« L’Équateur est devenu un État failli » – Entretien avec Paola Pabón

Paola Pabon - Le Vent Se Lève
Paola Pabon, préfète équatorienne, représentant la région de Pichincha au salon du chocolat à Paris début novembre 2023.

Un mois avant que les Argentins portent le libertarien Javier Milei au pouvoir, les Équatoriens élisaient le multi-millionnaire Daniel Noboa, dont la famille a fait fortune dans l’exportation de bananes, partisan de la mise en place de nouvelles mesures d’austérité et de libéralisation. En cela, il s’inscrit dans la continuité des présidences de Lenín Moreno (2017-2021) et de Guillermo Lasso (2021-2023), marquées par une explosion de la pauvreté, des inégalités et de la criminalité, ainsi que par un réalignement sur les États-Unis. Dans plusieurs régions équatoriennes, des bandes armées ont pris la place de l’État. Nous rencontrons Paola Pabón, préfète de la région équatorienne de Pichincha, figure de la « Révolution citoyenne », mouvement politique mené par Rafael Correa qui a gouverné le pays pendant une décennie (2007-2017) avant son tournant néolibéral.

LVSL – Comment expliquez-vous la victoire de Daniel Noboa à l’élection présidentielle équatorienne, malgré son héritage élitaire et son programme néolibéral ?

Paola Pabón – Ce second tour nous offre plusieurs enseignements. Tout d’abord, il est impératif d’élargir la portée de ce que représente la Révolution citoyenne au sein de l’électorat progressiste. Cette démarche est difficile, étant donné que le spectre progressiste semble limité, mais je pense que c’est notre devoir de la mener à bien.

Ensuite, il est essentiel de pouvoir, sans sacrifier le programme et l’idéologie, développer une approche communicationnelle différente pour toucher d’autres segments de la population. C’est l’autre leçon de cette élection. L’influence dominante des réseaux sociaux chez les plus jeunes n’a pas été suffisamment prise en compte – cela peut être un défi pour une organisation centrée sur l’idéologie et le programme.

Revenons sur le contexte, qui reste très difficile. Rappelons que c’est la première élection nationale à laquelle participe la Révolution citoyenne avec son propre parti [NDLR : lors des élections précédentes, les représentants de la Révolution citoyenne, interdits d’avoir une représentation propre, n’ont pu concourir qu’en s’alliant à des partis autorisés]. Après sept ans d’interdiction politique, nous avons réussi à rétablir notre organisation, ce qui n’est pas négligeable : cela a exigé des efforts considérables pour asseoir la marque, rendre claire l’assimilation du mouvement à la Révolution citoyenne et permettre aux gens de nous identifier.

Malgré cela, plusieurs problèmes structurels sont demeurés – qui tendent malheureusement à devenir intrinsèques au pays -, qui nuisent à l’image de notre organisation politique, de notre proposition et de nos dirigeants. Je fais allusion au rôle de la justice, aux organismes de contrôle et aux médias. La machine médiatique, vent debout contre notre projet, notre message et nos dirigeants, crée un plafond de verre pour la Révolution citoyenne. Pour la population, il devient ardu de discerner le vrai du faux au milieu de tant d’accusations, de procédures judiciaires et de fausses nouvelles.

Cette campagne est exceptionnelle : un attentat contre la vie d’un candidat a été perpétré, et de manière opportuniste, on a cherché à lier cet acte terrible à notre cause ! Nous regrettons que certains cherchent à souiller les institutions démocratiques avec le sang de cet assassinat [NDLR : il s’agit de Fernando Villavicencio, assassiné dans les circonstances les plus troubles, avec notamment une violation du protocole de sécurité par ses gardes du corps. Quelques jours plus tard, huit des personnes impliquées dans cet assassinat devaient être massacrées en prison. Lire sur LVSL l’article de Vincent Arpoulet pour davantage de détails]. Cela a sans aucun doute eu un impact significatif sur notre offre politique et sur notre candidate Luisa González. Ces éléments minent la confiance d’un secteur actuellement indécis – celui qui ne croit plus en l’État, en la démocratie, en l’institutionnalité, et ne pense pas que le processus électoral puisse changer sa vie.

« À l’heure actuelle, certaines provinces sont entièrement sous le contrôle du trafic de drogue. Elles se transforment en zones sans loi, dépourvues de présence des forces de l’ordre, du gouvernement national et des autorités locales. »

Que l’on parle du bloc médiatique, de la saturation des réseaux sociaux par les fausses nouvelles ou de la construction d’un récit « anti-corréiste », ce sont des problèmes structurels. Il est important de noter que cet « anti-corréisme » ne repose sur aucune proposition politique : c’est un discours purement oppositionnel. Cette combinaison de facteurs nous laisse malheureusement à quatre points de remporter l’élection présidentielle. Bien que cela constitue une défaite, il faut reconnaître l’importance des résultats électoraux : plus de quatre millions d’Équatoriens ont voté en faveur de la Révolution citoyenne.

LVSL – Ce contexte remonte à la présidence de Lenín Moreno (2017-2021), durant laquelle de nombreux procès ont été intentés contre d’ex-responsables de la « Révolution citoyenne ». Vous-mêmes en avez été victime [NDLR : nous avions déjà interrogé Paola Pabón dans le cadre d’un reportage effectué à Quito en février 2021 ; bien qu’élue, elle avait été placée en situation de liberté conditionnelle]. Depuis l’élection de Guillermo Lasso en 2021, les choses ont-elles changé ?

PP – Ces problèmes structurels sont demeurés au cours des deux années de présidence de Guillermo Lasso. Toutes les entités de contrôle sont des organes dépendantes de l’État. Elles demeurent les actrices de l’offre politique, continuant à jouer le jeu politique de ceux qui maintiennent l’hégémonie et le pouvoir actuellement en place. Par conséquent, la justice représente actuellement une menace pour nous, alors que dans d’autres pays elle est garante de paix et de démocratie. Nous sommes constamment soumis à des examens spéciaux de la Contraloría, et des enquêtes spéciales au ministère Public sont fréquentes, agissant comme un rappel constant de la présence de la justice.

Si l’on entre dans les détails, la situation devient encore plus préoccupante. Des accusations récentes ont été dirigées contre le gouvernement du président Lasso, liés à la mort de nombreuses personnes sur laquelle lumière n’a pas été faite. Elles n’ont pas reçu de réponse satisfaisante de la part de la justice. La mort du dernier candidat à la présidence Fernando Villavicencio n’a pas été élucidée. Ce que je vais vous dire pourra vous sembler incroyable : huit des personnes arrêtées dans l’affaire de la mort de Fernando Villavicencio ont été assassinées en l’espace de deux jours. Cela s’est produit alors qu’on aurait dû les protéger et prendre soin d’elles, car leur vie était cruciale pour résoudre l’affaire.

LVSL – Durant la campagne présidentielle, un référendum a eu lieu quant à l’extraction pétrolière dans la zone de Yasuní, qui a divisée la gauche équatorienne. La gauche héritière de la « Révolution citoyenne », représentée par Luisa Gonzáles, s’est prononcée en faveur de l’extraction, tandis que les votants s’y sont opposés. Daniel Noboa, de manière contre-intuitive, s’est également dit opposé à l’exploitation. Pensez-vous que cela peut constituer un facteur explicatif des résultats électoraux ?

PP – Je pense que d’autres raisons sont en jeu. Cette décision, récemment prise, suscite des préoccupations pour qui veut gouverner le pays. Dans mon cas, à une échelle plus restreinte, j’ai discuté avec plusieurs gouvernements municipaux et paroissiaux d’Amazonie. Très modestes, ils sont inquiets car ils ne bénéficient pas d’une éducation et d’un système de santé de qualité, et ont besoin de ressources pour les financer.

Plus de 70 % du réseau routier national est actuellement en état déplorable, et nous faisons face à des pannes récurrentes de courant en raison du manque d’accès à l’électricité. Il y a également une crise croissante en matière de sécurité. Or, ceux qui sont au pouvoir savent que des ressources sont nécessaires pour investir dans le secteur public et élaborer des politiques publiques.

Cependant, la population a pris une décision courageuse : celle de choisir une voie de développement alternative, malgré ces difficultés. Dans un pays où la pauvreté est massive, opter pour ce nouveau modèle représente un changement de paradigme. Cela implique une co-responsabilité mondiale. Dans ma région, Pichincha, il y a eu des avancées significatives, parvenant à faire déclarer la zone de la biosphère du Chocó Andino par l’UNESCO, et refusant l’extraction minière dans la région actuelle, optant ainsi pour un modèle différent.

Cela représente une responsabilité immense. Ce que vous voyez ici aujourd’hui au Salon du Chocolat de Paris [où l’entretien a été réalisé début novembre, Paola Pabón représentant la région de Pichincha NDLR] témoigne de cette démarche. Dire non à l’exploitation minière est une chose, mais quelles sont les alternatives pour que ces économies puissent perdurer ? La décision de laisser le pétrole sous terre ne se résume pas uniquement à calculer combien de barils de pétrole n’ont pas été vendus, ni à évaluer simplement la perte de ces ressources pour le budget de l’État. Cela concerne également l’économie locale, qui fournit des services liés à l’exploitation minière et pétrolière, comme le transport et l’alimentation, qui pourrait également en faire les frais. C’est une décision courageuse qui doit être assumée avec responsabilité. Nous devons respecter la démocratie, mais il est temps, et nous espérons que le président Noboa, qui a soutenu cette proposition de manière discrète et ambigüe durant la campagne électorale, l’assumera avec responsabilité.

LVSL – Vous évoquez la situation sécuritaire du pays. Les chiffres témoignent d’une dégradation alarmante en la matière [NDLR : pays sûr durant des années, l’Équateur a rejoint le top 10 des pays marqués par la plus forte criminalité]. Comment l’expliquez-vous ?

PP – À l’heure actuelle, l’Équateur est confronté à une défaillance de l’État. C’est devenu un État failli. C’est une déclaration difficile, mais elle reflète la situation actuelle du pays. Cette dégradation découle d’une raison relativement simple : l’absence de l’État pendant sept ans de gouvernance néolibérale. L’État a laissé l’éducation en suspens, n’a pas résolu les problèmes de santé ni investi dans la sécurité. En disparaissant des territoires, il a créé un vide qui n’a pas été comblé par le marché, comme le pensaient les dirigeants de l’époque. En lieu et place de cela, c’est le crime organisé qui l’a occupé.

Nous avions été témoins de l’activité du crime organisé à proximité, en Amérique centrale et en Colombie, mais l’Équateur était relativement à l’écart de cette réalité. À l’heure actuelle, je peux affirmer avec beaucoup de tristesse que nous avons enregistré 6.044 décès dus à des actes de violence. Ce chiffre augmentera pour atteindre probablement plus de 7.000 Équatoriens d’ici la fin de l’année. Ce qui est particulièrement douloureux, c’est que parmi ces 6.000 décès, 80% concernent des Équatoriens de moins de trente ans. Le crime organisé est en train de détruire notre pays, notre jeunesse et l’avenir de la nation.

À l’heure actuelle, certaines provinces sont entièrement sous le contrôle du trafic de drogue. Elles se transforment en zones sans loi, dépourvues de présence des forces de l’ordre, du gouvernement national et des autorités locales. On en sait très peu en raison du blocage médiatique effectué par la presse équatorienne.

Pourquoi ce déclin a-t-il été si rapide ? Parce que le crime organisé a comblé le vide laissé par l’État dans le fonctionnement du système. Il a financé le système judiciaire et le système politique, et en ce moment il s’approprie les territoires. À présent, nous payons cela avec des larmes et du sang.

LVSL – Quelle est la raison de votre présence au salon du chocolat de Paris ?

PP – Si vous parcourez les sites, vous verrez ce sont des entités nationales qui sont principalement représentées. Dans le cas équatorien, la seule entité représentée lors de cet événement crucial pour le cacao et le chocolat est la région de Pichincha.

Nous sommes venus avec dix-huit producteurs de cacao et de chocolat de notre province. Actuellement, nous faisons face à un défi singulier. Le 20 août, de manière démocratique et souveraine, la zone du Chocó Andino a rejeté l’exploitation minière, ce qui requiert maintenant la mise en place d’un modèle de développement économique durable. Cela implique des coûts substantiels. Il est impératif que les petits producteurs aient accès à des installations de transformation des matières premières. Ainsi, il est inexact de considérer que cela ne crée pas de valeur ajoutée. Un exemple concret de cette valeur ajoutée réside dans le chocolat, fabriqué localement dans la région du Chocó Andino.

Dans cette région, nous avons des réussites notables en termes de valeur ajoutée, notamment dans la production de chocolat, la mise en place d’un centre de valorisation pour le café, et un autre centre pour la canne à sucre. L’objectif sous-jacent est d’établir des connexions entre les producteurs locaux et les consommateurs en Europe qui apprécient notre chocolat et notre cacao. Cette initiative dépasse la simple sphère du chocolat, visant à ancrer ces produits sur le marché local. Tel est l’objectif de notre visite et de notre participation au Salon du Chocolat.

LVSL – Que fut le bilan de la « Révolution citoyenne » sur les conditions de travail des producteurs de cacao et de chocolat ?

PP – Nous serons toujours du côté des personnes qui en ont le plus besoin. Quelle est notre logique de travail ? Premièrement, encourager l’associativité. Ensuite, la formation, l’assistance technique et la commercialisation sont les trois axes sur lesquels nous avons travaillé au cours de ces quatre dernières années, suivant en quelque sorte l’héritage de la politique d’économie populaire et solidaire du gouvernement de la Révolution citoyenne.

Rafael Correa : « Imposer nos conditions au capital transnational, reconstruire l’intégration régionale »

Rafael Correa à Paris © Pablo Porlan et Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Président de l’Équateur de 2007 à 2017, Rafael Correa fut l’une des figures du « tournant à gauche » de l’Amérique latine au commencement du millénaire, aux côtés des présidents vénézuélien Hugo Chávez et bolivien Evo Morales. Après un premier entretien à Bruxelles en 2019, nous le retrouvons trois ans plus tard à Paris. Entre-temps, le contexte a radicalement changé : la gauche a remporté les élections dans des pays clefs d’Amérique latine, les forces néolibérales sont en reflux, et l’ex-président brésilien Lula, aux portes du pouvoir, affirme vouloir relancer l’intégration régionale et en finir avec la domination du dollar. Paradoxalement, les ambitions de rupture avec l’ordre mondial actuel semblent moindres qu’il y a une décennie. L’Amérique latine n’est plus, autant qu’elle l’était alors, un pôle de contestation du paradigme dominant. Nous avons interrogé Rafael Correa sur ce nouveau contexte et les perspectives qui se dessinent pour son pays et le sous-continent. Entretien réalisé par Vincent Ortiz, Keïsha Corantin et Vincent Arpoulet, retranscrit par Alice Faure, Nikola Delphino et Seb Tellor.

Le Vent Se Lève – Une nouvelle vague de gauche émerge en Amérique latine, y compris au cœur de certains bastions historiques du néolibéralisme : victoire de Gustavo Petro en Colombie, Gabriel Boric au Chili. La nouvelle génération militante latino-américaine revendique l’héritage des expériences progressistes des années 2000, mais prétend y apporter un regard critique. Sur le plan environnemental, elle n’hésite pas à tenir un discours anti-extractiviste. Sur le plan culturel, elle est très sensible aux demandes d’extension des libertés individuelles. Sur les plans économique, financier et géopolitique en revanche, elle semble moins ambitieuse. Quel regard portez-vous sur cette nouvelle génération de gauche ?

Rafael Correa – Premièrement, cette nouvelle gauche est le fruit de l’ancienne. Les processus progressistes antérieurs avaient été entravés de manière antidémocratique : par l’entremise de coups d’État, comme ce fut le cas en Bolivie et au Brésil, ou de trahisons assorties de campagnes menées par la presse, les « fondations » et les « ONG » téléguidées depuis les États-Unis, comme ce fut le cas en Équateur1.

NDLR : sur cette dernière thématique lire sur LVSL l’article de Vincent Ortiz : « Comment Washington a remis la main sur l’Équateur : quatre ans d’une reconquête souterraine »

Nous avions vu venir de loin, en 2014, cette renaissance conservatrice, qui opérait par des modalités anti-démocratiques. En Amérique latine, pour ainsi dire, nous n’avons pas de démocratie réelle, et nous n’en aurons pas tant que la presse continuera son ingérence dans les affaires politiques de manière aussi frontale et manipulera la vérité. Sans vérité il n’y a pas de démocratie, sans vérité il n’y a pas d’élections libres.

Les citoyens peuvent comparer les modalités par lesquelles les conservateurs ont conquis le pouvoir, par rapport à celles des progressistes. Les mouvements progressistes reviennent en force par les élections, comme au Brésil en ce moment.

Nous voulons nous libérer du dollar, mais il existe une forte opposition de la part des élites qui parlent espagnol mais réfléchissent en anglais, de la presse qui manipule les consciences

Effectivement, je crois que l’on a affaire à une gauche quelque peu différente sur les questions environnementales, qui tient un discours anti-néoextractiviste dans certains cas, comme au Chili, ou même en Colombie. Je pense qu’elle se trompe. J’estime que les ressources naturelles sont un avantage incontournable et la meilleure opportunité dont l’Amérique latine dispose pour se développer, à condition qu’elles soient utilisées de manière responsable au niveau social et environnemental. Nous devons profiter de nos ressources naturelles. Il serait même irresponsable de ne pas le faire face à la pauvreté et aux nécessités premières qui sont les nôtres.

Cette nouvelle gauche tient un discours plus modéré sur les questions socio-économiques, et a une perspective davantage postmoderne sur les questions culturelles. Elle met en avant le mariage homosexuel ou les droits des animaux. Ces thématiques nous intéressent tous – et elles intéressent beaucoup quelques groupes relativement restreints –, mais je pense que d’autres sujets demeurent prioritaires : en finir avec la pauvreté et l’exclusion socioéconomique en Amérique latine. C’est la pire des injustices, c’est la question morale la plus importante. Nous ne devons jamais oublier notre principale raison d’être : créer une Amérique latine plus juste dans un monde plus juste. Car nous vivons encore dans une Amérique latine emplie d’injustices, qui demeure la proie d’intérêts étrangers.

LVSL – En parlant d’intérêts étrangers, les déclarations récentes de Lula portant sur la nécessité de mettre fin à la domination du dollar ont fait grand bruit. Votre pays, l’Équateur, a subi une forme extrême de dollarisation, mais toute l’Amérique latine souffre de la domination du dollar d’une manière ou d’une autre2. Croyez-vous que ce tournant à gauche de l’Amérique latine, la probable victoire de Lula et le contexte géopolitique actuel ouvrent la voie à un changement de paradigme en matière monétaire ? La fin de la domination du dollar et la refonte des structures du commerce international entre l’Amérique latine et les États-Unis sont-elles à portée de main ?

RC – Si Lula gagne au Brésil, l’équilibre géopolitique de la région change radicalement. C’est un pays de 200 millions de personnes, soit un tiers de la population de l’Amérique latine. Les déclarations de Lula sont tout à fait prometteuses, et nous avions déjà évoqué cette perspective. Avec l’UNASUR (Union des nations sud-américaines), notre idée était de créer une monnaie régionale suivie d’une union monétaire. Il est absurde que nous dépendions toujours du dollar pour faire des échanges.

À travers l’utilisation d’une monnaie régionale, nous pourrions créer un système de compensation régionale. Actuellement, par exemple, si le Pérou vend pour 100 millions de marchandises à l’Équateur et que l’Équateur lui vend 120 millions, nous devons utiliser 220 millions de dollars. Mais avec une monnaie régionale, le Pérou pourrait nous vendre 100 millions tandis que nous leur vendrions 120 millions, et le solde total serait de 20 millions. Chaque pays paierait le prix des importations en monnaie nationale et le solde total serait payé en dollars. Il n’y aurait ainsi que 20 millions de dollars qui passeraient du Pérou à l’Équateur.

Nous avons proposé cette alternative. L’objectif était d’avoir une monnaie comptable, comme l’écu, puis une monnaie régionale. Mais il ne faut pas se bercer d’illusions : il existe une forte opposition à ce projet de la part des élites qui parlent espagnol mais réfléchissent en anglais, et de la presse, qui manipule les consciences pour faire perdurer la dépendance au dollar.

Le cas de l’Équateur est très grave. Il n’est pas même comparable à celui de la Grèce, qui a souffert de l’euro comme monnaie commune, mais, au moins, il s’agit d’une monnaie commune. Le dollar est une monnaie étrangère. Par l’entremise du dollar, nous importons les impératifs de la politique monétaire des États-Unis, dont les intérêts et les structures économiques sont complètement différents des nôtres.

NDLR : sur cette thématique, voir ici la conférence organisée par Le Vent Se Lève en mars 2018 à l’École normale supérieure avec Guillaume Long, Coralie Delaume et Kako Nubukpo : « Euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ? »

Les élites cherchent à faire accepter l’idée que la dollarisation serait une donnée positive. Les citoyens y sont réceptifs : ils pensent en termes dollarisés, et estiment que si l’on dévalue une monnaie, ils auront moins de dollars en poche. Mais si tout le monde possède des dollars dans sa poche et personne n’en produit aucun, l’économie s’écroule… Il faut garder à l’esprit que le tout est autre chose que la somme des parties, d’où la pertinence d’une science comme la macroéconomie.

Rafael Correa à Paris © Pablo Porlan et Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Par un procédé similaire, les élites ont cherché à instiller un sentiment de rejet de l’impôt en Équateur, en procédant à des raisonnements tout aussi absurdes : « si une personne ne paie pas d’impôts, tant mieux pour elle » – mais si personne n’en paie, le système s’écroule. Ce biais individualiste a été massivement utilisé pour tromper les citoyens. Ainsi, le dollar possède un important soutien populaire. D’où la nécessité d’un processus de conscientisation sur la question monétaire. Lula a raison lorsqu’il affirme la nécessité d’en finir avec cette monnaie. Nous avions proposé des initiatives en ce sens il y a quelques années, et il nous faut à présent nous diriger vers une monnaie régionale.

LVSL – Ce contexte géopolitique favorable n’est pas neuf. À la fin de la décennie 2000, alors que la majorité de l’Amérique latine était gouvernée par la gauche, une Banque du Sud a vu le jour, ainsi que d’autres projets visant à créer des institutions concurrentes de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Ces projets n’ont pas fait long feu. Selon vous, le contexte actuel est-il plus prometteur ?

RC Je crois que la comparaison est à la défaveur du contexte actuel : nous avions des conditions plus favorables auparavant, davantage de marge de manœuvre, et de fortes ambitions. Nous avons créé l’UNASUR, dans un but d’intégration intégrale. Nous employions ce concept parce qu’il ne s’agissait pas pour nous de commercer ou de créer un marché, mais de jeter les fondements d’une « nation des nations », comme le rêvait Simon Bolivar, par l’entremise d’une coordination des politiques de défense, des infrastructures énergétiques, des politiques macroéconomiques. Nous avons voulu aller à l’encontre des processus antérieurs, caractérisés par une mise en concurrence de la classe ouvrière de nos différents pays – qui a généré une pression à la baisse sur les salaires – et des exonérations d’impôts visant à enrichir le capital transnational. Avec l’UNASUR, nous avons imposé nos conditions à ce capital transnational. Aujourd’hui, on n’en parle presque plus, alors que c’est une thématique d’une actualité brûlante.

Au cœur de cette nouvelle dynamique dont l’UNASUR a jeté les fondements, on trouve les embryons d’une nouvelle architecture financière régionale. Elle consisterait en une Banque du Sud, un Fonds monétaire du Sud où nous accumulerions nos réserves, un système de compensation régionale avec une monnaie commune. On ne parle plus, aujourd’hui, de projets si ambitieux. Il y avait davantage de volonté auparavant, même si le projet de Banque du Sud est resté bloqué car certains pays dans la région n’y avaient pas intérêt : ils avaient déjà leur propre banque de développement.

J’ignore pourquoi on trouve si surprenant que l’on entretienne des liens avec la Chine. La Chine, premier créancier du monde, finance l’économie des États-Unis !

Ainsi, les forces en présence nous sont moins favorables qu’auparavant mais le projet d’une nouvelle architecture financière du Sud est plus nécessaire que jamais.

LVSL – Dans ce nouvel ordre géopolitique libéré de l’influence américaine, quel serait le rôle de la Chine ? Dans le cas de l’Équateur, le rapprochement avec la Chine lui a permis de contrecarrer l’hostilité des marchés financiers américains et d’établir d’importants accords de coopération. Dans son discours en Équateur en 2016, le président Xi Jinping a présenté l’action de la Chine comme visant à permettre aux États latino-américains de s’affranchir de leur dépendance aux ressources naturelles. Cependant, certains accords avec la Chine soulèvent des questions. Nous pourrions donner de nombreux exemples, mais ne mentionnons que les prêts conditionnés à la garantie de l’accès de la Chine aux ressources pétrolières et minérales du continent. Ne craignez-vous pas que la Chine poursuive les mêmes logiques d’empire que les États-Unis ?

RC – Une précision : en défendant notre souveraineté et en construisant l’intégration régionale, nous pouvons faire beaucoup, mais nous ne pouvons pas tout faire. Il y a des réalités économiques et politiques que nous ne pouvons ignorer : les États-Unis sont notre premier partenaire commercial. Nous battre avec eux ne nous intéresse pas, seul notre développement compte. La nouvelle gauche ne peut pas simplement se dire « anti » (anti-impérialiste, anti-capitaliste). La matrice de mon combat, c’est la lutte contre la pauvreté, l’injustice et le sous-développement. Raison pour laquelle je considère que le capitalisme néolibéral est le système le plus absurde qui puisse se concevoir pour une région si inégale que l’Amérique latine. Pas à cause de fantasmes théoriques sur la nécessité d’abolir le capitalisme néolibéral, mais parce que je sais pertinemment que ce modèle ne nous a pas permis de développer notre pays.

Nous pouvons faire beaucoup, mais nous ne pouvons pas tout faire. Nous pouvons avoir une relation d’égal à égal – pas en tant que pays, car les États-Unis possèdent une puissance économique bien supérieure à la nôtre, mais en tant que région.

Concernant la Chine, j’ignore pourquoi on trouve si surprenant que l’on entretienne des liens avec elle. La Chine finance l’économie des États-Unis ! La Chine est le principal créancier du monde… pourquoi n’en bénéficierions-nous pas ? La Chine possède une immense capacité de financement. Quel est son talon d’Achille ? L’énergie, les hydrocarbures. Or nous possédons la capacité d’exporter des hydrocarbures, et nous avons besoin de financements : nos besoins coïncident. C’est la raison de notre rapprochement stratégique avec la Chine.

Il n’y a aucune contradiction avec la défense de notre souveraineté : nous ne permettrons jamais qu’un quelconque empire nous impose ses conditions. Bien sûr, comme toute banque de développement – comme la japonaise, la brésilienne… –, la chinoise nous prête de l’argent afin de permettre à ses entreprises d’investir. Tout le monde le fait. Et tout le monde recourt à la Chine pour financer son économie. Pourquoi serait-ce mal que l’Amérique latine le fasse également ?

LVSL – L’actualité politique équatorienne a été marquée par une vague de mouvements sociaux très importants, violemment réprimés, qui ne sont pas parvenus à arracher de victoires décisives. L’Équateur est habitué à ces mouvements de rue menés par la CONAIE (Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur), qui ont conduit trois présidents à quitter le pouvoir3. Comment analysez-vous l’échec – relatif – des dernières manifestations ?

RC – Cet échec est d’abord imputable aux leaders des manifestations. Pour cette gauche, la protestation sociale apparaît comme la fin, et non le moyen ; l’issue, et non la voie. La lutte, bien sûr, est nécessaire pour conquérir des droits. Mais durant mes dix années de gouvernement, de 2007 à 2017, nous avons réussi à plus que tripler le salaire minimum, consolider les droits des travailleurs, imposer une redistribution massive de la richesse et des revenus, améliorer l’accès à la santé et à l’éducation… simplement en votant. Et la CONAIE est pourtant sortie dans la rue pour protester contre mon gouvernement, puis a soutenu Guillermo Lasso ! Lasso, qui apparaît dans les Pandora Papers, qui a mis en place un programme néolibéral brutal depuis son élection, lequel a généré une violence considérable. Du fait de son échec, nous quittons notre rang de second pays le plus sûr d’Amérique latine pour atteindre des sommets d’insécurité.

Comment peuvent-ils protester contre le néolibéralisme, alors qu’ils l’ont soutenu lors des présidentielles ? C’est toute la contradiction de la CONAIE, ce mouvement supposément de gauche.

