Accord UE-MERCOSUR : face à l’obsession libre-échangiste de Bruxelles, une opposition de pacotille

La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen en déplacement en Uruguay pour annoncer la fin des négociations sur l’accord avec le MERCOSUR. © Free Malaysia Today

La reconduction de la Commission présidée par Ursula von der Leyen a ouvert la voie à la ratification du traité de libre-échange entre l’Union Européenne et les pays d’Amérique du Sud, réunie dans le MERCOSUR. Les protestations des responsables français ont peu d’effets face aux intérêts industriels. Alors que le protectionnisme est de retour, l’Union Européenne s’accroche plus que jamais à la mondialisation, au risque de sacrifier des intérêts économiques vitaux et d’accélérer la déforestation en Amazonie. S’il aboutit, cet accord sera une déflagration pour le monde agricole et un nouveau camouflet pour la démocratie, après le non-respect du référendum de 2005.

Plus rien ne semble pouvoir empêcher la ratification du traité de libre échange entre l’Union européenne et le MERCOSUR. En déplacement en Uruguay le 6 décembre dernier, Ursula von der Leyen a annoncé la fin des négociations avec le marché commun d’Amérique du Sud regroupant le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay et la Bolivie, ainsi que plusieurs pays associés. Ce sujet fondamental aurait dû être au cœur du débat des élections européennes. Pourtant le camp gouvernemental, déjà en difficulté, l’a totalement escamoté. Tandis que les Commissaires européens, Ursula von der Leyen en tête, l’ont passé sous silence. Cette dernière étant désormais réélue, la voie vers une ratification de cet accord discuté depuis un quart de siècle est donc ouverte. 

L’accord commercial avec le MERCOSUR a en réalité déjà été signé en 2019, après 20 ans de négociations. Toutefois, suite à d’immenses incendies en Amazonie encouragés par le Président brésilien de l’époque Jair Bolsonaro, qui y voit de nouvelles terres pour l’agro-industrie, le processus de ratification est alors gelé. Depuis le retour au pouvoir de Lula, l’accord est relancé. Si Emmanuel Macron se dit opposé « en l’état » au traité, entendant qu’il pourrait le soutenir moyennant quelques évolutions, la Commission européenne entend au contraire profiter du moment pour passer en force et enclencher la ratification au plus vite. Pour contourner un potentiel veto de Paris, elle entend d’ailleurs scinder l’accord en deux, ce qui permet un vote à la majorité qualifiée (soit au moins 15 pays membres représentant 65% de la population) sur le volet commercial.

L’Union européenne dans une frénésie libre-échangiste

Construite autour du marché dès l’origine et imprégnée de l’idéologie néolibérale dans ses traités, l’Union européenne souhaite en effet cet accord depuis longtemps. Lancées en 1999, les négociations prennent place dans une atmosphère de frénésie libre-échangiste : la chute du mur de Berlin a ouvert d’énormes marchés à la mondialisation, les Etats-Unis ont mis en place l’ALENA avec leurs voisins mexicain et canadien en 1994, l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) est créée l’année suivante et la Chine rejoindra cette organisation deux ans plus tard, en 2001. Dans cette époque de « fin de l’histoire », le développement du commerce international libre de toute entrave apparaissait comme un horizon indépassable et inéluctable.

Lancées en 1999, les négociations prennent place dans une atmosphère de frénésie libre-échangiste. Dans cette époque de « fin de l’histoire », le développement du commerce international apparaissait comme un horizon indépassable.

Alors que le monde a profondément changé depuis, la Commission européenne reste viscéralement attachée à ce credo libre-échangiste. Si l’OMC est aujourd’hui complètement bloquée, l’Union européenne consacre des moyens très importants pour lever tous les obstacles à la circulation des marchandises et des services dans le monde entier, via des accords bilatéraux : accord avec la Corée du Sud en 2011, avec le Canada (CETA) en 2016, avec le Japon (JEFTA) en 2019, avec le Kenya et le Chili en 2023, avec la Nouvelle-Zélande cette année… D’autres sont également en cours de négociations, avec Singapour, l’Inde, l’Indonésie, les Philippines… Mais celui avec le Mercosur, qui donnerait naissance à la plus grande zone de libre-échange du monde, est sans doute le plus important pour Bruxelles, tant il est important symboliquement.

Pour convaincre des prétendus bienfaits de ces accords de plus en plus contestés, la Commission européenne parle d’accords « gagnant-gagnant », de nouveaux débouchés pour les PME ou encore de garanties environnementales ou pour les droits des travailleurs. Elle met aussi en avant le fait que l’UE a renoué avec les excédents commerciaux en 2023, après une année 2022 marquée par une flambée du coût des importations énergétiques, qui ont engendré un déficit commercial de 436 milliards d’euros pour l’ensemble du bloc. Outre notre dépendance aux importations d’énergies fossiles, ces résultats de façade masquent une situation bien contrastée. En séparant les échanges intra et extra européens, elle considère indifféremment de fortes disparités entre les pays. Alors que l’Allemagne, la Suède ou l’Italie sont de forts exportateurs hors UE, traduisant notamment l’importance de l’industrie automobile, la Belgique, l’Espagne ou la Pologne présentent des déficits importants dégagent des excédents au sein du bloc, mais sont en déficit vis-à-vis du reste du monde. La France a quant à elle un énorme déficit commercial, de presque 100 milliards d’euros en 2023.

Un traité qui fédère les colères

Malgré la présentation très enthousiaste de la Commission européenne, la colère de nombreux acteurs apparaît bien légitime. La poursuite de la politique libre-échangiste obéit à une vision purement libérale des échanges, qui remonte aux travaux de l’économiste David Ricardo il y a plus de 200 ans. D’après sa théorie des « avantages comparatifs », la multiplication des échanges ne peut être que bénéfique, chaque zone étant amenée à se spécialiser au maximum afin de gagner en efficacité. Cette vision est pourtant largement datée et se heurte à une série d’objections. Surtout, elle ne prend pas en compte d’autres aspects des échanges commerciaux, pourtant essentiels à la souveraineté nationale, aux relations internationales ou à la préservation de la planète.

La récente pandémie de Covid-19 a violemment rappelé aux nations développées leur très forte dépendance et leur vulnérabilité, les nations européennes n’étant plus souveraines dans nombre de productions essentielles. Les traités de libre échange, en introduisant massivement des importations moins coûteuses, en sont les principaux responsables. Par ailleurs, la vision portée par les élites depuis les années 1990 d’une économie centrée sur les services et les productions à haute valeur ajoutée est également remise en cause. Outre la concurrence accrue des pays émergents sur ce segment, elle apparaît très vulnérable au cycle économique et laisse de côté toute une partie des salariés. Enfin, l’impact climatique du commerce mondial et la pollution supplémentaire entraînée par la délocalisation d’activités dans des pays à la réglementation environnementale très faible sont à contre-courant de l’indispensable bifurcation écologique.

En pleine crise, un nouveau traité ouvre certes des relais de croissance pour quelques secteurs. Mais dans le même temps, il risque de frapper plus durement encore les secteurs fragilisés, encore mal remis de la crise du Covid et de ses conséquences. Or l’ouverture indistincte des marchés, malgré quelques restrictions prévues, risque de mettre en péril des secteurs entiers. L’agriculture, et l’élevage plus particulièrement, souvent présentée comme une « monnaie d’échange », et sacrifiée pour le développement industriel et du tertiaire. Ainsi, si les quotas d’importation, représentant une faible part de notre production, sont présentés comme des garanties, il ne faut pas négliger qu’au fil de ces accords, les différents quotas se cumulent. De plus, ces quotas sont généraux (porc, bœuf…) et des importations ciblées peuvent compromettre un segment de la production plus fragile, comme le jambon par exemple.

Le mirage des « clauses miroirs »

Enfin, le cœur de la contestation porte sur la réciprocité du respect des normes. Souvent présentée comme une opportunité, par exemple sur la reconnaissance des AOC/AOP, elle s’avère in fine quasi inopérante. Ainsi, si l’accord précise bien que l’Union Européenne souhaite respecter les accords de Paris, il n’existe aucun mécanisme contraignant en cas de non-respect. De même, les garanties sur le papier s’arrêtent au défaut de traçabilité et à l’absence de pouvoir des autorités européennes à l’égard des producteurs des pays importateurs. Or, le secteur alimentaire est coutumier des scandales sanitaires ou de défauts de traçabilité. 

Les garanties sur le papier s’arrêtent au défaut de traçabilité et à l’absence de pouvoir des autorités européennes à l’égard des producteurs des pays importateurs.

Ces dangers pour le secteur agricole pousse même la toute-puissante FNSEA à s’opposer à l’accord « tel qu’il est rédigé », alors que le syndicat agricole majoritaire est habituellement favorable au libre-échange. Le président du syndicat, Arnaud Rousseau, est emblématique de ces contradictions, puisque le groupe Avril, dont il est le PDG, a récemment acheté une société brésilienne produisant et transformant de l’huile de ricin, et a donc tout intérêt à la conclusion de cet accord… Plus largement, tout le lobby agro-industriel est dans un double discours sur cet accord. Si la concurrence déloyale face à des produits contenant des antibiotiques ou pesticides interdits en France ou en Europe est souvent dénoncée, c’est généralement pour prôner un alignement vers le bas, en dérégulation et en réduisant les contrôles des exploitations, afin de pouvoir utiliser les produits autorisés à l’étranger.

Quant aux fameuses « clauses miroirs » continuellement mentionnées par les soutiens de l’accord, elles restent un mirage. D’une part, car il est très difficile de faire adopter par d’autres pays nos standards sanitaires et environnementaux, et plus encore de s’assurer de leur respect. Par ailleurs, comme l’avait mentionné le ministre de l’agriculture dans une réponse à un sénateur, « la mise en place de mesures miroirs nécessite de s’assurer qu’elles soient compatibles avec les règles de l’OMC », faute de quoi elles exposent à des mesures de rétorsion. L’eurodéputé macroniste Pascal Canfin reconnaît d’ailleurs lui-même à quel point l’ouverture à la mondialisation rend le respect des règles quasi-impossible : sur France info, celui-ci déclarait que « si demain matin on mettait une clause miroir sur le poulet ukrainien, la moitié de nos étals de supermarché n’auraient plus de nuggets. »

Ainsi, les « clauses miroirs » ne sont qu’un miroir aux alouettes destiné à faire passer la pilule de tels accords, avec presque aucun effet concret. Si l’autarcie alimentaire n’est pas un horizon envisageable, et pas forcément souhaitable, l’ouverture totale aux produits de l’autre bout du monde cultivés n’importe comment est en revanche certaine de continuer à décimer l’agriculture française. Autant d’éléments qui invalident les doubles discours consistant à s’opposer à l’accord « en l’état », tout en demandant des ajouts principalement symboliques et largement inapplicables.

Une lutte d’influence

Dès lors, ouvrir davantage les vannes du commerce international apparaît au cœur d’un cruel dilemme. La préservation de puissantes industries exportatrices ou de services doit-elle se faire au détriment des pays ou filières les plus fragiles ? La reconquête d’une souveraineté technologique suppose-t-elle de renoncer à des productions vitales ? Alors que leur modèles industriels sont en difficulté, l’Allemagne et l’Italie sont ainsi fortement incitées à ouvrir de nouveaux débouchés à leur industrie automobile grâce à cet accord. En face, l’accord devrait aussi faciliter l’accès à des matériaux stratégiques indispensables à l’électrification des usages comme le cuivre et le lithium, dont la Bolivie et l’Argentine sont d’importants producteurs. Pour Lula, qui essaie tant bien que mal de ne froisser ni l’agro-business ni le mouvement des paysans sans terre, et pour les autres États sud-américains, le surplus de croissance apportée par les nouveaux débouchés agricoles est prometteur. Dans ce vaste marchandage, le secteur agricole européen, déjà en grande difficulté, semble être condamné par la concurrence des géants du Mercosur. 

Dans ce contexte, les protestations d’une partie de la classe politique, soudainement opposée à un accord qu’elle a longtemps soutenue, sont largement teintées d’hypocrisie. En octobre 2020, un amendement pour s’opposer à l’accord avec le Mercosur a ainsi été rejeté par le Parlement européen : les macronistes et les Républicains ont soutenu l’accord, tandis que le RN s’abstenait. Quant au PS, s’il s’est effectivement opposé à l’accord, son groupe le soutient très largement. Seuls les écologistes et le groupe de la gauche européenne, auquel appartient la France insoumise, se sont mobilisés pleinement contre cet accord depuis le début.

Les revirements tardifs de certains sur le sujet, influencés par la protestation des agriculteurs et l’opposition de 3 Français sur quatre à l’accord, apparaissent donc comme un mensonge. Peu importent la récente tribune de 600 parlementaires français à Ursula von der Leyen ou le vote d’une résolution hostile à l’accord « en l’état » par le Parlement français : ces actes restent symboliques, la décision politique a déjà été prise. Le rejet de la ratification du CETA par le Sénat en avril dernier l’a rappelé : cette opposition n’a aucun effet concret car l’accord s’applique même en n’étant pas ratifié, la politique commerciale étant déléguée à Bruxelles par les traités européens.

Désormais, la seule option pour empêcher la conclusion de l’accord est de réunir une minorité de blocage suffisante, rassemblant au moins quatre Etats membres représentant plus de 35 % de la population européenne. Si la Pologne, les Pays-Bas, l’Autriche et l’Irlande ont eux aussi émis des doutes sur l’accord, leur poids combiné à celui de la France ne suffit toujours pas. Seul un basculement de l’Italie contre l’accord est encore susceptible d’inverser les choses. Mais le crédit d’Emmanuel Macron sur la scène européenne étant plus faible que jamais, notamment en raison de son manque de cohérence, sa capacité à conduire une coalition des opposants semble presque nulle. Si tout doit être fait pour éviter la mise en œuvre de ce traité délétère, encore faut-il savoir à qui faire confiance pour mener ce combat.

Lula face à l’agro-business : un difficile exercice d’équilibriste

Lula en campagne. © Mídia NINJA

Au Brésil, le président Lula a fait un pari risqué : considérer qu’offrir des concessions aux puissantes élites de l’agro-industrie est un mal nécessaire pour faire avancer son projet de redistribution des richesses. Ce sont pourtant ces mêmes élites qui sont susceptibles d’enrayer le programme du président brésilien.

En septembre 2023, le Brésil, plus grand exportateur mondial de produits agricoles, a annoncé avoir réalisé la récolte de céréales la plus importante de son histoire. Selon la direction du bureau des statistiques agricoles du gouvernement, les agriculteurs auraient engrangé la quantité impressionnante de 322 millions de tonnes de maïs, de soja et de blé, soit 50,1 millions de plus que l’année précédente. Le tentaculaire secteur de l’agro-industrie brésilien n’aura jamais été aussi productif que pendant la première année du retour à la présidence de Luiz Inácio Lula da Silva.

Mais ces moissons record n’ont pas rendu le secteur agro-industriel plus favorable à Lula ou à son Parti des travailleurs (PT, centre-gauche). De fait, l’agro-industrie demeure fermement opposée au programme environnemental et social de Lula, qu’il s’agisse de la préservation de l’Amazonie ou de la redistribution des terres, très inégalement réparties. Face à un Congrès dominé par les partis de droite résolument alliés à l’agro-industrie, Lula est confronté au défi majeur d’apaiser les gros agriculteurs tout en poursuivant des objectifs sociaux plus larges, dont dépend son programme de redistribution.

La Bancada Ruralista

Le Brésil est l’une des nations les plus inégalitaires du monde et le secteur de l’agriculture en est la preuve vivante. Quelques 3 % de la population brésilienne détiennent à eux seuls les deux tiers des terres arables, tandis que les 50 % des plus petites fermes n’occupent qu’à peine 2 % du territoire. Alors que les géants de l’alimentaire et de l’énergie comme Cargill et Raízen bénéficient de récoltes record, la moitié des Brésiliens ruraux sont pauvres. Environ 4,8 millions de familles rurales ne possèdent quant à elles aucune terre. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que l’agro-industrie demeure résolument conservatrice et s’oppose aux réformes, aussi modérées soient-elles, de ses pratiques professionnelles et environnementales.

L’agro-industrie a connu son âge doré sous la présidence de Jair Bolsonaro. Lorsque l’extrême-droite a évincé le Parti des travailleurs, en 2016, le Congrès dominé par le secteur a octroyé d’importantes subventions, a déterminé sans intermédiaires la politique agricole (alors que le Brésil est un pays fédéral, ndlr) et a violemment réprimé toutes les demandes de réformes. Avec le retour du PT aux manettes en 2022, Lula a donc hérité d’un État où les agrocapitalistes sont plus puissants que jamais.

La Bancada Ruralista, le « groupe parlementaire rural », rassemble 374 des 594 députés et sénateurs du Congrès et s’oppose avec fermeté à Lula.

Ce pouvoir est toujours en place à l’heure actuelle. Alors que Lula est de nouveau président, le lobby de l’agro-industrie domine toujours le Congrès. La Bancada Ruralista, le « groupe parlementaire rural », rassemble le nombre époustouflant de 374 des 594 députés et sénateurs du Congrès et s’oppose avec fermeté à Lula. Cet important front de l’agro-industrie n’aspire qu’à réinstaurer un gouvernement de droite prêt à imposer ses politiques de prédilection, mises en évidence par André Singer dans la New Left Review : « plus d’armes, moins de taxes sur l’agro-industrie et un démantèlement continu des droits des travailleurs, de la protection de l’environnement et de la démarcation des territoires autochtones. »

L’agriculture est l’un des clivages majeurs de la présidence de Lula. À sa droite se trouve le puissant front agro-industriel, déterminé à s’opposer à toute protection du droit du travail ou de l’environnement qui serait susceptible d’entraver son bon ordre de marche. À la gauche de Lula, les mouvements sociaux comme le Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra (MST, ou Mouvement des travailleurs ruraux sans terre) entendent eux mettre la pression sur le gouvernement afin d’engager un bras de fer avec les propriétaires terriens et d’imposer enfin une réforme agraire. En équilibre précaire entre les deux, Lula a adroitement tenté de ménager l’un et l’autre camp.

Les deux camps sont indispensables à l’approche socioéconomique de Lula : l’agro-industrie constitue un pilier incontournable de l’économie brésilienne, tandis que le MST est le plus important mouvement social d’Amérique latine et un allié de longue date du PT. Le gouvernement de Lula n’a répondu pleinement aux attentes ni des propriétaires, ni des sans-terre, tout en octroyant aux uns et aux autres des concessions suffisantes pour qu’ils ne rompent pas complètement avec le PT. Ce difficile équilibre des forces a embourbé la lutte tripartite entre le gouvernement, l’agro-industrie et les travailleurs ruraux dans une ornière où nul ne trouve satisfaction.

Quand Lula cajole l’agro-industrie

Dès son lancement de campagne en 2022, Lula a reconnu qu’il était important d’apaiser les peurs de l’agro-industrie face à la perspective d’un gouvernement de gauche. Le futur président a rassuré le secteur en affirmant qu’il ne traiterait jamais les enjeux agricoles « dans une perspective idéologique ».

Une fois arrivé au pouvoir, Lula a effectué des nominations politiques en tenant compte de l’agro-industrie, choisissant un vice-président, Geraldo Alckmin, étroitement lié au secteur. Le ministère de l’Agriculture a été attribué au magnat du soja Carlos Fávaro, dans la longue tradition d’intégrer des personnalités issues de cette industrie à la tête de la politique agricole. Lula a aussi pris son temps pour remplacer les bureaucrates nommés par Bolsonaro à l’INCRA, l’agence étatique pour la réforme agraire, suscitant le mécontentement du MST quelques mois à peine après son investiture.

Des concessions encore plus importantes ont été effectuées par le truchement d’énormes subventions étatiques. En juin 2023 a été lancé le plus vaste plan de financement du secteur agricole de toute l’histoire du Brésil. Avec un montant massif de 364 millions de reals (soit environ 60 millions d’euros, ndlr), ce plan excède de près d’un tiers les budgets bolsonaristes. En plus des financements octroyés, les agriculteurs se sont vus proposer des taux d’intérêt et des incitations financières extrêmement favorables pour déployer des méthodes de travail respectueuses de l’environnement. Pour l’agro-industrie, peu importent les différences idéologiques si le résultat final est là. « Ils savent que d’un point de vue économique, ils n’ont rien à craindre de notre part », a affirmé Lula à la presse.

Sans faire fondamentalement évoluer les structures de possession des terres et de la production en monoculture, le PT envisage de réformer les pratiques les plus régressives du secteur en matière écologique et sociale, afin de faire du Brésil une superpuissance agricole recommandable.

Ces politiques gravitent autour de la vision d’une « agriculture moderne » envisagée par le PT, c’est-à-dire une version plus convenable du système agricole industriel tourné vers les exportations qui domine le Brésil rural depuis des décennies. Sans faire fondamentalement évoluer les structures de possession des terres et de la production en monoculture, le PT envisage de réformer les pratiques les plus régressives du secteur en matière écologique et sociale, afin de faire du Brésil une superpuissance agricole recommandable. Les pratiques récemment tolérées par le gouvernement Bolsonaro, qu’il s’agisse du travail forcé, de la déforestation ou de l’accaparement des terres, constituent à présent des risques pour la stabilité du secteur agricole.

Le meilleur exemple de « l’agriculture moderne » prônée par Lula est son ambition de faire du Brésil un exportateur majeur de biocarburants. Le gouvernement a pour objectif de doubler sa production d’énergie « verte », en tablant en particulier sur l’éthanol produit à partir de canne à sucre, afin d’emprunter 10 milliards de dollars en obligations vertes à Wall Street. Cette nouvelle importance accordée à l’agriculture durable s’inscrit dans la droite lignée des principes classiques du lulisme : courir après une croissance sans limites dans laquelle tout le monde aurait à gagner et réformer à tout crin pour ne pas courir le risque de voir le Brésil perdre son attractivité pour les capitaux étrangers. « Les agros savent que si ce programme n’est pas mis en place, ils perdront le marché international », a ainsi conclu le ministre des Finances Fernando Haddad.

