Le Vent Se Lève inaugure ses ateliers du journalisme !

LVSL recrutement - Le Vent Se Lève

Vous souhaitez vous former à l’écriture journalistique, au graphisme et à la communication politique ou à la réalisation et au montage vidéo ? Vous vous reconnaissez dans notre ligne éditoriale ? Vous cherchez à vous engager dans un projet associatif et vous êtes motivés pour rejoindre notre rédaction ? Rejoignez Le Vent Se Lève !

➜ Pour envoyez votre candidature, rendez-vous sur ce formulaire.

🖋 Pour un journalisme intégral

Dans le sillage d’Antonio Gramsci, nous défendons un « journalisme intégral », c’est-à-dire un journalisme de position, dont la mission est de politiser son lectorat. Notre rédaction est attachée à la promotion d’un journalisme qui fasse honneur à l’intelligence des citoyens et à la production d’une information qui s’épargne le ton donneur de leçons.

C’est la raison pour laquelle nous avons voulu construire un média associatif et indépendant. Chacun est en capacité d’interroger la société, de comprendre sa conflictualité, de juger de son actualité, à condition d’y être encouragé par la force d’un collectif organisé. Que nos lecteurs deviennent alors nos rédacteurs, et qu’ils redécouvrent la voix qui leur a été confisquée, telle est la tâche que nous nous sommes fixés.

Face à quelques « professionnels » des médias, dont l’agenda anti-démocratique n’est plus à démontrer, notre projet éditorial est donc assumé : nous contestons leur monopole. En transformant des compétences habituellement réservées à une élite dirigeante – écrire, parler, débattre – en savoirs politiques, à la portée de tous ceux qui s’en donnent l’exigence, nous voulons faire souffler le vent du renouveau dans une époque paralysée par le sentiment d’impuissance.

📝 Le programme des ateliers

Les ateliers se dérouleront sur deux week-ends,  les 23 et 24 mars et les 13 et 14 avril en région parisienne. Ils délivreront une formation intellectuelle de tronc commun (approche critique de l’actualité, culture politique, histoire du socialisme…) et des formations spécifiques, selon le parcours choisi (écriture journalistique ; graphisme et communication politique ; réalisation et montage vidéo).

Les ateliers seront dispensés par des membres de la rédaction du Vent Se Lève et viseront au partage des expériences que nous avons acquises au fil de nos formations respectives (universitaire, technique, politique, professionnelle…) et des sept années d’existence de notre média.

Les ateliers proposeront également aux participants de prendre des responsabilités éditoriales et opérationnelles au sein du Vent Se Lève, en fonction des disponibilités et des préférences formulées par chacun. 

📅 Calendrier des candidatures

1. Le formulaire est ouvert jusqu’au jeudi 29 février.
2. La sélection des candidatures inclura des entretiens, soit à Paris soit à distance.
3. L’annonce des candidatures retenues aura lieu le dimanche 10 mars au plus tard.

☀️ Qui sommes-nous ?

Le Vent Se Lève est un média d’opinion indépendant qui a pour ambition de faire vivre le débat intellectuel et de travailler à la refondation de la pensée progressiste. Découvrez une plus ample présentation du média sur la page Notre projet.

Fort d’une équipe de plusieurs centaines de contributeurs, il propose des articles d’analyse, des grands entretiens et des dossiers thématiques sur les questions démocratiques, républicaines, sociales et écologiques. 

Lancé en 2016, il compte désormais plus de 2200 publications et une communauté d’une centaine de milliers d’abonnés sur les réseaux sociaux. Le Vent Se Lève poursuit un travail intégralement bénévole et ne vit que des dons de ses lecteurs.

➜ Pour envoyez votre candidature, rendez-vous sur ce formulaire.

Comment hériter d’Antonio Gramsci ?

Dans son ouvrage L’hégémonie et la révolution. Gramsci penseur politique, qui vient de paraître aux Éditions Amsterdam, Yohann Douet invite à redécouvrir l’héritage gramscien loin des travestissements, de gauche comme de droite, dont il a fait l’objet dans l’espace public. Non pour en figer le contenu, mais pour en rappeler la teneur historique : c’est depuis les geôles de l’Italie fasciste, dans lesquelles il restera emprisonné onze ans jusqu’à sa mort en 1937, que Gramsci réfléchit aux conditions d’une authentique victoire “nationale-populaire”. On ne saurait donc s’approprier le répertoire théorique du gramscisme, sans se réclamer également du questionnement stratégique qui le sous-tend. Comment construire un bloc politique suffisamment puissant pour faire advenir une société communiste et démocratique ? Le concept d’hégémonie, la redéfinition du sens commun, ou encore l’insistance sur le rôle des intellectuels organiques sont autant de réponses apportées en situation par Gramsci, et qu’éclaire Yohann Douet dans l’extrait suivant.

Lorsqu’aujourd’hui le nom de Gramsci est cité dans l’espace public, c’est souvent pour mettre l’accent sur la nécessité de mener une « guerre culturelle » ou une « bataille des idées » afin de remporter la victoire politique, identifiée en général à la victoire électorale. En France, cette vulgate gramscienne est reprise par des personnages politiques ou intellectuels de différentes orientations. Par exemple, depuis les années 1970 (avec Alain de Benoist), il est fréquent que des représentants de l’extrême droite citent Gramsci1, généralement pour faire référence à la bataille des idées qu’ils mènent contre les idéaux de gauche et leur prétendu véhicule, le système médiatique et intellectuel. À présent, cette bataille, ils se vantent de l’avoir gagnée.

Or si la « bataille des idées 2 » fait bien partie de la lutte pour l’hégémonie, celle-ci ne saurait être réduite à sa dimension culturelle, encore moins à sa dimension intellectuelle, comme le laissent entendre les usages superficiels du terme. Dans les pages qui suivent, on tâchera de mettre en lumière toute la profondeur et la complexité de l’hégémonie telle qu’elle est pensée dans les Cahiers de prison.

Bien sûr, on peut appliquer à Gramsci ce qu’il a lui-même écrit à propos de Lénine : « contre les diverses tendances “économicistes”, il a réévalué le front de la lutte culturelle et a construit la doctrine de l’hégémonie comme complément de la théorie de l’État-force 3 ». Gramsci a mis en lumière l’importance pour les luttes sociales des idéologies ou conceptions du monde diffusées dans les différents groupes sociaux, depuis les moins élaborées, comme le folklore, jusqu’aux plus systématisées, comme la philosophie et les sciences, en passant par les religions et par le « sens commun » 4.

Le sens commun est un terrain de lutte crucial. Gramsci y voit une combinaison de représentations, de croyances, d’opinions, etc., issues de différents niveaux idéologico-culturels, et le définit comme une « conception désagrégée, incohérente, inconséquente, conforme à la position sociale et culturelle [subalterne] des multitudes dont il est la philosophie 5 ». Par ailleurs, le sens commun varie selon les secteurs des masses populaires concernés (prolétariat, paysannerie, etc.). Or, précisément parce qu’il est « spontanément la philosophie des multitudes », il faut le « rendre idéologiquement homogène 6 ». La tâche des intellectuels et militants politiques est donc de transformer le sens commun en profondeur 7. Mais cela ne signifie pas en faire table rase : il s’agit plutôt d’en partir, de le comprendre dans ses contradictions mêmes et de s’appuyer sur son « noyau sain8  » – lié à la vie pratique des classes subalternes (travail, luttes, etc.) – pour élaborer et diffuser des conceptions cohérentes et critiques, à même de renforcer son camp social et politique. Gramsci pense d’abord ici au marxisme, qu’il comprend en un sens vivant et ouvert 9.

Une telle conception ou vision du monde doit être capable d’éclairer les subalternes sur leur situation, de guider leur activité et leurs luttes ou, en d’autres termes, de leur donner une certaine conscience d’eux-mêmes en tant que force collective. Dans cette perspective la fonction des intellectuels s’avère fondamentale : « Conscience critique de soi signifie historiquement et politiquement création d’une élite d’intellectuels : une masse humaine ne se “différencie” ni ne devient indépendante “pour soi” sans s’organiser (au sens large), et il n’y a pas d’organisation sans intellectuels, c’est-à-dire sans des organisateurs et des dirigeants 10. »

Pour qu’un groupe social puisse se constituer en tant que force collective, tendre vers la sortie de la subalternité et lutter pour l’hégémonie, il est nécessaire que se forme un ensemble d’intellectuels « organiques 11 » à ce groupe, c’est-à-dire d’intellectuels qui lui sont organiquement liés, dans la mesure même où ils l’organisent.

Remarquons que l’intellectuel organique ne s’identifie pas purement et simplement avec l’intellectuel de parti, contrairement, par exemple, à ce qu’estime Bourdieu (pour qui l’intellectuel organique sacrifie son autonomie intellectuelle à une organisation en échange de profits symboliques voire matériels12). Pour Gramsci, l’intellectuel organique se définit d’abord par son lien à une classe (ou à un groupe social), non à une organisation particulière. Cela étant, le parti est pour lui l’un des principaux vecteurs d’organisation de la classe, et les intellectuels organiques peuvent donc bien sûr être des membres, des cadres ou des dirigeants d’un parti, ce qui était son cas.

Précisons par ailleurs que la notion gramscienne d’intellectuel organique présuppose une redéfinition radicale de la notion d’intellectuel en général. L’intellectuel ne se définit plus par le contenu intrinsèque de son activité (d’élaboration culturelle) mais par sa place et son rôle dans les rapports sociaux, par les « fonctions d’organisation et de connexion » qu’il contribue à assurer 13. La catégorie des intellectuels acquiert ainsi une extension bien plus vaste que dans les usages courants du terme. Aux yeux de Gramsci, font partie des intellectuels « des figures apparemment éloignées telles que le philosophe professionnel, le prêtre, l’entraîneur sportif, le journaliste, le policier, l’ingénieur, l’économiste, l’instituteur, le médecin, etc. 14 ». Parmi les intellectuels compris en ce sens large, certains sont organiques, dans la mesure où ils sont directement liés à une classe (dominante ou dominée), et d’autres sont « traditionnels ». Ces derniers apparaissent comme autonomes par rapport aux différentes classes, et leurs « fonctions d’organisation et de connexion » sont censées être accomplies au service de la société en général. Cela étant, les activités des intellectuels traditionnels, qui sont fréquemment liés à l’État (ainsi qu’à des institutions de la société civile, comme l’Église), contribuent elles aussi, si on les prend dans leur ensemble et hors périodes de crise, à reproduire l’ordre social en vigueur, et donc la domination de classe.

L’intellectuel ne se définit plus par le contenu intrinsèque de son activité (d’élaboration culturelle) mais par sa place et son rôle dans les rapports sociaux, par les « fonctions d’organisation et de connexion » qu’il contribue à assurer .

On comprend maintenant pourquoi, si Gramsci accorde un rôle décisif à la lutte culturelle, il ne saurait la comprendre comme simple bataille des idées. D’abord, « les idées et les opinions ne “naissent” pas spontanément dans le cerveau de chaque individu : elles ont eu un centre de formation, d’irradiation, de diffusion, de persuasion 15 ». Les idées elles-mêmes sont élaborées, diffusées et en quelque sorte ancrées matériellement dans un tissu d’organisations ou d’institutions (dans et par lesquelles elles existent socialement), que celles-ci aient un but directement culturel (associations éducatives, presse, radio, école, université, etc.), socio-économique (les syndicats, mais aussi les entreprises elles-mêmes) ou politique (les partis, en un sens plus ou moins formel). Ensuite, le terrain de la lutte, le « sens commun » avant tout, ne concerne pas seulement ce que l’on a coutume de désigner par le terme d’« idées », mais aussi des éléments plus profonds et plus « capillaires » (ou « moléculaires », pour employer un terme gramscien). Il ne s’agit pas uniquement de diffuser des analyses et des théories, mais aussi de modifier les représentations sociales et de déplacer les « masses de sentiments16  » et les « courants culturels (motifs et intérêts moraux, sensibilités, idéologies, etc.)17  » qui traversent les subalternes. De même, les caractéristiques linguistiques d’une société donnée peuvent avoir des effets sur l’émancipation des subalternes – et cela de plusieurs manières : en raison des représentations socio-historiquement situées et même de la « conception du monde » qu’une langue charrie 18  ; ou en raison de l’existence ou de l’absence d’une langue nationale commune et maîtrisée dans toute la société, par les classes éduquées comme par les masses populaires (l’Italie se caractérisant par exemple par une faible unité linguistique, entre classes comme entre territoires) 19. Mentionnons encore un autre élément important du terrain culturel sur lequel Gramsci s’arrête : le lien entre l’hégémonie bourgeoise et la vie quotidienne (pratiques de consommation, rapports entre les sexes, etc.), en particulier dans le cas de l’américanisme, qui implique « une nouvelle façon de vivre, de penser et de sentir la vie 20 » (fondée à la fois sur une plus grande rationalisation technico-économique et sur la prégnance d’un certain puritanisme). La lutte culturelle doit ainsi impliquer l’invention et la promotion de nouvelles pratiques et de nouveaux modes de vie.

Par ailleurs, la lutte hégémonique culturelle est toujours également politique. Il est clair que les subalternes ne peuvent mener efficacement leurs luttes pour triompher de l’hégémonie établie que s’ils parviennent à s’organiser, donc à s’unifier socio-politiquement et pas seulement en termes culturels. Réciproquement, c’est dans et par les luttes socio-politiques qu’apparaissent les germes d’une éventuelle hégémonie à venir (organisations autonomes, conceptions du monde propres aux subalternes, projets politiques émancipateurs) qu’il s’agira de développer jusqu’à « la réalisation d’un nouvel appareil hégémonique21  ». Dans cette note, Gramsci crédite Lénine d’une telle réalisation, vraisemblablement autant pour avoir permis le triomphe de la révolution que pour avoir mis en place les institutions postrévolutionnaires.

Tout comme la lutte hégémonique des subalternes, l’hégémonie établie (celle de la classe dominante en temps normal) implique un réseau d’organisations et d’institutions socio-politiques matérielles. C’est précisément ce réseau qui constitue « l’appareil hégémonique d’un groupe social sur le reste de la population (ou société civile), base de l’État compris au sens étroit comme appareil de gouvernement et de coercition 22 ». L’hégémonie établie s’avère ainsi étroitement liée à l’État dans son sens intégral 23. Du reste, même certains éléments de l’appareil d’État au sens étroit, comme le parlement et le système judiciaire, jouent le rôle d’« organes de l’hégémonie politique24  ». En définitive, il apparaît impossible de dissocier la dimension culturelle et la dimension socio-politique de l’hégémonie.

L’hégémonie a nécessairement aussi une dimension économique25  : « Si l’hégémonie est d’ordre éthico-politique, elle ne peut pas ne pas être également économique, elle ne peut pas ne pas avoir pour fondement la fonction décisive que le groupe dirigeant exerce dans le noyau décisif de l’activité économique26 . »

Il apparaît impossible de dissocier la dimension culturelle et la dimension socio-politique de l’hégémonie.

