« La Colombie possède la droite la plus sanguinaire du continent » – Entretien avec María José Pizarro

María José Pizarro

Ce dimanche 13 mars, les Colombiens ont été appelés aux urnes pour désigner une nouvelle assemblée législative. Dans moins de deux mois, ils éliront leur président. Le favori, Gustavo Petro – avec qui nous nous étions entretenus à Bruxelles -, promet une réforme agraire, la démocratisation des institutions et la sortie de l’extractivisme. Son élection pourrait signer un basculement dans l’histoire du pays, dominé depuis des décennies par une élite agraire et des groupes paramilitaires à sa solde. À Bogotá, nous avons rencontré María José Pizarro, députée et membre de l’équipe dirigeante du Pacto historico [NDLR : le mouvement dirigé par Gustavo Petro], qui revient pour LVSL sur les enjeux de ces élections. Entretien réalisé par Vincent Ortiz.

Le Vent Se Lève – Depuis des années, la presse colombienne agite deux spectres à propos de Gustavo Petro : celui du retour à la guerre civile (l’élection de Petro signifierait une régression aux années de guerre civile), celui du Venezuela (son élection transformerait la Colombie en un second Venezuela). Quelles stratégies avez-vous mis en place pour contourner ces obstacles médiatiques ?

María José Pizarro – Il existe un principe de réalité : un pays qui est en guerre civile depuis soixante ans ne peut sombrer dans la guerre civile ! La presse s’émeut de la présence d’ex-guérilleros dans notre mouvement… mais on trouve des ex-combattants dans tous les partis politiques ! Nous avons été les acteurs de cette guerre civile… comme la totalité de la société colombienne. Il n’existe pas un seul secteur politique, aussi immaculé prétende-t-il être, qui n’ait pas subi, vécu ou promu la violence dans le pays.

Aussi ce discours associant le Pacto historico à la guerre civile est-il de moins en moins audible. Les Colombiens comprennent que concrétiser la paix implique un grand changement. Elle implique la lutte contre la corruption – les mafias sont littéralement enkystées au sein de l’État colombien. Elle implique de démocratiser la Colombie, d’aller au-delà de cette démocratie formelle que nous connaissons pour instituer une démocratie intégrale. Nous sommes, dit-on souvent, la démocratie la plus ancienne du sous-continent… mais qu’entend-on par démocratie ? Si on prend le mot au sérieux, nous n’avons qu’un simulacre de démocratie.

Quant au parallèle au Venezuela, nous avons notre identité propre. Nous partageons bien sûr une orientation idéologique bolivarienne avec le mouvement chaviste. Mais lorsqu’on en vient au Que faire ? politique, la différence est considérable.

[NDLR : Le bolivarisme fait référence à Simón Bolívar, et plus largement au patriotisme révolutionnaire qui imprègne la gauche latino-américaine. Pour une analyse de celui-ci, lire sur LVSL l’article de Thomas Péan : « “La patrie ou la mort” : la nation, marchepied vers la révolution en Amérique latine ? »]

L’économie colombienne est tributaire des énergies carbonées, c’est le plus grand exportateur de charbon au monde ; en cela, elle est similaire à celle du Venezuela qui est un grand exportateur de pétrole. Les deux systèmes économiques, tournés vers l’extractivisme et l’exportation des richesses du sous-sol, présentent de fortes similitudes : on serait donc mal inspirés de nous accuser de vouloir dupliquer le modèle vénézuélien en Colombien !

L’uribisme [NDLR : de l’ancien président Alvaro Uribe, néolibéral et pro-américain, très proche des secteurs paramilitaires colombiens], qui plus est, fonctionne sur le modèle de la cooptation des divers pouvoirs – le parquet, le contrôleur financier, le procureur, le législatif et l’exécutif -, ce qui présente une autre similitude avec le Venezuela bolivarien. Les uribistes ont critiqué la répression de l’opposition vénézuélienne par le gouvernement de Nicolas Maduro : mais qu’ont-ils fait face à nos manifestants ? La répression a été plus dure que celle qui a eu cours au Venezuela !

[NDLR : Pour une mise en contexte des soulèvements colombiens de mai 2021 et leur répression, voir sur LVSL la vidéo réalisée par Gillian Maghmud et Fabien Lassalle : « Massacres en Colombie, silence d’Emmanuel Macron »]

La corruption, qu’ils critiquent tant au Venezuela, est institutionnalisée en Colombie par la collusion entre les mafias et les pouvoirs publics qui se livrent à de vastes détournements de fonds.

Je pense que Chavez fut un grand leader – bien préférable à Maduro -, mais nous ne voulons pas transformer la Colombie en un nouveau Venezuela : par bien des aspects, la Colombie actuelle ressemble déjà au Venezuela !

Quel discours tenir face à ces éléments de propagande ? La réalité !

LVSL – Le Pacto historico se distingue des autres mouvements progressistes d’Amérique latine par sa forte coloration écologiste. Il défend un agenda environnementaliste radical, proposant notamment d’en finir avec l’extractivisme. Les contraintes sont pourtant nombreuses : la Colombie dépend fortement des investissements étrangers ; elle possède une dette souveraine importante, dont une partie doit être payée en dollars. La monnaie colombienne s’est déjà dépréciée ces dernières années – ce qui accroît le poids relatif de la dette – et une chute des investissements étrangers la déprécierait plus encore. Comment concilier, donc, l’agenda environnemental du Pacto historico et la nécessité pour Colombie d’avoir accès à des devises via les investissements étrangers ?

