aucune garantie de procédure régulière. Nous avons donc souverainement décidé de lui octroyer l’asile, droit que possède n’importe quel pays. Nous n’avons pas à nous justifier de quoi que ce soit.

NDLR : Consultez ici le dossier consacré par Le Vent Se Lève à l’affaire Julian Assange

Quant au reste, il faut bien sûr mentionner les abus du Royaume-Uni qui n’a jamais donné de sauf-conduit à Assange, ainsi que la pression exercée sur Lenín Moreno qui a rompu l’article 41 de la Constitution, lequel interdit explicitement de renvoyer un réfugié qui a été poursuivi par un autre pays. Mais dans l’esprit de Lenín Moreno, comme Correa avait accordé l’asile à Assange, il fallait s’y opposer. Peu lui importait de sacrifier un être humain.

Le cas Julian Assange est une honte mondiale. Il est la manifestations de la justice à deux vitesses qui domine l’ordre international : si Julian Assange avait dénoncé des crimes de guerre russes ou chinois, on lui aurait érigé un monument en plein centre de Washington. Mais comme il a dénoncé ceux des États-Unis c’est un criminel, il faut le jeter en prison pour 170 ans.

Ce n’est pas tout : les contradictions dans le traitement de cette affaire vont tellement loin qu’on prétend qu’il a diffusé des informations confidentielles. Chaque État dispose d’informations confidentielles, c’est une prérogative de la souveraineté nationale. Mais les crimes de guerre sont d’un autre ressort, il faut les dénoncer, et c’est ce que Julian Assange a fait.

Ces informations, il ne les a pas lui-même publiées : il les a fournies à des journaux – le New York Times, El País, der Spiegel en Allemagne, le Guardian au Royaume-Uni, etc. Et qu’a-t-on fait à ces journaux qui, eux, ont publié ces informations ? Rien.

C’est une effroyable justice à deux vitesses. Cela va à l’encontre des principes les plus élémentaires de la liberté de la presse. Ce qui est encore plus grave, c’est le silence du journalisme mondial. Je ne sais pas si c’est que Julian Assange ne leur plaît pas. Moi, il peut ne pas me plaire ou me déplaire, je ne le connais pas personnellement. Nous n’avons jamais parlé, même par téléphone, j’ai simplement effectué une interview pour lui, une fois.

Mais on parle là d’une injustice terrible, et d’une personne dont l’erreur est d’avoir dit la vérité et d’avoir dénoncé des crimes de guerre. Cela démontre la politique internationale du deux poids, deux mesures et le mépris qui prévaut pour les droits de l’Homme.

Notes :

1 En novembre 2019, un coup d’État policier et militaire renversait le président bolivien Evo Morales, mettant fin à treize ans de pouvoir du Mouvement vers le socialisme (MAS). Trois ans plus tôt, le Sénat brésilien destituait Dilma Rousseff à l’issue d’une procédure d’impeachment alimentée par un climat médiatique hostile à la présidente brésilienne. Par la suite, le pouvoir judiciaire devait empêcher l’ex-chef d’État Lula de se présenter aux élections présidentielles malgré sa grande popularité et le condamner à la prison, ouvrant la voie à la victoire de Jair Bolsonaro. De même, en Équateur, les instances judiciaires et la presse n’ont pas peu fait pour écarter du pouvoir les « corréistes » et conduire le président Lenín Moreno, pourtant soutenu par Rafael Correa, à initier un tournant néolibéral et pro-américain.

2 Les pays latino-américains sont vulnérables à la fluctuation des taux d’intérêt de la FED. En effet, si ceux-ci augmentent et que les taux latino-américains restent fixes, un phénomène de fuite de capitaux vers les États-Unis se produit. Du reste, dans les pays en butte à une forte inflation, la population tend à se détourner de la monnaie nationale au profit du dollar, considéré comme plus fiable. Ces deux phénomènes conduisent les gouvernements latino-américains à indexer la valeur de leur monnaie sur celle du dollar – voire, dans des cas exceptionnels, comme celui de l’Équateur ou du Salvador, à la remplacer par le dollar.

3 La CONAIE est, en termes quantitatifs, la principale organisation indigène. Ses relations avec le mouvement de Rafael Correa ont été tendues. Sa direction a fréquemment appelé à manifester contre son gouvernement. Celui-ci, en retour, l’a accusé de faire le jeu de l’opposition libérale.

Ce que l’affaire Assange révèle du pouvoir américain depuis le 11 septembre

® Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Dix ans de captivité et une seule condamnation, pour défaut de comparution. Un asile politique accordé, puis révoqué. Des procédures viciées. Et une mise hors-jeu de fait : depuis 2018, Wikileaks n’a pratiquement rien publié. Son fondateur, Julian Assange, attend l’issue de la demande d’extradition vers les États-Unis, où il encourt 175 ans de prison ; le jugement rendu le 10 décembre par la Haute cour de justice de Londres constitue une nouvelle victoire pour la partie américaine. Alors que la couverture médiatique se focalise sur la défense de l’accusé et les atteintes portées à la liberté de la presse, ce prisme juridique occulte les enjeux effectifs de l’affaire : le formidable réseau de pression géopolitique qui s’exerce sur la justice britannique, et le mode de gouvernement par le secret caractéristique de l’État américain depuis le 11 septembre. L’absence d’analyses approfondies sur ces enjeux dans la presse est symptomatique d’une carence de contrepouvoirs.

Depuis son arrestation en 2019, les principaux médias se sont ralliés à la défense de Julian Assange, avec pour principale ligne argumentative la protection des lanceurs d’alerte, de la liberté de la presse et de la liberté d’expression. Cela revient à prendre pour argent comptant la ligne officielle de défense de Wikileaks, qui se présente désormais comme une « organisation médiatique pluri-nationale, avec sa bibliothèque associée » fondée en 2006 par Julian Assange, son « éditeur ». Exit l’ancienne appellation « d’agence de renseignement du peuple ». Exit l’objectif revendiqué « d’ouvrir les gouvernements » de l’intérieur. Exit la transparence la plus radicale et la liberté de l’information. Exit également la critique du complexe militaro-industriel et de la politique étrangère américaine portée par Wikileaks avant le mutisme forcé d’Assange. La lecture dominante de l’affaire Wikileaks – un lanceur d’alerte confronté aux dérives autoritaires de l’État américain – toute occupée qu’elle est, à juste titre, par la défense de son fondateur, passe sous silence la teneur de l’affaire : ce qu’elle révèle du gouvernement américain depuis le 11 septembre.

Wikileaks, « agence de renseignement du peuple »

Fondée en 2006 par un collectif de hackers, l’objectif premier de Wikileaks est de mettre à profit le potentiel des réseaux informatiques pour soumettre les puissants du monde aux exigences de la transparence. Au croisement entre l’anarcho-libertarisme cypherpunk des débuts d’internet et de l’altermondialisme des années 2000, son objectif revendiqué est de constituer « l’agence de renseignement du peuple. » Entre 2006 et 2010, Wikileaks publie de nombreux documents critiques : des preuves de corruption et d’abus des droits de l’homme au Kenya, les rapports incriminants des banques islandaises et de leur rôle dans le krach bancaire de 2008, les manuels de scientologie, la liste de comptes off-shore de la banque suisse Julius Bär, etc. Mais ce n’est qu’au moment de la publication des documents fournis par la soldate Chelsea Manning que l’organisation acquiert sa notoriété en s’attaquant à un ennemi de taille : les États-Unis.