La classe qui peut exercer une hégémonie durable est aussi la classe économiquement dominante ; le consentement relatif qu’elle parvient à susciter et à organiser est le consentement à un ordre socio-économique qui se caractérise par sa domination. Lorsque la situation est favorable, d’un point de vue économique avant tout, un « accord “spontané” [est] donné par les grandes masses de la population à l’orientation imprimée à la vie sociale par le groupe fondamental dominant, accord qui naît “historiquement” du prestige qu’a le groupe dominant (et de la confiance qu’il inspire) du fait de sa fonction dans le monde de la production 27 ». Et dans tous les cas, c’est la position économique de la classe dominante qui lui ouvre la possibilité de tenir « compte des intérêts et des tendances des groupes sur lesquels s’exercera l’hégémonie » et de parvenir « à un certain équilibre de compromis » en effectuant des « sacrifices d’ordre économico-corporatif28 », aussi limités soient-ils. En somme, l’hégémonie fait jouer d’une certaine manière les intérêts matériels de celles et ceux dont le consentement est obtenu. Elle ne saurait être simplement un endoctrinement, une manipulation politico-idéologique ou encore une violence symbolique au sens de Bourdieu, ni, inversement, une persuasion ou une pédagogie pure produisant une adhésion désintéressée. Dans le cas de l’américanisme, Gramsci estime que les éléments économiques ont un rôle encore plus important : « l’hégémonie naît de l’usine et n’a besoin, pour s’exercer, que du concours d’un nombre limité d’intermédiaires professionnels de la politique et de l’idéologie29  ». Cela s’explique à la fois par les salaires relativement élevés caractérisant le système fordiste, par l’idéologie productiviste et hygiéniste que celui-ci sécrète et par certains phénomènes de consommation de masse qui commencent à apparaître (rendus possibles par la production en série) 30.

La lutte hégémonique d’un groupe subalterne doit également impliquer un projet de transformation socio-économique qui satisfasse aussi certains des intérêts des groupes alliés potentiels. C’est, selon Gramsci, ce que sont parvenus à faire les jacobins à l’égard des paysans lors de la Révolution française. De même, les bolcheviks, immédiatement après l’insurrection d’octobre 1917, se sont efforcés d’établir l’hégémonie prolétarienne sur la paysannerie grâce à la redistribution des terres ; puis, après la guerre civile, leur activité hégémonique a pris la forme de la NEP (lancée en 1921), qui devait notamment redonner vie à l’économie agraire et sceller ainsi l’alliance ou l’union (smychka) du prolétariat et de la paysannerie 31. À l’inverse, un projet de ce type, impliquant en particulier une réforme agraire, a manqué aux démocrates radicaux de Mazzini lors du Risorgimento pour gagner l’hégémonie sur la paysannerie. C’est l’une des raisons pour lesquelles ils n’ont pas été en mesure de contester la direction du processus d’unification nationale aux libéraux modérés de Cavour 32, échec qui a du reste contribué à reproduire la scission entre intellectuels et masses ainsi que l’absence d’unité nationale-populaire caractéristiques de la situation italienne.

Ainsi, la lutte pour l’hégémonie menée par les organisations des subalternes (en premier lieu, le parti communiste révolutionnaire décrit comme Prince moderne) doit non seulement avoir une dimension culturelle (l’élaboration et la diffusion d’une nouvelle conception du monde cohérente et adéquate, c’est-à-dire l’activité en vue d’une « réforme intellectuelle et morale ») et une dimension politique (l’effort d’unification des subalternes, visant la « formation d’une volonté collective nationale-populaire, dont le Prince moderne est en même temps l’organisateur et l’expression active et opérante33  »), mais aussi une dimension économique : « une réforme intellectuelle et morale ne peut pas ne pas être liée à un programme de réforme économique, bien plus, le programme de réforme économique est précisément la manière concrète dont se présente toute réforme intellectuelle et morale » (la réforme économique évoquée ici renvoyant à une transformation de grande ampleur, non à un projet réformiste). L’une des raisons en est qu’il ne peut pas « y avoir une réforme culturelle, c’est-à-dire une élévation civile des couches opprimées de la société, sans une réforme économique préalable et sans un changement préalable dans la position sociale et dans le monde économique 34 ». Il est donc nécessaire de transformer en profondeur la structure économique de la société pour réaliser une hégémonie nouvelle, du moins s’il doit s’agir d’une hégémonie aussi intense et étendue que l’hégémonie jacobine.

[1] Voir Jean-Claude Zancarini, « L’improbable “gramscisme de droite” », AOC, avril 2023.

[2] « La bataille des idées » était le nom d’une rubrique consacrée à des comptes rendus d’ouvrages dans l’Ordine nuovo, périodique co-fondé par Gramsci et ses camarades Angelo Tasca, Umberto Terracini et Palmiro Togliatti en mai 1919.

[3] Cahiers de prison (abrégé C) 10, I, § 12, Paris, Gallimard, p. 41 (trad. modifiée).

[4] C24, § 4, p. 295, texte A en Q1, § 65, p. 76.

[5] C11, § 13, p. 195 (trad. modifiée).

[6] Ibid., p. 197.

[7] Voir infra, chap. 5, p. 156-158.

[8] C11, § 12, p. 180.

[9] Voir Y. Douet (dir.), « Une nouvelle conception du monde ». Gramsci et le marxisme, Paris, Éditions sociales, 2021, en part. p. 11-38.

[10] C11, § 12, p. 186, texte A en C8, § 169, p. 353.

[11] Voir C12, § 1, p. 309-310, texte A en Q4, § 49, p. 474-475.

[12] Voir Pierre Bourdieu, Propos sur le champ politique, Lyon, PUL, 2000, p. 107.

[13] C12, § 1, p. 314, texte A en Q4, § 49, p. 476.

[14] Fabio Frosini, « De la mobilisation au contrôle : les formes de l’hégémonie dans les “Cahiers de prison” de Gramsci », Mélanges de l’École française de Rome, no 128, 2016.

[15] C13, § 30, p. 421.

[16] C21, § 6, p. 158.

[17] C21, § 14, p. 170.

[18] C11, § 12, p. 175.

[19] Ibid., p. 177.

[20] C22, § 11, p. 199, texte A en Q4, § 52, p. 489.

[21] C10, II, § 12, p. 55.

[22] C6, § 136, p. 116.

[23] Voir infra, chap. 4, p. 117.

[24] C6, § 81, p. 72.

[25] Sur les différentes « dimensions » de l’hégémonie, et notamment sa dimension économique, voir Alberto Burgio, Per Gramsci. Crisi e potenza del moderno, Rome, DeriveApprodi, 2007, chap. 5 (traduit en français sous le titre « Gramsci : Ubiquité et puissance de l’hégémonie » sur le site Europe solidaire sans frontières, 2007).

[26] C13, § 18, p. 388, texte A en Q4, § 38, p. 461.

[27] C12, § 1, p. 314, texte A en Q4, § 49, p. 476. Les guillemets indiquent cependant que l’accord n’est jamais complètement « spontané », mais qu’il est aussi toujours également organisé. Pour une lecture de l’hégémonie gramscienne mettant l’accent sur sa dimension matérielle et économique, voir Vivek Chibber, The Class Matrix: Social Theory after the Cultural Turn, Cambridge, Harvard University Press, 2022, p. 91-99.

[28]  C13, § 18, p. 388, texte A en Q4, § 38, p. 461.

[29] C22, § 2, p. 183, texte A en Q1, § 61, p. 72 (trad. modifiée).

[30] Voir C22, § 3, p. 185-186, texte A en Q1, § 62, p. 73-74 et C22, § 1, p. 200-201, texte A en Q4, § 52, p. 489-490. Sur l’hégémonie « économique » caractérisant l’américanisme, voir aussi infra, chap. 8, p. 267-269..

[31] Le tournant impulsé par Staline (industrialisation accélérée avec le premier plan quinquennal en 1928, fin de la NEP en 1929, collectivisation forcée des campagnes, liquidation des koulaks) a mis en ce sens fin à la politique hégémonique en direction de la paysannerie, et Gramsci ne pouvait qu’y être radicalement opposé.

[32] C19, § 24, p. 61, texte A en Q1, § 44, p. 42-43.

[33] C13, § 1, p. 358-359, texte A en C8, §21, p. 270.

[34] Ibid.

Sorel : la violence prolétarienne contre le consensus bourgeois – Entretien avec Arthur Pouliquen

© LHB pour LVSL

La biographie d’Arthur Pouliquen (Georges Sorel, le mythe de la révolte, éd. Cerf) est l’occasion de redécouvrir cette figure qui intrigue et fascine. À contre-courant d’un Jaurès qui luttait héroïquement pour raccrocher le socialisme à la République, au parlementarisme et aux Lumières, Sorel plaidait pour un syndicalisme révolutionnaire, autonome des partis et des institutions « bourgeoises ». Plus que la lutte des classes, il prônait la sécession des prolétaires. Loin de plaider pour l’évanescence de la conflictualité, il en appelait à une violence émancipatrice. Contre le rationalisme de son époque, il conférait aux « mythes » un rôle essentiel dans la mobilisation des masses. Sorel a inspiré Gramsci aussi bien que Mussolini et Michel Aflak, figure du nationalisme arabe et co-fondateur du parti Baas. Plus récemment, il est lu avec un intérêt critique par les théoriciens du populisme Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, et régulièrement invoqué par la droite radicale. Cet héritage contradictoire est-il le produit d’un « esprit brouillon », ainsi que le qualifiait cruellement Lénine ? Ou de la cohérence d’une pensée qui exprimait le rejet d’un consensus sédatif imposé par une bourgeoisie triomphante ? Entretien avec Arthur Pouliquen, réalisé par Vincent Ortiz.

LVSL – Votre livre met en évidence l’importance du courant syndicaliste révolutionnaire – dont Georges Sorel a été un théoricien -, qui domine la CGT jusqu’au début du XXème siècle. Pour Sorel, le socialisme émergera du renversement de la République bourgeoise, non de son approfondissement. L’importance de ce courant nous rappelle que le socialisme n’est pas naturellement situé « à gauche », si l’on entend par là la défense du régime républicain et de l’héritage des Lumières. Peut-on considérer Sorel comme l’un des derniers remparts intellectuels à ce rapprochement entre le socialisme et la République que Jaurès a fini par accomplir ?

Arthur Pouliquen – Tout à fait. Malgré ses revirements et la complexité de son parcours, on trouve tout de même une colonne vertébrale dans la vie intellectuelle de Sorel : son attachement à un socialisme prolétarien, autonome des partis. C’est une ligne qu’il ne quitte pas, jusqu’à ses derniers jours. Il ne connaît pas les mêmes revirements que d’autres, notamment autour de la guerre de 1914-1918, qui bouleverse l’orientation idéologique des syndicats.

Il faut cependant relativiser l’importance de Sorel, et se garder de grossir son influence sur les syndicats, sur la vie interne à la CGT, et plus généralement sur la vie du socialisme français. Il est davantage un chroniqueur des limites d’un certain socialisme, puisqu’il oppose à sa doctrine prolétarienne un socialisme qu’il qualifie de « politique » – celui de Jaurès, plus tard celui de Léon Blum. Il identifie des limites qu’il pense consubstantielles à ce socialisme-là, mais parler de « rempart » serait lui prêter une aura qu’il n’a pas eue. On sait qu’il a été lié à des figures du syndicalisme révolutionnaire, qui ont attentivement suivi ses critiques et recommandations, mais il pesait assez peu dans un appareil syndical alors jeune, duquel il n’était d’ailleurs pas membre. C’est un journaliste très lu, mais davantage en Italie qu’en France. Son influence est peut-être plus sensible dans sa postérité que de son vivant.

LVSL – Sorel adopte une position fluctuante par rapport à l’Affaire Dreyfus : il salue la hauteur morale des socialistes qui le défendent, mais très vite il craint qu’elle n’opère une reconfiguration transclassiste du champ politique. Est-ce que l’importance prise par cette affaire a pu contribuer à son rejet de la République, conçue comme un obstacle au socialisme du fait de sa capacité à brouiller les rapports de classe ?

AP – Il s’agit d’un tournant pour lui, semble-t-il. Au départ, il affiche son soutien à Dreyfus pour des raisons morales, destinées à établir la grandeur du socialisme. Il voit cependant très vite dans cette affaire un vecteur de reconfiguration politique : on trouve des prolétaires et des bourgeois de gauche d’un côté, des prolétaires et des bourgeois de droite de l’autre. Est-ce que cela joue dans son rejet de la République, de la démocratie libérale et dans la radicalisation de sa perspective syndicale ? Oui, et je pense que c’est fondamental.

« Sorel rejette la violence spontanée de la foule à tendance pogromiste décrite par un Gustave le Bon. Ce qui l’intéresse, c’est la violence qui ait un caractère politique et qui permette de construire un collectif. »

On a tendance à adopter une vision téléologique de Sorel – comme d’autres figures de l’époque, dreyfusards ou antidreyfusards – et à le juger par rapport à la fin de sa vie. On va ainsi tracer une frontière un peu caricaturale entre les Zola d’un côté et les Drumont de l’autre. Bien souvent cependant, les cheminements sont moins monolithiques que celui d’un Zola ou d’un Drumont. Je rappelle dans mon livre que Jaurès, par exemple, était au départ un anti-dreyfusard, avant de se convertir rapidement à la cause de Dreyfus.

Sorel a suivi un parcours à certains égards inverse – sans jamais rejoindre le camp des anti-dreyfusards -, ce qui lui a valu d’être voué aux gémonies par toute un pan de la gauche. Après avoir défendu Dreyfus, pour des raisons morales davantage que juridiques, il a été conduit à tirer un bilan critique de cette séquence dès 1909 : il publie alors La révolution dreyfusienne, qui analyse ce phénomène de reconfiguration politique.

Il faut redire à quel point l’Affaire Dreyfus constitue un épisode presque unique en termes de changement de paradigme politique. Le seul équivalent que l’on pourrait trouver est sans doute la Seconde guerre mondiale, qui a elle aussi rebattu les cartes. Dans la Résistance comme dans la Collaboration, des personnalités qui étaient auparavant de gauche ou de droite sont ressorties avec une toute autre appartenance dans le champ politique. De la même manière, l’Affaire Dreyfus a beaucoup fait pour faire émerger une gauche et une droite telles qu’on les entend aujourd’hui. D’un côté, on trouve un camp transclassiste qui inclut des intellectuels bourgeois, « humanistes », francs-maçons, libéraux, etc., aussi bien que des révolutionnaires, des syndicalistes ouvriers, des anarchistes, des socialistes en tous genres. En face, apparaît une nouvelle droite, avec une frange aristocratique, liée à l’armée et à l’église, mais également une frange davantage plébéienne. Drumont, dont l’antisémitisme se veut anticapitaliste, cherche par exemple à toucher les milieux prolétariens. Des deux côtés donc, apparaît une alliance de classes, en faveur comme en défaveur de Dreyfus.

LVSL – Venons-en à ses Réflexions sur la violence, qui l’ont rendu célèbre et sulfureux, le mouvement fasciste s’en étant revendiqué. En quoi la violence prônée par Sorel diffère-t-elle de celle des fascistes italiens ?

AP – Philosophiquement, Sorel est sans aucun doute quelqu’un d’éclectique ! En quête d’une doctrine à vocation pratique, il puise à des sources extrêmement variées, dans le marxisme mais aussi parfois très loin du marxisme. C’est ainsi que j’évoque dans mon livre l’influence d’un vitalisme bergsonien, ainsi que celle d’Ernest Renan. Il faut préciser qu’il s’inspire aussi bien de la philosophie que d’autres sciences humaines, notamment la psychologie sociale et l’économie. Tout cela est mêlé dans son esprit, ce qui accouche d’écrits souvent aussi brillants dans leurs intuitions que confus dans leur méthode.

Il est bien sûr influencé par le socialisme naissant. Dans certaines de ses réflexions, il se rapproche d’Engels. Mais elles sont toujours empreintes de vitalisme : il y a systématiquement une dimension volontariste, anti-déterministe dans sa pensée.