[NDLR : Pour une analyse des contraintes internationales qui pèsent sur les gouvernements latino-américains cherchant à initier une transition énergétique, lire sur LVSL l’article de Matthieu le Quang : « Rompre avec l’extractivisme : la quadrature du cercle ? »]

MJP – La pandémie nous a rappelé à quel point nous avions en partage des enjeux globaux. La destruction de l’environnement, la faim, la détérioration des conditions matérielles des populations, etc. ne sont pas des phénomènes colombiens mais globaux. Les électeurs devraient l’avoir à l’esprit.

Ceci étant dit, divers problèmes se présentent. L’économie colombienne est fortement carbonée, tributaire du pétrole, des mines et des monocultures. Nous sommes également le premier producteur de coca, ce qui implique une déforestation considérable. Les chercheurs nous indiquent que la production intensive fait partie des facteurs structurants de la détérioration du climat.

Aussi nous devons investir dans les secteurs énergétiques alternatifs pour amorcer une transition, en nous fondant sur les atouts de notre territoire. Nous devons investir dans l’énergie solaire – dans les zones de notre territoire les plus exposées au soleil, en particulier au nord -, les éoliennes et l’énergie hydro-électrique. Nous sommes également un pays à vocation agraire : nous avons de nombreuses terres fertiles avec une forte biodiversité. Les traités de libre-échange nous ont rendus dépendants du reste du monde, mais nous avons pourtant sur notre territoire les conditions de notre auto-suffisance.

Le tourisme est une autre ressource à exploiter [NDLR : il s’agit d’une importante source de devises]. Il a souffert de la guerre civile pendant des décennies, et des territoires entiers restent difficiles à explorer à cause du narcotrafic et des enlèvements. C’est donc un secteur avec une forte marge de progression. C’est une forme d’investissements étrangers qui me paraît préférable à celle des grandes mines canadiennes ! Une forme d’investissements étrangers plus respectueuse de l’environnement, mais aussi de notre souveraineté : cela nous permettrait de nous libérer de l’emprise économique des grands groupes étrangers – une question qui se pose, plus largement, à l’échelle du continent latino-américain.

LVSL – Venons-en justement aux enjeux diplomatiques de cette élection. Ces dernières années ont vu une nouvelle vague de gouvernements progressistes arriver au pouvoir : AMLO au Mexique, Pedro Castillo au Pérou, Xiomara Castro au Honduras… L’élection de Gustavo Petro serait-elle l’occasion de reconstruire un nouveau bloc géopolitique latino-américain ? Une stratégie est-elle prévue pour faire émerger une force non alignée sur la Chine et les États-Unis ?

MJP – Je dirais pour commencer que vaincre la droite colombienne serait un signal extrêmement fort envoyé au continent tout entier. Nous possédons la droite la plus radicale et sanguinaire du continent. Aucun autre pays n’a eu à souffrir d’une telle droite. Ce serait un coup d’estoc formidable qui lui serait porté – la droite a été vaincue dans tous les pays d’Amérique latine, sauf en Colombie. Une victoire de Gustavo Petro s’inscrirait dans le sillage de celle de Pedro Castillo au Pérou – par-delà les divergences que nous pouvons avoir avec lui -, pays où la droite était hégémonique et invaincue depuis des décennies.

Nous chercherons à construire un grand bloc historique avec les gouvernements desquels nous nous sentons proches – celui du Chili, du Mexique, du Honduras, d’Argentine, et, peut-être bientôt, avec le Brésil et l’Équateur. Ce serait un message fort envoyé à tout le monde occidental, par-delà l’Amérique latine.

LVSL – Le Pacto historico est une formation politique très hétéroclite. On y trouve d’ex-guérilleros, des militants radicaux proches du marxisme, mais aussi des représentants de secteurs plus conservateurs, et même d’anciens paramilitaires repentis [NDLR : par « paramilitaires », on désigne en Colombie les groupes armés constitués pour défendre les propriétaires terriens face aux assauts des guérillas révolutionnaires]. Comment expliquer cette hétérogénéité ?

MJP – L’accord de paix [signé en 2016, NDLR] s’est fait entre des personnes qui avaient pris les armes il y a trois décennies, les unes contre les autres. La construction de la paix nécessite un grand dialogue national. Je le dis en tant que fille d’un ex-guérilléro, assassiné 45 jours après avoir signé un accord de paix, alors qu’il se présentait aux élections présidentielles [NDLR : Il s’agit de Carlos Pizarro].

Nous ne nous contentons pas d’appeler verbalement à la paix, nous la construisons entre tous au sein du Pacto historico. Il ne peut exister de paix tant que l’autre n’est pas reconnu comme interlocuteur légitime – avec son idéologie, sa condition sociale…

Nous insistons sur la nécessité de respecter la Constitution de 1991, car sa rédaction fut le dernier moment où un grand accord national eut lieu, auquel tous les secteurs de la société colombienne furent conviés à participer – ex-guérilléros comme ex-paramilitaires. Cette Constitution est le dernier contrat social qui nous reste. Elle a été mise en place au prix d’un tel dialogue, entre représentants de traditions politiques opposées. Elle a été rendue possible par une ouverture démocratique, qui a permise à d’autres voix que celles des deux principaux partis, libéral et conservateur, – la Colombie a une longue tradition de bipartisme – de s’exprimer.