En poussant à l’introduction de protections environnementales et sociales comme la condition sine qua non d’une croissance continue et de la poursuite des échanges commerciaux, le gouvernement de Lula tente de jouer les anges gardiens de la nature vis-à-vis du secteur agricole. De fait, l’agro-industrie brésilienne n’est pas monolithique. Le PT, prend ainsi acte d’un écart croissant entre les agriculteurs bolsonaristes traditionalistes qui possèdent les terres agricoles du centre du Brésil et les partisans d’une « agriculture consciente » plus enclins à la réforme, Lula tentant de s’attirer les faveurs de ces derniers. Reste à savoir si cette introduction d’une prime à la durabilité qui émerge au niveau mondial suffira à convaincre les partisans de l’agro-industrie.

Les efforts déployés par Lula pour restaurer les protections écologiques et favorables aux autochtones dans l’Amazonie post-bolsonariste mettent en lumière combien il sera difficile de remporter des victoires majeures contre l’agro-industrie. Celle-ci, en particulier le secteur de l’élevage, contribue en effet largement à la déforestation du bassin amazonien, et la Bancada Ruralista a soutenu des lois autorisant l’élevage en ranch, l’extraction minière et l’accaparement des terres dans cette région. Même les victoires du programme environnemental de Lula mettent en évidence la difficulté à faire plier le lobby agricole. Ainsi, bien que les lois dites de « marco temporal », visant à limiter les droits des autochtones sur leurs terres, aient finalement été rejetées par la Cour suprême, Lula n’a pas pu empêcher leur approbation en amont par les deux chambres du Congrès.

Tant que les cours mondiaux des produits agricoles continuent de grimper, Lula a encore une chance de mener une réforme graduelle des pratiques les plus destructrices de l’agro-industrie sans se mettre l’ensemble du secteur à dos.

L’agro-industrie n’est cependant pas prête à courir le risque de déclencher un conflit ouvert avec le gouvernement. Elle a cruellement besoin de l’État, de ses subventions, de ses réductions d’impôts, de ses infrastructures et de sa diplomatie commerciale pour fonctionner correctement. Les profits sont là, et l’agro-industrie n’a aucun mal à fermer les yeux sur les différences idéologiques lorsqu’il s’agit de pragmatisme politique.

Pour les agriculteurs les plus résolument conservateurs, l’impression dominante est, au mieux, celui d’une limitation des dégâts. Tant que les cours mondiaux des produits agricoles continuent de grimper, Lula a encore une chance de mener une réforme graduelle des pratiques les plus destructrices de l’agro-industrie sans se mettre l’ensemble du secteur à dos. De telles réglementations pourraient ne jamais remporter les faveurs de la classe politique tout en étant tolérées par les élites agricoles au nom de l’amélioration économique globale. Mais la trêve agricole de Lula n’est pas uniquement menacée par les bénéficiaires des tendances agricoles existantes ; elle l’est aussi par celles et ceux qu’elles ont dépossédés.

Le MST et Lula : des relations compliquées

Lula est souvent représenté comme tiraillé entre la gestion d’un gouvernement progressiste et la menace constituent les intérêts des élites établies, qu’il s’agisse des banques ou des entreprises agricoles. Il a néanmoins prouvé son inclination pour l’élaboration d’un projet politique visant à améliorer les conditions de vie des travailleurs sans mettre en péril les instances du capital. Parce qu’il encourage la croissance et oppose peu de contraintes à l’accumulation du capital, le lulisme favorise des secteurs clés comme l’agro-industrie, ce qui laisse une place politique au déploiement de mesures de construction de logements sociaux et de transferts d’argent qui bénéficient à des millions de Brésiliens.

L’hostilité publique entre Lula et l’agro-industrie dissimule néanmoins des affinités plus profondes. Lula n’a jamais été véritablement opposé aux hiérarchies profondes qui sous-tendent le secteur agricole brésilien. Il a plutôt fait la promotion du paradigme entrepreneurial existant, tout en cherchant à utiliser ses profits pour améliorer graduellement la vie des classes laborieuses. Les propriétaires terriens n’ont eu de cesse de bénéficier de l’approche gagnant-gagnant de Lula. Le PIB agricole a bondi de 75 % lors du premier mandat du président (de 2003 à 2007, ndlr), et des concessions récentes ont mis en évidence son soutien sans faille à la croissance du secteur.

Lula a géré avec brio un secteur agricole résolument ancré à droite. Celui qui menace de jouer les trouble-fête, cependant, n’est pas le gouvernement ou la Bancada Ruralista, mais une toute autre force. L’activité du Mouvement des sans-terre (MST) ces derniers mois suggère que toute « solution » à la dissension entre Lula et l’agro-industrie qui laisserait de côté les travailleurs sans terre risquerait de s’effondrer comme un château de cartes. Si Lula doit nécessairement apaiser le puissant bloc agricole pour se maintenir au pouvoir, la protection du statu quo comporte aussi des risques.

Les longues relations entre le PT et le Mouvement des sans-terre constituent le seul levier dont dispose ce dernier. Le MST n’est en effet pas en mesure d’entamer une confrontation ouverte avec l’agro-industrie. Néanmoins, il est capable de mettre à mal la stabilité rurale qui demeure la plus importante source de légitimité de Lula aux yeux des agro-industriels. Lula se trouve donc en porte-à-faux. Affronter l’agro-industrie équivaut à un suicide politique et toute négligence du MST est susceptible d’entraîner des occupations de terre, des blocages et une réaction populaire hostile dont le gouvernement pourrait difficilement se remettre.

Affronter l’agro-industrie équivaut à un suicide politique et toute négligence du MST est susceptible d’entraîner des occupations de terre, des blocages et une réaction populaire hostile dont le gouvernement pourrait difficilement se remettre.

Pour le MST, l’élection de Lula a suscité des attentes que l’administration est bien en peine de satisfaire. Quatre mois après l’investiture, les mouvements pour la réforme agraire déploraient encore « l’absence de priorité accordée à la question agraire ». En mars 2023, le gouvernement n’avait remplacé qu’un nombre restreint de bureaucrates de l’administration bolsonariste et les nominations aux postes clés, comme à l’INCRA, étaient empêtrées dans des négociations sans fin. Avec presque les deux tiers des postes de l’INCRA détenus par des partisans de Bolsonaro, près d’un millier de familles sans-terre végétaient dans des campements de fortune des mois après l’accession de Lula à la présidence, sans véritable perspective d’installation.

Mécontent de la lenteur de la redistribution des terres, le MST a lancé en avril 2023 une campagne nationale de manifestations, de blocages routiers et d’occupations destinée à mettre la pression sur le gouvernement. Si les occupations ont concerné des propriétaires terriens dans tout le Brésil, c’est la décision du MST d’occuper les terrains de l’Embrapa, un institut de recherche étatique, qui a précipité la crise de l’administration Lula. La Bancada Ruralista en a profité pour affirmer que l’agro-industrie n’octroyait aucun crédit à un gouvernement incapable d’empêcher l’invasion de ses propres terres.

Déterminé à restaurer la crédibilité de son administration, Lula a réprimé l’occupation en refusant de négocier jusqu’au retrait du MST de la propriété de l’Embrapa. Après une série de réunions ministérielles d’urgence et de négociations tendues, le MST a mis un terme à son action après seulement quelques jours, désireux de ne pas abîmer davantage ses relations avec son plus proche allié politique.

S’ils ont été déstabilisants pour les deux camps, les événements d’avril 2023 n’ont donné d’avantage clair ni aux uns ni aux autres. Le MST n’a pas fait le moindre pas en direction d’une réforme agraire fondamentale ; en revanche il a forcé Lula à s’intéresser davantage à l’installation des familles sans-terre et au soutien financier des campements existants. Lula a lancé une offensive pour charmer l’agro-industrie, mais même les subventions stratosphériques accordées aux agriculteurs n’ont pas réussi à rassurer le secteur.

De son côté, la Bancada Ruralista a profité de la débâcle de l’affaire Embrapa pour lancer une commission d’enquête parlementaire visant à criminaliser le MST et, par contrecoup, à ternir l’image de Lula. Cette commission largement partisane (seuls quatre de ses vingt-sept membres n’appartiennent pas au lobby de l’agro-industrie) a fourni aux médias anti-Lula de quoi tirer à boulets rouges sur le président. Cependant, le processus s’est essoufflé à partir d’octobre 2023, sans apporter d’effets véritablement tangibles. Lula s’est allié aux partis centristes pour étouffer l’enquête et les dirigeants du MST ont salué la publicité qu’elle a donnée à l’affaire au niveau national. « Dans cette histoire, la perdante est bien l’agro-industrie », a admis le rapporteur principal de la commission.

Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Piera Simon-Chaix

« La guerre économique prépare la guerre militaire » – Entretien avec Peter Mertens (PTB)

Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique © Salim Hellalet

Érosion de l’hégémonie du dollar, « mutinerie » des pays du Sud contre la politique étrangère occidentale, montée en puissance des BRICS, guerre économique des États-Unis envers la Chine… Le système international né de la fin de la Guerre Froide, dominé par l’hyperpuissance américaine, est en train de s’effondrer et de laisser place à un nouvel ordre mondial multipolaire. Plutôt que de prendre acte de cette nouvelle donne et de diversifier ses liens avec le reste du monde, l’Europe s’aligne toujours plus sur Washington. Mais est-il encore possible de mettre en place une politique altermondialiste, alors que les BRICS se comportent parfois eux-mêmes de manière impérialiste ? Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique, l’affirme, à condition de prendre un tournant radical dans notre politique étrangère. Entretien réalisé par William Bouchardon et Amaury Delvaux, avec l’aide de Laëtitia Riss.

Le Vent Se Lève – Vous êtes secrétaire général du Parti de Travail de Belgique (PTB), aux côtés de Raoul Hedebouw, et vous venez de publier Mutinerie. Comment notre monde bascule (à paraître en français aux éditions Agone début mars 2024, ndlr) afin d’analyser les recompositions du système international. Dans quelle mesure votre parcours au sein du PTB a-t-il nourri l’élaboration de ce livre ?

Peter Mertens J’ai été président du Parti du Travail de Belgique (PTB) entre 2008 et 2021, date à laquelle Raoul Hedebouw a pris ma succession. Avec d’autres membres, j’ai participé au nécessaire renouveau du parti (tout en conservant un socle idéologique marxiste, ndlr) à partir du milieu des années 2000, où nous étions alors un petit parti avec des tendances sectaires. Ce renouveau nous a pris plus de 10 ans. Notre analyse était la suivante : nous devions construire un rapport de force et un parti de la classe travailleuse, capable de peser en Belgique.

Avec la croissance du parti, il y a beaucoup plus de travail, c’est pourquoi nous avons dédoublé le leadership du parti : Raoul Hedebouw est le président et le porte-parole principal et j’en suis le secrétaire général. Comme nous étions concentrés sur la construction du rapport de force en Belgique, nous étions moins occupés avec ce qui se passait à l’étranger. Désormais, nous sommes en train de remettre nos tâches internationalistes à la hauteur des défis d’aujourd’hui. Et sur ce terrain, nous sommes en contact avec de nombreux mouvements et partis à la gauche de la social-démocratie, en Europe et ailleurs dans le monde. 

« Les pays du Sud Global savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. »

C’est grâce à ce leadership collectif et à ces rencontres que j’ai pu écrire ce livre, qui n’est pas juste un projet individuel. Je m’appuie aussi sur le service d’étude de notre parti, dirigé par notre directeur politique David Pestieau. Lui et son équipe m’ont aidé à rechercher des documents exhumés dans mon livre, notamment les textes de l’OTAN et de l’Organisation Mondiale du Commerce.

LVSL – Ces organisations occidentales sont au cœur du système international qui a été hégémonique jusqu’à récemment. Le titre de votre livre fait cependant référence à une contestation grandissante du règne de l’hyperpuissance américaine. Comment expliquez-vous que les pays du Sud soient de plus en plus réticents à s’aligner sur la position américaine ?

P. M. – Le titre du livre vient d’une déclaration de Fiona Hill, une ex-membre du National Security Council américain (organe qui conseille directement le Président américain en matière de défense et d’affaires étrangères, ndlr). Selon elle, l’abstention de la plupart des pays du Sud Global sur les sanctions contre la Russie était une « mutinerie ». Soyons clairs : la majorité de ces États ont condamné l’invasion illégale de la Russie sur le territoire ukrainien, ce qui est logique vu que nombre d’entre eux ont été envahis de multiples fois et connaissent bien l’importance de la souveraineté. 

Toutefois, concernant les sanctions, ils n’ont pas suivi Washington. C’est là aussi logique : un pays sur dix sur la planète subit, sous une forme ou une autre, des sanctions de la part de Washington. Ces pays savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. Or, dans la majorité des cas, les conséquences de ces sanctions sont supportées par les peuples des pays en question et ces mesures n’ont aucun effet sur le régime politique en place.

Ici, en Europe, nous ne nous en sommes pas rendus compte ; l’eurocentrisme nous aveugle. Le regard de la majorité des peuples du Sud Global sur les événements internationaux est pourtant très différent de la vision développée en Europe. J’ai récemment discuté avec beaucoup de personnes issues du Sud Global et j’ai constaté des moments de fractures profonds avec l’Occident. La première fracture est la guerre des États-Unis contre l’Irak en 2003, qui était illégale et basée sur un mensonge. Au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique Latine et en Asie, c’est un moment charnière majeur. La crise financière de 2008 constitue le deuxième moment charnière. En Europe, cette crise nous a contraint à sauver les banques avec l’argent public et a eu pour conséquence l’austérité. Pour les pays du Sud, cette crise a été plus profonde encore et a montré la fragilité de l’hégémonie du dollar américain, autour duquel est organisé tout le commerce international.

Peter Mertens lors de notre interview © L. R.

LVSL – Renaud Lambert et Dominique Plihon s’interrogent en effet sur la fin du dollar dans le dernier numéro du Monde Diplomatique. De nouveaux accords commerciaux sont, par ailleurs, conclus dans d’autres monnaies et les banques centrales commencent à diversifier le panier de devises qu’elles ont en réserve. Est-ce une des conséquences de la guerre en Ukraine ?

P. M. – Cette érosion du dollar débute avec la crise financière de 2008. C’est à ce moment-là que l’idée des BRICS est réellement née, bien qu’il existe également d’autres raisons historiques à son émergence. Le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud se sont rassemblés car ils veulent faire du commerce sur une autre base que celle du néo-colonialisme, en mettant en place un système financier proposant des alternatives de paiements au dollar. C’est pour cela qu’ils ont créé une banque d’investissement dirigée par Dilma Rousseff, l’ancienne présidente du Brésil. Certes, le dollar reste hégémonique, mais cela constitue malgré tout une nouvelle donne.

Parmi leurs sanctions contre la Russie, les autorités américaines ont débranché la Russie du système international de paiement SWIFT, dont le siège est en Belgique. L’usage de cette puissante arme de guerre économique a entraîné une panique dans beaucoup de pays du Sud, car ils ont réalisé qu’elle pouvait aussi être utilisée contre eux. Avec ce genre de sanction, les États-Unis peuvent prendre otage les pays avec leur propre argent ! Cela a sans doute incité certains pays à vouloir rejoindre les BRICS. Lors de leur dernier congrès à Johannesburg fin août, les BRICS ont accueilli 6 nouveaux membres (l’Argentine, l’Arabie Saoudite, l’Iran, l’Ethiopie, l’Egypte et les Emirats Arabes Unis, ndlr), sur un total de 40 pays candidats. C’est un vrai saut qualitatif.

« Entre 2003 et 2023, il y a eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003. »

De ce point de vue, la guerre en Ukraine est en effet un autre moment charnière, en raison des sanctions. J’en citerai encore deux autres. D’abord, la COP de Copenhague en 2009, où les pays occidentaux ont refusé de prendre des mesures fortes pour le climat et pour aider les pays pauvres face au changement climatique. Enfin, le refus des pays occidentaux de lever les brevets sur les vaccins contre le Covid-19, qui a marqué une fracture profonde face à un problème mondial.

Depuis le 7 octobre, la guerre contre la Palestine constitue un nouveau point de rupture, dont l’impact est potentiellement le plus important. L’axe guerrier États-Unis-Israël pratique une violence extrême, pensant être au-dessus de toutes les lois internationales et pouvoir se permettre n’importe quoi. Mais cet axe est plus isolé que jamais. Partout dans le monde, le deux poids deux mesures est devenu évident. Entre 2003 et 2023, il y a donc eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Et pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003.

Peter Mertens dans une manifestation organisée par le PTB pour un cessez-le-feu en Palestine © PTB

LVSL – Outre le dollar et leur armée, les États-Unis disposent également d’une puissance technologique redoutable, qu’ils utilisent pour faire avancer leurs intérêts. Les GAFAM espionnent ainsi le monde entier, tandis que de nouvelles rivalités autour des microprocesseurs se mettent en place avec la Chine. Est-il possible d’échapper à l’emprise des États-Unis en matière technologique

P. M. – Je pense qu’il faut regarder en face la puissance économique des BRICS : en termes de PIB mondial, ils pèsent désormais plus que le G7 (qui regroupe ce qui était les 7 pays les plus industrialisés au monde, ndlr). Cette puissance économique constitue une différence avec le mouvement des non-alignés des années 60-70. A l’époque, les États-Unis ont pu tuer le mouvement des non-alignés grâce à la dette. Puis l’URSS s’est effondrée et ils se sont retrouvés sans rivaux sérieux. Mais désormais, la situation est différente, notamment en raison du poids économique de la Chine. La réaction des États-Unis est claire : ils lui ont déclaré la guerre économique. J’emploie le mot guerre de manière délibérée : la guerre commerciale prépare la guerre militaire. Les bateaux de l’OTAN qui encerclent la Chine et les sanctions prises par les États-Unis contre Pékin font partie de la même stratégie.

Dans mon nouveau livre, je cite longuement Alex W. Palmer, un spécialiste américain des microprocesseurs. En 2022, deux dates sont importantes selon ce chercheur : le 24 février 2022 avec l’invasion de la Russie en Ukraine et le 7 octobre 2022, date à laquelle les USA ont pris les mesures pour interdire presque tout développement des microprocesseurs en Chine. D’après lui, ces mesures sont un acte de guerre économique inédit, dont l’objectif est de détruire tout développement économique en Chine. Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. Récemment, Joe Biden a convoqué le premier ministre néerlandais Mark Rutte à Washington pour lui ordonner de cesser l’exportation vers la Chine des machines fabriquées par la firme hollandaise ASML, qui sont essentielles pour la fabrication des semi-conducteurs de dernière génération. Le premier ministre hollandais a accepté sans contrepartie. 

« Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. »

Les États-Unis sont inquiets de l’avance de la Chine dans les secteurs de technologies de pointe. Il y a de quoi : sur les 90 domaines les plus avancés au niveau des sciences et technologies, la Chine mène la danse dans 55 d’entre eux. Les États-Unis ne l’ont pas vu venir. C’est pour cela qu’ils réagissent désormais par le protectionnisme et la guerre économique. Jack Sullivan (influent conseiller à la sécurité nationale auprès de Joe Biden, ndlr) l’affirme de manière assez transparente : « C’est fini le globalisme d’avant ; il faut du protectionnisme ; c’est fini avec le néolibéralisme ; c’en est fini avec l’accès de la Chine au marché international. »

On constate la même dynamique sur les ressources énergétiques, qui ont toujours formé l’infrastructure du système capitaliste. Au XIXe siècle, c’était le charbon, puis au XXe le pétrole. De l’arrivée de British Petroleum en Irak en 1902 aux guerres du Golfe, d’innombrables guerres ont été menées pour le pétrole. Désormais, c’est la guerre des batteries qui est lancée : tout le monde se rue sur le lithium et les ressources essentielles pour l’électrification. Là aussi, les États-Unis se montrent très agressifs vis-à-vis de la Chine et des BRICS. Malgré tout, je pense que les États-Unis ne parviendront pas à restreindre la montée en puissance de la Chine.

LVSL – Hormis cette opposition à l’hégémonie américaine, il est tout de même difficile de voir ce qui rassemble les BRICS. Par ailleurs, il existe de réelles tensions entre des pays au sein de ce bloc, notamment entre la Chine et l’Inde. Peut-on vraiment attendre quelque chose d’un groupe aussi hétérogène ?

P. M. – Aucune valeur ne réunit les BRICS ! C’est une association de pays strictement pragmatique, car c’est comme ça que l’ordre mondial fonctionne. La gauche a souvent une lecture erronée car elle pense en termes de morale et de « valeurs ». Or, l’impérialisme et les forces anti-impérialistes ne pensent pas en ces termes mais plutôt en termes de pouvoir politique et économique. Les BRICS ne sont pas un projet de gauche, mais un projet pragmatique visant à servir les intérêts de ces pays, en créant une alternative au dollar et au Fonds Monétaire International et en cherchant à favoriser le commerce Sud-Sud.

Je ne suis évidemment pas dupe. L’Inde connaît de grandes tensions avec la Chine et Modi est un homme d’extrême-droite. Ses trois grands amis étaient Jair Bolsonaro, Donald Trump et Boris Johnson. Il est responsable de l’assassinat de plus de 750 paysans lors de la plus grand révolte de l’histoire indienne de la paysannerie et a laissé des razzias racistes contre les musulmans avoir lieu.

