Biden au pays de l’or noir : cynisme, contradictions et impuissance de l’Amérique démocrate

© المملكة العربيّة السّعودية

Le voyage de Joe Biden au Moyen-Orient poursuivait deux buts principaux : accélérer la normalisation des rapports entre Israël et les pétromonarchies, et obtenir une baisse du prix du pétrole. Dans les faits, il s’agissait surtout de resserrer les liens entre l’administration Biden et cette partie du monde – quitte à courber l’échine face à ses alliés et à s’asseoir sur les grands principes humanistes sensés guider la diplomatie américaine. Un déplacement qui révèle l’impuissance des États-Unis dans la région, pris entre de multiples contradictions. Pour satisfaire l’appétit du complexe militaro-industriel américain, rassurer les monarchies du Golfe en matière de sécurité et contenir la progression de la Chine, Joe Biden semble prêt à renoncer à une diplomatie un tant soit peu équilibrée à l’égard du Moyen-Orient.

En dépit de son amateurisme et de son incompétence, Donald Trump démontrait une certaine cohérence dans sa manière d’appréhender la géopolitique. Ne s’embarrassant d’aucune considération humaniste, il arbitrait les choix géostratégiques américains sous le seul prisme de ses intérêts, réels ou perçus. 

Ainsi, l’Iran, le Venezuela et Cuba constituaient des régimes à abattre. Instrumentalisé par l’Arabie Saoudite et Israël, Trump avait unilatéralement retiré les États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien puis imposé des sanctions économiques conçues pour ramener le pays à l’âge de pierre. Ses opérations bellicistes, en particulier l’assassinat du général et figure du régime Qasem Soleimani, avaient placé les deux pays au bord de la guerre. De même, par électoralisme bien compris, Trump avait annulé l’accord diplomatique passé par Obama avec Cuba et tenté par tous les moyens de renverser le gouvernement vénézuélien, allant jusqu’à demander une invasion terrestre à ses conseillers avant d’appuyer plusieurs tentatives de coup d’État. Une façon de s’assurer du soutien électoral de la diaspora issue de ces pays et émigrée dans des États clés, en particulier la Floride et le Texas.

NDLR : Lire sur LVSL l’article du même auteur : « Crise iranienne : Trump, faux isolationniste »

Enfin, Trump avait enterré la neutralité de Washington dans le conflit israélo-palestinien. Après avoir déplacé l’ambassade américaine à Jérusalem, il avait affiché un soutien sans faille au gouvernement de Netanyahou. Si les alliés de l’OTAN avaient été sommés d’acheter davantage de matériel militaire américain, sous peine de perdre la protection de Washington, Israël continue de bénéficier de milliards de dollars d’aide militaire financée par le contribuable américain. Ici aussi, les intérêts électoraux du Parti républicain, désireux de consolider le vote des chrétiens intégristes, semblaient dicter les considérations géostratégiques de Trump. Sans oublier ceux de l’industrie de l’armement américaine.

« Si vous voulez voir le baril du pétrole à 150 $, tout ce que vous avez à faire, c’est de rompre nos liens avec l’Arabie Saoudite. »

Donald J Trump, octobre 2018

Les livraisons d’armes au régime du général Al-Sisi s’inscrivent dans cette logique commerciale. Tout comme les milliards de dollars de contrat signé avec l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis. Le fait que ces armes soient utilisées pour massacrer des civils yéménites et provoquer « la plus grave crise humanitaire actuelle » selon l’ONU n’embarrassait pas Donald Trump. Celui-ci avait apposé son véto présidentiel à une résolution votée par le Congrès pour mettre fin au soutien logistique et à l’implication de l’armée américaine au Yémen. En échange de ce soutien sans faille, Riyad continuait d’acheter des armes américaines et d’ouvrir les vannes de pétrole, garantissant un prix suffisamment bas pour permettre à Trump d’espérer une réélection.

Malgré les nombreux services rendus au complexe militaro-industriel américain, premier bénéficiaire de ses arbitrages politiques, le style Trump demeurait trop « candide » pour l’establishment. Le magnat de l’immobilier avait fait grincer de nombreuses dents en expliquant que la présence américaine en Syrie avait pour but de « conserver le pétrole ». De même, suite au rapport de la CIA accusant le dirigeant saoudien Mohamed Ben Salmane (MBS) d’avoir personnellement commandité le démembrement à la scie à os du journaliste Jamal Khashoggi, Trump avait produit un communiqué laudatif pour justifier le maintien des relations diplomatiques avec Riyad. Aux journalistes qui l’interpellaient sur cette question, le milliardaire avait répondu : « si vous voulez voir le baril du pétrole à 150 $, tout ce que vous avez à faire, c’est de rompre nos liens avec l’Arabie Saoudite ». Et de préciser : « ils vont nous acheter 110 milliards de dollars d’armement. Si ils ne les achètent pas à nous, ils les achèteront ailleurs, à la Russie ou à la Chine, et ça ne nous aide pas, que ce soit pour les emplois ou nos entreprises ». Plus tard, Trump ira jusqu’à se vanter publiquement d’avoir « sauvé les fesses » de MBS.

Joe Biden et Kamala Harris avaient fustigé ce renoncement à tout principe moral. Alors en campagne, Biden avait promis de restaurer le prestige international des États-Unis et de faire de l’Arabie Saoudite « un État-paria ». 

L’Arabie Saoudite humilie Joe Biden – impunément.

Si l’on met de côté la forme, la politique étrangère de Trump s’inscrivait en réalité dans la continuité de ses prédécesseurs. Barack Obama avait rendu possible la signature de contrats d’armement avec l’Arabie Saoudite à hauteur de plus de 115 milliards de dollars, après l’avoir soutenue dans son offensive au Yémen. Il avait signé un décret stipulant que le Venezuela constituait une « menace existentielle » pour les États-Unis, et imposé des sanctions économiques significatives. En Égypte, Obama avait tacitement soutenu le coup d’État militaire, son ministre des affaires étrangères John Kerry estimant que Sisi « restaurait la démocratie ». Avant cela, sa prédécesseur Hillary Clinton avait loué le dictateur égyptien Moubarak en affirmant le considérer « réellement comme un ami de ma famille ». Le Washington Post lui avait alors reproché de saper les efforts de la diplomatie américaine en matière de défense des droits de l’Homme…

Le récit que cherche à imposer le camp démocrate, selon lequel Trump avait tourné le dos à une politique étrangère dont l’objectif principal est la défense des droits de l’Homme et la « promotion de la démocratie », ne résiste pas à l’analyse. En particulier sur le dossier saoudien.

Dès son arrivée au pouvoir, Joe Biden a été confronté à un second rapport du renseignement américain portant sur le meurtre de Jamal Khashoggi. Face aux conclusions dévastatrices pour MBS, Biden a adopté la même position que Donald Trump : refuser de prendre la moindre sanction, et justifier cette décision par la défense des intérêts nationaux.

Depuis, la Maison-Blanche refuse de mettre un terme à l’implication des États-Unis dans la guerre au Yémen. Joe Biden a même annoncé une nouvelle vente d’armes à Riyad, pour un total de 650 millions de dollars. Bernie Sanders et deux sénateurs républicains ont tenté de bloquer ce contrat en saisissant le Congrès. En vain, le Sénat votant à 67 contre 30 en faveur de la vente. 

Si Biden a renoncé à faire de l’Arabie Saoudite un État-paria, il s’était bien gardé, jusqu’à présent, de rencontrer Mohamed Ben Salmane. Une manière d’éviter de réhabiliter symboliquement le dirigeant saoudien. 

Outre la volonté d’amoindrir les tensions sur le marché du pétrole, le voyage de Biden poursuit un autre but : faire avancer l’accord militaire portant sur la défense aérienne dans le cadre de « l’Alliance de défense aérienne du Moyen-Orient ».

Cette position devenait intenable pour plusieurs raisons. D’abord, MBS et ses alliés émiratis faisaient payer cette posture au prix fort, n’hésitant pas à soutenir un cours du pétrole élevé bien avant la guerre en Ukraine, dans le but explicite de nuire politiquement aux démocrates et de favoriser le retour au pouvoir du Parti républicain. Les multiples tentatives d’obtenir une hausse de la production via des rencontres officieuses avec des hauts dirigeants américains et MBS ont toutes échoué, les Saoudiens évoquant publiquement la nécessité d’une rencontre officielle avec Joe Biden pour résoudre la question.

Une fois la guerre en Ukraine déclenchée, l’Arabie Saoudite s’est jointe à Israël et aux autres monarchies du Golfe en traînant des pieds pour condamner la Russie à l’ONU, tout en maintenant ses relations commerciales et diplomatiques avec Moscou. Au point de doubler ses importations de pétrole russe à prix cassé pour faire du profit. Selon la presse américaine, les dirigeants saoudiens et émiratis ont longtemps refusé de répondre aux demandes d’entretien téléphonique de Biden, qui souhaitait évoquer le marché du pétrole. Lorsque Jake Sullivan, le conseiller spécial à la Sécurité de Joe Biden, a abordé la question de Jamal Khashoggi devant MBS, ce dernier aurait hurlé sur le haut responsable américain avant de mettre fin à l’entrevue.

Quand les contradictions de la politique étrangère de Joe Biden démontrent son impuissance

Joe Biden s’est ainsi trouvé contraint de courber l’échine devant MBS afin d’obtenir la hausse des quotas de production de pétrole, censée compenser les effets de l’embargo américain sur la Russie. Une stratégie quelque peu contradictoire – et pleine de cynisme. Difficile de voir dans l’Arabie Saoudite un régime moins violent et autoritaire que celui de Vladimir Poutine, comme le relevait le Financial Time. Avant l’invasion de l’Ukraine, les libertés publiques étaient significativement mieux garanties en Russie. En mars, le gouvernement saoudien avait fait décapiter 81 hommes en une seule journée. Selon Human Right Watch, des dizaines d’entre eux étaient de simples opposants politiques arrêtés pour avoir participé à une manifestation. Quelques mois auparavant, la déclassification d’un rapport du FBI avait révélé des éléments accablants pointant vers l’implication directe du régime saoudien dans les attentats du 11 septembre. On aurait également tôt fait d’oublier que la guerre au Yémen a produit des dégâts humanitaires bien plus importants que ceux que l’on a pu observer en Ukraine jusqu’à présent – eux-mêmes d’une brutalité déjà choquante.

Le fait que Joe Biden préfère supplier les monarchies du Golfe d’accroître leur production de pétrole plutôt que de lever les sanctions pesant sur l’Iran et, davantage encore, sur le Venezuela, ne peut bien sûr s’expliquer par des considérations d’ordre moral. Pourtant, c’est sur ces principes que Biden a décidé d’exclure le Venezuela, Cuba et le Nicaragua de son sommet des Amériques, provoquant le refus de la participation du Mexique et un nouveau contrecoup pour son administration (Jair Bolsonaro acceptant de participer uniquement après que Biden ait promis de ne pas aborder sa politique en Amazonie et de lui accorder une rencontre en tête-à-tête…).

Parce qu’il refuse de considérer un changement d’orientation stratégique, Joe Biden est dans une impasse. Un prix du pétrole élevé condamne le Parti démocrate à une défaite électorale en novembre, dont les conséquences se feront ressentir pendant des années. La reprise des relations avec les monarchies du Golfe l’affaiblit également dans l’opinion américaine, surtout auprès de l’électorat susceptible de voter démocrate, alors que la levée des sanctions sur le Venezuela et l’Iran lui vaudrait les foudres de la droite américaine. Même sur le dossier iranien, Biden semble incapable de trancher entre sa volonté de signer un nouvel accord sur le nucléaire et son désir de ne pas contrarier Israël et l’Arabie Saoudite. Ce qui explique pourquoi de nombreux commentateurs américains déplorent un voyage au Moyen-Orient cynique et risqué, où le démocrate n’avait que des coups à prendre.

Récompenser les provocations

Outre la volonté d’amoindrir les tensions sur le marché du pétrole, le voyage de Joe Biden poursuit un autre but officiel : faire avancer l’accord militaire portant sur la défense aérienne dans le cadre de l’Alliance de défense aérienne du Moyen-Orient. Les monarchies du Golfe, l’Égypte et Israël œuvrent à la mise en place d’un système de défense aérien commun, dans le but de neutraliser la menace grandissante des drones iraniens. Pour les États-Unis, cela impliquerait un nouveau transfert de technologie et des ventes d’armes supplémentaires.

Mais derrière l’appétit pour des contrats d’armement juteux se profilent de nombreuses interrogations géostratégiques et politiques. D’abord, la signature d’un tel traité risquerait de nécessiter l’approbation du Congrès. Ensuite, il pourrait entrer en violation des lois américaines, selon la revue Foreign Policy. Les États-Unis ne sont en effet pas censés signer des accords de défense militaire avec des pays violant ouvertement les droits de l’Homme – ce qui semble une caractérisation applicable aux monarchies du Golfe… De plus, l’un des piliers de la diplomatie américaine repose sur la volonté de ne pas renforcer les régimes autoritaires, jugés moins stables et susceptibles de respecter les accords et traités internationaux que les régimes démocratiques

En plus d’encourager la déstabilisation de la région, elle reviendrait à récompenser les « mauvais comportements » des différents États qui en seraient bénéficiaires – qu’ils refusent de suivre Washington dans leur opposition à la Russie, violent allègrement les droits de l’Homme ou continuent à multiplier les provocations à l’encontre des États-Unis. Outre les intenses opération de lobbying et les actes d’espionnage commis par les Émirats Arabes Unis (qui avaient placé un agent au cœur de l’administration Trump, comme l’a récemment révélé la presse), Doha laisserait la Chine construire une base navale sur son territoire. Riyad serait sur le point d’acheter des missiles à Pékin et considérerait un accord commercial visant à vendre du pétrole sans passer par le dollar. Une information qui a consterné les cercles de pouvoir à Washington. 

L’obsession chinoise comme unique boussole ?

Les intérêts du complexe militaro-industriel américain ne sont pas suffisants pour expliquer les choix a priori contradictoires de l’administration Biden. Après tout, c’est sous sa direction que les États-Unis se sont retirés de l’Afghanistan. L’autre explication passe par l’obsession américaine à l’égard de la Chine. Le principal objectif de la politique étrangère américaine semble être de contenir Pékin, ce qui nécessite d’empêcher l’allié historique saoudien de traiter directement avec lui. D’où cette rencontre secrète du directeur de la CIA, William Burns, avec MBS en avril, où il fut surtout question du rapprochement entre Riyad et Pékin.

Si l’influence grandissante de la Chine dans le pré carré-américain suscite l’inquiétude, l’affaiblissement du dollar constitue un souci encore plus aigu. Outre l’indécision caractéristique du président américain et la perte d’influence des États-Unis au Moyen-Orient, le principal élément qui semble expliquer la ligne politique américaine est sa volonté de conserver son rang de première puissance mondiale. Parvenir à consolider les relations entre Israël et les monarchies arabes présenterait l’avantage de garantir la sécurité de l’État hébreu et des approvisionnements en hydrocarbures. En évitant de contrarier le moindre acteur, Biden permettrait aux États-Unis de se désengager de la région, pour se tourner pleinement vers l’Asie. Tant pis si cela nécessite de s’asseoir sur les grands principes démocratiques. Joe Biden ne semble pas disposer du capital politique ni de la volonté nécessaire pour défendre une autre vision. Mais en se cantonnant à sauver ce qui peut encore l’être, il risque de provoquer un désagréable retour de bâton…

Confrontation avec la Chine : Biden dans les pas de Trump

Au début du mois de juin, Joe Biden a décidé d’élargir la « liste noire » des entreprises chinoises ayant l’interdiction de bénéficier d’investissements américains. Ce décret porte le nombre de sociétés concernées à 59 et témoigne du maintien de la ligne dure à l’égard de la Chine défendue par son prédécesseur, Donald Trump. Si l’on veut saisir toute la complexité de cette rivalité États-Unis – Chine, il est important de rappeler que l’enjeu n’est pas exclusivement commercial, mais aussi technologique et militaire. Pour l’administration Biden, il s’agit de maintenir un statut de première économie mondiale de plus en plus fragile, de contrer l’ascension chinoise dans le domaine de la technologie et d’empêcher l’Armée populaire de libération (APL) de contester une suprématie militaire pour l’instant indiscutable. La Chine, pour sa part, cherche prioritairement à multiplier les partenariats économiques, à développer son immense potentiel technologique afin de servir sa stratégie géopolitique visant notamment à étendre sa souveraineté en mer de Chine.

Au-delà d’une simple « guerre commerciale »

Les tensions actuelles entre les États-Unis et la Chine sont d’abord dues à l’accroissement du déficit commercial américain vis-à-vis de la Chine au cours des deux dernières décennies pour atteindre 345 milliards de dollars (les deux tiers du total) en 2019 [1]. Selon un rapport de l’Economic Policy Institute, ce déficit croissant a eu pour conséquence la destruction d’environ 3,7 millions d’emplois américains entre 2001 et 2018 [2]. Les Américains ont tendance à expliquer ce déséquilibre et ses conséquences par l’ampleur des « pratiques déloyales » chinoises. Or, si les transferts forcés de technologie peuvent être qualifiés ainsi, le soutien de l’État chinois aux entreprises stratégiques ou encore la limitation de l’accès au marché national relèvent tout simplement d’une politique protectionniste.