Cette demande d’unité afin de concrétiser la paix émane des secteurs les plus militants de notre mouvement : les ex-guérilléros, les étudiants qui ont pris part à la mobilisation de l’année dernière. Notre lutte, votre lutte, est celle de tous, pouvait-on entendre : nous ne pouvions nous recroqueviller sur notre coeur historique. Le Pacto historico est une coalition que l’on ne peut comprendre que dans la conjoncture électorale actuelle. Certains militent dans les secteurs progressistes depuis des décennies, d’autres ne l’apprécient pas mais la rejoignent par nécessité.

Tout n’est pas noir et blanc en Colombie ; c’est un pays d’une extraordinaire diversité culturelle et régionale, que l’on doit intégrer dans un grand récit national. Et cela ne peut se faire qu’en en finissant avec les inégalités, avec la guerre, la violence…

En Colombie, les accaparements violents blanchis par le marché

Cérémonie de signature de l’accord de paix, 26 septembre 2016. Le Président colombien Juan Manuel Santos y appose sa signature © Marielisa Vargas

Le 26 septembre 2016, il y a cinq ans jour pour jour, le gouvernement colombien et la guérilla des FARC signaient un accord de paix historique. Premier point de cet accord : la réforme agraire. Celle-ci était censée entamer un cycle de réformes visant à une répartition plus juste et équitable de la terre. Aujourd’hui, force est de constater que ces ambitions sont restées lettre morte. À l’occasion de cet anniversaire, nous publions une réflexion élargie sur l’incapacité, dans l’horizon capitaliste, des politiques post-conflit à remettre en question les inégalités héritées de la violence. Un article autour de l’ouvrage de Jacobo Grajales, Agrarian Capitalism, War and Peace in Colombia. Beyond Dispossession (Routledge, 2021).

Les liens entre conflits fonciers et violence armée font l’objet d’une abondante littérature, qu’elle étudie les inégalités foncières aux racines de la guerre ou qu’il s’agisse d’exposer les formes d’accumulation engendrées par la violence.

NDLR : pour une analyse des tensions sociales autour de la terre en Amérique centrale, lire sur LVSL l’article de Keïsha Corantin : « Généalogie de la violence en Amérique centrale : les conflits fonciers comme cause d’instabilité politique »

Contre une division binaire entre temps de guerre et temps de paix, qui circonscrit les manifestations de la violence au premier, Jacobo Grajales veut dresser des continuités. Au-delà d’un retour sur le rôle de la violence dans la concentration foncière, son ouvrage insiste sur la capacité du modèle capitaliste, prôné en temps de paix, à légitimer des accumulations violentes, mais aussi, plus généralement, à justifier les inégalités post-conflit par les impératifs du développement économique et du marché libre. 

LE LIEN ORGANIQUE ENTRE PARAMILITARISME ET CAPITALISME AGRAIRE

L’auteur guide sa réflexion autour d’un acteur clé du processus d’accumulation des terres en Colombie : les paramilitaires. Naissant des milices de sécurité des grands propriétaires fonciers, les paramilitaires sont, dès leur origine, des forces conservatrices de l’ordre social. Dans les années 1980, l’expansion du trafic de drogue et les disputes territoriales pour le contrôle des routes clandestines favorisent l’émergence « d’entrepreneurs de la violence ». Ces derniers ont vocation à sécuriser les intérêts économiques et territoriaux des réseaux de narcotrafic.

Sous couvert d’une loi de 1968 qui légalise la constitution de groupe armés d’autodéfense pour contrer l’insurrection marxiste, les paramilitaires s’imposent comme un partenaire incontournable de l’État dans la guerre contre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Intrinsèquement liées aux élites locales, à l’armée et aux narcotrafiquants, les milices paramilitaires deviennent une force politique à part entière au tournant des années 2000. Bien qu’animées d’intérêts parfois concurrents avec la bourgeoisie locale, les dissensions au sein de celle-ci et leur supériorité militaire et économique placent les groupes paramilitaires en arbitre, et leur permettent de s’affirmer comme les régulateurs du pouvoir local.

Le propos essentiel de l’auteur est d’aller au-delà des cas les plus violents de dépossession des terres pour interroger la séparation entre l’inégalité illicite – parce qu’obtenue par la violence armée – et l’inégalité légitime produite par la libre concurrence.

S’appuyant sur leurs liens étroits avec les élites politiques locales, les cercles d’affaires et la corruption d’officiers publics à des postes clés, le réseau des paramilitaires joue un rôle pivot dans le blanchiment des terres acquises par la violence. 

Jusqu’à une récente réforme, la plupart des notaires étaient nommés par décrets grâce au soutien de relais politiques, notamment des députés. Chargés de certifier au nom de l’État la légalité d’une transaction, les notaires sont un maillon essentiel à la sécurisation des droits de propriétés. En contrôlant les élus – à travers pots-de-vin et financements de campagne – les paramilitaires s’assuraient la nomination de fantoches acquis à leur ordre.

Un autre exemple, qui ne fait pas figure d’exception, est fourni par les faux enregistrements d’abandon de terre. Si les guérillas y ont aussi recours, les paramilitaires systématisent le massacre comme mode d’opération. Il s’agit d’une stratégie de terreur redoutablement efficace pour s’étendre territorialement. En effet, les massacres entraînent la fuite des populations avoisinantes. Ainsi, des milliers d’hectares de terres désertés tombent entre les mains des groupes armés. C’est là qu’intervient INCORA, institut créé par la réforme agraire de 1961. Cet institut est chargé de distribuer des terres aux petits paysans. Maquillé sous la plume corrompue des institutions publiques, l’exil forcé des paysans est enregistré par INCORA en abandon de terre, autorisant ainsi légalement la cession des exploitations à un nouveau propriétaire. En 2011, cinq fonctionnaires d’INCORA ont reconnu leur complicité dans cette manœuvre.