De même en Arabie Saoudite : c’est le despotisme total. Il n’y a aucune liberté pour la classe travailleuse et pour les femmes. Il n’empêche que l’entrée de l’Arabie Saoudite dans les BRICS marque un tournant. En 1971, avec les pétrodollars, les États-Unis ont promis à l’Arabie Saoudite d’avoir toujours des armes et une stabilité politique en échange de pétrole bon marché. Désormais, l’Arabie Saoudite vend son pétrole à la Chine non plus en dollars, mais en yuans ! Bien sûr que c’est un régime haïssable. Mais en matière de politique internationale, on ne peut pas juste réagir émotionnellement en fonction de « valeurs », il faut analyser l’échiquier mondial avec réalisme. Et la réalité est que les BRICS défient le système construit autour du dollar. Personnellement, bien que je ne soutienne pas les régimes de certains pays des BRICS, je considère leur émergence comme une bonne nouvelle parce qu’elle défie l’unilatéralisme et l’hégémonie américaine pour la première fois depuis 1991. 

« La dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. C’est un mécanisme néocolonial ! »

Mais en parallèle de la mutinerie menée par les BRICS, il y a également une mutinerie au sein de ces pays. En Inde, je suis avec attention les luttes des paysans, des femmes et de la classe travailleuse contre le régime de Modi. De même, l’Afrique du Sud connaît une corruption énorme, le fossé entre riches et pauvres y est considérable et le régime politique est fortement critiqué par la population. Lula est un progressiste, mais son gouvernement n’est pas pour autant socialiste. Et contre les concessions faites aux grands propriétaires fonciers au Brésil, je soutiens ceux qui luttent pour les droits des paysans, comme le Mouvement des Paysans sans Terre.

LVSL – Dans votre livre, vous rappelez l’histoire du mouvement tiers-mondiste, à partir notamment de la conférence de Bandung en 1955. Ce mouvement était porteur d’espoir pour un rééquilibrage des relations internationales et de l’économie mondiale. Croyez-vous à la résurgence de l’altermondialisme et sur quelles bases ? Les tentatives consistant à faire revivre cet esprit de « non-alignement », notamment de la part de Lula, vous semblent-elles prometteuses ?

P. M. – Je crois que la tentative opérée par les BRICS de permettre un commerce dans d’autres monnaies que le dollar relève surtout du pragmatisme. Mais cette démarche est déjà un acte progressiste en soi. Regardons en face la situation depuis les années 50-60 : la dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. Cela signifie que ces pays doivent privilégier des monocultures tournées vers l’exportation, plutôt que des productions au service de leurs propres populations, afin d’obtenir des dollars. Et quand ils ont des difficultés à refinancer leur dette, le Fonds Monétaire International (FMI) ne leur octroie des prêts qu’à condition de couper dans les services publics, les salaires et les pensions et de privatiser davantage. Tout cela ne fait que les rendre plus dépendants des États-Unis et de l’Europe. C’est un mécanisme néocolonial ! Désormais, pour la première fois, les pays du Tiers Monde peuvent refinancer leur dette, indépendamment du FMI, grâce à la banque des BRICS. Certes, ce n’est pas un emprunt socialiste mais au moins c’est un mécanisme honnête et sans conditions. Quand bien même ce n’est un progrès en direction du socialisme, cela reste un progrès pour les pays du Sud Global, qui doit être soutenu.

Certes, cela ne suffit pas pour construire un altermondialisme de gauche. C’est pourquoi nous devons aussi soutenir les mouvements de gauche dans ces pays, afin de peser sur l’agenda politique. On peut tout à fait soutenir le MST au Brésil pour mettre la pression sur Lula, tout en reconnaissant qu’il joue un rôle important pour nos idées au niveau international. De la même manière, je soutiens le NUMSA, le syndicat des métallos sud-africains, qui lutte contre la corruption considérable au sein du gouvernement de l’ANC, tout en étant en accord avec la politique extérieure de l’Afrique du Sud. Bien sûr que la gauche a des valeurs à défendre, mais je refuse d’interpréter toute la complexité du monde actuel uniquement en termes de valeurs. L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux.

« L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux. »

LVSL – L’Union européenne tend à s’aligner sur les États-Unis, contrairement à ce qu’affirment nos dirigeants. S’ils prétendent réguler l’action des GAFAM, ou encore bâtir une « autonomie stratégique » en matière internationale ou de réindustrialisation, la réalité est que nous sommes de plus en plus dépendants des Américains, y compris dans des domaines où cela était encore peu le cas, comme les énergies fossiles. Comment peut-on retrouver une véritable autonomie ? Cela implique-t-il une rupture avec l’Union européenne ? 

P. M. – Ce qui s’est passé en Europe suite à la guerre en Ukraine, surtout en Allemagne, est grave. Quelques semaines après le début du conflit, le Bundestag a renié sa politique de non-militarisation de l’économie vieille de 75 ans et a investi plus de 100 milliards d’euros dans le budget de la défense. Tout ce qui existait en termes de liens avec la Russie, notamment de la part de la social-démocratie allemande – dont les liens de Schröder avec Gazprom (l’ancien chancelier allemand a ensuite siégé au conseil d’administration de la compagnie russe, ndlr) sont le symbole le plus évident – a été détruit. Il s’agit d’un bouleversement considérable : la mémoire des comportements barbares des nazis, qui étaient presque arrivés à Moscou, a longtemps conduit à une politique de coopération entre l’Allemagne et la Russie, plutôt que d’agressivité. En quelques semaines à peine, les États-Unis ont réussi à briser cela.

Cette coupure brutale avec la Russie a suscité des remous au sein des grandes entreprises allemandes : les grands patrons de BASF, de Bosch ou Siemens ont demandé au gouvernement allemand de ne pas rompre les liens avec Gazprom, car ils souhaitaient continuer de bénéficier du gaz russe bon marché. En se rendant dépendante du gaz américain, beaucoup plus cher, l’Allemagne est rentrée en récession. En prenant des sanctions contre la Russie, l’Europe a donc pris des sanctions contre elle-même et s’est tirée une balle dans le pied. De surcroît, avec l’Inflation Reduction Act (IRA), les États-Unis tentent d’attirer sur leur territoire des firmes européennes, notamment de technologie de pointe, grâce à d’importantes subventions et remises d’impôts. La réaction de l’Union Européenne à cette offensive américaine a été très faible. Aucune politique industrielle européenne autonome n’émerge.

Les États-Unis veulent maintenant répliquer cela avec la Chine. C’est une folie : non seulement ils auront beaucoup de mal à se couper de la Chine, mais l’Europe en aura encore plus : nous échangeons avec la Chine 850 milliards d’euros de marchandises chaque année ! J’ajoute que la neutralité carbone en Europe dépend pour l’instant de la technologie chinoise. Aussi surprenant que cela puisse paraître, je suis d’accord avec les patrons de Bosch, Siemens, Volkswagen et Mercedes quand ils demandent de ne pas reproduire avec la Chine ce que l’Europe a fait avec la Russie. Dans le conflit inter-impérialiste entre capitalistes, j’espère que la bourgeoisie européenne se comportera de manière sérieuse et dira non à la bourgeoisie américaine qui veut nous entraîner dans de nouveaux conflits.

Peter Mertens lors de notre interview © L. R.

Bien sûr, je n’ai aucune illusion : la bourgeoisie européenne ne veut pas une Europe progressiste, mais cherche au contraire à imposer aux peuples européens une nouvelle dose d’austérité. Elle entend également conserver des relations néo-coloniales avec une partie du monde, bien que le rejet de la France en Afrique ne cesse de grandir. Mais c’est la même dialectique que pour les BRICS : on ne peut pas raisonner uniquement en termes de « gentils » et de « méchants », il y a de nombreuses contradictions sur lesquelles il faut jouer. Donc je soutiens les capitalistes allemands dans leur opposition aux États-Unis, mais continue de défendre une Europe socialiste, contre les intérêts de ces grandes entreprises.

LVSL – Il est vrai que les sanctions prises à l’encontre de la Russie ont renforcé la dépendance de l’Europe vis-à-vis des États-Unis. Pensez-vous qu’il soit possible de réorienter l’Union européenne vers une politique socialiste ? Ou faut-il rompre avec les traités européens et construire de nouveaux cadres de coopération ?

P. M. – Ma position sur cette question est liée à l’histoire belge : nous sommes un petit pays qui a été créé pour jouer le rôle d’État-tampon entre l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Un changement de société au niveau de la seule Belgique, ça n’existe pas! ! Je plaide donc pour une autre société, une autre industrialisation et une autre forme de commerce à l’échelle continentale. Cela passera, selon moi, par plus d’échanges entre ceux qui luttent et qui résistent dans toute l’Europe pour créer une rupture au sein de l’Union Européenne. 

Mais cela suppose que nous soyons à la hauteur. J’en ai assez de la dépression collective de la gauche européenne qui passe son temps à se lamenter de la percée de l’extrême-droite ! Quand je vais en Amérique latine ou en Inde, eux aussi s’inquiètent de la montée du fascisme, mais surtout ils le vivent et ils luttent. Bien sûr que l’extrême-droite progresse et nous menace. Mais pour reconquérir une partie de la classe travailleuse tentée par le vote fasciste, on ne peut pas se contenter de se plaindre. La droite et l’extrême-droite s’appuient sur une narratif dépressif, selon lequel la classe travailleuse n’existe pas et l’immigration va nous détruire.

« Face à l’extrême-droite, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. »

Face à cela, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. Les mobilisations sociales massives que nous avons connu récemment en Angleterre, en Allemagne et en France sont des points d’appui. Comme la grève des ouvriers de l’automobile aux États-Unis, avec une belle victoire à la clé ! Et puis nous devons être là où sont les gens, c’est-à-dire avant tout dans les quartiers populaires et sur les lieux de travail, pas seulement avec les intellectuels. Ce n’est que comme cela que nous pourrons arrêter la tentation fasciste au sein de la classe travailleuse. 

Par exemple, avec notre programme Médecine pour le peuple (initiative de médecine gratuite dans les quartiers populaires, ndlr), on touche des personnes qui votent pour le Vlaams Belang (extrême-droite indépendantiste flamande, ndlr). Plutôt que de les exclure, nous discutons avec eux et tentons de les convaincre. Les gens sentent si vous êtes honnêtes et convaincus du discours que vous portez. Donc il faut un langage clair et franc, comme celui de Raoul Hedebouw, qui permet d’attirer vers nous des gens en colère en raison de leur situation précaire et de politiser cette colère. Si l’on se contente des livres, on ne changera rien. Il faut aussi des gens sur le terrain.

Erreurs et défis de la gauche brésilienne face à la résilience du bolsonarisme

© Marielisa Vargas

Les résultats du premier tour au Brésil ont été accueillis avec surprise. Bien que Lula soit en tête, le scrutin apparait davantage comme une victoire des bolsonaristes, qui ont obtenu les meilleurs scores au Parlement, aux élections des gouvernements locaux, et élargi leur base électorale de près de 2 millions de voies par rapport à 2018. À la veille du second tour, le philosophe brésilien Vladimir Safatle livre une réflexion acerbe sur les limites de la gauche brésilienne, mais aussi sur les leviers possibles de sa vraie renaissance. Article édité par Keïsha Corantin.

Pour comprendre ce premier tour, il faut d’abord souligner que même au pire moment de la pandémie, le taux de popularité de Jair Bolsonaro n’est jamais tombé au-dessous de 30%, il dispose donc d’un électorat organique demeuré large et fort. Ces 30% ne peuvent être uniquement la classe moyenne brésilienne – il n’y a pas 30% de classe moyenne au Brésil –, c’est donc aussi un électorat populaire. (Note de la rédaction : Si Lula atteint 50% chez l’électorat le plus pauvre, près d’un tiers s’est exprimé en faveur de Bolsonaro au premier tour.)

Par ailleurs, malgré son bilan négatif, Bolsonaro s’est mis dans une posture permanente de « gouvernement contre l’État », accusant les entraves que lui imposaient les juges, le Parlement, les gouverneurs, etc., et a donc su conserver un capital de transformation : le pouvoir de la promesse. En face, la gauche brésilienne est incapable de projeter la figure d’une autre société et Bolsonaro apparaît comme le seul discours de rupture nationale. Le Parti des travailleurs (PT) a souffert des scandales de corruption. Là où il aurait peut-être fallu reconnaître ses torts et assumer une posture de rédemption, le PT a réagi sur la défensive pendant la campagne. Un candidat qui reconnaît ses torts est mieux que quelqu’un qui tente de les dissimuler. Bolsonaro a été capable d’évacuer ce poids car malgré plusieurs procédures judiciaires ouvertes, il ne compte aucune condamnation. Par ailleurs, pour Bolsonaro et ses partisans, le mot corruption a pris un autre sens : c’est la continuité, le « business as usual ». Mais je crois que cette question de la corruption en cache une autre. Elle reflète une méfiance de certains secteurs de la population brésilienne envers la capacité de la gauche à gouverner. D’un point de vue électoral la gauche s’est démontrée faible : Lula est allé en prison, les acquis ont été perdus. Aujourd’hui, Lula s’affiche en position de faiblesse en soutenant une alliance large avec des secteurs traditionnellement ennemis du PT. Paradoxalement, la vraie position de force dans cette élection c’est Bolsonaro, qui peut dire « Moi je suis seul contre tous. »

En cela, Bolsonaro a su jouer sur une ambivalence entre omnipotence et impotence, constitutive de ce genre de leader, qui sont toujours des sauveurs menottés. Theodor Adorno, dans un texte très important sur les leaders fascistes, parle de « little big man » – petit grand homme – c’est-à-dire un équilibre entre pouvoir et faiblesse, susceptible de produire une identification narcissique. Non pas l’identification à un idéal comme on pourrait penser les représentations classiques du pouvoir. Bolsonaro n’incarne pas un idéal, mais il semble être quelqu’un comme nous, partageant nos faiblesses, nos rages, nos difficultés, qu’il combine à l’idée que le collectif vaincra : « Je suis seul contre tous, paralysé, mais nous, ensemble, nous pouvons être fort. »

GAGNER AVEC UNE DROITE DÉFAITE ?

Une erreur de la campagne de Lula a été de tout dépolitiser en mobilisant, pour s’opposer à Bolsonaro, une lutte immémoriale de la civilisation contre la barbarie. D’abord, c’est un discours vide de sens, qu’est-ce que la civilisation sur le continent américain ? Cela fait écho au processus civilisateur colonial d’une violence extrême contre les peuples indigènes, c’est une figure de la barbarie. La gauche aurait dû ne pas perdre son temps sur ce rationalisme moralisateur, et l’utiliser pour renforcer le débat autour des politiques sociales et économiques par exemple la réforme des retraites, des impôts ou du droit du travail. Ces thèmes ont été balancés d’une façon presque irresponsable : « On pense faire marche arrière sur la réforme du travail » dit le PT. D’accord, mais quoi exactement ? « On pense à une réforme fiscale », très bien mais sous quelle forme ? Il n’y a rien de concret, or un programme clair aurait pu être établi. Par exemple, la Constitution brésilienne prévoit un impôt sur les grandes fortunes. La Constitution a été promulguée il y a plus de trente ans et cet impôt n’a jamais été mis en place. Autre chose : le Brésil, avec l’Estonie, est le seul pays au monde dans lequel il n’y a pas d’impôt sur les dividendes. On aurait pu défendre cette fiscalisation pour une financer l’extension du système éducatif, ou de santé. Mais rien n’a été proposé. Pourquoi ? La gauche est dans une alliance dont une partie a grand intérêt à préserver cette situation.

Lula a persévéré dans une stratégie de conciliation, en ralliant à lui les secteurs de droite lésés par Bolsonaro. Ce dernier compte sur le soutien de l’agrobusiness, qui est aujourd’hui le cœur de l’économie brésilienne. Il compte aussi sur l’appui du secteur commerçant et de l’élite financière. Lula peut compter sur quelques soutiens mais ce sont des secteurs qui ont été écartés de l’organisation hégémonique de l’économie brésilienne. Le pays est en pleine transition : le Brésil est en train de se désindustrialiser pour revenir à sa position de grand exportateur de matières premières. C’est l’élite qui porte cette transformation qui supporte Bolsonaro.

Dans ce contexte il y a un secteur économique, parce qu’il est devenu secondaire, qui accepte Lula. Cette élite était traditionnellement structurée autour du Parti de la social-démocratie brésilienne (NDRL : parti de droite conservatrice dont vient le vice-président choisi par Lula en cas de victoire, Geraldo Alckmin). Au vu des dernières élections, ce parti est amené à disparaître. Ainsi, la vraie division au Brésil se joue entre l’extrême droite populaire et la droite oligarchique traditionnelle. Cette droite n’aime pas Bolsonaro parce qu’il a constitué un nouveau réseau de pouvoir dont elle a été exclue. C’est une élite qui voit d’un mauvais œil l’avènement d’une extrême droite populaire associée au lumpenprolétariat et se sent menacée par la constitution d’une nouvelle classe dirigeante qu’incarnent bien les députés et sénateurs de Jair Bolsonaro. Cela explique ses alliances avec Lula. Mais cette droite est-elle forte électoralement ? Rien n’est moins sûr… c’est une élite en chute.

REDEVENIR UNE FORCE DE PROPOSITION POLITIQUE

Structurellement, le système politique brésilien hérité de la Constitution de 1988 est caractérisé par la nécessité de former des alliances pour pouvoir gouverner. Ainsi, lors des premiers gouvernements du PT, la gauche avait certes dû modérer son agenda, mais elle restait une force de proposition politique : par exemple entre 2003 et 2012, le gouvernement créa quatorze universités, une expansion considérable du système éducatif. Après 2013 s’est produit un changement dramatique, lors duquel la gauche a perdu sa capacité à former l’agenda politique du pays. (NDLR : En 2014 la chute du cours des matières premières plonge le pays dans la crise mais les premiers signes de récession et d’inflation étaient déjà visibles en 2013.)

En 2013, lorsque les limites du système brésilien sont apparues, la gauche n’a pas su passer à la deuxième étape de ses politiques. Elle n’a pas su, non pas à cause d’un manque de réflexion, mais parce qu’elle ne pouvait pas. Passer cette deuxième étape signifiait renforcer des antagonismes sociaux assez fort. Par exemple, la première décennie du XXIe siècle a vu opérer une forte dynamique d’ascension sociale au Brésil : 34 millions de personnes sortent de la pauvreté pour atteindre la classe moyenne. Cette nouvelle classe moyenne formule de nouvelles demandes : ce sont des gens dont les enfants allaient à l’école publique, et qui se tournent vers l’école privée, la même chose se produit avec la santé. Ces nouveaux besoins et nouvelles dépenses ont érodé ce qu’ils avaient gagné. Un deuxième moment politique aurait été la construction d’un système éducatif et de santé totalement public. Il aurait fallu des investissements que l’État ne pouvait pas faire. Cela demandait au moins une politique social-démocrate classique d’imposition des classes aisées mais ça n’est jamais arrivé à cause de l’impératif de conciliation. Électoralement, le gouvernement ne pouvait pas se permettre d’augmenter les impôts. Ainsi au Brésil, le taux d’imposition maximum est toujours de 27,5%.

Cela a produit une situation de frustration assez forte. Pourquoi ? Vous êtes un Brésilien en 2012, vous entendez partout que le Brésil est la nouvelle puissance internationale, qu’en 2022 le pays sera la 5e économie mondiale, ce sont des rapports de la Banque mondiale qui le disent. Et tout d’un coup vous vous apercevez que non, ça ne va pas se passer comme ça. Cette promesse d’enrichissement n’est jamais atteinte. Cela produit quelque chose que Tocqueville appelait la « frustration relative » : les révolutions ne sont pas menées par les plus pauvres mais par ces gens qui entament une ascension, et qui perçoivent finalement que l’attente ne pourra pas se matérialiser. Lorsqu’une société commence à rêver, c’est le moment le plus risqué. Si les gens commencent à croire au futur, il faut y aller jusqu’au bout, même si on perd. Lorsqu’on y va avec un objectif, il est possible revenir après la défaite. La gauche n’est pas allée jusqu’au bout.

L’extrême droite est alors apparue comme le discours de la rupture institutionnelle en condamnant un système d’alliance paralysant. C’est aussi un projet ultra-néolibéral : « Pourquoi attendre quelque chose de l’État, qui n’a jamais rien donné à personne ? », ce qui n’est pas totalement faux. Si d’un côté l’État brésilien a été capable de produire d’importantes politiques sociales, de l’autre côté, c’est un État de violence généralisé contre les plus pauvres. L’extrême droite vend la liberté du « chacun pour soi », présentée comme un acquis commun et global. C’est un narratif cohérent. La politique d’allocation d’urgence Auxilio Emergencial pendant la pandémie – allocations les plus élevées jamais versées au Brésil – trouve sa place dans ce discours : refus des macrostructures de protection sociales au profit d’un versement d’argent direct, ponctuel et individuel. Ce narratif se nourrit de nos défaites idéologiques [nous, la gauche]. La gauche a perdu sa grammaire politique. Cette adhésion au « chacun pour soi » est montée dans un moment où la gauche parlait elle-même d’« entreprenariat social ».

Autre exemple. Au début de la pandémie, pour s’opposer au vaccin, Bolsonaro revendiquait « Mon corps, mon choix », reprenant ici un slogan du féminisme. Mais c’est en cohérence avec son projet politique. En revanche, cela montre une contradiction immanente à notre propre position. Si la liberté c’est ça, alors pourquoi aurait-il tort ? Cela devrait nous montrer que notre conception de la liberté est totalement erronée. Si cette liberté peut être détournée par l’extrême droite, c’est qu’il y a un problème dans cette acception, voyant la liberté individuelle comme l’élément fondamental d’une société. Un corps, mon corps, ne m’appartiens pas dans un vide, mais est toujours en relation. Comme le disent les structuralistes, les relations viennent avant les éléments. D’abord vient le corps en relation et après le corps individuel. Cette dimension relationnelle demande une conception politique propre. Ce discours pointant la centralité de la totalité sociale a disparu. L’extrême droite a saisie l’occasion.