Rafael Correa à Paris © Pablo Porlan et Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Ce mouvement tente d’imposer son programme électoral par la force. Il ne possède que peu de pouvoir électoral – il perd systématiquement aux élections –, mais il détient un grand pouvoir de fait, en raison de sa capacité mobilisatrice. Je parle d’expérience. En 2013, j’ai proposé au pays « d’extraire jusqu’à la dernière goutte de pétrole et au dernier gramme d’or » pour le sortir de son sous-développement et éradiquer la pauvreté. Mon rival, le candidat de la CONAIE, Alberto Acosta, a proposé au pays tout le contraire : non à l’extractivisme, à l’exploitation pétrolière et minière. Il a récolté 3 % des voix et moi près de 60 %. Et malgré cela, la CONAIE a tenté de nous imposer son programme par la rue.

NDLR : Pour une discussion sur la « Révolution citoyenne » équatorienne et son démantèlement, lire sur LVSL notre entretien avec Guillaume Long, ancien ministre des Affaires étrangères de Rafael Correa : « Comment la Révolution citoyenne d’Équateur a été trahie ». Pour une analyse des positions « anti-extractivistes », lire l’article de Matthieu le Quang : « Rompre avec l’extractivisme : la quadrature du cercle ? »

Si Julian Assange avait dénoncé des crimes de guerre russes ou chinois, on lui aurait érigé un monument en plein centre de Washington

En conséquence, je n’approuve ni les méthodes, ni la plateforme politique de la CONAIE. Son apologie de la force et de la lutte par la rue banalise la violence. La répression a causé la mort de sept manifestants ! De nombreuses personnes ont perdu la vue. Je suis d’accord avec la nécessité de résister contre les atteintes à nos droits… mais pas dans le cadre d’une organisation qui cherche à imposer son programme par la force, un an après avoir soutenu le président Lasso ! La CONAIE a beau jeu de critiquer le néolibéralisme, quand elle l’a appuyé si peu de temps auparavant.

LVSL – Au Parlement, la tentative de destitution du président Lasso a échoué car une partie de la gauche – en particulier des membres du mouvement indigène Pachakutik et du parti Izquierda Democrática – n’ont pas soutenu ce vote. En Europe, les médias ont souligné la tension entre les organisations indigènes et les corréistes. Ils ont présenté celles-ci comme un facteur clé de la division de l’opposition à Guillermo Lasso. Comment analysez-vous cette séquence, et son traitement médiatique ?

RC – L’analyse des médias est très partielle. Je dénonce également la répression du gouvernement de Lasso. Elle a été brutale et criminelle. La police a reçu l’ordre de tirer sur les manifestants comme bon leur semblait. C’est également une raison suffisante pour que Lasso parte. L’arrestation de Leonidas Iza [leader indigène et figure des protestations en cours NDLR] était un enlèvement, et nous l’avons condamnée – comme nous avons condamné toute atteinte aux droits de l’Homme.

Cela ne veut pas dire que nous soyons d’accord avec les méthodes ou la plateforme de la CONAIE, comme je l’ai dit précédemment.

Tout cela a très mal été interprété par la presse, latino-américaine et équatorienne. Son but est de propager la désinformation et de maintenir les citoyens dans l’ignorance.

En dix ans, il y a eu sept présidents. Depuis 1996, aucun gouvernement n’a terminé son mandat – jusqu’à ce que je sois élu. Les conflits étaient fréquents, ainsi que les changements de pouvoir. Mais les solutions n’étaient ni démocratiques, ni constitutionnelles. Face aux fraudes démocratiques qui pouvaient exister, nous avons introduit des processus parlementaires dans la Constitution pour fournir une issue institutionnelle, démocratique et pacifique aux conflits. Le régime équatorien, comme d’autres dans la région, était présidentialiste. Il existe une forte tradition présidentialiste en Amérique latine. Nous avons introduit un présidentialisme flexible, ce qui ne veut pas dire faible. Comment se traduit cette flexibilité ? Par le fait que, quand nous sommes témoins d’un échec complet du gouvernement, de son non-respect de la Constitution, etc., il existe la possibilité de révoquer son mandat.

Nous avons proposé cette procédure pour résoudre la crise, les gens se faisaient tuer dans la rue, la police frappait les gens et les assassinait. Ceux qui violent la Constitution, ce sont eux. Nous avons perdu le vote car nous n’en avons réuni que 80 sur les 92 nécessaires. Nous n’avons donc pas réussi à convoquer des élections anticipées pour résoudre cette crise grave de façon constitutionnelle, démocratique et pacifique – avec des votes et non avec des balles.

LVSL – Julian Assange revient au coeur de l’attention médiatique, à présent que son extradition vers les États-Unis est quasiment actée par la justice britannique. Vous lui aviez accordé l’asile politique durant plusieurs années, jusqu’à ce qu’il soit expulsé sous la présidence de Lenín Moreno. Rétrospectivement, comme analysez-vous ce choix, et quel est pour vous l’héritage de Julien Assange et de Wikileaks ?

RC – Lorsque nous avons étudié le cas Julian Assange, il était évident qu’il n’y avait aucune garantie de procédure régulière. Nous avons donc souverainement décidé de lui octroyer l’asile, droit que possède n’importe quel pays. Nous n’avons pas à nous justifier de quoi que ce soit.

NDLR : Consultez ici le dossier consacré par Le Vent Se Lève à l’affaire Julian Assange

Quant au reste, il faut bien sûr mentionner les abus du Royaume-Uni qui n’a jamais donné de sauf-conduit à Assange, ainsi que la pression exercée sur Lenín Moreno qui a rompu l’article 41 de la Constitution, lequel interdit explicitement de renvoyer un réfugié qui a été poursuivi par un autre pays. Mais dans l’esprit de Lenín Moreno, comme Correa avait accordé l’asile à Assange, il fallait s’y opposer. Peu lui importait de sacrifier un être humain.

Le cas Julian Assange est une honte mondiale. Il est la manifestations de la justice à deux vitesses qui domine l’ordre international : si Julian Assange avait dénoncé des crimes de guerre russes ou chinois, on lui aurait érigé un monument en plein centre de Washington. Mais comme il a dénoncé ceux des États-Unis c’est un criminel, il faut le jeter en prison pour 170 ans.

Ce n’est pas tout : les contradictions dans le traitement de cette affaire vont tellement loin qu’on prétend qu’il a diffusé des informations confidentielles. Chaque État dispose d’informations confidentielles, c’est une prérogative de la souveraineté nationale. Mais les crimes de guerre sont d’un autre ressort, il faut les dénoncer, et c’est ce que Julian Assange a fait.

Ces informations, il ne les a pas lui-même publiées : il les a fournies à des journaux – le New York Times, El País, der Spiegel en Allemagne, le Guardian au Royaume-Uni, etc. Et qu’a-t-on fait à ces journaux qui, eux, ont publié ces informations ? Rien.

C’est une effroyable justice à deux vitesses. Cela va à l’encontre des principes les plus élémentaires de la liberté de la presse. Ce qui est encore plus grave, c’est le silence du journalisme mondial. Je ne sais pas si c’est que Julian Assange ne leur plaît pas. Moi, il peut ne pas me plaire ou me déplaire, je ne le connais pas personnellement. Nous n’avons jamais parlé, même par téléphone, j’ai simplement effectué une interview pour lui, une fois.

Mais on parle là d’une injustice terrible, et d’une personne dont l’erreur est d’avoir dit la vérité et d’avoir dénoncé des crimes de guerre. Cela démontre la politique internationale du deux poids, deux mesures et le mépris qui prévaut pour les droits de l’Homme.

Notes :

1 En novembre 2019, un coup d’État policier et militaire renversait le président bolivien Evo Morales, mettant fin à treize ans de pouvoir du Mouvement vers le socialisme (MAS). Trois ans plus tôt, le Sénat brésilien destituait Dilma Rousseff à l’issue d’une procédure d’impeachment alimentée par un climat médiatique hostile à la présidente brésilienne. Par la suite, le pouvoir judiciaire devait empêcher l’ex-chef d’État Lula de se présenter aux élections présidentielles malgré sa grande popularité et le condamner à la prison, ouvrant la voie à la victoire de Jair Bolsonaro. De même, en Équateur, les instances judiciaires et la presse n’ont pas peu fait pour écarter du pouvoir les « corréistes » et conduire le président Lenín Moreno, pourtant soutenu par Rafael Correa, à initier un tournant néolibéral et pro-américain.

2 Les pays latino-américains sont vulnérables à la fluctuation des taux d’intérêt de la FED. En effet, si ceux-ci augmentent et que les taux latino-américains restent fixes, un phénomène de fuite de capitaux vers les États-Unis se produit. Du reste, dans les pays en butte à une forte inflation, la population tend à se détourner de la monnaie nationale au profit du dollar, considéré comme plus fiable. Ces deux phénomènes conduisent les gouvernements latino-américains à indexer la valeur de leur monnaie sur celle du dollar – voire, dans des cas exceptionnels, comme celui de l’Équateur ou du Salvador, à la remplacer par le dollar.

3 La CONAIE est, en termes quantitatifs, la principale organisation indigène. Ses relations avec le mouvement de Rafael Correa ont été tendues. Sa direction a fréquemment appelé à manifester contre son gouvernement. Celui-ci, en retour, l’a accusé de faire le jeu de l’opposition libérale.

Rompre avec l’extractivisme : la quadrature du cercle ?

Des installations pétrolières en Équateur © Vincent Ortiz pour Le Vent Se Lève

Rompre avec l’extractivisme est un défi sur lequel butent la plupart des gouvernements « progressistes » des pays d’Amérique latine, spécialisés depuis des décennies dans l’exploitation d’une poignée de matières premières. Les candidats qui promettent une sortie de ce modèle maintiennent généralement le statu quo une fois élus. Trahison ? Dans cet article, le chercheur Matthieu le Quang analyse les contraintes structurelles, d’ordre économique aussi bien que géopolitique, qui expliquent la pérennité du système extractiviste en Équateur. Docteur en sciences politiques, il est l’auteur de nombreux articles portant notamment sur le modèle de développement équatorien. En 2021, il contribue à l’ouvrage collectif dirigé par Franck Gaudichaud et Thomas Posado, Gouvernements progressistes en Amérique latine (1998-2018), publié aux Presses Universitaires de Rennes.

Ndlr : à propos de la même thématique, lire sur LVSL l’article de Pablo Rotelli « Richesse des terres et pauvreté des nations : l’éternelle malédiction des ressources naturelles en Amérique latine ».

Les activités extractivistes et leurs désastreuses conséquences sur les populations locales ne sont pas une nouveauté en Équateur : historiquement, ce pays dépend de l’exploitation et de l’exportation de ses ressources naturelles (café, cacao, banane, pétrole). Toutefois, l’arrivée au pouvoir de Rafael Correa et de la Révolution Citoyenne, en janvier 2007, a mis au centre de l’agenda politique la nécessité de faire évoluer ce modèle de développement pour rompre avec cette dépendance.

Le continent latino-américain connaîtrait une certaine reprimarisation de ses économies. Ce serait une des conséquences du « consensus des commodities » qui repositionnerait les économies latino-américaines dans leur rôle classique de fournisseurs de matières premières au reste du monde, principalement à la Chine ces dernières années

Pour cela, il a fallu changer la Constitution : approuvée en 2008, elle donne un rôle prépondérant à l’État non seulement dans la récupération de la régulation et la planification des politiques publiques, mais aussi dans la nationalisation des ressources stratégiques dont font partie le pétrole et les mines. Le plus innovant dans la Constitution a été d’inclure un nouveau concept encore en construction – et donc en dispute politique : le bien vivre. Dans cet article, nous analyserons ce concept selon trois courants1 : un premier culturaliste et indigéniste, un deuxième écologiste et post-développementaliste, enfin un dernier éco-marxiste et étatiste. Cette « utopie mobilisatrice » a occasionné des conflits autour du modèle de développement. L’un des débats en Équateur porte sur le type de transition socio-écologique nécessaire pour passer d’une économie extractiviste exportatrice de matières premières à une société fondée sur le bien vivre.

L’extractivisme a été caractérisé comme un modèle de développement fondé sur l’extraction et l’exportation de matières premières, que celles-ci proviennent des secteurs traditionnels d’exploitation minière et de combustibles fossiles (pétrole, gaz, charbon, argent, or, etc.) ou des produits agricoles et forestiers cultivés en monoculture (palme africaine, soja, canne à sucre, etc.). Ces activités appartiennent au secteur primaire de l’économie et ne créent pas de valeurs ajoutées. Le continent latino-américain connaîtrait une certaine reprimarisation de ses économies. Ce serait une des conséquences du « consensus des commodities2 » qui repositionnerait les économies latino-américaines dans leur rôle classique de fournisseurs de matières premières au reste du monde, principalement à la Chine ces dernières années. Toutefois, Hans-Jurgen Burchardt nous avertit qu’il est difficile pour le moment de définir l’extractivisme comme un modèle de développement car « ce concept contient de grandes imprécisions, tant du point de vue empirique que méthodologique et analytique3 ». Ces généralisations continentales ne permettent pas d’analyser les complexités des processus nationaux.

C’est pour cette raison que nous nous proposons d’analyser les débats autour de l’extractivisme en Équateur à partir des interprétations du bien vivre et des tensions qui ont émergé lors de la transition post-néolibérale. Nous reprendrons en premier lieu les controverses qui agitent les trois courants du bien vivre, en particulier celle qui entoure le postextractivisme. Nous reviendrons ensuite sur les limites tant internes (néo-développementisme) qu’externes (géopolitique) que connaît la Révolution Citoyenne pour changer de modèle de développement, limites que nous expliciterons en conclusion à travers l’exemple de l’Initiative Yasuni-ITT.

Le post-extractivisme : tensions dans les débats autour du bien vivre

Tous les auteurs et acteurs socio-politiques4 sont d’accord sur le fait que les origines du bien vivre se trouvent dans les traditions culturelles indigènes. Pourtant, selon Armando Muyolema, il existe une transculturation du concept de sumak kawsay qui n’existe dans aucun dictionnaire de quechua ou de quichua5. Selon lui, il ne s’agit pas d’une catégorie épistémologique ancestrale (comme par exemple celle de Pachamama) mais d’une construction qui s’alimente des luttes écologiques dans un monde en crise et des styles de vie des communautés indigènes.

Cela peut être corroboré par les travaux de Philipp Altmann6 : celui-ci retrace le concept de sumak kawsay dans les discours du mouvement indigène. Il n’apparait pas avant le changement de millénaire et les publications, avec l’aide de la coopération allemande, de certains intellectuels et militants aymaras en Bolivie et kichwas en Équateur. Toutefois, selon Altmann, il faut attendre octobre 2003 et la publication d’un texte7 du peuple Sarayaku pour voir apparaitre ce concept dans les discours du mouvement indigène équatorien. Selon cet auteur, il s’agit d’une « attaque discursive » d’une organisation amazonienne contre la stratégie nationale de la Confédération Nationale des Indigènes d’Équateur (CONAIE). L’objectif est de réorienter celle-ci vers les campagnes et la périphérie, alors qu’elle est de plus en plus concentrée à Quito, à cause des mobilisations sociales et de la participation politique du mouvement indigène dans les années 1990 et début des années 2000. Avec la création de l’Université Interculturelle Amawtay Wasi en 2004, la CONAIE intègre le sumak kawsay dans son discours et ses textes. Mais ce concept ne surgit dans les débats politiques nationaux qu’avec l’arrivée de Rafael Correa au pouvoir et l’installation de l’Assemblée constituante.

Pour résumer, le sumak kawsay n’est pas une catégorie épistémologique ancestrale et n’apparait pas dans les discours des organisations indigènes avant les années 2000, et tient ses origines dans l’existence d’une forme de vie des sociétés indigènes précoloniales « basée sur une organisation communautaire, une forme de vie sauvage et rurale, et une culture traditionnelle, empirico-naturelle et magico-religieuse8 ». Mais cette recréation, reconstruction ou « tradition réinventée9 » s’est alimentée de luttes contemporaines surtout écologistes et anti-néolibérales.

Depuis, les textes sur le bien vivre sont nombreux. Certains auteurs remettent en question des valeurs caractérisant la modernité, principalement la notion de développement avec sa vision économiciste et homogène des sociétés, le concept de progrès qui compromet la sauvegarde de l’environnement, et la vision utilitariste de la nature qui en découle. Ils insistent sur la crise de civilisation que traverse le monde, crise liée au système capitaliste. C’est ainsi que le bien vivre, s’intégrant dans les débats sur la relation entre société et environnement, s’oppose à l’imaginaire moderne de contrôle rationnel du monde naturel. Le développement est vu comme une utopie irréalisable à cause des limites naturelles de la planète, porteur d’une distribution sociale limitée qui génère des inégalités, et d’une relation réduite entre croissance et bien-être. Face à lui, le bien vivre propose d’aller vers la démarchandisation des espaces nécessaires à la reproduction de la vie, à celle des biens communs et publics. Le but : aider à améliorer les relations humaines, libérer du temps pour profiter d’autres activités comme la participation politique, les relations familiales, les loisirs – tout ce qui participe des relations communautaires et sociétales.

Ainsi, les principaux traits communs aux trois courants du bien vivre sont les suivants : la dimension communautaire de la vie ; l’être humain en tant qu’être social ; le dépassement de la domination de la nature par les êtres humains et par conséquent la reconnaissance de droits à la nature (intégrés dans la Constitution équatorienne de 2008) ; la nécessité de repenser les structures de l’État pour le transformer en un État plurinational et interculturel ; la transition vers une société postextractiviste ; et la revendication de la souveraineté sur le territoire national qui n’est pas incompatible avec une volonté d’intégration régionale (cette caractéristique est moins présente dans le courant culturaliste et indigéniste). De cette base commune, toutefois, différents courants n’ont pas manqué de naître.

Les différences entre les courants du bien vivre

Les courants du bien vivre sont incarnés par une diversité d’auteurs et d’acteurs socio-politiques venus d’horizons variés et nourrissant des intérêts différents, ce qui explique les multiples interprétations et débats autour de ce concept. Nous allons ici insister sur les différences conceptuelles de ces courants.

Le premier ministre bolivien García Linera critique la position « écologiste » : « les critiques de l’extractivisme confondent système technique avec mode de production, et à partir de cette confusion associent extractivisme avec capitalisme ; oubliant qu’il existe des sociétés non extractivistes totalement capitalistes

Les auteurs du courant « culturaliste et indigéniste » (comme Carlos Viteri, Luis Macas, Nina Pacari) insistent sur les éléments spirituels – comme la Pachamama – de la pensée indigène du sumak kawsay. Ils utilisent cette expression originelle plutôt que celle de bien vivre car ils considèrent que cette dernière « a été dépouillée de la dimension spirituelle qu’a le Sumak Kawsay, assaisonnée par ailleurs d’apports occidentaux qui n’ont rien à voir avec les cultures ancestrales10 ». Ils reprennent également la principale revendication de la CONAIE : celle d’un État plurinational qui donnerait une autonomie économique et politique aux peuples et nationalités indigènes, ainsi que des droits collectifs. Les « culturalistes » exaltent la filiation du sumak kawsay aux peuples indigènes – et en particulier andins11 –, ils se concentrent sur l’opposition entre le monde occidental et ces peuples. Selon eux, le système capitaliste étant une création de l’Occident, le dépassement de la crise actuelle dépendrait de l’abandon de cette matrice culturelle.

Les auteurs du courant « écologiste et post-développementaliste » (Alberto Acosta, Eduardo Gudynas ou Esperanza Martínez) ont trouvé dans le bien vivre une « plateforme politique12 » qui pourrait réunir des alternatives au développement. Selon eux, le bien vivre « se constitue comme un collage post-moderne de conceptions indigènes, paysannes, syndicalistes, coopératives, solidaristes, féministes, pacifistes, écologistes, socialistes, théologico-libérationnistes, décolonialistes13… » Leur critique insiste sur le caractère prédateur du système capitaliste : une exploitation démesurée de la nature qui n’entraîne pas l’amélioration des conditions de vie de la population, reprenant ainsi le concept de « malédiction des ressources naturelles » ou le « paradoxe de l’abondance14 ». La question de la destruction de la nature, l’impératif d’inverser cette tendance, la critique des promesses manquées du développement et la non-viabilité écologique de sa concrétisation occupent le premier plan de leurs préoccupations. Ainsi, les « écologistes » voient dans le bien vivre une opportunité pour construire une alternative au développement15.

Quant aux auteurs du courant « éco-marxiste et étatiste », ils ont pour particularité d’avoir occupé des postes politiques au sein des gouvernements équatorien et bolivien (comme René Ramírez ou Álvaro García Linera). La priorité de ces intellectuels inspirés par le socialisme est la satisfaction des besoins matériels de base de toute la population, ce qui peut s’expliquer, en partie, par le fait qu’ils ont développé leur pensée sur le bien vivre depuis l’État et l’expérience de la gestion publique. Toutefois, ils ne laissent de côté ni la critique du productivisme et du consumérisme liée au système capitaliste, ni le respect des droits de la nature. Ils focalisent leurs critiques non pas sur le monde occidental mais sur le système politique, social et économique qui régit le monde : le capitalisme. Ainsi, ils insistent sur la transformation de la structure socio-économique marquée par les fortes inégalités sociales et « la subsomption réelle du système intégral de la vie naturelle de la planète au capital16 » pour aller vers un post-capitalisme à travers une planification participative, qui pourrait s’appeler « socialisme communautaire du Vivre Bien17 », « socialisme du Sumak Kawsay » ou « biosocialisme républicain18 ».

Les débats autour du postextractivisme

Une des différences les plus importantes qui oppose les courants du bien vivre porte sur la question de l’exploitation des ressources naturelles et le postextractivisme : ce débat sur le changement du modèle d’accumulation est en effet un important point de dispute.

Les « culturalistes » et les « écologistes » s’opposent à l’élargissement de tout type d’extractivisme, sans défendre la fermeture des zones déjà en exploitation. Leur proposition est de sortir du modèle d’accumulation actuel en mettant en œuvre l’économie sociale et solidaire. Les « culturalistes », liés aux mobilisations indigènes, revendiquant la mise en place d’un véritable État plurinational et son corollaire en cas d’activités extractivistes sur leurs territoires : la consultation préalable et informée.

Les auteurs du courant « écologiste » se concentrent en revanche avant tout sur la dénonciation de l’extractivisme. Selon eux, aussi bien l’insertion des pays du Sud dans un capitalisme mondial que la quête d’un « développement » ont entraîné une exploitation démesurée de la nature. Les racines de la crise de civilisation observée en Occident et dans le monde ne se trouvent ni dans la culture (« culturalistes »), ni dans la structure (« éco-marxistes ») mais dans l’extractivisme.

L’extraction de matières premières, héritage de la colonisation, s’est prolongée après les indépendances des pays latino-américains. L’arrivée au pouvoir de gouvernements progressistes, dans la première décennie du XXIème siècle, a voulu rompre avec cette dimension coloniale des activités d’extraction. Toutefois, selon les auteurs du courant « écologiste », ces gouvernements progressistes se situent à l’origine du « néoextractivisme19 », qui reproduit des dynamiques propres à l’extractivisme, comme celle d’une insertion internationale subordonnée et fonctionnelle à la globalisation du capitalisme transnational, en y ajoutant un rôle plus actif de l’État dans l’entreprise extractiviste ainsi qu’une plus importante et plus profonde distribution de la rente générée. En plus de ne pas changer les structures économiques et productives, le néoextractivisme, au nom du développement, permet la dégradation de la nature et l’exercice de pratiques politiques autoritaires qui portent atteinte principalement aux droits humains des peuples vivant dans les zones d’extraction.

Au contraire des deux autres courants, les « éco-marxistes » ne voient pas dans l’abondance en ressources naturelles une malédiction, mais plutôt un moyen pour passer à une société postextractiviste. Leur approche systémique anticapitaliste leur permet d’aller au-delà de la revendication d’un postextractivisme vu comme une fin en soi (comme cela pourrait être le cas des « écologistes »). Ils le voient plutôt comme un moyen de changer les structures socio-économiques de la société. En effet, sortir de la dépendance à l’exploitation des ressources naturelles ne signifie pas nécessairement entrer dans une société post-capitaliste. Dans l’immédiat, ils considèrent donc impossible d’arrêter toute exploitation de ressources naturelles. La contradiction de ces pays est évidente : ils ont besoin de l’extractivisme pour financer leur transition vers une société postextractiviste qui mettrait fin à leur dépendance de l’extractivisme.

Cette position est très critiquée par les auteurs du courant « écologiste ». Gudynas accuse le courant « éco-marxiste » de ne pas « comprendre les contradictions essentielles entre bien vivre et extractivisme. […] ils se sont approprié un concept, en le dépouillant de ses contenus originaux, pour qu’il puisse servir d’étiquette à des propositions conventionnelles très connues. Il n’est pas acceptable qu’ils s’emparent d’un terme qu’ils n’ont pas créé, et qu’ils le fassent pour aller dans une direction contraire à son intentionnalité originelle20. »

García Linera critique cette position : « les critiques de l’extractivisme confondent système technique avec mode de production, et à partir de cette confusion associent extractivisme avec capitalisme ; oubliant qu’il existe des sociétés non extractivistes, les industrielles, totalement capitalistes 21! » Selon lui, « le social est un composant du métabolisme naturel » donc les relations humains-nature font partie d’un « certain mode de production social22 ». La division internationale du travail dans laquelle s’insère la Bolivie ou l’Équateur fait partie de la construction historique et coloniale du capitalisme et il est impossible de changer ce système dans un seul pays, il faut créer un mouvement international. Ce qui prime est donc de mettre en place les conditions pour « satisfaire les besoins de la population, générer de la richesse et la distribuer avec justice ; et à partir de là, créer une nouvelle base matérielle non extractiviste qui préserve et élargit les bénéfices des travailleurs23 ». Et cela sans laisser de côté la diminution des impacts nocifs sur la nature.

Post-néolibéralisme et extractivisme dans l’Équateur de la Révolution Citoyenne

Les expériences progressistes en Amérique Latine ont traduit une volonté de prendre des mesures contre le néolibéralisme, et surtout de dépasser le modèle de libéralisation extrême des marchés imposé par le Consensus de Washington à partir des années 1980. Cette perspective a ouvert un champ conflictuel complexe autour de la transition post-néolibérale, en particulier en Équateur où cette dispute s’est cristallisée autour de la transformation de la matrice productive d’une économie largement dépendante des exportations de matières premières.

Dans ce qui suit, nous allons nous concentrer uniquement sur le thème de l’extractivisme. Avant toute chose, il nous faut constater que le gouvernement équatorien n’a pas réussi pour le moment à changer sa matrice productive. L’économie équatorienne dépend encore beaucoup de l’exploitation et de l’exportation de ses ressources naturelles, et donc de son secteur primaire.

Retour de l’État et enjeux de la transition socio-écologique

La Constitution de 2008 marque le retour de l’État et de ses capacités à réguler l’économie et les marchés, et à redistribuer la richesse sociale24. La récupération des capacités régulatrices de l’État va au-delà de la simple opposition « plus d’État, moins de marché ». La Constitution prône un équilibre entre État, marché et société dans la responsabilité collective d’étendre les bénéfices du développement national à de larges secteurs de la population.

Le gouvernement équatorien a mis en place des mesures visant à accroître la part des revenus de l’État provenant des rentes de ces ressources, principalement la rente pétrolière (….) Mais l’extension de l’extractivisme, liée notamment à l’accroissement de la superficie du territoire d’exploitation minière à grande échelle (…) entraîne une augmentation des conflits socio-environnementaux en Équateur.

En Équateur, il existe une tension, présente aussi dans la Constitution25, entre développement économique, extension des droits sociaux et protection de l’environnement. Comment peut-on défendre les droits de la nature et lutter contre sa dégradation (une des conséquences de l’exploitation des ressources naturelles) et, en même temps, chercher le bien-être de la population, l’éradication de la pauvreté et l’élargissement des droits sociaux à l’ensemble de la population ?

La question fondamentale consiste alors à concilier les exigences environnementales avec la croissance économique nécessaire pour transformer le pays et fournir des services publics de base à toute la population. Il ne s’agit pas d’opposer le court terme au long terme mais de les penser simultanément afin de développer le temps nécessaire à la transition, pour que l’Équateur ne dépende plus de l’exploitation et de l’exportation de ses ressources naturelles. Que ce soit pour la transition ou pour la lutte contre la pauvreté, l’État équatorien a besoin de ressources financières dont il ne dispose pas, objectifs rendus encore plus difficiles dans une économie dollarisée. Pour parvenir à ses fins, une des caractéristiques du retour de l’État en Équateur a été de récupérer ses capacités de planification, fondamentale pour la transition socio-écologique vers une société postextractiviste.