Comme l’indique le titre de l’ouvrage, le propos essentiel de l’auteur est d’aller au-delà des cas les plus violents de dépossession des terres pour interroger la séparation entre l’inégalité illicite – parce qu’obtenue par la violence armée – et l’inégalité légitime produite par la libre concurrence.

Aujourd’hui comme hier, l’obstacle à une refondation des discours et des programmes politiques demeure inchangé : l’ordre social propriétariste, défini par Thomas Piketty comme « un ordre social fondé sur la défense quasi religieuse des droits de propriété comme condition sine qua non de la stabilité sociale et politique. » (Piketty, 2020).

L’ILLUSION DES POLITIQUES REDISTRIBUTIVES

Jacobo Grajales remonte ainsi aux années 1960, qui ont vu naître l’espoir de changements à partir notamment de la réforme agraire de 1961. Si elle prévoyait des mécanismes d’expropriation des grands propriétaires, ces dispositions furent très rarement appliquées. Les réformes se sont surtout traduites par la privatisation de terres publiques, à travers la reconnaissance de situations d’occupation des propriétés de l’État ou à travers l’extension de fronts pionniers. Ces mesures profitèrent autant à la petite paysannerie qu’à l’accumulation des grands propriétaires. Puiser dans les réserves publiques plutôt qu’exproprier, distribution donc, mais pas redistribution. En privatisant les réserves foncières qui lui appartiennent, l’État se dispense de toucher aux grandes propriétés privées et achète la paix sociale.

Autre illusion dénoncée par l’auteur, les politiques communautaires des années 1990. Celles-ci accordent des droits territoriaux aux communautés ethniques minoritaires, indigènes et afro-descendantes. On observe ce tournant dans différents pays du continent : Colombie, Pérou, Bolivie, Equateur. Le fondement de ce régime particulier ? Le lien culturel qui unit la terre aux communautés ethniques. Alors que ces dernières – dans un discours teinté d’exotisme et d’essentialisation – sont présentées comme « gardienne » de la nature, les paysans et leur vision utilitariste du sol seraient une menace pour l’environnement.

D’apparence progressiste, l’ethnicisation des droits territoriaux se révèle un levier de choix pour balayer les revendications de la majorité paysanne. Légitimant les droits de quelques-uns pour mieux écarter ceux des autres, l’agenda néolibéral est consacré comme la règle, les minorités ethniques relevant alors de l’exception. Rappelons que la Banque mondiale et le Fond monétaire international comptent parmi les principaux soutiens de ces politiques ; des appuis qui forcent au regard critique vis-à-vis de réformes pourtant portées par des gouvernements de gauche.

DES RAPPORTS DE POUVOIRS ACCENTUÉS PAR LA VIOLENCE ET CONSOLIDÉS PAR LA PAIX, L’HÉGÉMONIE DE L’AGRO-INDUSTRIE

Les récits qui animent les périodes de sortie de guerre s’articulent sur une base fondamentale : celle de la délimitation entre un avant et un après. Le discours des institutions impliquées dans la gestion post-conflit (gouvernement et agences publiques, ONG, instances internationales…) diffusent cette idée de rupture, un cadre conceptuel qui, de fait, guident leurs actions concrètes.

De fait, les procédures de justice pour la récupération des terres furent centrées sur les acteurs armés paramilitaires, faisant fi de leurs liens étroits avec les milieux d’affaires.

D’une part, cela contribue à masquer la permanence de la violence armée, qui n’a pas disparu mais s’est transformée. Si la démobilisation des paramilitaires entre 2003 et 2006 marque une réduction drastique du nombre d’homicides, la violence est aujourd’hui plus dirigée. La stratégie a évolué vers l’assassinat ciblé et systématique de leaders sociaux, muselant ainsi toute contestation. En dépit des récents accords de 2016, la Colombie se hisse aujourd’hui au sommet d’un podium mortifère, avec 255 victimes de massacres et l’assassinat de 120 leaders sociaux en 2020 [1].

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Pend%C3%B3n_en_homenaje_a_los_l%C3%ADderes_sociales_asesinados_en_Colombia.jpg
Bannière déroulée en hommage aux leaders sociaux assassinés en Colombie, Cali, septembre 2019

Mais plus encore, le mur temporel dressé entre guerre et post-conflit se concentre sur la réparation des cas de spoliation violente sans s’intéresser aux structures qu’elle a bâties et qui persistent aujourd’hui. De quelles structures parle-t-on ? Le conflit armé en Colombie a façonné la conjoncture contemporaine des campagnes : la destruction du tissu communautaire et l’accaparement des terres ont creusé encore davantage les inégalités et consacré l’hégémonie de l’agro-business. Dans un tel contexte, les règles du marché suffisent désormais à évincer les petits paysans, renforçant toujours plus la domination des géants agricoles.

Dans les cas peu nombreux où les paysans retrouvent leur terre, il ne faut que peu de temps pour que le manque de moyens techniques, de formation, et l’accumulation de dettes ne les conduisent à revendre leur parcelle à bas prix à la grande plantation voisine, et ceci heureux de s’être déchargés d’un fardeau. La libre concurrence légitime l’inégalité entre agricultures paysanne et industrielle, entérinant la reproduction d’un capital produit par la violence.