Chronologie de l’affaire Assange © Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Première en date : la vidéo Collateral Murder, dans laquelle des soldats américains tirent de manière indiscriminée et abattent des civils irakiens, y compris deux journalistes de l’agence Reuters. S’ensuivent les War diaries, plusieurs centaines de milliers de documents qui mettent au jour les détails des guerres en Irak et Afghanistan. Relayés par plusieurs sources éminentes de la presse internationale, ils fournissent un témoignage rapproché de la « guerre contre la terreur ».

La presse a accueilli ces « révélations » comme une succession de scoops. Loin de rendre publics d’importants secrets d’État, Wikileaks a simplement divulgué les documents qu’un minimum de transparence publique aurait dû assurer.

En novembre 2010, c’est le tour d’un autre lot de 400,000 câbles diplomatiques provenant des différentes ambassades, pour la période comprise entre 1967 et 2010 : Cablegate. Ils illustrent le détail de la présence américaine à travers le monde : des menus rapports de renseignement, des rumeurs, et d’encombrantes descriptions de chefs d’État étrangers. Enfin, les Guantanamo Files : les fichiers personnels des détenus de Guantanamo depuis 2002, des rapports d’entretien, des évaluations. Ces fuites, pour lesquelles Chelsea Manning a été condamnée en 2013 à 35 ans de prison, constituent l’enjeu principal de l’affaire Wikileaks. C’est en raison de leur divulgation que la machine judiciaire s’est d’abord enclenchée autour de Julian Assange, en captivité depuis 2012.

Collateral murder ® Wikileaks

Un lanceur d’alerte en lutte contre la première puissance mondiale, révélant les secrets les mieux enfouis de l’État américain ? C’est de cette manière que Julian Assange a été dépeint, tant par ses partisans que par ses adversaires les plus acharnés : « terroriste », « agent étranger », « traître à la patrie » américaine. Cette version des faits n’est pas sans poser problème. En effet, loin de rendre publics d’importants secrets d’État, les « révélations » de Wikileaks ne font la plupart du temps que fournir des détails sur l’action américaine à l’étranger, bien connue dans ses grandes lignes par les critiques de la politique étrangère des États-Unis.

Mise en lumière d’un mode de gouvernement par le secret

Ce qui surprend, à la lecture des War diaries et des câbles diplomatiques, ce ne sont pas les secrets qu’ils contiennent, mais bien au contraire, la plupart du temps, leur manque de sensationnel. Les centaines de milliers de documents divulgués se composent en large partie de menus rapports de renseignement, au plus bas de l’échelle de la diplomatie et de l’armée, d’informations de seconde et de troisième main, de rapports d’attaques et d’incidents. Rien qui concerne Osama Ben Laden dans les Afghan Logs. Pas de preuves du double jeu du Pakistan à l’égard des Talibans, juste quelques soupçons. Pas d’information sur les prétendues « armes chimiques » en Irak. De rares communications directes entre Washington et ses ambassades.

Ces documents étaient d’ailleurs accessibles à plusieurs millions de membres du personnel du Department of State et de l’armée. Parmi les 250,000 câbles publiés, par exemple, seuls 15,000 étaient classés « secret ». Un tiers était classé « confidentiel ». Tout le reste n’était même pas classé. Aucun document top secret. Rien, en somme, qui n’ait déjà été su ou soupçonné au sein de la communauté d’experts de relations internationales et de la défense. Ils ont certes fourni les preuves de crimes et de mensonges du côté américain – d’ailleurs largement relayées par la presse (2500 victimes civiles irakiennes de plus que ce que reportent les chiffres officiels ; l’usage des drônes pour des assassinats ciblés ; le recours à la torture dans les prisons spéciales ; le fait que de nombreux détenus de Guantanamo n’avaient pas de véritable intérêt pour le renseignement américain). Mais la majeure partie de ces « secrets » ne sont en fait que quantité d’informations qui ne bouleversent pas ce que l’on savait déjà de l’action américaine à l’étranger, pour peu que l’on n’en ait pas eu une vision irénique.

La presse a accueilli ces « révélations » comme une succession de scoops. Pourtant, loin d’être de fournir des « révélations », Wikileaks a simplement divulgué les documents qu’un minimum de transparence publique aurait dû assurer. Le fait que tous ces documents n’aient été rendus publics que par le biais d’une fuite souligne la diffusion d’un mode de gouvernement par le secret. C’est ce que le juriste Michael Tigar désigne du nom de « National Security State » : un mode opératoire où « l’appareil de sécurité nationale empêche le contrôle de la branche exécutive du gouvernement. (…) Le résultat est que la CIA, la NSA et les autres agences de l’exécutif qui pratiquent la surveillance, la détention, la torture, les transferts extrajudiciaires de suspects et les assassinats ciblés par drone, ont acquis une immunité (…) Ce qu’elles font, pourquoi elles le font, et pourquoi leurs actions sont légales ou ne le sont pas – tous cela est retranché derrière un mur de secret. »

L’historien des sciences américain Peter Galison évaluait en 2004 le volume de documents classés « confidentiel » ou « secret » à 320 millions de pages – de 4 à 5 fois la quantité d’informations accessibles dans le domaine public. Au cours des années 2000 ces chiffres n’ont cessé de croître : des pans entiers de l’activité gouvernementale et de ses motivations sont placés du côté du secret. Jusqu’à ce que les chiffres rapportés par l’Information Security Oversight Office ne cessent d’être publiés en 2018. Nul n’est besoin d’adhérer à un projet de transparence radicale pour s’émouvoir de la dynamique dans laquelle sombre l’État américain depuis le 11 septembre, retirant des mains du public une masse croissante de documents chaque année. Et c’est dans ce vide d’information que Wikileaks s’est engouffrée. Là où le Congrès, où les journalistes, où les freedom of information requests rencontraient le mur de silence du National Security State, les fuites de Wikileaks ont fourni les détails du gouvernement courant.

Une cartographie de ces différents protagonistes permet de comprendre que l’on n’a pas seulement affaire à un gouvernement persécutant un journaliste, mais à un réseau d’acteurs publics et privés, américains mais aussi britanniques, suédois, suisses, mobilisés afin de mettre Wikileaks hors d’état de nuire. Analyser l’affaire sous un angle exclusivement moral ou juridique empêche d’en saisir la portée politique.

« À l’exception d’une poignée d’organisations (dont l’ACLU – l’American Civil Liberties Union, n.d.r. – et le New York Times) dotées des ressources et de la volonté d’engager de longues actions en justice contre le gouvernement pour violation de la Loi sur la liberté d’information, l’un des canaux principaux de mise en lumière des secrets du gouvernement et des élites provient des lanceurs d’alerte et des organisations qui en permettent l’action » écrivait en 2010 Glenn Greenwald. C’est via Wikileaks que le manuel d’opérations de Guantanamo que l’ACLU n’avait pas réussi à obtenir a été publié. C’est toujours via Wikileaks que les victimes civiles des guerres en Irak et Afghanistan ont pu être dénombrées. En ce sens, « Wikileaks est l’un des groupes les plus efficaces au monde et ce n’est pas surprenant qu’ils subissent de telles attaques » concluait le journaliste.