« LA GAUCHE SE TAIT SUR LA QUESTION DE CLASSE »

La stratégie de l’extrême droite efface le clivage avec l’élite économique, pour en construire un contre l’élite culturelle. Qui est l’élite culturelle ? Nous, les universitaires. Cette obsession de l’extrême droite aura au moins montré que l’idée selon laquelle les universitaires restent dans leur tour d’ivoire, déconnectés de la cité, est complètement fausse. S’ils dérangent, c’est que les discours du monde universitaire portent. Ensuite, l’extrême droite nous accuse de vouloir détruire les « valeurs » du pays. Oui, il est vrai que nous critiquons sa conception de la famille, de la sexualité, etc., afin d’ouvrir un espace pour que de nouvelles choses apparaissent. Mais la question est la suivante : pourquoi, à partir de nos positions, n’arrive-t-on pas à former une alliance plus générale avec la population ?

Je crois que c’est parce que notre position n’est que partielle. Nous oublions une chose qui je pense est central. Nous sommes dans une situation où le capitalisme de l’État-providence et ses promesses inclusives n’existent plus. En lieu et place se trouve un capitalisme qui prône la loi de la survie, du chacun pour soi. Il faut donc accepter les angoisses que créent le basculement des hiérarchies et normes sociales prônée par la gauche, chez un homme pauvre blanc chauffeur Uber qui travaille 12 heures par jour sans aucun droit social. C’est absolument rationnel. Parce qu’il n’y a de deuxième discours de gauche, pour dire qu’il n’est pas question de la destruction morale de certains secteurs de la population, mais de l’intégration de tous. Si l’on portait également un discours global en termes de droit du travail et de lutte contre la pauvreté alors on aurait un vrai projet. Le problème c’est que l’on n’a plus cette deuxième partie. L’extrême droite profite de cela, de la peur de l’homme blanc pauvre. On le voit dans les résultats du premier tour : près de 60% des femmes ont voté Lula, le chiffre tombe à 43% pour les hommes. Cela dit une chose importante sur la limitation des discours de la gauche.

Les demandes d’inclusion des minorités sont absolument justifiées et sont centrales dans une société égalitaire, mais d’autres revendications doivent s’y joindre. La gauche avait historiquement un registre supplémentaire, celui de la lutte des classes. Il ne s’agit pas d’opposer lutte des classes et lutte pour la reconnaissance des minorités, car elle ne forme qu’une seule lutte, mais aujourd’hui, la gauche se tait sur la question de classe.

QUEL AVENIR POUR LE PAYS ? LE BRÉSIL AU CRÉPUSCULE

On connaît le coup d’État classique, avec ses militaires et ses chars dans la rue, mais il y a d’autres genres de coup d’État. Il y a ce que l’on nomme aujourd’hui en sciences politique, l’« autoritarisme furtif » : un processus lent et graduel de décomposition de l’ordre institutionnel. On a vu cela en Pologne et en Hongrie. Orbán a gagné les élections mais il y a eu un lent processus de destruction des structures institutionnelles qui permettaient la démocratie libérale. Cette érosion s’inscrit sur la durée. Si Bolsonaro gagne, alors je dirai « c’est maintenant que tout commence », le premier mandat était seulement une grande répétition générale. S’il advient, le deuxième mandat sera celui d’un tournant autoritaire, la Turquie en a fourni un cas exemplaire.

En cas de victoire de Lula, avec un Parlement à majorité conservatrice, gouverner sera difficile. Les alliances avec la droite seront possibles mais paralysantes. Il sera impossible de mettre en œuvre les politiques nécessaires pour empêcher le conflit social à venir face à l’appauvrissement de la société brésilienne. L’extrême droite ne fera pas qu’attendre la chute du gouvernement. Par deux fois pendant le mandat Bolsonaro, le coup d’État a été dans l’horizon [1]. S’ils ne gagnent pas, ils s’affaireront à détruire le gouvernement, avec une force politique et institutionnelle qu’ils n’avaient jamais eue auparavant.

Notes :

Cet article est édité sur la base d’un entretien avec Vladimir Safatle.

[1] En mai 2020, la presse, plus tard confirmée par une enquête judiciaire, a révélé que Jair Bolsonaro et plusieurs généraux s’étaient accordés sur une intervention militaire contre les juges du Tribunal suprême fédéral, une intervention ensuite écartée parce que jugée inopportune. Le 7 septembre 2021, jour de l’indépendance nationale, Bolsonaro avait appelé ses partisans à un « contre-coup d’État », pour protester contre les enquêtes et critiques dont il était la cible. De nombreux militaires et policiers s’étaient alors rassemblés à Brasilia pour soutenir le président, finalement sans coup de force.

Rafael Correa : « Imponer nuestras condiciones al capital transnacional, construir la integración regional »

© Pablo Porlan/Hans Lucas, Le Vent Se Lève

Tras una primera entrevista en Bruselas en 2019, volvemos a encontrar al presidente Rafael Correa tres años después, en París. Mientras tanto, el contexto ha cambiado radicalmente en América Latina: la izquierda ha ganado las elecciones en países claves, las fuerzas neoliberales están en retroceso y el expresidente brasileño Lula, a punto de llegar al poder, afirma querer relanzar la integración regional y acabar con el dominio del dólar. Paradójicamente, las ambiciones de romper con el actual orden mundial parecen ser menores que hace una década. América Latina ya no es un polo de contestación del paradigma dominante como lo era antes. Le Vent Se Lève entrevistó a Rafael Correa sobre este nuevo contexto y las perspectivas para su país y el subcontinente.

La entrevista fue realizada por Vincent Ortiz, redactor jefe adjunto de Le Vent Se Lève y doctorando en economía, Keïsha Corantin, jefe de la sección “América latina” de Le Vent Se Lève y doctoranda en geografía, y Vincent Arpoulet, doctorando en economía del desarrollo. Fue editada por Nikola Delphino, Alice Faure y Seb Tellor.

Le Vent Se Lève – Una nueva ola de izquierda está surgiendo en América Latina, incluso en el corazón de bastiones históricos del neoliberalismo, marcada con la victoria de candidatos de izquierda como Gustavo Petro en Colombia y Gabriel Boric en Chile. La nueva generación de activistas latinoamericanos reivindica la herencia de las experiencias progresistas de los años 2000, pero también pretende aportar una mirada crítica. En el ámbito medioambiental, no dudan en adoptar una postura “anti extractivista”, en el plano cultural esa izquierda es muy sensible a las demandas de extensión de las libertades individuales. Sin embargo, en los frentes económicos, financieros y geopolíticos, parece menos ambiciosa. ¿Qué opina de esta nueva generación de izquierda?

Rafael Correa – En primer lugar, esta nueva izquierda es un producto de la anterior. Los procesos progresistas fueron obstaculizados de forma antidemocrática a través de golpes de Estado, como en Bolivia y Brasil, o a través de traiciones con campañas de la prensa, “fundaciones” y “ONGs” controladas desde EE. UU., como en Ecuador [1]. Este renacimiento conservador lo vimos venir desde lejos, en 2014, operando de forma antidemocrática. En América Latina no tenemos una verdadera democracia, y no la tendremos mientras la prensa siga interfiriendo en los asuntos políticos de manera tan frontal y manipulando la verdad. Sin la verdad no hay democracia, sin la verdad no hay elecciones libres.

Nota del editor : sobre este último tema, el lector francofono podrá leer el artículo de Vincent Ortiz publicado en Le Vent Se Lève: « Comment Washington a remis la main sur l’Équateur : quatre ans d’une reconquête souterraine »

Los ciudadanos pueden comparar cómo los conservadores han ganado poder y cómo lo han hecho los progresistas. Los movimientos progresistas vuelven con fuerza a través de las elecciones, como en Brasil en este momento.

Hay una fuerte oposición a la emancipación del dólar por parte de las élites, que hablan español pero piensan en inglés, y de la prensa, que manipula las conciencias

Sí, creo que nos encontramos con una izquierda un tanto diferente en temas medioambientales, que mantiene un discurso “anti-neoextractivista” en algunos casos, como en Chile, o incluso en Colombia. Creo que se equivoca. Creo que los recursos naturales son una ventaja ineludible y la mejor oportunidad de desarrollo para América Latina, siempre y cuando se utilicen de forma social y ambientalmente responsable. Debemos aprovechar nuestros recursos naturales. Sería irresponsable no hacerlo ante la pobreza y las necesidades básicas que tenemos.

Esta nueva izquierda tiene un discurso más moderado en cuestiones socioeconómicas, y una perspectiva más posmoderna en cuestiones culturales: promueve el matrimonio gay o los derechos de los animales. Estos temas nos interesan a todos -y son de gran interés para algunos grupos relativamente pequeños-, pero creo que hay algunos temas que siguen siendo prioritarios como acabar con la pobreza y la exclusión socioeconómica en América Latina. Esta es la peor injusticia, es la cuestión moral más importante. No debemos olvidar nunca nuestra principal razón de ser: crear una América Latina más justa en un mundo más justo, porque seguimos viviendo en una América Latina llena de injusticias, que sigue siendo presa de intereses extranjeros.

LVSL – Hablando de intereses extranjeros, las recientes declaraciones de Lula sobre la necesidad de acabar con el reinado del dólar han causado revuelo. En cuanto a Ecuador, su país, ha sufrido una forma extrema de dolarización, pero toda América Latina está sufriendo la dominación del dólar de una u otra forma [2]. ¿Cree que este giro a la izquierda en América Latina, la probable victoria de Lula en Brasil y el actual contexto geopolítico allanan el camino para un cambio de paradigma en el ámbito monetario? ¿Sería alcanzable el fin del dominio del dólar y el rediseño de las estructuras comerciales internacionales entre América latina y Estados Unidos?

Nota del editor: sobre este tema, vea aquí la intervención (en francés) de Guillaume Long, ex-canciller ecuatoriano, en una conferencia organizada por Le Vent Se Lève en marzo de 2018 en la École normale supérieure de París: “Euro, franc CFA, dollar: l’ère de la servitude monétaire?””

RC – Si Lula gana en Brasil, el equilibrio geopolítico en la región cambia radicalmente. Se trata de un país de 200 millones de personas, un tercio de la población de América Latina. Las declaraciones de Lula son muy prometedoras, y ya hemos mencionado esta perspectiva. Con UNASUR, nuestra idea era crear una moneda regional seguida de una unión monetaria. Es absurdo que sigamos dependiendo del dólar para el comercio. Mediante el uso de una moneda regional, podríamos crear un sistema de compensación regional. En este momento, por ejemplo, si Perú vende 100 millones de dólares a Ecuador y éste vende 120 millones, tenemos que utilizar 220 millones de dólares. Pero con una moneda regional, Perú podría vendernos 100 millones y nosotros les venderíamos 120 millones, y el saldo total sería de 20 millones. Cada país pagaría el precio de las importaciones en moneda nacional y el saldo total se pagaría en dólares. Así que sólo 20 millones de dólares irían de Perú a Ecuador.

Propusimos esta alternativa; el objetivo era tener una moneda contable, como el ecu, y luego una moneda regional. Pero no hay que engañarse : hay una fuerte oposición a este proyecto por parte de las élites, que hablan español, pero piensan en inglés, y de la prensa, que manipula las conciencias para mantener la dependencia al dólar.

El caso de Ecuador es muy grave; ni siquiera es comparable al de Grecia, que ha sufrido el euro como moneda común, pero al menos es una moneda común. El dólar es una moneda extranjera. A través del dólar, importamos los imperativos de la política monetaria de Estados Unidos, cuyos intereses y estructuras económicas son completamente diferentes de los nuestros.Las élites intentan vender la idea de que la dolarización es algo positivo. Los ciudadanos son receptivos a esto: piensan en términos dolarizados, y creen que si se devalúa una moneda, tendrán menos dólares en sus bolsillos. Pero si todo el mundo tiene dólares en el bolsillo y nadie produce, la economía se hunde… Es importante recordar que el conjunto es más que la suma de sus partes, de ahí la relevancia de una ciencia como la macroeconomía.

© Pablo Porlan / Hans Lucas, Le Vent Se Lève

De manera similar, las élites han tratado de inculcar un sentimiento de rechazo a los impuestos en Ecuador, utilizando un razonamiento igualmente absurdo: “si alguien no paga impuestos, bien por él”, pero si nadie lo hace, el sistema se rompe. Este sesgo individualista se ha utilizado masivamente para engañar a los ciudadanos. Así, el dólar cuenta con un fuerte apoyo popular. De ahí la necesidad de un proceso de concienciación sobre la cuestión monetaria. Lula tiene razón cuando dice que hay que acabar con esta moneda. Hace unos años propusimos iniciativas en este sentido, y ahora tenemos que avanzar hacia una moneda regional.

LVSL – Este contexto geopolítico favorable no es nuevo. A finales de la década de 2000, cuando en su mayoría América Latina estaba gobernada por la izquierda, se creó un Banco del Sur, así como otros proyectos para generar instituciones en posición de competir con el Banco Mundial y el FMI. Estos proyectos no tuvieron éxito. ¿Considera el contexto actual más prometedor?

RC – Creo que la comparación es contra el contexto actual: antes teníamos mejores condiciones, más margen de maniobra y fuertes ambiciones. Creamos la UNASUR con el objetivo de la integración integral. Utilizamos este concepto porque no nos interesaba comerciar o crear un mercado, sino sentar las bases de una “nación de naciones”, como soñaba Simón Bolívar, mediante la coordinación de las políticas de defensa, las infraestructuras energéticas, las políticas macroeconómicas. Queríamos ir en contra de los procesos anteriores, caracterizados por la competencia entre la clase obrera de nuestros diferentes países -lo que generaba una presión a la baja sobre los salarios- y las exenciones fiscales destinadas a enriquecer el capital transnacional. Con UNASUR, hemos impuesto nuestras condiciones a este capital transnacional. Hoy día apenas se menciona, a pesar de ser un tema de gran actualidad.

En el centro de esta nueva dinámica, para la que UNASUR ha sentado las bases, se encuentran los embriones de una nueva arquitectura financiera regional. Consistiría en un Banco del Sur, un Fondo Monetario del Sur donde acumularíamos nuestras reservas, y que garantizaría un sistema de compensación regional con una moneda común. Hoy ya no se habla de proyectos tan ambiciosos. Antes había más voluntad, aunque el proyecto del Banco del Sur estaba bloqueado, porque algunos países de la región no estaban interesados en él: ya tenían su propio banco de desarrollo.

No sé por qué la gente encuentra tan sorprendente que tengamos vínculos con China : China financia la economía estadounidense, China es el mayor acreedor del mundo !

Así que las fuerzas son menos favorables que antes, pero el proyecto de una nueva arquitectura financiera para el Sur es más necesario que nunca.

LVSL – ¿En este nuevo orden geopolítico liberado de la influencia estadounidense, cuál sería el papel de China? En el caso del Ecuador, el acercamiento a China le ha permitido contrarrestar la hostilidad de los mercados financieros estadounidenses y establecer importantes acuerdos de cooperación. En su discurso de 2016 en Ecuador, el presidente Xi Jinping presentó la acción de China como dirigida a permitir que los estados latinoamericanos se liberen de su dependencia de los recursos naturales. Sin embargo, algunos acuerdos con China plantean dudas ; podríamos dar muchos ejemplos, pero nos limitamos a mencionar los préstamos condicionados al acceso garantizado de China a los recursos petroleros y minerales del continente. ¿No teme que China persiga la misma lógica imperial que los Estados Unidos?

RC – Sólo para aclarar: defendiendo nuestra soberanía y construyendo la integración regional, podemos hacer mucho, pero no podemos hacerlo todo. Hay realidades económicas y políticas que no podemos ignorar: Estados Unidos es nuestro mayor socio comercial. No nos interesa luchar con ellos, sólo nos interesa nuestro desarrollo. La nueva izquierda no puede llamarse simplemente “anti” (antiimperialista, anticapitalista). La matriz de mi lucha es la lucha contra la pobreza, la injusticia y el subdesarrollo, por lo que considero que el capitalismo neoliberal es el sistema más absurdo que se puede concebir para una región tan desigual como América Latina. No por fantasías teóricas sobre la necesidad de abolir el capitalismo neoliberal, sino porque sé perfectamente que este modelo no nos ha permitido desarrollar nuestro país.

Podemos hacer mucho, pero no podemos hacerlo todo. Podemos tener una relación de iguales, no como país, porque Estados Unidos tiene un poder económico mucho mayor que el nuestro, sino como región.

En cuanto a China, no sé por qué la gente encuentra tan sorprendente que tengamos vínculos con China. China financia la economía estadounidense, China es el mayor acreedor del mundo… ¿por qué no deberíamos beneficiar? China tiene una enorme capacidad de financiación. ¿Cuál es su talón de Aquiles? Energía, hidrocarburos. Nosotros tenemos capacidad para exportar hidrocarburos y necesitamos financiación: nuestras necesidades coinciden. Es la razón de nuestro acercamiento estratégico a China.

No hay contradicción con la defensa de nuestra soberanía: nunca permitiremos que ningún imperio nos imponga sus condiciones. Por supuesto, como cualquier banco de desarrollo – como el japonés, el brasileño… – el banco chino nos presta dinero para que sus empresas puedan invertir. Todo el mundo lo hace. Y todo el mundo utiliza a China para financiar su economía. ¿Por qué estaría mal que América Latina también lo hiciera?

LVSL – La actualidad política del Ecuador fue marcada por una oleada de movimientos sociales muy importantes, y violentamente reprimidos, que no consiguieron una victoria decisiva. Ecuador está acostumbrado a estos movimientos callejeros, que han llevado a tres presidentes a soltar el poder. ¿Cómo analiza el fracaso de este movimiento?

RC – Este fracaso se debe principalmente a los líderes de las manifestaciones. Para esta izquierda, la protesta social aparece como el fin, no como el medio. La lucha, por supuesto, es necesaria para ganar derechos. Pero durante mis diez años de gobierno, de 2007 a 2017, conseguimos triplicar el salario mínimo, consolidar los derechos de los trabajadores, imponer una redistribución masiva de la riqueza y la renta, mejorar el acceso a la sanidad y la educación… simplemente votando. Y, sin embargo, esta gente salió a la calle a protestar contra mi gobierno, ¡y luego apoyó a Guillermo Lasso! Lasso, que aparece en los Pandora Papers, ha aplicado un brutal programa neoliberal desde su elección, que ha generado una considerable violencia. Como resultado de su fracaso, estamos pasando de ser el segundo país más seguro de América Latina a altos índices de inseguridad.

¿Cómo pueden protestar contra el neoliberalismo cuando lo han apoyado? Esta es la contradicción de la CONAIE, este movimiento supuestamente de izquierda que intenta imponer su programa electoral por la fuerza [3].

© Pablo Porlan/Hans Lucas, Le Vent Se Lève

Tiene poco poder electoral – pierde sistemáticamente en las elecciones – pero tiene un gran poder de hecho, por su capacidad de movilización, hablo por experiencia. En 2013, propuse que el país “extrajera hasta la última gota de petróleo y hasta el último gramo de oro” para salir de su subdesarrollo y erradicar la pobreza. Mi rival, el candidato de la CONAIE, Alberto Acosta, propuso al país lo contrario: no al “extractivismo”, al petróleo y a la minería. Él obtuvo el 3% de los votos y yo casi el 60%. Y a pesar de ello, la CONAIE trató de imponernos su programa a través de las calles.

Nota del editor: Para un debate sobre la “Revolución Ciudadana” ecuatoriana y su desmantelamiento, lea nuestra entrevista (en francés) en Le Vent Se Lève con Guillaume Long, ex-canciller del Ecuador: “Comment la révolution citoyenne d’Équateur a été trahie”. Para un análisis de las posiciones “antiextractivistas”, lea el artículo de Matthieu le Quang: “Rompre avec l’extractivisme: la quadrature du cercle?

Si Julian Assange hubiera denunciado crímenes de guerra rusos o chinos, se le habría erigido un monumento en el centro de Washington

En consecuencia, no apruebo los métodos ni la plataforma política de la CONAIE. Su apología de la fuerza y la lucha trivializa la violencia. ¡La represión causó la muerte de siete manifestantes! Muchas personas perdieron la vista. Estoy de acuerdo con la necesidad de resistir contra los ataques a nuestros derechos… pero no en el marco de una organización que pretende imponer su agenda por la fuerza, ¡un año después de haber apoyado al presidente Lasso! La CONAIE se complace en criticar el neoliberalismo, cuando hace poco lo apoyaba.

LVSL – En el Parlamento hubo un intento de destitución del presidente Guillermo Lasso, que fracasó porque una parte de la izquierda – y en particular los miembros del movimiento indígena Pachakutik y del partido Izquierda Democrática – no apoyaron esta votación. En Europa, los medios de comunicación destacaron la tensión entre las organizaciones indígenas y los “correístas”, los presentaron como factores clave en la división de la oposición a Guillermo Lasso. ¿Cómo analiza esta secuencia y su tratamiento mediático?

RC – El análisis de los medios de comunicación es muy parcial. También denuncio la represión del gobierno de Lasso. Fue brutal y criminal. La policía recibió la orden de disparar a los manifestantes según su criterio. Esto también es motivo suficiente para que Lasso se vaya. La detención de Leónidas Iza fue un secuestro, y lo condenamos, como hemos condenado todas las violaciones de los derechos humanos. Esto no significa que estemos de acuerdo con los métodos o la plataforma de la CONAIE, como he dicho antes. Todo esto ha sido muy mal interpretado por la prensa, tanto latinoamericana como ecuatoriana. Su objetivo es difundir la desinformación y mantener a los ciudadanos en la oscuridad.