La transformation économique et écologique du paysage rural colombien, héritière de l’action conjointe de la violence paramilitaire et de l’investissement capitaliste, contraint aujourd’hui les paysans à quitter leur terre.

Un cas d’école est fourni par Jacobo Grajales dans son livre à travers l’enjeu de la ressource en eau. Dans le bassin versant du fleuve Rio Frio, à une quarantaine de kilomètres au sud de Santa Marta à l’extrême nord du pays, les plantations bananières ont prospéré et se sont étendues à partir des années 2000 à la faveur de l’opacité créée par le conflit armé. Concentrée à l’est de la région, en amont du fleuve, l’extension des plantations s’est accompagnée de la multiplication des infrastructures d’irrigation (pompes, canaux, réservoirs, etc.) captant ainsi l’essentiel de la ressource en eau avant qu’elle ne parvienne aux fermes en aval. Aujourd’hui endettées car incapables de produire à cause de la sécheresse, les paysans de l’ouest vendent peu à peu leurs terres à de plus grands exploitants qui disposent des ressources nécessaires aux travaux d’irrigation. Ainsi s’uniformise le paysage rural au profit de l’agro-industrie.

RENDRE JUSTICE EN PERIODE POST-CONFLIT : SURTOUT, NE PAS FAIRE FUIR LES INVESTISSEURS !

Au milieu des années 2000, la justice transitionnelle devient la doctrine dominante des politiques de peace-building. Elle est consacrée en Colombie par la loi 975 de 2005 dite « Justice et Paix » qui prévoit des politiques de démobilisation des paramilitaires et de réparation des victimes. En 2011, un cap est franchi avec l’adoption de la « Loi sur les victimes et la restitution de terres ». Le texte est une victoire idéologique : la question agraire est enfin considérée comme un sujet central dans l’agenda post-conflit. En même temps que le texte reconnait une corrélation entre foncier et conflit armé, il la réduit à sa dimension la plus criante : la spoliation violente. Il s’agit de restituer leurs terres aux paysans dépossédés afin de réparer le crime. Les responsabilités profondes de ces accaparements et des inégalités historiques du système agraire sont ignorées.

De fait, les procédures de justice pour la récupération des terres furent centrées sur les acteurs armés paramilitaires, faisant fi de leurs liens étroits avec les milieux d’affaires. À deux égards, les multinationales agricoles sont restées relativement à l’abri de la justice.

D’une part, les unités de procureurs créées par la loi Justice et Paix de 2005 et chargées de recevoir les témoignages des paramilitaires n’étaient pas compétentes à l’égard des tierces parties. Ces informations étaient alors transférées aux bureaux des procureurs locaux. Evalués au chiffre – par le nombre d’affaires qui aboutissent –, disposant de faibles moyens pour enquêter et vulnérables aux intimidations, ces bureaux sont peu enclins à s’attaquer à ces affaires sensibles.

Selon les dernières enquêtes, à peine 0,2 % des producteurs possèdent des domaines de plus de 1 000 hectares, couvrant au total 32,8 % des terres agricoles du pays.

D’autre part, si la procédure civile de restitution des terres a parfois permis de démasquer les acquisitions illégales d’entreprises, la question de leur complicité avec les paramilitaires relève de la juridiction pénale, et requiert des niveaux de preuves supérieurs, réitérant les questions du manque de ressources et d’indépendance.

L’ACCORD DE PAIX DE LA HAVANE, UNE LENTE AGONIE

L’accord de paix de 2016 fit naître les espoirs d’une justice plus accomplie, avec la création de la Juridiction Spéciale pour la Paix (JEP). Aux origines, l’institution était compétente non seulement sur les crimes commis par les FARC mais aussi pour instruire tous crimes commis dans le contexte du conflit interne, incluant les entreprises privées ayant bénéficié des réseaux et des agissements criminels des acteurs armés. La lutte féroce des partis de droite et d’extrême-droite contre cette nouvelle juridiction eut raison de son impertinence : non sans ironie, une loi prévit que les hommes d’affaires ne seraient jugés par la JEP que s’ils se soumettaient volontairement à sa compétence. L’espoir éphémère d’une justice démocratique gisait là.

Bien qu’il marque un tournant dans l’histoire de la Colombie, les faiblesses de l’accord de La Havane étaient décelables dès sa conclusion. Particulièrement sur la question agraire, que les FARC avaient hissée en priorité, l’accord put s’établir non pas par consensus politique des différentes parties, mais grâce à l’ambiguïté de ses énoncés. Lors de l’arrivée au pouvoir, en 2018, d’un gouvernement hostile aux négociations avec les FARC, les mesures mises en place par l’accord afin d’appuyer un agenda redistributif purent sans difficultés être privées de cet esprit. Le recul des ambitions se notait déjà en fin de mandat de l’administration Santos (centre-droit), trop affaiblie politiquement pour obtenir le vote de lois à la hauteur des engagements pris à La Havane.

Par exemple, alors qu’une réserve foncière devait être créée et alimentée par des terres du domaine de l’État et des terres expropriées (propriétés des criminels de guerre, acquisitions frauduleuses) afin d’être redistribuées, le « Fond Foncier » fût transformé en simple plateforme de transit dans le processus de formalisation de la propriété. Les terres en cours de régularisation étaient transférées à cette réserve jusqu’à ce que la procédure de formalisation du titre de propriété soit achevée. Il ne s’agissait donc en rien d’allouer une terre à de nouveaux occupants, mais de sécuriser des droits de propriétés en formalisant une situation de fait déjà existante.