Les réseaux d’influence étrangère des États-Unis

Les conséquences n’ont pas tardé à se faire sentir. Dès 2010, Assange a fait l’objet d’une première enquête en Suède, qui a engagé la série de procédures judiciaires enchâssées qui se poursuit à ce jour. Sa captivité de fait dure depuis plus de 10 ans – dans l’enceinte de l’ambassade d’Équateur de 2012 à 2018, puis dans les prisons britanniques. Le réseau d’acteurs impliqués illustre la capacité des États-Unis à faire pression à l’international. Si les documents Wikileaks offrent un aperçu de l’exercice du pouvoir après 2001, l’affaire Assange met au jour les rouages de la machine légale et para-légale qui assure son maintien.

Au mois d’août 2010, Assange est inquiété en Suède pour violence sexuelle, dans une enquête sans issue, dont son équipe juridique a pointé de multiples vices. Les procédures ont été formellement abandonnées sept ans plus tard, en mai 2017, et le mandat d’arrêt européen à l’encontre d’Assange révoqué. Plusieurs journalistes ont entre temps mis en lumière la pression exercée sur la Suède de la part des autorités judiciaires britanniques pour maintenir l’enquête ouverte – leur échange de mails à ce sujet par ailleurs en partie été mystérieusement effacé. Entre temps, Assange se réfugie à l’ambassade d’Équateur à Londres pour éviter son extradition aux États-Unis via la Suède, ce qui lui a valu sa seule et unique condamnation à ce jour, pour enfreinte de liberté conditionnelle. La juge britannique, Emma Arbuthnot, s’est retirée du procès après avoir été accusée de conflit intérêt, en raison des liens de son mari, ancien ministre – et consultant d’une société de sécurité privée fondée par John Scarlett, directeur du MI6 en 2003 – avec le think tank néoconservateur Henry Jackson Society, ouvertement hostile à l’égard de Wikileaks. Le parcours d’Alexander Arbuthnot, fils de la juge et associé à la société britannique de cyber-sécurité Darktrace [1], et à l’américaine Symantec, collaboratrice de la défense américaine, a également été pointé du doigt. Accueilli par l’Équateur pendant la présidence Correa, Julian Assange obtient d’abord l’asile politique, puis la nationalité équatorienne. Tous deux lui seront révoqués au moment de l’arrivée au pouvoir de Lenín Moreno, président pro-américain, qui consigne Assange à la justice britannique.

Assange ne sera finalement mis en accusation pour espionnage qu’en 2018. Une enquête de Yahoo News révélait que la publication en 2017 de la série Vault 7, détaillant l’arsenal de cyberespionnage de la CIA, aurait déterminé la décision de l’administration Trump à engager des poursuites. Là où Obama y avait renoncé en raison de la précarité juridique de l’accusation, ainsi que du précédent qu’elles auraient pu constituer pour la liberté de la presse, c’est sur un fond de revanche que la CIA aurait d’abord envisagé de kidnapper ou d’assassiner le fondateur de Wikileaks sur le sol britannique, sans d’ailleurs en avertir le Congrès, avant de se rabattre sur les moyens du droit. C’est en attente du verdict pour l’extradition que Assange demeure, près de dix ans plus tard, toujours en captivité.

Cette machine de persécution s’est par ailleurs appuyée sur tout un réseau d’acteurs économiques. En 2010, Visa, Mastercard, ainsi que la très libertaire PayPal avaient suspendu les paiements à Wikileaks, alors que la très neutre poste suisse congelait le compte personnel d’Assange. De même, les big tech américaines ont contribué à l’isolement de Wikileaks et appuyé l’État américain dans sa volonté de réduire l’organisation au silence. Dès 2010 Amazon, qui possède une activité d’hébergeur, avait retiré sa fourniture de serveurs à Wikileaks sous pression politique. Cinq ans plus tard, c’est Google qui livre des données personnelles de journalistes de Wikileaks à l’État américain. Le réseau d’acteurs s’est resserré ces dernières années : en 2019, c’est la Banque mondiale qui prête 5 milliards de dollars à l’Équateur, quelques jours avant que le président Lenín Moreno n’accepte d’expulser Julian Assange de l’ambassade. Entre-temps, l’entreprise espagnole de sécurité privée UC Global, contractée par l’État équatorien pour assurer la sécurité de son personnel dans le contexte de l’asile accordé à Julian Assange, espionnait ce dernier pour le compte de la CIA.

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Une simple cartographie de ces différents protagonistes permet de comprendre que l’on n’a pas seulement affaire à un gouvernement persécutant un journaliste, mais à un réseau d’acteurs publics et privés, américains mais aussi britanniques, suédois, suisses, mobilisés afin de mettre Wikileaks hors d’état de nuire. Analyser l’affaire sous un angle exclusivement moral ou juridique empêche d’en saisir la portée politique. Ce n’est pas sur le seul plan de la liberté d’expression et de la presse que devrait se situer le débat, mais sur celui du mode de gouvernement américain et de son influence étrangère, qui poursuit ses propres fins par tous les moyens disponibles, peu importe la juridiction.

Carence de contrepouvoirs

En traitant les publications de Wikileaks sur le mode du scoop, en jouant sur l’imaginaire du hacker publiant les secrets de la première puissance mondiale, la presse s’est empêchée d’analyser lucidement un processus structurant : l’opacité croissante dans laquelle agit l’État américain, son réseau d’influence et de pression. Ce manque d’analyse souligne l’impuissance des canaux d’opposition traditionnels à ces dérives du pouvoir : le Congrès, la presse, et la recherche.

La lutte contre le gouvernement par le secret requiert davantage que l’indignation superficielle dont font preuve une partie des médias. Elle requiert un journalisme d’enquête indépendant, une recherche académique autonome du point de vue des financements qui produise une pensée systématique, soucieuse des acteurs et des intérêts en jeu

Un tel traitement médiatique n’est que trop compréhensible. D’une part, les leaks contiennent une foule de détails amusants ou croustillants – que l’on songe à Hilary Clinton déclarant, devant une assemblée de banquiers, mentir à ses électeurs et tenir un double-discours – plus à même de faire monter l’audimat qu’un lent travail de cartographie d’acteurs politiques, économiques, financiers et militaires. De l’autre, alors que la presse exagérait la confidentialité des publications de Wikileaks, ignorant par là-même l’opacité croissante dans laquelle l’État américain agit, elle a mis l’emphase sur leur caractère prétendument extraordinaire, dévoilant les dérives de l’État américain, selon le vocable consacré. Cette rhétorique de la « dérive » présente chaque épisode comme un événement singulier. Elle est solidaire de la rhétorique du scoop. La proximité entre le pouvoir politique et celui de l’argent, influence des producteurs d’armes sur la politique étrangère, le mépris pour le droit international manifesté par l’exécutif : ces réalités – bien connues de générations de chercheurs critiques – sont systématiquement traitées comme des accidents du système politique américain, destinés à provoquer l’indignation morale et la stupeur du public, plutôt que comme des émanations routinières de celui-ci.