Pour cela, la Révolution Citoyenne a mis en œuvre des plans de développement. Le Plan national pour le Bien Vivre 2009-201326 se trouve à la base de la planification de la Révolution Citoyenne et pose clairement les objectifs à long terme : dans les deux prochaines décennies, le pays doit passer à une société post-pétrolière et transiter vers une économie de services centrée sur la connaissance et vers le développement de l’industrie nationale dans le cadre d’une politique de substitution sélective des importations. Le Plan national pour le Bien Vivre 2013-201727 renforçait cette vision en ayant comme objectifs principaux le changement de la matrice productive et l’éradication de l’extrême pauvreté. Ces deux plans reprennent l’affirmation de la nécessité des ressources financières de l’extractivisme pour sortir de l’extractivisme. En cela, le courant éco-marxiste du bien vivre, mené par l’ancien ministre de la planification René Ramirez, se rapproche en partie du pôle développementiste, prédominant au sein du gouvernement, qui a privilégié l’exploitation des ressources naturelles pour financer l’expansion des droits sociaux et la réactivation des forces productives.

En ce qui concerne l’extractivisme, le retour de l’État s’est caractérisé par l’interdiction constitutionnelle de privatiser les ressources stratégiques du pays. Cela a permis au gouvernement de mettre en place des mesures visant à accroître la part des revenus de l’État provenant des rentes de ces ressources, principalement la rente pétrolière. La gestion nationale de ces excédents a fixé certaines conditions – notamment fiscales – d’exploitation des ressources naturelles par des entreprises étrangères. Le gouvernement équatorien a donc dû renégocier les contrats avec différentes entreprises multinationales pétrolières ce qui, dans un contexte de prix élevés des commodities, lui a permis d’augmenter les marges de participation étatique dans les revenus et royalties. Cette stratégie a permis à l’État équatorien d’avoir un peu plus d’autonomie par rapport au pouvoir global et surtout de financer le développement national avec des capitaux propres28.

Même si cette renégociation des contrats ne s’est pas faite sans résistance de la part de certaines transnationales comme nous le verrons par la suite, d’autres conflits liés à l’État caractérisent le néoextractivisme en Équateur. Dans son étude sur la politique minière de la Révolution Citoyenne, Andrea Carrión nous dit que « le nationalisme étatique sur les ressources naturelles se construit en opposition aux conflits socio-environnementaux et inclut l’usage des ressources publiques pour rendre possible les projets à grande échelle29 ». Selon Carrión, les réformes à caractère nationaliste (nationalisation des ressources naturelles, plus grande participation de l’État dans les royalties, respect des normes environnementales et du droit du travail nationaux, etc.) permettent l’expansion globale du capital transnational à travers la concession de territoires pour l’exploration et l’exploitation minières.

Cette expansion territoriale entraîne une augmentation des conflits socio-environnementaux en Équateur. L’extension de l’extractivisme, liée notamment à l’accroissement de la superficie du territoire d’exploitation minière à grande échelle, a pour conséquence la fragmentation spatiale, la création d’économies enclavées générant peu d’emplois, la désintégration et parfois le déplacement de communautés indigènes et rurales. Ces conflits se traduisent par différentes revendications : la sauvegarde du territoire comme lieu de vie, culturel ou de subsistance économique ; la protection de l’environnement et de l’eau contre les pollutions des activités extractivistes ; la défense de modes de vie ; la redistribution de la rente générée par ces activités30.

Ces conflits posent aussi la question de la participation politique et sociale des populations locales et de la société civile pour débattre des modèles de développement de leur territoire ou des projets extractivistes. Un des débats entre les organisations sociales et le gouvernement de Correa a porté sur les mécanismes de participation, en particulier le caractère contraignant de la consultation préalable et informée. Quoique le président Correa ait défendu l’inclusion de mécanismes de participation et de consultation, il leur a ôté leur pouvoir contraignant envers l’État car selon lui, des populations locales ne peuvent décider du bien-être de toute la nation.

Cette dispute sur le caractère contraignant de la consultation préalable est aussi une « dispute sur le sens du concept de développement [qui] confronte et sépare le bien commun de l’État-nation de celui des groupes de population dans des localités spécifiques31 ». Elle pose aussi la question de la mise en œuvre de l’État plurinational reconnu dans la Constitution. La manière dont a été résolue la question de la plurinationalité par le gouvernement équatorien n’a pas satisfait les organisations indigènes et a abouti à divers conflits, en particulier au sujet des demandes autonomistes de celles-ci liées à des disputes autour des ressources naturelles sur leurs territoires. Ces organisations questionnent la centralité d’un type d’État qui se rapprocherait de la matrice national-populaire32 historiquement liée à l’expansion développementiste en Amérique latine.

Les difficultés de la Révolution Citoyenne pour changer la matrice productive

Après la récupération des capacités régulatrices de l’État, le plus grand défi de la transition post-néolibérale a été le changement de la matrice productive. La dispute entre divers acteurs politiques et sociaux s’articulait autour de la construction d’un régime d’accumulation qui romprait à la fois avec l’orthodoxie fiscale des années 1990, la dépendance à l’extractivisme, et les schémas classiques de compréhension du développement. La dispute interne au gouvernement a tracé une frontière entre tenants du courant éco-marxiste du bien vivre33 et ceux du développementisme post-néolibéral. Le financement du changement de la matrice productive représente le dilemme le plus important, dont la résolution a confirmé l’importance des revenus provenant des hydrocarbures. Principal problème : même si l’investissement dans l’éducation supérieure et dans le domaine de la science et des technologies se retrouve parmi les plus élevés de la région, les bases de la transformation de la structure productive du pays ne sont pas clairement posées et le secteur industriel n’a pas été dynamisé. Même si la réappropriation étatique des excédents pétroliers a pu élever la marge de souveraineté nationale, elle n’a pas permis de remettre en question la place de l’Équateur dans la division internationale du travail comme fournisseur de matières premières.

L’insertion des pays latino-américains dans la division internationale du travail, conséquence de la colonisation européenne, fait de ces territoires des fournisseurs en ressources naturelles (minerais et produits agricoles). Cette position périphérique constitue un obstacle important au moment d’engager une transition vers un post-extractivisme, elle génère une dépendance aux marchés centraux et à la fluctuation des prix des commodities conditionnés par la demande mondiale et autres spéculations financières.

Les théoriciens de la dépendance, dans les années 1950 et 1960, avaient déjà analysé ces échanges économiques et commerciaux inégaux. Réunis au sein de la Commission Economique pour l’Amérique Latine (CEPAL), ils expliquaient les problèmes de l’Amérique Latine par le fait que ces pays périphériques exportaient des biens primaires vers le centre dont les prix sont plus bas que les biens avec valeur ajoutée qu’ils importaient depuis le centre34. Á ces inégalités économiques, les auteurs venant de l’économie écologique ont ajouté les inégalités environnementales35. Selon María Cristina Vallejo, « bien que, dans les années récentes, le boom des prix internationaux des commodities parait avoir déréglé cette relation d’échange inégale, plusieurs pays du sud maintiennent des inégalités structurales dans leurs conditions d’échange économique36 ». Selon elle, c’est le cas de l’Équateur qui doit « réaliser un plus grand effort environnemental en extrayant de grandes quantités de ressources naturelles pour les destiner à l’exportation37 » c’est-à-dire qu’il doit exporter plus de tonnes qu’il n’en importe pour réaliser des échanges commerciaux dans les termes économiques du marché global.

Dès lors, sortir de cette dépendance devient d’autant plus difficile au cours d’une période de hausse des prix des commodities, surtout lorsque le gouvernement affiche pour but l’éradication de la pauvreté, ce qui répond à des objectifs de court terme qui à leur tout découlent d’une certaine stratégie afin de rester au pouvoir. À cette difficulté s’ajoute une économie équatorienne dollarisée depuis 2000 et dépendante des flux d’argent entrant, l’équilibre de la balance des paiements étant fondamentale dans une économie sans monnaie propre. Le pragmatisme éthique (lutte contre la pauvreté), économique (la nécessité de disposer de devises) et politique (réélection) a éloigné la Révolution Citoyenne de son compromis à plus long terme qui était le changement de la matrice productive.

L’intégration subordonnée des pays latino-américains au marché global comme fournisseurs de matières premières amène une autre conséquence géopolitique : la domination de ces pays par des règles commerciales néolibérales. Cette domination passe, entre autres, par la signature de Traités bilatéraux d’investissement (TBI)38. Depuis l’approbation de la Constitution, le gouvernement équatorien avait pour objectif de dénoncer ces TBI. Pour cela, il a mis en place, en mai 2013, une Commission pour l’Audit Intégral Citoyen des Traités de Protection Réciproque des Investissements et du Système d’Arbitrage international en Matière d’Investissement (CAITISA), en prenant exemple sur la commission citoyenne qui avait permis l’audit de la dette et sa dénonciation en 200839.

Ndlr : sur les tribunaux d’arbitrage, lire sur LVSL l’article de Vincent Arpoulet : « Les traités bilatéraux d’investissements, entraves à la souveraineté des États : l’exemple équatorien »

Pour résumer, les TBI protègent les investissements des firmes étrangères face aux changements éventuels des lois nationales, à travers des dispositions qui limitent l’action étatique face aux possibilités d’administrer et de contrôler l’investissement étranger en fonction de ses intérêts légitimes et souverains. Par exemple, si l’État équatorien décide de renforcer les normes sociales ou environnementales, les transnationales peuvent dénoncer l’État au sein du système d’arbitrage international dont le principal tribunal, le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), appartient à la Banque Mondiale.

Il est difficile de changer de modèle d’accumulation dans un seul pays sans prendre en compte les enjeux géopolitiques et les rapports de force internationaux

En Équateur, la grande majorité des TBI a été signée entre 1992 et 2002, à l’apogée du néolibéralisme. En raison de l’économie extractiviste de l’Équateur, les plus gros investissements étrangers se font dans ce secteur. Sur les 28 demandes internationales dont a fait l’objet l’État équatorien, 57% viennent d’entreprises pétrolières, 18% du secteur de l’énergie électrique et 11% du secteur minier, c’est-à-dire que l’extractivisme est responsable de plus des deux tiers des demandes internationales40. Ces investissements étrangers, en plus de ne pas avoir apporté au développement économique et social national et local, ont affecté la vie communautaire, le régime foncier, la sécurité alimentaire et ont généré des déplacements et des conflits dans les zones où se sont effectués ces investissements.

Une partie des demandes vient d’entreprises pétrolières qui n’ont pas accepté les renégociations de contrats en 2009-2010 et dont les contrats n’ont pas été reconduits. Elles estiment que l’État équatorien a changé les règles juridiques et fiscales – ce que les TBI interdisent. Le système juridique des échanges commerciaux internationaux qui favorise le libre-échange et surtout les investissements des firmes transnationales représente donc un obstacle contre tout changement qui irait contre ces règles, par le risque de coût économique pour l’Etat.

Conclusion

Nous avons analysé les disputes autour du modèle de développement de l’Équateur de la Révolution Citoyenne et les tensions qu’elles ont générées dans un pays dont les modèles d’accumulation et d’insertion internationale dépendent de l’exploitation des ressources naturelles. Un symbole des limites tant internes qu’externes pour changer de modèle de développement est l’Initiative Yasuní-ITT. Cette politique publique ambitieuse, présentée en juin 2007 par le président Correa, consistait à laisser sous terre 20% des réserves de pétrole du pays, situées dans le parc national Yasuní, en échange d’une contribution financière internationale équivalent à la moitié de ce que l’État équatorien aurait pu gagner avec l’exploitation41. Cette politique entrait en résonance avec les postulats du bien vivre et les plans gouvernementaux tendant à une transition écosociale postextractiviste en Équateur car elle illustrait la nécessité de ne pas exploiter les ressources naturelles dans n’importe quel endroit, en particulier les aires protégées et les zones de mégabiodiversité. La priorité n’était pas l’obtention de ressources financières à court terme mais de conserver ses richesses naturelles pour ne pas hypothéquer le futur.

Dans un autre article, nous avions montré que sa trajectoire politique oscillait entre une construction conceptuelle proche de l’écosocialisme, alternative post-capitaliste, et une stratégie d’insertion internationale à mi-chemin entre écosocialisme et capitalisme vert, idéologie dominante dans les négociations internationales autour du changement climatique42. Une des grandes contradictions de l’Initiative Yasuní-ITT est que sa construction conceptuelle a été confiée à des écologistes proches de l’écosocialisme ou de l’économie écologiste (tels Fander Falconi ou Carlos Larrea) alors que la conduite de la commission en charge des négociations internationales a été attribuée à des acteurs (Roque Sevilla et Ivonne Baki) en étroite adéquation avec le capitalisme vert. Cette contradiction idéologique était une stratégie pour s’adapter à la géopolitique des négociations sur le réchauffement climatique, un discours trop radical ayant pu faire fuir les possibles contributeurs.

Avec l’Initiative Yasuní-ITT, le gouvernement équatorien a mis au défi le système capitaliste néolibéral à travers la volonté de laisser sous terre la base de cette société thermo-industrielle : le pétrole. Il a mis le doigt sur la dépendance du système envers cette ressource pétrolière puisque une des raisons pour ne pas contribuer au fidéicommis était celui de la possible reproductibilité de cette politique dans d’autres pays, ce qui était perçu comme un danger pour la stabilité du capitalisme mondial puisque l’expansion de ce dernier est basée sur l’exploitation du pétrole, et en plus d’un pétrole à bas prix.

Toutefois, le problème pour l’Équateur est qu’une fois décidés son cadre légal et ses objectifs, le gouvernement devient dépendant des autres pays, notamment les pays riches du Nord, afin d’obtenir les contributions internationales souhaitées et nécessaires pour le budget de l’État équatorien. Cette politique publique est tombée dans les ornières du capitalisme vert au moment où ont commencé les négociations internationales, et ce d’autant plus facilement que certains acteurs gouvernementaux équatoriens étaient proches de cette idéologie. Lorsque l’Initiative Yasuní-ITT est entrée dans le cadre des négociations internationales, elle a commencé à échapper au gouvernement équatorien qui ne se trouvait pas dans une position géopolitique lui permettant de remettre en question la géopolitique internationale et le cadre des négociations sur le changement climatique.

La fin de l’initiative en août 2013, sous la pression des lobbys pétroliers (présents au sein du gouvernement), est un bon indicateur des arguments développementistes et des antiextractivistes. Le président Correa a soutenu que la lutte contre la pauvreté et les besoins en services publics de la population équatorienne ne pouvaient pas attendre la bonne volonté des contributeurs internationaux. Ainsi, les ressources financières de l’exploitation des champs ITT devraient servir pour améliorer les conditions de vie de la population et aider au changement de la matrice productive. Cette décision a généré une vague de protestations et de mobilisation de secteurs qui soutenaient la thèse reliant la non-exploitation avec le bien vivre : protection de la biodiversité, respect des peuples indigènes en isolement volontaire, lutte contre les dégradations sociales, écologiques et culturelles dans les zones d’exploitation, entre autres. Ces mobilisations n’ont toutefois pas rempli leur objectif qui était d’appeler à un référendum afin de décider de l’exploitation ou non de l’ITT.

Le cas de l’Équateur nous montre que la dichotomie entre écologie et redistribution ou entre « pachamamisme vs extractivisme43 » est simpliste et que le changement de la matrice productive pour passer à une société basée sur le bien vivre est plus complexe. La dispute politique est présente à plusieurs échelles spatiales, du local à l’international. Si les conflits liés à l’extractivisme sont locaux et assez isolés les uns des autres ce qui complique des rapports de force avec l’État central, la conflictualité socio-politique liée au bien vivre est un problème national car celle-ci se porte sur les différentes visions autour du modèle de développement ou le caractère plurinational de l’État équatorien. De plus, il est difficile de changer de modèle d’accumulation dans un seul pays sans prendre en compte les enjeux géopolitiques et les rapports de force internationaux. L’hégémonie idéologique néolibérale s’exprime dans une certaine vision de la société et du progrès mais aussi marque des contraintes politiques et commerciales pour les États qu’il est difficile d’affronter pour un pays comme l’Équateur sans certaines alliances régionales et internationales.

Notes :

1 Voir Le Quang Matthieu et Vercoutère Tamia, Ecosocialismo y Buen Vivir. Diálogo entre dos alternativas al capitalismo, Quito, Instituto de Altos Estudios Nacionales, 2013 ; Hidalgo-Capitán, Antonio Luis et Ana Patricia Cubillo-Guevara, « Seis debates abiertos sobre el sumak kawsay », Iconos, n°48, 2014, p. 25-40.

2 Svampa, Maristella, « “Consenso de los Commodities” y lenguajes de valoración en América Latina », Nueva Sociedad, n° 244, 2013, p. 30-46. Svampa utilise la définition suivante de commodities : « des produits de fabrication, disponibilité et demande mondiale, qui ont une gamme de prix internationale et ne demandent pas de technologie avancée pour leur fabrication et traitement » (p.31).

3 Burchardt Hans-Jurgen, « Logros y contradicciones del extractivismo: bases para una fundamentación empírica y analítica », Nueva Sociedad, février 2014, E-book, p.4.

4 Pour approfondir cette partie, voir Le Quang Matthieu, « Le Bien Vivre, une alternative au développement en Équateur ? », Revue du MAUSS permanente, mis en ligne le 4 octobre 2016. [http://www.journaldumauss.net/?Le-Bien-Vivre-une-alternative-au]

5 Muyolema Armando, « Las poéticas del Sumak Kawsay en un horizonte global », in François Houtart et Brigit Daiber (comp.), Un paradigma poscapitalista: el Bien Común de la Humanidad, Panamá, Ruth Casa Editorial, Panamá, 2012, p. 353.

6 Altmann Philipp, « El Sumak Kawsay en el discurso del movimiento indígena ecuatoriano », INDIANA, n°30, 2013, p. 283-299.

7 Ce texte est intitulé “Sarayaku Sumak Kawsayta Ñawpakma Katina Killka / El libro de la vida de Sarayaku para defender nuestro futuro”.

8 Hidalgo-Capitán Antonio Luis, El Buen Vivir. La (re)creación del pensamiento del PYDLOS, Cuenca, PYDLOS Ediciones, 2012, p. 18.

9 Viola Recasens Andreu, « Discursos “pachamamistas” versus políticas desarrollistas: el debate sobre el sumak kawsay en los Andes », Iconos, n° 48, 2014, p. 64.

10 Hidalgo-Capitán, op. cit., p. 48.

11 Voir Macas Luis, « Sumak kawsay. La vida en plenitud », América Latina en Movimiento, vol. 34, n° 452, 2010, p. 14-16. Choquehuanca Céspedes David, « Hacia la reconstrucción del Vivir Bien », América Latina en Movimiento, vol. 34, n° 452, 2010, p. 8-13.

12 Gudynas Eduardo, « Buen Vivir: sobre secuestros, domesticaciones, rescates y alternativas », in Atawallpa Oviedo Freire (comp.), Bifurcación del Buen Vivir y el Sumak Kawsay, Quito, Ed. Yachay, 2014, p. 23-45.

13 Hidalgo-Capitán, Op. cit., p. 49.

14 Acosta Alberto, « Extractivismo y neoextractivismo: dos caras de la misma maldición », in Miriam Lang et Dunia Mokrani (Comps.), Más allá del desarrollo (Grupo permanente de trabajo sobre alternativas al desarrollo), Quito, Fundación Rosa Luxemburgo/Abya Yala, 2011, p. 83-118.

15 Lang Miriam et Mokrani Dunia (Comps.), Op. cit. ; Acosta Alberto, « Solo imaginando otros mundos, se cambiará este », in Ivonne Farah et Luciano Vasapollo (coords.), Vivir bien: ¿paradigma no capitalista?, La Paz, CIDES-UMSA, 2010, p. 189-208.

16 García Linera Álvaro, Socialismo comunitario. Un horizonte de época, La Paz, Vicepresidencia del Estado Plurinacional, Presidencia de la Asamblea Legislativa Plurinacional, 2015, p. 11.

17 Ibidem.

18 Ramírez Gallegos René, « Socialismo del sumak kawsay o biosocialismo republicano », in Los nuevos retos de América Latina. Socialismo y Sumak Kawsay, Quito, Senplades/IAEN, 2010, p. 55-76.

19 Gudynas Eduardo, « Si eres tan progresista, ¿por qué destruyes la naturaleza? Neoextractivismo, izquierda y alternativas », Ecuador Debate,n°79, 2010, p. 61-82; Acosta Alberto, Op. cit., 2011; VV.AA., Extractivismo, Política y Sociedad, Quito, CAAP/CLAES, 2009.

20 Gudynas Eduardo, Op. cit., 2014, p. 36.

21 García Linera Álvaro, Geopolítica de la Amazonía. Poder hacendal-patrimonial y acumulación capitalista, La Paz, Vicepresidencia del Estado Plurinacional, Presidencia de la Asamblea Legislativa Plurinacional, 2012, p.107.

22 Ibidem, p. 98.

23 Ibidem, p. 108.

24 Ramírez Gallegos Franklin, « Political Change, State Autonomy, and Post-Neoliberalism in Ecuador, 2007–2012 », Latin American Perspectives, vol. 43, n°1, 2016, p. 143-158 ; Ramírez Gallegos Franklin, « Reconfiguraciones estatales en Ecuador », in Mabel Thwaites Rey (Ed.), El Estado en América Latina: continuidades y rupturas, Santiago de Chile, CLACSO/ASDI/Editorial ARCIS, 2012, p. 341-375.

25 Voir Le Quang, Matthieu et Ramírez Gallegos Franklin, « Introduction », Cahiers des Amériques Latines, 2016/3, n° 83, p. 17-32.

26 Voir Plan Nacional del Buen Vivir 2009-2013 : [http://www.planificacion.gob.ec/wp-content/uploads/downloads/2012/07/Plan_Nacional_para_el_Buen_Vivir.pdf]

27 Voir Plan Nacional del Buen Vivir 2013-2017 : [http://www.buenvivir.gob.ec/69]

28 Il faut noter que, contrairement à d’autres pays latino-américains, les programmes sociaux ne sont pas financés par les revenus de la rente pétrolière car la Constitution de 2008 interdit l’utilisation de revenus non permanents (les revenus du pétrole dépendant de la fluctuation des prix au niveau international sont considérés comme des revenus non permanents) pour financer des coûts permanents. Par exemple il est possible de financer la construction d’infrastructures (écoles, hôpitaux, routes, etc.) avec la rente pétrolière mais pas les salaires des fonctionnaires (professeurs, médecins, etc.).

29 Carrión Andrea, « Extractivismo minero y estrategia de desarrollo : entre el nacionalismo de los recursos y los conflictos socioterritoriales », in Matthieu Le Quang (Ed.), La Revolución Ciudadana en escala de grises: avances, continuidades y dilemas, Quito, Instituto de Altos Estudios Nacional, Collection Pensamiento Radical, 2016, p. 182.

30 Pour une analyse et une classification plus approfondies de ces conflits socio-environnementaux, voir Bebbington Anthony et Humphreys Bebbington Denise, « Actores y ambientalismos: conflictos socio-ambientales en Perú », Íconos, n°35, 2009, p. 117-128.

31 Carrión Andrea, Op. Cit., p. 194.

32 Stefanoni Pablo, « Comparación del futuro de la democracia entre Venezuela, Bolivia y Ecuador », in Anja Dargatz et Moira Zuazo (Ed.), Democracias en transformación. ¿Qué hay de Nuevo en los nuevos Estados andinos?, La Paz, FES- ILDIS, 2012, p. 205-250.

33 Même s’ils ne sont pas contre l’exploitation des ressources naturelles, ils ne sont pas pour l’exploitation dans n’importe quels lieux, notamment ceux où se trouve une mégabiodiversité. Comme nous le verrons, le courant éco-marxiste s’est opposé à l’exploitation de l’ITT dans le parc national Yasuní alors que les tenants du développementisme post-néolibéral ne s’y sont pas opposés.

34 Prebisch Raul, El desarrollo económico de América Latina y algunos de sus principales problemas, Santiago de Chile, CEPAL, 1949.

35 Martínez Alier Joan et Roca Jusmet Jordi, Economia ecologica y politica ambiental, México, Fondo de Cultura Económica, 3ème édition, 2013.

36 Vallejo María Cristina, « Reflexiones sobre los límites del desarrollo en el marco del Sexto Congreso Iberoamericano sobre Desarrollo y Ambiente, FLACSO-Sede Ecuador », in María Cristina Vallejo et Mateo Aguado Caso, Reflexiones sobre los límites del desarrollo. Memorias del Sexto Congreso Iberoamericano sobre Desarrollo y Ambiente, Quito, FLACSO/Senplades, 2014, p. 18.

37 Ibidem, p. 20.

38 Les TBI sont des instruments juridiques internationaux signés entre deux États ayant pour objet de protéger réciproquement des investissements au niveau international. L’objet de la protection est l’investissement privé d’une personne ou une entreprise d’un pays dans un autre pays.

39 Le rapport de cette commission a été rendu public en mai 2017. Pour télécharger le résumé du rapport de cette commission : [www.caitisa.org]. Les informations qui suivent viennent de ce rapport intitulé : « Auditoria integral ciudadana de los tratados de protección recíproca de inversiones y del sistema de arbitraje en materia de inversiones en Ecuador ».

40 Au total, les demandes des investisseurs contre l’État équatorien ont été de 21,2 milliards de dollars desquels 1498 millions de dollars ont déjà été déboursés (1342 millions d’amendes, notamment pour Oxy et Chevron et 156 millions pour les arbitres et buffets d’avocats internationaux spécialisés dans ce genre de procès). Les demandes en cours s’élèvent à 13,4 milliards de dollars ce qui représente 52% du Budget de l’Etat de 2017.

41 Voir Le Quang Matthieu, Laissons le pétrole sous terre ! L’Initiative Yasuní-ITT en Equateur, Paris, Omniscience, 2012.

42 Le Quang Matthieu, « La trajectoire politique de l’initiative Yasuní-ITT en Équateur : entre capitalisme vert et écosocialisme. », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 2016, n°130, p. 105-121.

43 Boron Atilio, Pachamamismo vs extractivismo, Quito, Colección Luna de sol, 2013.

Comment Washington a remis la main sur l’Équateur : quatre ans d’une reconquête souterraine

Le drapeau des États-Unis flottant entre les grilles de son ambassade © Vincent Ortiz pour LVSL

Mi-janvier, l’Équateur contractait un prêt de 3,5 milliards de dollars auprès des États-Unis. En contrepartie, il s’engageait à rompre tout commerce avec la Chine dans le domaine des télécommunications. Plus récemment, la quasi-totalité de la presse équatorienne affirmait qu’Andrés Arauz, le candidat soutenu par l’ancien président Rafael Correa, entretenait des liens avec un mouvement de guérilla colombien. Elle reprenait ainsi une accusation régulièrement émise par des responsables américains. Plus que toute autre, cette élection présidentielle du 7 février se déroule dans l’ombre de Washington. Elle est le dernier acte d’un long processus, entamé avec l’élection de Lenín Moreno en avril 2017, au cours duquel les États-Unis n’ont reculé devant aucun moyen – judiciaire, financier, médiatique ou militaire – pour ramener dans leur giron ce pays récalcitrant. En quatre ans, ils ont démantelé les principales réalisations de la « révolution citoyenne » menée par Rafael Correa.

Nous retrouvons Virgilio Hernandez dans un café de Quito. Cet ex-conseiller ministériel, proche de Rafael Correa et démissionnaire du gouvernement de Lenín Moreno, a été condamné à une peine de prison pour délit de rébellion avant d’être remis en liberté conditionnelle. Comme tant d’autres, il dénonce une chasse aux sorcières menée par les juges équatoriens contre les « corréistes » ; une « guerre judiciaire », surnommée lawfare (contraction de law et warfare). Aussitôt arrivé, il s’excuse : « Je dois signaler ma présence au parquet, comme chaque semaine. C’est un passage obligé de cette persécution judiciaire. Vous m’accompagnez ? ».

Nous entrons dans un bâtiment imposant, où il signe une déclaration. À son pied droit un GPS est attaché, condition sine qua non pour échapper à la prison. Il relativise la gravité de son cas : « Paola Pabón, la préfète de Pichincha [la région équatorienne autour de Quito NDLR] doit signaler sa présence trois fois par semaine au parquet ».

Paola Pabón, préfète de Pichincha © Vincent Ortiz pour LVSL

Comme Virgilio Hernandez, Paola Pabón fait partie des démissionnaires de la première heure du gouvernement de Lenín Moreno. Comme lui, elle est accusée par le parquet d’avoir partie liée aux protestations massives survenues en novembre 2019 et vit en liberté conditionnelle depuis un an.

Pour une mise en perspective des soulèvements de 2019, lire sur LVSL l’article de Pablo Rotelli, Vincent Arpoulet et Nicolas Netto Souza : « Le bloc néolibéral vacille sous le coup des révoltes ».