Venons-en à la violence de Sorel et à celle du fascisme : il faut reconnaître que pour lui, la violence a un caractère émancipateur en tant que telle. Il s’éloigne par là-même de la conception marxiste de la violence, et notamment de celle d’Engels, pour qui elle est strictement instrumentale, comme accoucheuse de l’histoire – puisqu’elle permet à des phénomènes sociaux d’émerger, à des antagonismes de classe de parvenir à leur terme. Chez Sorel, elle a une double fonction, destructrice et constructrice, la seconde étant la plus importante. À ses yeux, la violence prolétarienne n’est pas simplement le produit d’un élan vital, qui est au cœur de la conception fasciste de la violence – on pense à Mussolini et à sa valorisation des nations prolétariennes, capables de mobiliser la violence d’un peuple. Chez Sorel, la violence permet au prolétariat de se constituer en tant que classe agissante. Ainsi, elle a pour vocation de singulariser le prolétariat, de créer son unicité dans la pratique, et de le séparer de manière assez radicale du reste du corps social : il s’agit d’une violence sécessionniste.

C’est justement par des actes de violence que le prolétariat va rompre avec la société dans son ensemble, entre autres avec le socialisme parlementaire qu’il déteste, et plus largement avec la société bourgeoise et libérale. Ainsi, le prolétariat se construit de manière positive par la violence. Pour autant, Sorel effectue une distinction fondamentale entre la violence et la force : la violence est cette capacité à agir dans l’antagonisme face à un adversaire, tandis que la force est celle du pouvoir légal d’un État, qui s’exerce de manière discrétionnaire sur ses habitants. Il reprend la conception wébérienne de la violence pour la renverser. Tandis que la « force » employée par les États est répressive et aliénante, la violence prolétarienne peut avoir une issue émancipatrice.

Un exemple : pour lui, la grève est un acte de guerre. Il réfute absolument les actes individuels de violence ; c’est un contemporain des attentats anarchistes, qu’il réprouve. Il rejette également la violence spontanée et désorganisée de la foule, à tendance pogromiste, sur laquelle il a réfléchi suite à une lecture critique de Gustave Le Bon. Ce qui l’intéresse, c’est la violence qui ait un caractère politique et qui permette de construire un collectif.

LVSL – Justement, vous mentionnez dans votre ouvrage l’influence de Gustave le Bon, l’auteur de la Psychologie des foules. À l’époque de sa publication, cet ouvrage a servi à répandre la peur de l’olchlocratie, la tyrannie de cette masse violente et irrationnelle, contre les institutions républicaines. Idée dans l’air du temps s’il en est : on se rappelle de la « foule haineuse » brandie par Emmanuel Macron en épouvantail. Sorel accepte-t-il d’une certaine manière la vision du monde de le Bon (une foule dominée par ses pulsions contre une élite rationaliste), pour prendre le parti de la foule ?

AP – Le Bon oppose effectivement le pouvoir de la foule – amalgame irrationnel et déstructuré d’individualités, à la merci du premier démagogue venu – et du peuple rationnel. Sorel ne rejetterait pas totalement cette dichotomie-là. Lorsqu’il commence à lire, il absorbe tout ce qui lui tombe sous la main, notamment Gustave Le Bon. On sent son influence dans ses premières productions. Cependant, il s’en éloigne quelque peu par la suite : lui n’oppose pas la foule au peuple démocratique, mais plutôt le prolétariat pur, essentialisé.

Celui-ci possède bel et bien les caractéristiques potentiellement destructrices de la foule, mais elles ont un caractère héroïque et émancipateur. C’est là toute l’ambiguïté de Sorel.

« Le mythe, pour Sorel, est une image qui a vocation à mettre les énergies en mouvement – mais pas nécessairement à advenir. »

LVSL – Dans ses Réflexions sur la violence, Sorel développe le concept de mythe, nécessaire pour lui à la mobilisation des foules. En quoi s’oppose-t-il à l’interprétation dominante du marxisme par là-même ?

AP – Après la mort de Marx, les courants socialistes ont été divisés par la « querelle révisionniste ». De quoi s’agit-il ? De savoir s’il faut réviser le marxisme pour l’adapter aux réalités émergentes – notamment la structuration du socialisme parlementaire – ou non. Dans cette querelle, Sorel s’inscrit dans le camp des révisionnistes, remettant en cause le monodéterminisme socio-économique. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui expliquent pourquoi le mouvement fasciste et les droites ont pu se réapproprier Sorel : il est bien moins orthodoxe par rapport à Marx que ses adversaires marxistes. C’est aussi la raison pour laquelle Sorel a été exclu du panthéon marxiste : celui-ci est structuré, à partir de 1917, autour de la Révolution bolchévique et du léninisme, qui prennent le parti des marxistes orthodoxes. Les révisionnistes allemands, italiens et français, dont Sorel fait partie, sont alors mis au ban. Sorel en fait les frais et est jeté avec l’eau du bain.

Considéré comme un hétérodoxe, il n’a plus sa place dans le corpus des premiers auteurs marxistes. La mise en cohérence s’opère au prix de certaines simplifications : Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx, conserve sa place dans le panthéon marxiste, alors qu’on aurait peine à le ranger parmi les orthodoxes…

LVSL – Lors des Gilets jaunes, on a vu ressurgir une série de références à la Révolution française. Peut-on dire que la Révolution est devenue, pour ce mouvement, un « mythe mobilisateur »  au sens de Sorel ?

AP – Oui. Le mythe, pour Sorel, est une image qui a vocation à mettre les énergies en mouvement – mais pas nécessairement à advenir. Dans le contexte des Gilets jaunes, le fait de convoquer la Révolution française pour se mettre en branle permet de donner de la concrétude à un Grand soir un peu fantasmagorique, avec des palais en feu, des farandoles et des mouvements de foule ; elle n’a pas pour autant vocation à se reproduire à l’identique.

Il faut préciser que Sorel était très critique des références à la Révolution française, d’abord parce qu’il vient d’un milieu plutôt monarchiste, ensuite parce que le courant qui se réapproprie la Révolution française à son époque, c’est le socialisme parlementaire qu’il rejette. Il doit également être victime, je pense, d’une certaine méconnaissance de ce phénomène historique, avec une vision téléologique de la Révolution, dont il ne voit que l’aboutissement sous la Troisième République sans appréhender sa complexité.

Les actions des Gilets jaunes entrent tout à fait dans la catégorie sorélienne de la violence prolétarienne : elle est constitutive. L’affrontement avec les institutions et leurs représentants a pour effet de créer un collectif et de générer des perspectives d’action autour de ces « signifiants vides » que sont les gilets jaunes.

LVSL – Venons-en à la postérité de Sorel. Il est cité par Gramsci, dans les passages où celui-ci met en avant la dimension culturelle du mouvement ouvrier. Il est longuement analysé par Mouffe et Laclau dans Hégémonie et stratégie socialiste : ils lui savent gré d’avoir rompu avec la dimension téléologique du marxisme, avec ce qu’ils nomment « l’essentialisme de classe », et d’avoir mis en avant la dimension affective indispensable à la constitution du camp populaire. Que pensez-vous de ces lectures de Sorel ?

AP – Je me permettrais un désaccord avec Mouffe et Laclau. Sorel met bel et bien en avant la dimension culturelle et affective de la lutte des classes : il tente d’avoir une lecture métaphysique du marxisme, le liant à une certaine psychologie sociale. Le prolétariat et la bourgeoisie incarnent et mobilisent pour lui des catégories morales, et Sorel se place du côté de la « morale des producteurs ». Pour autant, Sorel a selon moi une lecture « essentialiste » de la classe sociale, sans doute davantage que chez Marx ! Et c’est au nom de cet essentialisme qu’il réfléchit à la psychologie du prolétariat, à sa capacité quasi-aristocratique de régénération de la société. Sorel n’est d’ailleurs pas un théoricien de l’abolition des classes mais de leur séparation. Il s’agit, il faut le noter, d’une rupture nette avec le marxisme orthodoxe. J’aurais donc une lecture plutôt inverse à celle de Mouffe et Laclau sur ce point.

Concernant Gramsci, celui-ci a une relation complexe et contradictoire avec Sorel. D’une part, il le rejette, par allégeance à Lénine et au marxisme orthodoxe, lorsqu’il dénonce le révisionnisme. D’un autre côté, l’influence de Sorel sur Gramsci est indiscutable, à travers notamment la notion de « mythe », qu’il mobilise en parlant du combat culturel. « Pessimisme de la raison, optimisme de la volonté », pourrait être une maxime sorélienne ! Ainsi, Gramsci ne peut revendiquer ouvertement l’influence que Sorel exerce sur lui, mais elle existe.

« Le parcours de Sorel, chaotique et contradictoire, n’est pas réductible à un passage de la gauche à la droite. Son identification au marxisme est indéniable, de sa politisation naissante à sa mort. »

LVSL – En Amérique latine, Sorel a eu une influence importante sur Mariátegui, l’un des théoriciens de l’indigénisme latino-américain. Aujourd’hui, ces mouvements oscillent entre révolution et conservatisme – dans la mesure où ils tendent à essentialiser une identité indigène, et réactivent l’idée d’une ère heureuse antérieure à la colonisation. S’ils sont bien mobilisés par un mythe extrêmement puissant, c’est un mythe de l’Âge d’or. Cette conception du mythe est-elle en harmonie avec celle de Sorel, qui semble davantage propulsive, tournée vers un avenir révolutionnaire et non un passé fantasmé ?

APMariátegui est, à mon sens, l’un des marxistes les plus influents du début du XXème siècle, pourtant peu lu hors d’Amérique latine. C’est un personnage très intéressant qui représente toutes les contradictions de la société péruvienne : métisse, il a eu accès aux grandes villes hispaniques comme aux zones marquées par la culture quechua. Ayant un pied dans les deux mondes qui constituent le Pérou, il a pu livrer une analyse très fine de la réalité andine grâce à cette position privilégiée. En plus de cela, il se nourrit de ses voyages en Europe – où on sait qu’il lit Bergson, Lénine, Maurras… et Sorel. En Italie, où il se marie, il assiste aux occupations d’usines à Livourne et à la naissance du fascisme. Il en a une lecture qui détonne : il perçoit le fascisme comme un phénomène international qui découle de l’échec de la gauche à toucher les masses.

De retour en Amérique latine, Mariátegui va proposer une synthèse consistant à appliquer le marxisme aux sociétés andines, tout en tentant de revaloriser un certain indigénat ; cette démarche s’inscrit dans une perspective d’intégration des différentes populations. Ainsi, pour que le marxisme se développe ailleurs que dans les grandes villes hispaniques d’Amérique latine, il valorise une forme de « communisme primitif » inca. Cette idyllisation du passé pré-colonial peut revêtir une dimension « idéaliste » aujourd’hui, mais l’est sans doute moins au début du XXᵉ siècle. Aux yeux de Mariátegui, le Pérou est encore une société semi-féodale, ce qui justifie la valorisation d’une société antérieure, non comme modèle mais comme arme culturelle contre les structures sociales existantes.

Il se fait peu d’illusions sur les masses paysannes : pour lui, la révolution viendra avant tout de la classe ouvrière. Cependant, il estime que l’on doit travailler avec ce que l’on a : un pays agraire, et principalement de langue quechua. Lui, le grand voyageur, n’avait pas une conception cosmopolite du marxisme, mais au contraire nationale.

LVSL – Votre livre met en évidence la profondeur de l’affiliation de Sorel au courant marxiste : à ses débuts il a participé à la fondation d’une revue aux côtés de Paul Lafargue, et peu avant sa mort il publie aux côtés de Lénine et Trotsky dans l’éphémère Revue communiste. Aujourd’hui, c’est la figure de proue d’Alain de Benoist ou d’Alain Soral. La gauche, de son côté, accepte comme une évidence l’appartenance de Sorel au courant fasciste. Comment analysez-vous cette réception contemporaine de Sorel ?

AP – Je pense qu’elle est due à deux choses. D’une part, le fait qu’il ait eu un parcours complexe au cours duquel il a côtoyé, de manière indiscutable, divers nationalistes. À partir de là, des historiens – on pense notamment à Zeev Sternhell – ont simplifié les faits pour en faire un précurseur du fascisme. Bien que Sternhell ait pu avoir des analyses intéressantes sur d’autres sujets, je pense qu’il se trompe fondamentalement sur cette question-là en partant du principe que les trajectoires de vie ne se font que dans un seul sens.

D’autre part, elle est due au fait que la droite radicale française – nationaliste, conservatrice… – est capable d’intégrer à son répertoire des personnages et des références très divers. Pensons à l’historiographie nationaliste de la Commune de Paris, au fait que les nationalistes français se soient réappropriés Proudhon, Blanqui ou d’autres personnages de cette nature. La gauche possède une vision bien plus excluante de son propre panthéon. C’est notamment dû au fait que la gauche, en particulier marxiste, s’est retrouvée à un moment en position de force et a pu se permettre d’être plus rigoureuse sur les auteurs dont elle se revendiquait ; elle a eu, à mon sens, une attitude plus moraliste que politique par rapport à des auteurs qui n’entraient pas exactement dans son canon.

Nous sommes donc face à une situation paradoxale : les contemporains marxistes de Sorel lui reconnaissaient cet épithète, et c’est la postérité qui le lui a déniée. La voie était ouverte pour que les droites françaises s’en emparent.

On a beaucoup glosé sur ses liens avec Péguy. Celui-ci vient de la gauche, et devient après l’affaire Dreyfus un penseur important du nationalisme français – un nationalisme qui n’est plus purement réactionnaire, mais qui tente d’englober toute l’histoire du pays pour tracer une continuité entre la monarchie et les soulèvements populaires. C’est l’idée d’une France éternelle, qui transcende les âges, qui émerge de sa pensée. Pourtant, quand Sorel commence à flirter avec la droite, c’est justement au moment où Péguy rompt avec lui. Voilà donc un parcours chaotique et contradictoire, qui n’est pas réductible à un passage de la gauche à la droite.

On peut alors considérer que, d’une certaine manière, la gauche a tendu le bâton pour se faire battre de par son purisme, ouvrant la voie à diverses réinterprétations de Sorel. Et cela, malgré son indéniable identification au marxisme, de sa politisation naissante à sa mort.

Jérôme Sainte-Marie : « Il y a un choc de dépolitisation »

Déjà l’auteur de Bloc contre bloc. La dynamique du macronisme en 2019, Jérôme Sainte-Marie publie un nouvel ouvrage aux éditions du Cerf : Bloc populaire. Une subversion électorale inachevée. Là où son premier livre filait la métaphore entre notre époque et les événements décrits par Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, le second prend Gramsci pour guide afin de mieux comprendre la cartographie exacte d’un bloc populaire qui peine à advenir. Dans cet entretien, nous revenons avec lui sur la polarisation de la société française en deux blocs antagonistes, sur le concept de vote de classe, sur l’anesthésie du corps social provoquée par la pandémie ou encore sur les implications de la crise d’hégémonie actuelle. Entretien réalisé par Antoine Cargoet et Léo Rosell.

LVSL – Votre précédent livre était consacré à l’analyse du bloc élitaire. En miroir de la description de cette première force sociale, vous proposez l’idée d’un « bloc populaire ». Pouvez-vous revenir sur sa cartographie exacte ?

Jérôme Sainte-Marie – J’ai eu envie d’écrire ce livre pour deux raisons. Tout d’abord, Bloc contre bloc s’intéressait, malgré son titre, essentiellement à ce bloc élitaire dont le pouvoir actuel est l’émanation. Il me semblait donc important de travailler cette fois-ci sur l’autre bloc déjà évoqué : le bloc populaire. Une autre motivation tenait davantage au fait de redresser les interprétations sauvages de la notion de bloc, souvent confondu avec une alliance électorale ou avec les classes sociales elles-mêmes. Beaucoup utilisaient le terme de « bloc populaire » comme un simple synonyme des classes populaires. Or, le bloc est une construction essentiellement politique, qui reproduit le cadre du « bloc historique » théorisé par Antonio Gramsci.