Le journaliste Glenn Greenwald formulait cependant un constat plus préoccupant : « les médias américains sont en large partie acquis [au gouvernement] et les derniers vestiges du journalisme d’enquête sont écrasés par les contraintes financières. Le Congrès américain est presque entièrement impuissant, lorsqu’il s’agit d’opérer un contrôle digne de ce nom, et il est de toute manière contrôlé par ces mêmes factions qui maintiennent le secret le plus complet… » On retrouve le diagnostic que posait Julian Assange dans un entretien au Spiegel en 2015, où il soulignait quant à lui la responsabilité du monde académique. « En règle générale, il n’y a pas assez de compréhension systématique. Cela tient à l’économie de la presse, au temps accéléré de l’information (short term news cycles) mais je n’accuse pas les médias de cet échec. Le manque vient du monde académique, qui échoue à comprendre les développements géopolitiques et techniques, et l’intersection entre les deux domaines. »

Dans le même entretien, Assange attribuait la responsabilité de cet échec à la relation entre le département d’État américain et les universités du pays, par le biais notamment de l’International Studies Association, ISA, accusée de porter une ligne éditoriale tacite de refus de tout papier s’appuyant sur les documents issus des divulgations Wikileaks. Le journaliste Ben Norton a nuancé cette lecture par une recherche bibliométrique, qui atteste cependant la rareté de références aux sources Wikileaks et l’absence d’analyse de l’organisation en relations internationales. « S’il est inexact de dire que l’ISA a interdit les citations de Wikileaks, Assange pointe du doigt une réalité : il est frappant de voir que si peu de [câbles de Wikileaks] ont été cités dans ces grandes revues universitaires ». Alors que Wikileaks a mis à disposition la plus grande archive des relations internationales contemporaines, intégralement ouverte, une recherche sur JSTOR, l’une des principales bibliothèques universitaires, établit qu’à ce jour Wikileaks a été cité en tout en pour tout 22 fois dans ces cinq revues [1]. À l’inverse, les citations de n’importe quel grand quotidien américain se comptent par centaines, dans chacune de ces revues.

Les sciences politiques ne s’en sortent pas mieux. Wikileaks a mis en lumière un mode ordinaire de gouvernement non une exception. L’affaire en jeu autour de son fondateur illustre quant à elle les réseaux de maintien de ce pouvoir. Force est de constater le manque de recherche au sujet de l’autonomie de l’exécutif, de son immunité à tout contrôle de la part du Congrès, de ses liens avec les entreprises et les lobbys de l’armement et de la sécurité. Là où le journalisme marche à la rhétorique des « accidents », la pensée politique se partage entre la critique libérale du National Security State qui ne voit que des « dérives » plus ou moins ponctuelles à l’état de droit, et les analyses de type critique, inspirées d’Agamben et son état d’exception, dont la caractéristique première d’analyser tout phénomène à partir d’une logique où ne figurent ni les acteurs ni leurs intérêts.

Comment un tel silence est-il possible ? Le travail de Wikileaks, dont Assange paie depuis 10 ans le prix, aura-t-il été en vain ? Sans Wikileaks, ces informations sur la conduite de la politique étrangère et militaire américaine depuis le début de la « guerre contre la terreur » n’auraient été déclassifiées dans une trentaine d’années, quand elles n’auraient pu fournir de matériel utile qu’aux historiens. Entre temps, le Congrès, se différentes commissions, la presse, l’opinion publique, auraient été tenus à l’écart des opérations courantes de la branche exécutive du pouvoir, de plus en plus autonome depuis le 11 septembre. La lutte contre le gouvernement par le secret, contre ses réseaux d’influence, requiert davantage que l’indignation superficielle dont font preuve une partie des médias et de l’opinion publique. Elle requiert un journalisme d’enquête indépendant et critique, une recherche académique autonome du point de vue des contenus comme des financements, qui produise une pensée systématique, soucieuse des acteurs et des intérêts en jeu, un effort d’enquête et de lutte contre les ramifications du complexe militaro-industriel. Tout cela, aussi, pour que le travail de tous ceux qui – opposants, journalistes, lanceurs d’alerte – paient de leur vie leur opposition au pouvoir n’advienne pas en vain.

Notes :

[1] Alexander Arbuthnot conseille la firme d’investissements Vitruvian sur la cyber-sécurité ; celle-ci compte Darktrace au nombre de ses principaux investissements, qui collabore avec la NSA.

[2] Du moins dans les articles hébergés sur JSTOR. Deux fois dans Foreign Policy Analysis, une fois dans International Studies Perspectives, six fois dans International Studies Quarterly et treize fois dans International Studies Review. Aucune citation de Wikileaks n’apparaît dans un article de International Political Sociology hébergé par JSTOR.

Nouvelle défaite judiciaire pour Julian Assange

© Hugo Baisez pour LVSL

En janvier 2021, la juge Vanessa Baraitser avait refusé la demande d’extradition de Julian Assange aux États-Unis. Ceux-ci ont demandé à contester la décision. Le 11 août, la Haute cour du Royaume-Uni leur a donné une première satisfaction, en étendant le périmètre des questions sur lesquelles ils pouvaient faire appel. Les défenseurs de Julian Assange dénoncent cette reculade de la justice britannique face aux pressions américaines.

Les États-Unis cherchent à extrader le journaliste australien pour dix-sept chefs d’accusation – notamment violation de l’Espionage Act et « conspiration en vue d’intrusion dans un ordinateur. » L’accusation concernant l’Espionage Act repose sur la publication, au travers de Wikileaks, de câbles du Département d’État, de documents secrets sur l’intervention militaire en Irak ou de rapports concernant les détenus de Guantanamo. Elle constitue la première mise en examen d’un éditeur d’informations depuis la mise en place de l’Espionage Act.

L’affaire est d’autant plus trouble que Julian Assange est un Australien, qui travaille en dehors des États-Unis. Ceux-ci démontrent ainsi qu’ils peuvent non seulement poursuivre un journaliste qui dénonce leurs crimes de guerre, mais encore qu’ils peuvent poursuivre n’importe quel journaliste, où qu’il se situe dans le monde, pour l’avoir fait.

Le 11 août, le juge Timothy Holyrode a noté qu’il était extrêmement rare qu’une juridiction supérieure remette en question les décisions d’un juge sur des questions relatives à une demande d’extradition. Il a pourtant présidé à l’une de ces rares exceptions.

En janvier 2021, la juge Vanessa Baraitser avait bloqué la demande d’extradition des États-Unis. Elle avait cependant rejeté les arguments qui faisaient de l’extradition d’Assange une menace pour la liberté de la presse. Sa décision se fondait uniquement sur les mauvaises conditions carcérales aux États-Unis et sur les risques encourus par Assange quant à sa santé mentale. Elle estimait que l’extradition serait trop brutale pour Assange, et qu’elle pourrait mener à son suicide.

Les choses auraient pu en rester là. Les États-Unis avaient obtenu une victoire technique : leur démarche consistant à accuser d’espionnage un journaliste non Américain, tout en n’ayant pas à répondre sur la légalité de cette persécution politique, était validée.

Au lieu de cela, les États-Unis ont fait appel de la décision de la juge Baraitser sur cinq points distincts. Il était avéré qu’ils feraient appel sur trois d’entre eux, mais pas sur les cinq. Les États-Unis auraient pu faire appel du fait que la juge aurait dû leur notifier ses décisions préliminaires sur les effets des conditions de détention aux États-Unis sur la santé mentale d’Assange : ainsi, ils auraient pu donner des assurances quant à ses conditions de détention.

Les États-Unis n’avaient, cependant, pas la possibilité de faire appel de la décision du juge en ce qui concerne les conclusions basées sur les preuves médicales présentées lors du procès. Plus précisément, les États-Unis voulaient faire valoir que le témoignage d’un témoin de la défense aurait dû être jugé irrecevable, et que la juge a commis une erreur en évaluant le risque de suicide d’Assange. Après l’arbitrage du 11 août, les procureurs pourront également soulever ces problèmes. Une audition d’appel est prévue pour le 27 octobre et devrait durer 2 jours.