En diez años hubo siete presidentes. Desde 1996, ningún gobierno ha completado su mandato, hasta que fui elegido. Los conflictos eran frecuentes, así como los cambios de poder. Pero las soluciones no eran ni democráticas ni constitucionales. Ante el fraude democrático que podía existir, introdujimos en la Constitución procesos parlamentarios para dar una salida institucional, democrática y pacífica a los conflictos. El régimen ecuatoriano, como otros de la región, era presidencialista. Existe una fuerte tradición presidencialista en América Latina. Hemos introducido un presidencialismo flexible, que no significa débil. ¿Cómo se traduce esta flexibilidad? Por el hecho de que, cuando vemos un fracaso total del gobierno, su incumplimiento de la Constitución, etc., existe la posibilidad de revocar su mandato.

Propusimos este procedimiento para resolver la crisis, la gente estaba siendo asesinada en las calles, la policía estaba golpeando a la gente y matándola, los que estaban violando la Constitución eran ellos. Perdimos la votación porque sólo conseguimos 80 de los 92 necesarios. Así que logramos convocar elecciones anticipadas para resolver esta grave crisis de forma constitucional, democrática y pacífica: con votos, no con balas.

LVSL – Julian Assange vuelve a estar en el punto de mira de los medios de comunicación ahora que su extradición a Estados Unidos está a punto de ser finalizada por la justicia británica. Bajo su mandato, Ecuador le concedió asilo político durante varios años, hasta que fue expulsado bajo la presidencia de Lenín Moreno. En retrospectiva, cómo analiza esta elección, y cuál es el legado de Julien Assange y Wikileaks para usted?

Nota del editor: Vea aquí nuestros artículos sobre el caso Julian Assange

RC – Cuando examinamos el caso de Julian Assange, quedó claro que no había ninguna garantía del debido proceso. Así que tomamos la decisión soberana de concederle asilo, que es un derecho que tiene cualquier país. No tenemos que justificar nada.

En cuanto a lo demás, hay que mencionar, por supuesto, los abusos del Reino Unido, que nunca dio un salvoconducto a Assange, así como las presiones a Lenín Moreno, que rompió el artículo 41 de la Constitución, que prohíbe explícitamente el regreso de un refugiado que haya sido procesado por otro país. Pero en la mente de Lenín Moreno, ya que Correa había concedido asilo a Assange, tenía que oponerse, no le importaba sacrificar a un ser humano.

El caso de Julian Assange es una vergüenza mundial, es una manifestación de la doble moral que domina el orden internacional: si Julian Assange hubiera denunciado crímenes de guerra rusos o chinos, se le habría erigido un monumento en el centro de Washington, pero como denunció a los de Estados Unidos es un delincuente, deberían meterlo en la cárcel por 170 años.

Eso no es todo: las contradicciones en la gestión de este caso llegan hasta el punto de que se alega que divulgó información confidencial. Todo Estado tiene información confidencial, es una prerrogativa de la soberanía nacional, pero los crímenes de guerra son otra cosa, hay que denunciarlos, y eso es lo que hizo Julian Assange.

No publicó esta información él mismo: se la dio a los periódicos – el New York Times, El País, Der Spiegel en Alemania, The Guardian en el Reino Unido, etc… ¿Y qué se hizo con estos periódicos que publicaron la información? Nada.

Esto es una terrible justicia de dos velocidades, va en contra de los principios más básicos de la libertad de prensa. Lo que es aún más grave es el silencio del periodismo mundial, no sé si es que no les gusta Julian Assange. Puede no gustarme o disgustarme, no lo conozco personalmente, nunca hemos hablado, ni siquiera por teléfono, sólo le hice una entrevista una vez.

Pero estamos hablando de una terrible injusticia, y de una persona cuyo error es haber dicho la verdad y haber denunciado los crímenes de guerra. Esto demuestra la doble moral y el desprecio imperante por los derechos humanos.

Notas :

[1] En noviembre de 2019, un golpe policial y militar derrocó al presidente boliviano Evo Morales, poniendo fin a los trece años de gobierno del Movimiento al Socialismo (MAS). Tres años antes, el Senado brasileño destituyó a Dilma Rousseff en un proceso de impeachment alimentado por un clima mediático hostil a la presidenta brasileña. Posteriormente, el poder judicial iba a impedir que el ex jefe de Estado Lula se presentara a las elecciones presidenciales a pesar de su alta popularidad y lo condenó a prisión, allanando el camino para la victoria de Jair Bolsonaro. Del mismo modo, en Ecuador, el poder judicial y la prensa hicieron mucho para sacar a los “correístas” del poder y llevar al presidente Lenín Moreno, a pesar de ser apoyado por Rafael Correa, a iniciar un giro neoliberal y proamericano.

[2] Los países latinoamericanos son vulnerables a las fluctuaciones de las tasas de la FED. Si los tipos de interés suben y los de América Latina se mantienen fijos, se producirá una fuga de capitales hacia Estados Unidos. Además, en los países que se enfrentan a una alta inflación, la población tiende a alejarse de la moneda nacional en favor del dólar, que se considera más fiable. Estos dos fenómenos llevan a los gobiernos latinoamericanos a vincular su moneda al dólar – o, en casos excepcionales, como Ecuador y El Salvador, a sustituirlo por el dólar.

[3] La CONAIE es, en términos cuantitativos, la principal organización indígena. Sus relaciones con el movimiento de Rafael Correa han sido tensas. Sus dirigentes han convocado con frecuencia manifestaciones contra su gobierno. Los “correistas” les han acusado de hacer el juego a la oposición liberal.

Rafael Correa : « Imposer nos conditions au capital transnational, reconstruire l’intégration régionale »

Rafael Correa à Paris © Pablo Porlan et Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Président de l’Équateur de 2007 à 2017, Rafael Correa fut l’une des figures du « tournant à gauche » de l’Amérique latine au commencement du millénaire, aux côtés des présidents vénézuélien Hugo Chávez et bolivien Evo Morales. Après un premier entretien à Bruxelles en 2019, nous le retrouvons trois ans plus tard à Paris. Entre-temps, le contexte a radicalement changé : la gauche a remporté les élections dans des pays clefs d’Amérique latine, les forces néolibérales sont en reflux, et l’ex-président brésilien Lula, aux portes du pouvoir, affirme vouloir relancer l’intégration régionale et en finir avec la domination du dollar. Paradoxalement, les ambitions de rupture avec l’ordre mondial actuel semblent moindres qu’il y a une décennie. L’Amérique latine n’est plus, autant qu’elle l’était alors, un pôle de contestation du paradigme dominant. Nous avons interrogé Rafael Correa sur ce nouveau contexte et les perspectives qui se dessinent pour son pays et le sous-continent. Entretien réalisé par Vincent Ortiz, Keïsha Corantin et Vincent Arpoulet, retranscrit par Alice Faure, Nikola Delphino et Seb Tellor.

Le Vent Se Lève – Une nouvelle vague de gauche émerge en Amérique latine, y compris au cœur de certains bastions historiques du néolibéralisme : victoire de Gustavo Petro en Colombie, Gabriel Boric au Chili. La nouvelle génération militante latino-américaine revendique l’héritage des expériences progressistes des années 2000, mais prétend y apporter un regard critique. Sur le plan environnemental, elle n’hésite pas à tenir un discours anti-extractiviste. Sur le plan culturel, elle est très sensible aux demandes d’extension des libertés individuelles. Sur les plans économique, financier et géopolitique en revanche, elle semble moins ambitieuse. Quel regard portez-vous sur cette nouvelle génération de gauche ?

Rafael Correa – Premièrement, cette nouvelle gauche est le fruit de l’ancienne. Les processus progressistes antérieurs avaient été entravés de manière antidémocratique : par l’entremise de coups d’État, comme ce fut le cas en Bolivie et au Brésil, ou de trahisons assorties de campagnes menées par la presse, les « fondations » et les « ONG » téléguidées depuis les États-Unis, comme ce fut le cas en Équateur1.

NDLR : sur cette dernière thématique lire sur LVSL l’article de Vincent Ortiz : « Comment Washington a remis la main sur l’Équateur : quatre ans d’une reconquête souterraine »

Nous avions vu venir de loin, en 2014, cette renaissance conservatrice, qui opérait par des modalités anti-démocratiques. En Amérique latine, pour ainsi dire, nous n’avons pas de démocratie réelle, et nous n’en aurons pas tant que la presse continuera son ingérence dans les affaires politiques de manière aussi frontale et manipulera la vérité. Sans vérité il n’y a pas de démocratie, sans vérité il n’y a pas d’élections libres.

Les citoyens peuvent comparer les modalités par lesquelles les conservateurs ont conquis le pouvoir, par rapport à celles des progressistes. Les mouvements progressistes reviennent en force par les élections, comme au Brésil en ce moment.

Nous voulons nous libérer du dollar, mais il existe une forte opposition de la part des élites qui parlent espagnol mais réfléchissent en anglais, de la presse qui manipule les consciences

Effectivement, je crois que l’on a affaire à une gauche quelque peu différente sur les questions environnementales, qui tient un discours anti-néoextractiviste dans certains cas, comme au Chili, ou même en Colombie. Je pense qu’elle se trompe. J’estime que les ressources naturelles sont un avantage incontournable et la meilleure opportunité dont l’Amérique latine dispose pour se développer, à condition qu’elles soient utilisées de manière responsable au niveau social et environnemental. Nous devons profiter de nos ressources naturelles. Il serait même irresponsable de ne pas le faire face à la pauvreté et aux nécessités premières qui sont les nôtres.

Cette nouvelle gauche tient un discours plus modéré sur les questions socio-économiques, et a une perspective davantage postmoderne sur les questions culturelles. Elle met en avant le mariage homosexuel ou les droits des animaux. Ces thématiques nous intéressent tous – et elles intéressent beaucoup quelques groupes relativement restreints –, mais je pense que d’autres sujets demeurent prioritaires : en finir avec la pauvreté et l’exclusion socioéconomique en Amérique latine. C’est la pire des injustices, c’est la question morale la plus importante. Nous ne devons jamais oublier notre principale raison d’être : créer une Amérique latine plus juste dans un monde plus juste. Car nous vivons encore dans une Amérique latine emplie d’injustices, qui demeure la proie d’intérêts étrangers.

LVSL – En parlant d’intérêts étrangers, les déclarations récentes de Lula portant sur la nécessité de mettre fin à la domination du dollar ont fait grand bruit. Votre pays, l’Équateur, a subi une forme extrême de dollarisation, mais toute l’Amérique latine souffre de la domination du dollar d’une manière ou d’une autre2. Croyez-vous que ce tournant à gauche de l’Amérique latine, la probable victoire de Lula et le contexte géopolitique actuel ouvrent la voie à un changement de paradigme en matière monétaire ? La fin de la domination du dollar et la refonte des structures du commerce international entre l’Amérique latine et les États-Unis sont-elles à portée de main ?

RC – Si Lula gagne au Brésil, l’équilibre géopolitique de la région change radicalement. C’est un pays de 200 millions de personnes, soit un tiers de la population de l’Amérique latine. Les déclarations de Lula sont tout à fait prometteuses, et nous avions déjà évoqué cette perspective. Avec l’UNASUR (Union des nations sud-américaines), notre idée était de créer une monnaie régionale suivie d’une union monétaire. Il est absurde que nous dépendions toujours du dollar pour faire des échanges.

À travers l’utilisation d’une monnaie régionale, nous pourrions créer un système de compensation régionale. Actuellement, par exemple, si le Pérou vend pour 100 millions de marchandises à l’Équateur et que l’Équateur lui vend 120 millions, nous devons utiliser 220 millions de dollars. Mais avec une monnaie régionale, le Pérou pourrait nous vendre 100 millions tandis que nous leur vendrions 120 millions, et le solde total serait de 20 millions. Chaque pays paierait le prix des importations en monnaie nationale et le solde total serait payé en dollars. Il n’y aurait ainsi que 20 millions de dollars qui passeraient du Pérou à l’Équateur.

Nous avons proposé cette alternative. L’objectif était d’avoir une monnaie comptable, comme l’écu, puis une monnaie régionale. Mais il ne faut pas se bercer d’illusions : il existe une forte opposition à ce projet de la part des élites qui parlent espagnol mais réfléchissent en anglais, et de la presse, qui manipule les consciences pour faire perdurer la dépendance au dollar.

Le cas de l’Équateur est très grave. Il n’est pas même comparable à celui de la Grèce, qui a souffert de l’euro comme monnaie commune, mais, au moins, il s’agit d’une monnaie commune. Le dollar est une monnaie étrangère. Par l’entremise du dollar, nous importons les impératifs de la politique monétaire des États-Unis, dont les intérêts et les structures économiques sont complètement différents des nôtres.

NDLR : sur cette thématique, voir ici la conférence organisée par Le Vent Se Lève en mars 2018 à l’École normale supérieure avec Guillaume Long, Coralie Delaume et Kako Nubukpo : « Euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ? »

Les élites cherchent à faire accepter l’idée que la dollarisation serait une donnée positive. Les citoyens y sont réceptifs : ils pensent en termes dollarisés, et estiment que si l’on dévalue une monnaie, ils auront moins de dollars en poche. Mais si tout le monde possède des dollars dans sa poche et personne n’en produit aucun, l’économie s’écroule… Il faut garder à l’esprit que le tout est autre chose que la somme des parties, d’où la pertinence d’une science comme la macroéconomie.

Rafael Correa à Paris © Pablo Porlan et Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Par un procédé similaire, les élites ont cherché à instiller un sentiment de rejet de l’impôt en Équateur, en procédant à des raisonnements tout aussi absurdes : « si une personne ne paie pas d’impôts, tant mieux pour elle » – mais si personne n’en paie, le système s’écroule. Ce biais individualiste a été massivement utilisé pour tromper les citoyens. Ainsi, le dollar possède un important soutien populaire. D’où la nécessité d’un processus de conscientisation sur la question monétaire. Lula a raison lorsqu’il affirme la nécessité d’en finir avec cette monnaie. Nous avions proposé des initiatives en ce sens il y a quelques années, et il nous faut à présent nous diriger vers une monnaie régionale.

LVSL – Ce contexte géopolitique favorable n’est pas neuf. À la fin de la décennie 2000, alors que la majorité de l’Amérique latine était gouvernée par la gauche, une Banque du Sud a vu le jour, ainsi que d’autres projets visant à créer des institutions concurrentes de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Ces projets n’ont pas fait long feu. Selon vous, le contexte actuel est-il plus prometteur ?

RC Je crois que la comparaison est à la défaveur du contexte actuel : nous avions des conditions plus favorables auparavant, davantage de marge de manœuvre, et de fortes ambitions. Nous avons créé l’UNASUR, dans un but d’intégration intégrale. Nous employions ce concept parce qu’il ne s’agissait pas pour nous de commercer ou de créer un marché, mais de jeter les fondements d’une « nation des nations », comme le rêvait Simon Bolivar, par l’entremise d’une coordination des politiques de défense, des infrastructures énergétiques, des politiques macroéconomiques. Nous avons voulu aller à l’encontre des processus antérieurs, caractérisés par une mise en concurrence de la classe ouvrière de nos différents pays – qui a généré une pression à la baisse sur les salaires – et des exonérations d’impôts visant à enrichir le capital transnational. Avec l’UNASUR, nous avons imposé nos conditions à ce capital transnational. Aujourd’hui, on n’en parle presque plus, alors que c’est une thématique d’une actualité brûlante.

Au cœur de cette nouvelle dynamique dont l’UNASUR a jeté les fondements, on trouve les embryons d’une nouvelle architecture financière régionale. Elle consisterait en une Banque du Sud, un Fonds monétaire du Sud où nous accumulerions nos réserves, un système de compensation régionale avec une monnaie commune. On ne parle plus, aujourd’hui, de projets si ambitieux. Il y avait davantage de volonté auparavant, même si le projet de Banque du Sud est resté bloqué car certains pays dans la région n’y avaient pas intérêt : ils avaient déjà leur propre banque de développement.

J’ignore pourquoi on trouve si surprenant que l’on entretienne des liens avec la Chine. La Chine, premier créancier du monde, finance l’économie des États-Unis !

Ainsi, les forces en présence nous sont moins favorables qu’auparavant mais le projet d’une nouvelle architecture financière du Sud est plus nécessaire que jamais.

LVSL – Dans ce nouvel ordre géopolitique libéré de l’influence américaine, quel serait le rôle de la Chine ? Dans le cas de l’Équateur, le rapprochement avec la Chine lui a permis de contrecarrer l’hostilité des marchés financiers américains et d’établir d’importants accords de coopération. Dans son discours en Équateur en 2016, le président Xi Jinping a présenté l’action de la Chine comme visant à permettre aux États latino-américains de s’affranchir de leur dépendance aux ressources naturelles. Cependant, certains accords avec la Chine soulèvent des questions. Nous pourrions donner de nombreux exemples, mais ne mentionnons que les prêts conditionnés à la garantie de l’accès de la Chine aux ressources pétrolières et minérales du continent. Ne craignez-vous pas que la Chine poursuive les mêmes logiques d’empire que les États-Unis ?

RC – Une précision : en défendant notre souveraineté et en construisant l’intégration régionale, nous pouvons faire beaucoup, mais nous ne pouvons pas tout faire. Il y a des réalités économiques et politiques que nous ne pouvons ignorer : les États-Unis sont notre premier partenaire commercial. Nous battre avec eux ne nous intéresse pas, seul notre développement compte. La nouvelle gauche ne peut pas simplement se dire « anti » (anti-impérialiste, anti-capitaliste). La matrice de mon combat, c’est la lutte contre la pauvreté, l’injustice et le sous-développement. Raison pour laquelle je considère que le capitalisme néolibéral est le système le plus absurde qui puisse se concevoir pour une région si inégale que l’Amérique latine. Pas à cause de fantasmes théoriques sur la nécessité d’abolir le capitalisme néolibéral, mais parce que je sais pertinemment que ce modèle ne nous a pas permis de développer notre pays.

Nous pouvons faire beaucoup, mais nous ne pouvons pas tout faire. Nous pouvons avoir une relation d’égal à égal – pas en tant que pays, car les États-Unis possèdent une puissance économique bien supérieure à la nôtre, mais en tant que région.

Concernant la Chine, j’ignore pourquoi on trouve si surprenant que l’on entretienne des liens avec elle. La Chine finance l’économie des États-Unis ! La Chine est le principal créancier du monde… pourquoi n’en bénéficierions-nous pas ? La Chine possède une immense capacité de financement. Quel est son talon d’Achille ? L’énergie, les hydrocarbures. Or nous possédons la capacité d’exporter des hydrocarbures, et nous avons besoin de financements : nos besoins coïncident. C’est la raison de notre rapprochement stratégique avec la Chine.

Il n’y a aucune contradiction avec la défense de notre souveraineté : nous ne permettrons jamais qu’un quelconque empire nous impose ses conditions. Bien sûr, comme toute banque de développement – comme la japonaise, la brésilienne… –, la chinoise nous prête de l’argent afin de permettre à ses entreprises d’investir. Tout le monde le fait. Et tout le monde recourt à la Chine pour financer son économie. Pourquoi serait-ce mal que l’Amérique latine le fasse également ?

LVSL – L’actualité politique équatorienne a été marquée par une vague de mouvements sociaux très importants, violemment réprimés, qui ne sont pas parvenus à arracher de victoires décisives. L’Équateur est habitué à ces mouvements de rue menés par la CONAIE (Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur), qui ont conduit trois présidents à quitter le pouvoir3. Comment analysez-vous l’échec – relatif – des dernières manifestations ?

RC – Cet échec est d’abord imputable aux leaders des manifestations. Pour cette gauche, la protestation sociale apparaît comme la fin, et non le moyen ; l’issue, et non la voie. La lutte, bien sûr, est nécessaire pour conquérir des droits. Mais durant mes dix années de gouvernement, de 2007 à 2017, nous avons réussi à plus que tripler le salaire minimum, consolider les droits des travailleurs, imposer une redistribution massive de la richesse et des revenus, améliorer l’accès à la santé et à l’éducation… simplement en votant. Et la CONAIE est pourtant sortie dans la rue pour protester contre mon gouvernement, puis a soutenu Guillermo Lasso ! Lasso, qui apparaît dans les Pandora Papers, qui a mis en place un programme néolibéral brutal depuis son élection, lequel a généré une violence considérable. Du fait de son échec, nous quittons notre rang de second pays le plus sûr d’Amérique latine pour atteindre des sommets d’insécurité.

Comment peuvent-ils protester contre le néolibéralisme, alors qu’ils l’ont soutenu lors des présidentielles ? C’est toute la contradiction de la CONAIE, ce mouvement supposément de gauche.

Rafael Correa à Paris © Pablo Porlan et Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Ce mouvement tente d’imposer son programme électoral par la force. Il ne possède que peu de pouvoir électoral – il perd systématiquement aux élections –, mais il détient un grand pouvoir de fait, en raison de sa capacité mobilisatrice. Je parle d’expérience. En 2013, j’ai proposé au pays « d’extraire jusqu’à la dernière goutte de pétrole et au dernier gramme d’or » pour le sortir de son sous-développement et éradiquer la pauvreté. Mon rival, le candidat de la CONAIE, Alberto Acosta, a proposé au pays tout le contraire : non à l’extractivisme, à l’exploitation pétrolière et minière. Il a récolté 3 % des voix et moi près de 60 %. Et malgré cela, la CONAIE a tenté de nous imposer son programme par la rue.