De la même manière, la réforme du cadastre introduite par l’accord de paix devait fournir une analyse territoriale des droits de propriétés et des usages du sol, accompagnant en parallèle des mesures de régularisation ou de redistribution pour résoudre les conflits fonciers. L’orientation techniciste soutenue par le nouveau gouvernement et les institutions internationales qui financent le programme (Banque mondiale et Banque interaméricaine de développement), conduisit à une dépolitisation des enjeux et à l’effacement de sa dimension intégrale. Loin de remettre en question les inégalités foncières, la réforme du cadastre – toujours en cours – est en fait une actualisation des registres de propriétés grâces aux outils modernes : une simple cartographie de l’état de fait. 

Selon les dernières enquêtes, à peine 0,2 % des producteurs possèdent des domaines de plus de 1 000 hectares, couvrant au total 32,8 % des terres agricoles du pays. À l’inverse, 69,5 % des producteurs cultivent des parcelles de 5 hectares ou moins, des propriétés qui ne couvrent que 5,2 % des terres agricoles disponibles.

L’immobilisme vis-à-vis des transformations agraires est à l’image des autres points de l’accord. Une fois l’objectif de démobilisation des guérilleros atteint, les dirigeants n’ont pas respecté leur part du marché. Autre contradiction avec les négociations de La Havane, la substitution volontaire à la culture de coca prévue par l’accord fût remplacée par son éradication obligatoire sous le nouveau gouvernement. De plus, les garanties de sécurité pour les ex-guérilleros font défaut : depuis la signature, au moins 271 combattants démobilisés ont été assassinés [2].

En 2018, beaucoup craignaient que l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite ne fasse voler en éclat l’accord de paix. Plutôt qu’un coup d’arrêt brutal, les cinq dernières années montrent – selon les mots de Jacobo Grajales – que « si le gouvernement actuel n’a pas tué l’accord, il l’a laissé mourir ».

Notes :

[1] Commission des droits de l’Homme de l’ONU, 2020

[2] Chiffres d’avril 2021 par le Parti des Communs, parti politique des FARC issu de l’accord de paix.

Dans la Sierra Nevada, des assassinats ciblés d’indigènes pour défendre des projets touristiques

© Photo diffusée le 12 mai sur le compte Twitter du Conseil Territorial de Cabildos CTC

Depuis la signature des accords de paix en 2016, des centaines de leaders sociaux ont été assassinés en Colombie, souvent par des milices paramilitaires, avec la protection implicite du président Iván Duque. Parmi ces victimes, un nombre important d’indigènes, luttant pour préserver l’intégrité de leur territoire face à des projets d’investissement économique. Les événements récents dans la Sierra Nevada offrent une illustration emblématique de ces antagonismes ; les industries touristiques tentent d’y déposséder quatre peuples indigènes de leurs terres ancestrales. Lorsque le droit échoue à légitimer ces investissements, de nouvelles méthodes sont employées pour faire pression sur les communautés indigènes : leurs leaders sont tout simplement victimes d’assassinats ciblés. 


En pleine lutte contre l’épidémie de Covid-19, un groupe d’indigènes de la Sierra Nevada de Santa Marta – massif montagneux du nord de la Colombie – dénonce des empiétements illégaux sur son territoire ancestral. Des travaux d’envergure ont été réalisés sur au moins cinq sites considérés comme « sacrés » par les groupes ethniques.

Alors que le tourisme se développe rapidement en Colombie, divers investisseurs font pression pour développer leurs activités dans cette région littorale, au mépris des droits fonciers indigènes. Aujourd’hui, quatre communautés – Arhuaco, Kogui, Kankuamo et Wiwa – demandent des mesures d’urgence pour sauvegarder les écosystèmes et sites religieux.

De longue date, la Sierra Nevada de Santa Marta a été une terre d’affrontements constant entre guérilleros, paramilitaires et narcotrafiquants

C’est dans ce contexte qu’a été assassiné, fin avril 2020, Alejandro Llinas Suárez, fervent défenseur des droits environnementaux et sociaux dans la Sierra Nevada. Ceci, alors que des témoignages convergents attestent de la présence de groupes armés illégaux dans la région.

Depuis son élection en 2018, le président Duque n’a de cesse de remettre en cause les accords de paix et de désarmement signés deux ans auparavant avec les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC). Il en résulte un regain de violence dans de nombreuses régions. Perpétrés par des organisations paramilitaires d’extrême-droite redynamisées, les assassinats de leaders communautaires et de défenseurs des Droits de l’Homme on atteint un niveau historique, secouant le processus de paix et les espoirs que cet accord avait fait naître.

[Pour une remise en contexte du conflit colombien et du problème paramilitaire, lire sur LVSL : « En Colombie, le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire »]

La Línea Negra : un patrimoine ancestral au cœur d’intérêts divergents

Culminant à 5775 mètres, la Sierra Nevada de Santa Marta, située au nord-est de la Colombie, est la chaîne montagneuse côtière la plus haute au monde. Une région stratégique pour le développement de la Colombie, de par sa situation géographique mais aussi du fait de sa biodiversité et de ses ressources naturelles exceptionnelles.