« Je n’arrive pas à comprendre »

La partie plaignante a démarré en déclarant que la juge avait rendu son verdict en ne se fondant pas sur l’état mental actuel d’Assange, mais sur son potentiel état futur. Alors que la défense a présenté des rapports d’experts sur ce point, un témoin à charge a affirmé que personne ne pouvait prédire la probabilité qu’une personne se suicide plus de six mois à l’avance. La partie plaignante a de plus déclaré que les témoins de la défense se basaient sur des propos d’Assange lui-même. Elle a ajouté que puisque Assange avait cherché et obtenu l’asile politique de l’Équateur et était resté dans son ambassade, il s’était donné beaucoup de mal pour éviter l’extradition vers les États-Unis. Enfin, elle a saisi cette occasion pour rappeler que lorsqu’il logeait dans l’ambassade équatorienne, Assange a « animé un débat sur Russia Today », supervisé les affaires de Wikileaks, et tenté d’aider Edward Snowden à échapper aux poursuites de la part des États-Unis.

NDLR : Pour une mise en contexte géopolitique de l’affaire Julian Assange, à écouter sur LVSL cet entretien avec Guillaume Long, ex-ministre des Affaires étrangères équatorien : « L’administration Trump sera impitoyable avec Julien Assange »

La plus grande partie de l’audition a été consacrée aux conclusions de Michael Kopelman, professeur émérite en neuropsychiatrie au King’s College de Londres. Kopelman était l’un des quatre psychiatres qui avaient témoigné au sujet de l’état mental d’Assange durant le procès de janvier 2021 – lequel avait temporairement bloqué son extradition. La juge Baraitser avait alors estimé que Kopelman et les autres experts de la défense étaient plus convaincants que ceux de l’accusation. Kopelman s’était notamment entretenu avec Assange, mais aussi avec ses amis et les membres de sa famille, avait préparé deux rapports séparés, et même présenté les notes de ses entretiens à l’accusation.

Lorsque Kopelman avait préparé son rapport préliminaire en décembre 2019, ni le fait qu’Assange ait entretenu une relation avec Stella Morris, ni le fait qu’ils aient eu deux enfants n’étaient connus du public. Stella Morris craignait que sa sécurité, ainsi que celle de ses enfants, puisse être mise en danger si cette relation était dévoilée.

Ces peurs n’étaient pas sans fondement : un ancien employé de l’entreprise de sécurité privée UC Global avait témoigné d’une discussion avec les services de renseignement américains dont l’objet était l’empoisonnement ou le kidnapping de Julian Assange. La même entreprise avait également pensé voler une couche retrouvée dans l’ambassade, appartenant à l’un des enfants d’Assange, afin de recueillir son ADN et d’établir sa filiation.

Ces éléments avaient été discutés en janvier 2021, lors du procès qui avait abouti au blocage de la demande d’extradition de Julian Assange par la juge Vanessa Baraitser. Selon la défense, bien que Kopelman avait choisi de ne pas divulguer cette information dans son rapport préliminaire, il avait prévu de demander des conseils juridiques sur la façon de gérer les craintes de Morris quant à sa vie privée, ainsi que ses obligations auprès du tribunal. Avant qu’il n’ait pu le faire, Assange et Morris avaient dévoilé leur relation aux magistrats. Morris avait ensuite fait circuler cette information dans les médias. Un nouveau rapport de Kopelman, en préparation, contenait toutes ces informations.

L’accusation avait alors déclaré que puisque le premier rapport de Kopelman ne faisait pas mention de ces faits, toutes les preuves qu’il présentait devaient être considérées sinon comme inadmissibles, du moins comme suspectes.

La juge Baraitser avait finalement tranché : le rapport initial était erroné. Elle avait néanmoins ajouté que la décision de Kopelman était « humainement compréhensible face à la situation embarrassante de Mme Morris. » La nature de la relation entre Assange et Morris était du reste connue au moment où le tribunal a entendu le témoignage médical, a tenu à rappeler la juge Baraitser. Si le rapport de décembre pouvait donc être erroné, la juge a estimé que le tribunal n’avait à aucun moment été induit en erreur. Après la prise en compte de l’ensemble des éléments, y compris un deuxième rapport et le partage de notes, la juge Baraitser avait estimé que l’éminent neuropsychiatre était crédible et impartial – et frappait de nullité, sur ces bases, la demande d’extradition des États-Unis.

Sept mois plus tard, la Haute cour du Royaume-Uni permettait pourtant aux États-Unis de faire appel.

Au cours de l’annonce de la décision du 11 août, le juge Timothy Holyrode a noté qu’il était extrêmement rare qu’une juridiction supérieure remette en question les décisions d’un juge sur des questions de cette nature. Il a pourtant présidé à l’une de ces rares exceptions. Il a de la même manière reconnu que dans la plupart des circonstances, la décision d’un juge concernant un risque de suicide n’était pas susceptible d’appel… avant d’ajouter que si l’accusation avait la possibilité de faire appel de l’admissibilité du témoignage d’un des experts, elle devrait également être autorisée à faire appel du fait qu’Assange encourt un risque de suicide en cas de transfert vers les États-Unis…

Jeremy Corbyn, l’ancien leader du parti travailliste, s’est adressé aux manifestants rassemblés devant le tribunal. Il a rendu hommage à Assange, déclarant qu’il s’inscrivait dans une « grande tradition de journalistes courageux »

À l’issue de l’audition et avant que la retransmission en direct ne soit interrompue, on a pu entendre Assange (qui assistait en visioconférence depuis la prison de Belmarsh) dire à ses avocats : « Je n’arrive pas à comprendre. Un expert a l’obligation légale d’empêcher les préjudices, surtout à mes deux enfants. »

Prisonnier politique de l’empire américain

L’audition du 11 août peut paraître cruelle. Mais elle a montré jusqu’où les États-Unis et le Royaume Uni sont prêts à aller pour piéger Assange.

Julian Assange est dans la mire du gouvernement américain depuis qu’il a publié pour la première fois la vidéo « Collateral Murder » dans laquelle des hélicoptères de combat américains ont fait feu et ont tué plus de dix-huit personnes, dont deux journalistes de Reuters, et blessé deux enfants.

Il a passé sept années dans l’ambassade d’Équateur à Londres, soumis à ce qu’un groupe de travail de l’ONU a établi comme une détention arbitraire. Le rapporteur spécial sur la torture de l’ONU a déclaré qu’Assange était victime de torture mentale. Et comme l’ont montré des documents américains déclassifiés, le gouvernement britannique était si déterminé à faire sortir Assange de l’ambassade équatorienne qu’il a créé une campagne gouvernementale nommée « Opération Pélican » pour atteindre son but.

Les questions soulevées lors de l’audition préliminaire peuvent être analysées d’un point de vue juridique, mais elles constituent plus simplement la dernière des tentatives des États-Unis de réduire au silence l’un de ses opposants. L’affaire Assange a suscité un tollé mondial considérable. L’accusation d’Assange a de larges implications en ce qui concerne le premier amendement aux États-Unis, et la liberté de la presse plus généralement. C’est la raison pour laquelle de si nombreux groupes de défense de la liberté de la presse, organisations internationales de défense des droits humains et médias de tous les continents se sont opposés à l’extradition d’Assange vers les États-Unis.

Comme les crimes d’Assange concernent des révélations sur les crimes de guerre et les affaires du département d’État américain, de nombreux militants pacifistes et leaders politiques des pays du Sud ont eux aussi rallié les soutiens à Assange.