Tout bloc historique comporte trois strates : une strate sociologique, une strate idéologique, une strate politique. Il comporte donc bien une fondation sociologique, étant donné qu’il s’agit d’un groupe de classes sociales dirigé par une fraction de l’une de ces classes. Pour le bloc élitaire, c’est l’élite financière appuyée sur la classe managériale et sur une partie des retraités, ce qui fait à peu près 25 % de la population et constitue ainsi une base sociale suffisante pour accéder au second tour, pour prendre le pouvoir et l’exercer efficacement dans un cadre relativement démocratique.

S’agissant du bloc populaire, la strate sociologique est très simple à définir. Il s’agit des ouvriers et employés. À elles deux, ces catégories forment 47 % de la population active. On peut leur ajouter une large partie des petits artisans et commerçants, souvent largement précarisés, qui sont formellement indépendants mais qui sont en vérité externalisés par rapport au système d’exploitation capitaliste. Karl Marx lui-même ne réduisait pas l’exploitation au seul prolétariat salarié, en témoigne l’exemple des canuts lyonnais dans les années 1830, lesquels avaient un statut indépendant mais étaient prisonniers d’une chaîne de production et de rapports d’exploitation effroyables. Les situations professionnelles actuelles créées par l’uberisation ne sont, au demeurant, pas très différentes.

« Tout bloc historique comporte trois strates : une strate sociologique, une strate idéologique, une strate politique. »

Deuxièmement, la construction idéologique de ces classes se fait essentiellement en opposition au progressisme – dont on peut considérer le macronisme comme une émanation – parce qu’elles sont les premières à subir les effets de la mondialisation, qui se traduisent essentiellement par une augmentation des délocalisations et des flux migratoires. Ceux-ci engendrent une exacerbation de la concurrence, notamment sur le marché du travail et du logement.

Au niveau politique, à l’heure actuelle, c’est sans doute le Rassemblement national (RN) qui est le mieux parvenu à se placer comme débouché électoral des catégories populaires. C’est un constat qui se déduit de l’observation des sondages et de la géographie électorale. Ce bloc populaire demeure cependant inachevé, dans la mesure où il lui manque certainement une volonté consciente pour poursuivre sa construction. Le Parti communiste, à l’époque de Gramsci, avait la claire ambition de construire ce qu’il appelait un bloc ouvrier et paysan. Il n’y est pas complètement parvenu même s’il s’en est largement approché.

Le paradoxe de la situation actuelle tient au fait que, face à la très grande cohérence idéologique du bloc constitué autour d’Emmanuel Macron, se trouve un bloc qui a une sociologie populaire mais dont l’idéologie est avant tout nationaliste, laquelle nie ontologiquement l’existence des classes sociales. C’est l’un des vices cachés, pourrait-on dire, de ce bloc populaire.

LVSL – Quelle est, aujourd’hui, la réalité du concept de vote de classe ?

J. S.-M. – Après des décennies passées à nier l’existence des classes sociales et, partant, celle du vote de classe, on en vient à réutiliser ces termes. Mais, après une telle éclipse de la pensée marxiste, on les emploie souvent en dépit du bon sens. De la même manière qu’un conflit, qu’un mouvement, qu’une grève n’est pas nécessairement une lutte de classes, un simple alignement électoral ne peut pas se confondre avec un vote de classe. L’alignement électoral n’est pas une notion marxiste, c’est une évidence que connaissent bien les praticiens de la science politique : le vote est en grande partie déterminé par les intérêts matériels, et on ne procède pas aux mêmes choix électoraux à Aubervilliers et dans le 16e arrondissement. Pierre Martin a par exemple beaucoup écrit sur la propension régulière de certains groupes socio-professionnels à voter pour des formations politiques données. Par exemple, le vote des professions libérales pour la droite et celui des professeurs de l’Éducation nationale pour la gauche sont des alignements électoraux.

On parle de vote de classe quand s’exprime un vote clairement déterminé par la situation sociale au sens non pas seulement du niveau des revenus mais aussi de leur origine, ce qui constitue un déterminant majeur de la définition d’une classe sociale. Marx différencie par exemple le salaire, la rente et le profit. Le manque de solidarité des travailleurs pauvres du public pour les gilets jaunes a ainsi eu pour équivalent le manque de solidarité des travailleurs pauvres du privé pour ceux du public lors du mouvement contre la réforme des retraites. À niveau de revenu égal, l’origine de celui-ci pèse donc largement.

Qui plus est, pour qu’il y ait vote de classe, celui-ci doit être construit politiquement. Les gens vont voter pour une formation politique parce qu’ils appartiennent à un milieu social donné, mais il faudrait encore qu’ils votent en ayant conscience de le faire parce qu’ils appartiennent au milieu en question. On trouve ainsi une expression chimiquement pure du vote de classe au sein de la classe managériale. Lorsque les cadres votent pour La République en Marche, la plupart sont conscients de le faire parce qu’ils sont cadres et parce qu’ils veulent que les valeurs portées par leur monde social soient les valeurs dominantes. C’était l’objectif des partis communiste et socialiste autrefois : ils voulaient que les ouvriers votent pour eux en sachant que les formations politiques en question visaient à établir leurs valeurs comme valeurs dominantes et comme justification ultime de la société.

« Le vote de classe exprime des intérêts matériels et une vision du monde. »

Or, et c’est le paradoxe, il y a aujourd’hui un alignement électoral du vote d’une grande partie des ouvriers, des employés et des petits indépendants sur le courant nationaliste, qui ne prend pas pour autant le tour d’un vote de classe en ceci qu’il n’est pas voulu comme tel. L’autre vote de classe qui perdure, c’est celui de la fonction publique pour la gauche. Cette famille politique est certes divisée mais elle n’est pas à un niveau cumulé tellement inférieur à celui de 2017, en réalité. Elle est réduite à un gros quart de l’électorat français, lequel comprend de larges pans des fonctionnaires, essentiellement des catégories A et B. C’est l’illustration que le vote de classe exprime des intérêts matériels et une vision du monde.

LVSL – Vous disiez du Parti communiste qu’il avait durant des décennies assumé une fonction de représentation et de formation des classes populaires. Comment expliquez-vous qu’il ne joue plus ce rôle aujourd’hui ?

J. S.-M. – En parallèle des circonstances historiques, de l’évolution du mouvement communiste international et d’un déclin idéologique dont on peut dater l’origine à 1956, il y a eu une volonté interne du Parti communiste français comme du Parti communiste italien, avec les mêmes effets de mettre en œuvre une normalisation de son fonctionnement. Tout ceci a été décrit de manière chirurgicale par Julian Mischi : une série d’abandons conceptuels est allée de pair avec une désouvriérisation progressive du Parti communiste. Il faut bien sûr ajouter l’expérience de l’exercice du pouvoir aux côtés du Parti socialiste. L’accompagnement des restructurations industrielles, du libre-marché européen et des privatisations ont fait que le Parti communiste n’est plus du tout apparu comme un bouclier pour les catégories populaires.

Il faut encore considérer la montée des classes moyennes éduquées au sein du Parti. Par leur formation et leur vision du monde, elles se sont senties très proches du reste de la gauche, ce qui s’est traduit par une montée de la prise en charge des questions sociétales qui parlaient relativement peu aux catégories populaires. Tant les changements économiques que la modification de la structure sociale et les évolutions idéologiques ont provoqué une désaffiliation croissante des ouvriers et des employés vis-à-vis du vote communiste, renforçant ainsi une dynamique d’autodestruction du parti des travailleurs.

LVSL – Vous écrivez que « la dialectique du conflit a été plutôt bénéfique au pouvoir d’Emmanuel Macron ». La mise en œuvre d’une politique de classe assumée a-t-elle été mise en sommeil par la pandémie ? Sera-t-elle, à votre avis, réactivée ?

J. S.-M. – Emmanuel Macron a profité de certaines crises lors desquelles il a pu consolider un bloc élitaire somme toute assez fragile parce que très récent, dans la mesure où sa construction véritable remonte à 2016-2017. Lors de la crise des gilets jaunes, Emmanuel Macron a pu s’affirmer, d’une certaine manière, comme le chef du parti de l’ordre. La proximité avec ce qu’écrit Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte est à cet égard absolument fascinante. Cette logique conflictuelle est apparue au début du quinquennat de Macron, qui est marqué par une tension sociale inédite depuis au moins les années 1970. Une telle conflictualité ne se réduit d’ailleurs pas au seul mouvement des gilets jaunes.

Cette politique de la tension, qui résulte d’un ambitieux projet de transformation sociale, a tout de même un gros inconvénient : certes, elle renforçait conjoncturellement le bloc élitaire, mais en retour, elle renforçait aussi puissamment le bloc populaire. Nous avons ainsi assisté à une certaine prise de conscience d’elles-mêmes par les catégories populaires. C’est apparu clairement au moment du mouvement des gilets jaunes, avec une sorte de prise en charge des classes populaires par elles-mêmes, contre les vieux appareils politiques ou syndicaux. Cette dialectique rendait de plus en plus intenable la position des forces intermédiaires porteuses du projet social des classes moyennes, c’est-à-dire la gauche et la droite qui n’arrivaient pas à se situer par rapport au macronisme et qui, après s’être abstenues lors du vote de confiance au gouvernement en juillet 2017, prenaient un grand soin à ne pas se mêler aux divers mouvements sociaux, exception faite de l’opposition à la réforme des retraites. En effet, dans ce cas précis, la fonction publique était directement touchée, raison pour laquelle la gauche s’en est emparée.

« La dynamique vitale du bloc élitaire le pousse à renforcer en permanence son antithèse. »

Cette conflictualité sociale était produite de manière inéluctable par un bloc élitaire seulement capable de se perpétuer en poursuivant un projet de réforme. La dynamique vitale du bloc élitaire le pousse à renforcer en permanence son antithèse. Nous avons ainsi assisté à la construction par elle-même d’une force antagoniste à la puissance d’un bloc élitaire à l’idéologie europhile, libérale, de transformation de la société et qui assumait totalement le pouvoir révolutionnaire de la bourgeoisie décrit par Karl Marx. En face, un mouvement de défense se construit à travers la valorisation de l’exact inverse, soit le cadre national, la stabilité, la conservation et la préférence pour l’utilité sociale par rapport à la réussite individuelle. Un dualisme s’installe.

« Plutôt qu’à une crise des élites, on a assisté à une forme d’anesthésie des tensions sociales. »

Tout cela valait essentiellement pour les trois premières années du quinquennat, et était particulièrement apparent au moment où j’écrivais Bloc contre bloc. La crise du Covid-19 a produit un effet assez inattendu que je n’avais pas anticipé : plutôt qu’à une crise des élites, on a assisté à une forme d’anesthésie des tensions sociales.

LVSL – À ce sujet justement, l’hebdomadaire Marianne consacrait récemment un dossier à « La France qui s’en cogne ». Comment analysez-vous la situation politique à l’aune du « choc de dépolitisation » que vous décrivez engendré par le Covid-19 ?

J. S.-M. – Il y a un choc de dépolitisation parce qu’il y a eu une période d’ultra-politisation au début du quinquennat. Ces tensions sociales ont engendré une ouverture du débat politique comme jamais auparavant. Ce n’est pas parce que les gens vont moins voter, par ailleurs, qu’ils sont moins politisés, surtout s’agissant des élections intermédiaires. La société était en ébullition avant l’arrivée du Covid. La pandémie a provoqué un isolement des individus par rapport au collectif. Chacun a été ramené à sa peau, à sa santé, à lui-même et à son plus proche entourage. Or, l’individualisation et la transformation des enjeux ont été accompagnées par un arrêt des réformes. Ce bloc populaire n’étant pas construit par une volonté politique très claire, y compris – voire surtout – par la force politique qui en bénéficie le plus, il est très dépendant de la dynamique du bloc élitaire pour se construire. Les réformes étant suspendues, il n’y a plus d’urgence à se mobiliser. Il y a une forme de dévitalisation de la contestation.

« Un keynésianisme sanitaire a été mis en place. »

Enfin, on pourrait dire qu’un keynésianisme sanitaire a été mis en place, avec des dépenses invraisemblables qui, loin d’être à mon sens le retour de Keynes, sont au contraire le préambule à la destruction définitive du système social qui adviendra au cours des prochaines années, avec l’argument suprême de la dette publique à l’appui. C’est une victoire à la Pyrrhus pour les défenseurs du keynésianisme et ceux qui croient que le Covid est l’amorce d’un retour à la nation : ce sera exactement l’inverse.

Tout ceci a anesthésié la contestation du noyau dur des gilets jaunes qui ont, de fait, reçu beaucoup d’argent. Plus exactement, la plupart des salariés ont en tout cas eu l’impression que l’État faisait le nécessaire pour qu’ils n’en perdent pas. Les retraités, qui ne sont pas tous prospères et qui ne sont pas tous de fervents soutiens du bloc élitaire, n’ont pas perdu un seul euro. Tout ça a été permis par l’emprunt et donc, en dernière analyse, par l’exécutif, aux décisions duquel tout un pays paraît suspendu.

LVSL – Vous dites que ce bloc populaire se construit en réaction, en quelque sorte en négatif du bloc élitaire. En quoi est-ce une limite à la constitution d’un bloc populaire capable de remporter des victoires politiques ? Comment permettre à ce bloc populaire de se définir de façon positive ?

J. S.-M. – Cela me fait penser à l’ouvrage d’un auteur que j’admire, à savoir l’ouvrage de Christophe Guilluy, Le temps des gens ordinaires. Il est vrai que dans l’agenda politique et médiatique, les classes populaires et leurs valeurs ont retrouvé, enfin, droit de cité, alors qu’on s’était acharné durant des décennies à nous faire oublier que la société reposait sur un travail essentiellement salarié très mal rémunéré. Le Président de la République lui-même a dû reconnaître l’importance de ces gens et le fait que la société ne pourrait pas tenir sans eux. Il y a, si j’ose dire, un succès d’estime des classes populaires, en même temps qu’il y a un manque de direction autonome desdites classes.

LVSL – Justement, la distinction qu’opère Gramsci entre victoire culturelle et victoire politique permet bien de saisir cette situation, étant donné qu’il manque selon vous une articulation entre cette victoire culturelle constatée et une victoire politique qui ne semble pas advenir…

J. S.-M. – Si je m’inspire de la grille d’analyse gramscienne, cela ne signifie pas pour autant que je reproduis la lecture fréquemment faite de ces théories. On a ainsi souvent réduit Gramsci – et pas seulement à droite – à cette notion un peu simple selon laquelle la victoire culturelle précède la victoire politique, ou encore que le pouvoir se prend par les idées. Si Gramsci n’avait raconté que cela, j’espère qu’on l’aurait oublié depuis longtemps. D’autant que nous avons sous les yeux la démonstration d’un phénomène inverse : Emmanuel Macron a pris le pouvoir sans avoir remporté la lutte hégémonique. Il est à 24 % au premier tour et c’est au sein de son électorat que la proportion de gens le choisissant par défaut est la plus importante.

« Nous sommes face à une crise d’hégémonie depuis 2017. »

Toutes les crises qui ont suivi l’élection présidentielle tiennent au fait que, dans le cas de Macron, la victoire politique a précédé la victoire culturelle. Il se heurte à un pays qui n’adhère pas à ses valeurs et à sa vision du monde. Nous sommes face à une crise d’hégémonie depuis 2017. Rien n’est plus faux que de croire que la victoire culturelle aurait précédé la victoire politique. Le jeu des institutions, qu’aucun auteur marxiste – à commencer par Marx lui-même – n’a jamais négligé, a pesé de tout son poids. En raison du fonctionnement institutionnel, les Français se sont retrouvés face à deux options politiques qui leur paraissaient toutes les deux insatisfaisantes, l’une l’étant davantage que l’autre.