De longue date, elle a été au centre de luttes entre les indigènes, qui tentent de préserver leurs territoires, et des acteurs extérieurs dont la stratégie vise à les en dépouiller. Un nouvel acte de ce drame est en train de se jouer. Le 12 mai dernier, en postant vidéos et photographies sur le compte Twitter du Conseil Territorial de Cabildos (CTC), les communautés indigènes ont alerté l’opinion publique sur des intrusions illégales qui visent à développer le tourisme de masse dans cette zone. Ils dénoncent l’utilisation d’équipements de chantier dans les mangroves et en plusieurs lieux aux alentours de l’embouchure du Río Ancho, en particulier un site sacré nommé Jaba Alduweiuman, (« Mère de la connaissance de la nature »). « A notre connaissance, cette activité est illégale, aucun permis n’a été délivré pour réaliser ces travaux, qui de par leur caractère, sont interdits », a affirmé le leader indigène Jose de los Santos Sauna, dans une déclaration écrite le 15 mai 2020.

Délimitation de la Línea Negra © Codigo prensa

Ces travaux ont lieu dans le territoire ancestral de la Línea Negra (Ligne Noire), habité par les peuples descendants des communautés amérindiennes Tayronas. La loi colombienne reconnaît à celles-ci un droit inaliénable sur cette région de la Sierra Nevada. Elle est protégée par la résolution 837 de 1995 et par le décret N° 1500 du ministère de l’Intérieur, ratifié le 6 août 2018. Selon ces textes, tout projet de travaux au sein de la Línea Negra doit être discuté en amont avec les communautés indigènes, puis consenti légalement.

Aux réclamations sur les infractions foncières, s’ajoute une lettre signée par Rogelio Mejía Izquierdo, gouverneur du Conseil Arhuaco de la région du Madgdalena et de La Guajira, à l’intention de la Cour Constitutionnelle : « par ce biais légitime nous demandons une réponse immédiate à la requête du peuple indigène Arhuaco ». De nombreuses plaintes ont été déposées depuis plus d’un an au sujet de l’exploitation minière illégale dans les lieux sacrés, pourtant les organismes institutionnels ne parviennent pas apporter une solution définitive aux problèmes.

Les peuples ethniques qui habitent la Sierra Nevada assurent qu’ils affrontent « le pire moment de leur histoire » ; « tous les maux que nous avons dû endurer par le passé ont empiré sous le gouvernement actuel », explique le gouverneur Mejia Izquierdo, dénonçant l’incompétence de l’équipe du président Duque depuis le début de son mandat en 2018.

Un conflit ancien

La Sierra Nevada de Santa Marta a été une terre d’affrontements constants entre guérilleros, paramilitaires et narcotrafiquants depuis de nombreuses années. Parfois insidieuses, les violences entre ces acteurs et contre les indigènes prennent régulièrement des formes ouvertes, sanglantes, selon des rapports de force complexes et en évolution constante. Menacées par ces intrusions répétées sur leurs territoires, les communautés indigènes ont pris l’habitude de s’organiser. Les Arhuaco furent les premiers à interpeller le gouvernement colombien afin de faire reconnaître leurs droits sur leurs terres ancestrales. Au début des années 1970, alors qu’émergent dans les pays les premières contestations indigènes, l’État colombien fait entrer dans la loi la Línea Negra, reconnue comme limite du territoire des quatre communautés de la Sierra Nevada. Cette décision est cruciale pour la reconnaissance de nouveaux droits particuliers et collectifs des peuples indigènes du pays.

Depuis le désarmement des FARC, conclu en juin 2017, certaines régions du pays sont confrontées à une progression de la violence des groupes armés cherchant à accaparer les anciens territoires de la guérilla, où l’État reste quasiment absent

Cependant, au cours des années 1990, le développement du narcotrafic dans la Sierra Nevada fait exploser les violences et les combats pour le contrôle du territoire. Cette zone sera le centre d’opération de divers groupes armés tels que les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC), l’Armée de Libération Nationale (ELN), – groupes guérilleros de gauche – et les Autodéfenses Unies de Colombie (AUC) – principal groupe paramilitaire. L’armée, et les forces de lutte contre le narcotrafic, se contentèrent bien souvent d’interventions aériennes, manifestant l’incapacité de l’État à exercer un contrôle permanent du terrain et à arbitrer entre les parties en conflit. Au cours de cette période et devant l’inertie des autorités nationales, de nombreux indigènes seront assassinés et dépossédés de leurs terres.

En 2004, dans le cadre de la Politique de Sécurité Démocratique du président Álvaro Uribe Vélez, une grande opération militaire est enfin engagée dans la Sierra. Objectif : freiner les intrusions des groupes armés illégaux, et rendre leurs terres aux communautés. L’intervention permet le démantèlement des mafias et des groupes insurgés, ainsi que la démobilisation des unités paramilitaires qui assiégeaient la zone. Trois ans plus tard, une politique sociale destinée au peuple indigène se met en place : la Ceinture environnementale et traditionnelle de la Sierra Nevada de Santa Marta, prévoyant la construction d’une dizaine de villages dans les bassins des fleuves qui traversent la Sierra. L’État essaie de répondre aux nombreuses revendications exprimées par les indigènes depuis des années en fournissant des services publics élémentaires ainsi que des structures pour la promotion de la culture locale et la défense de l’environnement.