NDLR : Pour une discussion sur la « Révolution citoyenne » équatorienne et son démantèlement, lire sur LVSL notre entretien avec Guillaume Long, ancien ministre des Affaires étrangères de Rafael Correa : « Comment la Révolution citoyenne d’Équateur a été trahie ». Pour une analyse des positions « anti-extractivistes », lire l’article de Matthieu le Quang : « Rompre avec l’extractivisme : la quadrature du cercle ? »

Si Julian Assange avait dénoncé des crimes de guerre russes ou chinois, on lui aurait érigé un monument en plein centre de Washington

En conséquence, je n’approuve ni les méthodes, ni la plateforme politique de la CONAIE. Son apologie de la force et de la lutte par la rue banalise la violence. La répression a causé la mort de sept manifestants ! De nombreuses personnes ont perdu la vue. Je suis d’accord avec la nécessité de résister contre les atteintes à nos droits… mais pas dans le cadre d’une organisation qui cherche à imposer son programme par la force, un an après avoir soutenu le président Lasso ! La CONAIE a beau jeu de critiquer le néolibéralisme, quand elle l’a appuyé si peu de temps auparavant.

LVSL – Au Parlement, la tentative de destitution du président Lasso a échoué car une partie de la gauche – en particulier des membres du mouvement indigène Pachakutik et du parti Izquierda Democrática – n’ont pas soutenu ce vote. En Europe, les médias ont souligné la tension entre les organisations indigènes et les corréistes. Ils ont présenté celles-ci comme un facteur clé de la division de l’opposition à Guillermo Lasso. Comment analysez-vous cette séquence, et son traitement médiatique ?

RC – L’analyse des médias est très partielle. Je dénonce également la répression du gouvernement de Lasso. Elle a été brutale et criminelle. La police a reçu l’ordre de tirer sur les manifestants comme bon leur semblait. C’est également une raison suffisante pour que Lasso parte. L’arrestation de Leonidas Iza [leader indigène et figure des protestations en cours NDLR] était un enlèvement, et nous l’avons condamnée – comme nous avons condamné toute atteinte aux droits de l’Homme.

Cela ne veut pas dire que nous soyons d’accord avec les méthodes ou la plateforme de la CONAIE, comme je l’ai dit précédemment.

Tout cela a très mal été interprété par la presse, latino-américaine et équatorienne. Son but est de propager la désinformation et de maintenir les citoyens dans l’ignorance.

En dix ans, il y a eu sept présidents. Depuis 1996, aucun gouvernement n’a terminé son mandat – jusqu’à ce que je sois élu. Les conflits étaient fréquents, ainsi que les changements de pouvoir. Mais les solutions n’étaient ni démocratiques, ni constitutionnelles. Face aux fraudes démocratiques qui pouvaient exister, nous avons introduit des processus parlementaires dans la Constitution pour fournir une issue institutionnelle, démocratique et pacifique aux conflits. Le régime équatorien, comme d’autres dans la région, était présidentialiste. Il existe une forte tradition présidentialiste en Amérique latine. Nous avons introduit un présidentialisme flexible, ce qui ne veut pas dire faible. Comment se traduit cette flexibilité ? Par le fait que, quand nous sommes témoins d’un échec complet du gouvernement, de son non-respect de la Constitution, etc., il existe la possibilité de révoquer son mandat.

Nous avons proposé cette procédure pour résoudre la crise, les gens se faisaient tuer dans la rue, la police frappait les gens et les assassinait. Ceux qui violent la Constitution, ce sont eux. Nous avons perdu le vote car nous n’en avons réuni que 80 sur les 92 nécessaires. Nous n’avons donc pas réussi à convoquer des élections anticipées pour résoudre cette crise grave de façon constitutionnelle, démocratique et pacifique – avec des votes et non avec des balles.

LVSL – Julian Assange revient au coeur de l’attention médiatique, à présent que son extradition vers les États-Unis est quasiment actée par la justice britannique. Vous lui aviez accordé l’asile politique durant plusieurs années, jusqu’à ce qu’il soit expulsé sous la présidence de Lenín Moreno. Rétrospectivement, comme analysez-vous ce choix, et quel est pour vous l’héritage de Julien Assange et de Wikileaks ?

RC – Lorsque nous avons étudié le cas Julian Assange, il était évident qu’il n’y avait aucune garantie de procédure régulière. Nous avons donc souverainement décidé de lui octroyer l’asile, droit que possède n’importe quel pays. Nous n’avons pas à nous justifier de quoi que ce soit.

NDLR : Consultez ici le dossier consacré par Le Vent Se Lève à l’affaire Julian Assange

Quant au reste, il faut bien sûr mentionner les abus du Royaume-Uni qui n’a jamais donné de sauf-conduit à Assange, ainsi que la pression exercée sur Lenín Moreno qui a rompu l’article 41 de la Constitution, lequel interdit explicitement de renvoyer un réfugié qui a été poursuivi par un autre pays. Mais dans l’esprit de Lenín Moreno, comme Correa avait accordé l’asile à Assange, il fallait s’y opposer. Peu lui importait de sacrifier un être humain.

Le cas Julian Assange est une honte mondiale. Il est la manifestations de la justice à deux vitesses qui domine l’ordre international : si Julian Assange avait dénoncé des crimes de guerre russes ou chinois, on lui aurait érigé un monument en plein centre de Washington. Mais comme il a dénoncé ceux des États-Unis c’est un criminel, il faut le jeter en prison pour 170 ans.

Ce n’est pas tout : les contradictions dans le traitement de cette affaire vont tellement loin qu’on prétend qu’il a diffusé des informations confidentielles. Chaque État dispose d’informations confidentielles, c’est une prérogative de la souveraineté nationale. Mais les crimes de guerre sont d’un autre ressort, il faut les dénoncer, et c’est ce que Julian Assange a fait.

Ces informations, il ne les a pas lui-même publiées : il les a fournies à des journaux – le New York Times, El País, der Spiegel en Allemagne, le Guardian au Royaume-Uni, etc. Et qu’a-t-on fait à ces journaux qui, eux, ont publié ces informations ? Rien.

C’est une effroyable justice à deux vitesses. Cela va à l’encontre des principes les plus élémentaires de la liberté de la presse. Ce qui est encore plus grave, c’est le silence du journalisme mondial. Je ne sais pas si c’est que Julian Assange ne leur plaît pas. Moi, il peut ne pas me plaire ou me déplaire, je ne le connais pas personnellement. Nous n’avons jamais parlé, même par téléphone, j’ai simplement effectué une interview pour lui, une fois.

Mais on parle là d’une injustice terrible, et d’une personne dont l’erreur est d’avoir dit la vérité et d’avoir dénoncé des crimes de guerre. Cela démontre la politique internationale du deux poids, deux mesures et le mépris qui prévaut pour les droits de l’Homme.

Notes :

1 En novembre 2019, un coup d’État policier et militaire renversait le président bolivien Evo Morales, mettant fin à treize ans de pouvoir du Mouvement vers le socialisme (MAS). Trois ans plus tôt, le Sénat brésilien destituait Dilma Rousseff à l’issue d’une procédure d’impeachment alimentée par un climat médiatique hostile à la présidente brésilienne. Par la suite, le pouvoir judiciaire devait empêcher l’ex-chef d’État Lula de se présenter aux élections présidentielles malgré sa grande popularité et le condamner à la prison, ouvrant la voie à la victoire de Jair Bolsonaro. De même, en Équateur, les instances judiciaires et la presse n’ont pas peu fait pour écarter du pouvoir les « corréistes » et conduire le président Lenín Moreno, pourtant soutenu par Rafael Correa, à initier un tournant néolibéral et pro-américain.

2 Les pays latino-américains sont vulnérables à la fluctuation des taux d’intérêt de la FED. En effet, si ceux-ci augmentent et que les taux latino-américains restent fixes, un phénomène de fuite de capitaux vers les États-Unis se produit. Du reste, dans les pays en butte à une forte inflation, la population tend à se détourner de la monnaie nationale au profit du dollar, considéré comme plus fiable. Ces deux phénomènes conduisent les gouvernements latino-américains à indexer la valeur de leur monnaie sur celle du dollar – voire, dans des cas exceptionnels, comme celui de l’Équateur ou du Salvador, à la remplacer par le dollar.

3 La CONAIE est, en termes quantitatifs, la principale organisation indigène. Ses relations avec le mouvement de Rafael Correa ont été tendues. Sa direction a fréquemment appelé à manifester contre son gouvernement. Celui-ci, en retour, l’a accusé de faire le jeu de l’opposition libérale.

Lula favori au Brésil : victoire ou mort de la gauche ?

L’ex-président et candidat Lula a récemment effectué des déclarations radicales en matière de politique étrangère. Il a notamment promis d’oeuvrer à la création d’une devise latino-américaine alternative au dollar s’il est réélu. Les signaux qu’il envoie en matière de politique intérieure sont tout autres. Pour sécuriser son ticket présidentiel, Lula n’a pas hésité à tendre une main chaleureuse aux secteurs les plus conservateurs, jetant le doute la nature d’un futur mandat. Il a notamment avalisé un rapprochement avec le néolibéral Geraldo Alckmin, ancien opposant qui se présente désormais comme candidat à la vice-présidence auprès de Lula. Renoncement ? Le jeu politique brésilien est historiquement un jeu d’alliances, aujourd’hui plus décisives qu’hier. Bolsonaro, donné perdant, n’a eu de cesse de remettre en cause la légitimité des élections à venir, tandis que les élites brésiliennes risquent fort peu d’accepter l’élection d’un candidat radical en matière de redistribution sociale…

Jusque-là, tout annonce un duel entre le président Jair Bolsonaro et l’ex-président Lula. Alors que le président sortant pâtit dans l’opinion publique de sa gestion catastrophique de la crise du Covid-19 et de l’aggravation de la pauvreté, l’ex-président Lula, du Parti des travailleurs (PT) pourrait bien l’emporter.

Le bilan Bolsonaro : triomphe néolibéral et catastrophe sanitaire

Le bilan de Bolsonaro est plus qu’une liste de déclarations polémiques. Au ministère de l’Économie, l’ultra-néolibéral Paulo Guedes, « Chicago Boy » et disciple de Milton Friedman, a fait la fierté de ses pairs. Flexibilisation du marché du travail, réduction des droits à la retraite, dérégulation de l’économie et grand plan de privatisations, le ministre est allé jusqu’à créer un « secrétariat de la Désétatisation et du Désinvestissement ». À l’international, le chef d’État brésilien a été décrié pour son laisser-faire en Amazonie. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : à la mi-2020 le ministère de l’Environnement n’avait utilisé que 0,4 % de son budget et en 2021 la déforestation a augmenté de 22 % par rapport à l’année précédente.

Mais c’est surtout un bilan social catastrophique qui mérite d’être souligné. La pandémie de Covid-19 fût dévastatrice et très mal gérée par le gouvernement. L’inaction et le négationnisme du président face à ce qu’il a qualifié de « petite grippe », alors même que le Brésil totalise la moitié des morts du Covid en Amérique latine – tandis que le pays ne représente qu’un tiers de la population du sous-continent –, ont été fortement critiqués. Contre la ligne présidentielle, les premières mesures sanitaires (fermeture des écoles, de certains commerces, port du masque…) furent impulsées aux niveaux local et fédéral par des maires et des gouverneurs dès mars 2020. De son côté, Bolsonaro s’octroyait le droit de ne pas porter de masque, multipliait les bains de foule et diffusait des fake news sur la pandémie. Il a démis de leurs fonctions plusieurs ministres de la Santé avant de nommer un militaire sans aucune expérience dans le domaine. Face à ce fiasco, la Commission d’Enquête Parlementaire (CPI) sur la gestion de la pandémie a incriminé le président pour plus d’une dizaine de chefs d’accusation concernant ses mensonges et sa négligence, tous pointant sa responsabilité dans le lourd bilan humain de la crise, s’élevant à 630 000 morts.

Amputation des salaires de 20%, 5 millions de personnes supplémentaires tombées sous le seuil de pauvreté entre 2019 et 2020, et 20 millions de personnes souffrant d’insécurité alimentaire… la situation des plus pauvres au Brésil s’est encore aggravée. Aujourd’hui, alors que la réduction des aides sociales mises en place pendant la pandémie s’associe à l’inflation, l’horizon n’est pas plus optimiste.

En un peu plus de trois ans de mandat, Jair Bolsonaro compte à son actif 143 demandes d’impeachment – la procédure de destitution pour fautes graves. Un chiffre record face aux 68 qu’avait connues Dilma Roussef avant le succès de la dernière, aboutissant au coup d’état parlementaire de 2016, ou aux 37 contre Lula lorsqu’il était à la tête du pays. L’échec de chacune de ces procédures témoigne du fait que le président peut toujours compter sur le soutien d’une majorité au Parlement.

Le retour de Lula, favori des intentions de votes

Victime d’une persécution judiciaire aujourd’hui révélée, Lula a vu ses droits politiques rétablis en mars 2021. Il avait été incarcéré en avril 2018 sur décision du juge Sergio Moro dans le cadre de l’enquête « Lava Jato » – ce même Sergio Moro qui deviendra quelques mois plus tard le ministre de la Justice de Jair Bolsonaro. Les coulisses de cette grande opération ont dévoilé que l’objectif des juges et procureurs était moins de lutter contre la corruption que d’inculper l’ancien président Lula.

Son arrestation à quelques mois des présidentielles de 2018 l’a empêché de concourir et a entériné chez les électeurs un sentiment de lassitude envers le PT, alors noyé par les affaires de corruption depuis le coup d’État parlementaire contre la présidente Dilma Rousseff. En avril 2021, la Cour suprême a confirmé l’annulation des condamnations de Lula – en liberté depuis 2019 – et a acté la « partialité » du juge Sergio Moro dans l’affaire, confirmant les motivations politiques de la procédure. Loin d’être arrêté par cette perte de crédibilité, le juge Moro se présente à l’élection présidentielle à venir, cherchant à s’affirmer comme troisième voie face aux deux favoris.

Allier la droite conservatrice à la gauche

Alors que le PT est largement en tête des intentions de vote (48 % au premier tour), la victoire de Lula s’inscrirait-elle dans un nouveau « virage à gauche » du sous-continent ? L’analogie avec la situation politique des années 2000 a ses limites. Les gouvernements récemment élus en Amérique latine attestent d’une gauche moins radicale et moins ambitieuse en termes de transformations sociales que ne l’étaient le Venezuela de Chávez, la Bolivie d’Evo Morales ou l’Équateur de Rafael Correa. L’élection de Gabriel Boric, fruit d’une alliance large allant de la social-démocratie à la gauche radicale, témoigne de cet alanguissement.

Le Brésil n’échappe pas à la règle. Pour assurer sa victoire, Lula doit se rapprocher du centre afin d’obtenir une majorité. Clé de voute de la scène politique au Brésil, le « centrão » rassemble divers petits partis politiques du centre et de la droite. Qualifiés de « supra-partisans », d’aucuns diront qu’il s’agit d’opportunistes sans idéologie négociant des faveurs avec les gouvernements en place. Incontournable et disposant aujourd’hui de 182 députés (sur 513), le centrão a le pouvoir de modifier l’équilibre des pouvoirs au Parlement. Tout prétendant à la fonction présidentielle doit tenir compte de cette force dans sa stratégie de gouvernement.

C’est alors un ticket présidentiel controversé qui s’est confirmé le mois dernier. Depuis quelques mois, Lula avait entamé un rapprochement avec l’ancien gouverneur de l’État de São Paulo, Geraldo Alckmin, candidat de droite aux présidentielles de 2006 et de 2018. Fin mars, Alckmin officialisa son affiliation au Parti socialiste brésilien (PSB) et fut désigné, début avril, pré-candidat à la vice-présidence de la République dans le cadre d’une coalition entre le PT et le PSB pour faire front à Bolsonaro dès le premier tour. Si Lula est élu, Alckmin sera donc son deuxième homme. Néolibéral sur les questions économiques, lié à l’Opus Dei – institution catholique et anti-avortement – Geraldo Alckmin est un opposant historique du PT. Il avait participé à la destitution de l’ancienne présidente Dilma Rousseff. Pour le PT, on imagine mal plus grand numéro de contorsionnisme. Cette alliance fut très critiquée par une fraction du parti, une opposition sans conséquence.

Par ailleurs, outre les oppositions idéologiques flagrantes, la stratégie interroge l’avenir du parti. En faisant d’Alckmin le n°2 de l’exécutif, le PT se prive d’une place de choix pour former un successeur. S’il était élu, Lula entamerait son nouveau mandat à 77 ans alors que le parti ne dispose pas de figure s’imposant comme héritier naturel. Après Lula, la survie de la gauche brésilienne est incertaine.

À plusieurs reprises, Lula a déclaré ne pas vouloir être le candidat du PT ou de la gauche uniquement, mais d’un « mouvement » de plus grande portée. « L’union nationale » est devenue le leitmotiv du candidat, qui cherche à s’imposer comme le seul capable d’unir de la gauche à la droite non bolsonariste faisant front commun contre le président actuel. Sur les plans économiques et sociaux, rien n’opposent la droite néolibérale d’Alckmin de celle des partisans de Bolsonaro. La première est en revanche dépourvue des teintes ouvertement racistes et militaristes de la seconde. Comme jamais auparavant, le mandat Bolsonaro fût marqué par l’infiltration des militaires au sein des institutions publiques et de l’économie, nommés à des postes de hauts fonctionnaires ou de chefs d’entreprises. Le binôme Lula-Alckmin est alors une main tendue aux élites conservatrices du pays qui souhaitent reprendre à l’armée ses nouveaux galons.

Pour ceux qui la défendent à gauche, cette alliance est une affaire de nécessité. La destitution de Dilma Roussef, l’emprisonnement de Lula et le mandat Bolsonaro qui n’a cessé de saper les institutions démocratiques, sont des précédents qui font craindre au PT la confiscation du pouvoir par leurs adversaires politiques. Mais la politique de conciliation permanente n’est pas neuve. Déjà suivie sous Lula et dans une moindre mesure sous Dilma Roussef, elle n’a pas empêché les persécutions politiques contre les leaders du PT ni leur écartement du pouvoir. L’aile gauche du PT accuse alors la stratégie. En 2016 déjà, évoquant les méandres politiques brésiliens, le journaliste Renaud Lambert s’interrogeait : « Du compromis à la compromission, pas de frontière bien nette mais un camaïeu, dont chacun perçoit les nuances différemment selon qu’il œuvre au sein du gouvernement ou des mouvements sociaux. Or, quand cesse-t-on de gouverner avec la droite et quand commence-t-on à gouverner pour elle ? ».

Le PT au pouvoir, à quoi doit s’attendre le Brésil ?

Les Brésiliens et les gauches latino-américaines restent marqués par la présidence de Lula (2003-2011). Profitant d’une conjoncture économique favorable portée par la croissance de la Chine, le Brésil s’était imposé comme une puissance économique mondiale. Les politiques sociales portées par le PT – revalorisation du salaire minimum, aides sociales, politique du logement, etc. – ont contribué à sortir des millions de personnes de la pauvreté.

Jusque-là, Lula est resté flou sur les mesures qu’il porterait une fois au pouvoir. S’il fait de la réduction des inégalités, la création d’emplois et la question climatique les trois axes de son projet, le passage des orientations générales à la formulation et au chiffrage des politiques publiques n’a pas encore été réalisé. Le boom des matières premières n’est aujourd’hui qu’un lointain souvenir et force à repenser les sources de financement des politiques sociales. Le candidat avance avec prudence. Le binôme qu’il forme avec Alckmin empêche d’envisager une éventuelle réforme fiscale de grande envergure qui augmenterait la part de contribution des hauts revenus.

En matière de dépenses publiques, un agenda social affronterait un obstacle de taille, dont l’architecte n’est autre qu’un allié de la première heure. Henrique Mereilles, désigné par Lula président de la Banque centrale durant ses deux mandats, fut nommé ministre de l’Économie par Michel Temer après la destitution de Dilma Roussef. En 2016, il fit inscrire dans la Constitution une disposition interdisant l’augmentation (hors inflation) des dépenses publiques jusqu’en 2036. La pandémie de Covid-19 a certes forcé l’adoption d’un régime exceptionnel dérogatoire, mais la dette accumulée fait craindre le retour des politiques d’austérité.

Lors des précédents mandats de Lula, les rentes élevées tirées de l’exportation des matières primaires avaient permis de maintenir le statu quo du libéralisme tout en finançant des politiques de redistribution. Aujourd’hui, l’alliance avec les forces conservatrices est effective mais on peine à voir d’où viendra la dimension sociale de la recette réformiste pétiste. Finalement, dans une situation de crise historique – l’inflation atteint ses taux records depuis 2003 –, le compromis entre la gauche de Lula et la droite d’Alckmin tient à l’urgence d’une sortie de crise. Les deux souhaitent une relance de l’économie et la reprise d’une diplomatie active afin de renforcer des liens commerciaux, et Lula table sur cette relance pour améliorer les conditions de vie des brésiliens.

Si elle fait naître peu d’espérances sur le plan interne, une victoire de Lula serait en revanche significative au plan international. En pleine campagne électorale, sa tournée européenne d’automne dernier a été l’occasion de rencontrer différentes personnalités politiques du continent et de renouer de vieux liens diplomatiques. Un contraste fort avec l’isolement géopolitique actuel de Bolsonaro. Lula joue la figure de la conciliation, affichant sa volonté de mettre fin à un Brésil isolé et retranché derrière les États-Unis.

NDLR : Lire l’article de Nicolas Souza : « Bolsonaro : Le grand tournant pro-américain du Brésil ? »

Cependant, dans le contexte de la guerre en Ukraine, les positionnements récents de Lula et sa proximité avec Poutine laisse entrevoir un avenir non aligné sur les desseins des puissances occidentales. Première puissance économique régionale, la couleur politique du géant brésilien sera déterminante dans le rééquilibrage géopolitique latinoaméricain.