Retenons qu’on ne comprend rien à la crise politique française si l’on oublie que Macron a pris le pouvoir sans avoir remporté la victoire idéologique. Il a proposé une solution alternative efficace aux catégories dominantes sans convaincre les autres. C’est pour cette raison qu’il a fait l’objet d’un rejet allant beaucoup plus loin que la simple impopularité : la mise en place d’un projet « progressiste » a été vécue comme une violence insupportable, pas seulement économique et financière mais aussi culturelle. Nous sommes dans une situation où l’on note une série de victoires culturelles pour les classes populaires, dans la mesure où leur rôle économique est enfin reconnu. On a bien vu qui faisait réellement tenir le pays lors de la pandémie, cependant que la crise des gilets jaunes avait déjà rappelé à tous l’importance des questions d’inégalités de revenus.

« Sans prise de contrôle de l’appareil d’État, rien d’important ne peut arriver. »

La situation actuelle paraît inversée par rapport à celle de 2017 en ceci qu’il y a une prise de conscience du caractère profondément inégalitaire de la société française, du rôle crucial des catégories populaires et de la légitimité de leurs attentes, du fait qu’on ne peut plus les stigmatiser en « beaufs » comme auparavant. Mais malheureusement, il n’y a pas de formule politique qui s’impose et il n’est pas exclu que cette victoire culturelle relative soit suivie d’une défaite politique massive. Si l’on considère les sondages au moment où nous parlons – sachant qu’ils ont changé et qu’ils changeront encore –, ils donnent la plupart du temps au second tour Valérie Pécresse et Emmanuel Macron. Comment mieux illustrer le fait qu’une victoire culturelle relative n’aboutit pas nécessairement à une victoire politique réelle ? Or, sans prise de contrôle de l’appareil d’État, rien d’important ne peut arriver.  

Jérôme Sainte-Marie

Bloc populaire. Une subversion électorale inachevée.

Les éditions du Cerf, 2021

208 pages

20 €

« Tout le monde se dit gramscien mais personne ne sait de quoi il parle » – Entretien avec Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini

Zancarini 2
Jean-Claude Zancarini © Killian Martinetti

À l’occasion de la sortie de l’ouvrage qu’ils ont dirigé, La France d’Antonio Gramsci, Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, respectivement professeur et professeur émérite d’études italiennes à l’École normale supérieure de Lyon, reviennent dans cet entretien sur le lien qu’entretenait le penseur marxiste italien avec la France. Ils abordent la fonction spécifique de l’histoire, de la politique et de la culture françaises dans la réflexion d’Antonio Gramsci, tout en insistant sur le fait que la France constitue pour le penseur sarde un point de comparaison plus qu’un modèle. Ils rappellent également que certains de ses concepts les plus importants trouvent leur source dans l’histoire française, à l’instar du jacobinisme ou du national-populaire. Entretien réalisé par Léo Rosell et Victor Woillet, retranscrit par Anne Wix.

LVSL – Pour quelles raisons avez-vous choisi de revenir sur le lien particulier qu’entretient Antonio Gramsci avec la France dans le cadre de cet ouvrage collectif ?

Jean-Claude Zancarini – Pour Gramsci, la France est un point de référence extrêmement important à la fois dans sa formation mais aussi dans sa réflexion en prison, et d’ailleurs pas seulement en prison. Cela s’explique d’abord par le fait que Turin, où il étudie, est une ville très liée au monde intellectuel français. Dans sa formation intellectuelle et dans sa formation d’étudiant, la France est donc très présente, avec la littérature française, mais aussi des grands noms du socialisme français, de Sorel à Péguy, en passant par Romain Rolland ou encore Henri Barbusse.

L’histoire de la France, et en particulier l’histoire de la Révolution française, est un point de référence et de comparaison utile pour essayer de comprendre ce qui se passe en Italie et, en particulier, toute la réflexion sur les raisons qui ont fait qu’il n’y a pas eu en Italie une révolution qui ressemblait à la révolution bourgeoise française, la grande Révolution française. Il se demandait pourquoi il n’y avait pas eu l’équivalent du jacobinisme, pourquoi les problèmes internes de l’Italie n’ont pas été résolus, pourquoi le processus de Risorgimento s’est développé sous une forme de colonisation du Sud par le Nord. La France lui permet de penser cela, comme un point de référence, mais aussi comme un point de comparaison.

Le livre a beaucoup évolué par rapport au colloque qui s’est tenu à l’École normale supérieure de Lyon en 2017, à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de la mort de Gramsci. Ce ne sont pas véritablement les actes du colloque mais une nouvelle réflexion à partir de celui-ci. À cette occasion, il y avait des événements un peu partout en Italie, et nous voulions faire quelque chose en France. L’idée était de faire une intervention spécifique en France, qui plus est à Lyon, où il y avait eu le dernier congrès du Parti communiste auquel Gramsci a assisté en janvier 1926. C’était aussi lié à la question de sa formation et sa façon de travailler. Pour lui le comparatisme est une façon de comprendre le monde en articulant un point de vue national et un point de vue international.

Romain Descendre – Il y avait très peu de productions sur ce sujet du lien que Gramsci entretient avec la France. Il y avait un seul livre, qui a des qualités mais qui n’avait pas eu un fort impact à ce moment-là. C’est assez étonnant parce qu’il suffit d’ouvrir et de lire un peu les Cahiers de prison pour se rendre compte à quel point, aussi bien l’histoire que la politique, la culture et la littérature qui viennent de France sont omniprésentes. Tout se passe comme si c’était «naturel», comme si c’était une évidence qui n’avait pas besoin d’être interrogée.

En y regardant de plus près, nous nous sommes rendu compte que cela n’avait jamais été fait. Il y a quelques points plus particuliers qui ont été beaucoup travaillés comme la question de la Révolution française, mais cela n’a pas donné lieu à un travail d’ensemble où plusieurs chercheurs se mettent ensemble pour s’interroger sur ce sujet, donc l’enjeu était aussi essayer de comprendre cet oubli qui semblait venir d’une évidence partagée : « Oui bien sûr la France c’est fondamental chez Gramsci », mais on ne l’interroge pas en tant que telle parce que c’est évident.

LVSL – Comme vous le montrez, la France sert de référence à de nombreuses réflexions de Gramsci, que ce soit à travers l’histoire, la politique ou la culture. Vous insistez sur l’articulation entre un « point de départ national » pour une perspective qui serait en fait internationale. Faudrait-il alors voir dans les références de la France revisitées par Gramsci un simple moyen de penser la situation italienne d’un point de vue comparatiste ou bien ces références répétées révèlent-elles au contraire une affinité particulière, de nature politico-intellectuelle, avec la France ?

R. D. – Ce n’est pas une alternative, les deux sont indissociables évidemment et c’est ce qui est vraiment intéressant. Il pense sans arrêt les questions nationales, et nationales-populaires, celle de la constitution d’une nation dans un double sens qui justement est typiquement français, à savoir la constitution tout à la fois de la nation et du peuple.

Pour Gramsci, le national et l’international vont ensemble et il s’intéresse à la France pour ce que la France a de spécifique mais aussi pour ce qu’elle lui dit sur l’Italie. C’est pour cela qu’il était intéressant d’aborder de front dans un même livre des questions qui ont trait plutôt à sa formation, et à l’importance de la France dans sa formation, et ses affinités pour la France qui sont effectivement indéniables, à commencer par un premier fait qu’on ne relève pas toujours : la seule langue qui est évidente pour Gramsci, au-delà de l’italien, c’est le français. Très vite il maîtrise le français et il le maîtrise très très bien. Quand il fait des exercices de traduction dans les Cahiers, il traduit de l’allemand et du russe et fait des exercices d’anglais parce qu’il en a besoin, mais il ne traduit jamais du français. Il lit directement en français.

Ses affinités sont aussi liées au fait que sa culture est à la fois universitaire et politique. Cela commence en Sardaigne bien sûr, mais les années tout à fait décisives sont celles de Turin, à partir de 1911 quand il y arrive à tout juste vingt ans. C’est une culture qui est entièrement turinoise, c’est-à-dire qu’elle est située à Turin, au cœur de l’Université de Turin et au cœur du mouvement socialiste et des jeunes socialistes de cette ville, qui est la plus grande ville industrielle de l’Italie à ce moment-là. Celle où il y a la classe ouvrière la plus nombreuse et la plus organisée de tout le pays. De plus, il se trouve que Turin est un des lieux qui, pour des raisons historiques et géographiques évidentes, est un des lieux italiens les plus francophiles, les plus français même. Les échanges avec la France sont constants depuis toujours d’une certaine manière.

C’est pour cela aussi que nous avons insisté notamment sur deux domaines dans lesquels cette culture française est importante pour lui et où effectivement on peut voir des affinités très fortes qui se suffisent à elles-mêmes d’une certaine façon, et pas encore dans une perspective comparatiste. La formation universitaire et intellectuelle d’une part, à travers laquelle il se spécialise très vite en linguistique, sachant que la tradition linguistique italienne est en lien avec ces linguistes français dont on parle dans l’introduction. D’autre part, ce sont des intellectuels français de l’époque, des philosophes, des écrivains, qui interviennent en même temps dans le domaine politique, comme Bergson, Péguy, Rolland ou Barbusse, qui sont absolument décisifs et qui sont des points de référence pour lui. Dans tous ses textes de jeunesse, dans les journaux dans lesquels il écrit, avant même L’Ordine Nuovo, les deux principaux étant L’Avanti et Il Grido del Popolo, qui sont en fait des feuilles turinoises socialistes, les références à ces auteurs français sont omniprésentes.

Il y a une autre chose qui est fondamentale, bien sûr, c’est le statut spécifique de la France à travers son histoire politique.

C’est après, dans un deuxième temps, que la France l’intéresse dans cette perspective comparatiste, au même titre que d’autres pays. Gramsci est un lecteur omnivore et d’une curiosité extraordinaire. Il s’intéresse au monde entier en réalité. Dans les Cahiers, c’est impressionnant : il s’intéresse à toutes les cultures et aussi à toutes les histoires politiques dans ce qu’elles ont de spécifique et d’irréductible. Si Maurras l’intéresse, c’est que Maurras est un cas unique pour lui. Il considère que c’est quelque chose de tellement différent de ce qui se passe en Italie, même si c’est une autre forme de fascisme d’une certaine manière – bien qu’il ne le dise pas comme cela. Il y a une autre chose qui est fondamentale, bien sûr, c’est le statut spécifique de la France à travers son histoire politique.

Si on fait une espèce de synthèse de l’ensemble, au risque de schématiser un peu, on peut dire que la dimension de modèle que peut avoir la France, non pas en termes de valeurs mais en termes de processus historique, c’est le fait qu’à partir de la Révolution française, la France va présenter dans toute son histoire jusqu’au début du XXe siècle aux yeux de Gramsci une forme de constitution d’une hégémonie bourgeoise pleinement accomplie. C’est effectivement un des éléments qui permet à Gramsci – mais pas qu’à lui car c’était déjà le cas avant lui – de réfléchir constamment sur le Risorgimento en comparaison avec la Révolution française d’une part, et l’histoire de la France au XIXe et de la République d’autre part.  C’est cela qui en fait un point de comparaison indispensable pour l’Italie.

LVSL – Sur le rôle particulier de la France du point de vue de son histoire politique, on dit souvent qu’elle apparaît, au même titre que l’économie anglaise et que la philosophie allemande, comme une source majeure du marxisme. Elle attire logiquement l’attention de Gramsci. On a déjà parlé de la Révolution française qui fait partie évidemment des moments marquants qu’il analyse, mais ce n’est pas le seul. Quels éléments, quelles périodes de notre histoire sont les plus dignes de son intérêt et quel usage en fait-il dans sa réflexion ?

J.-C. Z. – Ce qui l’intéresse vraiment, c’est l’histoire de l’Europe après la Révolution, à savoir la période de « révolution passive » de la fin de la Révolution française à sa transformation en napoléonisme et le processus de transformation de l’Europe qui doit tenir compte de ce qui s’est passé pendant la Révolution française, en laissant les masses de l’époque à l’écart du centre-même de l’action politique. Il s’intéresse à tout et pas seulement à la France.

La lecture d’un grand livre de Benedetto Croce sur l’histoire de l’Europe l’interpelle, car il se demande comment on peut commencer l’histoire de l’Europe en enlevant le point de départ qu’est la Révolution française, parce que L’Histoire de l’Europe de Croce commence en 1815, précisément au moment où la phase expansive de la Révolution française et de son évolution napoléonienne était terminée avec le Congrès de Vienne.

Jean-Claude Zancarini 1
Jean-Claude Zancarini © Killian Martinetti

Il s’intéresse à l’ensemble de ces processus et par la suite, logiquement, au processus français, à ce qui se passe dans la politique française quand il écrit, ce que signifie à l’époque l’affaire Dreyfus et l’émergence de l’Action française. Mais le point de départ fondamental pour lui, c’est l’expérience jacobine qui le mène à avoir une réflexion sur ce qu’est la forme d’hégémonie pour une classe sociale, et surtout comment elle peut devenir une force hégémonique, ne pas être seulement une force dominante, mais aussi une force dirigeante et donc une force hégémonique.

Il lit cette expérience jacobine comme la capacité qu’a eue la révolution bourgeoise française à faire l’alliance entre la ville et les campagnes. C’est le point de départ à partir duquel il fait des allers-retours avec ce qu’indiquait Machiavel en Italie au XVIe siècle, qui n’a pas eu d’écho en Italie, qui n’a pas procuré à l’Italie le même type de force hégémonique qu’ont été les jacobins. C’est cela son intérêt pour la France. Un intérêt majeur qui est lié au fait que l’expérience politique de la Révolution française est un des points de départ fondamentaux de sa réflexion, parce que c’est le rapport entre la politique et la philosophie, qui interprète d’un point de vue philosophique la politique française.

Il y a un moment donné où la politique française et la Révolution française sont fondamentales pour fonder sa réflexion sur Machiavel, sa réflexion sur la politique et sa réflexion sur ce que doit être, pour une classe sociale, d’obtenir l’hégémonie, c’est-à-dire pas seulement les armes et l’action de coercition mais aussi l’action d’alliance et d’hégémonisation des forces paysannes qui sont la grande partie du peuple. Le Risorgimento n’a pas fait ça et donc la comparaison, la mise en parallèle de l’expérience française dirigée par les jacobins et l’expérience du Risorgimento où les forces radicales n’ont pas réussi à prendre la direction du mouvement, en particulier parce qu’ils n’ont pas posé cette question fondamentale que se sont posée les jacobins, à savoir l’alliance des villes et des campagnes. Ils ne l’ont pas posée parce qu’ils ne voulaient pas faire de réforme agraire et donner la terre aux paysans. Ils sont donc restés à la traîne des modérés, c’est-à-dire de la monarchie piémontaise et de ses porte-paroles politiques en particulier Cavour.

L’essentiel de son intérêt pour la France est là. Pour le reste, il s’intéresse aussi à la Chine par exemple, à l’Angleterre ou encore au Japon, mais c’est aussi lié à son expérience de l’internationalisme : il a beaucoup lu, mais a aussi rencontré de nombreux communistes du monde entier en particulier quand il était à Moscou pour représenter le Parti communiste d’Italie.