Si, à l’époque de sa présidence, Donald Trump n’hésitait pas à dénoncer les effets néfastes du libre-échange quand il s’agissait de pertes d’emploi sur le sol américain, il présentait volontiers l’interventionnisme de l’État stratège chinois – visant notamment à permettre aux entreprises de mieux faire face à la concurrence internationale – comme une menace inacceptable. Ainsi, exploitant à la fois l’hostilité d’un nombre croissant de citoyens américains envers la Chine [3] et la volonté du Congrès (Républicains et Démocrates réunis) d’adopter une position plus offensive envers cette dernière, l’administration Trump a développé le concept d’« agression économique » [4], dans l’optique de justifier une politique commerciale offensive à l’égard de la Chine.

Cette politique unilatérale lancée en 2018 s’est premièrement manifestée par la taxation à hauteur de 10% de plus de 5 700 produits chinois (acier, textile, électronique…) représentant un montant d’environ 200 milliards de dollars [5], avant de déboucher à l’été par l’imposition de tarifs douaniers de 25% sur ces mêmes importations [6]. Pékin, qui s’était contentée au départ de riposter par le biais de mesures punitives contre une gamme de produits américains, a fini par dénoncer une « guerre commerciale », puis fit augmenter ses propres tarifs douaniers en représailles. De plus, le Premier ministre Li Keqiang a annoncé un plan d’aide dont l’objectif était de soutenir les entreprises chinoises affectées par les restrictions commerciales [7]. Ce n’est qu’en octobre 2019 que les deux pays ont fini par s’engager à suspendre la hausse de certains droits de douane. Un accord dit de « Phase 1 » a été signé en janvier 2020 afin de formaliser cet engagement.

Si Joe Biden a décidé de maintenir la ligne ferme de son prédécesseur en élargissant la « liste noire » des entreprises chinoises qui ne peuvent plus recevoir d’investissements américains, c’est avant tout dans le but de limiter l’accès de la Chine aux technologies et marchés américains.

La politique offensive de l’administration Trump a certes contribué au ralentissement de la croissance chinoise et mené à la dévaluation du yuan par la Banque populaire de Chine [8]. Cependant, la deuxième puissance économique mondiale a tout de même bien résisté en compensant la baisse des exportations vers les États-Unis par une augmentation des exportations vers d’autres pays, notamment ceux de l’ASEAN (Association of SouthEast Asian Nations). Ce mouvement va probablement s’accélérer grâce à la signature en novembre 2020 du Partenariat économique régional global (PERG ; Regional Comprehensive Economic Partnership en Anglais) qui rassemble 15 pays d’Asie et d’Océanie représentant près d’un tiers du commerce mondial, ce qui en fait le plus grand accord de libre-échange conclu à ce jour [9]. En défendant très activement ce projet, la Chine s’est érigée en grande défenseure du multilatéralisme au moment même où Donald Trump retirait les États-Unis d’un autre accord de libre-échange dont elle ne faisait pas partie, le Partenariat transpacifique (PTP). En rien protecteur sur les plans social et environnemental, le PERG permet en fait à la Chine de se préserver de tout isolement sur le plan économique et de conforter son rôle de premier plan dans une région comprenant plusieurs alliés de Washington.

Consulter le dossier que LVSL a consacré au décryptage de l’expansion chinoise et de sa confrontation avec les grandes puissances : « Comment la Chine change le monde »

En outre, les dirigeants américains savent pertinemment que les ambitions de l’empire du Milieu ne se cantonne pas à la région Asie-Pacifique. Le développement des « nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative) – un grand projet d’investissement transcontinental ayant pour but de construire un vaste réseau d’infrastructures afin de faciliter le commerce de marchandises et le transport d’énergies – en est la meilleure preuve puisqu’elles incluent l’Asie centrale, une partie de l’Afrique de l’Est et même de l’Europe dans leur tracé.

Pour toutes ces raisons, la rivalité entre les États-Unis et la Chine ne se limite nullement à une simple « guerre commerciale ». Du côté américain, l’enjeu dépasse largement la question du déficit extérieur. Si Joe Biden a décidé de maintenir la ligne ferme de son prédécesseur en élargissant la « liste noire » des entreprises chinoises qui ne peuvent plus recevoir d’investissements américains [10], c’est avant tout dans le but de limiter l’accès de la Chine aux technologies et marchés américains afin d’éviter qu’elle concurrence la domination des États-Unis dans des secteurs clés pour la sécurité nationale. Le dévoilement par les dirigeants chinois du plan « Made in China 2025 » et du quatorzième plan quinquennal qui visent en grande partie à accélérer l’innovation, notamment dans les secteurs de pointe [11], a sans doute exacerbé les craintes de Washington.

Technologie et ressources naturelles

Il n’est pas anodin que, déjà à l’époque de la présidence Trump, le géant technologique Huawei ait été placé sur la fameuse liste noire. Désormais première vendeuse de smartphones au monde, cette société a connu une ascension fulgurante et construit à présent des réseaux de télécommunications dans les pays du Sud. Pour le chercheur américain Evgeny Morozov, « [s]a trajectoire illustre les hautes aspirations du gouvernement pour le secteur des technologies. Si d’autres entreprises chinoises venaient à suivre cet exemple, la suprématie économique américaine au niveau mondial pourrait s’en trouver sérieusement ébranlée [12] ».

Vivement inquiétés par cette perspective, les États-Unis ont également mené bataille sur le terrain diplomatique. À titre d’exemple, le Chili et le Royaume-Uni ont tous les deux chassé Huawei de leurs réseaux 5G après avoir subi des pressions [13].

Stand de Huawei au salon industriel de l’Internationale Funkausstellung Berlin © Matti Blume

Au-delà de ce cas précis, l’actuel Président américain et ses conseillers restent persuadés que la technologie est un véritable instrument de puissance permettant à la fois de stimuler la croissance économique, de renforcer les capacités militaires, voire de faciliter la surveillance de masse. Ce constat, largement partagé entre les pays développés et émergents, ne peut que favoriser une compétition dans l’acquisition de technologies de plus en plus sophistiquées. En Chine, les dépenses en recherche et développement ont été multipliées par 12 entre 2000 et 2018, et le pays se classe désormais en deuxième position juste derrière les États-Unis [14]. Bien que le rattrapage ne soit pas encore total, l’État chinois possède un avantage de taille sur l’État fédéral américain : il est plus à même de maîtriser son système productif. En effet, alors que des multinationales américaines telles que Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft pouvaient jusqu’à récemment nouer des partenariats avec des entreprises chinoises, les dirigeants de Huawei n’ont sans doute même pas songé à faire de même avec des sociétés implantées aux États-Unis, bien conscients que Pékin ne tolérerait pas un tel écart. En ce sens, dans la droite lignée de l’administration Trump, l’administration Biden s’est donnée pour objectif de réorienter les investissements des entreprises américaines du secteur des nouvelles technologies hors de Chine.

En Chine, les dépenses en recherche et développement ont été multipliées par 12 entre 2000 et 2018, et le pays se classe désormais en deuxième position juste derrière les États-Unis.

De leur côté, les grandes entreprises technologiques chinoises, qui bénéficient grandement des débouchés qu’offrent les « nouvelles routes de la soie » ainsi que d’un fort soutien étatique, se déploient non seulement en Asie, mais aussi en Europe et en Afrique. Le pouvoir chinois compte bien profiter de ces nouveaux marchés d’exportation afin de diminuer sa dépendance envers les pays développés. Cette dépendance pourrait même, à certains égards, s’inverser, puisque plusieurs entreprises chinoises fournissent des technologies de surveillance par intelligence artificielle à des États européens tels que l’Allemagne, la France, l’Italie, ou encore le Royaume-Uni [15] – dans un contexte où les autorités cherchent à renforcer leurs moyens de surveillance des populations.

Lire sur LVSL l’article de Sarah Vennen : « Cyber-colonialisme : comment le régime de techno-surveillance chinois s’impose au Zimbabwe »

D’autre part, la question des métaux rares, dont certains sont essentiels au développement de l’industrie du numérique ainsi qu’à la construction de batteries, est cruciale pour la deuxième économie du monde. En conséquence, des pays comme la Bolivie, dont le sous-sol regorge de lithium, représentent un grand intérêt pour la Chine qui ne cache pas son ambition de faire rouler l’intégralité de ses automobilistes en voiture électrique d’ici quelques années. En août 2019, le gouvernement bolivien avait conclu un partenariat avec le consortium chinois Xinjiang TBEA Group prévoyant notamment l’implantation d’une usine de batteries lithium-ion sur le sol chinois [16]. Le coup d’État de novembre 2019, soutenu par les États-Unis, fut suivi d’une rupture des relations avec le pays de Xi Jinping. Les actions de l’entreprise américaine Tesla, spécialisée dans la construction de voitures électriques, avaient alors explosé, et beaucoup avaient spéculé sur les éventuels contrats qui pourraient être signés avec la Bolivie. Ce rapprochement entre les États-Unis et la Bolivie a été suspendu par l’élection de Luis Arce, vainqueur des élections de novembre 2020, qui affiche clairement sa détermination à rétablir les ponts avec la Chine. À l’époque de sa campagne, il déclarait déjà à Le Vent Se Lève : « la Chine [met] l’accent sur l’investissement ou le tourisme en même temps que sur le commerce. Par conséquent, il est plus opportun pour l’économie bolivienne de passer des accords avec ce genre de gouvernements, qui proposent des accords plus adaptés à nos conditions que ceux qui sont régis par le libre-échange » [17].

Lire sur LVSL notre entretien avec le président Luis Arce : « Nous devons garantir la souveraineté de la Bolivie sur le lithium »

De la même manière, on peut interpréter les récentes mutations politiques en République démocratique du Congo comme la conséquence des affrontements sino-américains autour des métaux rares. Ce pays, qui contient plus de 50 % des réserves de cobalt et de coltan, constitue un lieu hautement stratégique en la matière. Alors que l’ex-président Joseph Kabila avait multiplié la signature de contrats miniers avec la Chine, son successeur Félix Tshisekedi affiche sa volonté de les renégocier et de se rapprocher des États-Unis. Une démarche saluée par le gouvernement américain qui, de la fin du mandat de Donald Trump au commencement de celui de Joe Biden, a tendu la main au nouveau président congolais [18].

Lire sur LVSL l’article de Nathan Dérédec : « Métaux rares : l’empire global de la Chine »

On l’aura compris, le fait que la Chine conforte sa place de grande puissance économique et technologique et s’impose comme un acteur incontournable sur la scène internationale a toutes les raisons d’inquiéter les États-Unis, dernier pays à avoir atteint le rang « superpuissance » et peu désireux de voir un adversaire direct se rapprocher de ce statut. Cependant, la rivalité sino-américaine possède bien une dimension militaire. Cette tendance s’est confirmée dès le premier mandat de Barack Obama dont l’administration avait lancé une stratégie de « pivot » (rebalance, en Anglais) vers l’Asie-Pacifique. Depuis, les Américains ont considérablement renforcé leur présence militaire dans cette région tandis que Pékin mène une politique particulièrement offensive en mer de Chine.

Tensions militaires accrues dans l’Indo-Pacifique

La stratégie du « pivot » avait pour finalité de réorienter la politique étrangère des États-Unis. À de nombreux égards, l’administration Obama a considéré dès la fin des années 2000 (une décennie marquée par les interventions en Afghanistan et en Irak) que la menace principale ne provenait plus du Moyen-Orient, mais de la puissance montante chinoise. Cette vision a été conservée durant les deux mandats du Président démocrate, si bien que celui-ci déclarait en 2015 : « La Chine veut écrire les règles pour la région du monde qui connaît la croissance la plus rapide. Pourquoi la laisserait-on faire ? Nous devrions écrire ces règles [19]. »

Toutefois, comme le rappelle le chercheur Hugo Meijer, l’objectif se limitait à l’époque à « dissuader tout comportement agressif ou coercitif de la RPC (République populaire de Chine) [20] ». Pour les dirigeants américains, la Chine ne représentait alors qu’une menace à l’échelle régionale.

Les hauts responsables de l’administration Trump, pour leur part, ont prêté aux ambitions de la Chine une dimension globale. Ainsi, l’on pouvait lire dans le résumé de la National Defense Strategy publié en 2018 que la Chine poursuivait déjà à l’époque « un programme de modernisation militaire qui vis[ait] à atteindre une hégémonie régionale dans l’Indo-Pacifique à court terme et à supplanter les États-Unis pour atteindre la prééminence mondiale dans le futur [21] ». Plus précisément, le Bureau du Secrétariat de la Défense estimait dans son rapport annuel au Congrès de septembre 2020 que l’armée chinoise dépassait déjà l’US Army dans trois domaines spécifiques, à savoir la marine, les missiles balistiques et de croisière conventionnels basés au sol et les systèmes de défense aérienne intégrés [22]. C’est pourquoi un nouveau renforcement de la présence américaine s’est opéré et donc élargi au bassin indo-pacifique, qui comprend à la fois la partie occidentale de l’Océan Pacifique et les parties tropicales et subtropicales de l’Océan Indien. Ceci s’explique notamment par le fait que l’Inde est considérée comme un allié de poids pour contrebalancer la puissance chinoise dans la région. Dans cette perspective, Donald Trump, tout comme son prédécesseur, avait décidé de revitaliser le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad) conclu en 2007 entre les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie dans le but de contenir la puissance chinoise [23].

Lire sur LVSL l’article de Marine Lion : « Inde-Chine : un point de non-retour dans la guerre économique globale ? »

Dès les premiers mois de son mandat, le Président Biden a décidé d’accorder une importance première à cette alliance et a pris l’initiative de réunir les Premiers ministres des trois États partenaires lors d’un sommet virtuel le 12 mars dernier. En attendant la formation d’un potentiel « Quad+ », qui pourrait s’élargir à la Corée du Sud, voire à plusieurs États membres de l’ASEAN [24], le quatuor entretient déjà de solides relations avec la France qui a déployé d’importants moyens militaires dans la région entre mars et juin. En effet, le porte-avions à propulsion nucléaire Charles-de-Gaulle, le sous-marin d’attaque à propulsion nucléaire Émeraude, le porte-hélicoptères Tonnerre et la frégate Surcouf ont été mobilisés dans le cadre d’exercices conduits en coopération avec les armées des États membres du Quad [25]. La fin de la présidence Trump n’a donc absolument pas remis en cause la volonté des États-Unis de former un front aussi large que possible pour faire échec aux visées expansionnistes de Pékin dans la zone Indo-Pacifique. De manière globale, bien que le budget militaire chinois reste largement en-dessous de celui des États-Unis, les dirigeants américains ont très bien noté qu’il était quatre fois plus important que ceux du Royaume-Uni, de l’Allemagne ou encore de la France [26].

La fin de la présidence Trump n’a absolument pas remis en cause la volonté des États-Unis de former un front aussi large que possible pour faire échec aux visées expansionnistes de Pékin dans la zone Indo-Pacifique.

La Chine, de son côté, voit d’un mauvais œil l’élargissement de cette coalition dans sa première zone d’influence. Ceci n’est guère étonnant dans la mesure où elle mène depuis des années une politique offensive en mer de Chine méridionale où elle se dispute les îles Paracels et Spratleys avec des alliés des États-Unis, notamment Taïwan, le Vietnam et les Philippines, provoquant ainsi des incidents à répétition. À la suite de l’adoption, en février, d’une loi maritime, les autorités chinoises ont même renforcé les pouvoirs de leurs garde-côtes [27]. Comme le résume la chercheuse Sophie Boisseau du Rocher : « [l]a Chine agit comme si ses prétentions territoriales étaient déjà une réalité lui permettant de s’affranchir des clauses de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer qu’elle a ratifiée le 15 mai 1996 [28] ». Par conséquent, la perspective d’un apaisement des tensions semble pour l’instant s’éloigner.

Joe Biden cherche des alliés en Europe

Les chefs d’État et de gouvernement des membres du G7 lors du sommet de Cornouailles © Crown Copyright

Au mois de juin, le Président Biden a effectué une tournée diplomatique sur le continent européen afin d’assister à plusieurs sommets (G7, OTAN) et de rencontrer notamment les dirigeants de l’Union européenne (UE) ainsi que le Président russe Vladimir Poutine. Avant même de quitter le sol américain, le chef d’État a déclaré que l’objectif de son voyage était de faire savoir « clairement à Poutine et à la Chine que les États-Unis et l’Europe [étaient] soudés » [29]. Cette déclaration ne s’inscrit pour l’instant dans aucune stratégie clairement définie. Jusqu’ici, les États-Unis et l’UE ont seulement lancé une action collective aux côtés du Canada et du Royaume-Uni dans le cadre de laquelle plusieurs sanctions ont été adoptées contre d’actuels et anciens fonctionnaires chinois impliqués dans la mise en œuvre de programmes de détention et d’assimilation forcée visant les Ouïghours (une minorité vivant dans la région du Xinjiang) [30]. Les paroles du Président démocrate constituent surtout un appel au renforcement de la relation transatlantique et confirment que Washington veut à tout prix éviter d’être isolée face à une puissance chinoise en pleine expansion.

Lire sur LVSL l’article d’Othman el Hadj : « Le doux rêve d’une défense européenne indépendante de l’OTAN »

Notes :

[1] NARDON Laurence et VEILLET Mathilde, « La guerre commerciale sino-américaine : quel bilan à l’issue de la Présidence Trump ? », Potomac Paper, n° 40, Ifri, novembre 2020.