Le pouvoir judiciaire, bras armé de la doctrine Monroe ?

Tous deux ont ressenti la vague de procès qui a frappé les adversaires du gouvernement comme une onde de choc. Sous le prétexte de lutter contre la corruption d’une ampleur exceptionnelle qui aurait gangrené le gouvernement de Rafael Correa, les principaux leaders « corréistes » ont été condamnés à de lourdes sentences.

Dans le système médiatique équatorien, les fonds et réseaux issus des États-Unis sont loin d’être absents. Ils transitent notamment par la National Endowment for Democracy (NED), organisme américain subventionné par le Congrès, dont le but affiché est de « soutenir la liberté à travers le monde ».

Rafael Correa lui-même, résidant en Belgique, écoperait de huit ans de prison s’il revenait en Équateur. Il a été condamné dans le cadre du scandale Oderbrecht, qui implique la multinationale brésilienne éponyme, accusée d’avoir financé illégalement son parti, entre autres formations politiques. Son avocat dans cette affaire, Fausto Jarrín, nous rappelle pourtant qu’aucune preuve n’implique directement Rafael Correa, malgré le fait que la justice équatorienne ait eu accès à l’intégralité des pièces du dossier : « Il n’existe aucun contrat signé par Rafael Correa. Il n’existe aucune réunion de Rafael Correa, aucun appel, message ou courriel, permettant d’établir de tels liens ». Le parquet équatorien a finalement conclu à la culpabilité de l’ex-président, lequel aurait exercé une « influence psychique » (influjo síquico) sur les personnes inculpées dans l’affaire Oderbrecht – un délit dont l’imprécision provoque l’ironie des corréistes.

À l’inverse, plusieurs figures proches du pouvoir, éclaboussées par le scandale Oderbrecht – comme Jaime Nebot, l’ex-maire de Guayaquil – n’ont pas été inquiétées par les juges équatoriens. Comment expliquer un tel biais de la part de la justice ?

Fausto Jarrín, l’avocat de Rafael Correa dans l’affaire Oderbrecht © Vincent Ortiz pour LVSL

Il faut d’abord garder à l’esprit que le directeur du parquet est nommé par l’Assemblée nationale, ce qui relativise l’indépendance de l’appareil judiciaire. Les enquêtes du parquet, par ailleurs, ont eu recours à la collaboration de plusieurs entités étatiques, tel le fisc équatorien, comme le rappelle Paola Pabón, qui n’hésite pas à évoquer en conséquence « une opération dirigée par l’État ». Il faut ensuite prendre en compte la forte médiatisation des affaires judiciaires depuis 2017. Avant même que les sentences ne soient prononcées, les médias se sont fait l’écho des procès, limitant à leur tour l’autonomie des processus judiciaires.

Le système médiatique est pour cette raison la cible privilégiée des corréistes. Fausto Jarrín a tôt fait d’énumérer les quelques oligopoles bancaires qui possèdent les médias équatoriens, à l’orientation anti-corréiste évidente : « Teleamazonas est entre les mains de la Banque de Pichincha. Ecuavisa est entre les mains de la banque de Guayaquil. Les deux plus grandes chaînes de télévision sont la propriété des banques ! Le quotidien El Universo est la propriété de Carlos Perez, un ennemi déclaré de Rafael Correa ».

Dans ce système médiatique, les fonds et réseaux issus des États-Unis sont loin d’être absents. Ils transitent notamment par la National Endowment for Democracy (NED), organisme américain subventionné par le Congrès, dont le but affiché est de « soutenir la liberté à travers le monde ». Créée en 1983 sous l’impulsion de Ronald Reagan pour soutenir les contras du Nicaragua face aux sandinistes, cette institution finance aujourd’hui de multiples ONG et think-tanks pro-américains en Équateur. C’est le cas de Fundamedios ou de Participación ciudadana, organisations consacrées à la défense de la « liberté d’expression » et de la « transparence », ou encore de Mil Hojas, think-tank en pointe dans la « lutte contre la corruption ». Ils sont à l’origine de publications, de rapports ou de colloques qui entretiennent le récit d’une corruption hors-norme et d’un autoritarisme sans pareil qui auraient caractérisé la présidence de Rafael Correa ; ils sont de fait souvent repris par les médias équatoriens.

Les donateurs de l’organisation Fundamedios. On y trouve des organismes qui sont directement financés par le budget des États-Unis, comme la National Endowment for Democracy, mais aussi des fondations dépendant de subventions privées © Fundamedios.org.ec

Quel fut le rôle des États-Unis dans cette gigantesque opération judiciaire ? Virgilio Hernandez souligne la primauté des élites équatoriennes, arguant qu’elles n’ont pas eu besoin d’un aiguillon américain pour agir de la sorte. Paola Pabón est moins catégorique ; elle rappelle les multiples gages donnés par Moreno aux États-Unis : « Je suis convaincue que le lawfare, ainsi que sa pointe avancée, le cas Oderbecht, ont été conçus depuis Washington, en lien avec les oligarchies nationales ». Même son de cloche chez Fausto Jarrín : « Le parquet, le ministère de l’Intérieur, qui sont le fer de lance de la persécution judiciaire, reçoivent des visites constantes de fonctionnaires de l’ambassade des États-Unis. À chaque visite, un nouveau procès est intenté ». Il s’interroge sur la manière dont ses données personnelles, hébergées dans son téléphone portable ou sa boîte mail, ont pu être récupérées – sans son aval – par la justice et les médias équatoriens. Il accuse les services américains.

L’appui des États-Unis à l’Équateur dans sa lutte contre la corruption n’a rien d’un secret. Elle a été officialisée et institutionnalisée à plusieurs reprises, via de multiples accords de coopérations sécuritaires. L’un d’eux, signé début 2020, se félicite de la création d’une « unité spéciale de lutte contre la corruption », regroupant « des organismes nord-américains, le parquet équatorien (…) et le ministère de l’Intérieur d’Équateur ».

Les États-Unis ont à vrai dire rapidement pris acte de l’hostilité de l’appareil judiciaire à l’égard des « corréistes » – et compris le profit qu’ils pouvaient en tirer. Dès 2006, avant même l’élection de Rafael Correa, les fonctionnaires de l’ambassade américaine à Quito identifiaient les instances judiciaires équatoriennes comme l’un des adversaires auquel devrait faire face le président. Dans un câble diplomatique révélé par Wikileaks, on peut lire : « Une victoire de Rafael Correa signifierait que les relations avec les partis politiques traditionnels, le Congrès et le pouvoir judiciaire (où les intérêts partidaires sont bien ancrés via la Cour constitutionnelle) deviendraient immédiatement conflictuelles »1.

© 06QUITO2150_a, 2006

Une décennie plus tard, la lutte « anti-corruption » est identifiée par le gouvernement américain comme un moyen de lutter contre les régimes qui leur sont opposés. En 2017, dans le très officiel rapport annuel sur la sécurité nationale des États-Unis, les mesures « anti-corruption » et les « actions judiciaires » étaient considérées, au même titre que les « sanctions » économiques, comme des moyens de « dissuader, d’exercer une action coercitive ou de contraindre [leurs] adversaires »2.

La lutte contre la corruption, nouvelle justification – après la lutte contre le communisme et le narcotrafic – apportée à l’ingérence des États-Unis dans le sous-continent ? Une note de l’IRIS analyse la congruence entre le lawfare et l’agenda nord-américain en Amérique latine, prenant le Brésil pour cas d’étude3. L’épisode équatorien est cependant singulier et à bien des égards irréductible aux chasses aux sorcières judiciaires que l’on a pu observer au Brésil ou en Argentine. Cette séquence ne fait en effet pas suite à un changement de majorité électorale, comme en Argentine, ou à un coup d’État judiciaire, comme au Brésil ; elle a été initiée par le président Lenín Moreno, élu sur une plateforme de continuité avec Rafael Correa.

Pour une mise en contexte de la pratique du lawfare en Amérique latine, lire sur LVSL l’article de Vincent Ortiz : « Lawfare : la légalisation des procès politiques ? »

L’ambassade américaine à Quito, second palais présidentiel

Quels sombres desseins ont pu pousser Lenín Moreno, ancien vice-président de Rafael Correa, à mettre en place cet agenda néolibéral qu’il condamnait quelques années plus tôt ? Les raisons de ce coup de théâtre, digne d’un mauvais film d’espionnage, ont fait couler beaucoup d’encre. Chez les corréistes, il prend les contours d’une « trahison » aux accents shakespeariens. Si c’est effectivement de cette manière que l’immense majorité de ses électeurs a ressenti ce tournant, celui-ci était-il réellement si imprévisible qu’il n’y paraît ?

« L’ambassadeur des États-Unis se promenait dans le palais présidentiel comme si c’était sa maison. Il ne passait aucun contrôle de sécurité. Il attendait, à quelques mètres du bureau du président, que celui-ci daigne le recevoir ».

Rafael Correa et son ancien vice-président Lenín Moreno © Marielisa Vargas

Un récit alternatif à celui de la « trahison » existe ; une version des faits dont personne n’accepte de témoigner publiquement. Dans cette réalité alternative, Rafael Correa n’aurait pas été dupe de Lenín Moreno, le plus modéré des protagonistes de la « révolution citoyenne ». Il aurait aimé qu’il ne fût pas candidat en 2017, mais son favori, Jorge Glas, était déjà la cible d’une cabale médiatique qui allait culminer avec l’affaire Oderbrecht. Toutes les enquêtes d’opinion le donnaient perdant face à Guillermo Lasso, le banquier de Guayaquil et le soutier des États-Unis. À contrecoeur, Rafael Correa aurait donc investi Lenín Moreno, espérant le contrôler grâce à une majorité parlementaire loyale à la « révolution citoyenne ». Un garde-fou qu’aurait fait sauter Moreno par une série d’habiles manœuvres au sein du parti présidentiel Alianza País, lui permettant de placer un nombre confortable de ses proches comme candidats à la députation. C’est donc sans enthousiasme que Rafael Correa et sa garde rapprochée auraient œuvré à la victoire de Moreno, dont le discours public consensuel annonçait déjà un changement d’approche. Le tournant à 180 degrés fut tout de même brutal. « Nous nous attendions à ce qu’il trahisse ; mais pas si vite », nous résume-t-on.

« Trahison » ou non, il convient de ne pas se focaliser outre mesure sur le changement à la tête de l’exécutif, tant les pressions exogènes exercées sur le gouvernement semblent avoir été déterminantes. Sitôt Lenín Moreno élu, les oligopoles bancaires et les représentants des grandes entreprises, bridés par une décennie de « révolution citoyenne », ont envoyé leurs émissaires auprès du nouveau gouvernement. Ils ont dû faire face à la résistance de plusieurs ministres idéologiquement proches de Rafael Correa. Lenín Moreno lui-même, ballotté entre une majorité attachée à l’héritage de son prédécesseur et le lobbying des élites économiques, semble avoir longtemps effectué des palinodies ; plusieurs témoignages indiquent qu’il a été surpris par la violence de la thérapie de choc que l’on souhaitait infliger à l’Équateur.

Mais plus encore que les actionnaires de la Banque de Guayaquil ou les commis de l’aristocratie terrienne de la Sierra, un homme semble avoir eu un rôle décisif dans le tournant à 180 degrés qui allait bientôt être entrepris : Todd Chapman, l’ambassadeur américain à Quito. Son nom apparaît sur toutes les lèvres sitôt que l’on évoque la transition. « Il se promenait dans le palais présidentiel comme si c’était sa maison. Il ne passait aucun contrôle de sécurité. Il attendait, à quelques mètres du bureau du président, que celui-ci daigne le recevoir », indique un témoin.

Carlos de la Torre, ministre sous Rafael Correa puis sous le premier gouvernement Moreno © Vincent Ortiz pour LVSL

Carlos de la Torre, ministre de l’Économie et des Finances sous le premier gouvernement Moreno, s’y est heurté à plusieurs reprises. Après plusieurs années fastes, la situation économique du pays s’était dégradée : le cours des matières premières avait chuté, et l’Équateur, incapable d’effectuer une dévaluation depuis sa dollarisation, enregistrait un déficit commercial significatif.

Le ministre tente alors d’agir sur les douanes : un rapport lui indique que pour 70 % des items (terme très large qui peut désigner des pièces détachées aussi bien que des produits finis) importés en Équateur, les taxes étaient inférieures à cinq centimes. Face à cette sous-taxation manifeste, il souhaite les doubler et les porter à dix centimes. Cette volonté protectionniste rencontre l’opposition des États-Unis. Lors d’un voyage à Washington, Carlos de la Torre est convoqué par une dizaine de hauts fonctionnaires du Trésor américain. « J’avais l’impression d’assister à un interrogatoire du FMI », plaisante-t-il. « Ils m’ont pressé de changer de politique, sous peine de faire prendre à l’économie équatorienne le chemin du Venezuela ».

Dans le même temps, Todd Chapman, l’ambassadeur des États-Unis, manœuvre pour imposer ses conseillers économiques à Lenín Moreno. Celui-ci multiplie alors les signes d’apaisement à l’égard des adversaires historiques de la « révolution citoyenne », s’entoure d’une « petite table » (mesa chica) de conseillers, dont aucun n’est issu du « cœur historique » du corréisme, et critique publiquement son prédécesseur.

Ces attaques provoquent les premières démissions. Carlos de la Torre, Paola Pabón et Virgilio Hernandez abandonnent leurs fonctions. La transition est engagée. Les partisans d’une thérapie de choc néolibérale se heurtent cependant à une administration encore constituée de nombreux corréistes, et à l’inertie d’un appareil d’État modelé par une décennie de révolution citoyenne. Est-ce la raison de ces multiples procès qui sont intentés par l’appareil judiciaire les mois suivants ? Virgilio Hernandez souligne le fait qu’ils ne ciblent pas uniquement les proches de Rafael Correa, mais « tous ses ex-fonctionnaires » ; il insiste sur leur magnitude : « Ce sont des milliers d’actions qui ont été entreprises. Pas seulement à l’égard d’ex-ministres, mais contre des jeunes, qui occupaient des fonctions purement techniques ». Le lawfare a rempli une fonction disciplinaire manifeste, épurant l’administration des fonctionnaires les plus attachés à la « révolution citoyenne », et mettant fin aux éventuelles velléités d’insubordination des autres.

Virgilio Hernandez © Vincent Ortiz pour LVSL

Le retour auprès du FMI pouvait désormais s’opérer sans accrocs, malgré l’incompréhension populaire. « Solliciter cette institution n’a pas été nécessaire en dix ans de révolution citoyenne, y compris durant les crises pourtant très difficiles de 2008 et de 2015, au cours duquel le prix des barils de pétrole a chuté », fait remarquer Paola Pabón.

Lire sur LVSL notre entretien avec Rafael Correa, rencontré à Bruxelles : « La presse est l’arme létale des élites néolibérales ».

Le retour sur les sentiers de la dépendance

Visiblement hésitant quant à la marche à suivre, Lenín Moreno rappelle en mars 2018 María Elsa Viteri, ex-ministre de Rafael Correa et modérément critique de son bilan. Elle avait œuvré à l’annulation de la dette équatorienne en 2008, et sa nomination a été interprétée par les États-Unis comme une marque de défiance. Tentative désespérée, de la part de Lenín Moreno, de limiter la brutalité de la transition en cours ?

L’Équateur n’intéresse pas seulement les États-Unis comme pays pauvre limitrophe de pays riches. Durant la « révolution citoyenne », il fut l’un des artisans du rapprochement de l’Amérique latine avec la Chine.

Entre-temps, cependant, des cessions de souveraineté difficilement réversibles avaient été opérées. Dans le secteur financier comme dans le domaine sécuritaire, Lenín Moreno prenait l’exact contre-pied de son prédécesseur, réduisant à néant toutes les mesures prises par Rafael Correa pour se libérer de la tutelle des États-Unis. Le gouvernement équatorien courtisait en effet depuis plusieurs mois les marchés financiers américains, auprès desquels l’Équateur avait précisément refusé de payer sa dette souveraine en 2008. Les traités bilatéraux d’investissement entre l’Équateur et les États-Unis, décrétés inconstitutionnels depuis 2008, reprenaient peu à peu force de loi. Les accords de coopération sécuritaire, dénoncés un à un par Rafael Correa, étaient de retour ; du matériel, des hommes et des informations, circulaient désormais entre les administrations équatorienne et américaine.

À la tête du ministère de l’Intérieur, Lenín Moreno avait nommé Mauro Toscanini. Formé aux États-Unis, partisan manifeste d’un rapprochement avec la première puissance mondiale, il passe, aux yeux des corréistes, pour l’homme de main de Washington. Sa nomination coïncide avec une situation sécuritaire critique : des myriades de réfugiés vénézuéliens affluaient en Équateur, accueillis dans des conditions avilissantes, générant une phobie populaire massive ainsi qu’une demande de renforcement des dispositifs policiers. Les États-Unis ont-ils usé de l’ascendant qu’ils possédaient sur le ministre de l’Intérieur, à même de paralyser le pays par la fonction capitale qu’il occupait, pour faire plier Lenín Moreno ? Les spéculations les plus folles courent à ce sujet. Quoi qu’il en soit, Moreno a obtempéré en un temps record. Deux mois après sa nomination, María Elsa Viteri quittait ses fonctions.

Dès lors, l’assujettissement de l’Équateur aux desiderata américains n’allait plus connaître de limites. Tandis que Julian Assange était expulsé de son ambassade et livré à la lente torture des prisons londoniennes, le pays andin effectuait son grand retour dans les institutions de Bretton Woods et replongeait dans une « longue nuit néolibérale ». Des réductions budgétaires drastiques étaient initiées, le marché du travail encourait une flexibilisation sans équivalent depuis les années 1990, et l’imposition sur le capital était réduite à portion congrue. Cet ajustement structurel imposé par le FMI s’est révélé d’une telle brutalité qu’il fait à présent l’objet d’une condamnation unanime de la part des candidats à la présidentielle, Guillermo Lasso compris.

Ressources naturelles et positionnement géostratégique

Une énigme demeure. Comment expliquer que les États-Unis aient consacré tant de moyens pour obtenir la sujétion d’un pays de dix-sept millions d’habitants, au marché intérieur rachitique et aux ressources naturelles limitées ? Si l’Équateur était un eldorado pétrolier dans les années 80, ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’importance de l’exploitation pétrolière dans son PIB a en effet fortement décru, comme l’atteste la brillante étude de Vincent Arpoulet4. Aujourd’hui, si des mines d’or sont ouvertes aux quatre coins du pays, elles n’intéressent que modérément les États-Unis, dont les entreprises ne sont pas spécialisées dans son extraction. Alors que le lithium a pu justifier le soutien actif des États-Unis au coup d’État en Bolivie, l’Équateur est dépourvu de tels métaux rares.

Lire sur LVSL l’article de Baptiste Albertone : « Des coups d’État à l’ère de la post-vérité ».

« Ce ne sont pas les ressources naturelles qui attirent les États-Unis, mais la position stratégique de l’Équateur par rapport aux intérêts américains », tranche Carlos de la Torre. Comme d’autres, il rappelle que sous la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont utilisé les îles Galápagos comme support pour leur aviation dans le Pacifique. Elles servaient alors à protéger le canal de Panama d’une possible agression japonaise. Depuis 2019, elles accueillent à nouveau des installations aériennes nord-américaines.

Les îles Galápagos, premier site à entrer au patrimoine mondial de l’UNESCO du fait de leur biodiversité, sont convoitées en raison de leur positionnement stratégique essentiel © Vincent Ortiz pour LVSL

Elles permettent aux États-Unis de disposer d’une force de frappe rapidement déployable dans plusieurs pays de la sous-région, dont le Venezuela, la Colombie et les nations caribéennes, mais aussi en Asie de l’Est. Cette occupation des Galápagos s’inscrit également dans le cadre des sanctions prises par Washington contre le Venezuela depuis 2017. Les îles permettaient à l’Équateur, du temps de Rafael Correa, de ravitailler le Venezuela en plusieurs biens dont il manquait. Les États-Unis veillent à présent à ce que le nouveau régime respecte les interdits édictés par le Congrès.

Paola Pabón rappelle également le rôle de médiateur entre le gouvernement colombien et la guérilla FARC qu’avait tenu le gouvernement de Rafael Correa. Celui-ci n’avait pas peu fait pour favoriser les accords de paix de 2016, qui avaient infligé un camouflet aux paramilitaires Colombiens ainsi qu’aux États-Unis. « Sous le mandat de Lenín Moreno, l’Équateur a été retiré, de manière honteuse, de la table des négociations. L’Équateur occupe une position géopolitique exceptionnelle en Amérique latine. Le contrôle sur l’Équateur assure aux États-Unis un contrôle sur la Colombie et le Pérou ».

L’Équateur n’intéresse pas seulement les États-Unis comme pays pauvre limitrophe de pays riches. Durant la « révolution citoyenne », il fut l’un des artisans du rapprochement de l’Amérique latine avec la Chine. C’est en effet auprès du gouvernement chinois que l’Équateur sollicita des fonds après avoir annulé sa dette souveraine auprès des créanciers occidentaux en 2008. Malgré les taux d’intérêt léonins pratiqués par la Chine, celle-ci avait l’heur de ne pas conditionner ses prêts par des plans d’ajustement structurels. S’ensuivirent de multiples investissements de capitaux chinois en Équateur, dans des projets d’infrastructures ou d’extraction minière – non sans frictions.

À l’instar de l’Équateur, de nombreux gouvernements d’Amérique latine ont tenté de s’appuyer sur la volonté chinoise d’expansion pour contrecarrer la domination nord-américaine. Prêts et investissements ont afflué dans le sous-continent durant la décennie 2010, jusqu’à inquiéter les États-Unis ; des documents du département d’État américain évoquent le « défi hégémonique » posé par l’Empire du milieu à la puissance du Nord. Dans plusieurs secteurs, les États-Unis accusent à présent un sérieux retard. C’est le cas dans le domaine des télécommunications et des technologies numériques. Le récent accord entre l’Équateur et la Development Finance Corporation (DFC) des États-Unis, garantissant au pays un prêt de 3.5 milliards de dollars contre la rupture de ses contrats avec Huawei, peut s’interpréter à la lueur de ces enjeux. La nature des relations qu’un éventuel gouvernement dirigé par Andrés Arauz souhaiterait entretenir avec la Chine s’annonce d’ores et déjà comme un point d’achoppement majeur avec l’administration Biden.

L’ex-siège de l’UNASUR à Quito © Vincent Ortiz pour LVSL

Il faut enfin évoquer un dernier facteur, rétif à des réductions chiffrées ou topographiques. La présidence de Rafael Correa fut celle où l’Équateur émergea du rang des nations anonymes ; l’asile accordé à Julian Assange, le bras de fer engagé avec la major pétrolière Chevron, ont conféré au pays une aura mondiale au sein des mouvements critiques de la domination nord-américaine. Aux côtés de Hugo Chávez et de Fidel Castro, Rafael Correa a plaidé pour une intégration régionale accrue et l’édification d’institutions qui contrebalancent celles de Bretton Woods. Ce n’est pas par hasard que le siège de l’UNASUR fut édifié à Quito.

Pour une mise en perspective de la politique étrangère équatorienne sous Rafael Correa, lire notre entretien avec Guillaume Long : « Comment la révolution citoyenne d’Équateur a été trahie ».

Si les États-Unis souhaitent tant conserver leur tutelle sur l’Équateur, est-ce parce qu’ils craignent qu’une victoire d’Andrés Arauz, faisant suite à celle d’Alberto Fernandez en Argentine et de Luis Arce en Bolivie, ne permette au pays de redevenir un pôle d’opposition à leur hégémonie ?

Notes :

1 Cité dans Eirik Vold, Ecuador en la mira, El Telegrafo, 2016, p. 21. Cet ouvrage compile et analyse les câbles révélés par Wikileaks attestant d’une ingérence permanente des États-Unis sous le mandat de Rafael Correa.

2 « National security strategy of the United States of America », Maison-Blanche, Washington, 2017, p. 34.

3 Celso Amorin, Carol Proner, « Lawfare et géopolitique : focus sur l’Amérique latine », traduit par Arley Carvalho Meneses, IRIS, 2021.

4 Vincent Arpoulet, « Les variations de la politique pétrolière équatorienne à la lumière du contexte économique régional et international (1972-2017) », mémoire rédigé pour la Sorbonne-Nouvelle, 2020.

Qui a peur de Rafael Correa ?

https://www.flickr.com/photos/quecomunismo/2315478731
© Bernardo Londoy

La Cour de cassation d’Équateur vient de confirmer la condamnation de Rafael Correa à huit ans de prison, invalidant de fait sa candidature à la vice-présidence d’Équateur (en binôme avec Andrés Arauz). Cette décision a été précédée par celle du Conseil électoral national (CNE) d’invalider la participation de la coalition Fuerza Comprimiso Social (Force du compromis social) aux élections générales de 2021, soutenue par Rafael Correa. Ces derniers rebondissements s’inscrivent dans un processus de judiciarisation de la politique équatorienne, qui a pour effet d’écarter l’ancien président, dont tout indique qu’il possède de solides bases populaires pour la reconquête du pouvoir. Par Denis Rogatyuk, traduction Mathieu Taybi.


[Lire sur LVSL notre entretien avec Rafael Correa : « La presse est l’arme létale des élites néolibérales »]

La base sociale de Rafael Correa semble cependant être demeurée intacte. Le 8 juillet, on vit apparaître une nouvelle coalition qui incorpora tant les leaders de la Révolution citoyenne que leurs soutiens avec d’autres forces politiques opposées au gouvernement de Moreno – La Union por la Esperanza. Depuis son lancement, la coalition a attiré de nombreux mouvements sociaux, petits partis de gauche, groupes indigènes, étudiants et associations féministes.

Au même moment, le gouvernement se trouve de nouveau dans la tourmente avec la démission du vice-président Otto Sonnenholzner et son remplacement par Maria Alejandra Muñoz. Pendant qu’un certain nombre de ministres posent aussi leur démission auprès de Moreno, celle de Sonnenholzner sonne pour la première fois dans l’histoire de l’Équateur la succession de trois vices-présidents au cours d’un même mandat présidentiel. Sa démission a été accompagnée par un nombre croissant de rumeurs autour d’une possible participation à la campagne présidentielle lors des élections générales de 2021.

Judiciarisation de la politique

La campagne menée contre contre Rafael Correa surpasse en intensité celles initiées contre Lula da Silva au Brésil, Cristina Kircher en Argentine ou Jorge Glas en Équateur. Elle est analogue en bien des aspects à celle qui empêche Evo Morales de concourir, en Bolivie, à une fonction politique depuis son renversement à la suite d’un coup d’État. Elle est le produit d’une stratégie régionale des élites latino-américaines visant à empêcher le retour au pouvoir de présidents qui ne seraient pas entièrement alignés sur leurs intérêts.

[Lire sur LVSL notre dossier consacré au coup d’État bolivien de novembre 2019]

La Cour national de justice a ratifié le 21 juillet la peine d’emprisonnement de huit ans requise contre Rafael Correa à la suite de l’appel émis par l’équipe juridique de Correa. Le procès, dirigé par la procureure Diana Salazar, a sans relâche soutenu que l’ancien président opérait un « réseau de corruption » pendant son dernier mandat entre 2013 et 2017 aux côtés de son parti politique de l’époque, Alliance Pays (Allianza Pais), servant de principal bénéficiaire de pots-de-vins allant jusqu’à 7,8 millions de dollars provenant d’entreprises privées comme le célèbre géant du BTP Brésilien, Odebrecht.

La partie civile n’a pas cessé de mettre en avant une soi-disant preuve, sous la forme des 6000 dollars qu’il a empruntés au fonds présidentiel commun. Avant ce chef d’inculpation, Correa était déjà mis en cause pour 25 autres chefs d’inculpation, allant de la corruption au kidnapping. Comme c’est le cas avec « l’Affaire des pots-de-vins », l’équipe juridique de Correa et de ses alliés ont constamment remis en cause ces chefs d’inculpations pour manque de preuves, de vices de procédures, de violations du code pénal équatorien ou de refus de prise en compte de preuves essentielles qui contredisent les témoignages contre Correa. Jorge Glas, le vice-président de Correa pendant son dernier mandat, a été condamné de la même manière lors d’un procès qui n’a que vaguement respecté les procédures légales établies et qui ne se reposait que sur des preuves fortement discutables.