LVSL – N’y a-t-il pas quand même, chez Gramsci, un statut particulier du socialisme français ? Il cite beaucoup Sorel, Péguy, Barbusse et Rolland – d’ailleurs, étonnamment, il ne parle pas du tout de Jaurès. Comment analyse-t-il justement ce socialisme français et sa grande portée morale ?

J.-C. Z. – Il y a des gens qui l’intéressent comme des penseurs auxquels il fait référence, notamment pendant l’affaire Dreyfus, quand il découvre Charles Péguy. Une autre expérience de Péguy a lieu avec sa lecture de Notre jeunesse, c’est-à-dire le Péguy qui revendique une espèce de fusion pour la vérité qui doit informer l’action des républicains. Pendant la guerre et juste après la guerre le mouvement Clarté de Barbusse, la position de Romain Rolland, le refus de la guerre l’intéressent.

Gramsci prend aussi chez Sorel l’idée du mythe dans lequel peuvent se reconnaître les classes populaires. Il va l’italianiser avec l’idée du Prince nouveau comme un mythe sorélien.

Il y a l’idée d’un idéal, d’une foi, de la volonté humaine qui transcendent les éléments économiques, et qui est toujours présente chez lui. Barbusse joue un rôle majeur, il vient plusieurs fois à Turin pendant la période de l’Ordine Nuovo et le mouvement Clarté développé par Barbusse est un point de référence pour le mouvement de culture prolétarienne qu’incarne l’Ordine Nuovo.

Il prend aussi des choses chez Sorel : l’idée du mythe dans lequel peuvent se reconnaître les classes populaires. Il va l’italianiser avec l’idée du Prince nouveau comme un mythe sorélien. Ce n’est jamais une adhésion à l’ensemble des thèses. Il prend quelque chose qu’il va importer dans sa propre conception de l’action politique et de l’action culturelle au sens large du terme. L’éducation n’étant jamais coupée de l’éducation possible des masses populaires. Il a ces références-là, il n’y a aucun doute.

Mais il y a d’autres auteurs, d’autres nationalités avec lesquels il a un rapport important et qui lui permettent de penser à partir du moment où il commence vraiment à travailler sur Marx. Évidemment il y a Lénine, Engels, il fait le lien entre Hegel et Marx. Ensuite il y a les romanciers, et finalement, ceux auxquels il fait le plus référence, ce sont les Russes, en particulier Tolstoï et Dostoïevski, plus que les Français.

R. D. – Une chose assez éclairante qui peut être ajoutée, c’est le fait qu’il y a deux grands ensembles d’intellectuels, de pensées et de productions intellectuelles contemporaines qui sont fondamentaux dans ses écrits de jeunesse en particulier pendant la guerre. Les uns et les autres ne sont pas forcément des révolutionnaires mais lui sont utiles pour penser et donner des bases théoriques et morales – morales, le mot est effectivement extrêmement important – à sa propre position qu’il appelle intransigeante révolutionnaire. Or dans les deux cas, ce ne sont pas forcément des auteurs qui peuvent être considérés comme les plus révolutionnaires qui soient.

Du côté italien, il va chercher du côté de l’idéalisme en philosophie qui à ce moment-là est un peu l’avant-garde philosophique, dans les années 1910, Benedetto Croce ou Giovanni Gentile sont des philosophes qui ont et qui prennent de plus en plus d’importance mais qui ne représentent pas la philosophie académique à ce moment-là. Ce ne sont pas des révolutionnaires et pourtant, il trouve chez eux toute une série de notions et de concepts qui vont lui servir à penser sa propre position révolutionnaire.

L’autre groupe est effectivement une série de socialistes français, dont certains ne sont pas forcément les plus socialistes d’ailleurs ou ne le sont pas en tout cas dans tous leurs textes. Péguy ne l’est pas dans tous ses textes, Bergson ne l’est pas non plus, Barbusse l’est beaucoup plus, mais Rolland ne peut pas être entièrement assimilé à ce qui serait la déclinaison française du socialisme à cette époque-là. C’est tout autre chose. C’est le pacifisme bien sûr, et effectivement le volontarisme. C’est l’idée que les lois de l’économie et de l’histoire, qu’un certain marxisme défend comme étant un modèle d’explication du monde social, ne suffisent pas. Qu’il y a un engagement nécessaire, une réflexion et une organisation du rapport entre les intellectuels et les masses qui est nécessaire, des actions de type éditorial, publiques, qu’il faut mener dans l’espace public. Ces gens-là le disent et le font.

Or, il se trouve que Gramsci a besoin de ce type de positionnements et les met en avant parce que le socialisme italien, qui est à la fois fort et très varié, est quand même dominé par un courant réformiste qui, tout en parlant de révolution, en disant qu’elle va arriver, estime qu’en attendant on peut collaborer avec le gouvernement de Giolitti, avec les libéraux, que ce n’est pas un problème parce que de toute façon « l’histoire nous donnera raison ». Au-delà de la caricature, c’est comme cela que Gramsci voit ces gens extrêmement influents à la direction du Parti socialiste, et il les combat.

Tout cela évolue et l’arrivée de Mussolini, socialiste révolutionnaire à un moment, est très bien vue par des jeunes comme Angelo Tasca, Gramsci ou Togliatti, parce que c’est un de ceux qui donnent un grand coup de pied dans ce socialisme réformiste extrêmement dominateur dans l’Italie de ces années-là. Il y a aussi justement beaucoup d’échanges entre Croce, qui n’est pas du tout socialiste, et Sorel, qui lui l’est bien sûr. Sorel est très présent en Italie et pas seulement parce que des gens comme Gramsci le lisent mais parce qu’il est publié, traduit, lu – il y a même des textes de Sorel qui sont directement publiés en italien avant même d’être publiés en français. Ce sont des mouvements novateurs et il se trouve que ces réformistes sont finalement les plus marxistes à ce moment-là. C’est-à-dire que le Marx qui domine au sein de ce monde socialiste italien pendant les années de guerre, c’est le Marx de la Deuxième Internationale, hyper économiste, avec cette idée que les lois, les superstructures, les lois de l’histoire sont celles-là : le capitalisme va entrer en crise, d’ailleurs la guerre en est une des manifestations, et la révolution adviendra inexorablement quand il faudra qu’elle advienne.

Gramsci, dès qu’il est tout jeune, est contre ces idées-là et il sera toujours contre ces idées-là. Il va devenir marxiste, évidemment. Il ne l’est pas encore à ce moment-là. Les socialistes français sont importants pour Gramsci avant que Marx ne le devienne, parce que le Marx qui domine chez les socialistes italiens est celui qu’il conteste d’où d’ailleurs ce texte très célèbre, « La révolution contre le Capital » où sa première réaction face à la révolution d’octobre est de dire que les bolcheviques ont donné tort à Karl Marx. C’est à ce moment-là qu’il va se mettre à lire sérieusement Karl Marx et que les choses vont évoluer. Mais les Français ont cette position-là, d’être des outils pour penser une certaine forme de volontarisme et d’organisation d’une volonté collective qui fait que la politique doit primer.

LVSL – Justement, par rapport à l’histoire de la politique française, il y a une référence qu’on pourrait attendre de la part de Gramsci c’est celle de la Commune de Paris, dont on fête cette année le cent-cinquantième anniversaire. Ça n’a pas l’air d’être un événement qui l’intéresse particulièrement… A-t-il proposé une interprétation de la Commune de Paris, dans la lignée de Marx et de la littérature marxiste ?

J.-C. Z. – Il en parle très peu. L’événement politique majeur qui l’intéresse pour comprendre le Risorgimento italien, pour comprendre le fonctionnement des classes sociales et de savoir comment elles deviennent dominantes et dirigeantes, c’est le jacobinisme, c’est la Révolution française et l’expérience politique du jacobinisme.

Il cite quelquefois la Commune, mais très rarement, dans les Cahiers, comme «  la saignée » de la Commune, expliquant que cela marque une rupture entre la tradition jacobine et la tradition d’après. Il dit cela à propos de Sorel justement. C’est vraiment le seul endroit où il en parle, par rapport aux morts qu’il y a eu lors de la répression par les Versaillais. Il dit : « Là apparaissait ce nouveau peuple », qui n’était jusqu’alors pas présent, qui l’avait été autrefois, les ouvriers et les faubourgs parisiens qui n’ont pas été au cœur du processus et qui avaient de toutes façons été arrêtés par Thermidor. Ce qu’il dit, c’est que là émergeait un nouveau peuple qui n’était pas le même peuple que celui de la Révolution française mais celui du prolétariat urbain de Paris. Il est dans une situation où il se dit que Sorel a pensé qu’il pouvait être le porte-parole de cette nouvelle classe, de l’émergence de ce nouveau monde populaire et faisant cela il a développé ses théories sur le syndicalisme révolutionnaire. À part cela, il n’y a pas d’analyse spécifique de la Commune de Paris.

Zancarini et Descendre
Jean-Claude Zancarini et Romain Descendre en visio-conférence © Killian Martinetti

R. D. – C’est une hypothèse mais l’importance de la révolution russe est telle – de portée mondiale et en plus victorieuse – que cela efface les possibles raisons d’enquêter davantage sur l’histoire de la Commune de Paris. On peut interpréter les choses de cette façon.

J.-C. Z. – Ce qu’il met en parallèle, c’est la révolution de la bourgeoisie et le système d’alliance qu’a mis en place la Révolution française, et la révolution prolétarienne de 1917. C’est ce parallélisme-là qu’il établit. Cela dit quelque chose, cette évocation de la saignée de la Commune de Paris. C’est à ce moment-là qu’émerge un nouvel acteur politique, mais c’est ce nouvel acteur qui l’intéresse et qu’il va analyser, pas l’événement en lui-même. Ce qui est important c’est l’émergence d’une nouvelle classe, actrice de l’histoire, mais qui va se réaliser en Russie et pas en France.

LVSL – Nous avons parlé de l’influence des Lumières, du jacobinisme. Les articles qui traitent de ces liens entre Gramsci et les Lumières, de l’influence de Rousseau ou encore du jacobinisme posent le problème politique du passage du particulier à l’universel. Dans quelle mesure Gramsci s’inspire-t-il de ces théories dans sa réflexion sur la volonté collective nationale populaire et sur le volontarisme politique ? Identifie-t-il des limites dans la théorie du contrat social rousseauiste d’une part, et dans l’expérience du jacobinisme d’autre part ?

J.-C. Z. – L’intérêt pour les Lumières, pour Rousseau, vient du fait que, dans sa façon de penser, cela prépare la Révolution française. Sans entrer dans le détail des analyses qu’il fait sur Rousseau et l’éducation, au fond ce qui l’intéresse, c’est comment un mouvement culturel de longue durée prépare une transformation sociale.

Dans l’expérience jacobine, ce qui l’intéresse, c’est la politique. On est vraiment là à l’intersection entre l’hégémonie politique et culturelle avec une focalisation sur un processus culturel d’assez longue durée, cette mise en place des idées, du point de vue des sermons, des textes, des journaux, tout ce qu’on peut avoir comme traces de ce qui prépare culturellement la Révolution française ; c’est pour cela qu’il s’intéresse à plusieurs reprises au livre de Bernard Groethuysen, Origines de l’esprit bourgeois en France (Paris, 1927).

Il se dit qu’il faudrait qu’ils soient capables eux aussi de préparer une transformation prolétarienne radicale. Ces deux aspects fonctionnent en même temps. Son intérêt pour les Lumières et Rousseau d’un côté et son intérêt pour les jacobins de l’autre, sont de façon schématique d’un côté la focalisation culturelle et de l’autre la focalisation politique. Qu’est-ce qu’on fait pour transformer le monde ? Il faut une politique centralisée mais capable d’alliances ou en tout cas de résoudre au moins pour un moment par un processus d’alliances la contradiction fondamentale entre ville et campagnes, afin de constituer une hégémonie. Ils ont constitué une hégémonie en étant capables de ne pas laisser simplement les bourgeois des villes faire le travail.

S’ils n’avaient pas été capables d’avoir avec eux la majorité des paysans français avec les décisions politiques qui sont prises, ce qui s’est passé dans l’ouest de la France, en Vendée, se serait passé partout et Paris n’aurait pas tenu. Sans cette capacité des jacobins à faire ce bloc – même s’il n’était pas complet puisqu’il y a eu les mouvements royalistes en Vendée –, s’ils n’avaient pas été capables de l’obtenir massivement au niveau de la population française, ils n’auraient pas gagné. C’est vraiment cette question-là, mais sous ces deux aspects, avec ces deux points de vue, l’un culturel/politique et l’autre politique/culturel.

LVSL – Peut-on revenir sur les aspects fondamentaux de la distinction entre la volonté générale de Rousseau et la volonté collective nationale-populaire de Gramsci ? Gramsci reproche par exemple à la volonté générale d’être abstraite et de ne pas prendre en compte la situation historique…

R. D. – C’est un des aspects d’un phénomène plus large qui est vraiment intéressant à interroger chronologiquement – et c’est ce que font de façon différente à la fois Giuseppe Cospito et Giulio Azzolini dans le volume – : le fait que pendant toute une première période, celle de la jeunesse de Gramsci, que ce soit le jacobinisme, Rousseau ou les grands principes républicains issus de la Révolution française sont plutôt perçus d’un mauvais œil par Gramsci. En cela, il reflète une attitude qui est plus diffuse, et qui est commune à d’autres intellectuels italiens dès le XIXe siècle, dès l’époque du Risorgimento. Celle d’une Italie qui a subi ce qu’il pouvait y avoir de plus violent et négatif dans les prétentions à l’émancipation révolutionnaire française à partir du moment où elles étaient imposées de l’extérieur sur la base de grands principes : la justice, l’humanité pour l’humanité, l’idée d’universel, mais qui s’appliquaient par la violence et par les armes.

Gramsci ne va pas conserver la position marxiste typique de remise en question et de critique radicale des droits de l’homme, des Lumières comme ensemble de valeurs bourgeoises. Il va non seulement essayer de comprendre comment cela a été absolument fondamental dans la genèse du processus révolutionnaire en France mais aussi avoir des réflexions sur ces valeurs.

Dans le livre nous parlons « d’aversion initiale » de Gramsci. Quand on se penche sur les auteurs que Gramsci lisait le plus dans ces années-là, de jeunesse, et à commencer par Benedetto Croce, c’est omniprésent. C’est étonnant pour nous, français, de se dire que ces mots-là sont presque immédiatement péjoratifs. « Jacobinisme », à ce moment-là, c’est vraiment une critique, avec cette idée que ce sont des principes abstraits qui peuvent être pleins de bons sentiments humanitaires mais qui en réalité cachent une violence évidente, qu’on voit d’ailleurs dans les parties les plus violentes de la Terreur pendant la Révolution, et dans l’exportation de la Révolution en Europe ensuite.

Les choses vont évoluer : à la faveur d’un processus qui repose essentiellement sur la Révolution russe et notamment la revendication par Lénine d’un héritage du jacobinisme et sur la façon dont il lit parallèlement l’historien Albert Mathiez, mais aussi sur un retour plus large des Lumières et de ses valeurs, Gramsci ne va pas conserver la position marxiste typique de remise en question et de critique radicale des droits de l’homme, des Lumières comme ensemble de valeurs bourgeoises. Il va non seulement essayer de comprendre comment cela a été absolument fondamental dans la genèse du processus révolutionnaire en France mais aussi avoir des réflexions sur ces valeurs : si on réussit à faire ce que lui appelle une « société réglée » – qui a toujours une dimension future, utopique, qu’il n’identifie pas à la réalité de l’Union soviétique dans ces années-là, mais à laquelle il ne renonce jamais comme horizon communiste – la liberté, la fraternité, l’égalité sont des choses qu’il peut revendiquer et projeter dans ce futur-là.