[2] SCOTT Robert E. et MOKHIBER Zane, “Growing China trade deficit cost 3.7 million American jobs between 2001 and 2018”, Economic Policy Institute, janvier 2020.

[3] YOUNIS Mohamed, “New High in Perceptions of China as U.S.’s Greatest Enemy”, Gallup, 16 mars 2021.

[4] EDWARDS John, “‘Economic aggression’: Donald Trump picks a fight with China”, The Interpreter, 20 décembre 2017.

[5] BULARD Martine, « Chine – États-Unis, où s’arrêtera l’escalade ? », Le Monde diplomatique, octobre 2018.

[6] MATELLY Sylvie, « Entre la Chine et les États-Unis, une compétition inévitable ? », Revue internationale et stratégique, 2020/4.

[7] BULARD Martine, art. cit.

[8] RICCI Sébastien, « Dévaluer le yuan, une stratégie à risques multiples pour Pékin », La Tribune, 6 août 2019. [1] BULARD Martine, « Bombe libre-échangiste en Asie », Le Monde diplomatique, janvier 2021.

[9] BULARD Martine, « Bombe libre-échangiste en Asie », Le Monde diplomatique, janvier 2021.

[10] LUBOLD Gordon et LEARY Alex, “Biden Expands Blacklist of Chinese Companies Banned From U.S. Investment”, The Wall Street Journal, 3 juin 2021.

[11] MATELLY Sylvie, art. cit.

[12] MOROZOV Evgeny, « Bataille géopolitique autour de la 5G », Le Monde diplomatique, octobre 2020.

[13] Ibid.

[14] THIBOUT Charles, « La voie technologique du conflit sino-africain », Revue internationale et stratégique, 2020/4.

[15] Ibid.

[16] MARIETTE Maëlle, « En Bolivie, la filière du lithium à l’encan », Le Monde diplomatique, janvier 2020.

[17] « Nous devons garantir la souveraineté de la Bolivie sur le lithium », entretien avec Luis Arce Catacora, Le Vent Se Lève, 19 avril 2020.

[18] « Comment Washington a poussé Tshisekedi à renégocier les contrats miniers signés par Kabila avec la Chine », Africa Intelligence, 25 juin 2021.

[19] « Remarks by the President in State of the Union Adress », Janvier 2015. Disponible ici.

[20] MEIJER Hugo, « L’Asie-Pacifique dans le débat stratégique américains. Obama, Trump et la montée en puissance de la Chine », Politique américaine, 2019/3 (n° 33).

[21] MATTIS Jim, “Summary of the 2018 National Defense Strategy”, p. 2. Disponible ici.

[22] Office of the Secretary of Defense, Military and Security Developments Involving the People’s Republic of China 2020Annual report to Congress, Washington, U.S. Department of Defense, septembre 2020.

[23] MEIJER Hugo, art. cit.

[24] PÉRON-DOISE Marianne, « Le Quad, pilier de la stratégie indo-pacifique de l’administration Biden ? », The Conversation, 21 avril 2021

[25] BULARD Martine, « L’Alliance atlantique bat la campagne en Asie », Le Monde diplomatique, juin 2021.

[26] MAULNY Jean-Pierre et SCHNITZLER Gaspard, « Puissance militaire : la Chine, ennemi public numéro un des États-Unis ? », Revue internationale et stratégique, 2020/4.

[27] BULARD Martine, « L’Alliance atlantique bat la campagne en Asie »

[28] BOISSEAU DU ROCHER Sophie, « Chine et Asie du Sud-Est : les jeux sont-ils faits ? » Politique étrangère, 2021/2.

[29] « Joe Biden veut faire savoir ‘à Poutine et à la Chine que les États-Unis et l’Europe sont soudés’ », Le Monde, 9 juin 2021.

[30] TALLEY Ian et NORMAN Laurence, “U.S. and Its Allies Sanction China Over Treatment of Uyghurs in a Collective Action”, The Wall Street Journal, 22 mars 2021.

Comment l’Union européenne se défait en s’élargissant : le cas macédonien

Stevo Pendarovski, chef d’État macédonien, en compagnie d’Emmanuel Macron © vlada.mk

Ivo Bosilkov est politologue et enseignant-chercheur à l’University American College de Skopje. Dans cet article, il analyse les développements récents du processus d’élargissement de l’Union Européenne au prisme du cas de la Macédoine du Nord, candidate à l’adhésion depuis 2004. Après avoir changé de nom pour lever l’embargo de la Grèce à cette adhésion, la république issue de l’ancienne Yougoslavie fait maintenant face au blocus de la Bulgarie ; celle-ci exige que le gouvernement macédonien reconnaisse que sa langue officielle est en réalité un dialecte bulgare. Sous la pression de l’OTAN et des gouvernements d’Europe de l’Ouest, la classe politique macédonienne procède à une intégration à marche forcée de son pays dans le bloc euro-atlantique, malgré l’hostilité d’une grande partie de sa population. Article traduit par Andy Battentier.


L’accord de Prespa, signé en 2018 entre la Grèce et le pays alors nommé Ancienne République Yougoslave de Macédoine (ARYM), consacre le changement de nom de cette dernière pour « Macédoine du Nord ». Ce changement était une demande de la Grèce depuis trente ans, qui estimait que le nom de Macédoine était un patrimoine appartenant à la culture hellénique, et qui craignait des revendications irrédentistes touchant ses territoires au Nord.

Cet accord fut célébré à Bruxelles comme une victoire des valeurs européennes, et la preuve vivante de la vivacité de l’européisme en ces temps de poussées nationalistes et d’aspirations illibérales sur le continent. Le traité n’a pas seulement mis fin à un différend de plus de trente ans, et ainsi levé le veto de la Grèce à l’adhésion macédonienne à l’Union européenne. Il entre également en résonance avec les vertus les plus célébrées du projet européen : la résolution des conflits par des institutions technocratiques, la création de liens entre des nations historiquement hostiles, et une vision du futur libérale et cosmopolite, où la prospérité s’obtient par la solidarité.

Cette lecture des événements n’est pourtant propre qu’à nourrir un récit fallacieux des événements, mobilisé par les dirigeants européens pour arracher à leurs citoyens un semblant de croyance dans l’illusion d’une Union vivante et fonctionnelle, en comptant sur leur manque de connaissance et d’intérêt pour le sujet. Comme toujours dans les Balkans, la vérité est bien plus complexe. Le rôle de l’UE dans ces événements atteste d’une nouvelle manière de ses dysfonctionnements, de son absence d’identité politique et de vision stratégique. Ces éléments l’amènent aujourd’hui à fermer les yeux sur la négation de la souveraineté — voire de l’existence — de l’État macédonien.

Un accord imposé malgré un référendum boycotté

Avant que l’accord de Prespa ne soit ratifié, les Macédoniens furent consultés sur le sujet par un référendum qui n’a pas atteint le quorum de 50% de participation, légalement nécessaire pour valider son résultat. Cet échec fut le résultat d’une campagne de boycott, visant à canaliser une opposition à ce qui était largement perçu comme une atteinte à la souveraineté des Macédoniens, sans précédent sur le plan international[1]. Le gouvernement a toutefois opportunément contourné ce résultat en affirmant que le référendum n’avait qu’une valeur consultative, comme s’il n’était qu’une sorte de sondage, et non un instrument de décision démocratique. Il a ensuite, par une combinaison de pots-de-vin et de menaces, obtenu le vote de membres de l’opposition au parlement, lui permettant d’atteindre la majorité des deux-tiers permettant la ratification[2].

Après le changement de nom, un autre voisin de la Macédoine s’est engagé dans la voie ouverte par la Grèce et utilise le chantage à l’adhésion à l’Union Européenne.

Ce retournement de la démocratie s’est déroulé grâce au silence de l’Europe de l’Ouest, qui souhaitait se servir de cette adhésion pour intégrer le pays au sein de l’OTAN, éliminant ainsi la possibilité que ce dernier ne tombe dans la sphère d’influence russe[3]. Ces enjeux géopolitiques étaient palpables dans la formulation de la question du référendum : « Approuvez-vous le changement du nom de notre pays afin d’entrer dans l’Union européenne et dans l’OTAN ? ». Si rêve européen des Macédoniens il y a, il consiste à éradiquer la corruption systémique et à enraciner l’État de droit. Les tactiques machiavéliennes encouragées à l’Ouest pour faciliter la fin officielle du différend avec la Grèce mettent complètement en échec cet objectif.

Au-delà de ces transgressions, et du point de vue des relations internationales, il faut retenir que ce changement de nom advient après trente ans de pressions de la part de la Grèce, soutenue par ses alliés européens qui ont ainsi agi de façon diamétralement opposée aux principes démocratiques dont ils se revendiquent. La Grèce instrumentalise sa position de pouvoir en tant que membre de l’Union européenne, utilisant le chantage à l’adhésion pour obtenir des concessions démesurées d’une nation qui ne la menace aucunement. On voit mal, en effet, comment un pays d’à peine deux millions d’habitants est en mesure de menacer l’intégrité territoriale grecque, ou son monopole culturel sur le récit de l’histoire antique. La Macédoine contemporaine trouve ses origines à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle. Elle est alors portée par un petit peuple slave cherchant à se différencier des autres peuples slaves de la région, et possède une identité culturelle qui doit peu à la Macédoine antique[4].

[Pour en savoir plus sur le différend gréco-macédonien, lire sur LVSL l’article d’Olivier Delorme : « La question macédonienne peut-elle faire tomber Tsipras ? »]

Mais le camouflet diplomatique ne s’arrête pas là. En effet, après le changement de nom, un autre voisin de la Macédoine s’est engagé dans la voie ouverte par la Grèce et utilise ce même chantage pour faire avancer ses revendications identitaires. Ces derniers mois, le gouvernement bulgare a annoncé poser son veto à une ouverture des négociations d’adhésion de la Macédoine à l’Union européenne tant que cette dernière ne reconnait pas qu’elle est en réalité… bulgare, que son histoire fait partie de l’histoire bulgare et que son langage est un dialecte bulgare[5]. Ces revendications sont détaillées dans un mémorandum officiel distribué aux membres de l’Union européenne, où la Bulgarie justifie ses positions par des affirmations révisionnistes. Elle déclare par exemple que la nation macédonienne fut inventée pour des motifs purement politiques par le président yougoslave Tito, niant ainsi le processus d’identification nationale démarré au 19ème siècle[6].

Imagine-t-on qu’en 1995, le Danemark ait empêché la Suède d’accéder à l’UE, lui reprochant de considérer que sa langue officielle soit le suédois, et non pas une forme de dialecte danois ? Cet acte s’inscrit en faux avec les valeurs affichées par l’Union, à la fois dans un sens politique et culturel. Politiquement, il abuse de la multilatéralité du processus d’élargissement de l’UE pour obtenir des concessions à un niveau bilatéral. Culturellement, il permet à un État de forcer un autre à transformer son identité nationale, malgré les proclamations d’objectifs de coopération supranationale. Malgré cela, le reste de l’UE regarde ailleurs et se contente de rappeler que la règle de l’unanimité s’applique — si un État-membre a un problème avec une entité extérieure, Bruxelles ne peut intervenir. En témoigne la déclaration récente du ministre allemand des affaires étrangères : « l’UE a 27 membres et la Bulgarie est l’un d’entre eux. Ses intérêts doivent donc être respectés, malheureusement »[7].

Une Union incapable de dépasser le rapport de forces entre nations

« Malheureusement » est ici un mot essentiel, car il reconnaît explicitement l’injustice du sort réservé à la Macédoine, mais que n’existent ni la volonté, ni les moyens de l’empêcher. « Malheureusement », donc, l’UE refuse d’intervenir pour empêcher de flagrants abus de pouvoir. Abus de pouvoir de la classe dirigeante macédonienne, qui a forcé les parlementaires de l’opposition à voter pour l’accord de Prespa, contre le résultat du référendum. Abus de pouvoir de l’OTAN qui a forcé par son lobbying cette même classe dirigeante à changer le nom de son pays. Abus de pouvoir de la Grèce qui s’est exercé sur la Macédoine par des moyens divers pendant trois décennies — cette même Grèce se faisait pourtant bien plus discrète durant les cinq décennies précédentes, lorsqu’elle faisait face à un État intégré dans une puissante république fédérale [la Yougoslavie, N.D.L.R.]. Abus de pouvoir, enfin, de la Bulgarie, qui exige de la Macédoine des concessions qu’aucune nation dans l’histoire n’a jamais eu à faire : admettre qu’elle est artificielle — au contraire de toutes les autres nations, apparemment naturelles et essentielles — et renier son propre récit national sous la pression d’un pays étranger.

Cette situation est la conséquence de l’absence de cohésion politique de l’UE, cohésion qu’elle n’a jamais sérieusement cherché à construire. Le « projet européen » ne dépasse aujourd’hui plus les cénacles de la bureaucratie bruxelloise, et se résume à une coagulation de « partenaires » en réalité uniquement focalisés sur leurs intérêts économiques nationaux. Cela concerne aussi la Macédoine, qui veut devenir un membre du club européen non pas parce qu’elle partage des principes idéologiques fondateurs avec lui, mais parce qu’elle souhaite une « part du gâteau ». C’est la même raison qui a poussé la Bulgarie à rejoindre l’UE en 2004. Plus de quinze ans plus tard, ce dernier élargissement à l’Est a abouti à l’exact opposé de l’enrichissement du projet européen. Or, si l’Union avait réellement travaillé sa cohésion politique, la Bulgarie ne pourrait à ce jour traîner l’idée européenne dans la boue en utilisant l’UE pour imposer à la Macédoine son révisionnisme historique.

L’UE n’a jamais sérieusement tenté de combiner son pouvoir économique avec un pouvoir politique, en cherchant à créer un sens au projet européen qui dépasse les cénacles de la bureaucratie bruxelloise.

Au delà de son pouvoir économique — qui se transmet toutefois de moins en moins aux citoyens au-delà de la classe moyenne éduquée — c’est la force symbolique de l’européisme qui a permis à l’Union de se maintenir durant des décennies. Mais celle-ci est aujourd’hui au pied du mur. Après plusieurs décennies de renforcement de la mentalité du jeu à somme nulle dans la politique de ses membres, la plupart des Européens ne savent même plus ce qu’est l’européisme. Ils ne voient l’UE que comme un moyen à utiliser à des fins nationales. La Pologne et la Hongrie n’ont jamais porté qu’une vision utilitariste de l’Europe, leur permettant d’obtenir des fonds et de consolider leurs hégémonies nationales. Les citoyens des membres historiques de l’UE ont regretté l’accueil de nouveaux membres, et se sont peu à peu tournés vers une droite nationaliste dont les discours leur paraissent plus honnêtes et authentiques que ceux de la technocratie bruxelloise.

Ce n’est pourtant pas le parasitisme économique supposé de certains membres qui est aujourd’hui le problème principal de l’Union. C’est son manque de cohérence politique et culturelle, qui est crûment exposé à sa frontière orientale et sonne le glas de la croyance en ses fondements sur des principes de démocratie et de droits de l’homme. Sans cette croyance, l’Union est sérieusement menacée. En somme, l’élargissement ne brisera pas l’UE à cause d’un nombre de pays trop importants, ou de déséquilibres économiques qui sont loin d’être des problèmes insolubles. Il risque de briser l’Union car il montre au monde qu’elle se moque de ses propres principes et qu’elle est incapable de se projeter au-delà des mécanismes de confrontation et de pouvoir.

Notes :

[1] https://www.euronews.com/2018/09/28/fyrom-referendum-can-a-group-without-a-leader-convince-people-to-keep-the-name

[2] https://china-cee.eu/wp-content/uploads/2018/11/2018p1145%EF%BC%882%EF%BC%89Macedonia.pdf

[3] https://infobrics.org/post/30360/

[4] Victor Roudometof (2000), The Macedonian Question: Culture, Historiography, Politics, East European Monographs

[5] https://greekcitytimes.com/2020/09/24/bulgaria-eu-should-not-recognize-macedonian-language/

[6] https://www.intellinews.com/balkan-blog-what-s-wrong-with-the-macedonian-language-195132/

[7] https://english.republika.mk/news/macedonia/maas-enlargement-process-to-face-difficulties-the-eu-must-protect-bulgarias-interests-as-well/

Gramsci : les relations internationales au prisme de l’hégémonie

En réduisant l’hégémonie à un simple synonyme de “domination”, nombre d’auteurs et autres spécialistes des relations internationales oublient qu’un important mouvement théorique inspiré des idées d’Antonio Gramsci a donné à ce concept une approche bien plus subversive, qui permet notamment une analyse critique poussée des mécanismes qui régissent l’ordre mondial. Nous publions ici la traduction d’un extrait de l’essai “Gramsci, Hegemony and International Relations : An Essay in Method”, avec lequel Robert Cox posa en 1983 la première pierre du courant néo-gramscien. Une grille de lecture qui reste plus que jamais utile pour tenter de mieux comprendre les structures qui sous-tendent le système international actuel.