Avant l’audition du 11 août, Jeremy Corbyn, l’ancien leader du parti travailliste, s’est adressé aux manifestants rassemblés devant le tribunal. Il a déclaré que de nombreux journalistes risquaient leur propre sécurité pour mettre à jour la corruption publique et les crimes de guerre. Il a rendu hommage à Assange, déclarant qu’il s’inscrivait dans une « grande tradition de journalistes courageux ».

Le combat pour Assange n’est pas terminé. La Haute Cour britannique doit encore rendre sa décision sur l’appel en cours. Mais en donnant la possibilité aux États-Unis de faire appel d’une décision fondée sur un témoignage médical, la justice britannique a ouvert une brèche peut-être décisive, dont il est possible qu’elle conduise en fin de course le Royaume-Uni à livrer le journaliste aux griffes de l’empire américain.

« Nous assistons au meurtre graduel de Julian Assange par la torture psychologique » – Entretien avec John Shipton

Julian Assange © Telesur

Julian Assange est interné dans la prison de haute sécurité de Belmarsh depuis son expulsion de l’ambassade équatorienne en avril 2019. Les États-Unis réclament son extradition, où il est justiciable de 18 chefs d’accusation, qui pourraient lui valoir une peine de 175 ans de prison. Ses partisans se mobilisent pour sa libération. Nous avons rencontré John Shipton, le père de Julian Assange, qui compte parmi les personnalités les plus impliquées dans ce dossier. Entretien réalisé par Denis Rogatyuk, traduction de Florian Bru.


LVSL – Depuis le début des audiences consacrées à l’extradition de Julian Assange, le gouvernement des États-Unis, en particulier Donald Trump, Mike Pence et Mike Pompeo, redoublent d’attaques contre Wikileaks. Mike Pompeo l’a même qualifié de « service de renseignement non-étatique hostile, fréquemment manipulé par des acteurs étatiques comme la Russie ». L’establishment étasunien semble déterminé à l’extradition de Julian Assange, et les deux principaux partis jouent le jeu. Quelles sont les marges de manœuvre dont disposent les militants et journalistes aux États-Unis face à eux ?

[Pour une mise en contexte de l’affaire Assange, lire sur LVSL notre entretien avec Guillaume Long : « L’administration Trump sera impitoyable à l’égard d’Assange »].

John Shipton – Mike Pompeo est un secrétaire d’État lamentable, qui a déclaré la guerre à Wikileaks pour obtenir le soutien de la CIA afin de servir ses ambitions présidentielles futures. Il va sans doute quitter son poste de secrétaire d’État pour tenter de se faire élire sénateur du Kansas. Ce n’est pas que le poste de secrétaire d’État soit réellement d’une grande importance. Mike Pence, quant à lui, ne me fait pas l’effet d’une personnalité d’importance historique, étant donné que l’establishment étasunien doit toujours, en fin de compte, s’aligner sur ce que veut et pense la CIA.

Pompeo, dans son discours du 23 avril 2017, déclarait vouloir intimider les journalistes, les éditeurs et les publications du monde entier qui voudraient rendre publiques des informations gouvernementales. C’est notre pouvoir, en tant que membres du public, de discuter entre nous, de décider, par la conversation mutuelle, ce que nous devrions faire et comment nous devrions mener nos vies. Ils veulent que tout aille dans le sens de leur agenda, ils souhaitent pouvoir déclarer la guerre à n’importe quel pays – le Yémen, la Libye, l’Afghanistan, la Syrie, etc. Des millions de personnes réfugiées inondent le monde et arrivent en Europe. Le Maghreb est dans le chaos, le Levant est dans le chaos, des Palestiniens sont assassinés…

Tels sont leurs objectifs. Quant à nous, nous dépendons de vous pour nous fournir des informations véridiques, afin que nous puissions avoir une juste compréhension de la marche du monde. Ce que veut Pompeo, c’est que sa vision du monde soit celle de tous.

“Julian Assange constitue une singularité historique. Aucun journaliste, aucun éditeur, aucune publication n’a jamais subi d’assauts de cette intensité.”

Regardez l’Histoire : jusqu’à cinq millions de personnes depuis 1991 sont mortes des suites des guerres illégales des États-Unis et de leurs alliés au Moyen-Orient. Regardez Collateral Murder : vous voyez un bon samaritain traîner un homme blessé jusqu’à sa voiture, l’emmener à l’hôpital, prendre ses enfants sur le chemin de l’école… Il est tué sous vos yeux. Vous pouvez voir les pilotes de l’hélicoptère demander frénétiquement des instructions pour pouvoir tirer sur un homme blessé. Nous dépendons de vous, journalistes, éditeurs, publications, pour nous faire connaître les crimes que le gouvernement commet, de sorte que nous puissions nous soulever pour les empêcher.

Avec assez de détermination et d’énergie, nous pouvons réussir à empêcher la destruction d’un pays tout entier. À Melbourne, un million de personnes ont marché contre la guerre en Irak. Dans le monde, il y en a sans doute eu dix millions au total. Nous ne voulons pas de nouvelles guerres de cette nature, et il nous faut des informations pour pouvoir dire « non ».

LVSL – Comment agir face à la nouvelle « guerre froide » en cours entre les États-Unis et l’Union européenne d’un côté, la Chine et la Russie de l’autre ?

[Lire sur LVSL : « Arrestation de Julian Assange : la revanche de l’empire américain »].

JS – Je pense que le meilleur moyen est de parler et d’agir en-dehors des moyens de communication de masse – par des conversations en face à face. L’agitation qui a cours sur les réseaux sociaux est suffisante pour que Facebook, Youtube ou Twitter suppriment certaines publications, certains groupes ou certaines chaînes – comme on l’a vu ces dernières semaines. C’est de cela que nous avons besoin : que les gens ordinaires apprennent à se connaître les uns les autres et à discuter de questions politiques, sans dépendre de CNN ou d’une tête pensante pour savoir ce qu’ils devraient penser de tel ou tel sujet. Il faut juste parler à des amis, parler avec des groupes de gens, parler ensemble, échanger des idées, échanger des moyens d’obtenir de bonnes informations – et les choses changeront.

LVSL – Le combat pour la libération de Julian Assange constituait déjà un immense défi, mais il a été rendu plus difficile encore par son expulsion de l’ambassade équatorienne de Londres en mars 2019. Quelles sont les modalités qu’ont pu prendre votre combat depuis cet événement ?

JS – Julian Assange constitue une singularité historique. Aucun journaliste, aucun éditeur, aucune publication n’a jamais subi d’assauts de cette intensité. Nous assistons sous nos yeux au meurtre graduel de Julian Assange par la torture psychologique et la violation incessante des procédures qui lui étaient dues.

Julian Assange n’a pas pu assister à la dernière audition du fait de son état de santé dégradé ; la juge Baraitser a inversé la charge de la preuve, accusé Julian Assange de fuir le procès et exigé que l’on prouve cette dégradation. Encore une fois, on observe un processus récurrent en Australie : blâmer la victime. Les Australiens disent qu’ils ont offert une assistance consulaire ; cette assistance consulaire consiste à vous offrir les journaux de la semaine passée et à vérifier que vous êtes toujours vivant. C’est à peu près tout. Le DFAT [Ministère australien des Affaires Étrangères et du Commerce, ndlr] maintient pourtant qu’ils ont fait une centaine d’offres d’assistance consulaire. Si c’est le cas, c’est un profond témoignage d’échec : cela fait maintenant onze ans que Julian Assange est détenu arbitrairement.