Finalement, c’est un peu ce que montre le texte de Giuseppe Cospito : ces valeurs qui, au début, pouvaient être critiquées à la fois du point de vue des philosophes idéalistes italiens, et du point de vue de Marx et de ceux qui héritent de Marx, reviennent d’une certaine manière dans les Cahiers de prison comme un horizon possible. Il y a effectivement la question de l’universel, du passage du particulier à l’universel, du règne de la nécessité au règne de la liberté.

LVSL – À quoi renvoie exactement la volonté collective nationale-populaire pour Gramsci ? Pouvez-vous en donner une définition simple ?

J.-C. Z. – On pourrait traduire avec un mot d’ordre, celui de la Constituante en Italie, et que Gramsci va préconiser contre le fascisme. La volonté collective se définit par le fait que les gens peuvent s’y reconnaître, qu’elle n’est pas énoncée par des intellectuels coupés du peuple, mais qu’elle est au contraire le résultat d’une fusion au moins espérée au sein du peuple italien, ce qui veut dire au minimum les ouvriers et les paysans mais pas seulement, raison pour laquelle, dans les Cahiers, il parle plus généralement des subalternes. La volonté collective est donc cette articulation, le résultat de ce travail qu’il nomme parfois, avec ce terme de l’époque, un travail de transformation moléculaire.

Ce rapport permanent entre les intellectuels et les subalternes repose par ailleurs sur l’idée que les intellectuels et les subalternes ne restent pas à leur place, les uns ayant des capacités que les autres n’ont pas, et qu’il faut arriver à faire fusionner ces capacités. Il les appelle la capacité de sentir et la capacité de comprendre. Il faut donc une sorte d’osmose entre les deux et c’est cela qui peut faire émerger un mot d’ordre, des mots d’ordre qui seront l’expression de cette volonté collective nationale-populaire. En fait le moléculaire définit l’articulation qui va se faire, le passage permanent des dominants aux dominés, des intellectuels aux non-intellectuels, car les non-intellectuels apprennent auprès des intellectuels et les intellectuels apprennent auprès des non-intellectuels.

Par rapport au concept d’intellectuel organique, c’est simplement l’idée que chaque classe fait émerger ses propres intellectuels et que les subalternes doivent aussi faire émerger des intellectuels qui sont organiquement liés à eux. Cela nécessite un rapport entre les intellectuels traditionnels, ceux du moins qui se rangeront du côté des subalternes, et les subalternes eux-mêmes qui passeront de leur statut de subalternes à celui de personnes qui, par ce travail permanent d’osmose, par ce travail moléculaire, deviendront eux-mêmes des intellectuels organiques des subalternes.

R. D. – La volonté collective nationale-populaire est aussi d’une certaine manière le résultat escompté, constaté, d’une construction qui est celle d’un nouveau processus d’hégémonie au cœur duquel le rôle du Parti communiste est indispensable, mais qui ne se définit plus prioritairement en termes de classes. C’est l’opposé d’une stratégie de classe contre classe. C’est une stratégie dans laquelle l’échelle décisive est l’échelle nationale, pas en lien avec quelque forme de nationalisme que ce soit mais tout simplement parce que c’est l’échelle politique existante, réaliste, efficace, celle qui fonctionne, celle de l’histoire en train de se faire dans les années 1930.

Ce n’est pas un hasard si, alors que pendant longtemps il utilise le mot classe systématiquement, à partir d’un certain moment il parle de groupe, parce que […] la stricte séparation en termes économico-matérialistes de type classe n’est plus amenée à être opératoire.

C’est notamment en ce sens-là qu’il faut comprendre ce concept, au sens d’une échelle de l’action politique, qui est aussi l’échelle de l’État, et nationale-populaire au sens aussi où si une hégémonie des subalternes devient possible : c’est à partir d’eux qu’une forme de nouveau consensus peut se produire, qui réunisse dans une même direction les différentes classes. Gramsci ne fait pas de typologie. Ce n’est pas un hasard si, alors que pendant longtemps il utilise le mot classe systématiquement, à partir d’un certain moment il parle de groupe, parce que si on pense jusqu’au bout en termes d’hégémonie, en termes gramsciens, la stricte séparation en termes économico-matérialistes de type classe n’est plus amenée à être opératoire.

C’est donc cette volonté collective nationale-populaire qui prépare en quelque sorte une société sans classe, qu’il appelle une société réglée. Gramsci pense tout cela en termes de processus. C’est l’inverse de l’idée selon laquelle la révolution est inéluctable et imminente. Elle n’est pas du tout inéluctable, c’est tout un travail. Elle n’est pas du tout imminente, c’est un processus : on va vers elle et pour y aller on crée de nouveaux outils de pensée, qui ne prétendent pas sortir du marxisme, mais qui restent à l’intérieur de cette pensée qui s’appelle désormais philosophie de la praxis, avec une stratégie de long terme. Parallèlement, la dimension philosophique et la dimension stratégique vont de pair et impliquent de penser de nouvelles catégories, et celle-ci est absolument centrale.

C’est un processus au sens où Gramsci le pense comme tel mais aussi dans la façon dont il y arrive lui-même. C’est-à-dire que l’idée de volonté collective nationale-populaire émerge à la toute fin de 1931 et qu’elle est vraiment développée en 1932, alors que cela fait deux années qu’il travaille en prison sur ces questions.

J.-C. Z. – Ce qu’il faut bien avoir en tête pour comprendre, c’est qu’à ce moment-là,

la ligne de l’Internationale communiste, c’est la stratégie de classe contre classe, et Gramsci est complètement en opposition avec cette ligne. Il prend l’exact contrepied de ce qu’est devenu le stalinisme. Il écrit en sachant ce qui se passe en Russie, et c’est à ce moment-là qu’il y a vraiment une rupture.

LVSL – Il suivait aussi avec attention l’extrême-droite française, lisait régulièrement Maurras et l’Action française. Quel intérêt voyait-il dans l’étude de ces courants politiques qu’il combattait, qui lui étaient opposés ? Est-ce que les mouvements conservateurs français servaient là aussi de point de comparaison avec le fascisme italien ou faisaient-ils l’objet d’un intérêt particulier de la part de Gramsci ?

R. D. – Cet intérêt renvoie à plusieurs aspects, et il évolue au fil des années. Il porte un intérêt à ces mouvements bien avant les Cahiers. Il s’y intéresse dans une optique qui est à la fois stratégique et politico-culturelle, c’est-à-dire qu’il voit très vite que l’Action française est un mouvement assez particulier. Ce ne sont pas les idées qui l’intéressent mais le mouvement. D’abord, c’est un journal. Il s’intéresse à tout ce qui – y compris à l’opposé de l’échiquier politique, chez les ennemis directs – peut avoir eu une efficacité dans l’organisation de la politique et de la culture à partir des outils que sont en particulier les journaux à ce moment-là.

Ce qui est intéressant en plus dans le cas de l’Action française, c’est qu’il s’agit d’un mouvement extrêmement élitiste et qui est en même temps populaire. C’est quelque chose qui ne peut qu’intéresser Gramsci, ne serait-ce que par curiosité, et c’est quelque chose d’uniquement français. Il parle de cela comme d’un « jacobinisme à l’envers ».

L’Action française comme journal l’intéresse d’abord et avant tout car il s’agit d’une de ces expériences où la dimension du journalisme et de l’édition rencontre le lien entre la politique et la culture, le débat d’idées et l’implication des intellectuels d’une part, et d’une partie beaucoup plus large de la population d’autre part. Il ne s’agit bien sûr pas de dire que c’est l’équivalent de l’Ordine Nuovo à l’extrême droite, mais ça l’intéresse à ce titre-là, comme un exemple de mouvement qui peut avoir un impact fort tout en n’étant ni un parti politique, ni un syndicat, et où l’action intellectuelle a une efficacité, où les idées ont une force.

Ce qui est intéressant en plus dans le cas de l’Action française, c’est qu’il s’agit d’un mouvement extrêmement élitiste et qui est en même temps populaire. C’est quelque chose qui ne peut qu’intéresser Gramsci, ne serait-ce que par curiosité, et c’est quelque chose d’uniquement français. Il parle de cela comme d’un « jacobinisme à l’envers ». Évidemment, on ne comprend l’expression que si on a le sens premier du jacobinisme, chronologiquement, pour Gramsci, c’est-à-dire une idéologie humanitaire avec des grandes idées de justice, d’égalité, mais qui est très abstraite et martelée. C’est un « jacobinisme à l’envers » parce que c’est l’envers du jacobinisme et des idées de la Révolution française, mais cela marche de la même manière. Que cela fonctionne l’intéresse. C’est un premier point.

Un autre point extrêmement important, c’est un exemple très précis de son intérêt pour la France. Est-ce que la France l’intéresse pour elle-même ou pour l’Italie ? Les deux. D’un côté c’est quelque chose de typiquement français et en même temps ça l’intéresse parce que dans les années 1920, et tout particulièrement à partir de 1926, il y a un renversement avec une très forte condamnation de l’Action française. Elle se voulait catholique, mais tout le monde au sein du mouvement n’était pas d’accord. Une partie des catholiques se retrouvaient dans l’Action française et une partie de la hiérarchie aussi mais en 1926, le Pape Pie XI condamne l’Action française et se met à l’attaquer très durement.

Ce qui l’intéresse beaucoup dans tout cela c’est qu’on a parallèlement en Italie un rapprochement très fort entre le pouvoir fasciste et le Vatican qui va aboutir au Concordat, aux accords du Latran en 1929, donc un traitement très différent, au même moment, pour des idées communes. Certes, il s’agit de doctrines différentes dans les deux pays mais il y a beaucoup de choses en commun entre le fascisme italien et le mouvement de l’Action française maurrassien. Il analyse avec une certaine ironie et surtout beaucoup d’intérêt le fait que l’Église va avoir deux poids deux mesures, deux discours différents, ce qui lui permet de mettre en évidence la teneur profondément politique des positions de l’Église. À travers cette analyse comparée, il étudie des tendances de fond, qui ne sont ni vraiment idéologiques, ni vraiment religieuses, mais profondément politiques, dans les choix que fait l’Église à ce moment-là dans l’Italie de Mussolini.

LVSL – Par rapport à l’hégémonie de l’extrême-droite française sur l’extrême-droite italienne, vous reprenez dans l’ouvrage un passage assez ironique dans lequel l’Action française parle du « stupide XIXe siècle » et où l’extrême-droite italienne reprend cette expression alors que le XIXe renvoie en Italie à une tout autre réalité. Gramsci se servait de cet exemple pour montrer une sorte de colonisation des intellectuels italiens par les intellectuels français, alors même qu’ils critiquaient le modèle français. Est-ce lié selon lui, à l’absence d’intellectuels nationaux-populaires italiens à l’époque ?

R. D. – On évoque ce passage sur le « stupide XIXe siècle » dans notre introduction mais c’est surtout Marie Lucas qui le commente. Gramsci explique que cette expression de Léon Daudet n’a de sens que dans un contexte français. En Italie, on ne fait pas référence aux mêmes choses si on parle du XIXe siècle donc effectivement c’est un signe : les mêmes qui disent du mal de la France ne se rendent même pas compte eux-mêmes qu’ils reprennent des expressions qui n’ont de sens que dans un contexte français et montrent par là qu’ils sont finalement tout à fait sous la domination idéologique de ceux qu’ils dénoncent. Mais ce sont surtout des intellectuels liés au fascisme, ce ne sont pas des fascistes en tant que fascistes.

J.-C. Z. – À mon sens, toutefois, on ne peut pas dire que l’Action française est un mouvement fasciste. C’est un mouvement réactionnaire qui a des idées politiques très à droite, mais il diffère historiquement et idéologiquement du fascisme.

R. D. – Oui, l’idée n’est pas de dire que l’Action française est un mouvement fasciste, c’est davantage lié à l’opposition entre position monarchiste et position républicaine. Gramsci revient sur le fait que dans un contexte français, l’Église, Rome, est tout à fait d’accord avec les positions républicaines et condamne le monarchisme de l’Action française. En revanche en Italie il est hors de question d’être républicain. Cela l’intéresse plus par rapport à la position du Vatican.

LVSL – Ce mouvement de balancier comparatiste entre la France et l’Italie avec cet exemple pose la question de la traduction qui est majeure dans l’œuvre de Gramsci. Dans l’introduction de votre ouvrage, vous détaillez l’influence de la linguistique française du début du XXe siècle sur sa réflexion. Cette thématique de la traduction au sens fort du terme est centrale dans la lecture que vous faites de l’œuvre gramscienne. Comment interprétez-vous cet apport de la formation linguistique à la réflexion de Gramsci ?

R. D. – Ce sont deux périodes tout à fait différentes. Tout ce qu’il développe sur la question de la traduction qui va jusqu’à en faire une catégorie, la traductibilité du langage qui devient centrale dans la façon dont il pense la philosophie de la praxis, c’est la période des Cahiers de prison, bien avancée, après plusieurs années de réflexion, dans les années 1930.

La linguistique française est vraiment liée à sa formation – et là on est dans les années 1910. C’est tout un ensemble de visions de la langue comme un « fait social total », pour employer l’expression de Durkheim. Une langue qui est le produit de l’histoire, de la géographie, de la société elle-même et des interactions entre classes sociales, entre groupes. C’est à la fois une dimension sociale complète – la façon dont on voit la langue et son évolution – et l’interprétation de la langue comme étant entièrement un phénomène à penser historiquement, en tant que produit historique. Cela ne concerne pas que les Français. Nous en avons parlé dans ce volume qui était consacré à Gramsci et la France, et nous voulions rappeler et approfondir des choses qui ont déjà été dites par des spécialistes et en particulier par Giancarlo Schirru.

Se demander comment les langues se développent, comment elles s’imposent, comment elles fonctionnent, permet de penser comment une hégémonie peut se constituer.

Nous avons poussé l’enquête dans cette direction. Un livre fondamental par exemple est l’Essai de sémantique de Bréal, qui est cité dans les Cahiers et dont certaines notions réapparaissent dans les Cahiers, pas tant pour la question de la traduction et de la traductibilité que pour la question de la langue et du langage comme conception du monde et l’importance de tout ce qui est de l’ordre de l’idéologie dans le cadre d’une pensée de l’hégémonie, à partir d’un modèle qui est celui du langage. Se demander comment les langues se développent, comment elles s’imposent, comment elles fonctionnent, permet de penser comment une hégémonie peut se constituer.

Par ailleurs, il y a une dimension plus épistémologique dans cet héritage de la pensée linguistique, notamment française, de Gramsci qui est par exemple de toujours savoir que les concepts qu’on utilise et en particulier ceux du matérialisme historique, à partir même du concept de matérialisme lui-même, sont des métaphores. Il développe l’idée que le langage est profondément métaphorique et que nos outils conceptuels comme par exemple infrastructure et superstructure sont des métaphores pour expliquer avec des outils méthodologiques ce qui paraît être le fonctionnement du réel : ce sont des façons de le comprendre et non pas des dogmes, des vérités.

Tout cela est extrêmement important aussi dans le rapport que Gramsci entretient avec la philosophie dans laquelle il se reconnaît, qui doit énormément à Marx et Engels, une philosophie avec laquelle il ne faut surtout pas avoir un rapport dogmatique. Dès qu’on oublie que ces concepts fondamentaux sont des métaphores, on a avec eux un rapport dogmatique.