Il y a quelque temps j’ai commencé la lecture des Cahiers de prison de Gramsci. Dans ces fragments, écrits dans une prison fasciste entre 1929 et 1935, l’ancien chef du Parti communiste italien se préoccupait du problème de la compréhension des sociétés capitalistes dans les années 1920 et 1930, et en particulier de la signification du fascisme et des possibilités de construire une forme alternative d’État et de société qui se fonderait sur la classe ouvrière. Ses analyses se focalisaient sur l’État, sur la relation existant entre la société civile et l’État, et sur les relations entre la politique, l’éthique et l’idéologie par rapport à la production. Comme on pouvait s’y attendre, Gramsci n’avait pas grand-chose à dire au sujet des relations internationales. Néanmoins, j’ai trouvé que la pensée de Gramsci pouvait être utile pour comprendre le sens de l’organisation internationale, sujet dont je m’occupais alors principalement. Son concept d’hégémonie était particulièrement important, mais plusieurs notions connexes – élaborées par lui-même ou développées par d’autres mais enrichies par lui – étaient tout aussi utiles. Cet essai présente mon interprétation de ce que Gramsci entendait par hégémonie et de ces concepts connexes, et suggère comment je pense qu’ils peuvent être adaptés, en conservant leur sens essentiel, à la compréhension des problèmes de l’ordre mondial. Il ne prétend pas être une étude critique de la théorie politique de Gramsci, mais simplement une dérivation à partir de celle-ci de quelques idées utiles pour une révision de la théorie actuelle des relations internationales. [1]

https://www.economist.com/prospero/2017/11/07/the-strange-afterlife-of-antonio-gramscis-prison-notebooks
Antonio Gramsci (1891 -1937)

(…)

Hégémonie et relations internationales

Nous pouvons maintenant faire la transition à partir de ce que Gramsci disait au sujet de l’hégémonie et de ses concepts connexes pour analyser les implications de ces concepts dans le champ des relations internationales. Tout d’abord, il est cependant utile de passer en revue ce que le jeune Gramsci a dit au sujet des relations internationales. Commençons par ce passage :

« Les relations internationales précèdent-elles ou suivent-elles (logiquement) les relations sociales fondamentales ? Elles les suivent sans aucun doute. Toute innovation organique dans la structure sociale, à travers ses expressions technico-militaires, modifie aussi organiquement les relations absolues et relatives sur la scène internationale. » [17]

Par “innovation organique”, Gramsci voulait dire structurelle, à long terme ou relativement permanent, par opposition à court terme ou “conjoncturel”. Il avançait que les changements fondamentaux dans les relations de pouvoir internationales ou dans l’ordre mondial, qui sont observés comme des changements dans l’équilibre stratégico-militaire et géopolitique, peuvent être identifiés comme des changements fondamentaux dans les relations sociales.

Gramsci n’a aucunement l’intention d’éluder l’État ou de minimiser son importance. L’État reste pour lui l’entité de base des relations internationales et le lieu où se déroulent les conflits sociaux – le lieu aussi, par conséquent, où se construisent les hégémonies des classes sociales. Dans ces hégémonies de classes sociales, les caractéristiques particulières des nations s’assemblent d’une manière unique et originale. La classe ouvrière, qui peut être considérée comme internationale dans un sens abstrait, se nationalise dans le processus de construction de son hégémonie. L’émergence au niveau national de nouveaux blocs dirigés par les travailleurs pourrait, en suivant ce raisonnement, précéder toute restructuration fondamentale des relations internationales. Cependant, l’État, qui demeure le point central de la lutte sociale et l’entité fondamentale des relations internationales, est l’État au sens large qui comprend ses propres bases sociales. Ce point de vue laisse de côté une vision limitée ou superficielle de l’État qui le réduit, par exemple, à la bureaucratie de la politique étrangère ou à ses capacités militaires.

L’émergence au niveau national de nouveaux blocs dirigés par les travailleurs pourrait (…) précéder toute restructuration fondamentale des relations internationales

Depuis son point de vue italien, Gramsci avait un jugement tranchant sur ce qu’aujourd’hui nous appellerions la dépendance. Il savait à quel point l’Italie avait été influencée par des puissances extérieures. Sur le plan exclusif de la politique étrangère, les grandes puissances jouissent d’une relative liberté pour déterminer leur politique étrangère en fonction de leurs intérêts nationaux ; les petites puissances ont quant à elles moins d’autonomie. [18] La vie économique des nations subordonnées est pénétrée par et imbriquée avec celle des nations puissantes. Cette situation est davantage compliquée par l’existence, au sein des pays, de régions structurellement diverses qui ont des modèles distincts de relations avec les forces extérieures. [19]

A un niveau encore plus poussé, nous pouvons dire que les États puissants sont précisément ceux qui ont subi une profonde révolution économique et sociale et qui ont pleinement résolu les conséquences de cette révolution sous la forme d’État et de relations sociales. Gramsci faisait référence à la Révolution française, mais nous pouvons considérer le développement des puissances américaines et soviétiques de la même façon. Il s’agit à chaque fois de développements nationaux qui se sont répandus au-delà des frontières nationales pour devenir des phénomènes se propageant au niveau international. D’autres pays ont été touchés par ces événements d’une manière bien plus passive, ce que Gramsci décrit au niveau national comme une révolution passive. Cela se produit lorsque l’impulsion du changement ne provient pas d’un « important développement économique local… mais qu’elle reflète plutôt l’évolution des événements internationaux qui transmettent leurs courants idéologiques à la périphérie. » [20]

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6948033t
« Gramsci faisait référence à la Révolution française, mais nous pouvons considérer le développement des puissances américaines et soviétiques de la même façon. Il s’agit à chaque fois de développements nationaux qui se sont répandus au-delà des frontières nationales pour devenir des phénomènes se propageant au niveau international. » La Chute en masse [estampe – gravure] gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Le groupe porteur d’idées nouvelles, dans ces circonstances, n’est pas un groupe social autochtone qui serait activement engagé dans la construction d’une nouvelle base économique avec une nouvelle structure des relations sociales. Il s’agit d’une strate intellectuelle qui reprend des idées issues d’une précédente révolution sociale et économique étrangère. Ainsi, la pensée de ce groupe prend une forme idéaliste qui n’est pas fondée sur le développement économique local ; et sa conception de l’État prend la forme d’un « absolu rationnel ». [21] Gramsci a critiqué la pensée de Benedetto Croce, la figure dominante de l’establishment intellectuel italien de l’époque, pour avoir exprimé ce genre de distorsion.

Hégémonie et ordre mondial

Le concept gramscien d’hégémonie est-il applicable au niveau international ou mondial ? Avant d’essayer de suggérer des moyens d’y parvenir, il est bon d’écarter certaines utilisations de ce terme courantes dans l’étude des relations internationales. Très souvent, hégémonie renvoie à la domination d’un pays sur d’autres, de sorte que son utilisation est limitée à une relation strictement interétatique. Parfois, hégémonie est utilisé comme un euphémisme d’impérialisme. Lorsque les dirigeants politiques chinois accusent l’Union soviétique d’hégémonisme, ils semblent avoir une combinaison de ces deux éléments en tête. Ces significations diffèrent tellement du sens que Gramsci donne à ce terme qu’il est préférable, pour des raisons de clarté dans cet écrit, d’utiliser le terme domination pour les remplacer.

Afin d’appliquer le concept d’hégémonie à l’ordre mondial, il est important de déterminer à quel moment une période d’hégémonie commence et se termine. Une période au cours de laquelle une hégémonie a été établie au niveau mondial peut être qualifiée d’hégémonique, et une période au cours de laquelle prévaut une domination de type non-hégémonique, sera qualifiée de non-hégémonique. À titre d’exemple, examinons le siècle et demi écoulé en distinguant quatre périodes distinctes, soit environ 1845-1875, 1875-1945, 1945-1965 et de 1965 à nos jours. [22]

La première période (1845-1875) peut être qualifiée d’hégémonique : il y avait en effet une économie mondiale au centre de laquelle se trouvait la Grande-Bretagne. Les doctrines économiques conformes avec la suprématie britannique, mais universelles dans leur forme (avantage comparatif, libre-échange et étalon-or), se sont progressivement répandues à l’extérieur de la Grande-Bretagne. La force coercitive a soutenu cet ordre. La Grande-Bretagne a maintenu l’équilibre des pouvoirs en Europe, empêchant ainsi toute contestation de l’hégémonie par une puissance terrestre. La Grande-Bretagne avait également le contrôle absolu des mers et la capacité d’imposer l’obéissance des pays périphériques aux règles du marché.

Dans la deuxième période (1875-1945), toutes ces caractéristiques ont été inversées. D’autres pays ont défié la suprématie britannique. L’équilibre des pouvoirs en a été déstabilisé en Europe, entraînant deux guerres mondiales. Le libre-échange a été supplanté par le protectionnisme ; l’étalon-or a finalement été abandonné et l’économie mondiale s’est fragmentée en blocs économiques. C’était une période non-hégémonique.

Durant la troisième période, après la Seconde Guerre mondiale (1945-1965), les États-Unis ont fondé un nouvel ordre mondial hégémonique dont la structure de base était semblable à celle de la Grande-Bretagne au milieu du XIXe siècle, mais avec des institutions et des doctrines adaptées à une économie mondiale plus complexe et des sociétés nationales plus sensibles aux répercussions politiques des crises économiques.

À un certain moment entre la fin des années soixante et le début des années soixante-dix, il était devenu clair que cet ordre mondial basé sur les États-Unis ne fonctionnait plus correctement. Durant les années incertaines qui ont suivi, trois possibilités de transformation structurelle de l’ordre mondial sont apparues : une reconstruction de l’hégémonie avec un élargissement des politiques de gestion suivant les orientations envisagées par la Commission trilatérale ; une plus grande fragmentation de l’économie mondiale autour de sphères économiques centrées sur les grandes puissances ; et l’affirmation possible d’une contre-hégémonie portée par le Tiers monde et ayant pour précurseur la revendication commune d’un Nouvel Ordre Economique International. [a]

Partant de ces annotations provisoires, il pourrait sembler que, historiquement, pour devenir hégémonique, un État devrait mettre en place et maintenir un ordre mondial qui serait universel dans sa conception, c’est-à-dire non pas un ordre dans lequel un État hégémonique exploiterait directement les autres mais plutôt un ordre que la plupart des autres États (ou du moins ceux qui se retrouveraient dans la sphère de ce pouvoir hégémonique) pourraient considérer comme compatible avec leurs propres intérêts. Un tel ordre ne serait guère conçu uniquement en termes interétatiques car cela mettrait probablement en évidence les divergences en matière d’intérêts des États. Il donnerait très probablement la priorité aux possibilités pour les forces de la société civile d’agir à l’échelle mondiale (ou à l’échelle de la sphère dans laquelle l’hégémonie prévaut). Le concept hégémonique d’ordre mondial se base non seulement sur la régulation des conflits interétatiques mais aussi sur une société civile globalisée, c’est-à-dire un modèle de production globalisé qui instaure des liens entre les différentes classes sociales des pays concernés.

Une hégémonie mondiale est donc une expansion de l’hégémonie interne – nationale – établie par la classe sociale dominante.

Historiquement, les hégémonies de ce genre sont mises en place par des États puissants qui ont connu de véritables révolutions sociales et économiques. La révolution modifie non seulement les structures économiques et politiques internes de l’État en question, mais elle libère aussi des énergies qui s’étendent au-delà des frontières de cet État. Une hégémonie mondiale est donc, à ses débuts, une expansion vers l’extérieur de l’hégémonie interne (nationale) établie par la classe sociale dominante. Les institutions économiques et sociales, la culture, la technologie associées à cette hégémonie nationale deviennent des modèles qu’il convient d’émuler à l’étranger. Une hégémonie s’étendant de la sorte empiète sur les pays les plus périphériques à la manière d’une révolution passive. Ces pays n’ont pas subi la même révolution sociale profonde, leurs économies ne sont pas développées de la même manière, mais ils essaient d’intégrer des éléments du modèle hégémonique sans perturber les anciennes structures du pouvoir. Alors qu’ils peuvent adopter certains aspects économiques et culturels du noyau hégémonique, la capacité des pays périphériques à adopter ses modèles politiques est moindre. Tout comme en Italie la révolution passive a pris la forme du fascisme dans l’entre-deux-guerres, de nombreuses formes de régimes militaro-bureaucratiques dirigent la révolution passive dans les périphéries d’aujourd’hui. Dans le modèle hégémonique mondial, l’hégémonie est plus intense et cohérente au centre et plus chargée de contradictions à la périphérie.

L’hégémonie au niveau international n’est donc pas simplement un ordre entre États. C’est un ordre au sein d’une économie mondiale avec un modèle de production dominant qui pénètre tous les États et les relie à d’autres modèles de production subordonnés. C’est aussi un ensemble de relations sociales internationales qui connecte les classes sociales de différents pays. L’hégémonie mondiale peut être modélisée comme une structure sociale, une structure économique, et une structure politique ; elle ne peut toutefois pas être réduite à un seul de ces éléments puisqu’elle est composée des trois à la fois. Par ailleurs, l’hégémonie mondiale s’exprime à travers des normes internationales, des institutions et des mécanismes qui fixent des règles générales de comportement pour les États et pour les forces de la société civile qui agissent au-delà des frontières nationales – des règles qui soutiennent le modèle de production dominant.

https://www.erudit.org/fr/revues/espace/2013-n103-104-espace0545/69088ac.pdf
World Finance Corporation and Associates, 7e édition – Mark Lombardi (1999)

Les mécanismes de l’hégémonie : les organisations internationales

L’organisation internationale représente un des mécanismes à travers lequel s’expriment les normes universelles d’une hégémonie mondiale. En effet, l’organisation internationale fonctionne comme le processus par lequel les institutions de l’hégémonie et son idéologie se développent. Parmi les caractéristiques qui montrent le rôle hégémonique des organisations internationales, nous pouvons citer les suivantes : (1) elles comportent les règles qui facilitent l’expansion de l’ordre hégémonique mondial; (2) elles sont en elles-mêmes le produit de l’ordre hégémonique mondial ; (3) elles légitiment idéologiquement les normes de l’ordre hégémonique mondial ; (4) elles assimilent les élites des pays périphériques et (5) elles absorbent les idées contre-hégémoniques.

Les institutions internationales comportent des règles qui facilitent l’expansion des forces économiques et sociales dominantes mais tout en permettant aux intérêts subordonnés de réaliser des ajustements avec un préjudice minimal. Les règles régissant la politique monétaire mondiale et les relations commerciales sont particulièrement significatives. Elles sont élaborées avant tout pour promouvoir le développement économique. En même temps, elles permettent des exceptions et des dérogations pour faire face à des situations problématiques ; elles peuvent être revues dans certaines circonstances. Comparées au système de l’étalon-or, les institutions de Bretton Woods offraient plus de garanties pour les préoccupations sociales nationales telles que le chômage, à condition que les politiques nationales soient compatibles avec l’objectif d’une économie mondiale libérale. Le régime actuel de taux de change flottant permet aussi d’agir au niveau national tout en respectant le principe préalable suivant : l’engagement à harmoniser les politiques nationales avec les intérêts d’une économie mondiale libérale.

https://www.transparency.org/news/feature/new_imf_anti_corruption_framework_3_things_well_be_looking_for
Une réunion du FMI à Washington (2018). Image: Creat Commons / Flickr / IMF

Les institutions et les règles internationales sont généralement établies par l’État qui instaure l’hégémonie. Elles doivent au moins avoir le soutien de cet État. L’État dominant s’occupe d’assurer l’assentiment des autres États selon la hiérarchie des pouvoirs au sein de la structure interétatique de l’hégémonie. Certains pays de deuxième rang sont consultés en premier lieu et leur soutien est assuré ; le consentement d’au moins quelques-uns des pays les plus périphériques est sollicité. La participation formelle peut être pondérée en faveur des puissances dominantes comme au Fonds Monétaire International et à la Banque Mondiale, ou elle peut se faire sur la base d’un État/une voix comme dans la plupart des autres principales institutions internationales. Il existe une structure d’influence informelle qui reflète les différents niveaux de pouvoir réel du point de vue politique et économique, qui sous-tend les procédures formelles de prise de décision.

Les institutions internationales jouent également un rôle idéologique. Elles contribuent à définir les lignes directrices des politiques des États et à légitimer certaines institutions et pratiques au niveau national. Elles reflètent des orientations favorables aux forces sociales et économiques dominantes. En recommandant le monétarisme, l’OCDE [Organisation pour la Coopération et le Développement Economique, NDT] a cautionné un consensus dominant en matière de réflexion politique dans les pays du centre et a renforcé ceux qui étaient déterminés à combattre l’inflation de cette manière, alors que d’autres étaient plus préoccupés par le chômage. En prônant le tripartisme, l’OIT [Organisation Internationale du Travail, NDT] a légitimé la manière dont les relations sociales se sont développées dans les pays du centre et l’a présenté comme le modèle à suivre.

L’hégémonie est comme un oreiller : elle absorbe les coups et tôt ou tard l’agresseur potentiel trouvera confortable de se reposer dessus.