En cas de victoire, la menace d’un coup d’État ?

Depuis la montée de Lula dans les sondages, Bolsonaro multiplie les déclarations contestant la légitimité de son éventuelle victoire. Il met en doute la fiabilité du système de vote et multiplie les accusations de corruption à l’égard de Lula, alors même que de nombreux scandales pèsent sur chacun des membres de son propre clan. Son fils aîné Flávio Bolsonaro est notamment soupçonné d’être à la tête d’une organisation criminelle liée à l’assassinat, en 2018, de la conseillère municipale de Rio de Janeiro Marielle Franco.

Les magistrats du tribunal suprême fédéral, enquêtant sur Bolsonaro pour corruption, en prennent également pour leur grade. Le 7 septembre 2021, jour de l’indépendance nationale, Bolsonaro avait appelé ses partisans à un « contre coup d’État », pour protester contre les enquêtes et critiques dont il était la cible. L’opération visait à supprimer certaines institutions, notamment le tribunal suprême, et a fait craindre pour la démocratie au Brésil. Ce 7 septembre, de nombreux militaires et policiers étaient présents à Brasilia pour soutenir Bolsonaro et les forces de l’ordre craignaient qu’ils ne soient venus armés. Cependant, Bolsonaro a rétropédalé et aucun appel à l’insurrection n’a été formulé.

Après cette tentative avortée, certains craignent une nouvelle offensive en cas de victoire de Lula. S’assurant le soutien de ses forces, Bolsonaro a déjà annoncé une augmentation du salaire des policiers. Lors d’un entretien avec le média Carta Maior, le philosophe Vladimir Safatle évoquait ainsi la possibilité d’un « scénario à la Trump, avec les forces armées, ce qui impliquerait un degré de conflit encore jamais vu. ». Cependant, alors que les militaires ont désormais infiltrés dans les administrations et les entreprises, il y a fort à parier pour que l’opposition menée par Bolsonaro se traduise par un blocage des réformes et des institutions, plus que par un coup d’éclat militaire.

Bien que la dynamique soit en faveur de Lula, « l’après » des élections d’octobre est incertain. Un bloc conservateur et réactionnaire, avec un pied dans l’armée et l’autre dans la police, reste attaché à Bolsonaro. De l’autre côté, les alliances opérées par Lula conduisent à ne pas se faire d’illusion sur la mise en place d’un programme de gauche avec l’arrivée au pouvoir du PT. Tout finalement se jouera à l’international, scène sur laquelle Lula et son art de la négociation pourraient être déterminants dans le rassemblement des forces progressistes du continent.

« Les églises évangéliques agissent comme des partis politiques en Amérique latine » – Entretien avec Amauri Chamorro

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bolsonaro_with_US_President_Donald_Trump_in_White_House,_Washington,_19_March_2019.jpg
(Washington, DC – EUA 19/03/2019) Presidente da República Jair Bolsonaro responde perguntas da imprensa durante o encontro..Foto: Isac Nóbrega/PR

Les élections municipales brésiliennes ont signé un net recul du parti de Jair Bolsonaro. Elles ont été marquées par la montée en puissance du PSOL (Parti socialisme et liberté), un mouvement qui promeut un agenda de conflit de classes et de lutte contre les marchés financiers. Si les divergences idéologiques avec le Parti des travailleurs (qui a porté l’ex-président Lula au pouvoir) sont réelles, la conjoncture en a fait de proches alliés. Amauri Chamorro, professeur à l’Université de Sorocaba (Brésil) et conseiller de plusieurs mouvements politiques, revient sur les circonstances dans lesquelles se sont déroulées ces élections. Il analyse les réseaux de pouvoir qui s’y sont affrontés – marqués par une prégnance des églises évangéliques – ainsi que les perspectives pour l’opposition. Entretien réalisé par Denis Rogatyuk, traduit par Nubia Rodríguez, Maïlys Baron, Lauréana Thévenet et Marie M-B.


LVSL – Nous constatons un échec sans appel pour Jair Bolsonaro suite à ces élections municipales. Selon vous, quelles en sont les raisons principales ?

Amauri Chamorro – La chute de popularité de Bolsonaro est incontestable. Il bénéficie certes d’un certain soutien populaire depuis le commencement de la pandémie, parce qu’il a mis en place un processus important de redistribution des aides économiques pour la majeure partie de la population touchée par la COVID-19.

Cependant, cela ne s’est pas reflété aux élections municipales. Bolsonaro a pratiquement perdu dans toutes les principales villes du pays. Il a obtenu de très mauvais résultats. Aucun candidat important du camp pro-Bolsonaro n’est parvenu au second tour.

Sa plus grande défaite s’est produite à Sao Paulo. À deux semaines des élections, son candidat a chuté de manière catastrophique et Guilherme Boulos, du PSOL [Parti socialisme et liberté, un parti critique aussi bien du néolibéralisme que de l’héritage de Lula ndlr] est apparu au second tour. Il a été candidat à la présidentielle et a fait un résultat extraordinaire.

“Le Parti des travailleurs [qui a porté Lula et Dilma Rousseff au pouvoir] (…) subit une crise interne du fait de la montée du PSOL [Parti socialisme et liberté, anti-libéral].”

Au sud, à Porto Alegre, nous avons assisté à l’autre grande victoire du premier tour : je veux parler de la qualification de Manuela d’Ávila. Elle a été la candidate à la vice-présidence de la République aux cotés de Fernando Haddad, et est membre du Parti communiste. Le fait d’avoir eu une candidate du Parti communiste du Brésil en compétition, avec de sérieuses chances de gagner l’élection, dans une ville aussi importante que Porto Alegre, représente une grande nouveauté. C’est un changement important dans une zone très conservatrice. Rappelons-nous que le sud du Brésil, et plus particulièrement les régions qui ont une forte agro-industrie, comme l’État de Rio Grande del Sur – où se trouve Porto Alegre -, représentent des secteurs très conservateurs, pro-Bolsonaro.

[Manuela d’Ávila a finalement recueilli 48% des suffrages et perdu l’élection ndlr]

Plus qu’une marée rouge, je parlerais donc d’un mur de soutènement. Je crois qu’en ce moment, ces victoires vont permettre à la gauche de tendre vers un certain consensus.

LVSL – L’une des raisons de l’échec retentissant de Bolsonaro aux élections est aussi dû aux nombreuses ruptures qu’il a créées, y compris avec le parti qui l’a soutenu…

AC – C’est une question complexe. En tant que président de la République, Bolsonaro a été expulsé du parti qu’il a en fait fondé et dirigé. À présent, il n’est affilié à aucun parti politique. Mais la structure du parti classique telle que nous la connaissons ne lui a pas bien réussi. Cependant, il a une puissante machine derrière lui : ce sont les églises évangéliques.

Nous ne pouvons laisser de côté l’importance électorale des églises évangéliques, du moins au Brésil, et dans une grande partie de l’Amérique latine : au Chili, avec l’élection de Sebastian Piñera ; en Colombie, avec la victoire du “non” contre l’accord de paix. Les églises évangéliques agissent comme des partis et ont des objectifs politiques. Elles publient des livres et discutent de leurs projets politiques, car elles veulent arriver à la présidence de la République, afin de fonder un califat similaire à celui de l’État islamique.

J’effectue cette analogie à dessein car ces églises sont extrêmement radicales, violentes et corrompues au Brésil – elles sont fortement liées aux groupes paramilitaires de Rio de Janeiro, qui sont responsables du décès de nombreux opposants. Bolsonaro est issu de ce milieu. La famille Bolsonaro est connue pour son lien avec les églises évangéliques et elle commande un groupe armé très puissant à Rio de Janeiro. Le fils de Bolsonaro a été le commanditaire de l’assassinat de Marielle Franco, la conseillère municipale de Rio de Janeiro – une femme admirable.

Ces églises évangéliques ont du pouvoir ; mais on attendait cependant un bien meilleur résultat à ces élections. Elles ont conservé quelques secteurs de niche, comme Rio de Janeiro.

Il faut aussi prendre en compte la montée du PSOL [Parti socialisme et liberté ndlr] comme mouvement alternatif de gauche, critique du Parti des travailleurs (PT). Le PSOL naît d’une division : quelques sénateurs et députés se sont séparés du président Lula lors de son premier mandat, car ils souhaitaient un projet plus radical que celui qu’il défendait alors.

[Pour une analyse du consensus que Lula a cherché à créer entre les aspirations radicales de sa base et les intérêts élitaires, lire sur LVSL l’article de Pablo Rotelli, Nicolas Netto Souza et Vincent Ortiz : « Les leçons à tirer de l’affaire Lula »] 

Il a obtenu assez de victoires dans tout le pays, et peut désormais sortir de l’enclave dans laquelle ce petit parti se maintenait. Il n’a qu’une présence marginale au Congrès national, mais il est à présent stratégiquement incontournable, étant physiquement présent dans presque toutes les municipalités du territoire.

Le Parti des travailleurs semble en état de mort cérébrale : ses victoires dans les municipalités importantes sont faibles, peu de candidats ont réussi à se qualifier ne serait-ce qu’au second tour. Il est en période de transition, subit une crise interne du fait de la montée du PSOL et d’autres mouvements de la gauche progressiste brésilienne.

LVSL – Dans de nombreuses villes, nous avons assisté à la résurgence de partis de droite traditionnelle, non bolsonariste. Quel impact pensez-vous que cela pourrait avoir sur de futures élections générales ?

AC – Il y a un avantage à cela, car ce n’est pas une droite violente. Elle est violente au sens économique : le néolibéralisme a généré des millions de morts de la pauvreté, de la misère, de la faim, des inégalités, etc. Mais c’est une violence qui ne s’exprime pas au travers des armes, contrairement à la droite de Bolsonaro qui est similaire à la droite colombienne.

[Pour une mise en perspective de la montée en puissance des groupes paramilitaires en Colombie, lire sur LVSL l’article de Nubia Rodríguez : « Dans la Sierre Nevada, des assassinats ciblés d’indigènes pour défendre des projets touristiques », et de Gillian M. : « En Colombie, le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire »]

Il y a donc une possibilité de reconstruction du pays si ce parti de centre-droit se consolide. Néanmoins, il convient de rappeler que le parti le plus important de ce centre-droit néolibéral est le PSDB (Parti social-démocrate brésilien). Il a détruit le pays sous l’ère néolibérale et travaillé en association avec Bolsonaro dans plusieurs États.

Que veut dire tout cela ? Au Brésil, il existe un phénomène qui est difficile à comprendre. C’est un pays fédéral, nous avons d’un côté le gouvernement fédéral, puis les États et les villes. Chaque parti dans chaque ville, dans chaque État, peut prendre des décisions et s’allier à des partis qui peuvent être dans l’opposition au gouvernement fédéral. Par exemple, le PDT peut ne pas être allié au PT au sein du Congrès national, l’être dans l’État de Sao Paolo et être en concurrence avec ce même parti dans la ville de Sao Paolo. C’est très complexe : l’échiquier politique au Brésil peut changer d’une échelle à l’autre et d’une ville à l’autre.

Le PSDB, qui dirige ce centre-droit moins agressif que le camp de Bolsonaro, travaille main dans la main avec lui dans plusieurs villes. On observe une certaine prise de distance en termes d’image : le PDSB souhaite ne pas faire les frais de l’impopularité de Bolsonaro, révélée par ce scrutin.

“Les grandes organisations sociales du pays ont vécu ces trente dernières années sous le régime d’une cooptation systématique, chapeautée par le Part des travailleurs.”

Le lien avec les églises évangéliques fait la force électorale de ces secteurs de la droite brésilienne. Au Brésil, on estime que 25% de la population est membre d’une église évangélique, qui sont extrêmement violentes – au sens physique comme verbal – contre la gauche. Ils sont bien sûr très pro-américains.

LVSL – Quel est l’élément qui pourrait unifier les luttes sociales au Brésil ?

AC – Il faut prendre en compte deux déterminants importants pour les luttes sociales : premièrement la capitale, Brasilia, est au centre du pays ; c’est une ville qui a été construite dans les années 60 avec pour objectif de ne pas permettre que les organisations sociales ou la société civile puissent faire pression sur les pouvoirs publics, le Congrès, la justice, ou le pouvoir exécutif.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Brasilia est à deux mille kilomètres, au minimum, de n’importe quelle autre ville. Il est très difficile pour les mobilisations sociales, que l’on voit généralement à Sao Paolo ou Rio de Janeiro, de réussir à exercer une pression significative sur le pouvoir gouvernemental, comme on peut le voir par exemple au Chili, où les manifestations récentes ont paralysé le pays.

[Lire sur LVSL l’article de Jim Delémont : « Vers l’effondrement du système de Pinochet ? »]

Deuxièmement, les grandes organisations sociales du pays ont vécu ces trente dernières années sous le régime d’une cooptation systématique chapeautée par le PT. La CUT (Confédération Unique des Travailleurs), la plus grande organisation syndicale de la planète, ou le MST (Mouvement des sans-terre), la grande organisation paysanne qui lutte en faveur de réformes agricoles contre le système des latifundiaires, entretiennent des liens très forts avec le PT. Lula s’est imposé comme le grand représentant de ces secteurs sociaux.

Il faut prendre en compte le fait qu’au Chili, en Bolivie, en Équateur, en Colombie, lors de ces grandes mobilisations qui ont mis une pression considérable sur les gouvernements, les mouvements sont apparus de manière inorganique et spontanée ; ils n’ont pas été dirigés par un parti ou par des organisations sociales consolidées, ni même par des porte-paroles. On ne connaît pas de porte-parole du mouvement constituant au Chili, des marches contre le chômage en Colombie, ou des révoltes citoyennes contre le FMI en Équateur. Dans le cas du Brésil, il n’y a pas de mobilisation spontanée ; elles sont toutes liées à la coordination générale d’une grande organisation comme la CUT, le MST, qui sont eux-mêmes liés au PT.

[Pour une synthèse des révoltes qui ont marqué la fin de l’année 2019 en Amérique latine, lire sur LVSL l’article de Vincent Arpoulet, Pablo Rotelli et Nicolas Netto Souza : « Le bloc néolibéral vacille sous le coup des révoltes »]

Il y a ainsi une difficulté à créer un agenda unique, vu qu’il existe un monopole de la part du PT, qui coopte les leaders des organisations sociales les plus importantes.

Le lawfare a oeuvré à détruire la réputation de Lula et du PT ; les résultats sont là. Bien que le PT ait fait d’excellents scores malgré toutes les attaques qu’il a subies, ce n’est plus la grande force qui était attendue lors des élections locales. Le PT demeure cependant puissant dans les organisations de base et les secteurs populaires.

Ces variables doivent être prises en compte pour comprendre pourquoi le Brésil ne connaît pas d’explosion sociale similaire à celle du Chili. Au Brésil, c’est en l’état quasiment impossible.

LVSL – Quid de l’avenir du PT ?

AC – Les résultats aux élections municipales ont constitué une bonne nouvelle pour le Brésil davantage que pour le PT. Le fait que le volume de conseillers municipaux ait diminué représente peu de choses. Il faut garder à l’esprit que l’intégralité des moyens d’information et de communication du pays se sont tournés contre Lula, comme il y a 20 ou 30 ans, pour le frapper avec une grande violence. Il a à présent écopé d’une détention, et d’un séjour illégal en prison. Tout a été fait pour empêcher le PT d’atteindre un score conséquent.

Néanmoins, le PT est arrivé au second tour de l’élection présidentielle, avec un candidat totalement inconnu au Brésil qui était Fernando Haddad, qui a remplacé Lula à la dernière minute après qu’il ait été arrêté. Lula aurait très probablement gagné ; certaines études indiquaient même qu’il pourrait gagner dès le premier tour, et toutes les projections le donnaient vainqueur au second tour. L’issue du scrutin fut toute autre, et en ce moment le PT est criblé d’attaques, sans budget et persécuté ; dans ce contexte, son résultat est fantastique.

Néanmoins, la gauche ne se résume pas au PT, qui demeure la principale force progressiste, mais non la seule. Les élections sont donc une bonne nouvelle pour les secteurs progressistes au sens large.

Un élément important est à prendre en compte : si le PT appuie des secteurs progressistes qui sont plus centristes ou au contraire plus radicaux que lui (comme le PSOL), il est traversé de tensions internes, qui génèrent des tensions avec les mouvements externes.

Jim Tato, qui est le candidat du PT à Sao Paulo a eu un vote inexpressif, ce fut une des pires victoires des candidats du PT dans toute son histoire, et qu’un inconnu comme Boulos – membre du PSOL – arrive au second tour avec plus de 40 points, était impensable à Sao Paulo. Le président Lula lui-même avait indiqué qu’il serait important que le PT ne lance pas soudainement son propre candidat, mais plutôt qu’il épaule Boulos. C’est une personne réellement brillante, très appréciée et charismatique. C’est un meneur, tout comme Lula.

L’absence de soutien de la machine du PT au candidat de gauche qui avait une chance de passer au second tour est un phénomène de division qui touche toute la gauche latino-américaine. Tel est le défi à laquelle est confrontée la gauche ; il ne s’agit pas simplement pour elle de gagner les élections, mais de remporter des victoires politiques. Par exemple, lorsque Dilma Rousseff a été réélue, son gouvernement était affaibli en raison du manque de soutien populaire, et de la division de la gauche elle-même. Cela a permis, d’une certaine manière, au coup d’État parlementaire d’advenir.

LVSL – Presque tous les dirigeants des partis progressistes ont rendu public leur soutien à Boulos, pensez-vous que c’est un premier pas dans l’union de l’opposition de gauche à Bolsonaro ?

AC – Bolsonaro conserve un niveau de soutien élevé, je pense que cela se maintiendra jusqu’aux prochaines élections présidentielles. Bolsonaro sera certainement candidat, à moins qu’il n’ait des problèmes de santé importants.

Malgré la COVID-19 et les problèmes économiques qui traversent les États-Unis en ce moment, Trump s’est retrouvé presque à égalité face à Joe Biden. Certes, il a eu une défaite électorale, mais politiquement, l’extrême droite des États-Unis représente la moitié de la population qui a voté pour Trump.

Par ailleurs, la lutte contre Bolsonaro oblige les dirigeants de gauche qui étaient très en désaccord (comme c’est le cas de Ciro Gomes et Lula), à se rasseoir côte à côte pour parvenir à un accord et rendre possible une victoire du progressisme. Si la droite bolsonariste remporte à nouveau les élections, la situation sera invivable pour le Brésil.

Les leçons à tirer de « l’affaire Lula » : les élites n’acceptent aucun compromis

© Marielisa Vargas

Ces derniers jours, les grands médias français ont découvert avec ébahissement que l’arrestation et l’emprisonnement de Lula n’ont pas été motivés par la « lutte contre la corruption », mais par la volonté politique d’empêcher l’ex-président brésilien de revenir au pouvoir – ce que ses partisans clament depuis son inculpation. L’instrumentalisation du pouvoir judiciaire participe d’une stratégie commune aux élites latino-américaines. Elle a visé l’ex-présidente argentine Cristina Kirchner et l’ex-président équatorien Rafael Correa, dont les élites de leur pays respectif, attachées au libéralisme économique, ne souhaitent pas le retour au pouvoir. « L’affaire Lula » est avant tout le nom d’un paradoxe : pendant les huit années de sa présidence, les élites brésiliennes ont continué à s’enrichie et n’ont pas vu leur pouvoir contesté. Leur haine à l’encontre de cet ex-président, qui ne s’est jamais réellement attaqué à leurs intérêts, a de quoi surprendre. Par Nicolas Netto Souza, Pablo Rotelli et Vincent Ortiz.


Bref rappel des faits : en mars 2014, la Police fédérale brésilienne commence une enquête qui débouche sur ce que les médias locaux ont désigné comme « le plus grand cas de corruption de l’histoire du pays ». La plateforme Netflix y dédie même une série dont elle détient la recette, avec histoires d’amour et scènes torrides interposées. L’affaire Lava Jato est celle d’un vaste système de blanchiment d’argent issu de pots-de-vin versés par des multinationales du BTP à des politiciens et à des cadres du géant pétrolier brésilien Petrobras, pour gagner illégalement les appels d’offres de ce dernier. A la tête de l’opération judiciaire se trouve Sergio Moro, un juge de première instance rapidement érigé en idole anti-corruption par les médias brésiliens. Plusieurs cadres du PT, le parti de Lula et de Dilma Rousseff, se trouvent dans son viseur. Accusée par l’opposition d’avoir maquillé des comptes publics pour minimiser les déficits publics, elle est destituée suite à une procédure d’impeachment en 2016. Une fois Dilma Rousseff destituée, c’est le parlementaire Michel Temer qui lui succède à la tête de l’exécutif. Il met en place une politique d’austérité budgétaire, et accentue le caractère libéral qui était déjà celui du gouvernement brésilien sous la présidence de Dilma Rousseff.