Le groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire a déclaré que Julian Assange était détenu arbitrairement, et qu’il devrait être libéré et dédommagé sur-le-champ. Le dernier rapport date de février 2018. Nous sommes en 2020, et Julian Assange est toujours dans le quartier de haute sécurité de la prison de Belmarsh, à l’isolement, 23 heures par jour.

LVSL – Comment décririez-vous les liens entre la campagne actuelle pour sa libération et Wikileaks en tant qu’organisation ?

[Lire sur LVSL : « Julian Assange, un défi permanent lancé à l’ordre mondial dominant »]

JS – WikiLeaks poursuit son travail et continue à gérer la plus extraordinaire des bibliothèques de la diplomatie étasunienne depuis 1970. C’est un outil formidable, dans lequel tout journaliste ou historien, ou tout un chacun, peut chercher les noms de ceux qui ont été impliqués dans la diplomatie avec les États-Unis, que ce soit dans leur propre pays ou aux États-Unis. C’est une superbe ressource, qui continue à être entretenue.

Pas plus tard qu’il y a un mois, WikiLeaks a publié un nouvel ensemble de fichiers. Parmi les gens qui défendent Julian Assange et WikiLeaks, une centaine de milliers de personnes partout dans le monde travaillent sans relâche pour faire advenir sa libération. Il y a environ quatre-vingts sites internet dans le monde qui publient et militent pour la liberté de Julian Assange, ainsi que quatre-vingt  six pages Facebook qui lui sont dédiées ; nous sommes donc nombreux, et la hausse du soutien que l’on reçoit continue. Ce sera le cas jusqu’à ce que le gouvernement australien et le Royaume-Uni reconnaissent que la persécution de Julian Assange est le grand crime du XXIe siècle.

LVSL – Le dernier acte d’accusation de Julian Assange concerne sa supposée conspiration avec des hackers encore « anonymes » et semble être une tentative supplémentaire d’accélérer son extradition. Croyez-vous que c’est un signe que le Département de la Justice américain désespère ?

JS – Non, je ne le crois pas. Les gens qui travaillent au Département de la Justice sont payés, que cela réussisse ou non. Si Julian Assange est extradé ils toucheront leur salaire, s’il ne l’est pas ils le toucheront quand même.

Le Département de la Justice aimerait que le procès soit différé après les élections américaines [la justice américaine n’a cessé de délayer le procès de Julian Assange ; ses défenseurs y voient un moyen de l’affaiblir psychologiquement en prolongeant son internement dans la prison de haute sécurité de Belmarsh ndlr]. Les avocats feront donc appel au tribunal en arguant qu’ils n’ont pas eu le temps de s’adapter, et demanderont que le juge reporte la date de l’audition.

Mais je pense que c’est tout sauf un acte de désespoir.

Arrestation de Julian Assange : la revanche de l’empire américain

Julian Assange © Telesur

Le 11 avril 2019, Julian Assange, fondateur de Wikileaks, était arrêté à l’intérieur de l’ambassade d’Équateur à Londres, dans laquelle il avait trouvé l’asile politique depuis 2012. Lenín Moreno, l’actuel président équatorien depuis mai 2017, a lui-même « invité » la police londonienne à entrer dans son ambassade, cédant aux pressions des États-Unis. Cet épisode fait suite à une évolution des rapports de pouvoir survenus au sein de l’État équatorien et américain ; il découle des nouvelles orientation géopolitiques prises par la Maison Blanche depuis l’élection de Donald Trump. 


Si Lenín Moreno affirme que l’arrestation de Julian Assange est motivée par la violation des conditions de sa liberté conditionnelle, Jen Robinson, avocate de Julian Assange, y voit la réponse à une demande d’extradition de la part des États-Unis. Le chef d’accusation présumé consiste dans la divulgation des dossiers de guerre classifiés en 2010 obtenus grâce à l’ancienne soldate Chelsea Manning – elle-même de nouveau en prison depuis le 9 mars dernier pour avoir refusé de témoigner contre Wikileaks. Assange, quant à lui, pourrait être condamné à cinq ans de prison d’après le département de la justice des États-Unis.

Ces informations publiées en 2010 dévoilaient l’ampleur des crimes de guerre perpétrés par l’armée états-unienne en Irak et en Afghanistan ; éléments déclencheurs de « l’affaire Assange », ils ont permis d’établir à quel point ces huit années de guerre se sont déroulées en violation avec le droit international. La vidéo « collateral murder », diffusée le 5 avril 2010, prouvait que l’armée états-unienne commanditait des assassinats ciblés, alors couverts comme étant des « dommages collatéraux » et des « bavures » et a fait le tour du monde. Si l’administration Obama a par la suite reproché à Assange d’avoir mis en danger la « sécurité nationale » des États-Unis, une analyse du département de la Défense datant de 2017 établit que ces « leaks » n’ont eu aucun impact ni sur la stratégie militaire états-unienne, ni sur son succès en Irak et en Afghanistan.

Assange et les jeux de pouvoir au sein de l’État américain

Mis en cause par la justice suédoise pour une accusation de viol – classée sans suite -, craignant une extradition vers les États-Unis alors qu’il se trouvait à Londres, Julian Assange s’est réfugié dans l’ambassade d’Équateur en 2012. Ce choix n’avait rien de fortuit : le gouvernement équatorien, alors dirigé par le président Rafael Correa (2007-2017), critiquait ouvertement la géopolitique états-unienne et affichait une volonté de s’affranchir du modèle économique promu par Washington. Julian Assange pariait sur un petit État latino-américain, peuplé d’à peine quinze millions d’habitants, historiquement soumis à l’hégémonie des États-Unis. Cet asile lui a permis de continuer à publier des informations secrètes pendant plusieurs années, demeurant le centre de l’attention mondiale dans les quelques dizaines de mètres carrés de son ambassade, et l’icône des mouvements critiques de la super-puissance américaine.

Rencontre (virtuelle) entre Rafael Correa et Julian Assange, à quelques mois de sa réclusion à l’ambassade d’Équateur.

La présidence de Rafael Correa coïncidait, chronologiquement, avec celle de Barack Obama. Celui-ci critiquait depuis de nombreuses années les erreurs grossières commises par George W. Bush, dont la « grande stratégie néo-impériale » – pour reprendre le concept développé dans un article de l’éminente revue Foreign Affairs – menaçait la stabilité de l’hégémonie américaine sur le long terme. Lorsque Barack Obama arrive au pouvoir en 2009, une partie importante des élites économiques, financières et militaires est acquise à l’idée que la violation ouverte du droit international promue par les néoconservateurs, qui a caractérisé les présidences de George W. Bush, ne peut qu’être défavorable aux intérêts des États-Unis. Les deux mandats de Barack Obama signent ainsi le déclin du courant néoconservateur au sein de l’État américain.

Cette volonté de se départir de l’image « d’État voyou » léguée par son prédécesseur a poussé Barack Obama à adopter une attitude relativement conciliante à l’égard de Wikileaks. Si l’administration Obama n’a jamais renoncé à extrader Julian Assange aux États-Unis, elle n’en a pas fait l’une de ses priorités. Plus sensibles aux revendications de la Chambre de commerce des États-Unis que des néoconservateurs, les diplomates nommés par Obama ont davantage pressuré l’Équateur pour défendre les grandes entreprises américaines (dont la fameuse multinationale Chevron) que sur l’asile accordé à Assange.