Les plus grands talents des pays périphériques sont captés par les institutions internationales, rappelant la pratique politique du transformisme [b]. Les individus des pays périphériques, même s’ils pourraient envisager d’intégrer les institutions internationales avec l’idée de changer le système de l’intérieur, sont condamnés à travailler dans le cadre des structures d’une révolution passive. Dans le meilleur des cas, ils contribueront à transférer des éléments de modernisation à la périphérie, mais seulement s’ils sont compatibles avec les intérêts des pouvoirs locaux établis. L’hégémonie est comme un oreiller : elle absorbe les coups et tôt ou tard l’agresseur potentiel trouvera confortable de se reposer dessus. Ce n’est que lorsque la participation au sein des institutions internationales est résolument fondée sur un clair défi social et politique à l’encontre de l’hégémonie – en s’appuyant sur un bloc historique et contre-hégémonique émergent – qu’elle pourra constituer une menace réelle. Mais la captation des talents de la périphérie rend ce scénario trop peu probable.

Le transformisme absorbe aussi potentiellement les idées contre-hégémoniques et les rend conformes à la doctrine hégémonique. La notion d’autosuffisance, par exemple, représentait initialement un défi pour l’économie mondiale en prônant un développement autonome déterminé de façon endogène. A posteriori, le sens de ce terme s’est transformé pour signifier « soutien des organismes de l’économie mondiale pour des programmes sociaux dans les pays périphériques ». Ces programmes ont pour but de permettre aux populations rurales d’atteindre l’autosuffisance et d’endiguer l’exode rural vers les villes, afin d’obtenir un meilleur niveau de stabilité sociale et politique au sein de populations que l’économie mondiale est incapable d’intégrer convenablement. Ainsi, le nouveau sens de l’autosuffisance devient complémentaire et propice aux visées hégémoniques de l’économie mondiale.

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La mission de l’OCDE est de « promouvoir les politiques qui amélioreront le bien-être économique et social partout dans le monde » ; elle encourage notamment la libéralisation économique au travers du libre-échange et de la concurrence. http://www.oecd.org/fr/apropos/

Par conséquent, une tactique visant à provoquer un changement dans la structure de l’ordre mondial peut être rejetée comme une illusion totale. Les probabilités de succès d’une guerre de mouvement au niveau international à travers laquelle les radicaux prendraient le pouvoir de la superstructure des institutions internationales sont très faibles. Quoi qu’en dise Daniel Patrick Moynihan, les radicaux du Tiers monde ne contrôlent pas les institutions internationales. Et même s’ils le faisaient, ils n’en tireraient rien. Ces superstructures ne sont que trop mal connectées aux bases politiques populaires. Elles sont connectées aux classes hégémoniques nationales dans les pays du centre et, par l’intermédiaire de ces classes, ont une base plus large dans ces pays. Dans les périphéries, elles ne se connectent qu’à la révolution passive.

Les perspectives de contre-hégémonie

Les ordres mondiaux – pour revenir à la formulation de Gramsci citée plus haut dans cet essai – sont basés sur les relations sociales. Un changement structurel significatif dans l’ordre mondial pourrait ainsi probablement être lié à un changement fondamental des relations sociales et dans les ordres politiques nationaux, ce qui correspond aux structures nationales des relations sociales. Dans l’esprit de Gramsci, cela se produirait avec l’émergence d’un nouveau bloc historique.

Le problème du changement de l’ordre mondial doit être revu non pas à partir des institutions internationales mais à partir des sociétés nationales. L’analyse que fait Gramsci de l’Italie est d’autant plus pertinente lorsqu’elle est appliquée à l’ordre mondial : seule une guerre de position peut, à long terme, entraîner des changements structurels, et une guerre de position implique la construction de la base sociopolitique du changement grâce à la création de nouveaux blocs historiques. Le contexte national reste le seul endroit dans lequel un bloc historique peut être fondé, même si l’économie et les conditions politiques mondiales influencent matériellement les perspectives d’une telle entreprise.

Le problème du changement de l’ordre mondial doit être revu non pas à partir des institutions internationales mais à partir des sociétés nationales.

La crise prolongée de l’économie mondiale (dont le début peut être situé à la fin des années 1960 et au début des années 1970) est propice à certaines évolutions qui pourraient mener à une contestation contre-hégémonique. Dans les pays du centre, ces politiques qui réduisent les dépenses envers les groupes sociaux démunis et génèrent un chômage élevé ouvrent la perspective d’une grande alliance des défavorisés contre les secteurs du capital et du travail qui trouvent un terrain d’entente dans le cadre du système de production internationale et de l’ordre mondial libéral-monopoliste. La base politique d’une telle alliance serait plutôt post-keynésienne et néo-mercantiliste.

Dans les pays périphériques, certains États sont exposés à l’action révolutionnaire, comme le suggèrent les événements en Iran et en Amérique centrale. Une préparation politique de la population suffisamment approfondie peut toutefois ne pas être en mesure de suivre le rythme des opportunités révolutionnaires, ce qui diminue la perspective d’un nouveau bloc historique. Une organisation politique efficace (le Prince moderne de Gramsci) serait nécessaire pour rassembler les nouvelles classes ouvrières générées par le système de production internationale et pour construire un pont vers les paysans et les marginaux urbains. Sans cela, nous ne pouvons que concevoir un processus dans lequel les élites politiques locales, même si certaines sont le produit de bouleversements révolutionnaires infructueux, ancreraient leur pouvoir dans un ordre mondial libéral-monopoliste. Une hégémonie libéral-monopoliste reconstituée serait tout à fait capable de mettre en pratique le transformisme en s’adaptant à diverses formes d’institutions et de pratiques nationales, y compris la nationalisation d’industries. La rhétorique du nationalisme et du socialisme pourrait alors être mise en cohérence avec la restauration de la révolution passive sous une nouvelle forme à la périphérie.

Pour résumer, la tâche de transformer l’ordre mondial commence avec le long et laborieux effort qui consiste à créer de nouveaux blocs historiques à l’intérieur des frontières nationales.

Robert Cox, Département de Science Politique à l’Université de York, Toronto, Canada

Traduit par Luis Alberto Reygada (@la_reygada).

Source : Cox, Robert W. “Gramsci, Hegemony and International Relations : An Essay in Method.” Millennium: Journal of International Studies, vol. 12, no. 2, June 1983, pp. 162–175.

Nota bene : cette traduction s’est limitée aux sections de l’article précité abordant le concept d’hégémonie dans le cadre des relations internationales (pp.169-175). Les sections suivantes ont donc été omises ici : Gramsci et l’hégémonie [P.162] ; Origines du concept d’hégémonie [P.163] ; Guerre de mouvement et guerre de position [P.164] ; La révolution passive [P.165] ; Bloque historique [P.167]. L’article original est consultable dans son intégralité ici.

NOTES DE L’AUTEUR :

[1] Je fais référence dans mes citations à l’ouvrage Antonio Gramsci, Selections from the Prison Notebooks, édité et traduit par Quinton Hoare et Geoffrey Nowell Smith (New York : International Publishers, 1971), mentionné par la suite dans le texte comme Selections. L’édition critique complète, Quaderni del carcere (Torino : Einaudi editore, 1975) est mentionné comme Quaderni.

[17] Gramsci, Selections, p. 176.

[18] Ibid., p. 264.

[19] Ibid., p. 182.

[20] Ibid., p. 116.

[21] Ibid., p. 117.

[22] La datation est une tentative et devrait être plus précisément définie en enquêtant sur les caractéristiques structurelles propres à chaque période ainsi que sur les facteurs dont on considère qu’ils constituent les points de rupture entre chaque période. Ces périodes sont présentées ici en tant que simples annotations dans le but de soulever quelques questions sur l’hégémonie ainsi que sur les structures et les mécanismes qui l’accompagnent.

L’impérialisme, qui a pris différentes formes au cours de ces périodes, est une question qui reste centrale. Dans un premier temps, durant la Pax Britannica, bien que certains territoires aient été directement administrés, le contrôle des colonies semble avoir été accessoire plutôt que nécessaire à l’expansion économique. L’Argentine, un pays formellement indépendant, entretenait en substance les mêmes relations avec l’économie britannique que le Canada, une ancienne colonie. C’est ce qu’on peut appeler, comme l’a fait remarquer George Lichtheim, la phase de l’impérialisme libéral. Au cours de la deuxième période, le soi-disant “nouvel impérialisme” a mis davantage l’accent sur les contrôles politiques directs. Elle a également connu l’accroissement des exportations de capitaux et du capital financier identifiés par Lénine comme l’essence même de l’impérialisme. Durant la troisième période, que l’on pourrait appeler celle de l‘impérialisme néolibéral ou libéral-monopoliste, l’internationalisation de la production est apparue comme la forme prééminente, soutenue également par de nouvelles formes de capitalisme financier (banques et consortiums multinationaux). Il ne semble guère utile d’essayer de définir une essence immuable de l’impérialisme, mais il serait plus utile de décrire les caractéristiques structurelles des impérialismes qui correspondent à des ordres mondiaux hégémoniques et non-hégémoniques successifs. Pour un examen plus approfondi de cette question en ce qui concerne les pax britannica et pax americana, voir Robert W. Cox « Social Forces, States and World Orders : Beyond International Relations Theory », Millennium : Journal of International Studies (Vol. 10, No. 2, Summer 1981), pp. 126-155.

NOTES DU TRADUCTEUR :

[a] Le Nouvel ordre économique international (ou New International Economic Order – NIEO) est une notion impulsée dans les années 1970 par un groupe de pays en voie de développement pour exprimer leurs revendications dans le domaine des relations commerciales internationales : ceux-ci réclament alors une révision du système économique international afin de remplacer le système de Bretton Woods – qui avait surtout profité aux principaux États qui l’avaient créé et en particulier les États-Unis – de sorte que les pays les plus fragiles puissent bénéficier d’avantages spécifiques par rapport à ceux déjà développés. Lors de la Conférence d’Alger de 1973, le Mouvement des pays non-alignés remet en cause le principe d’aide au développement et dénonce l’existence d’un système économique mondial perpétuant la position de pauvreté des pays sous-développés. Il esquisse alors les grandes lignes d’un programme d’action en faveur d’un “Nouvel ordre économique international”, notion qui est portée l’année suivante aux Nations Unies où ont lieu des discussions entre pays industrialisés et pays en développement, plus connues sous le nom de “dialogue Nord-Sud”. Bien que l’Assemblée générale adopte une Déclaration concernant l’instauration d’un nouvel ordre économique international (résolution 3201 S-VI) ainsi qu’un  Programme d’action en ce sens (résolution 3202 S-VI) qui sera même suivi d’une Charte des droits et devoirs économiques des États (résolution 3281 -XXIX), l’initiative sera mise en échec par le contexte de crise qui sévit alors et l’opposition de plusieurs pays développés.

[b] Gramsci a utilisé le terme de transformisme pour désigner le processus selon lequel des « personnalités politiques individuelles, formées par les partis démocratiques d’opposition, intègrent en tant qu’individus la classe politique conservatrice modérée ». Ainsi, des coalitions regroupant des composantes de droite et de gauche appartenant à l’aile centriste de leur parti se sont succédé au Parlement italien dans les décennies suivant le Risorgimento, phénomène qui a contribué à l’effacement du rapport dialectique opposant traditionnellement droite et gauche. Lire Nathan Sperber : « Pour Gramsci, le combat est beaucoup plus vaste qu’un simple assaut », publié par LVSL (4 novembre 2018).

POSTFACE DU TRADUCTEUR :

Le concept d’hégémonie est employé depuis de nombreuses années dans le champ des relations internationales d’une manière qui néglige considérablement son potentiel critique, étant presque exclusivement associé à l’idée de domination. Il est par exemple très souvent utilisé en géopolitique pour qualifier la nature du pouvoir exercé par la puissance en position de force et en mesure d’imposer sa volonté aux autres États sur la scène internationale.

Or, c’est faire abstraction d’un important courant qui, à partir des années 1980, a transposé à l’ordre international l’approche du concept d’hégémonie développée par le théoricien politique italien Antonio Gramsci (1891-1937), pour qui ce terme impliquait aussi – au-delà de la simple domination – la dimension idéologique du processus d’instauration et de maintien de la subordination consentie d’un groupe au profit d’un autre.

Le canadien Robert Cox (1926-2018) fut le premier à introduire le concept d’hégémonie au sens gramscien dans le cadre de l’étude des relations internationales. Avec son essai Gramsci, Hegemony and International Relations: An Essay in Method – publié en 1983 – il ouvrait la voie au développement d’une nouvelle approche théorique critique, un courant qui prendra le nom de néo-gramscien.

http://www.theory-talks.org/2010/03/theory-talk-37.html
Robert W. Cox (1926 – 2018) / DR

Après une carrière de haut fonctionnaire des Nations Unies, c’est en tant que fin connaisseur des organisations internationales que Cox a enseigné et développé ses idées, d’abord à l’Université de Columbia aux États-Unis, puis à celle de York au Canada, où ses positions se sont radicalisées alors qu’il s’attachait à comprendre les « structures qui sous-tendent le monde. » Ainsi, il a utilisé le cadre conceptuel gramscien pour développer une pensée s’écartant de la classique théorie de la stabilité hégémonique en situant le concept d’hégémonie « dans une reformulation du matérialisme historique à partir d’une double triangulation : trois catégories de forces – les capacités matérielles, les idées, les institutions – interagissent sur trois niveaux – celui des forces sociales, des formes d’État et (…) de l’ordre mondial. »[1] De cette façon, il a par exemple avancé qu’un État s’avère être hégémonique non seulement lorsque celui-ci domine par la force mais aussi s’il réussit à instaurer un ordre mondial dans lequel les autres acteurs étatiques conservent à leur tour certains intérêts, consentant de la sorte à une dynamique qui limite la contestation.

Il a également pointé du doigt le rôle des institutions internationales qui légitiment les normes de l’organisation hégémonique, et avancé que l’hégémonie n’est établie que lorsque les autres acteurs du système adhérent à l’ordre dominant qu’ils considèrent comme légitime. Enfin, si pour Cox l’hegemon était bien un État, c’est en premier lieu l’hégémonie de sa classe sociale dominante qui utilise celui-ci pour promouvoir ses idées et défendre ses intérêts au niveau international et réussit à déployer son mode de production en dehors de ses frontières, en soumettant les modes de productions alternatifs. L’hégémonie dépend donc de la configuration des forces sociales au sein de l’État hégémonique, ce qui a amené l’universitaire canadien à conclure que « la tâche de transformer l’ordre mondial commence avec le long et laborieux effort qui consiste à créer de nouveaux blocs historiques à l’intérieur des frontières nationales ».

Partant de ces idées, nombre d’auteurs se réclamant de la grille de lecture de Cox et d’une analyse néo-gramscienne n’ont pas tardé à voir en la figure des États-Unis l’État qui porterait les valeurs dominantes – celles du néolibéralisme – et qui chercherait à les propager. D’autres ont refusé de voir l’hégémonie matérialisée en un seul État, préférant pointer du doigt l’apparition d’un « État impérial global » dirigé par une « classe capitaliste transnationale » s’appuyant notamment sur des organisations (OMC, FMI, Banque mondiale…) et le droit commercial international pour imposer les règles du jeu économique international.

Quoi qu’il en soit, avec des positions qui l’ont souvent placé à proximité d’auteurs comme Susan Strange ou encore Immanuel Wallerstein, il est indéniable que les apports théoriques de Cox ont considérablement enrichi l’étude des Relations internationales. Considérant qu’il est important de participer à la diffusion de ses idées, LVSL propose ici la première traduction en français de l’extrait de son article Gramsci, Hegemony and International Relations: An Essay in Method (publié originairement dans la revue Millenium : Journal of International Studies de la London School of Economics) consacré à la relation hégémonie/ordre international. À quelques mois de sa disparition, c’est aussi en quelque sorte un hommage que nous rendons ici celui qui, à travers ses écrits, a contribué à alimenter la réflexion critique internationale, bien précieuse pour celles et ceux qui aspirent à comprendre le monde pour ensuite le transformer.

Luis Alberto Reygada (@la_reygada)

Nous vous invitons vivement à consulter le hors-série L’hégémonie dans la société internationale: un regard néo-gramscien publié en 2014 par la Revue québécoise de droit international, dont l’introduction, de Marie-Neige Laperrière et Rémi Bachand, a largement inspiré cette brève présentation du travail de Robert Cox.

[1] Jean-Christophe Graz “In memoriam Robert Cox (1926-2018)”, sur le site de l’Association Française de Science Politique, https://www.afsp.info/in-memoriam-robert-cox-1926-2018/.

 

 

La souveraineté populaire est l’enjeu de ce siècle – Entretien avec Roland Weyl

Docteur en droit et avocat depuis 1939, Roland Weyl est doyen du barreau de Paris. Il est aussi premier vice-président de l’Association internationale des juristes démocrates (AIJD) dont il est membre depuis 1946, année de son adhésion au PCF.


LVSL – Vous êtes membre du Mouvement de la paix et de l’Association internationale des juristes démocrates, que vous inspire, à l’aune de votre engagement et votre expérience, l’état actuel des relations internationales ?  

Roland Weyl – C’est très simple : Le monde donne le spectacle d’un abominable chaos, livré aux rapports de force entre puissances, avec les pires dangers.

Pourtant, à l’épreuve des tragédies des deux guerres mondiales, les puissances s’étaient accordées pour instituer une légalité internationale qui mette la guerre hors la loi. C’est la Charte des Nations Unies adoptée en 1945 au motif magnifiquement énoncé dans son préambule : «  Nous peuples des  Nations Unies, résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui par deux fois en l’espace d’une vie humaine a infligé à l’Humanité d’indicibles souffrances … avons décidé d’unir nos efforts ». Et la Charte crée l’ONU pour que les peuples y unissent leurs efforts par le moyen de leurs États.