Au même moment, d’autres leaders historiques de la révolution citoyenne ont été constamment persécutés et menacés par le gouvernement. Tandis que l’ancien ministre des Affaires étrangères Ricardo Patino, l’ancienne présidente de l’assemblée nationale Gabriela Rivadeneira et l’ancienne membre de l’assemblée constituante Sofia Espin ont tous été forcés de demander l’asile au Mexique, d’autres, comme Virgilio Hernandez et le préfet actuel du Pichincha Paola Pabon, ont été arrêtés et emprisonnés pendant plusieurs mois après les révoltes massives menées par les indigènes contre le plan d’austérité de Moreno en octobre 2019.

[Lire sur LVSL notre reportage sur les soulèvements d’octobre 2019 en Équateur, co-rédigé par Vincent Arpoulet : « Amérique latine : le bloc néolibéral vacille sous le coup des révoltes »]

Les persécutions contre Correa et ses alliés ont longtemps eu pour but d’empêcher leurs participations aux élections présidentielles de février 2021, malgré le fait que le poids électoral de Correa et de la révolution citoyenne (estimé entre 35 % et 40 % de l’électorat du pays) en fasse la plus grande force politique du pays. Ce n’est que par l’élimination de leur représentation politique légale que le gouvernement de Moreno et ses alliés à droite peuvent temporairement empêcher leur retour au pouvoir.

Une fraude électoral permanente

Depuis la première rupture de l’Alliance Pays en octobre 2017 et la création du Mouvement de révolution citoyenne, le gouvernement de Moreno et ses alliés au sein des institutions judiciaires ont constamment tenté d’enterrer l’héritage de Correa.

Les premières tentatives eurent lieu en janvier 2018, alors que Correa et les 29 membres de l’Assemblée Nationale Équatorienne qui le soutenait ont essayé de former une liste électorale « Révolution Citoyenne », liste qui fut rejetée par le conseil électoral au motif que ce nom était déjà utilisé par « un autre mouvement » (très certainement le reste de l’Alliance Pays aligné avec Moreno). Après cela, ils ont essayé de s’enregistrer sous le nom de « la Révolution Alfarist » (Revolucion Alfarista), en utilisant le nom du leader de la « révolution libérale » équatorienne et ancien président à la fin du XIXe siècle et au début XXe Eloy Alfaro. Cela a été aussi refusé en raison de l’appartenance d’Alfaro à la tradition libérale et non socialiste.

[En avril dernier, LVSL publiait un article d’Andrés Arauz, candidat à l’élection présidentielle équatorienne, traduit par Baptiste Albertone : « Pharmacolonialisme et triage monétaire »]

Après cela, Correa et ses alliés se sont liés avec un petit parti : le Mouvement de l’accord national (Movimineto Acuerdo Nacional ou MANA) en mai 2018, dont Ricardo Patino a été élu en tant que nouveau secrétaire.

Enfin, en décembre 2018, un accord fut trouvé entre le Mouvement de révolution citoyenne et la Fuerza Compromiso Social, précédemment dirigé par un allié de Moreno Ivan Espinel, qui permit aux leaders de la révolution citoyenne d’intégrer le parti et de participer aux élections locales de 2019. Cela eu un certain succès : le parti mobilisa des millions de votes et a remporté d’importantes victoires dans les provinces du Pichincha et de Manabi (les 2ème et 3ème régions les plus peuplés) malgré l’hostilité des médias publics et privés. En dépit, ou plutôt du fait de ces succès, le gouvernement de Moreno a continué de rechercher de nouveau moyens d’empêcher Correa et ses alliés de participer aux élections présidentielles cruciales de 2021.

Cette tentative est passée à la vitesse supérieure au début de l’année 2020 avec la décision en mars concernant « l’Affaire des pots-de-vins » et sa ratification en juillet, empêchant Correa d’occuper une fonction publique pour les 25 prochaines années, bien qu’il y ait un débat à ce propos en ce moment même. Mais, début juillet, le secrétaire général de la Cour des comptes Pablo Celi, a demandé que le Conseil Électoral National élimine le FCS de la liste légale des partis politiques avec trois autres partis mineurs. Bien que la constitution équatorienne interdise explicitement que la Cour des comptes influence la décision du conseil électoral, cela n’a pas empêché Moreno et ses alliés de le faire par le passé. Il s’ensuivit un long ping-pong légal entre la Cour des contentieux électoraux et le Conseil national électoral, le premier rejetant l’appel des membres du CNE de proscrire le parti politique. Sous la pression des procureurs généraux Diana Salazar et de Pablo Celi, le CNE a éliminé le FCS le 19 juillet – une décision qui pourrait être annulée si Correa et son équipe présentent les preuves requises pour le maintien du statut légal du parti. Par ailleurs, le CNE a également rejeté la candidature de Rafael Correa au poste de vice-président d’Équateur en binôme avec Andrés Arauz bien qu’aucun obstacle juridique ne semble s’y opposer.

Même si le gouvernement réussit à éliminer le FCS, leurs efforts sont peut-être déjà vains en raison de la formation d’une nouvelle coalition politique progressiste.

Un nouvel espoir pour un pays en ruines ?

La coalition Union pour l’espoir a été fondée le 7 juillet pendant un meeting en ligne entre Rafael Correa, des leaders de la Révolution citoyenne et d’autres organisations politiques : mouvements sociaux et individus.

Outre le Mouvement pour la révolution citoyenne, la nouvelle coalition inclut aussi le parti Centre démocratique (Centro Democratico) du journaliste et ancien préfet Guayas, Jimmy Jailara, qui était auparavant aligné avec le gouvernement Correa entre 2013 et 2017. Parmi les autres mouvements, on compte le Forum permanent des femmes équatoriennes, la Confédération des indigènes et des organisations paysannes (FEI) représentée à l’Assemblée nationale par José Agualsaca, mais aussi le Front national patriotique dirigé par l’ancien ambassadeur au Brésil Horacio Sevilla et SurGente mené par l’ancien ministre du travail de Correa Leonardo Berrezueta. Dans une interview récente avec El Ciudadano, Ricardo Patiño mentionne le fait que plus de 20 autres partis politiques et mouvements sociaux voulaient rejoindre la coalition. Bien qu’il n’y ait pas encore de détails en ce qui concerne les possibles candidats aux postes de président et vice-président, les anciens leaders de la révolution citoyenne seront certainement au premier plan.

La formation de l’Union pour l’espoir et les circonstances socio-économique ressemblent à la première formation de l’Alliance Pays avant les élections présidentielles de 2006, avec pour objectif de former une assemblée constituante et de rédiger une nouvelle constitution. Une profonde crise institutionnelle avec des présidences instables (ou dans le cas présent des vices-présidences), une crise économique résultant de l’application d’un très dur programme du FMI et l’avènement spontané d’un mouvement anti-austérité de masse (les indigènes en octobre 2019 et les Forajidos en 2005) comptent au nombre des parallèles que l’on peut dresser.

D’un autre côté, le parti Pachakutik, qui traditionnellement se voulait les représentants de la population indigène du pays au travers de la CONAIE, a jusqu’ici écarté avec véhémence une quelconque coopération formelle avec Correa et son mouvement. Ceci est principalement du à deux facteurs : la longue histoire de conflits du mouvement avec l’administration de Correa et son alignement récent avec les forces politiques traditionalistes de droite, dont l’exemple le plus proéminent est son appui électoral au magnat de l’industrie de droite, Guillermo Lasso, pendant les élections de 2017. Leonidas Iza, le leader indigène de la province du Pichincha et l’un des principaux organisateurs du mouvement d’octobre 2019, a publiquement déclaré que « le corréisme n’est pas représentatif de la gauche [équatorienne] et qu’il favorise bien plus les groupes aux importants pouvoirs [économiques]. » Pachakutik répétera-t-il la désastreuse stratégie électorale de 2017 consistant à s’aligner avec la droite ?

La stratégie des deux alliances majeures de droite, le Parti chrétien social (PCS) et l’alliance CREO dirigé par Guillermo Lasso, reste incertaine car les deux ont, d’une manière ou d’une autre, soutenu les politiques économiques de Moreno et se sont alignées contre Rafael Correa.

Pas de futur clair pour le gouvernement en place

Tandis que son appareil légal s’est montré efficace pour maintenir ses opposants politiques en marge, la même chose ne peut être dite pour sa gestion de la pandémie de Covid-19, de l’économie ou même de ses propres institutions.

La démission abrupte d’Otto Sonneholzner a été suivie par celle du ministre des Affaires étrangères Jose Valencia et du secrétaire des communications Gustavo Isch (cinquième démission pour ce poste). Au même moment, les statistiques officielles pour le nombre de cas de Covid-19 à la fin juillet était de 83 193 cas actifs et de 5 623 morts – bien que les vrais chiffres soient potentiellement bien plus importants du fait de la dévastation provoquée par l’épidémie dans la ville de Guayaquil tout au long du mois d’avril et de mai. Enfin, les réformes recommandés par le FMI et l’austérité restent de mise et continuent à être appliquées par le gouvernement Moreno.

Cette crise politique et économique générale a créé dans le pays une vacance du pouvoir sans précédent ; les six prochains moins avant les élections générales restent très incertains…

Violences et transformation sociale : peut-on faire la révolution sans la révolution ?

©Harald Lenuld Pilc

Les gilets jaunes auront marqué de façon indélébile l’année 2019. Sans chercher à affirmer ou infirmer les reproches de ces conservateurs de tout poils, ceux ayant vu dans ce mouvement une lueur d’espoir vers une transformation de nos sociétés initiée par les masses sont inévitablement ramenés à ce débat qui n’est pas neuf : que faire de la stratégie de la violence ? Ceux qui enragent de l’injustice de nos sociétés, de la prédation de son économie sur les hommes et la nature doivent-ils entretenir cette rage, la propager, en faire une arme de transformation et une force de visibilisation ou doivent-ils au contraire en craindre les excès, les risques et les dérives ?


« Citoyens, vouliez-vous la révolution sans la révolution ? (…) Toutes ces choses-là étaient illégales, aussi illégales que la Révolution, que la chute du trône et de la Bastille, aussi illégales que la liberté elle-même »[1]. Ces mots de Robespierre résonnent avec d’autant plus de profondeur à la lumière des événements de ces derniers mois. Quand, à grand cri de « Macron démission », des gilets jaunes envahissent ronds-points et avenues durant 29 semaines consécutives « pour l’honneur des travailleurs, pour un monde meilleur », et quand, dans le même temps, on nous rebat les oreilles du soir au matin dans les différents médias à grand cri de « Mais, rassurez-moi, vous condamnez ces violences ? », alors oui ces mots de Robespierre font échos en nous et nous interrogent.

Car après tout, qu’est-ce qu’une révolution sinon cette « rupture avec le cadre de la légalité »[2] ? Comment ne pas associer les transformations radicales qui se sont opérées dans nos sociétés à des épisodes clés de violence populaire ? Comment ne pas penser aux révoltes contre l’injustice fiscale lors des jacqueries de 1358, à la prise de la Bastille, au saisissement des canons du peuple et à l’expulsion de l’armée par la Commune de Paris naissante le 18 mars 1871, aux pavés arrachés en mai 1968, aux Champs-Élysées saccagés lors de l’acte XVIII des gilets jaunes ? Certains des événements cités nourrissent encore l’imaginaire révolutionnaire et ont indéniablement conduits à des transformations, petits pas ou grandes révolutions. Mais tous ont aussi vus la morts des meilleurs des nôtres, des Etienne Marcel, des Desmoulins, des Robespierre, des Varlin et des Zineb Redouane. Tant et si bien que certains ont substitué à cet idéal de révolution, conçu comme le soulèvement armé des masses contre la légalité en place, un autre modèle, celui de -496 et de la grève des travailleurs de l’Aventin donnant naissance aux tribuns du peuple, celui des Gandhi et des Luther King, celui des masses vénézuéliennes insurgées contre le prix du ticket de bus ouvrant la voie à la révolution bolivarienne de Chávez ou plus récemment celui du peuple algérien assemblé dans les rues, criant halte à l’humiliation, réclamant le départ d’un président amorphe et de sa caste au pouvoir. Bref, à la révolution prolétarienne certains ont préféré la révolution citoyenne, telle que théorisée par Rafael Correa, ancien président de la République de l’Équateur, et reprise par Jean-Luc Mélenchon, celle qui « s’enracine dans le mouvement social, [qui] se déclenche et se mène par les bulletins de vote et les élections »[3]. D’autres, à l’instar de Lutte ouvrière de Nathalie Arthaud, continuent de refuser cette ligne pacifiste en tant que telle et appellent à une acception plus classique de la révolution, celle qui consiste à « renverser la bourgeoisie au pouvoir, [l’exproprier], [faire] que les travailleurs eux-mêmes prennent le pouvoir »[4].

La question reste donc entière, peut-on faire « la révolution sans la révolution » comme la moquait Robespierre ? La violence est-elle cette « accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs »[5]ou amène-t-elle, en particulier dans le cadre de nos démocraties pluralistes, à un rabougrissement des mouvements sociaux qui ne conduit nulle part sinon à l’amoncellement de morts dans nos rangs ?

« C’est partout la misère qui nous rend méchants » : une violence qui en appelle une autre

Topos, diront certains, et pourtant il faut bien commencer par-là. On ne saurait céder au piège injonctif de la condamnation en cadence des violences de tel ou tel sans rappeler, encore et toujours, qu’elles ne peuvent être comprises sans les mettre en perspective avec la violence sociale existante. Comprise, ce qui n’est pas synonyme d’excuser comme l’affirmait à tort un ancien Premier ministre aujourd’hui en perdition à Barcelone.

Violence sociale, donc, en laquelle certains voient le propre du politique, dont le légitime monopole serait détenu par l’État et ses appareils dans la conception wébérienne tandis qu’une autre lecture, celle d’Althusser ou de Pierre Clastres, dénonce le caractère coercitif desdits appareils. Mais beaucoup, sinon l’écrasante majorité, ne se posent pas la question de la violence en ces termes. Ils n’agissent pas consciemment en réponse aux appareils répressifs d’État tels que définis par Althusser : ils laissent s’exprimer leurs affects. Comme le dit le plus simplement possible la plume de Ferrante à travers la voix de sa narratrice, une jeune fille ayant grandi dans les quartiers pauvres de Naples durant les années de plomb : « C’est partout la misère qui nous rend méchants »[6].

En somme, face à de pareilles situations, on peut aisément comprendre que certains basculent dans la violence, pour la simple et bonne raison qu’ils n’ont plus que cela.

Barbara [7] est une mère de famille qui, du fait de ses difficultés financières, a vu son électricité brièvement coupée en plein hiver 2008, avant d’être basculée en service restreint où elle devait arbitrer entre le chauffage le soir et l’eau chaude le matin, et ce alors même qu’elle avait à sa charge deux enfants en bas-âges. Quand on l’interroge sur ces mois de difficulté, elle les décrit comme suit : « Plus de lumière, plus de gazinière, plus de téléphone, plus de frigo, plus de machine à laver, plus de chauffe-bain donc plus d’eau chaude, enfin plus rien, plus rien (…) Tu ne peux plus vivre ». Quand on la questionne sur ce qu’elle ressent alors, quand les agents EDF se présentent à son domicile, elle évoque un sentiment d’injustice :  « C’est à l’EDF et à l’État [que j’en veux], comment on peut laisser faire ça ? »

Loin d’être unique en son genre, cette violence d’État qui a tant marqué les esprits de Barbara et de sa famille irrigue l’actualité quotidienne.

Violence d’un État prédateur ou impuissant, ne répondant pas voire se faisant le protagoniste des fameux « plans sociaux », où la violence d’une chemise arrachée ou d’une voiture renversée répond à celle de plusieurs milliers de vies fragilisées voire brisées d’un trait de plume, comme l’illustre si crûment la vague de suicide chez France Télécom, l’épisode chaotique de la restructuration d’Air France en 2015, plus récemment les 1050 suppressions d’emploi annoncées en France par General Electric en dépit de toutes les promesses annoncées lors du rachat de la branche énergie d’Alstom initiée par un État stratège dont l’économie était alors pilotée par un certain Emmanuel Macron, ou encore sur le terrain de la fiction par le puissant film de Stéphane Brizé, En Guerre, où 1100 salariés se battent pour sauvegarder leur emploi face aux promesses non tenues de leur employeur et à l’absence de volonté étatique.

Violences policières, de la mort d’Adama Traoré aux barbouzeries d’Alexandre Benalla en passant par les milliers de blessés, mutilés et éborgnés dans les rangs des gilets jaunes. Violences judiciaires d’un État dont la ministre de la Justice vantait en mars dernier les 2000 condamnations dont 40% de prisons fermes, soit autant de vies brisées, comme s’il s’agissait là d’une source de fierté du parti de l’ordre ayant été en mesure de mater la contestation sociale.

En somme, face à de pareilles situations, on peut aisément comprendre que certains basculent dans la violence, pour la simple et bonne raison qu’ils n’ont plus que cela.

Violence et conflictualité, le propre du politique

Une fois qu’on a dit cela, nécessité il y a d’aller plus avant dans la réflexion. Car si la violence est à bien des égards compréhensible, reste à savoir si elle est, d’un point de vue plus stratégique, souhaitable ; savoir si elle peut, dans le cadre de nos sociétés du XXIe siècle, conduire à une transformation radicale de la société et ainsi apporter une réponse aux situations telles que nous les avons décrites.

En préambule d’une telle discussion, il convient d’interroger la nature-même de la politique. On refusera une conception idéaliste faisant de la politique l’art du consensus et de la résolution du conflit, pour privilégier l’idée selon laquelle la politique, c’est précisément une voie d’expression de la conflictualité d’une société ou, pour le dire en des termes foucaldiens « La politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens »[8]. Une telle lecture, héritée d’une longue tradition politique et philosophique et qui s’exprime aujourd’hui notamment par la voix de la réinterprétation de Carl Schmitt opérée par Chantal Mouffe, considère qu’en politique « l’antagonisme est une dimension impossible à éradiquer »[9], que cette dichotomie schmittienne ami/ennemi est une grille de lecture indispensable pour comprendre le fait politique. En d’autres termes, la politique, c’est le conflit.

Mais alors, qui dit conflit dit-il nécessairement violence ? Si la politique, c’est l’antagonisme, ayant pour tâche « de distinguer correctement ami et ennemi »[10], alors l’expression du politique, dans son acception schmittienne, c’est précisément la réalisation du conflit entre ces deux pôles antagonistes. À certains égards, la tradition marxiste et à sa suite le marxisme-léninisme, ne disent pas autre chose, comme l’analyse Schmitt lui-même : « Une classe au sens marxiste du terme (…) devient un facteur politique (…) quand elle prend la lutte des classes au pied de la lettre en traitant l’ennemi de classe en ennemi véritable et en le combattant »[11]. Lénine, dans son fameux Que Faire, décrivait ainsi l’insurrection comme « la riposte la plus énergique, la plus uniforme et la plus rationnelle faite par le peuple tout entier au gouvernement »[12].

On pourrait pourtant dresser une autre voie à cette lecture qui ne se contente pas de faire le constat positif de la conflictualité, mais qui appelle à en pousser la logique jusqu’à l’affrontement violent, opposant ainsi amis et ennemis jusqu’au dépassement, vers une société sans classe ou un État total, selon l’obédience. L’école de pensée mouffienne, irriguée d’une relecture de Schmitt et de Gramsci et dont on voit aujourd’hui l’influence sur la gauche radicale européenne, dresse une autre voie possible résumée en ces termes par Íñigo Errejón, ancien cadre de Podemos :

« En fin de compte, une partie du pouvoir politique, dans nos sociétés, provient de la capacité à convaincre, et dans le fait que cette conviction s’exprime dans la bataille électorale, et une autre partie du pouvoir politique, comme disait Mao Tsé-Toung, est « au bout du fusil », c’est à dire renvoie à la capacité de réaliser des actions violentes »[13].

Si l’on prend comme présupposé l’idée que la politique repose sur la conflictualité, deux voies s’offrent donc à nous : celle de la rupture violente ou celle du dépassement de la violence. La première a déjà été explorée. Quant à la seconde, elle s’exprime sous la plume de Chantal Mouffe à travers l’idée d’une démocratie agonistique, c’est-à-dire une forme sublimée de la relation antagonique, où la relation d’ami à ennemi se meut en une opposition d’adversaires politiques, reconnaissant leur légitimité mutuelle et réglant leurs différends dans les urnes. Qu’en est-il néanmoins quand c’est précisément cette légitimité  des urnes qui est remise en cause ?

La violence, un mal nécessaire ? Pour une sortie par le haut de nos crises démocratiques

Dans de pareils cas, quand se confrontent, comme c’est le cas depuis maintenant 29 semaines, la légitimité rationnelle légale des urnes, à celle de la rue qui appelle à un changement de paradigme, que faire ? Si beaucoup de gilets jaunes n’ont eu de cesse de condamner la violence de certaines franges du mouvement, certains, à l’instar de Johny, 37 ans, n’hésitent pas à la décrire comme un mal nécessaire : « On a pris conscience qu’il n’y a que quand ça casse qu’on est entendu »[14].

L’absence de recours démocratique dans nos démocraties libérales, en France et en Europe, n’a de cesse de revenir sur le devant de la scène comme le point de crispation des citoyens du XXIe siècle en mal de démocratie. Cette crise démocratique n’a eu de cesse de se manifester ces dernières années dans le quotidien des Français et des Européens. Du Non de 2005 à la Constitution européenne par voie référendaire au Oui parlementaire du traité de Lisbonne qui en reprend la quasi totalité ; du Brexit de 2016 à l’incapacité de le mettre en place trois ans plus tard ; de l’illisibilité des votes à la proportionnelle ou de certains régimes parlementaires perturbés par les coalitions et en particulier des grandes coalitions, où la démocratie continue d’être monopolisée par les deux partis dits de gouvernement, à l’amertume des scrutins majoritaires à deux tours où de deux maux il faut toujours choisir le moindre (situation instrumentalisée par un Emmanuel Macron faisant le pari du maintien au pouvoir d’un l’extrême marché qui ne rivaliserait plus qu’avec l’extrême droite). Dans tous ces cas de figure, la voie des urnes a déçu, frustré, et peine aujourd’hui à convaincre. À ces votes illisibles, bafoués, tronqués ou vidés de sens, s’ajoute la difficulté à s’exprimer en dehors des périodes électorales, frustration cristallisée par la demande d’instauration d’un référendum d’initiative citoyenne par les gilets jaunes.

Dès lors, à l’heure de cet Hiver de la démocratie tel que le caractérise Guy Hermet, où nous « touchons au terme d’un futur ancien régime, d’un régime finissant, voué à céder à place à un autre univers politique encore dépourvu de nom » [15], où le vieux se meurt et le neuf hésite à naître pour le dire gramscien, la voie des urnes ne laisse à certains que peu d’espoir de transformations. Or, quand la voie démocratique sembler mener sur une impasse, la violence est-elle l’ultime recours ?

 Oui, la violence populaire est parfois inévitable et peut, dans certains contextes, servir de point d’appui à une transformation radicale de la société.

Il convient d’affirmer tout d’abord qu’il ne s’agit pas de condamner en cadence la violence ni même d’adopter une position manichéenne sur le sujet. Oui, la violence populaire est parfois inévitable et peut, dans certains contextes, servir de point d’appui à une transformation radicale de la société. Inévitable, quand un pouvoir en place n’a plus d’autre alternative que la force brute pour se maintenir en place : c’est ce que Gramsci définirait comme une crise organique. Alors, pour reprendre la terminologie de Frédéric Gros, quand l’obéissance de s’obtient que par la soumission, il est normal et même légitime que le recours soit celui de la rébellion[16]. Mais recours il ne sera que si l’alternative proposée n’est pas la violence pour la violence, la violence comme fin en soi. S’il n’en est pas l’instigateur mais seulement le répondant, alors le peuple en armes apparaît comme l’alternative, à condition qu’il se définisse comme tel. Or, se définir comme alternative, c’est proposer une voie de sortie politique, par le haut. L’alternative c’est ce qui se propose de mettre fin à la soumission du régime qui se meurt et qui, pour se faire, quand bien même il y aurait nécessité ponctuelle de se rebeller, construit l’alternative politique vers un régime de la masse et du consentement plutôt que vers celui de l’avant garde et de la terreur révolutionnaire.

Pour illustrer cette ligne de démarcation qui parfois peut paraitre ténue, on pourrait, à l’instar de Podemos dans ses Leçons politiques de Game of Thrones, convoquer certains éléments de la culture populaire (attention spoiler). Pourquoi certaines violences de Daenerys nous semblent justifiées et même nécessaires dans les premières saisons alors qu’elles nous sont insupportables dans la dernière ? Précisément parce que les premières offrent une voie de sortie par le haut, une perspective politique, quand les dernières se laissent déborder par la violence elle-même. Ainsi le spectateur est-il conquis par le meurtre des maîtres d’Astapor dans le quatrième épisode de la saison 3 précisément parce que Daenerys fait immédiatement suivre cette scène de violence d’un discours politique, où elle appelle les esclaves d’hier à agir en hommes libres d’aujourd’hui. Alors, « Après la mobilisation destituante, s’ouvre un moment constituant qui instaure de nouvelles positions »[17].

Inversement, le discours que tient Daenerys à ses immaculés après avoir réduit Port Réal à feu et à sang relève précisément des dérives qu’il peut y avoir à adopter la voie de la violence : « Immaculés, vous avez été arrachés aux bras de vos mères et élevés comme esclaves. A présent, vous êtes des libérateurs. Vous avez délivré la ville de l’emprise d’un tyran. Mais la guerre n’est pas terminée. Nous ne déposerons pas nos lances tant que nous n’aurons pas libéré tous les peuples du monde ».

Enfermé dans la spirale de la violence, Daenerys glisse vers ce que dénonce précisément Camus dans L’homme révolté, quand il affirme avec force que l’utilisation de fins injustes, même au service de fins justes, n’a pour effet que de corrompre ces fins et de les rendre injustes elles-mêmes. Pareille révolution, selon Camus, « pour une justice lointaine, [légitime] l’injustice pendant tout le temps de l’histoire (…) elle fait accepter l’injustice, le crime et le mensonge par la promesse du miracle »[18].

Le risque donc d’une stratégie de la violence visant à imposer ses vues quand elles ne parviennent pas à s’exprimer par les urnes, c’est précisément de tomber dans la spirale de la violence, celle de la peur de la conspiration, de l’ennemi de la révolution ou de l’ennemi de classe omniprésent, en d’autres termes, de faire une révolution de pseudo avant-gardistes, révolutionnaires professionnels d’hier ou black-blocks d’aujourd’hui, et de la faire à contre-courant des masses.

Dès lors, si violence il doit y avoir, qu’elle ne soit qu’un dernier recours, une ultime réponse face au tyran qui soumet par la force des armes. Et quand un tel pari risqué peut-être évité, alors qu’il le soit. D’abord, comme on l’a dit, parce que la violence, c’est la mort par milliers, et souvent des meilleurs d’entre nous, ouvrant parfois sur des situations de chaos comme on en connait en Libye. Ensuite, parce que la violence rabougrit les mouvements sociaux, dissout les masses et ne laisse place qu’à ces minorités agissantes, révolutionnaires de salon qui pensent, parlent et se mettent en mouvement à la place des peuples. Alors la violence, laissée aux mains de quelques-uns, devient la plus grande menace d’une cause qui, pourtant, pouvait paraitre juste.

Nous avons la chance de bénéficier d’un cadre démocratique qui rend possible ces révolutions citoyennes, ces mobilisations de masse, par la pression de la rue couplée à la clarté des urnes, pour une transformation radicale de nos sociétés. Le Front populaire de 1936 n’est rien d’autre que la rencontre du politique et de la masse, d’un Léon Blum élu par les urnes qui, plutôt que d’aller directement à Paris, encourage les soulèvements populaires dans son fief de Narbonne, pousse à se mettre en mouvement pour l’alternative après s’être électoralement mobilisé contre le pouvoir en place : en somme passer de la phase destituante à la phase constituante. Sans dogmatiquement rejeter la violence, on ne peut ignorer que cette voie de recours démocratique existe : saisissons-nous en.