L’élection de Donald Trump marque un tournant significatif. Les déclarations laudatives du candidat Trump à l’égard de Wikileaks lors de la campagne présidentielle, ainsi que sa critique erratique des guerres interventionnistes menées par les États-Unis, ont poussé une partie importante des médias à émettre l’hypothèse d’une complicité naissante entre l’outsider milliardaire et l’organisation dissidente. Une fois élu, Donald Trump a rapidement dissipé toute ambiguïté en s’entourant de figures néoconservatrices de l’ère Bush, hostiles à Julian Assange. La fraction néoconservatrice de l’État américain ayant repris le dessus, la sécurité de l’empire devait primer toute autre considération ; l’arrestation d’Assange, symbole vivant de la défiance à l’égard de la super-puissance américaine, devenait une priorité – au même titre que la chute du gouvernement chaviste au Venezuela et du régime des mollahs en Iran.

Ce durcissement de la politique étrangère états-unienne survient alors qu’un changement de pouvoir décisif a lieu en Équateur.

Lenín Moreno, le FMI et les scandales de corruption

En avril 2017, Lenín Moreno, ex-premier ministre de Rafael Correa, remporte les élections présidentielles équatoriennes face au banquier libéral Guillermo Lasso. En apparence, c’est un triomphe pour les « corréistes » ; en réalité, les proches de Rafael Correa savent que Lenín Moreno ne va pas tarder à adopter des orientations politiques bien plus libérales et pro-américaines que son prédécesseur. Peu de temps plus tard, réformes néolibérales et rapprochements diplomatiques avec les États-Unis se succèdent. Celui qui, au sein du gouvernement de Rafael Correa, avait toujours été hostile à Julian Assange, ne tarde pas à montrer qu’il est prêt à faire des concessions sur ce dossier.

Moreno décide progressivement de durcir les conditions « d’hébergement » d’Assange en réduisant son temps de visite et ses communications avec ses proches et avocats. Le paroxysme est atteint le 28 mars 2018, lorsque sa connexion internet lui a été coupée, lui enlevant ainsi tout contact avec le monde extérieur. Le 19 octobre de la même année, son avocat Baltasar Garzon annonce qu’une procédure est en cours pour porter plainte contre l’Équateur pour violation des droits fondamentaux d’Assange.

Cette évolution fait suite à des pressions émanant du département d’État américain, mais répondent peut-être également à des enjeux de politique interne. Depuis plusieurs semaines, en effet, Moreno est embourbé dans de multiples scandales de corruption. Le procureur général de l’Équateur a publié une déclaration le 19 mars dernier, indiquant qu’une enquête avait été ouverte sur le scandale des « documents INA » (acronyme des prénoms des trois filles de Moreno : Irina, Karina et Cristina) impliquant le président Lenín Moreno et sa famille. L’un des proches de Moreno, Xavier Macias, aurait exercé des pressions au sujet du contrat de la centrale hydroélectrique Coca Codo Sinclair (contrat d’un montant de 2,8 milliards de dollars) ainsi que de l’usine Zamora 300MW, afin que ces contrats soient obtenus par Sinohydro, une compagnie de construction détenue par l’État chinois. Les montages financiers de cette entreprise chinoise passent par plusieurs comptes appartenant à la compagnie d’investissements INA, une entreprise fantôme fondée à Belize, paradis fiscal notable, par Edwin Moreno Garcés, le frère même du Président. Les éléments les plus accablants semblent indiquer que les fonds furent utilisés pour l’achat d’un appartement de 140 m² dans la ville d’Alicante en Espagne, et de plusieurs articles de luxe pour le président Moreno et sa famille à Genève en Suisse, durant sa mission d’Envoyé Spécial pour les Droits des Handicapés auprès des Nations Unies. En réaction, le gouvernement équatorien a dénoncé une conspiration visant à le renverser, qui serait orchestrée par Wikileak et l’ex-président Rafael Correa – sans que le moindre élément permette d’établir la responsabilité de Wikileaks quant à la fuite de ces documents.

Le pouvoir de Lenín Moreno voit son impopularité s’accroître de jour en jour. Les élections locales et régionales du 24 mars dernier ont soulevé des controverses quant à leur régularité ; elles ont été accompagnées d’allégations de fraude quant au décompte des voix, notamment des tentatives de validation de votes nuls et de disqualification des candidats de l’ancien président Rafael Correa. Ainsi, les observateurs de l’Organisation des États Américains ont pu relever un manque de transparence et de légitimité dans ce processus électoral. On peut donc interpréter la décision prise par Moreno d’expulser Julian Assange comme une tentative de diversion par rapport aux critiques qui pèsent sur lui.

D’aucuns, du côté des corrésites, estiment que l’éviction de Julian Assange est liée à un autre événement récemment survenu : un prêt de 4,2 milliards de dollars émanant du Fonds Monétaire International (FMI) au gouvernement Moreno. Cet accord coïncide avec le licenciement de plus de 10 000 fonctionnaires et la mise en place d’une politique de réduction du secteur public et des dépenses sociales, symptômes du tournant néolibéral du gouvernement Moreno. A-t-il également été conditionné à l’éviction de Julian Assange ? C’est ce qu’affirment certains critiques de Lenín Moreno, arguant du poids considérable des États-Unis auprès de l’institution financière internationale.

La presse traditionnelle, Wikileaks et la question du journalisme

Dans le bras de fer entre Wikileaks et le gouvernement états-unien, il faut mentionner un acteur essentiel : le système médiatique. La couverture médiatique de Julian Assange, globalement défavorable, s’est refusée à lui reconnaître le statut de « journaliste », le présentant comme un « activiste » – voire un « hacker ». Julian Assange revendique pourtant le statut de journaliste indépendant, dont le travail ne serait pas de s’immiscer dans des conflits d’intérêts inter et intra-étatiques, mais de permettre aux citoyens de savoir ce que font leurs gouvernements en leurs noms. En se positionnant comme un contre-pouvoir, il a logiquement été présenté comme l’ennemi de la sécurité des États – mais aussi, rapidement des journalistes et de la presse traditionnelle. Il est pourtant permis de se demander en quoi le travail effectué par Wikileaks depuis sa création, à savoir la diffusion d’informations secrètes auprès du public, se différencie fondamentalement du journalisme traditionnel – si ce n’est l’ampleur des révélations et la volonté d’indépendance absolue de Wikileaks à l’égard des gouvernements et des organisations privées.

Glenn Greenwald, journaliste du Guardian contacté par Edward Snowden pour révéler en 2013 l’interception illégale et la surveillance de masse perpétrées par la NSA, a subi, dans une moindre mesure, un traitement médiatique similaire. Dans son livre No Place to Hide, il dénonce le dévoiement du « quatrième pouvoir » par les liens interstitiels entre ceux qui gouvernent et ceux qui transmettent des informations. En outre, il pointe du doigt la concentration accrue des richesses qui permet aux sociétés les plus fortunées d’acheter de l’influence dans les journaux, les chaînes de télévision, le secteur cinématographique, les réseaux sociaux, etc. Raison pour laquelle il en arrive à la conclusion qu’il est crucial de conserver des journalistes indépendants et de véritables contre-pouvoirs, à l’instar de Julian Assange.

Qu’espérer de la justice anglaise ou américaine, qui ne reconnaît pas l’activité de Julian Assange comme un travail journalistique, et à cet égard ne le protège pas comme journaliste ? Comme le suggère Juan Branco, avocat français de Julian Assange, la seule réponse est aujourd’hui politique – celle qui émane de la société civile globale.

Par Taysir Mathlouthi, Denis Rogatyuk et Vincent Ortiz. Traduction réalisée par Patricia-Ann Boissonnet et Loïc Dufaud-Berchon.