Seulement elle n’a donné aux peuples que le pouvoir politique et non le pouvoir économique que les États soumis aux puissances financières leur avaient réservé par les Accords de Bretton Woods qui ont créé le FMI, la Banque Mondiale, l’OMC, et qui confisquent leurs États aux peuples pour en faire leurs instruments de pouvoir, marginalisant l’ONU ou même la détournant pour en faire leur instrument de gouvernance mondiale.

Et l’on se trouve comme avant 1945, comme s’il n’y avait pas de légalité internationale.

LVSL – Vous attachez une grande importance à la Charte des Nations-Unies. Alors que l’ONU semble souvent impuissante, pourquoi celle-ci peut-elle toujours être un outil au service de la paix ?  

RW – L’outil existe et la question n’est pas d’en faire un autre, ou de changer celui-là car il serait semblablement confisqué ; Il n’y a pas d’alternative au combat des peuples pour exercer le pouvoir qui leur est confié et l’arracher à ceux qui le leur prennent ; Mais pour cela, il faut d’abord qu’ils le sachent et le rôle des médias est ici essentiel. Or ils entretiennent l’idée conforme aux vœux et besoins du capitalisme mondialisé d’une gouvernance mondiale (verticale) sur les peuples au lieu d’une concertation inter-nationale (horizontale) des peuples. D’où notre responsabilité dans la bataille de l’information.

LVSL – La question de la souveraineté populaire et nationale semble au cœur de votre engagement, comme avocat anticolonialiste d’abord, mais aussi plus tard en opposition à la construction européenne libérale. Le concept de souveraineté fait parfois débat à gauche. À l’heure où il semble être redécouvert, pourriez vous nous dire pourquoi il vous apparaît essentiel ?  

RW – J’ai récemment commis un petit livre édité par les Éditions de l’Humanité sous le titre Droit, pouvoir, citoyenneté, où j’insiste sur le fait que dans tous les domaines de toute organisation sociale est fondamentale l’alternative entre pouvoir d’en haut et pouvoir d’en bas, c’est à dire le pouvoir citoyen.

La « démocratie » n’est pas seulement un catalogue de libertés, c’est la définition d’un pouvoir, celui du peuple (du grec ancien « demou », du peuple, « kratos », le pouvoir) ; Quand la bourgeoisie a confisqué pour elle la Révolution de 1789, toute la bataille du 19è siècle (en 1848 comme en 1851 et surtout en 1871) a été pour donner son contenu de souveraineté populaire (souveraineté du peuple) à la démocratie. Et c’est plus que jamais l’enjeu contemporain, quand on veut substituer aux partis politiques, qui sont les structures par lesquelles s’organisent dans leur diversité les instruments de la souveraineté populaire, des mouvements populistes qui consistent à demander au peuple de suivre un chef auquel ils délèguent leur pouvoir dont l’origine populaire fournit une apparence de caution.

Lorsque la Charte des Nations Unies fonde le droit international sur la souveraineté des peuples, parce que ce sont eux les principales victimes des guerres, elle porte la souveraineté populaire au rang de valeur universelle. Et la souveraineté nationale est la définition de la souveraineté populaire en prenant en compte qu’il n’y a pas un peuple mondial mais des peuples différents, chacun ayant seul le droit de gérer ses affaires sur son territoire et dans ses relations avec les autres, dans une obligation de respect mutuel et un intérêt à la coopération, ce qui est le contraire du nationalisme qui les oppose les uns aux autres.

C’est pourquoi on ne doit pas parler de citoyenneté mondiale – qui renverrait à une gouvernance mondiale dans laquelle chacun ne serait qu’un individu, alors que l’un des premiers droits de l’Homme est le droit de l’individu aux droits de son peuple – mais de la part internationale de l’exercice de la citoyenneté nationale. 

LVSL – Vous avez publié avec votre épouse, Monique Weyl, Se libérer de Maastricht pour une Europe des Peuples en 1999. On peut dire que vos critiques de l’époque à l’égard de L’Union Européenne étaient en avance. À cet égard, le Non au traité constitutionnel de 2005 et son contournement par le traité de Lisbonne ont fait office de révélateurs. Comment vous positionneriez-vous aujourd’hui sur la question d’une sortie ou d’un changement des institutions européennes actuelles ?  

RW – C’est très simple : Cela renvoie à l’alternative entre pouvoir d’en haut et pouvoir d’en bas et aussi à celle entre le vertical et l’horizontal.

Pour briser la possibilité par les peuples de résister par leurs États à la soumission à la loi de la jungle du libéralisme économique, l’Union Européenne est conçue comme un pouvoir supérieur, qui impose à l’État le respect de la « concurrence libre et non faussée », au détriment de nos services publics, de nos choix budgétaires, etc… En cela elle est contraire au droit international institué par la Charte qui repose sur le droit absolu des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Il ne s’agit pas d’ignorer l’appartenance européenne, mais d’y substituer au vertical l’horizontal, et le modèle existe : c’est tout simplement l’Acte final de la Conférence d’Helsinki de 1975 qui avait été signé par tous les chefs d’État, dont Giscard d’Estaing et Brejnev, et qui comportait 3 corbeilles de coopération entre tous les peuples d’Europe par leurs États : dans le domaine du désarmement et des mesures de confiance mutuelle, des Droits de l’Homme et des échanges à ce sujet, et d’accords commerciaux. Cela n’est jamais passé dans la réalité pour des raisons que l’on peut comprendre, Mais ce qui était possible au temps où l’Europe était coupée en deux devrait l’être à plus forte raison aujourd’hui, et d’ailleurs des esprits avisés parlent d’un « Helsinki 2 ».

LVSL – Historiquement d’ailleurs le PCF a longtemps été à l’avant garde de la contestation d’une construction européenne d’inspiration fédéraliste et libérale comme l’a illustré la campagne victorieuse contre la Communauté Européenne de Défense (CED) dans les années 1950. Aujourd’hui, l’UE tente de se relancer par le retour à un projet de défense commune. Quelle est donc votre appréciation sur ce sujet ? 

RW – D’abord, puisqu’à été évoquée la campagne contre la CED, je voudrais souligner combien elle et son résultat ont une valeur de référence que je cite souvent car elle illustre à la fois le rôle des partis et la nature du pouvoir citoyen, qui ne consiste pas à élire des députés pour leur donner le pouvoir mais pour l’exercer en permanence par leur intermédiaire ;

C’est en 1952 qu’a été lancé le projet d’une Communauté Européenne de Défense. Le PCF (avec les Gaullistes de gauche) a mené une campagne considérable de réunions et de pétitions. Cela a été facilité par le fait que la constitution de la 4è, quoi qu’on en prétende, a été la plus démocratique, comme d’ailleurs le fonctionnement de l’Assemblée qui était saisie longtemps à l’avance et travaillait publiquement.

Quand la ratification est venue devant l’Assemblée, il y avait une majorité pour, mais pendant les 3 jours de débats, il y a eu devant l’assemblée Nationale une queue de délégations porteuses des pétitions de leur village ou de leur atelier, et qui demandaient à parler à leur député, et la majorité a basculé et la CED a été rejetée.

Il ne doit pas y avoir d’Europe de la Défense, parce que chaque peuple doit être le seul maître de sa sécurité. D’ailleurs la Charte des Nations Unies exclut toute défense préventive parce qu’on sait trop comment des agressions peuvent avoir pris comme prétexte une craintre d’etre attaqué. Et nous ne pouvons pas être liés par l’obligation d’épouser des querelles qui ne seraient pas les notres. De plus cela remplacerait le droit inter-national par un droit inter-continental.

D’ailleurs ce ne serait qu’un remake de l’OTAN avec l’alibi que ce serait sans les Etats-Unis. Mais l’OTAN est illégale et pas seulement en raison de la présence des Etats-Unis. Comme rappelé ci-dessus, la Charte interdit le recours à la force dans les relations internationales et réserve au seul Conseil de Sécurité le droit de recourir à la force et seulement pour maintenir (par des interpositions) ou rétablir la paix. L’OTAN est donc ce que serait une bande armée dans un pays, et une force européenne le serait également .

LVSL – Vous avez adhéré au PCF en 1946 et traversé des périodes très différentes. Autant dire que vous devez avoir des anecdotes à raconter sur celui-ci ! Qu’est ce qui à motivé un engagement aussi constant ? Alors que la gauche semble aujourd’hui en pleine recomposition, quel rôle souhaitez vous voir le PCF tenir dans la prochaine période ?   

RW – J’aurais peut-être beaucoup d’anecdotes, mais je m’en tiendrai à deux questions : pourquoi j’ai choisi d’être communiste, et pourquoi je le suis plus que jamais.

Mon adhésion a été l’aboutissement logique d’un long cheminement commencé dès mon enfance : avec un père de formation républicaine de gauche, sans engagement politique mais de gauche comme anti-droite, et dans la mouvance de pensée de ce que représentait dans les années 1900 Camille Pelletan, radical-socialiste du courant « pas d’ennemis à gauche ». Une famille judiciaire d’où découlait une exigence d’universalité de la justice, donc incluant la justice sociale, le tout nourri d’un culte de 1789.

En même temps une éducation de fierté nationale (en dépit du colonialisme), nourri par l’anti-germanisme d’une origine alsacienne après les guerres de 70 et 14-18 mais aussi contre la domination US ; avec cela une mère qui après la première guerre mondiale était obsédée de paix et m’en avait nourri ; en 1934 au lycée, sous la menace de l’exemple allemand, la participation aux pugilats dans la cour de récréation contre  les « Action Française » et les « Croix de feu » , puis la joie du Front Populaire ; puis la découverte de l’internationalisme aux Auberges de la Jeunesse,  une modeste activité de résistance hors les communistes mais à leur coté, et surtout, à la libération, les communistes porteurs du programme du CNR et le rejet de la compromission de tous les autres avec n’importe qui pour faire alliance contre les communistes.

Rien ne peut mieux le résumer que la citation commune de Vaillant-Couturier et d’Aragon: « nous continuons la France », et la conscience, qui fut celle de tant d’intellectuels, de ce que le Parti était le porteur de l’alternative de civilisation.

Et si je suis resté communiste plus que jamais c’est que l’alternative demeure, et que le PCF par toute son histoire en est le poteur. Certes, ce n’a jamais été sans des accrocs, mais selon l’adage « errare humanum est », se tromper est humain et rien n’est aussi redoutable que le dogme de l’infaillibilité.

L’un des plus sérieux avatars a été récemment la crise de la « mutation », tendant à une social-démocratisation, comme l’a vérifié l’évolution ultérieure de son initiateur. Mais la solution n’était pas de quitter le navire, avec des dispersions groupusculaires, mais de faire son possible chacun à sa mesure, pour aider à en reprendre et redresser la barre. Ce dont le PCF est le porteur, dans la continuité de son histoire, terreau fertile de son avenir et des responsabilités qui lui incombe, c’est l’unité de la lutte de classes avec la démocratie et une mise en cohérence entre souveraineté nationale et internationalisme…

Enfin, la vérification de la nécessité du PCF est la façon dont les médias aujourd’hui l’ignorent et l’occultent. C’est la meilleure preuve de ce qu’il est gênant, et donc de son importance.

« Faire le mariole avec Trump pourrait coûter cher à Macron » – entretien avec Tony Corn

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

 

Né à Paris en 1956, Tony Corn a travaillé pour le Département d’Etat américain de 1987 à 2008, et a été en poste à Bucarest, Moscou, Paris, Bruxelles et Washington. Il a enseigné les études européennes à l’U.S. Foreign Service Institute, l’école de formation des diplomates américains. Il est l’auteur de plusieurs articles publiés dans Le Débat, dont le dernier, Vers un nouveau concert atlantique, est paru dans le n°194 (mars-avril 2017). Il livre ci-dessous un point de vue américain sur les Etats-Unis de Trump, l’Europe de Merkel et la France de Macron. 

***

Dans un article publié dans la revue Le Débat en 2014, vous appeliez la France à s’unir le plus étroitement possible avec les Anglo-Saxons. Vous disiez précisément que « pour la France aujourd’hui, le principal multiplicateur de puissance n’est pas son appartenance à ce géant économique, nain politique et larve militaire qu’est l’Europe mais, à tout prendre, son association au sein de directoires discrets avec les Anglo-Saxons ». L’élection de Trump aux États-Unis et celle de Macron en France changent-elles la donne ? Entre première poignée de main commentée dans les moindres détails et passe d’armes autour de l’accord de Paris, la relation entre les deux présidents ne semble pas commencer sous les meilleurs auspices….

Je serais plus optimiste que vous. Chacun à leur manière, Trump et Macron sont avant tout des mavericks qui ont gagné leur pari respectif contre le Système – ce qui ne peut manquer de créer une certaine complicité entre les deux hommes. Cela dit, l’un comme l’autre étant des néophytes en politique étrangère, il y aura inévitablement quelques « couacs » dans le court terme. 

Côté américain, Trump est avant tout un dealmaker : autant il peut être pragmatique dans le cadre de relations bi- ou tri-latérales, autant il devient mal à l’aise et « psycho-rigide » à mesure que le cadre se multilatéralise davantage (comme on l’a vu au G7 ou, a fortiori, au sommet des 28 membres de l’OTAN). Plus que jamais, donc, la France aura intérêt à traiter le maximum de dossiers dans un cadre « minilatéraliste » de type P3 (Etats-Unis, Royaume-Uni, France).  

Deuxième observation : l’Elysée devra prendre en compte que, tant dans la forme que dans le fond, la politique de Trump est, pour une bonne part, une politique en Trump-l’œil, si j’ose dire. Trump a recruté pas mal de gens qui ne partagent pas ses opinions, s’inspirant en cela de la fameuse formule de Lyndon Johnson : « celui-là, il vaut mieux l’avoir à l’intérieur de la tente en train de pisser dehors, qu’à l’extérieur en train de pisser dedans. » Il s’ensuit que les personnes dont le nom apparaît dans les organigrammes officiels ne sont pas nécessairement les plus influents, notamment sur les dossiers sensibles. Sur la Russie, par exemple, c’est officiellement Fiona Hill – partisane d’une ligne dure – qui est en charge à la Maison-Blanche ; en réalité, Trump a un back channel avec Poutine via Kissinger (et Thomas Graham, l’ancien Monsieur Russie de Bush, aujourd’hui directeur de Kissinger Associates), qui est, lui, partisan d’un rapprochement avec la Russie. 

Comme s’il y avait une sorte de diplomatie américaine parallèle ?

Disons que le véritable centre de gravité de la politique étrangère américaine aujourd’hui, ce n’est pas Tillerson, Mattis ou McMaster (« les trois adultes », comme on les appelle), mais une jeune femme inconnue du grand public, mais bien connue des insiders : Dina Powell. En tant que numéro deux du NSC (National Clandestine Service), c’est elle qui préside le « Deputies Committee », et donc qui gère la politique étrangère au jour le jour. De plus, elle a plus beaucoup plus d’expérience de la politique étrangère et de « l’interministériel » que son boss nominal, le général McMaster. Enfin, à l’inverse des « trois adultes », Powell est très bien introduite dans la tribu Trump. Dina et Donald, c’est un peu « la Belle et la Bête » à la Maison-Blanche. Si j’étais d’humeur badine, je dirais que si le jeune Manu parvient à séduire la jolie Dina, celle-ci pourrait devenir sa meilleure avocate auprès du vieux Donald !!

Troisième point : l’Elysée devra se rappeler que si, sur certains dossiers (comme la Russie), Trump est en conflit ouvert avec l’Establishment américain, sur bon nombre d’autres dossiers (l’OTAN en général, l’Allemagne en particulier), il ne fait que dire tout haut ce que l’Establishment dit tout bas depuis un certain temps déjà. J’ai lu récemment dans la presse française qu’en omettant les traditionnelles génuflexions au sujet de l’Article 5, « Trump avait porté un coup à la crédibilité de l’OTAN ». On marche sur la tête ! 

L’Amérique contribue 70% du budget de l’OTAN ! Et voilà maintenant six ans que, par la voix du secrétaire à la défense Bob Gates, l’Establishment américain a fait connaître son exaspération à l’égard des free riders européens ! Jugez plutôt : alors que l’Allemagne a accumulé mille milliards d’excédent commercial durant ces cinq dernières années, l’armée allemande est de plus en plus une bouffonnerie sans nom : la moitié du matériel militaire allemand est inutilisable ; quant aux soldats allemands, ils ne sortent jamais de leurs bases quand ils sont en Afrique, et ils n’hésitent pas à quitter, au bout de douze jours, un exercice de l’OTAN de quatre semaines sous prétexte qu’on ne leur a pas payés leurs heures supplémentaires ! Dans un récent sondage du Pew Center, 56% des Américains, mais seulement 38% des Allemands, se disaient favorables à l’utilisation de la force pour défendre un allié. 58% des Allemands s’y déclarent opposés !