[1] Gauchet (Marcel), Robespierre: L’Homme Qui Nous Divise Le Plus. Gallimard, Paris, 2018, p. 99

[2] Ibid

[3] Mélenchon (Jean-Luc), Qu’ils s’en aillent tous: Vite, La Révolution Citoyenne, Flammarion, Paris, 2010,p.16

[4] Arthaud (Nathalie), Réunion Publique de Nancy, 04/05/2019, [online] : https://www.lutte-ouvriere.org/multimedia/extraits-de-debats/apres-le-1er-mai-les-blacks-blocs-la-violence-et-comment-changer-la-societe-120232.html

[5] Friedrich Engels, Le Rôle de la violence dans l’histoire, Paris, Éditions sociales, 1969, pp. 37-8

[6] Ferrante (Elena), L’amie prodigieuse, Tome 1,  Gallimard, Paris, 2014, p.336

[7] Le prénom a été changé

[8] Foucault (Michel), Dits et écrits, 1952-1988, Gallimard, Paris, 2001, texte n°148

[9] Mouffe (Chantal), Errejón (Íñigo), Construire Un Peuple: Pour Une Radicalisation De La Démocratie, les Éditions du Cerf, Paris, 2017, p.88

[10] Schmitt (Carl), La notion de politique, Flammarion, Paris, 1992 (1932), p.76

[11] Ibid

[12] Lénine, Que faire, Editions Science Marxiste, Paris, 2004 (1902)p.224

[13] Mouffe (Chantal), Errejón (Íñigo), opus cite, p.135

[14] Leclerc (Aline), « La violenceun « mal nécessaire »pour les « gilets jaunes » », Le Monde,  mardi 19 mars 2019, p.10

[15] Hermet (Guy), L’hiver de la démocratie ou le nouveau régime, Armand Colin, Paris, 2007

[16] Gros (Frédéric), Désobéir, Éditions Albin Michel, Paris, 2017, pp.41-51

[17] Errejón (Íñigo), « Power is Power, Guerre et politique », in Iglesias (Pablo) (dir.), Les leçons politiques de Game of Thrones, Post-éditions, 2015, p. 94

[18] Camus (Albert), L’homme révolté, Gallimard, Paris, 1985, p.292

Chevron contre l’Équateur : comment la multinationale a fini par vaincre les indigènes

Donald Moncayo © TeleSur

Le bras de fer durait depuis plus de vingt-cinq ans. D’un côté Chevron-Texaco, multinationale pétrolière implantée dans l’Amazonie équatorienne depuis les années 60, accusée d’avoir contaminé des sources d’eau potable. De l’autre, 30.000 indigènes exposés au pétrole de Chevron, “affectés” par les activités de celle-ci – décès, cancers, infections, malformations de naissance… La cour d’arbitrage internationale de la Haye a tranché : Chevron ne paiera de réparations ni aux victimes, ni à l’Équateur. Retour sur cet affrontement qui a marqué l’histoire récente de l’Amérique latine, et sur les causes de la victoire de Chevron – fruit d’une guerre médiatique, judiciaire et politique de plusieurs décennies.


“L’affaire Chevron-Texaco” remonte aux années 70, mais elle laisse des brûlures encore vives dans les villages à la lisière de l’Amazonie équatorienne. “Ma famille a été exposée à la pollution de Chevron-Texaco pendant quarante ans. Ma sœur est morte d’une leucémie en 1987. Mon père a consacré le reste de sa vie à dénoncer les activités de Chevron. Il est mort en 2013 ; il avait bu de l’eau contaminée par le pétrole pendant des années, et avait contracté de graves problèmes de santé“, témoigne Miguel, habitant d’un petit village situé à quelques kilomètres de la ville pétrolière de Lago Agrio, au Nord-Est de l’Équateur. Dans cette région, certains sont littéralement nés avec Chevron-Texaco. “J’ai grandi à deux cent mètres d’un forage pétrolier. Les colonnes de fumée s’élevaient si haut dans le ciel que par moments, pendant la journée, nous ne voyions plus le soleil“, rapporte Donald Moncayo ; militant depuis trente ans contre les actions de la multinationale, il est coordinateur de l’association “Union De Afectados Por Texaco” (UDAPT, “Union Des Affectés Par Texaco”).

Des installations pétrolières appartenant autrefois à Chevron-Texaco, aujourd’hui propriétés de l’entreprise d’État Petroamazonas © Vincent Ortiz pour LVSL

Les membres de l’UDAPT, basée à Lago Agrio, se souviennent de Chevron-Texaco comme d’un envahisseur venu perturber la vie des communautés indigènes locales – au nombre de six : Kichwas, Shuars, A’i Kofan, Siekopai, Waorani, Siona -. “Les indigènes de cette zone de l’Amazonie n’ont été conquis ni par les Incas, ni pas les Espagnols ; en revanche, ils ont été envahis par Chevron-Texaco“, ajoute Donald Moncayo.

Donald Moncayo, coordinateur de l’UDAPT © Vincent Ortiz pour LVSL

L’Equateur et le pétrole : la malédiction de “l’or noir”

Pour les gouvernements nationalistes des années 70, il s’agissait d’extraire le pétrole du sous-sol de l’Amazonie pour sortir l’Équateur du sous-développement. C’est dans cette perspective qu’ils ont encouragé l’exploitation de la forêt amazonienne, dirigée tantôt par des firmes privées – dont Texaco, alors indépendante de Chevron -, tantôt par des entreprises d’État. Dès les premières années, les associations représentant les communautés indigènes locales se font l’écho d’une série de plaintes : usurpation de territoires, expropriations, intimidations, mais aussi contamination des sources d’eau potable, pollution des airs… Celles-ci sont ignorées par les gouvernements successifs, n’y voyant que des obstacles à leur logique extractiviste.

“70 milliards de litres de matière pétrolière ont été déversés dans l’Amazonie”

L’histoire des relations entre Chevron-Texaco et le gouvernement équatorien est indissociable de l’histoire plus globale des relations entre l’Équateur et les multinationales pétrolières. Le pétrole était vu, au départ, comme une manne qui permettrait de financer programmes de développement et infrastructures. Cependant, le pouvoir croissant des multinationales pétrolières s’est avéré tel qu’elles ont peu à peu imposé à l’État équatorien une limitation drastique des contraintes qui pesaient sur elles : impôts, normes, planification étatique de l’exploitation… “L’or noir” était pensé comme un tremplin grâce auquel l’Équateur pourrait quitter son rang de pays exportateur de matières premières et peu industrialisé – un phénomène que l’on nomme généralement la “malédiction des matière premières”. Il est devenu, au fil des années, un facteur supplémentaire favorisant précisément cette “malédiction des matières premières”.

Portrait présidentiel de Jaime Roldos (1979-1981)

En 1981, le président équatorien Jaime Roldos soumet au Parlement un projet de loi visant à encadrer drastiquement les conditions d’exploitation du pétrole en Amazonie. Depuis son élection en 1979, Roldos n’avait eu de cesse de dénoncer le danger que représentaient les entreprises multinationales pour l’Équateur, et l’impunité dont elles bénéficiaient. Quelques semaines plus tard, il décède dans un mystérieux accident d’avion. Dès lors, l’asymétrie entre l’État équatorien et les multinationales pétrolières (Texaco et Shell), ne connaît plus de limites. L’Équateur subit dans les années 80 et 90 une série de thérapies de choc néolibérales qui consistent dans la privatisation des entreprises d’État, la baisse d’impôt sur les entreprises étrangères, l’abolition des barrières douanières ou encore la restriction du contrôle des capitaux. Plus les années passent, et plus le périmètre d’action de l’État se réduit – ainsi que l’autonomie de son processus de décision. Une note stratégique interne à Texaco, datant de la moitié des années 80, donne une idée de la nature des relations entre l’État équatorien et les multinationales : “nous allons instruire les nouveaux ministres de la situation économique de Texaco et continuer à user de notre influence au sein des plus hautes sphères du gouvernement afin d’en tirer les bénéfices nécessaires. Nous nous attendons à réussir raisonnablement bien…“.

C’est dans ce contexte de privatisation de l’État équatorien, de limitation de sa souveraineté et de soumission de son économie à la logique néolibérale, que les mouvements indigènes des provinces Succumbio y Orellanas, au Nord-Est de l’Équateur, parviennent enfin à faire aboutir une plainte contre Texaco à la Cour Fédérale de New-York, pour crimes environnementaux et sanitaires.

“Chevron-Texaco vs Ecuador I”

Depuis les années 60, en effet, des torrents de pétrole et de déchets toxiques avaient été déversés par Texaco dans l’Amazonie, se mêlant aux fleuves et sources d’eau potable des provinces de Succumbios et Orellana, les recouvrant d’une couche noire et luisante. Au total, ce sont plus de 70 milliards de litres de matière pétrolière qui ont été répandus en pleine nature selon l’ONG Acción Ecológica. Autre corollaire de l’extraction massive de pétrole : la diffusion de gaz toxiques dans l’atmosphère de la région, qui se sont répandus dans les nuages et ont modifié la composition de la pluie. “L’eau de la pluie et des fleuves est fondamentale pour les peuples indigènes. Nous n’avions aucun accès à l’eau potable“, témoigne Willian Lucitante, membre de l’UDAPT.

L’exposition combinée à un air insalubre et une eau riche des 2.000 molécules toxiques que contient le pétrole n’a pas laissé les populations locales indemnes. Une étude, conduite par les chercheurs Adolfo Maldonado et Alberto Narváez menée en 2003, réalisée sur 1.500 personnes, donne une idée de l’ampleur des effets de l’exploitation pétrolière sur les populations ; selon leurs travaux, 82% des personnes situées à moins de cinq cent mètres d’un puits de pétrole appartenant à Texaco (c’est-à-dire la grande majorité des habitants des provinces de Succumbios y Orellanas) ont été victimes d’une maladie provoquée par la pollution : complications respiratoires, infection oculaires, dysfonctionnements digestifs… Le taux de cancer des habitants de ces régions est trois fois plus important que la moyenne nationale. Le nombre d’enfants nés avec des difformités physiques et mentales y est également anormalement élevé.

Au total, ce sont 30.000 personnes qui auraient été “affectées” par Texaco (maladies, cancers, infections, malformations de naissance…). Les membres de l’UDAPT affirment que ces chiffres, généralement retenus, sont bien inférieurs à la réalité, dans la mesure où ils ne prennent en compte que les populations des provinces de Succumbios y Orellanas, les plus directement touchées par Texaco, mais non les seules. “Ce sont jusqu’à 200.000 personnes qui ont été “affectées” par Texaco en Equateur“, avance Donald Moncayo.

Willian Lucitante, membre de l’UDAPT ©Vincent Ortiz pour LVSL

Durant ses 28 ans d’exploitation pétrolière, Texaco n’a diffusé aucune information sur la dangerosité que représentait l’eau mêlée à de la matière pétrolière, ou l’air à proximité de ses forages.

Aux dommages physiques s’ajoutent le traumatisme psychologique dû à la destruction d’un habitant et d’un mode de vie parfois millénaires. “C’est dans la forêt que résident, depuis des millénaires, notre alimentation, nos plantes sacrées, nos plantes médicales, les terres que nous cultivons“, déclare Willian Lucitante. Il insiste sur la violence culturelle que représente la destruction de plantes et d’animaux pour les populations indigènes d’Amazonie, qui accordent au règne animal et végétal une valeur toute autre que celle qu’ils possèdent dans le monde occidental.

La plainte des “communautés affectées”, représentées par l’avocat Pablo Fajardo, aboutit en 1993 auprès de la Cour Fédérale de New-York. Un bras de fer judiciaire s’engage.

Carmen Zambrano, membre de l’UDAPT © Vincent Ortiz pour LVSL

Les années 90 voient la naissance d’un mouvement indigène de plus en plus puissant et structuré, qui gagne la sympathie d’une partie considérable de l’opinion équatorienne, jusqu’à devenir la force d’opposition la plus importante. C’est ainsi que les “communautés affectées” par Texaco sont parvenues à attirer l’attention du gouvernement équatorien de l’époque, et l’ont poussé à ouvrir une enquête sur les agissements de la multinationale en Équateur. La décennie 90 est aussi, on l’a vu, celle de l’acmé du processus néolibéral, qui avait réduit les prérogatives de l’État équatorien à portion congrue. Que pesait-il face à la gigantesque firme Texaco, qui se préparait à fusionner son capital avec celui de Chevron, devenant ainsi la quatrième multinationale pétrolière au monde ? Maniant la carotte et le bâton, les représentants de Chevron-Texaco pressuraient les responsables étatiques équatoriens, tandis qu’ils dépensaient plusieurs dizaines de millions de dollars en guise de réparation pour les dommages matériels causés – une somme jugée insignifiante par les “communautés affectées”. C’est donc sans surprises que le gouvernement de Jamil Mahuad (1998-2000) a rapidement conclu que les activités de Chevron-Texaco en Équateur n’avaient rien eu d’illégal. Cette décision a provoqué un grand désarroi au sein des mouvements indigènes, et donné l’impression d’une collusion entre l’État équatorien et les puissances économiques. “Je suis engagée dans la lutte contre Chevron-Texaco depuis trente-cinq ans. J’ai vu défiler de nombreux gouvernements. Pendant des années, aucune attention n’a été prêtée aux “communautés affectées”. L’État était de mèche avec Chevron“, témoigne Carmen Zambrano, membre de l’UDAPT.

“En 2000, Texaco fusionne avec Chevron, devenant ainsi la quatrième multinationale pétrolière du monde”

La cour Fédérale de New York, cependant, refusait d’absoudre si facilement Chevron-Texaco. La multinationale a donc fait pression sur les juges new-yorkais pour transposer l’affaire auprès de la justice équatorienne, jugée plus corruptible. Elle a fini par obtenir gain de cause.

Chevron, la “Révolution Citoyenne” et les victoires des communautés indigènes

Coup de théâtre : la justice équatorienne donne raison aux “communautés affectées”… et condamne Chevron à payer une amende de 9,5 milliards de dollars en 2012 – sous la forme de réparations matérielles pour les infrastructures, et symboliques pour les “affectés”. Existe-t-il un lien de cause à effet entre cette décision de justice et l’élection de Rafael Correa à la tête de l’Équateur en 2006, promoteur d’une “Révolution Citoyenne” dirigée contre la toute-puissance des multinationales ? C’est ce qu’affirment sans preuve les avocats de Chevron. C’est aussi ce que sous-entendent certains collaborateurs du gouvernement équatorien, sous couvert d’anonymat. C’est ce que démentent formellement, en revanche, aussi bien les partisans de l’ex-président Correa que les militants impliqués dans la lutte contre Chevron.

Quoi qu’il en soit, Chevron a pris prétexte de cette ingérence supposée pour attaquer en justice l’État équatorien et les plaignants auprès de plusieurs tribunaux internationaux, dont la cour d’arbitrage internationale de la Haye, réclamant l’abolition de la sentence. Pour appuyer son argumentaire, une série de traités bilatéraux d’investissements signés par le gouvernement équatorien durant la période néolibérale, et certaines clauses du droit international privé. La longue tradition de soumission de l’État équatorien aux multinationales augurait une capitulation rapide de l’Équateur. Seconde déconvenue pour Chevron : le gouvernement ne cédait pas. Au contraire, il dépensait des millions de dollars pour défendre sa cause à la Haye. Dans le même temps, le président Rafael Correa initiait une campagne médiatique intitulée “la mano sucia de Chevron” (la main sale de Chevron), consistant à dénoncer les dégâts matériels causés par la compagnie pétrolière en se rendant dans les puits de pétrole creusés dans les années 70, qui en étaient encore emplis.

Rafael Correa, le jour du lancement de la campagne “la mano sucia de Chevron”. © Telesur

La “Révolution citoyenne” initie donc une rupture profonde dans les relations entre l’État équatorien, Chevron et les “communautés affectées”. Si certains militants de l’UDAPT reprochent à Rafael Correa d’avoir “invisibilisé” leur lutte, ou même de l’avoir instrumentalisée afin de gonfler sa popularité, la majorité estime que c’est sous la “Révolution Citoyenne” qu’ils ont enfin été reconnus par l’État comme victimes des activités de Chevron, et sujets de droit.

Le manichéisme de la situation – 30.000 indigènes d’un pays de l’hémisphère Sud en lutte contre un géant pétrolier – a généré un vent de sympathie international en faveur des “communautés affectées”. Il fallait, pour Chevron, construire un récit médiatique alternatif.

La riposte de Chevron : le bloc juridico-médiatique mondial pour briser l’État équatorien

Il fallait inverser, dans la perception de l’opinion, la place du fort et du faible dans cet affrontement. Les responsables de Chevron ont fait appel à l’agence de communication états-unienne Singer Associates, dont ils ont facturé les services plusieurs millions de dollars. Une note interne à la multinationale intitulée “Ecuador communication strategy“, datant de 2008, révèle les dessous de sa stratégie de communication. Elle a pour but “d’améliorer la couverture médiatique de Chevron en Équateur afin de préserver sa réputation“, de sorte que l’opinion “questionne la légitimité des accusations des plaignants” et de l’État équatorien. Pour cela, le document suggère de présenter le gouvernement équatorien comme “autoritaire”, “menaçant pour la liberté d’expression“, et Rafael Correa comme un “homme à poigne menant l’Équateur vers la voie du socialisme“. Il conseille également de pointer du doigt les contrats signés par l’Équateur avec l’Iran et la Chine en termes d’armement et d’énergie, ainsi que les liens diplomatiques tissés avec la Russie, pour sous-entendre que Rafael Correa serait le responsable de la “prochaine crise des missiles de Cuba“.

“Les médias équatoriens ont reçu des financements massifs issus de Chevron”

On trouve dans ce document un condensé de l’argumentaire qui a été déployé par la grande majorité de la presse privée – équatorienne et internationale – contre le gouvernement de Rafael Correa pendant une décennie. “Les médias équatoriens ont reçu des financements massifs venant de Chevron durant les campagnes électorales, que ce soit via des publicités ou des lobbies. Ils m’ont moi-même invité à dîner !“, rapporte Orlando Perez, directeur du Telegrafo, le principal quotidien public sous le mandat de Rafael Correa.

Orlando Pérez, directeur du principal quotidien public sous la présidence de Rafael Correa, et auteur d’un livre sur Chevron. ©Vincent Ortiz pour LVSL

Dans ce récit, Chevron devient donc une entité “persécutée” par un gouvernement “socialiste“, “hostile aux entreprises” et “en collusion avec les plaignants” contre Chevron. Les tenants de cette stratégie ont ainsi tenté, avec une habileté certaine, de rejeter sur l’État équatorien les stigmates qui pesaient sur Chevron – autoritarisme, mépris des droits humains et de l’État de droit, corruption, proximité avec des gouvernements autoritaires…

Un certain nombre de sources (compilées dans le livre d’Orlando Perez El caso Chevron – la verdad no contamina) dénoncent l’existence de rencontres informelles entre les responsables de Chevron et les diplomates états-uniens. Des câbles de Wikileaks révèlent que lors de ces entrevues, les dirigeants de Chevron ont demandé, et obtenu, le soutien du gouvernement des États-Unis contre celui de l’Équateur. Ce soutien, cependant, ne s’est pas même avéré nécessaire ; “nous estimons que les litiges sont traités correctement par les tribunaux, et qu’une action directe du gouvernement des États-Unis n’est pas actuellement requise“, estime de manière prophétique Jefferson Brown en 2006, chargé d’affaire à l’Ambassade des États-Unis en Équateur – comme le révèle le câble 06QUITO705_a de Wikileaks.

C’est en effet via le tribunal international de la Haye que le coup de grâce a été porté aux “communautés affectées”. En septembre 2018, dans un contexte de retour en force de l’hégémonie néolibérale en Amérique latine, le tribunal d’arbitrage international de la Haye a fini par conclure à la culpabilité du gouvernement équatorien dans l’affaire Chevron. L’accusant d’avoir violé certaines clauses du traité bilatéral de protection des investissements signé avec les États-Unis (annulé sous la présidence de Rafael Correa), il frappe de nullité la sentence de la justice équatorienne, et condamne l’Équateur à verser une indemnité à Chevron. En parallèle le nouveau gouvernement équatorien, dirigé par Lénin Moreno, prenait une série de mesures pour absoudre Chevron de ses actions passées. Élu sur une plateforme de continuité avec la “Révolution Citoyenne” avec le soutien de Rafael Correa, Lénin Moreno a brutalement effectué un virage à 180° suite à son arrivée au pouvoir.

Une décision qui provoque l’ire des proches de Rafael Correa : “le gouvernement abandonne le combat contre l’entreprise responsable du plus grand écocide au monde !”, rage Orlando Perez. Il pointe du doigt les collusions entre le nouveau gouvernement et Chevron : “l’oncle du secrétaire personnel de Lénin Moreno est un avocat de Chevron !“. Les membres de l’UDAPT, de leur côté, sont partagés. Attachés à l’autonomie de leur combat par rapport à l’État équatorien, certains se montrent optimistes. Willian Lucitante estime que le combat juridique n’est pas perdu : “nous allons continuer auprès de la Cour Inter-américaine des Droits de l’Homme“, déclare-t-il, ajoutant que “si le droit, si les lois ne servent qu’à défendre les intérêts des puissants, elles sont des lettres mortes“.

On voit mal cependant comment la situation pourrait tourner, à court terme, en leur faveur. D’une part, le droit international n’offre aucune solution univoque au cas Chevron, dans la mesure où, selon qu’une Cour se base sur le droit international privé ou sur le Protocole de Kyoto, elle donnera raison à Chevron ou aux “communautés affectées”. D’autre part, même si la Cour inter-américaine des Droits de l’Homme donne tort à Chevron, on ne voit pas à l’aide de quelle force exécutive son verdict pourrait se matérialiser.

La force de frappe combinée des tribunaux d’arbitrage internationaux et des campagnes de presse internationales qui visent à délégitimer l’État équatorien semble avoir procuré une victoire durable à Chevron. Un bloc juridico-médiatique que l’on retrouve à échelle nationale, l’action conjointe du pouvoir juridique et du pouvoir médiatique travaillant à assassiner politiquement, en Équateur, les partisans de la “Révolution Citoyenne”.

William Lucitante a conscience des embûches qui se dressent sur son chemin, ainsi que du pouvoir considérable des entreprises multinationales sur les institutions internationales. Il compte sur une mobilisation populaire pour contraindre le gouvernement à se mettre au service des “communautés affectées” : “le gouvernement ne tire sa force que du peuple ; c’est le peuple qui nomme ses représentants, il peut les renvoyer“. Avant d’ajouter : “en Équateur, nous en avons l’habitude ; nous avons contraint trois présidents à quitter le pouvoir avant la fin de leur mandat !“[1].

[1] Les présidents Abdala Bucaram (1996-1997), Jamil Mahuad (1998-2000), et Lucio Gutiérrez (2003-2005) ont donné leur démission avant que leur mandat n’arrive à échéance, partiellement sous la pression de mouvements populaires massifs.

Pour aller plus loin :

– Orlando Perez : El caso Chevron – La verdad no contamina. Disponible en espagnol ici. Il s’agit de l’analyse d’un proche de Rafael Correa, favorable à la “Révolution Citoyenne” et à son action contre Chevron.

– L’étude d’Adolfo Maldonado et Alberto Narváez intitulée Ecuador ni es, ni será ya, país amazónico – Inventario de impactos petroleros, basée sur l’analyse des conditions sanitaires de 1.300 habitants des provinces de Succumbio y Orellana, est l’une des plus rigoureuses pour qui s’intéresse aux dommages causés par Chevron-Texaco dans l’Amazonie équatorienne. Disponible en espagnol ici.

– L’étude “Que Texaco limpie lo que ensucio” contient une batterie de détails techniques concernant l’activité de Chevron-Texaco en Amazonie. Disponible en espagnol ici.

– Le témoignage de John Perkins (Confessions of an economic hitman), agent américain repenti, permet de comprendre le contexte dans lequel Chevron-Texaco s’est implanté en Equateur et y a acquis un tel pouvoir. Le livre est disponible en anglais ici.

Crédits photos :

© Telesur pour la première photo et celle de Rafael Correa

© Le portrait de Jaime Roldos est dans le domaine public

© Vincent Ortiz pour les autres

« La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala » – Entretien avec Jean-Luc Mélenchon

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour Le Vent Se Lève

Ce mardi 10 avril 2018, nous avons rencontré Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. Au cours d’une longue discussion, le député des Bouches-du-Rhône évoque le cheminement qui l’a conduit à construire le mouvement qui lui a permis d’obtenir 19,58% des voix au premier tour de l’élection présidentielle. Le leader de la France Insoumise revient librement sur ses influences intellectuelles, de son rapport souvent décrié à l’Amérique latine jusqu’à l’Espagne de Podemos, en passant par le matérialisme historique et le rôle central de la Révolution française. Cet entretien est également l’occasion de l’interroger sur les propos controversés tenus par Emmanuel Macron au sujet des rapports entre l’Etat et l’Eglise catholique, au collège des Bernardins. « La laïcité de 1905 n’a pas été inventée dans un colloque, c’est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée », répond-il, « revenir sur ce point, c’est revenir sur la République elle-même ». Au fil de l’échange, Jean-Luc Mélenchon dévoile sa vision de l’Etat et du rôle de tribun, s’exprime tour à tour sur Mai 68 et sur son rapport aux jeunes générations, sans oublier de saluer les mobilisations actuelles : « Il y a un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait ».


LVSL : Votre engagement politique est profondément marqué par l’histoire de la Révolution française et par le jacobinisme. Ceci dit, depuis quelques années, vous semblez vous inspirer du populisme théorisé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe et mis en pratique par Podemos. La campagne de la France Insoumise, à la fois très horizontale et très verticale, paraît être une synthèse entre ces deux inspirations. Peut-on parler de populisme jacobin vous concernant ?

D’abord, commençons par dire que la référence à Laclau, pour ce qui me concerne, est une référence de confort. Certes le chemin politique qui m’a conduit aux conclusions voisines et bien souvent identiques à celles d’Ernesto. Et son œuvre comme celle de Chantal Mouffe éclaire notre propre travail. Mais celui-ci est venu de bien plus loin. Notre intérêt pour Laclau venait de la rencontre avec un penseur latino-américain et que la source de notre raisonnement provenait des révolutions démocratiques d’Amérique latine. C’était une méthode politique en rupture avec ce qui existait au moment où nous avons entrepris toutes ces démarches. Je dis “nous” pour parler de François Delapierre et de moi, qui sommes les auteurs de cette façon de penser dont le débouché a été mon livre L’ère du peuple. Ce que nous disions était tellement neuf qu’aucun commentateur ne le comprenait ni même n’en sentait la nouveauté. Ils ne cessaient de nous maltraiter en voulant nous faire entrer dans une case existante connue d’eux. C’était le rôle de l’usage du mot “populiste”. Le mot permettait de nous assimiler à l’extrême droite. Même les dirigeants du PCF entrèrent dans le jeu. Oubliant leurs anciens qui avaient inventé le prix du roman populiste et imaginé le projet “d’union du peuple de France” ceux-là nous montrèrent du doigt et nous adressèrent des insinuations parfois très malveillantes. La référence à Laclau satisfaisait le snobisme médiatique et permettait de valider l’existence d’un “populisme de gauche” sans avoir besoin de l’assumer nous-même.

« Le jacobinisme est un républicanisme global. Il présuppose un peuple avide de liberté et d’égalité. »

Notre propre nouveau chemin était déjà très avancé. Nous avons effectué notre évolution à partir de l’Amérique latine et à mesure que l’on avançait, nous produisions des textes qui sont devenus des étapes de référence pour nous. Par exemple, dans le numéro 3 de la revue PRS (Pour la République Sociale), nous travaillions sur la culture comme cause de l’action citoyenne. C’est une manière décisive de mettre à distance la théorie stérilisante du reflet selon laquelle les idées sont les simples reflets des infrastructures matérielles et des rapports sociaux réels. En même temps nous tournons la page du dévoilement du réel et autres entrées en matière d’avant-gardisme éclairé. Le jacobinisme est un républicanisme global. Il présuppose un peuple avide de liberté et d’égalité. Son action révolutionnaire investit la dynamique de ses représentations symboliques. Mais bien sûr cela ne vaut que pour un pays dont la devise nationale dit Liberté-Egalité-Fraternité. Pas “honneur et patrie”, “mon droit, mon roi”, “ordre et progrès” et autres devises en vigueur ailleurs. En bref, il ne faut jamais oublier dans la formation d’une conscience les conditions initiales de son environnement culturel national.

Nous repoussons donc la thèse des superstructures comme reflet. Au contraire, les conditions sociales sont acceptées parce qu’elles sont culturellement rendues désirables par tous les codes dominants. Et de son côté, l’insurrection contre certaines conditions sociales procède moins de leur réalité objective que de l’idée morale ou culturelle que l’on se fait de sa propre dignité, de ses droits, de son rapport aux autres par exemple.