De l’impeachment de Rousseff au procès de Lula : la judiciarisation de la politique brésilienne

Si l’effet Lava Jato continue d’agir sur la politique brésilienne, les élections présidentielles de 2018 approchent et Lula demeure en tête des sondages. C’est le moment que choisit le juge Moro pour l’accuser de corruption dans le cadre de cette affaire. Le candidat du Parti des travailleurs (PT) aurait bénéficié d’un pot-de-vin en nature : un luxueux appartement de 240 mètres carrés dans une résidence privée appartenant à la bétonneuse OAS, également impliquée dans l’affaire des pots-de-vin. S’il est indéniable que de nombreux cadres du PT ont effectivement été arrosés de pots-de-vin, avec l’accord tacite probable de sa direction, aucune charge précise n’a pu être établie à l’encontre de Dilma Rousseff et de Lula da Silva. Lula est tout de même condamné à neuf ans d’emprisonnement, bien que la justice brésilienne ne parvienne pas à établir que ce bien immobilier ait un jour appartenu à Lula. Selon les mots de Rosa Weber, juge de la Cour suprême brésilienne, le simple fait d’avoir les compétences pour pratiquer un acte d’office – utiliser le pouvoir public dans l’intérêt privé – est suffisant pour la condamnation, menant ainsi à la dangereuse jurisprudence de la Lava Jato. L’écartement de Lula lors des élections de 2018 laisse la voie libre pour que Jair Bolsonaro soit élu président. Une fois au pouvoir, celui-ci nomme un certain Sergio Moro à la tête du ministère de la justice…

Lula et Rousseff ne sont pas les seuls à avoir fait les frais de cette judiciarisation de la politique nationale. Rafael Correa et Cristina Kirchner ont fait l’objet d’accusations judiciaires, motivées par le soupçon de « corruption ».

Les derniers rebondissements de l’affaire Lava Jato mettent en évidence le caractère éminemment politique des décisions judiciaires prises à l’encontre de Lula. Le site The Intercept publie le 9 juin dernier des conversations entre Sergio Moro et plusieurs procureurs anti-corruption, qui indiquent que celui-ci a manœuvré pour empêcher l’élection de Lula. L’un de ces procureurs, Deltan Dallagnol, affirme ne pas avoir de preuves contre Lula, mais « des convictions » quant à sa culpabilité…

L’alliance du système médiatique et du système judiciaire : une stratégie élitaire régionale

Lula et Dilma Rousseff ne sont pas les seuls à avoir fait les frais de cette judiciarisation de la politique nationale. En Équateur comme en Argentine, les ex-présidents Rafael Correa et Cristina Kirchner ont fait l’objet d’accusations judiciaires, motivées par le soupçon de « corruption ». Si Cristina Kirchner a été blanchie par la justice de son pays et est en lice pour conquérir la vice-présidence de l’Argentine aux élections d’octobre 2019, Rafael Correa demeure exilé en Belgique, et risque de lourdes peines de prison s’il retourne en Équateur – où son ex-premier ministre, Jorge Glas, est emprisonné. [notre entretien avec Rafael Correa est disponible ici]

En Équateur comme en Argentine et au Brésil, les accusations judiciaires qui pèsent sur ces personnalités sont relayées par les médias locaux, sans que soit généralement questionnée leur légitimité. Elles constituent un argument de poids en faveur des adversaires libéraux et conservateurs du Parti des travailleurs brésilien, du Parti justicialiste argentin, et de l’ex-président équatorien Rafael Correa, dont la pratique du pouvoir est sans cesse comparée à celle du Parti socialiste vénézuélien. Ce storytelling médiatico-politique, associant organiquement gouvernements de « gauche » (avec une acception très large du terme, puisqu’il désigne aussi bien le gouvernement socialisant du Venezuela que l’opposition modérée qu’incarne le Parti des travailleurs brésiliens) et « corruption », a constitué l’un des principaux leitmotivs de Jair Boslonaro lors de sa campagne électorale…

Le paradoxe brésilien réside dans le fait que les élites se sont mobilisées contre le leadership de Lula, alors que sa présidence a été pour elles l’occasion d’un enrichissement continu.

Des rebondissements récents ont mis en évidence le caractère politique de ces inculpations judiciaires. Le président équatorien Lenín Moreno – dont la lutte contre la « corruption » léguée par son prédécesseur Rafael Correa constitue l’un des principaux chevaux de bataille – a récemment été mis en cause dans le scandale des INA Papers ; des documents établissent un détournement d’argent issu d’entreprises chinoises à son profit, via des comptes privés basés au Panama. Outre le silence médiatique qui a suivi ces révélations, la justice équatorienne n’a pas entrepris de démarches significatives visant à enquêter sur cette affaire – alors qu’elle multiplie les procès à l’encontre des ex-responsables « corrésites » de l’administration précédente. De la même manière, le nom de Maucio Macri – président argentin libéral et successeur de Cristina Kirchner – est apparu plusieurs fois sur les Panama Papers, sans que médias et justice d’Argentine ne s’en fassent l’écho avec autant de promptitude que lorsque des soupçons de corruption pesaient sur Cristina Kirchner. Les révélations de The Intercept, enfin, établissent que les juges à l’origine de l’emprisonnement de Lula ont moins été motivés par la lutte contre la corruption que par la volonté d’empêcher Lula de se présenter aux élections présidentielles de 2018.

La haine des élites pour Lula : le paradoxe brésilien

En Argentine comme en Équateur, cette alliance des médias et des juges contre le leadership de Cristina Kirchner et de Rafael Correa est motivée par des raisons de politique économique et sociale. Elles sont le produit de la volonté d’un bloc élitaire, qui n’a pas accepté de voir ses intérêts remis en cause – souvent bien faiblement. La présidence de Rafael Correa – caractérisée par l’annulation d’une partie de la dette souveraine équatorienne, une taxation plus progressive des particuliers et des entreprises, un encadrement plus sévère des multinationales -, en particulier, allait à l’encontre des intérêts de certains secteurs des élites équatoriennes. Le paradoxe brésilien réside dans le fait que les élites brésiliennes se sont mobilisées contre le leadership de Lula avec la même détermination, alors que sa présidence a été pour elles l’occasion d’un enrichissement continu.

Il y a loin, en effet, du Lula de 1979, qui fonde le Parti des travailleurs – « parti sans patrons » -, à celui qui prend le pouvoir en 2002 et met en place une politique économique avec l’appui du grand patronat. Suite à sa première élection à la présidence du Brésil, Lula rédige une « Lettre au peuple brésilien » avec une dédicace spéciale à « la tranche d’investisseurs qui s’ajoutent à la construction d’un projet commun de développement et croissance économique ». Ainsi, le président abandonne formellement l’option socialiste qu’il privilégiait auparavant, le terme « capital » étant même employé de manière laudative. Il range au placard ses promesses de campagne les plus radicales, comme la multiplication par deux du salaire minimum, l’annulation de la dette souveraine brésilienne et une réforme agraire – au grand soulagement des élites industrielles, financières et agricoles. Le programme étatiste de lutte structurelle contre la faim (Programa fome zero, « Programme zéro faim ») est remplacé par la distribution d’une simple bourse aux Brésiliens les plus pauvres (Bolsa familia). Le Bolsa familia n’est finalement que l’élargissement de deux programmes de son prédécesseur social-démocrate – le Bolsa escola et le Bolsa alimentação.

Lula surprend encore ses électeurs en attribuant à un ancien banquier affilié au PSDB – parti néolibéral, grand rival historique du PT – le rôle de président de la Banque Centrale. Les banques privées sont les grandes donatrices de sa campagne de réélection, et elles sont aussi les grandes gagnantes de son mandat. Elles accumulent huit fois plus de bénéfices sous son gouvernement que sous celui de son prédécesseur. Ainsi, pendant huit ans, Lula ne cesse de mettre en place des projets au nom de la classe ouvrière brésilienne, mais sans menacer l’élite économique du pays. 

La conciliation des classes et l’augmentation continue du cours des matières premières font de Lula le président brésilien le plus populaire de l’histoire, avec un taux d’approbation de plus de 87% ; elle lui a en effet permis de financer des politiques sociales grâce aux revenus de la croissance, sans jamais s’attaquer aux revenus des plus aisés.

Les choses changent lorsque le cours des matières premières chute brutalement au début des années 2010. La politique de conciliation de classes de Dilma Rousseff ne satisfait ni les classes populaires, qui en ressentent les effets, ni le bloc élitaire, dont la capacité d’accumulation est freinée. Après avoir accepté une répartition de la croissance qui permette de soulager la misère des classes populaires en temps de croissance, il rétrocède et veille désormais à ce qu’aucune part du gâteau ne lui échappe en temps de pénurie. C’est ainsi que les élites brésiliennes changent radicalement de perspective vis-à-vis de Lula. Du jour au lendemain, le président de la cohésion sociale devient l’homme à abattre.

Jean Wyllys : « Il est possible de mener des petites révolutions en investissant certains espaces et en utilisant un langage qui parle aux gens »

Jean Wyllys © Ministère brésilien de la culture

Jean Wyllys est une des figures pop de la politique brésilienne. Connu grâce à l’émission Big Brother Brasil, élu en 2010 sous l’étiquette du PSOL (Parti socialisme et liberté) à Rio de Janeiro, réélu deux fois, il vient récemment d’abandonner son siège de député et de fuir le Brésil en raisons de nombreuses menaces de morts. Militant LGBT et adversaire implacable de Bolsonaro, l’arrivée au pouvoir du président ultraconservateur a décuplé les campagnes homophobes contre lui et les risques pour sa vie. Entretien réalisé par Lilith Verstrynge et Lenny Benbara. Retranscrit et traduit par Sarah de Figuereido.


LVSL – Vous avez renoncé en janvier 2019 à votre mandat de député pour lequel vous aviez été réélu, et vous vivez depuis en exil à Berlin, où vous travaillez sur votre thèse de doctorat. Comment en êtes-vous arrivé à cette situation ? Est-ce du fait de l’accroissement de menaces ces dernières années que vous avez pris cette décision ? Craigniez-vous pour votre vie ?

Jean Wyllys – J’ai quitté le Brésil en décembre dernier et j’ai décidé de ne plus y revenir. J’ai renoncé à mon troisième mandat de député pour lequel j’avais été réélu. Ma décision s’explique effectivement par l’accroissement des menaces. Je suis menacé depuis mon arrivée au Parlement en 2011. Les fondamentalistes chrétiens et les masculinistes qui éprouvent de la haine envers les femmes et les homosexuels me menaçaient déjà depuis 2011. Les violences ont augmenté en 2016, au moment de la destitution de Dilma Rousseff. Lors de sa procédure d’impeachment, j’œuvrais activement pour la défense de la démocratie, pas nécessairement pour la défense du gouvernement de Dilma, mais bien de la démocratie. Si Dilma Rousseff avait été une mauvaise dirigeante, ce sont des élections qui auraient dû l’éloigner du pouvoir, pas un coup d’État institutionnel. Car il s’agissait bien d’un coup d’État institutionnel, accusant Dilma Rousseff de « crime de responsabilité », concept juridique qui existe au Brésil. On a par ailleurs assisté à beaucoup de misogynie durant toute cette procédure d’impeachment. J’ai défendu Dilma et la démocratie, et les menaces, provenant de toutes parts, se sont intensifiées. C’est au moment de l’assassinat de Marielle Franco en 2018 que nous avons réellement pris conscience qu’il y avait une véritable association de cette nouvelle extrême droite avec des organisations criminelles, paramilitaires et mafieuses qui contrôlaient – et contrôlent toujours – une partie de l’État de Rio de Janeiro. Si on y ajoute à la campagne de diffamation dont je faisais l’objet, tout cela m’a fait comprendre que je ne n’étais plus en sécurité au Brésil, et qu’il pouvait m’arriver quelque chose. J’ai donc décidé de partir.

LVSL – Quel bilan faites-vous des présidences de Lula et de Dilma Rousseff ? Avez-vous le sentiment que les espoirs suscités par l’élection de Lula en 2003 ont été déçus ?

JW – Oui, en partie. De mon point de vue, ce que nous appelons « l’ère Lula » a constitué un véritable âge d’or pour le Brésil. Nous étions alors une nation en plein développement, en situation de quasi plein emploi, très peu de gens étaient au chômage. Les politiques de redistribution mises en œuvre ont conduit à une transformation significative du pays, y compris en matière d’exploitation sexuelle des enfants, parce que leurs mères; bénéficiant alors d’un revenu minimum, n’avaient plus besoin de vendre leurs enfants aux réseaux d’exploitation sexuelle. Lula était du côté du mouvement LGBT. Il a créé des séminaires LGBT aux niveaux municipal, régional et fédéral. Lula a négocié des accords commerciaux et mené une politique internationale qui a permis au Brésil d’accéder à une certaine autonomie et a transformé le pays en un véritable géant diplomatique. Au moment de l’invasion de l’Irak, lorsque les États-Unis ont cherché l’appui du Brésil, Lula a déclaré : « ma guerre est contre la faim ». Nous occupions donc une place importante, il y avait un réel climat de bonheur dans le pays, et quand il y a un climat de bonheur, quand les meilleurs aspects de l’identité nationale deviennent hégémoniques, les gens sont plus ouverts à la diversité. Il s’est donc agi de très belles années pour les femmes et pour le mouvement LGBT.

Les effets de la crise économique, notamment la crise des subprimes aux États-Unis qui a fait exploser la bulle immobilière, et la crise commerciale chinoise, ont affecté l’économie brésilienne au moment où Dilma Rousseff est devenue présidente. Le nombre de chômeurs a alors augmenté, pas de manière très significative, mais assez pour être relevé. Il y avait alors un écart très important entre le dollar et le real brésilien. Quand cela se produit, la population devient inquiète et facilement manipulable. C’est ce qui s’est passé au Brésil : la population, inquiète des conséquences de la crise, s’est fait manipuler par la télévision, surtout par la Rede Globo. Cela a joué un rôle décisif dans le développement du mouvement antipétiste [ndlr, anti Parti des travailleurs], qui n’avait rien à voir avec les supposées frustrations des électeurs des gouvernements pétistes. Les gens se sont mis à détester le PT non pas parce que le PT était entaché par la corruption, mais parce qu’il a mis en place des mesures qui ont changé la société, telles que la reconnaissance du statut de travailleuses pour les employées domestiques, la mise en place de politiques de discrimination positive avec l’instauration de quotas dans les universités publiques pour les étudiants noirs et les élèves d’écoles publiques, ainsi que dans les concours de la fonction publique, ce qui a permis aux noirs de pouvoir investir la sphère publique. Ces mesures ont engendré une haine de classe très importante de la part des élites brésiliennes dans lesquelles la classe moyenne se reconnaît : la classe moyenne est profondément envieuse vis à vis des élites, elle rêve d’être riche. Les élites ont donc manipulé celle-ci contre les pauvres et les noirs. Au Brésil, la classe moyenne est très raciste, xénophobe, misogyne et homophobe. Elle a donc été manipulée et a commencé à haïr le PT. On a fait croire que le problème était la corruption, mais ce n’était pas la corruption parce que la classe moyenne est elle-même très corrompue et n’hésite pas à frauder le fisc.

LVSL –  Vous semblez considérer que tout le monde est corrompu au Brésil, et donc que la corruption n’est pas la cause de la chute du PT. Mais en Italie, par exemple, la corruption touche la classe politique et la population, et ça n’empêche pas les électeurs d’en faire une question centrale et un motif de haine contre le personnel politique. Pensez-vous réellement que ce n’est pas un des motifs importants de la chute du PT ?

Le problème n’est pas la corruption. Si le problème était la corruption, la classe moyenne aurait à faire son autocritique tant elle est corrompue. Le problème, c’est que la corruption est toujours le fait d’autrui, toujours le fait des pauvres dans les discours. L’antipétisme n’est pas lié à la corruption, mais au fait que le PT a contribué à l’émancipation d’une classe qui menace la classe moyenne. Lorsque les pauvres ont commencé à prendre l’avion, à entrer dans les universités publiques jusqu’alors réservées à une élite, quand ils ont commencé à passer et à réussir les concours de la fonction publique, cela a dérangé la classe moyenne, car cela remettait en cause ses privilèges. Cette dernière ment délibérément en faisant croire qu’elle hait le PT parce qu’il est corrompu. Le système politique brésilien a toujours été corrompu, et ce bien avant que le PT n’arrive au pouvoir. Le PMDB (Parti du mouvement démocratique brésilien) est corrompu, le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) est corrompu, la majorité des partis – surtout de droite – sont corrompus, les banques sont corrompues, les grands chefs d’entreprises sont corrompus parce qu’ils fraudent le fisc. Il n’y avait pas de réelle volonté d’affronter le problème de la corruption, mais plutôt une utilisation du discours anti-corruption pour écarter le PT du pouvoir.

LVSL – Comment analysez-vous les causes du vote Bolsonaro ? Croyez-vous que l’on puisse le réduire à une frange conservatrice de la société brésilienne, ou pensez-vous qu’il puisse être considéré comme un vote anti establishment, anti élites, contre les politiques de développement menées dans le pays, de la part de personnes qui voyaient en Bolsonaro la figure de l’outsider comme a pu l’être Lula en son temps ?

JW – C’est un vote contre la classe politique. C’est le cas au Brésil mais également dans d’autres régions du monde : le peuple hait les hommes politiques et se sent mis à l’écart du système politique. Mais ce sont ces mêmes personnes qui élisent ces représentants politiques. C’est un comportement schizophrénique. Ils élisent les mauvaises personnes et critiquent après coup tous les représentants politiques en les mettant tous dans le même sac. Dans mon cas, par exemple, j’ai réalisé mes mandats avec la plus grande exemplarité à tout point de vue. Je crois que ce qui a rendu possible la victoire de Bolsonaro est en premier lieu le fait qu’il ait réussi à s’adresser à la fois aux conservateurs, aux pauvres et à la classe moyenne qui votent en faisant abstraction de la dimension économique.

Le Brésil a connu 350 ans d’esclavage. C’est très long, et cela a profondément marqué la société qui est raciste et refuse de voir les noirs investir les espaces du pouvoir. La société brésilienne est également très machiste et misogyne. Beaucoup de femmes sont tuées au Brésil. Il y a de nombreux féminicides et la violence conjugale est très répandue. C’est un pays homophobe et Bolsonaro a su mettre le doigt là-dessus et raviver ces discriminations et préjugés, grâce aux fake news et avec beaucoup d’argent. Il s’agissait de l’argent de grands chefs d’entreprise qui sont restés anonymes et qui ont financé les campagnes contre les candidats Fernando Haddad et contre d’autres candidats issus de l’establishment.

LVSL – Nous avons beaucoup évoqué la question du racisme. Comment expliquer que des personnalités noires telles que Ronaldinho ou des habitants des favelas aient voté pour Bolsonaro ?

JW – Des gays et des lesbiennes ont également voté Bolsonaro. Les gens peuvent aimer leurs oppresseurs. Il y a des esclaves qui aiment leurs maîtres. Il y a des gens qui collaborent avec leurs oppresseurs. La domination commence à l’intérieur même des classes opprimées. La domination masculine, par exemple, germe parmi les femmes machistes et les gays homophobes. Nous n’avons pas d’églises, d’écoles et de cinémas séparés. Nous consommons tout ce que les gens consomment. Cette société rend les hétérosexuels homophobes et nous rend également – nous les homosexuels et lesbiennes – homophobes. La différence, c’est que les hétérosexuels ne doivent pas lutter contre leur désir et contre leur impératif d’identité de genre. C’est donc une bataille que nous menons à l’intérieur de nous-mêmes. C’est pour cette raison que beaucoup de noirs ont voté pour Bolsonaro malgré son discours raciste, car il y a un oppresseur qui se cache en eux. Les discours les plus conservateurs émanent des classes populaires. Ce sont les classes populaires qui veulent que le police soit brutale et violente, mais en définitive ce sont elles les victimes.

LVSL – Devant ce genre d’ambiguïté venant des personnes opprimées, quel type de stratégie préconisez-vous face à Bolsonaro et face à cette nouvelle hégémonie ultra-conservatrice qui est en train de s’imposer au Brésil ?

JW – Il s’agit d’une question qui ne concerne pas simplement le Brésil, mais le monde entier. L’extrême droite gagne du terrain partout dans le monde, en ravivant ces types de préjugés et de discriminations dans des moments de crise économique. Le discours de l’extrême droite est un discours très « facile », qui jette la pierre sur des groupes historiquement discriminés. Il est très simple d’affirmer que le problème du chômage en Europe est dû à l’immigration. Il est très simple, pour des chrétiens, de dire que le problème vient des musulmans, qui pratiquent une religion différente, de même qu’il est très simple d’affirmer que le problème de l’éclatement du modèle familial vient des personnes gays, lesbiennes et LGBT. Je crois que pour résister à cela nous devons changer de méthode. Les gauches utilisent toujours le même jargon et des phrases toutes faites qui ne parlent pas à tout le monde. Nous devons changer notre manière de nous adresser aux gens. Nous devons utiliser des outils contemporains tels que les mèmes – nous devrions créer une usine de mèmes. Nous devons utiliser l’humour. Nous devons revenir dans les rues, investir les endroits où les églises jouent ce rôle de rapprochement des gens. La gauche est très élitiste. Elle critique les gens qui regardent la télévision, les séries, la téléréalité. Elle croit que les gens se comportent comme des porcs qui passent leur temps à manger. Les gens ont soif de beauté, de représentation symbolique, et s’ils n’ont pas d’argent pour aller au théâtre, à l’opéra, pour consommer la culture des élites, ils doivent se rabattre sur la culture de masse. Il ne faut pas diaboliser cette culture de masse, il faut se l’approprier.

Nous devons faire comme Antonio Gramsci propose : penser stratégiquement l’occupation de l’espace. Nous ne pouvons pas faire une révolution du jour au lendemain, mais il est possible de mener des petites révolutions en investissant certains espaces et en utilisant un langage qui parle aux gens. C’est ce que j’ai essayé de faire durant mes huit années de mandat : essayer d’adopter une posture pop, utiliser le langage et la culture pop, évoquer des grandes stars telles que Beyoncé pour parler de politique et de choses sérieuses. C’est une véritable stratégie. Cela ne veut pas dire que je considère que la politique n’est pas une chose sérieuse, mais je suis convaincu que c’est ainsi qu’on arrive à toucher et à réveiller les gens.