Voilà six ans, donc, que les Européens en général, les Allemands en particulier, « portent un coup à la crédibilité de l’OTAN » en continuant de faire la sourde oreille aux injonctions de Washington. D’où la « gaffe calculée » – et parfaitement justifiée – de Donald Trump. D’ailleurs, même si son attitude à Bruxelles a été un peu trop bourrue dans la forme, il n’a pas été désavoué dans le fond par les véritables « poids lourds » américains (Henry Kissinger, George Schultz, Jim Baker, Condi Rice, etc…).  Les Européens devraient même s’estimer heureux que Trump n’ait pas mis davantage les points sur les « i » en rappelant cette évidence : l’article 5 n’a jamais garanti une automaticité d’action – seulement une automaticité de consultation. 

Côté français, vous disiez donc qu’Emmanuel Macron est lui aussi un néophyte en politique étrangère…

C’est même pire : c’est quelqu’un qui vient de l’Inspection des finances – autant dire la pire (dé)formation qui soit pour la diplomatie. A l’exception d’un Couve de Murville, ces gens-là n’ont jamais rien compris à la politique étrangère. Je pense sincèrement que Macron peut, avec le temps, acquérir l’étoffe d’un véritable chef d’Etat. Mais il va falloir qu’il désapprenne le mode de pensée technocratique des « gnomes de Bercy », et qu’il ait l’humilité d’apprendre le mode de pensée stratégique auprès des vrais « pros » (essentiellement Le Drian et Védrine). Ce qui est encourageant, c’est que Le Drian, tout en gardant un œil sur la Défense, a hérité des Affaires étrangères, de l’Europe, du Développement, du Commerce extérieur, du Tourisme, de la Francophonie, des Français de l’étranger, etc. Le Drian est quasiment un vice-président ! 

Macron arrive au pouvoir dans une conjoncture internationale très particulière. Durant le quart de siècle qui a suivi la fin de la guerre froide, la « diplomatie coopérative » a été la norme dans les relations entre les Etats, et la « diplomatie coercitive » a été l’exception. Or nous sommes entrés dans une ère où la diplomatie coercitive va devenir de plus en plus fréquente, et dans ce domaine, la diplomatie française a tout à réapprendre. Si je n’avais qu’un conseil à donner à l’intellectuel Macron, ce serait de délaisser l’herméneutique philosophique pour la sémiologie diplomatique – en clair, de troquer Temps et Récit de Paul Ricoeur pour Arms and Influence de Thomas Schelling. Pour déniaiser les Inspecteurs des finances, rien ne vaut ce Machiavel moderne qu’est Schelling – qui est aussi Prix Nobel d’économie…

Macron devra aussi apprendre qu’en politique étrangère, le plus difficile n’est pas de décider quelle position adopter sur tel ou tel dossier, mais de hiérarchiser ses priorités, et cela selon le seul critère qui vaille : l’intérêt national. Cet exercice est d’autant plus délicat que, sur nombre de dossiers, les capacités d’action de la France sont limitées sans l’appui de l’allié américain, et que les priorités (plus encore que les positions) de cet allié ne coïncident pas nécessairement avec celles de la France. Il faut toujours garder à l’esprit qu’il y a une asymétrie.

Asymétrie au niveau géographique, d’abord. L’Allemagne est certes dans le collimateur de Trump, mais « l’Europe » en tant que telle est le cadet de ses soucis. A l’origine, la priorité de Trump était de faire ce que l’on appelle un « Nixon in reverse », c’est-à-dire d’opérer un rapprochement avec la Russie afin de mieux endiguer la Chine. Or la russophobie ambiante à Washington est telle qu’un tel programme a été ajournée. La nouvelle priorité de Trump, semble-t-il, c’est désormais le monde musulman, et plus précisément la succession saoudienne. Et là, il faut être attentif au fait qu’une politique qui, du point de vue du court terme, apparaît comme « surréaliste », peut en fait constituer la politique la plus « réaliste » qui soit du point de vue du long terme.

Surréaliste, c’est le mot, même si Trump n’est pas le premier chef d’Etat à prétendre vouloir lutter contre l’islamisme tout en demeurant le meilleur ami de l’Arabie saoudite…

Justement, ce n’est pas si simple. Schématiquement et depuis la création de la Ligue Islamique Mondiale et de l’Organisation de la Conférence Islamique par Riyad dans les années 1960, l’Arabie saoudite a dépensé 90 milliards de dollars pour la propagation globale du salafisme, et s’est progressivement imposé comme une sorte de Califat du monde sunnite. Or depuis 2015, un « printemps saoudien » a de facto commencé avec la décision du vieux roi Salmane (82 ans) de rompre avec la tradition et de nommer son neveu (57 ans), prince héritier, et son propre fils (31 ans), héritier en second. Contrairement à Obama qui, dès 2009, s’était éloigné de l’Arabie saoudite pour se rapprocher de l’Iran, Trump veut se rapprocher de Riyad afin de s’assurer que la succession conduise bien à une relève générationnelle, ce qui du même coup permettrait au Califat saoudien de faire, à terme, son « Vatican II », si je puis dire. 

En bref, dans la mesure où Trump «soutient» l’Etat qui a le plus contribué à la propagation du djihadisme dans le passé, c’est seulement au sens où la corde «soutient» le pendu. Quant à la diabolisation rhétorique de l’Iran, elle paraîtra évidemment « surréaliste » au moment même où les Iraniens plébiscitent le modéré Rohani. En revanche, cette diabolisation est tactiquement « réaliste » dans la mesure où elle permet aux chefs d’état arabe de « vendre » à leurs opinions publiques l’idée d’un rapprochement avec Israël (un rapprochement qui peut conduire, à terme, à une résolution de la question palestinienne). Bref, dans ce domaine plus que dans tout autre peut-être, la politique de Trump est une politique en Trump-l’oeil. 

Il existe une asymétrie Etats-Unis / France au niveau « fonctionnel », ensuite. Macron n’a pas encore assimilé le fait que, lorsqu’on est le président d’une grande puissance comme la France, il y a lieu de faire une différence très nette entre high politics et low politics. La prolifération nucléaire relève de la première, le réchauffement climatique, que cela plaise ou non, relève de la seconde. L’Accord de Paris, qui n’inclut aucun mécanisme contraignant, mérite bien son sobriquet de « Pacte Briand-Kellog de l’environnement ».  D’ailleurs, même si tous les signataires tenaient toutes leurs promesses, tout le monde sait bien que l’impact à long-terme de cet accord serait extrêmement modeste : une réduction de l’ordre de 0,2 degré à l’horizon 2100. D’ici là, l’arme nucléaire, aux mains de pays comme la Corée du Nord ou de l’Iran, aura eu le temps de faire beaucoup plus de dégâts environnementaux que le réchauffement climatique. Il faut donc garder le sens des proportions même s’il faut évidemment regretter que Trump ait choisi de « sortir » d’un accord qui allait dans le bon sens. 

Est-il vrai selon vous que la poignée de main « virile » entre Trump et Macron a vexé le premier et précipité la sortie de l’accord ? 

Disons que pour des raisons de politique intérieure, Macron a cru bon d’en rajouter une louche. Il est actuellement en campagne électorale. Or il n’a lui-même été élu que par 44% des inscrits, et 43% de ses électeurs ont d’ailleurs voté contre Marine Le Pen plutôt que pour lui. Il est donc à la recherche d’une majorité, d’où le parti-pris d’un certain histrionisme sur la scène internationale, avec des boursouflures du genre « la vocation de la France est de mener ces combats qui impliquent l’humanité toute entière ». Appelons cela la posture Aldo Macrone : « plus belle-âme que moi, tu meurs ! ». Compte tenu de la proverbiale vanité des Français, une telle posture sera évidemment payante électoralement. Pour autant, il ne faut pas oublier qu’il y a aura sans doute un prix diplomatique à payer.

En diplomatie, en effet, tout est affaire de calibrage. Autant la fameuse poignée de main  était en elle-même acceptable, autant Macron a eu tort de se livrer à une exégèse de sa gestuelle dans les colonnes du Journal du Dimanche (« Trump, Poutine et Erdogan sont dans une logique de rapports de force… il faut montrer qu’on ne fera pas de petites concessions, etc… »). Un président ne devrait pas dire ça. D’abord, parce que lorsque l’on commente ses propres actions, on ressemble à « Flamby. »  Ensuite parce que comme comme vous le dites et comme l’a révélé le Washington Post, cette interview au JDD a fortement irrité Trump, et n’a pas peu contribué à sa décision de sortir de l’accord de Paris. Macron a cru bon de réagir à cette sortie en « remettant le couvert » – cette fois, en invitant les scientifiques américains à venir se réfugier en France !!

Il serait bon que le Président français comprenne rapidement 1) que la politique étrangère en général (et pas seulement celle de Trump, Poutine, Erdogan) est un rapport de forces avant d’être un débat d’idées ; 2) que l’Amérique et la France ne boxent pas tout à fait dans la même catégorie ; et 3) que la France n’a rien à gagner à se lancer dans une surenchère verbale. Pour dire les choses simplement : une croisade anti-Trump sur une question de low politics risque fort de mettre en péril la coopération franco-américaine dans le domaine de la high politics. La confusion entre « faire le président » et « faire le mariole » pourrait coûter d’autant plus cher que Trump est du genre rancunier. En bref, on ne voit pas très bien ce que la France aurait gagné si demain Washington décidait de cesser toute assistance militaire aux opérations militaires françaises en Afrique.

Votre jugement sur l’Union européenne est en général assez dur. Faites-vous partie de ceux qui pensent que l’UE est devenue un instrument au service de Berlin ? L’arrivée au pouvoir de Macron en France vous semble-t-il de nature à changer la donne et à relancer le « couple franco-allemand » ?

Un jugement assez dur ? En 1991, à la veille de Maastricht, le ministre belge des affaires étrangères avait défini l’UE comme « un géant économique, un nain politique, une larve militaire ». Un quart de siècle plus tard, force est de constater que rien n’a changé. L’Europe est toujours « l’idiot du village global » (Védrine) ; la seule nouveauté, c’est qu’entretemps, la France elle-même est devenue « l’idiot du village européen. » Dès 2005, l’opinion française avait compris que « les Français sont les cocus de l’intégration européenne » (Marcel Gauchet). Depuis plus de dix ans, en revanche, les élites françaises sont toujours dans le déni, ou continuent de croire qu’elles pourront masquer (ou compenser) un alignement toujours croissant de la France sur l’Allemagne au niveau intra-européen par un activisme brouillon au niveau extra-européen, que ce soit en Libye (Sarkozy) ou en Syrie (Hollande).

Il n’y a qu’en France, où les médias – qui dépendent, pour une bonne part, des annonceurs publicitaires allemands pour leur survie financière – pratiquent l’auto-censure et/ou nient l’évidence : l’UE est bel et bien un instrument au service de Berlin. Voilà des années que le FMI, le Treasury américain et les médias étrangers ne cessent de répéter qu’avec un excédent commercial de plus de 6 pour cent de son PIB, l’Allemagne est en violation des traités européens. Dans une récente interview avec Spiegel, Wolfgang Schäuble lui-même reconnaissait que, sans l’existence de l’euro, l’excédent allemand serait la moitié de ce qu’il est aujourd’hui. 

Que peut faire la France ? Sortir des traités européens ? Quitter l’euro ? 

La France ne retrouvera sa crédibilité diplomatique que le jour où elle n’aura plus peur de faire du brinkmanship avec l’Allemagne. Au début de l’année, le gouverneur de la Banque de France a voulu faire peur aux Français en déclarant qu’une sortie de l’euro coûterait 30 milliards par an à la France. C’était là une façon technocratique, et non stratégique, de voir les choses. Une sortie de la France de l’euro signifierait, concrètement, la fin de l’euro. Or d’un point de vue stratégique, ce qui compte en dernière instance, c’est que l’Allemagne aurait beaucoup plus à perdre (130 milliards) que la France elle-même (30 milliards) d’une fin de l’euro. Et c’est précisément cette asymétrie qui donne à la France une certaine marge de manœuvre dans un game of chicken avec l’Allemagne. C’est seulement en menaçant l’Allemagne d’une « sortie » (et donc d’une explosion) de l’euro que Paris (soutenue en sous-main par Washington) pourrait rééquilibrer la relation franco-allemande. Mais pour mettre en œuvre une telle « politique du bord du gouffre », encore faut-il avoir quelque chose dans le pantalon ! 

Depuis 1945, l’Allemagne a un énorme avantage sur la France : elle n’est pas membre permanent du Conseil de Sécurité. A l’inverse des Français, les Allemands n’ont donc pas été tenté de se disperser dans la « gouvernance globale » et la « gestion des crises », et ont eu tout loisir de son concentrer sur leur « intérêt national » au sens le plus traditionnel du terme. 

Durant les quatre années où il fût ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius a paru s’occuper de tout (de la COP 21 à la crise syrienne), sauf de l’intérêt national français. Fabius n’a montré aucun intérêt pour l’Europe, pour l’Afrique, ou encore pour la vocation maritime de « l’Archipel France. » Et à aucun moment, il ne s’est posé la question : quel est, au juste, l’intérêt national français en Syrie ? Sans être inexistant, cet intérêt est-il si vital qu’il faille adopter une attitude aussi rigide sur une question cruciale (le départ d’Assad) ? Et surtout, est-il si vital qu’il faille tenter de forcer la main des Américains ? Le capital d’influence de Paris sur Washington n’est pas illimité : quitte à forcer la main des Américains, autant le faire pour des questions qui relèvent de l’intérêt national français (par exemple, en demandant une plus grande assistance militaire au Sahel). Je vois qu’au sein des deux principaux think-tanks français, l’IFRI et l’IRIS, le concept d’« intérêt national », qui avait disparu du discours français depuis un quart de siècle, fait aujourd’hui un timide retour. Il était temps.   

Vous écrivez que pour l’Allemagne, le partenaire d’avenir est la Pologne parce que les deux pays partagent le même désintérêt pour le Sud (Afrique) et le même intérêt pour le Partenariat oriental (Biélorussie, Ukraine, Moldavie). Dans ce cadre, la France n’a-t-elle pas intérêt, pour éviter un tête à tête inégal avec Berlin, à soigner avant tout sa relation avec les pays d’Afrique francophone au Sud, et avec la Russie à l’Est ?

Pour ce qui est de l’Afrique, pas de souci. On peut compter sur Le Drian pour rappeler à Macron l’importance stratégique de ce continent pour l’avenir de la France. Pour ce qui est de la Russie, le problème est plus complexe. Il y a un paradoxe historique : de Louis XIV à Napoléon III inclus, la France a totalement raté ses rendez-vous avec la Russie alors même que les Russes étaient demandeurs, et qu’une alliance avec la Russie aurait pu constituer un véritable multiplicateur de puissance pour la France. A l’inverse, depuis « l’étrange défaite de 1940 » , les Français, à intervalles réguliers, se prennent à rêver d’une « bonne et belle alliance » avec la Russie alors que pour cette dernière, la France ne présente plus désormais qu’un faible intérêt, que ce soit sur le plan économique ou militaire. 

En 1944, Staline refusa sans ménagement de soutenir les projets de De Gaulle sur l’Allemagne. En 1966, Brejnev ne daigna même pas se rendre à Paris à l’invitation du même De Gaulle, et se contenta d’envoyer Kossyguine. En 1991, Mitterrand se fit plus russe que les Russes et milita en faveur d’une Confédération européenne incluant la Russie et excluant l’Amérique. Cette idée saugrenue ne mena qu’à une marginalisation de la France, et c’est un partnership in leadership germano-américain qui pilota l’élargissement de l’UE et de l’OTAN. Aujourd’hui plus que jamais, pour Moscou, les rapports avec Washington, Pékin et Berlin restent autrement plus importants que les rapports avec Paris. Pour la Russie, la France ne sera jamais qu’un partenaire tactique, et non stratégique. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille traiter cavalièrement la Russie !

Macron ne l’a pas traitée cavalièrement. Il a reçu Poutine en grandes pompes à Versailles…. 

C’est une erreur d’interprétation ! L’organisation de la récente visite de Poutine à Paris trahit, au mieux, une certaine improvisation et, au pire, un amateurisme consternant. Les rencontres entre chefs d’état doivent être « pensées » longtemps à l’avance et chorégraphiées au millimètre près. Il y a toute une sémiotique à prendre en compte et, dans le cas de la Russie, une certaine symétrie à respecter. Très schématiquement : dès lors que Poutine venait à l’occasion de la commémoration d’un voyage de Pierre le Grand en France (signal : « la Russie reconnait la grandeur de la civilisation française »), Macron se devait d’aller visiter le nouveau centre culturel russe avec Poutine (signal : « la France reconnait la grandeur de la civilisation russe »). Concrètement, l’impression d’ensemble qui ressort de cette visite est que les communicants de l’Elysée ont instrumentalisé Versailles, Poutine et trois siècles de relations franco-russes à des fins purement électoralistes. J’ignore évidemment la teneur des discussions privées entre les deux hommes : mais ce qu’il était impossible d’ignorer durant la conférence de presse, c’était le body language de Poutine – celui d’un homme qui a le sentiment d’avoir été pris en embuscade. L’Elysée peut s’attendre à des représailles…

Je ne serais pas surpris si, par exemple, Moscou faisait comprendre à Paris que, pour la Russie, la France n’est en aucun cas une indispensable nation. Sur la Syrie, Poutine dispose déjà du cadre multilatéral d’Astana, d’une part, et de sa relation bilatérale avec Washington d’autre part – ce qui est largement suffisant. Même chose en ce qui concerne l’Ukraine : il n’a sûrement pas du échapper aux diplomates français en poste à Washington que le jour même où le président Trump rencontrait le ministre russe Lavrov, le vice-président Pence, lui, rencontrait le ministre ukrainien Klimkine (le tout, sous la houlette de Henry Kissinger). Or, pour Poutine, ce White House Format, s’il venait à être institutionnalisé, serait autrement plus intéressant que le Normandy Format (Allemagne, Russie, France, Ukraine) que tente de réactiver Macron. 