Toute cette trajectoire déplace la pensée qui est la nôtre, ainsi que son cadre, le matérialisme philosophique. Ce n’était pas la première fois que nous le faisions. De mon côté, j’avais déjà entrepris le travail consistant à repenser les prémisses scientifiques du marxisme. Marx travaillait à partir de la pensée produite à son époque. Il en découlait une vision du déterminisme analogue à celle de Simon Laplace : quand vous connaissez la position et la vitesse d’un corps à un moment donné, vous pouvez en déduire toutes les positions qu’il occupait avant et toutes celles qu’il occupera ensuite. Tout cela est battu en brèche avec le principe d’incertitude qui n’est pas une impuissance à connaître mais une propriété de l’univers matériel. Depuis 1905, avec la discussion entre Niels Bohr et Albert Einstein, l’affaire est entendue. Mais il est frappant de constater qu’il n’y ait eu aucune trace de cette discussion scientifique dans les rangs marxistes de l’époque. À l’époque, Lénine continue à écrire besogneusement Matérialisme et empiriocriticisme – qui passe à côté de tout ça. Pour ma part, sous l’influence du philosophe marxiste Denis Colin j’avais déjà mis à distance cette vision du matérialisme en incluant le principe d’incertitude. C’est la direction qu’explore mon livre A la conquête du chaos en 1991. À ce moment-là, nous comprenions que le déterminisme ne pouvait être que probabiliste. Cela signifie que les développements linéaires dans les situations humaines ne sont guère les plus probables. C’était un renouveau de notre base philosophique fondamentale. Elle percuta en chaîne des centaines d’enchaînements de notre pensée. En modifiant notre imaginaire, cela modifia aussi nos visions tactiques. L’événement intellectuel pour nous fut considérable. Puis dans les années 2000, nous avons travaillé sur les révolutions concrètes qui ont lieu après la chute du Mur. Car dans le contexte, on nous expliquait que c’était “la fin de l’Histoire”, que nous devions renoncer à nos projets politiques. Il était alors décisif d’observer directement le déroulement de l’histoire au moment où il montrait de nouveau la possibilité des ruptures de l’ordre mondial établi.

« Pour dire vrai, c’est Hugo Chávez qui nous a décomplexés. Ce fut une expérience personnelle assez émouvante. La dernière chose que j’ai faite avec lui, c’est un bout de campagne électorale en 2012. »

A ce moment-là nous étions très polarisés dans l’observation de l’Amérique latine, par le Parti des Travailleurs (PT) de Lula. Son idéologie est fondée sur une option préférentielle pour les pauvres. C’est une idéologie qui n’a rien à voir avec le socialisme historique. C’était un produit d’importation venu de « la théologie de la libération » née et propagée par les séminaires du Brésil. Elle va nous influencer par la méthode de combat qu’elle suggère pour agir et construire. Nous observions le PT de Lula, mais nous ne nous occupions alors pas du reste. Puis les circonstances nous conduisent à découvrir la révolution bolivarienne au Venezuela. D’abord cela nous déstabilise. C’est un militaire qui dirige tout cela, ce qui n’est pas dans nos habitudes dans le contexte de l’Amérique latine. Là-bas, les militaires sont les premiers suspects et non sans raison ! Dans l’idéologie dominante en Amérique du sud, la place des militaires dans l’action politique, c’est celle que lui assigne (là encore) Samuel Huntington dans Le soldat et la nation, le livre de référence qui précède Le choc des civilisations. Pinochet en fut le modèle.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

« Les gloses sur “la vraie gauche”, “la fausse gauche”, “gauche à 100%”, sont dépassées pour nous. Tout cela n’a pas de sens concret. »

La révolution bolivarienne a produit chez nous un changement d’angle du regard. Nous reprenons alors toute une série de questions dans laquelle le PT et l’expérience brésilienne ne seront plus centraux. Pour moi, le chavisme est une expérience radicalement différente de celle du Brésil. Puisqu’il faut bien mettre un mot sur celle-ci, on va parler de populisme, bien que la méthode populiste recommande précisément de ne pas se battre pour des concepts disputés et d’utiliser des mots valises, des mots disponibles, afin de les remplir de la marchandise que l’on veut transporter. Il ne sert donc à rien de lutter en Europe pour s’approprier le terme “populiste”. C’est dommage mais c’est aussi stupide que de se battre pour le mot “gauche”. Les gloses sur “la vraie gauche”, “la fausse gauche”, “gauche à 100%”, sont dépassées pour nous. Tout cela n’a pas de sens concret. Au contraire cela rend illisible le champ que l’on veut occuper. La bataille des idées est aussi une bataille de mouvement. Les guerres de positions ne sont pas pour nous.

« Il ne s’agit plus de construire une avant-garde révolutionnaire mais de faire d’un peuple révolté un peuple révolutionnaire. La stratégie de la conflictualité est le moyen de cette orientation. »

Le changement d’angle nous conduit à considérer des dimensions que nous avions laissées de côté. Pour dire vrai, c’est Hugo Chavez qui nous a décomplexés. Ce fut une expérience personnelle assez émouvante. La dernière chose que j’ai faite avec lui, c’est un bout de campagne électorale en 2012. On m’avait envoyé là-bas pour m’aider à descendre du ring après la présidentielle et la législative de 2012. Le résultat fut à l’inverse. J’ai fait campagne avec lui. J’ai tellement appris ! Dans tant de domaines. J’ai pu voir par exemple la manière de parler à l’armée. Il s’agissait d’une promotion de cadets, un quatorze juillet. J’ai écouté le discours de Chavez, qui correspondait à l’idée que je me fais de ce que doit être l’outil militaire. Il faut dire que mon point de vue a toujours été décalé par rapport aux milieux politiques desquels je viens. Peut-être parce que j’ai commencé mon engagement politique avec le fondateur de l’Armée rouge, ce qui modifie quelque peu le regard que j’ai toujours porté sur l’armée.

Je cite ce thème comme un exemple. En toutes circonstances Chavez éduquait sur sa ligne nationaliste de gauche. Évidemment le contact avec Chavez percutait des dizaines de thèmes et de façon de faire. Et surtout, il illustrait une ligne générale qui devint la mienne à partir de là. Il ne s’agit plus de construire une avant-garde révolutionnaire mais de faire d’un peuple révolté un peuple révolutionnaire. La stratégie de la conflictualité est le moyen de cette orientation. J’ai vu Chavez manier le dégagisme contre son propre gouvernement et les élus de son propre parti devant des dizaines de milliers de gens criant “c’est comme ça qu’on gouverne pour le peuple” ! Chavez partait d’un intérêt général qu’il opposait pédagogiquement aux intérêts particuliers en les déconstruisant.

« Jamais autant qu’à présent, ma façon de voir n’a été aussi enracinée dans l’apprentissage des épisodes de la Révolution française de 1789 et de la Commune de Paris. »

Au total, nourris de ces expériences, forts de ce renouveau théorique nous avons produit notre propre corpus doctrinal, consigné dans la quatrième édition de L’ère du peuple. Nous n’avons pas fait du Laclau, nous n’avons pas fait du Podemos. Nous avons fait autre chose, autrement, à partir de notre propre histoire politique et de notre propre culture politique nationale. Jamais autant qu’à présent, ma façon de voir n’a été aussi enracinée dans l’apprentissage des épisodes de la Révolution française de 1789 et de la Commune de Paris. Dans ces événements, l’auto-organisation de masse et la fédération des luttes sont omniprésents.

Pour comprendre notre trajectoire, il est important de bien observer les différentes vagues qui se sont succédées dans notre espace politique. Il y a d’abord eu l’étape d’influence du Parti des travailleurs du Brésil. Elle donne Die Linke en Allemagne, SYRIZA en Grèce, Izquierda Unida en Espagne, Bloco de esquerda au Portugal. Ici c’est la formule par laquelle une coalition de petits partis se regroupe dans un front avant de finir par fusionner. La vague suivante voit naître Podemos et ensuite la France Insoumise. Elle marque une rupture dans le processus commencé au Brésil et une série d’innovations majeures aux plans conceptuel et pratique.

En France, cette rupture arrive au terme d’un bref cycle sous l’étiquette Front de gauche. Il s’est achevé dans une impasse dominée par des survivances étroitement partisanes, des coalitions négociées entre appareils et le reste des pratiques dérisoires de la diplomatie des petits partis de l’autre gauche. Pour ma part, la rupture se produit au cours des campagnes des municipales, des régionales et des départementales. Ce fut une agonie au goutte à goutte. Le Front de Gauche s’est dilué dans des stratégies de coalitions d’un noir opportunisme qui l’ont rendu illisible. Mais on ne pouvait rompre cet engrenage à ce moment-là. En effet, les élections municipales étaient collées aux élections européennes. Il n’y avait pas le temps de redéfinir le positionnement et aucun moyen de le faire valider dans l’action de masse. Nous avons donc dû aborder les élections européennes avec la ligne Front de Gauche dans des conditions d’un chaos d’identification indescriptible. Pour finir, la direction communiste, notre alliée, n’a respecté ni l’accord ni sa mise en œuvre stratégique, expédiant l’élection comme une corvée bureaucratique, tout en tuant la confiance entre partenaires. En Espagne, Podemos a pu faire son apparition à ce moment-là à partir d’une scission de Izquierda Unida. Ce fut le moment de sa percée. En France, la direction communiste refusa absolument toute construction du Front par la base et le débordement des structures traditionnelles.

LVSL – Quelle a été l’influence de Podemos alors ?

À l’inverse des tendances de ce moment, Podemos naît dans une logique de rupture avec Izquierda Unida. Delapierre suivait de près le groupe qui a constitué Podemos. Il fréquentait leurs dirigeants et suivait leur évolution. Dès 2011, Íñigo Errejón est venu faire un cours de formation à notre université d’été du Parti de Gauche que je présidais alors. On ne s’est plus quittés. Nous avons participé à toutes leurs soirées de clôture des campagnes électorales, et réciproquement. Pendant ce temps, Syriza trahissait et le PT se rapprochait du PS en s’éloignant ostensiblement de nous. En fait, nous sommes tous des rameaux de ce qui a démarré dans le cycle du PT brésilien, qui a continué dans le cycle bolivarien et qui s’est finalement traduit par la rupture en Espagne puis en France, et dans l’invention d’une nouvelle forme européenne.

Aujourd’hui, le forum du plan B en Europe regroupe une trentaine de partis et de mouvements. Il remplit la fonction fédératrice du forum de São Paulo en Amérique latine, dans les années qui ont précédé la série des prises de pouvoir. Finalement, entre Podemos et nous, la racine est la même. C’est à Caracas que j’ai rencontré Íñigo Errejón par exemple, et non à Madrid. Ce dernier était extrêmement fin dans ses analyses. Il me mettait alors en garde contre l’enfermement du discours anti-impérialiste de Chávez dont il percevait l’épuisement. Il me disait que cela ne fonctionnerait pas auprès de la jeune génération qui en a été gavée matin, midi et soir, pendant quatorze ans. Pour lui, cette perspective stratégique et culturelle devenait stérile et donc insuffisante pour mobiliser la société. Immodestement, j’ai plaidé auprès du Commandant [Chávez] qu’il faudrait se poser la question d’un horizon positif qui témoigne de l’ambition culturelle du projet bolivarien.

« On combat les États-Unis mais on mange, on roule, on boit, on s’amuse comme eux. »

Comme je l’ai dit, ce que nous apporte fondamentalement Chávez, c’est l’idée que notre action a pour objectif de construire un peuple révolutionnaire. C’est donc une bataille culturelle globale. Mais finalement, la bataille culturelle, au sens large, est restée presque au point zéro à Caracas. Le programme bolivarien de Chávez, c’est pour l’essentiel de la social-démocratie radicalisée : le partage des richesses avant tout. C’est remarquable dans le contexte d’une société si pauvre et si inégalitaire, assaillie par la pire réaction vendue à la CIA. Mais cela laisse de côté les interrogations sur le contenu des richesses, les motivations culturelles du peuple, et ainsi de suite. On combat les États-Unis mais on mange, on roule, on boit, on s’amuse comme eux. Pourtant la révolution citoyenne est nécessairement une révolution culturelle, qui doit aussi interroger les modes de consommation qui enracinent le modèle productiviste.

Voilà ce que je peux dire de ma relation à ce que l’on appelle le populisme de gauche, à supposer que ce concept ait une définition claire. L’appropriation du mot ce n’est pas le plus important. Ce qui compte, c’est le contenu de ce qui est impliqué. Je l’ai détaillé dans L’ère du peuple.

Il s’agit d’admettre un nouvel acteur : le peuple, qui inclut la classe ouvrière, mais qui ne s’y résume pas. Je n’identifie ni ne résume la formation du peuple comme le font Ernesto Laclau et Chantal Mouffe à l’acte purement subjectif d’auto-définition du « nous » et du « eux ». Je redoute les spirales qu’entraîne souvent la philosophie idéaliste. Pour moi, le peuple se définit d’abord et avant tout par son ancrage social. Il s’agit là, d’abord, du lien aux réseaux du quotidien urbanisé dont dépend la survie de chacun. Ce sont souvent des services publics et cela n’est pas sans conséquences sur les représentations politiques collectives.

Ensuite, le peuple c’est le sujet d’une dynamique spécifique : celle du passage aux 7 milliards d’êtres humains connectés comme jamais dans l’histoire humaine. L’histoire nous enseigne qu’à chaque fois que l’humanité double en nombre, elle franchit un seuil technique et civilisationnel. Mais comme on a le nez dessus, on ne le voit pas. Je suis moi-même né dans un monde où il n’y avait que 2 milliards d’êtres humains. La population a donc triplé en une génération alors qu’il avait fallu 200 ou 300 000 ans pour atteindre en 1800 le premier milliard. Un nouveau seuil a bel et bien été franchi. Il se constate de mille et une manières. Mais l’une d’entre elles est décisive : le niveau de prédation atteint un point où l’écosystème va être détruit. Émerge donc un intérêt général humain qui sera le fondement idéologique de l’existence du peuple comme sujet politique. Le peuple va ensuite se définir par son aspiration constante, son besoin de maîtriser les réseaux par lesquels il se construit lui-même : réseaux de santé, réseaux d’écoles, etc. Le moteur de la révolution citoyenne se situe dans le croisement de ces dynamiques. Il est au cœur de la doctrine de L’ère du peuple.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

LVSL – Emmanuel Macron a déclaré que « le lien entre l’Église et l’État [s’était] abîmé, [qu’] il nous [incombait] de le réparer » et que « la laïcité n’a pas pour fonction de nier le spirituel au nom du temporel, ni de déraciner de nos sociétés la part sacrée qui nourrit tant de nos concitoyens ». Que pensez-vous de ces déclarations inhabituelles pour un chef d’État français ?

Le but de la démarche de M. Macron est d’abord politicien : récupérer les votes de la droite catholique. Néanmoins, il le fait à un prix qui engage nos principes fondamentaux. Il oublie qu’il est le président d’une République qui a sa propre histoire. Lorsqu’il dit que le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé et qu’il faut le réparer, la direction de la main tendue est claire.  Il y a un malentendu : le lien n’a pas été abîmé; il a été rompu, volontairement en 1905 ! C’est un acte historique. Il ne peut pas être question de le réparer. L’actualité de la lutte contre l’irruption de la religion en politique dans le monde entier l’interdit. Plus que jamais, la religion et les Églises doivent être à distance de l’État et en être clairement séparées. Plus que jamais notre adage doit être : les Églises chez elles, l’État chez lui.

Au demeurant, la République et la citoyenneté ne relèvent pas du même registre que celui de la foi et de la pratique religieuse. La religion est par principe close. Le dogme la clôture. À l’inverse, la République est par principe ouverte. Elle procède de la délibération argumentée. Elle ne prétend à aucun moment être parvenue à une vérité. Cela même est remis en cause par les dogmatismes religieux. Dans l’encyclique de 1906, qui condamne le suffrage universel, il est clairement énoncé que celui-ci est peccamineux en ceci qu’il affirme contenir une norme indifférente aux prescriptions de Dieu.

La réversibilité de la loi et son évolution au fil des votes montrent ce que les Églises combattent : la souveraineté de la volonté générale, le mouvement raisonné, l’esprit humain comme siège de la vérité et le caractère provisoire de celle-ci. Les Églises incarnent de leur côté l’invariance. On le voit par exemple quand elles rabâchent les mêmes consignes alimentaires issues du Moyen-Orient, ne varietur, depuis des siècles, et mises en œuvre sous toutes les latitudes. En République, on ne cantonne en dehors du changement qu’un certain nombre de principes simples, proclamés universels. Ce sont les droits de l’Homme. Ils portent en eux-mêmes une logique. Les droits de l’être humain sont ainsi non-négociables et supérieurs à tous les autres, ce qui expulse donc un acteur de la scène de la décision : une vérité révélée contradictoire aux droits de l’être humain ainsi établis.

« Ces propos d’Emmanuel Macron sont donc contre-républicains »

Dès lors, ils soumettent en quelque sorte la mise en pratique de la religion à un examen préalable que celle-ci ne peut accepter. Dans ces conditions, ni l’État ni la religion n’ont intérêt à la confusion des genres. Les Églises ne peuvent renoncer à leurs prétentions puisqu’elles affirment agir sur une injonction divine. On doit donc ne jamais abaisser sa vigilance pour prévenir leur tendance spontanée à l’abus de pouvoir.

Le lien ne doit donc pas être reconstruit.  J’ajouterai qu’il y a quelque chose de suspect à réclamer la reconstruction de ce lien précisément avec les hiérarques catholiques. Cette centralité du catholicisme dans la préoccupation macronienne est malsaine. Le président tiendrait-il le même discours devant une assemblée de juifs, de musulmans, ou de bouddhistes ? Je suppose que dans certains cas on éclaterait de rire, pour d’autres, on aurait peur, et pour d’aucuns on considérerait qu’il nous met à la merci des sectes.

« La laïcité de 1905 est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée. »

Fondamentalement, ces propos de Macron sont donc contre-républicains. Et ce n’est pas seulement le cas parce qu’il revient sur cet élément fondamental de la loi républicaine qu’est la séparation actée en 1905. C’est parce qu’il ignore l’histoire qui a rendu nécessaire la loi de 1905. L’histoire est une matière vivante et actuelle. L’histoire n’est pas un passé. C’est toujours un présent dans la vie d’une nation issue des ondes longues du temps. Car la compréhension des motifs qui aboutissent à la séparation des églises et de l’Etat commence bien avant 1905. On y trouvera des racines dans l’action de Philippe le Bel contre les prétentions du pape Boniface VIII à commander au temporel puisqu’il affirmait commander au spirituel. Plus ouvertement, après le retour des lumières antiques à la Renaissance, et jusqu’à la grande Révolution de 1789, la laïcité de l’Etat cherche son chemin. Mais elle ne s’oppose pas à des idées dans un colloque studieux. Elle affronte sans cesse une mobilisation armée et féroce de la part de l’ennemi. L’Eglise a fait valoir ses prétentions dans les fourgons de l’envahisseur depuis Clovis ! L’Église catholique a attendu 1920 pour reconnaître la République ! En 1906 elle condamne encore le suffrage universel. Face au dogmatisme religieux nous nous sommes continuellement opposés à des forces bien matérielles. La laïcité de 1905 est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée. Revenir sur ce point, si peu que ce soit, c’est revenir sur la République elle-même. Car celle-ci n’est possible comme chose commune que si les citoyens ne sont pas assignés à d’autres communautés incompatibles entre elles comme le sont celles d’essence religieuse. Or, c’est ce que fait le chef de l’État. Tout au long de son discours, il développe l’idée que l’identité d’une personne humaine serait enracinée dans sa foi et dans une forme particulière de spiritualité.

LVSL : Quelles sont d’après vous les motivations d’un tel discours ?

Je ne suis pas dupe de la manœuvre. Il s’agit pour lui d’endosser les habits du chef des conservateurs dans notre pays. Sa politique est celle d’un libéral exalté, mais il a compris qu’aussi longtemps qu’il la vendra dans les habits de la start-up, il ne peut s’appuyer que sur une minorité sociale très étroite. D’autant plus que, dans les start-ups, tout le monde n’est pas aussi cupide qu’il le croit ! Il va essayer de séduire, comme il le fait depuis le début, un segment réactionnaire très large. Après les injures gratuites contre les « fainéants », les « cyniques » et les « riens » voici le moment des travaux pratiques : les jeunes gens qui occupent les facs seraient des bons à rien et on les déloge comme des voyous. Même chose pour Notre-Dame-des-Landes, et ainsi de suite. De la même façon, la criminalisation de l’action syndicale va bon train. Il tente à présent une démarche qui va l’identifier à une certaine France catholique conservatrice. Pas sûr que celle-ci soit dupe de la manœuvre.

Quelle est la force de l’ancrage d’un tel raisonnement ? C’est qu’il postule aussi une certaine idée de l’être humain. Macron cite Emmanuel Mounier, le théoricien du « personnalisme communautaire ». Nous sommes pour notre part les tenants du personnalisme républicain. Nous adoptons le concept de personne comme sujet de son histoire. Une entité ouverte qui se construit au fil d’une vie et qui n’est pas seulement une addition d’ayant-droits de différents guichets de l’existence en société. Pour nous, on peut se construire en s’assemblant pleinement dans l’adhésion à l’idéal républicain, qui met au premier plan la pratique de l’altruisme et, plus généralement, l’objectif des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. À l’inverse, dans le personnalisme communautaire de Mounier, la personne trouve son liant dans la foi qui fonde sa communauté. Ce n’est pas là que spéculation abstraite. Je ne perds pas de vue de quoi on parle depuis le début. La vision macronienne assume de moquer la réalité d’une « religion » républicaine. C’est là une autre façon de nier le droit de l’universel à s’imposer comme norme. C’est-à-dire de ce qu’est le fait d’être un humain qui se joint aux autres grâce à une conduite alignée sur des lignes d’horizon universaliste. La condescendance de Macron pour la « religion républicaine » est significative de son incompréhension personnelle de l’idéal républicain comme vecteur du rassemblement humain. Elle peut aussi signaler son indifférence pour la force de la discussion argumentée libre des vérités révélées comme fondement de la communauté humaine. Après tout, pour lui, la loi du marché n’est-elle pas déjà plus forte que tout interventionnisme politique ? Les idéologies mercantile et religieuse relèvent toutes deux de l’affirmation sans preuve ni débat possible.

« Les républicains, en matière de morale individuelle, ne prescrivent pas de comportements. Sinon le respect de la loi. Et la Vertu comme code d’action personnel. »

Le dogme interdit au rassemblement de la communauté humaine d’être libre. On ne peut pas en discuter. On l’accepte ou on le subit. Parfois de force chaque fois que les églises en ont les moyens. C’est la raison pour laquelle elles ne peuvent avoir de place dans la décision publique. Mais attention ! On ne saurait confondre honnêtement la mise à distance et l’interdiction ou le mépris. Dans la sphère publique les églises n’ont jamais été interdites de parole ni même de campagne d’influence. Inutile de faire semblant de le croire pour en tirer des conclusions anti-laïques. Pour nous, républicains, la consigne religieuse est à jamais du domaine de la sphère privée et intime. Elle relève du débat singulier de l’individu avec lui-même au moment où il prend une décision. Vous pouvez évidemment être convaincu en tant que croyant qu’il faut faire ceci ou cela, ou même qu’il faut voter de telle ou telle manière. Cela est licite. Mais une prescription religieuse ne peut pas devenir une obligation pour les autres si la loi établit sur le même sujet une liberté d’appréciation individuelle. Car les républicains, en matière de morale individuelle, ne prescrivent pas de comportements. Sinon le respect de la loi. Et la Vertu comme code d’action personnel. Quand nous instaurons le droit à l’avortement, nous n’avons jamais dit qui devait avorter et pour quelles raisons. Cela relève de la liberté d’appréciation individuelle de la personne concernée. Du point de vue de ses convictions religieuses, une personne peut bien sûr décider de ne pas avorter. Mais pour quelles raisons l’interdirait-elle aux autres ? Il en va de même pour le suicide assisté. Il n’a jamais été question de dire aux gens quand ils devraient se suicider ! Mais s’ils veulent le faire en étant assisté, alors ils en ont la possibilité. Le dogme au contraire, et par essence, réprime ceux qui ne l’admettent pas. Dans l’usage de la liberté, la « religion républicaine » ne propose que la Vertu comme mobile.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

« On entre dans des logiques de négociation absurde avec l’Église sur la base de ses dogmes révélés. Il ne peut s’agir alors que d’une logique de concessions qui lui permettrait de les imposer à toute la société. »

Il y a donc un double abus de langage dans l’attitude de Macron. D’abord, celui qui consiste à essayer de faire croire que reconnaître la globalité d’une personne humaine à travers les ingrédients qui la font – dont sa foi – serait contradictoire à la laïcisation de l’espace public. La seconde, c’est de faire croire que nous serions des gens prescrivant par principe des comportements contraires à ceux préconisés par la religion. Les seules injonctions que nous formulons interviennent en cas de trouble à l’ordre public. Ce genre de limite de la liberté est commune. Aucune liberté n’est totale en société républicaine, sauf la liberté de conscience. Toutes les autres libertés sont encadrées donc limitées. Donc vous pensez ce que vous voulez, mais cela ne doit pas vous conduire à poser des actes illégaux. Point final. Dès que l’on sort de cela, on entre dans des logiques de négociation absurde avec l’Église sur la base de ses dogmes révélés. Il ne peut s’agir alors que d’une logique de concessions qui lui permettrait de les imposer à toute la société. La religion en politique est toujours un vecteur d’autoritarisme et de limitation des libertés individuelles.

LVSL – La laïcité renvoie à l’idée assez jacobine d’indivisibilité du peuple français et de séparation du religieux et du politique. Quelle est la place de la laïcité dans votre projet ? Doit-on craindre un retour du religieux en politique ?

Cette menace est intense. Pourtant, cela paraît contradictoire avec la sécularisation des consciences que l’on constate et qui ne se dément nullement. Pour autant le fait religieux n’est pas près de disparaître. L’adhésion aux religions repose pour partie sur la tradition. Il en est ainsi parce que la société nous préexiste, que notre famille nous préexiste. On vous enseigne des valeurs, et pour vous mettre en rapport avec les autres, vous devez passer d’abord par ces valeurs. C’est comme cela que s’opère la socialisation des jeunes individus. Le processus d’individuation du jeune se réalise dans l’apprentissage des codes de la relation aux autres. Nous n’avons pas des générations d’anarchistes dans les berceaux. Au contraire, on a des générations qui sont avides de socialisation et donc d’un conformisme enthousiaste.

Et au quotidien les comportements sont-ils débarrassés de métaphysique et même de superstition ? Bien sûr que non ! Je m’amuse d’observer que plus les objets ont un mode d’emploi et un contenu qui échappent à la compréhension de celui qui les utilise, plus la pensée métaphysique fonctionne. On a une relation plus saine et normale à un marteau et un clou qu’à un ordinateur parce que personne ne sait comment ce dernier fonctionne. C’est la raison pour laquelle vous insultez vos ordinateurs, vous leur parlez comme à des personnes, ce qui ne vous vient pas à l’esprit quand vous maniez un marteau. Il est plaisant de noter comment le mode d’emploi des objets contemporains renvoie souvent les individus dans une sphère de moins en moins réaliste. Ne croyez pas qu’au XXIème siècle, entourés d’objets très techniques, l’aptitude à la métaphysique et aux illusions de la magie aurait disparu. Cela peut être aussi tout le contraire. Je le dis pour rappeler que l’appétit de religion ne surgit pas du néant. Il y a un terreau duquel à tout moment, peut surgir une métaphysique qui s’empare de l’anxiété que provoque l’ignorance. Elle procure le seul aliment qui compte pour l’esprit : une explication. Le cerveau humain ne peut pas accepter le manque d’explications parce qu’il est construit pour assurer notre survie. Pour survivre, il faut comprendre, et il faut nommer. Il y a donc une matrice profonde à la capacité des religions à prospérer comme explication globale du monde et de ses énigmes insolubles. Pas seulement à propos des causes de la perversité des objets très sophistiqués que l’on insulte mais surtout, comme on le sait, en réponse à d’autres réalités autrement sidérantes comme la mort et l’injustice du hasard.

« Les êtres humains étant des êtres de culture, pour les pousser à s’entretuer, il faut leur trouver de bonnes raisons de le faire sans transiger. La religion en est une particulièrement commode. »

Mais dans le champ politique les religions sont surtout d’habiles prétextes. On l’a vu avec la théorie du « choc des civilisations » de Samuel Huntington. Elle repose entièrement sur l’idée que les cultures cloisonnent les êtres humains, et que les cultures sont elles-mêmes enracinées dans les religions. C’est sur cette base qu’est construite cette théorie qui aujourd’hui domine toute la pensée politique des stratèges et géopoliticiens de l’OTAN. Pour eux, quand on parle d’Occident, on ne parle en réalité que de Chrétienté. Voyez comment la religion est un prétexte entre Perses iraniens et Arabes des Emirats ! Chiites contre sunnites ? Tout cela pour habiller la lutte à mort pour l’influence régionale et la maîtrise d’une zone où se trouve 42% du gaz et 47 % du pétrole mondiaux… Les guerres impériales et les guerres régionales ont intériorisé le discours religieux pour se justifier sur un autre terrain que celui des intérêts matériels qui les animent. La surcharge religieuse facilite le conflit et permet de rendre irréconciliables les combattants qui s’affrontent. Vous voyez bien que nous ne sommes pas dans une thèse abstraite concernant la place des religions dans les conflits. Les êtres humains étant des êtres de culture, pour les pousser à s’entretuer, il faut leur trouver de bonnes raisons de le faire sans transiger. La religion en est une particulièrement commode.