L’embellie aura été de courte durée. En effet, si dans un premier temps le programme de Ceinture environnementale et traditionnelle permit d’espérer une préservation des cultures indigènes, de nouveaux projets de développement économique sont rapidement venus prendre le dessus. Jaime Luis Arias, le leader du Conseil Territorial de Cabildos (CTC) assure qu’il y a « toujours eu des tensions dans la Sierra Nevada », mais que c’est « sous le mandat de l’ex-président Uribe que le nombre de concessions minières a augmenté ». Outre l’exploitation minière, le CTC a dénoncé auprès de la Cour Constitutionnelle des grands projets d’infrastructure dans la Línea Negra tel que le terminal charbonnier de Puerto Brisa, le barrage hydroélectrique de Ranchería et l’hôtel Los Ciruelos. La Cour ne s’étant pas prononcée, les communautés indigènes se retrouvent plus que jamais en position de faiblesse pour faire valoir leurs droits.

[Lire notre entretien avec Ernersto Samper sur LVSL : « Le gouvernement d’Ivan Duque est un gouvernement de propriétaires »]

Assassinats de leaders sociaux

C’est dans ce contexte de tension sur fond d’intérêts économiques et touristiques que, le 25 avril dernier, Alejandro Llinás Suárez défenseur de droits environnementaux et sociaux de la Sierra Nevada a été assassiné. Fin février, il avait publiquement dénoncé, dans une interview au journal Semana, la présence de plusieurs groupes armés d’extrême droite extorquant les touristes visitant le Parc national de Tayrona – l’une des destinations les plus prisées du pays, située à l’intérieur de la Línea Negra. « Ils installent des sortes de billetteries de façon illégale » a-t-il affirmé, estimant que ces abus étaient commis avec des complicités officielles.

Alejandro Llinás avec un enfant Kogui © Hernán Pardo Silva

L’Organisation Nationale Indigène de Colombie (ONIC), qui représente les peuples autochtones, corrobore les dénonciations du leader. Depuis janvier, un nombre croissant d’acteurs armés se disputeraient le contrôle des activités illicites dans la zone. Contre rémunération, ils proposeraient aux touristes des excursions illégales dans des zones protégées de la réserve.

C’est l’une des manifestations de la violence politique qui, problème endémique, connaît une nouvelle escalade dans la Colombie d’aujourd’hui. Elle se traduit par des menaces contre des communautés paysannes, principalement indigènes et afro-descendantes, et par l’assassinat ciblé de défenseurs de leurs droits. Depuis le désarmement des FARC, conclu en juin 2017, certaines régions du pays sont confrontées à une progression de la violence des groupes armés cherchant à accaparer les anciens territoires de la guérilla, où l’État reste quasiment absent. L’ONIC a dénoncé l’assassinat de cent-vingt-trois indigènes depuis le début du mandat du Président Duque le 7 août 2018. Pour l’organisme, ces attaques « systématiques » sont le résultat du « non-respect des accords » de paix avec la guérilla des FARC, anéantie par son désarmement, avec pour conséquence la « hausse des cultures de marijuana et de coca » ; à laquelle les communautés indigènes se trouvent confrontées.

[Pour une analyse de la proximité du gouvernement colombien avec les groupes paramilitaires, lire sur LVSL notre entretien avec Gustavo Petro : « La mafia colombienne est en mesure de dicter ses lois »]

Le président Duque lui-même a imputé ces violences à l’explosion des cultures illicites. Et pourtant, sa décision d’avoir recours à la force, de durcir les mesures policières contre la consommation de stupéfiants, et le fait qu’il envisage le retour des fumigations aériennes au glyphosate, sont loin d’apaiser les revendications des indigènes.

Lors d’un point de presse à Genève le 14 janvier dernier, Marta Hurtado, porte-parole du Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme (HCDH), a déclaré que la grande majorité des meurtres des leaders sociaux recensés en 2019 a eu lieu dans des zones rurales. 98% d’entre eux ont été commis dans des municipalités où règne une économie illicite et où opèrent des groupes armés ou criminels. De plus, 86% de ces assassinats ont eu lieu dans des villages où le taux de pauvreté est supérieur à la moyenne nationale. Une tendance qui n’a malheureusement montré aucun relâchement depuis le début de l’année. Le HCDH a fait un appel au gouvernement colombien pour que celui-ci protège les défenseurs des droits civiques et diligente des enquêtes sur les responsables de ces crimes.

Un horizon incertain

Frein majeur à des changements politiques effectifs, l’absence de découpage clair entres les différentes entités administratives gérant la région, et le manque de coordination entre elles, ne font que rendre la situation plus complexe. La Sierra Nevada se présente ainsi comme un noyau de thématiques conflictuelles récurrentes en Colombie : « l’exploitation minière illégale a perduré pendant le mandat actuel. Les cultures illicites telles que la production de coca sont de retour dans les territoires ancestraux. Et le tourisme avance à grand pas menaçant notre culture et nos lieux sacrés », explique Rogelio Mejía, le gouverneur du Conseil Arhuaco. Le non-respect des accords signés, les divergences inconciliables, la superposition de plusieurs échelles de décision politique, l’existence de rapports de force informels comme la présence de groupes armés ou les stratégies de négociation des multinationales avec les populations locales, ont en outre rendu difficile la mise en place d’un système de gouvernement crédible, ou tout au moins fonctionnel.

Alors que cette zone est l’une de plus riche de Colombie, sa population se débat contre la pauvreté et la corruption. Il n’existe aucune culture de planification, et les relations de la population avec les institutions publiques se traduisent au mieux par des programmes sans suite, au pire par des promesses de soutien qui ne se concrétisent jamais. Et si les communautés indigènes sont invitées à prendre part aux discussions les concernant, leur voix ne porte guère : les décisions prises dans le consensus ne bénéficient d’aucune garantie, et sont souvent contredites par des mesures adoptées par d’autres acteurs.