Contrairement à ce que s’imaginent certains paléo-gaullistes aujourd’hui encore, l’Amérique et la Russie n’ont aucunement besoin de la France (ou de quelque pays que ce soit) comme « médiateur ». En revanche, Trump lui-même aurait bien besoin d’un soutien français dans sa guerre avec ce que l’on appelle les Beltway Bandits (le Beltway est le nom du boulevard périphérique de Washington). Pour des raisons économiques autant qu’idéologiques, les Beltway Bandits, depuis la crise de Crimée, ne cessent de pousser à la confrontation avec la Russie, et disposent d’une formidable machine de propagande. La France devra se montrer particulièrement vigilante à l’égard de toute tentative d’ « enfumage » émanant de Washington. En particulier, si d’aventure un commandant en chef (par définition américain) de l’OTAN venait à sortir du rôle strictement militaire qui est le sien et à faire des déclarations politiques, l’Elysée ne devrait pas hésiter à remonter publiquement les bretelles de ce Général Folamour – quitte à causer des vapeurs aux Norpois de service. 

Que ce soit à l’égard de Berlin ou de Washington, un peu de brinkmanship ne peut pas faire de mal à la diplomatie française. Le brinkmanship, c’est d’ailleurs ce qui fait tout le sel de la diplomatie – à condition d’être parfaitement calibré et ciblé…

Crédit photo : ©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

The Walking Dead : une série politique

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©Casey Florig

Walking Dead ? Politique ? C’est pas une série avec des types qui dézinguent des zombies des heures durant ? Une série politique c’est House Of Cards, Baron noir etc. Et pourtant… The Walking Dead est peut-être une série bien plus politique que ces dernières et permet de parcourir des pans entiers de la philosophie politique.

Qu’est ce qui peut être moins politique qu’un film ou une série de zombie ? Et pourtant ça n’a rien de neuf. Des films de Romero jusqu’au Dernier Train Pour Busan, le film de genre zombie a toujours été éminemment politique et classé à gauche l’immense majorité du temps (anticapitaliste, critique des médias et de plus en plus écolo).

George A. Romero est incontestablement le père du genre et… il n’aime pas The Walking Dead. Il lui reproche (ainsi qu’à World War Z, mais sur ce point on ne lui donnera pas tort) son apolitisme : « J’étais le seul à faire ça. Et j’avais mes raisons, il y avait une sorte de satire sociale et je ne retrouve plus ça. The Walking Dead est juste un soap opéra », « à cause de World War Z ou The Walking Dead, je ne peux plus proposer un film de zombie au budget modeste dont l’essence est sociopolitique ».
Et s’il se trompait ?

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Frank Darabont, premier showrunner de la série

Le premier showrunner de la série était Frank Darabont qui a vite quitté la série en raison du manque du budget qui lui était alloué. Mais Frank Darabont est lui-même habitué à mettre de la politique dans ses films. C’est notamment ce qu’il avait fait dans The Mist, adapté du roman du même de nom de Stephen King, en en changeant la fin et en le rendant encore plus radical. L’histoire est simple : des américains lambdas se rendent au super marché, et se retrouvent soudain coupés du monde par une brume qui s’abat partout et rompt toute communication avec l’extérieur. Des monstres apparaissent alors aux abords du magasin. Mais très vite, le spectateur réalise que le vrai danger vient de l’intérieur.

C’est plus ou moins la même chose dans The Walking Dead : si la première saison se concentre sur les zombies, cette question devient vite secondaire puis franchement anecdotique au moment où la série en est rendue aujourd’hui.

Mais si The Walking Dead est politique c’est qu’elle est réac’ ? C’est ce que peut par exemple laisser penser le fait qu’après une enquête de Cambridge Analytica, l’équipe de Donald Trump ait décidé de diffuser des spots anti-immigrations lors des pubs de The Walking Dead car ayant identifié les téléspectateurs de la série comme hostiles à l’immigration. Pourtant les choses ne sont pas si simples.

La particularité de The Walking Dead est qu’elle est difficile à identifier politiquement, et elle évolue beaucoup : elle ne tranche pas, nous laisse choisir et nous permet d’étudier les situations qu’elle scrute en profondeur. Et elle  le fait en étant extrêmement référencée cinématographiquement, philosophiquement et même théologiquement (cf. la scène du bras de Carl dans l’épisode 1 saison 07 et le sacrifice d’Isaac).

Un retour à l’état de nature

Les œuvres qui se déroulent dans des contextes apocalyptiques ou en totale anarchie, comme c’est le cas des films/séries de zombies (mais comme le font aussi beaucoup d’autres – le manga L’Ecole Emportée, le roman Sa Majesté des Mouches, La Route…) sont l’occasion de questionner l’ « état de nature ».

L’état de nature c’est cette hypothèse philosophique qui permet de se figurer l’agissement des hommes avant l’émergence de la société et de l’Etat. Ces débats sont fondamentaux car ils ont servis de substrat philosophique à l’immense majorité des pensées politiques et même économiques. Et à travers The Walking Dead on peut retracer les grandes conceptions de l’état de nature.

Pour l’Anglais Thomas Hobbes (1588-1679) l’état de nature est un « état de guerre de chacun contre chacun » (1), ce que l’on résume souvent par la formule « l’homme est un loup pour l’homme ». Les hommes confrontés aux dangers d’une mort violente vont avoir tendance à s’entre-tuer : à tuer pour ne pas être tué.

Dans un premier temps cette approche n’est pas celle de la communauté de Rick dont le modèle semble plus rousseauiste. Dans le modèle décrit par Jean-Jacques Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1762), l’homme dispose d’une « répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement ses semblables » (2). C’est le mythe du “bon sauvage”.

Mais la tension entre ces deux théories va être présente tout au long de la série : l’homme est-il bon et enclin à s’entraider ? Ou est-il égoïste et doit être gouverné par la peur pour contraindre sa volonté de domination qu’il assimile à sa survie ? Ce débat, jamais tranché, traverse les 6 saisons de The Walking Dead… mais pas la septième.

negan-again-amc-releases-final-scene-of-the-walking-dead-season-6-finale-online-918017Dans la septième saison de The Walking Dead, la série semble devenir nietzschéenne. Après avoir fait preuve de compassion (saisons 1-3), Rick à Alexandria est tenté par Hobbes, il tente de convaincre les habitants que la violence et la force doivent être la règle vis-à-vis des autres communautés car seule la survie compte peu importe le coût, et souhaite lui aussi faire régner l’ordre par la peur (saison 5), mais il est vite rattrapé par sa nature qui est bonne. La communauté redevient kantienne en interne mais reste hobbesienne vers l’extérieur. Elle va toutefois le payer cher.

Car, dans la dernière saison de The Walking Dead, ce qui semble faire agir les hommes c’est bien « la volonté de puissance ». La petite équipe de Rick est victime du « renversement des valeurs », leur morale – la pitié, la faiblesse, l’égalité, la culpabilité – est celle des faibles, des « esclaves » (ce qu’ils deviennent au sens propres) et les condamne au ressentiment et à l’esprit de vengeance, sentiments que ne ressent pas Negan qui se fiche éperdument du bien et du mal.

Toutefois, de nouveau, la série ne décide pas pour nous pour le moment. Le moins que l’on puisse dire c’est que si Negan fascine, il n’est pas pour autant un héros : nos personnages vont-ils devoir se comporter comme lui pour le vaincre et ainsi renoncer à leur morale ? Ou vont ils construire un système autre et juger celui de leur ennemi ?

Une réflexion sur la justice

Dans un contexte de survie, la justice doit-elle être expéditive ou doit-elle préserver notre humanité ?

C’est toute la question que poste l’épisode 11 de la saison 2 « Juge, Juré et Bourreau » où le groupe doit déterminer si un homme qu’ils ont sauvé et qui pourrait représenter une menace pour eux doit être exécuté ou non. Un débat est organisé qui n’est pas sans rappeler 12 hommes en colère et dans lequel le personnage de Dale est le seul à argumenter en faveur de l’humanité, de la civilisation et de la moralité. Mais la peur domine les autres membres du groupe et l’épisode nous montre le déclin de la moralité des individus lors d’un événement catastrophique.

Une réflexion sur les relations internationales

Doit-on s’armer et être en mesure de supprimer n’importe quel autre groupe de survivants ou au contraire l’union fait-elle la force ? Doit-on agir préventivement au risque de devenir des monstres ou doit-on coûte que coûte trouver des moyens de collaborer ?

trolkingdeadEn relations internationales on peut grossièrement distinguer deux théories principales :

Tout d’abord, a théorie réaliste (Hobbes, Rousseau) qui explique que l’anarchie entre les nations est une donnée permanente, c’est une pensée pessimiste selon laquelle les Etats ne peuvent agir qu’en leur propre intérêt et pour leur propre sécurité au risque de créer une insécurité collective comme le montre la théorie des jeux ; la théorie libérale (Kant, Locke) qui admet la réalité de l’anarchie mais pense que l’on peut s’en émanciper par la coopération et le droit international.

De nouveau, la tension entre ces deux pensées est omniprésente dans The Walking Dead : le groupe de Rick cherche à collaborer avec Alexandria tandis que les femmes d’Oceanside après avoir fait l’expérience de la barbarie de Negan préfèrent tuer par prévention les personnes qui s’approchent de leur camp au cas où elles représenteraient une menace.

Ce qui semble ressortir de The Walking Dead est plutôt la théorie réaliste : si la démocratie, la paix kantienne, est possible à l’intérieur des communautés-Etat, c’est bien l’anarchie violente et le rapport de force qui définissent les interactions entre elles à l’extérieur.

De la violence au pacifisme

Depuis le début de The Walking Dead, la série montre la violence comme le principal moyen de la survie.

Pourtant plusieurs personnages, celui de Dale, puis celui de Morgan défendent l’option non-violente et pacifique. Mais assez vite ce choix passe au mieux pour de la naïveté au pire pour de la lâcheté.

Ici aussi The Walking Dead laisse les perspectives ouvertes. Si Morgan est un personnage souvent agaçant, les scénaristes semblent lui donner en partie raison lorsqu’il parait parvenir à faire ressortir le bon dans un des W (un des groupes les plus sanguinaires et fous-furieux de l’univers de la série). C’est cette idée rousseauiste que les hommes sont bons mais que c’est la société qui les corrompt.

Sur la non-violence contrainte, celle de Rick collaborant avec Negan, les scénaristes s’abstiennent de juger, un peu à la manière d’Un Village Français qui préfère la compréhension des motivations de tout un chacun au jugement moral peu instructif et peu source de réflexion.

Différents modes d’organisations de la cité

C’est aussi en cela que The Walking Dead est une série politique.

Elle montre différents systèmes politiques avec chacun leurs défauts et leurs qualités. La démocratie serait la ferme d’Hershel et Alexandria, la dictature le Woodbury du Procureur, le nazisme serait représenté par le Terminus, le totalitarisme le Sanctuaire de Negan, la monarchie le royaume d’Ezekiel et le matriarcat Oceanside.

Les épisodes sont l’occasion de véritables cours de science politique sur la formation des systèmes politiques, la légitimation des pouvoirs et la pérennisation ou non de ces modes d’organisation.

https://www.youtube.com/watch?v=0afWNji5-Lg

Du patriarcat au féminisme

C’est l’une des évolutions les plus marquées de la série et l’une des plus bienvenues.

Alors que dans les premières saisons les rôles sont atrocement genrés au point que cela soit difficilement supportable, un changement drastique des personnages féminins s’opère au fur et à mesure des saisons.

Au début de la série les femmes sont des mères et des ménagères, parfois battues, elles ne peuvent survivre que sous la protection de leurs hommes. Pourtant petit à petit, les femmes s’affirment dans la série. Peu ou pas sexualisées (et c’est assez rare pour qu’il faille le noter) elles deviennent de véritables guerrières indépendantes, toutes aussi capables que les hommes, toutes aussi indispensables et à même de les protéger. Pour autant il n’est pas tu que les femmes sont souvent doublement victimes lors des conflits via les crimes sexuels (le viol suggéré de Maggie à Woodbury, l’esclavagisme sexuel de Negan au sanctuaire…).

On assiste même désormais à un retournement encore plus audacieux, à travers les femmes d’Oceanside et le personnage de Maggie, le milieu de la saison 7 laisse penser que les femmes seront désormais les plus aptes à se battre, à diriger voire à gouverner. Plutôt dingue pour une série qui a commencé par se distinguer par son sexisme appuyé.

On est alors obligé de constater que les clichés de TWD sont en fait des idéaux-types qui sont déconstruits lorsque se recréent les rapports sociaux à l’aube de l’ère nouvelle qu’incarne l’apocalypse zombie.

Représentation de la violence : et si The Walking Dead avait raison ?       

Le premier épisode de la saison 7 a été d’une violence psychologique, physique et graphique absolument insoutenable, au point qu’on laisse entendre qu’il pourrait expliquer une partie des grosses chutes d’audiences de cette saison. A la manière de Télérama, beaucoup ont été saturés par ce qui leur est apparu comme étant de la « gratuité » et de l’excès.

Et pourtant… la complaisance dans la violence c’est le hors champ. Filmer la violence en gros plan c’est montrer la barbarie pour ce qu’elle est plutôt que de l’édulcorer sans cesse.

Jean-Baptiste Thoret, spécialiste du cinéma américain, explique que jusqu’à la Horde Sauvage (1969) : « le cinéma hollywoodien ne filmait pas la violence mais des individus violents. On appelait ça le régime de l’image-action, un régime dans lequel la violence était rattachée à des individus en particulier et s’exerçait à toutes fins utiles. Avec Sam Peckinpah, le cinéma américain bascule dans le régime de l’image-énergie et accède enfin à son essence. La distinction entre la bonne et la mauvaise violence s’effondre et fait place à une violence démotivée, incontrôlable et ontologique, enfin affranchie de l’idéologie classique du cinéma hollywoodien classique qui la légitimait » (3).

Or qu’y a-t-il de plus complaisant justement que de légitimer la violence, que de lui trouver des excuses et des motivations ? A la manière d’un James Bond tuant des centaines de personnes sans verser une goutte de sang et avec l’approbation collective car il remplirait une mission. La « gratuité » que rejette Télérama c’est toucher une des vérités autour de la violence. Depuis les années 70 on peut filmer « la violence pour elle-même, du point de vue de son énergie, du climat qu’elle instaure et non pas de l’action individuelle ou collective qui la légitime » (3).  C’est exactement ce que fait l’épisode 1 de la saison 7.

On le voit les débats sur cette manière de représenter la violence n’ont jamais cessé : on pense à Tarantino ou bien à Irréversible de Gaspar Noé. On reprochait à Noé la gratuité et le non-sens de sa violence alors même que l’essentialisation de cette violence est son sujet, pas la complaisance vis-à-vis de celle-ci.

Dans les séries, la transition vers le régime de l’image-énergie s’est faite plus tardivement, avec cet épisode elle est définitivement achevée. En effet, malgré tous les excès que l’on avait déjà pu voir à la télévision (un égorgement au cutter en plan fixe dans Breaking Bad, des tortures un épisode sur 2 dans Games Of Thrones…) The Day Will Come When You Won’t Be a réussi à lui tout seul à relancer le débat sur la représentation de la violence au petit écran…

Il faut alors contextualiser : cette transition s’est faite au cinéma à un moment particulier qu’Arthur Penn explicitait bien à propos de Bonnie & Clyde (1967) : « ils trouvaient que le film était violent mais à l’époque, chaque soir, nous voyions aux nouvelles des gens tués au Vietnam ».

Aujourd’hui le contexte n’est plus le Vietnam mais Daech. Devant les exécutions ignobles à genoux de l’épisode 1 nous ne pouvons nous empêcher de penser aux vidéos diffusées sur Internet de James Foley ou d’Hervé Gourdel et nous comprenons que oui, nous avons à nouveau passé un cap graphique dans la représentation de la violence. Face à cette ultra-violence omniprésente, la représentation de la violence si elle se veut réaliste et toucher le spectateur, voire le traumatiser – car une violence qui donne envie de vomir et non pas envie de manger du pop corn c’est une violence qui est bien représentée – et qui justement ne se complaît pas,  ne peut plus être comme avant, elle ne peut plus être aseptisée.

Ainsi il est très difficile de dire si Walking Dead est de droite ou de gauche, mais elle est assurément une série profondément politique en ce qu’elle fait réfléchir à l’état de nature, aux conceptions de la justice, aux manières d’appréhender les relations internationales, aux différents modes d’organisation politique, à la domination masculine et à la question de la violence.

Sources :

(1) Léviathan (1651) Thomas Hobbes
(2) Du Contrat Social (1762) Jean-Jacques  Rousseau
(3) Le Nouvel Hollywood (2016) Jean-Baptiste Thoret

Crédits photos :

Photo 1 : ©Casey Florig
Photo 2 – ©DORKLY / Trolking Dead