En toute hypothèse, les religions n’ont relâché leur effort de conquête nulle part. Je vois bien évidemment qu’il y a des évolutions. En ce qui concerne les catholiques, je préfère l’encyclique « Laudato si » à ce que pouvait dire le Pape précédent. Dans cette vision du christianisme, les êtres humains sont coresponsables de l’achèvement de la création puisque le Pape François a fait référence dans son texte à Teilhard de Chardin. L’exigence écologique et sociale des catholiques prend alors une signification qui vient en renfort de notre combat. Il n’en demeure pas moins que l’Église catholique n’a pas lâché un demi-millimètre dans toute l’Amérique latine sur des sujets aussi fondamentaux que le droit à l’avortement – sans parler des droits des homosexuels et du suicide assisté. Alors que les révolutions démocratiques durent depuis dix à vingt ans en Amérique latine, pas un de ces pays n’a autorisé le droit à l’avortement tant l’intimidation est grande ! Seul l’Uruguay est un petit peu plus avancé sur ce plan là.

En quelques mots je veux résumer le raisonnement qui établit pourquoi la laïcité est consubstantielle au projet que porte « La France insoumise ». Car notre vision a une cohérence forte. S’il n’y a qu’un seul écosystème compatible avec la vie humaine, il y a donc un intérêt général humain. La tâche du groupe humain est de formuler cet intérêt général.  Pour cela, il faut une délibération libre. Pour que la délibération soit libre, il faut que l’homme ne domine pas la femme, que le patron ne domine pas l’ouvrier, au moment de prendre la décision et que la religion n’interdise pas d’en discuter ou prédétermine le sens de la décision qui sera prise. Pour que la délibération permette d’accéder à la compréhension de l’intérêt général, il faut donc que la société politique soit laïque et que l’État le soit. La laïcité n’est pas un supplément. C’est une condition initiale. La séparation des Églises et de l’État c’est la condition pour que soit possible un débat argumenté. Et le débat argumenté est la condition pour déterminer l’intérêt général. Ces propos peuvent vous paraître d’une banalité absolue. Mais ils tranchent avec les réflexes de notre famille idéologique. Dans les années 1970, quand l’intérêt général était invoqué, on entendait immédiatement la réplique : “intérêt général, intérêt du capital”. Cela voulait dire que ce concept était une construction de l’idéologie dominante. C’est évidemment une construction idéologique, cela va de soi, mais elle se présente désormais dans des conditions tout à fait différentes de la façon d’il y a trente ou quarante ans de cela. L’intérêt du capital ne peut jamais être l’intérêt général à notre époque. Il en est l’adversaire le plus complet. Le capital est intrinsèquement court-termiste et singulier. L’harmonie avec les cycles de la nature est nécessairement inscrite dans le long terme et le cas général.

LVSL : Lorsque des individus sont aptes à incarner le pouvoir et la dignité de la fonction suprême, on a pris l’habitude de parler « d’hommes d’État ». Lors du premier grand débat de la présidentielle, beaucoup d’observateurs ont noté que vous sembliez être le plus présidentiable et ont évoqué votre posture gaullienne. De même, votre hommage à Arnaud Beltrame a été largement salué. Qu’est-ce qu’implique le fait de « rentrer dans les habits », lorsqu’on aspire à la conquête du pouvoir et que l’on souhaite devenir une option crédible ? N’est-on pas aujourd’hui face à un vide de l’incarnation ?

J’espère que j’ai contribué à le remplir. Parce que ma campagne de 2017, davantage encore que celle de 2012, a mis en scène un personnage en adéquation avec un programme. J’ai toujours eu des discussions sur cet aspect avec mes camarades d’autres pays, je n’y suis donc pas allé à reculons. C’est ce que j’avais dit à mes amis italiens : ou bien vous assumez la fonction tribunicienne et vous montez sur la table pour incarner votre programme, ou bien cette fonction incontournable sera incarnée par d’autres. C’est ce qui s’est passé l’année où le Mouvement Cinq Étoiles de Beppe Grillo a envoyé aux pelotes la coalition qui s’était construite autour de Rifondazione comunista. Cela a été une catastrophe et j’en ai aussi tiré les leçons.

« Il y a un égalitarisme spontané du peuple français, dont la racine profonde est la grande Révolution de 1789, qui est d’abord une révolution de liberté. »

La question de “l’incarnation” est d’ordre métaphysique. Je l’aborde avec sang-froid. Je crois à ce que je dis et à ce que je fais. Si vous constatez une “incarnation”, c’est un résultat, pas un rôle. Vous ne vous levez pas le matin en mettant les habits d’un personnage comme vous avez enfilé votre pyjama le soir. C’est le programme qui produit l’incarnation s’il arrive à son heure dans le moment politique de la prise de conscience populaire. Je crois connaître le peuple français, notamment les fondamentaux de son histoire et l’essentiel de son territoire que j’ai parcouru dans tous les sens et dans bien des recoins. Le peuple français, c’est le peuple politique du continent. Il use d’expressions uniques qui traduisent son esprit égalitaire. Voyez comment on reproche un comportement à quelqu’un : “si tout le monde faisait comme vous…”. C’est une façon de dire : ce qui est bien, c’est ce que tout le monde peut faire.

Il y a un égalitarisme spontané du peuple français, dont la racine profonde est la grande Révolution de 1789, qui est d’abord une révolution de liberté. Les gens étaient persuadés que ce serait en votant qu’ils régleraient le problème. Ils voulaient même élire leurs curés à un moment donné ! Et ils se sont substitués à l’État monarchique écroulé. Jusqu’au point de vouloir fédérer ces prises de pouvoir dans une “fête de la fédération” un an après la prise de la Bastille. Le contenu de la Révolution de 1789 a produit une dynamique qui permet de comprendre comment un personnage à première vue aussi éloigné de la forme de la Révolution l’a autant et aussi fortement incarnée que Maximilien Robespierre.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Lorsqu’on comprend cela, on comprend la substance de l’action politique. Quel est l’enjeu de la politique ? On peut le chercher chez celui-là même que l’on m’oppose parfois si stupidement : Marx, dans le “catéchisme” de la Ligue des justes, le premier texte qu’il a signé. Première question : qu’est-ce que le communisme ? Réponse : ni les soviets, ni le développement des forces productives, mais “l’enseignement des conditions de la libération du prolétariat”. C’est un fait radicalement subjectif qui est mis en avant. De même, dans L’idéologie allemande : “le communisme est le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses, (les contradictions du système) et sa conscience.” La conscience, dans la formule marxiste, pèse du même poids que le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. Et vous avez cette phrase définitive de Marx : “le prolétariat sera révolutionnaire ou il ne sera rien”. Comment cela rien ?

On croyait alors qu’il était défini par sa place dans les rapports de production. Mais en réalité, il était défini dans le marxisme initial par son rapport culturel à lui-même ! C’est pourquoi le marxisme distingue l’en-soi du pour-soi, et entre les deux se trouve la place du politique, ce qui fait de la conscience l’enjeu principal de l’action politique en vue de la conquête du pouvoir. La stratégie de L’ère du peuple est donc dans une continuité philosophique et politique. La construction de cette conscience nécessite une prise en compte de la globalité de la condition humaine de ceux à qui l’on s’adresse.

Je dis cela pour la masse de ces discours qui n’ont aucun lien avec le quotidien des gens, et notamment avec l’idée morale qu’ils se font de leur dignité et de leur rapport aux autres. Dans L’ère du peuple, il y a un chapitre sur la morale comme facteur d’unification et de motivation d’action sociale. En ce qui nous concerne, nous avons définitivement épousé l’idée que les êtres humains sont des êtres de culture et c’est d’ailleurs à cause de cela qu’ils sont des êtres sociaux.

LVSL : Revenons à votre stratégie. Vous avez réalisé des scores très importants chez les jeunes au premier tour de l’élection présidentielle, notamment chez les primo-votants, avec 30% chez les 18-24 ans. Néanmoins, vous n’avez enregistré aucun gain chez les seniors, qui pèsent énormément dans le corps électoral effectif et ont largement voté pour Macron et Fillon. Les clivages politiques semblent devenir de plus en plus des clivages générationnels. Pourquoi votre discours a-t-il autant de mal à toucher les plus âgés ? Les baby-boomers se sont-ils embourgeoisés et sont-ils devenus irrémédiablement néolibéraux ?

Mes discours passent plus difficilement chez les seniors pour les mêmes raisons qu’ils passent plus facilement dans la jeune génération. La jeune génération a une conscience collectiviste écologiste extrêmement forte, en dépit des reproches qu’on lui fait sur l’égoïsme qu’elle semble exprimer. La conscience de la limite atteinte pour l’écosystème, du gâchis, de l’asservissement que provoque une société qui transforme tout en marché est très avancée. Nous atteignons, dans la jeune génération, la limite d’une vague qui a d’abord submergé les jeunesses précédentes.

« Mai 68, on ne montre que des personnages aussi ambigus et conformistes que Romain Goupil ou Daniel Cohn-Bendit. C’est une génération de gens qui n’ont jamais été autre chose que des libéraux-libertaires, petits bourgeois confits d’un égoïsme hédoniste sans borne, et sans danger pour le système. Ils sont restés conformes à ce qu’ils étaient. »

J’ai connu celle des années 1990 où l’idéal dominant, c’était le trader qui a réussi son opération. J’ai toujours fait des conférences dans les grandes écoles. J’y aperçois les enfants des classes socio-professionnelles supérieures. Cela me permet de voir comment les enfants de cette classe sociale, qui aimante la société, évoluent. À travers leurs enfants, on peut identifier ce qui sera rejeté ou pas ensuite. Dans les années 90, à la fin d’une conférence, il y avait deux ou trois mohicans qui venaient me voir pour me dire qu’ils étaient de mon bord. Ils le faisaient en cachette et tout rouges. Maintenant, dans le moindre amphithéâtre, il y a 20% ou 30% qui se déclarent de notre côté. Ce qui m’intéresse en particulier, c’est que les autres, ceux qui ne sont pas de mon avis, sont en désaccord avec mes conclusions mais s’accordent avec mon diagnostic. Il y a eu là la construction d’une conscience collective nouvelle. Cette génération est consciente de la rupture que cela exige. Elle l’aborde avec plus d’enthousiasme parce qu’elle sent que, par sa qualification, ses connaissances, elle est capable de répondre aux défis du monde.

En ce qui concerne les plus âgés, c’est le moment de disperser les illusions sur Mai 68. Les leaders qui sont mis en exergue aujourd’hui n’ont jamais cessé d’être des commensaux du système. Or, il ne faut pas perdre de vue que Mai 68, c’est d’abord une grande révolution ouvrière. C’est 10 millions de travailleurs qui se mettent en grève. Pourtant ils sont éjectés du tableau, comme s’ils n’existaient pas. Et dans la célébration, ou la commémoration de Mai 68, on ne montre que des personnages aussi ambigus et conformistes que Romain Goupil ou Daniel Cohn-Bendit. C’est une génération de gens qui n’ont jamais été autre chose que des libéraux-libertaires, petits bourgeois confits d’un égoïsme hédoniste sans borne, et sans danger pour le système. Ils sont restés conformes à ce qu’ils étaient. Dans la représentation de Mai 68, les médias se régalent de leurs prestations qui permettent d’effacer la réalité de classe de 68. Ils aiment montrer que la lame est définitivement émoussée. La preuve ? Leurs héros de pacotille s’en amusent eux-mêmes. Goupil ne supporte plus les militants, Cohn-Bendit les vomit…

Ce qui doit nous intéresser, c’est justement de regarder comment les vainqueurs de cette histoire en ont profité pour faire croire qu’on peut “transformer le système de l’intérieur”. “Après tout, disent-ils, on peut en tirer des avantages. Ce ne serait pas la peine de tout brutaliser”. Comment le nier ? Mais c’est avaler avec chaque bouchée l’addiction au repas tout entier. Un énorme matériel propagandiste s’est mis en mouvement contre tout ce qui est révolutionnaire. Du socialisme, on a fait une diablerie où Staline est inscrit dans Robespierre. La propagande s’est acharnée à disqualifier à la fois l’intervention populaire et son histoire particulière dans la Révolution.

« Les révolutions ne sont jamais de purs parcours idéologiques. Ce sont toujours les résultats de principes auto-organisateurs à l’œuvre dans une situation. »

En France, où se situe son modèle initial, les porte-plumes du système ont accompli un travail considérable dans ce sens, avec François Furet par exemple. Cela s’est traduit méthodiquement par des opérations d’appareils comme L’Obs et les autres organes de cette mouvance. Ils ont répandu cette disqualification du fait révolutionnaire au sein des classes moyennes sachantes qui font l’opinion et déterminent les modes de vie sur lesquels essaient de se caler la classe ouvrière et les contremaîtres, c’est-à-dire ceux qui sont la catégorie juste d’avant. De ce fait, les générations de l’échec de 68 puis du programme commun ont été pétries à pleines mains dans ces registres.

Il est alors normal que les seniors entendent moins mon discours. Il y a le poids de l’âge. On est plus conservateur en vieillissant. On s’aperçoit des vanités de l’existence qui vous agitaient quand vous étiez plus jeune. Les seniors se disent que le changement que nous proposons n’est pas possible, qu’il est trop compliqué. Prenez n’importe quel jeune d’une école d’ingénieur, il sait que c’est facile de fermer les centrales nucléaires et de les remplacer par des énergies renouvelables. Cela prendra 4, 5, 10 ans. 4, 5, 10 ans, quand vous avez 70 ans, c’est beaucoup. On se demande entre-temps si on aura de l’électricité. On me dit : “Mais Monsieur Mélenchon, vous n’allez tout de même pas sortir du nucléaire en appuyant sur un bouton ?” Dans la génération senior, une majorité trouve la tâche politique d’un niveau trop élevé. Ce qui est rassurant cependant, c’est que la tâche révolutionnaire ne résulte jamais d’un acte idéologique mais d’une nécessité qui résulte des circonstances. C’est cela notre force.

Les révolutions ne sont jamais de purs parcours idéologiques. Ce sont toujours les résultats de principes auto-organisateurs à l’œuvre dans une situation. Furet affirmait que la révolution aurait dérapé à cause d’idéologues exagérés. En étudiant les lettres qui viennent des élus des États généraux, Timothy Tackett a montré que les révolutionnaires ne sont pas des enragés mais des notables motivés mais perplexes. Ils font face à des situations qui les dépassent et apportent des réponses révolutionnaires parce qu’ils ne voient pas quoi faire d’autre. Leurs répliques sont juste celles qui leur paraissent adaptées aux circonstances. La seule chose qui est idéologiquement constante et qui traverse les bancs de l’assemblée, c’est l’anticléricalisme. Mais Timothy Tackett montre comment les gens ont répondu à des circonstances, qui, en s’enchaînant, ont détruit peu à peu tout l’ordre ancien.

« La guerre civile va défigurer la révolution de 1917 de la même manière que la guerre contre toute l’Europe a défiguré la Révolution de 1789 et a mené à la victoire de Bonaparte plutôt qu’à celle de Robespierre. »

L’ordre nouveau qui découle de cet écroulement ne s’appuie pas sur une idéologie mais sur la nécessité de répondre à la situation de tous les jours. Par exemple, en réplique populaire à la Grande Peur en 1789, se créent des milices pour se protéger des brigands. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de brigands, et une fois que la garde nationale est constituée, les miliciens ne rendent pas les armes et se donnent des missions. Les processus révolutionnaires enracinés partent toujours des préoccupations qui répondent à des circonstances qui sont insurmontables autrement que par des méthodes révolutionnaires. C’est le cas de la révolution de 1917 : il était impossible de changer le cours des évènements tant que l’on n’arrêtait pas la guerre. C’est en tout cas pour cela que s’écroulent les gouvernements successifs. Après, cela devient autre chose : la guerre civile va défigurer la révolution de 1917 de la même manière que la guerre contre toute l’Europe a défiguré la Révolution de 1789 et a mené à la victoire de Bonaparte plutôt qu’à celle de Robespierre.

Revenons au point de départ, à la question des générations et au fait d’aller chercher les seniors. Je pense plutôt que ce sont eux qui vont nous trouver tout seuls. Cela a d’ailleurs commencé. Regardez les opinions positives constatées par sondage : pour la première fois, nous passons devant la République en Marche (LREM) chez les retraités, dans la dernière enquête. Dans toutes les catégories, la France Insoumise est deuxième, sauf une pour laquelle ils restent devant nous, à savoir les professions libérales, et une pour laquelle nous sommes devant eux, à savoir justement les retraités.

LVSL – Un des problèmes récurrents des forces qui veulent changer radicalement la société, c’est la peur du “saut dans l’inconnu” pour une part non négligeable des électeurs. Comment comptez-vous affronter ce déficit de crédibilité, qu’il soit réel ou qu’il s’agisse d’un fantasme ? Comment faire en sorte que les Français n’aient aucune difficulté à imaginer un gouvernement insoumis, et comment passer du moment destituant, celui du dégagisme, au moment instituant ?

J’en traite justement dans un récent post de blog, dans lequel je commente l’actualité, en fonction des phases connues du mouvement révolutionnaire « populiste », la phase destituante et la phase instituante sont liées par un mouvement commun. On rejette en s’appropriant autre chose et vice versa. Il ne faut jamais oublier le contexte. Nous sommes dans un moment de déchirement de la société.

Nous offrons un point de rassemblement. La France Insoumise est le mouvement de la révolution citoyenne. C’est-à-dire de la réappropriation de tout ce qui fait la vie en commun. Il englobe des catégories qui ne sont pas toujours dans des dynamiques convergentes. Elles sont même parfois contradictoires. La fédération des catégories sociales, d’âge et de lieu se fait par leurs demandes respectives. Il y a besoin d’une coïncidence des luttes avant d’avoir une convergence de celles-ci. Chacune a sa logique. On vient d’évoquer les seniors : l’augmentation de la CSG les rapproche d’autres catégories. Rien à voir avec l’attrait de mon image. Le programme d’un côté, et la capacité du groupe parlementaire à le mettre en scène de l’autre, voilà de solides repères pour l’opinion qui observe et se cherche.

« Si je deviens moins franc du collier, je sors de la stratégie de la conflictualité qui est la seule capable de produire de la conscience, de l’action, de la confiance et du regroupement. »

Alors, qu’est-ce qui va rassurer ? La perception de notre détermination. Pourquoi les gens seraient-ils attirés par Monsieur Macron, qui sème un désordre indescriptible dans tout le pays et qui raconte des choses insupportables sur la laïcité et ainsi de suite ? La France Insoumise, elle, sait où elle va. Nous défendons l’idée qu’il y a un intérêt général et que la loi doit être plus forte que le contrat. Il y a des gens que ça rassure, à proportion du fait qu’ils se détournent des autres. Ça ne se fait pas tout seul. Je ne cherche pas à devenir de plus en plus rassurant pour rassembler autour de moi. Si je le faisais, je renoncerais au ciment qui unit notre base entre l’aile la plus radicale et l’aile la plus modérée.

« La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala. »

On me reproche d’être clivant ? Mon score n’en serait-il pas plutôt le résultat ? Il faut abandonner l’illusion communicationnelle. Avoir le bon slogan et le bon message ne réconciliera pas tout le monde. Pour réconcilier tout le monde, il faudrait baisser d’un ton ? Je ne le ferai pas. Je compte davantage sur l’obligation de la prise de conscience de devoir sauter l’obstacle de la routine et de la résignation. Et si je deviens moins franc du collier, je sors de la stratégie de la conflictualité qui est la seule capable de produire de la conscience, de l’action, de la confiance et du regroupement. La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala.

LVSL – Mitterrand s’est confronté aux mêmes types de problématiques pour accéder au pouvoir en 1981…

1981, ce n’est pas la révolution. La société n’est pas déchirée, et François Mitterrand n’est pas lui-même un révolutionnaire. Toutes les composantes du programme commun ont pensé qu’elles allaient changer les choses par le haut. La “force tranquille”, c’est un slogan à la fin de la campagne. Il y a maintenant un mythe sur ce sujet. On aurait gagné grâce à un slogan ? Réfléchissez ! Ça n’a aucun sens. On a gagné par 30 ans d’accumulation politique. Le programme commun commence dans la bouche de Waldeck-Rochet en 1956. Cela a pris un temps fou avant d’arriver à construire une base où socialistes et communistes arrivent à se réconcilier et à entraîner le reste de la société ! Et il aura fallu la grève générale de Mai 68 pour brasser la conscience populaire assez profondément.

On ne gagne pas avec des slogans sans ancrages. Les slogans doivent correspondre à des situations. La situation dans laquelle je me trouve aujourd’hui, c’est la nécessité de construire une majorité. Pour cela, elle doit trouver son enracinement social à la faveur d’une élection. Quand la température politique monte, l’information circule très vite, les consciences peuvent faire des choix positifs et négatifs. Il y a des gens qui votent pour moi parce qu’ils ne savent pas pour qui d’autre voter, il y en qui le font parce qu’ils trouvent que ce que je dis est bien et que le programme leur paraît efficace, et puis il y a des gens qui votent pour moi en se disant que voter pour n’importe quel autre n’apportera rien. Pour eux, c’est donc le vote utile.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Nous avons construit une situation électorale. À l’intérieur de cette situation, nous construisons, à travers le programme, une base sociale de masse pour le changement de fond que nous portons. En 2012, nous avons eu 4 millions de voix. En juin 2016, j’avais dit “à chacun d’en convaincre un autre ! Si on fait 8 millions de voix, on a gagné”. Finalement, nous avons fait 7 millions, et n’avons pas gagné. Mais on a quand même gagné 3 millions d’électeurs ! Puis aux élections législatives, comme en 2012, on en a reperdu la moitié. La moitié de 4 millions, ça n’est pas la moitié de 7 millions. Cette fois-ci, on a obtenu un groupe parlementaire. Cela a permis le franchissement d’un nouveau seuil. Nous avons substitué une image collective, celle du groupe, à une image individuelle, celle du candidat. Et, dorénavant tous azimuts, nous couvrons et influençons de nombreux secteurs de la société. Voilà des acquis formidables de notre action et de notre lutte ! Le point d’appui s’est formidablement élargi.

Maintenant, le pays entre en ébullition sociale et idéologique. Tant mieux ! Parce qu’à l’intérieur de ça, pour la première fois, des milliers de jeunes gens se construisent une conscience politique. On peut voir que c’est la première fois qu’il y a un mouvement dans les facs depuis très longtemps, tout comme dans les lycées. Il y a aussi des milliers et des milliers d’ouvriers qui se mettent en mouvement pour faire la grève, et ce sont les secteurs les plus déshérités de la classe ouvrière qui tiennent le coup le plus longtemps. Par exemple, chez Onet, pendant des mois, les pauvres gens qui nettoient les trains et les voitures, les femmes qui font les chambres dans les hôtels, ont tenu trois mois de grève sans salaire !

On sent donc que dans la profondeur du pays, il y a une éruption. Je ne dis pas que ça va suffire ! Mais rappelez-vous que notre but est de construire un peuple révolutionnaire. Ce n’est pas de construire une fraction d’avant-garde révolutionnaire qui prend le pouvoir par surprise. Cela n’a jamais marché, et les nôtres en sont tous morts à la sortie. Ce n’est pas comme cela qu’il faut faire. Construire un peuple révolutionnaire, cela veut dire ne compter que sur la capacité d’organisation qu’il contient et avancer pour qu’il se constitue en majorité politique.

« Nous ne sommes pas les psalmodieurs d’un catéchisme auquel devraient se conformer les masses. Nous sommes leurs éclaireurs, parfois leurs déclencheurs, toujours leurs serviteurs. »

En ce moment, l’école de la lutte fonctionne à plein régime : si le pouvoir macroniste fait une erreur de trop, le mouvement va s’accélérer. Je ne peux pas vous dire aujourd’hui dans quel sens il va s’accélérer. De la même manière que je ne peux pas vous dire aujourd’hui ce qui se passera le 5 mai. Est-ce que ce sera un rassemblement de protestation ? Ou est-ce que ce sera le moment qui verra converger une colère terrible du pays ? Je compte qu’il soit la dernière étape avant la formation d’une fédération des luttes qui vienne à l’appel commun des syndicats et des mouvements politiques. C’est ce qu’on appelle une stratégie : un ensemble de tactiques de combat au service d’un objectif.

Nous ne sommes pas les psalmodieurs d’un catéchisme auquel devraient se conformer les masses. Nous sommes leurs éclaireurs, parfois leurs déclencheurs, toujours leurs serviteurs. La lutte n’a pas pour objet de cliver à l’intérieur du peuple, c’est l’inverse. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé qu’on tourne la page des tensions au mois de septembre avec la CGT, qu’on tire des leçons de l’épisode précédent. Nous sommes appuyés sur une lutte de masse. Maintenant, son objet est l’enracinement. L’enracinement, cela veut dire l’élargissement. Et pour qu’elle puisse s’élargir, il faut que cette lutte trouve une respiration propre, pas qu’on la lui amène de l’extérieur.

Cela signifie, entre autres, que l’objet tactique du commandement politique, c’est de régler les deux questions qui nous ont scotchés la dernière fois, en septembre : la division syndicale et la séparation du syndical et du politique. Quand je dis le syndical, je parle de l’articulation du mouvement social, car celui-ci n’existe pas à l’état brut. Il existe à travers des médiations, que ce soit la lutte Onet, la lutte des femmes de chambre ou la lutte des cheminots, le syndicat aura été l’outil. Toutes ces luttes transitent par une forme d’organisation syndicale pour se structurer. Cela peut aussi parfois créer des tensions à l’intérieur de ce champ, quand la masse a le sentiment que les consignes syndicales ne correspondent pas à son attente.

LVSL – La lutte des cheminots de la SNCF semble plus populaire que prévue, y compris, et de façon assez étonnante, chez des Français de droite. Comme s’il s’agissait de lutter contre le fait de “défaire la France et son État”. Quel regard portez-vous sur la mobilisation ? Quel doit être votre rôle dans celle-ci ?

Pour nous, il ne s’agit pas de créer un clivage droite-gauche à l’intérieur de la lutte. Cela n’a pas de sens, parce qu’il y a des gens qui votent à droite et qui sont pour la SNCF ou le service public. D’ailleurs, la droite de notre pays n’a pas été tout le temps libérale. Il y a tout un secteur de la droite qui est attaché à d’autres choses et qui entend nos arguments. C’est ce que certains amis de “gauche” ne comprennent pas forcément ou n’ont pas toujours envie d’entendre.

Alors, quelle va être notre ligne ? Fédérer le peuple. On ne décroche pas de cette orientation. Mais sa mise en œuvre varie selon les moments et les contextes de conflictualité. Par quoi passe-t-elle aujourd’hui ? Cela peut être par un déclencheur qui va l’embraser dans un mouvement d’enthousiasme, d’insurrection. À d’autres moments cela passe par des combinaisons plus organisées. C’est pourquoi, aujourd’hui, mon emblème, c’est Marseille. Pourquoi Marseille ? Parce qu’il y a un poste de pilotage unifié où la CGT prend l’initiative de réunir tout le monde, où CGT, FSU-Solidaires, UNEF, syndicats lycéens et partis politiques se retrouvent autour de la même table pour faire une marche départementale. Mais il n’y a ni mot d’ordre commun, ni texte d’accord. Chacun sait pourquoi il vient et le dit à sa façon. Là, on voit véritablement ce qu’est un processus fédératif.

« Mais il y a aussi un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait le plus profond. »

Après la destruction du champ politique traditionnel à la présidentielle, le temps est passé où des partis de la gauche, et autres sigles de toutes sortes, lançaient un appel après s’être battus pendant trois heures pour trois mots dans une salle close, et réunissaient moins de monde dans la rue qu’il n’y avait de signataires en bas de l’appel. Je caricature bien sûr, mais tout le monde sait de quoi je parle. Il faut en finir avec cela, nous sommes entrés dans une autre époque. Une époque plus libre pour innover dans les démarches. La formule fédérative marseillaise, c’est peut-être la formule de l’union populaire enfin trouvée. Parce qu’elle est sans précédent. La tactique et la stratégie politique règlent des problèmes concrets.

Mais il y a aussi un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait le plus profond. Parce que quand l’initiative populaire submerge les structures, elle n’a pas de temps à perdre. Elle va droit au but et elle frappe à l’endroit où se trouve le nœud des contradictions.