Un exemple de métaphore est la notion de « loi » appliquée à l’histoire : Gramsci refuse cette application à l’histoire de la notion de loi au sens des sciences naturelles. Mais justement, pour lui, il y a une autre science importante qui décrit un certain nombre de lois, c’est la linguistique historique. La loi étant le résultat du processus d’abstraction produit à partir du constat de l’existence de régularités historiques. Il y a des lois du langage. On sait que tels mots prononcés dans telle région à telle époque vont se transformer de telle et telle manière non pas parce qu’on peut le prévoir mais parce qu’on le constate. De là on tire une loi, une loi phonétique par exemple, qui n’est jamais que la description d’une régularité. C’est la même chose pour les lois de l’histoire, les lois de l’économie.

Ce sont des outils qui lui viennent de la linguistique et il nous importait dans ce livre de rappeler que c’est écrit de façon très claire dans les textes de Meillet, qui était une des références de Gramsci quand il étudiait la linguistique avec son professeur Bartoli à Turin. Ce sont des choses qu’on retrouve encore dans les Cahiers de prison et ce qui est assez étonnant, c’est que les tout derniers textes des Cahiers de prison sont écrits au printemps 1935 et c’est le dernier cahier spécial qui est sur la linguistique. Il commence donc par cela dans ses études les plus sérieuses quand il est tout jeune et il termine avec des questions de grammaire historique à la toute fin. Cela a eu une importance de longue durée pour lui.

LVSL – L’œuvre et la vie de Gramsci ont longtemps été méconnues en France. Choisir de retracer et d’analyser les différents aspects qui lient l’œuvre de Gramsci à la France s’inscrit-il d’une certaine façon en réponse à la réception particulière que ce dernier a connue dans notre pays ?

J.-C. Z. – Il n’est pas tout à fait exact de dire qu’il n’y a pas eu de réception de Gramsci. Il faut en faire une historicisation. Brièvement, Gramsci a été reçu, lu et traduit en France. Ce qui pose problème c’est que le Gramsci que l’on reçoit d’après la guerre, c’est le Gramsci du PC italien. C’est important car le gauchisme italien, tout le courant de l’extrême-gauche pendant très longtemps ne l’a pas reçu, pas lu, parce que c’était le PC italien. Gramsci a été construit par le PC italien et en particulier par Togliatti et ses proches camarades comme une icône du PC italien, qui a fondé son parcours en se référant à Gramsci jusqu’à l’eurocommunisme.

En France, le PCF, qui regardait avec orthodoxie la ligne du PC italien, se disait qu’il n’allait pas reprendre Gramsci qui servait aux communistes italiens à justifier leurs propos, en faveur de l’eurocommunisme, contre la ligne de l’URSS. Au milieu des années 1960 à l’Union des étudiants communistes, il y a un bureau « italien », dans lequel on trouve par exemple Alain Forner, Pierre Kahn et Bernard Kouchner. Ce bureau s’oppose à la ligne officielle du PCF. Il y a donc eu une réception par un courant qui se réclamait du marxisme.

Au moment où il n’y a pas encore de distinction entre PC italien et PC français, il y a tout de suite la traduction des Lettres. La première édition des Lettres est pour le coup complètement fabriquée par Togliatti avec des omissions, des coupures, qui en fait une bonne édition littéraire à tel point qu’elle remporte un grand prix de littérature italien (le premio Viareggio) dès l’année de sa parution. C’est traduit tout de suite en français par les maisons d’édition du PCF.

Ensuite il y a cette distinction qui se fait, qui est liée à la lecture du PCF qui est assez réticente envers les lectures de Togliatti allant vers l’abandon de la dictature du prolétariat car il y a encore des débats sur la question de garder ou pas la dictature du prolétariat dans les années 1970. Donc la réception de Gramsci est complexe. Ce n’est pas une non réception ou un retard de réception. Il y a ensuite le rôle d’André Tosel, qui reste au parti mais qui est de formation catholique, qui est important. Il y a aussi des lecteurs de Gramsci, qui se réfèrent à Gramsci mais qui passent à la droite, comme Hugues Portelli par exemple.

En 1975, à peu près en même temps que Portelli, mais avant Tosel, sort un livre extrêmement important, celui de Christine Buci-Glucksmann, Gramsci et l’État (1975), qui est détachée du lien avec le PCF, dans un rapport critique. Ensuite ce sont des marxistes hétérodoxes, d’extrême-gauche, comme Robert Paris plutôt lié au courant « bordighiste », du nom d’Amadeo Bordiga, premier dirigeant du parti italien, avant Gramsci, qui fait l’édition des Écrits chez Gallimard puis l’édition presque complète des Cahiers aussi chez Gallimard. Il fait cela pour embêter les « staliniens » ! Mais avant cela il y a des anthologies, par exemple Gramsci dans le texte, aux Éditions sociales, par Tosel qui a une position compliquée : il reste au parti mais il est très ouvert aux propositions politiques du PC italien. Pour répondre à votre question, non, cette question de la réception n’a pas vraiment joué dans notre démarche.

R. D . – Un autre aspect de votre question portait sur le fait que plus récemment, il y eu une sorte de retour de Gramsci, voire de Gramsci-mania, où tout le monde se dit gramscien et personne ne sait de quoi il parle, et dit beaucoup de grosses bêtises. À la radio, on a entendu récemment Philippe de Villiers déclarer, tout fier, qu’il avait lu Gramsci dans le texte, mais à écouter la suite de l’interview, on se rend compte que c’est faux, ou alors qu’il n’y a pas compris grand-chose. Le dernier en date à se dire « gramscien », n’est autre que Jean-Michel Blanquer. On ne voit pas trop le rapport.

LVSL – Justement, quel regard portez-vous sur les usages actuels et très contemporains de la figure de Gramsci, cité à droite à gauche ?

R. D. – Ce qui revient toujours, ce sont ces deux idées finalement assez semblables : « hégémonie culturelle » et « bataille des idées ». « Il faut gagner la bataille des idées, comme le disait Gramsci », dit-on, or il n’a jamais dit cela comme ça. Certes, il y avait une rubrique « la bataille des idées » dans L’Ordine Nuovo, mais c’est la seule chose historiquement vraie dans cette référence.

L’hégémonie culturelle qu’on attribue abusivement à Gramsci est par ailleurs un concept passe-partout qui veut tout et rien dire, qui réduit la pensée gramscienne et notamment toute sa dimension stratégique à dire : « il faut qu’il y ait beaucoup d’intellectuels de notre côté et que leur voix domine les médias ». C’est en fait le Gramsci vulgarisé par la Nouvelle droite d’Alain de Benoist. Un des enjeux de ce livre, même si nous ne l’avons pas formulé comme cela, c’est que traiter en France la question de la France de Gramsci, c’est affirmer qu’une bonne connaissance de Gramsci est intéressante non seulement pour Gramsci lui-même, non seulement pour ceux qui s’intéressent à lui, mais aussi pour tous ceux qui s’occupent de la France, d’une certaine manière.

Avec ce livre, nous prenons le contre-pied de la méconnaissance de Gramsci : à l’usage superficiel qui en est couramment fait en France, nous opposons la connaissance extrêmement fine, profonde et de longue durée que Gramsci avait de la France.

En effet, sur la question fondamentale de l’histoire de France, de la culture ou de la littérature françaises, Gramsci a des choses à apporter que les spécialistes de ces domaines en France ne connaissent pas du tout et dont ils n’ont même pas idée. Alors que nous avions tous les deux travaillé sur Gramsci il y a très longtemps, que nous nous y étions intéressés de près des années plus tôt, nous avons repris ce travail d’abord avec l’idée qu’avec nos propres outils, nous pouvions faire entrer dans le débat intellectuel français un rapport à Gramsci qui soit nouveau, philologiquement et historiographiquement beaucoup plus précis et pertinent, et le diffuser.

Car ce n’est pas nous qui inventons tout cela. Il y a un travail énorme qui est fait depuis plus de vingt ans à tous les niveaux autour de l’œuvre de Gramsci, qui fait que nous connaissons et comprenons infiniment plus de choses que vingt ans plus tôt. Avec ce livre, nous prenons le contre-pied de la méconnaissance de Gramsci : à l’usage superficiel qui en est couramment fait en France, nous opposons la connaissance extrêmement fine, profonde et de longue durée que Gramsci avait de la France, et ses analyses qui peuvent intéresser des gens qui ne s’intéressent pas spécifiquement à lui.

France de Gramsci
ENS Editions, 2021.

J.-C. Z. – Il y a une fable de La Fontaine qui doit s’appliquer à ces personnes qui citent Gramsci sans véritablement le connaître, et qui s’intitule « L’âne vêtu de la peau du lion » :

« De la peau du Lion l’Âne s’étant vêtu / Était craint partout à la ronde, / Et bien qu’Animal sans vertu, Il faisait trembler tout le monde. […] / Force gens font du bruit en France / Par qui cet apologue est rendu familier. / Un équipage cavalier / Fait les trois quarts de leur vaillance. »

Je crois qu’elle les décrit assez bien, oui.

« La littérature contre l’ordre hégémonique : attaquer sa langue » – Entretien avec Sandra Lucbert

Sandra Lucbert
Sandra Lucbert © Bénédicte Roscot

Sandra Lucbert est écrivaine, elle fait paraître en cette rentrée littéraire son troisième livre, Personne ne sort les fusils, aux éditions du Seuil. Ce texte hybride, qui repose sur l’art du montage, relate avec une fureur pamphlétaire le procès France Télécom-Orange qui s’est déroulé au printemps 2019. L’écrivaine y dénonce l’emploi de ce qu’elle nomme la « Langue du capitalisme néolibéral », devenue langue hégémonique qui broie ceux qui la parlent. La littérature devient ici un explosif, un projectile, chargé de dynamiter les rouages de la rhétorique managériale. Personne ne sort les fusils possède une force de frappe nouvelle, qui justement, nous invite à engager le combat. Le livre est aujourd’hui en lice dans la première liste du Medicis Essais 2020. Entretien réalisé par Noémie Cadeau.


Le Vent Se Lève – Vous rendez compte au début de votre ouvrage de nombreuses voix (internautes, presse, acteurs politiques et judiciaires), qui ont comparé le procès France Télécom, un événement tout à fait inédit, où l’on incrimine pour la première fois une organisation du travail, au procès de Nuremberg ou d’Eichmann. Comment traiter une analogie historique aussi lourde, mais pourtant si entêtante et si omniprésente ?

Sandra Lucbert – C’est en effet la question. Il m’a semblé vraiment frappant et significatif que cette comparaison, aux contours d’ailleurs flous, revienne sans cesse pendant le procès, formulée par des gens de tous bords. J’ai écrit Personne ne sort les fusils pendant l’été 2019, dans la continuité des audiences, et à ce moment-là, le livre de Johann Chapoutot, Libres d’obéir, qui traite avec les outils de l’historien de la question des analogies possibles entre la « gestion des hommes » nazie et le management néolibéral, n’était pas encore sorti. La question n’était pas du tout débattue clairement avant cette parution, et la récurrence de l’analogie, allusivement ou ouvertement, n’en était que plus marquante, et plus significative de quelque chose. La formule « Nuremberg du management » est un tweet sélectionné par le community manager du Figaro live Les Décrypteurs, consacré au procès en mai 2019, mais aussi bien, à l’autre bout du spectre politique, je l’ai aussi retrouvée dans Fakir. De même, la comparaison des situations nazie et néolibérale a été faite aux audiences : par la défense (l’avocat du P-DG de France Télécom), par l’accusation (dans le réquisitoire de la procureure) : il va sans dire qu’une tentative de clarification de ce qui se jouait dans le procès France Télécom ne pouvait pas détourner la tête de ce qui insistait tant.

Mes outils à moi sont littéraires et psychanalytiques. Je remarque que ça fait retour, je fais donc un relevé, et, précisément, parce que c’est problématique, je commence par là. En psychanalyse, on sait bien que la pire chose à faire d’une formation signifiante commune récurrente, très chargée et aux contours vagues, c’est de la laisser vaquer à son travail souterrain sans la porter au clair. C’est lourd, c’est partout, ça clive très fort et tout le monde s’excite sans vouloir penser. Alors on y va, on travaille le point, puisqu’il est là et qu’il est explosif. Si on ne le travaille pas, c’est simple, il reviendra sous forme de passage à l’acte ou de maladie. Je pense que ça fonctionne de même avec le corps collectif (avec quelques nuances mais ce n’est pas le lieu d’un dépliage conceptuel). Et oui, travailler des associations d’idées aussi lourdes, c’est inconfortable. Mais écrire sur le procès France Télécom, de toute façon, ce n’était pas exactement une villégiature.

“L’hégémonie des énoncés de la langue néolibérale barre la route à la pensée.”

Si je poursuis la comparaison avec la psychanalyse, au fond je n’avais pas le choix : l’impuissance à qualifier la violence structurelle propre au néolibéralisme se disait dans le recours à cette comparaison faute de mieux — et de ce fait il y avait là le symptôme de quelque chose. Le symptôme de quoi ? De l’absence complète d’une extériorité aux catégories néolibérales. L’hégémonie des énoncés de la langue néolibérale barre la route à la pensée. Les dominés de cet ordre n’ont plus la possibilité de faire concorder ce qu’ils constatent avec des formulations. Le règne d’une langue, ça donne ça : ça empêche les gens d’élaborer ce dont ils souffrent, et ça les pousse à la seule analogie disponible.

C’est ainsi que je fais jouer les deux procès : pour les différencier l’un de l’autre et établir que justement, dans le cas du procès France Télécom-Orange, on ne juge pas les exactions néolibérales depuis un ordre qui leur soit extérieur, mais depuis cet ordre même. Autrement dit, on ne le juge pas complètement : tout se déroule selon les normes qui justifient ceux qui comparaissent.

LVSL – « Le procès France Télécom est l’histoire d’un enlisement grammatical », écrivez-vous dans l’un des premiers chapitres du livre. Tout au long de l’ouvrage, vous étudiez la langue des managers, que vous nommez la LCN (langue du capitalisme néolibéral) : pourquoi cette réflexion constante sur les mots ?

S. L. – D’abord, la LCN n’est pas seulement la langue des managers, elle est la Langue du Capitalisme Néolibéral. Ce n’est pas du tout la même chose. La langue des managers est un compartiment de la LCN. Or la LCN est la langue d’un monde, et si on prend la partie managériale pour le tout néolibéral, c’est parce qu’on ne voit pas le tout. C’est ce tout, justement, que je voulais rendre visible. Un tout qui est en fait un certain rapport de domination.

Comme son nom l’indique, la LCN est la langue d’un régime particulier de valorisation du capital : la valorisation financière désencastrée de toute régulation socio politique qui lui serait contraire – ou même seulement contrariante. Cette langue est donc d’une extension bien plus vaste que le seul parler managérial : elle est ce que Gramsci appelle une langue hégémonique. Un ensemble d’énoncés qui transforme un rapport de domination en direction de tout un corps social. Par conséquent, elle est partout : dans la totalité des médias mainstream, dans les rapports rendus au gouvernement, dans la bouche de tous les personnels politiques, dans les catégories psychiatriques du DSM, dans les livrets verts de l’UE, au tribunal aussi bien que dans un magazine de management.

C’est parce que la LCN est un langage collectif infiniment plus vaste que le seul parler managérial que je peux écrire que le procès France Télécom est « l’histoire d’un enlisement grammatical », et que la question de la langue a tant d’importance. C’est un procès impossible, parce qu’il entreprend de juger un monde depuis lui-même ; de juger une certaine forme de capitalisme depuis la langue de cette forme de capitalisme. Cette langue – la LCN – est notre langue courante: telle a été ma découverte au procès. C’est notre langue, et elle nous tue. Car le propre du “C’est comme ça”, c’est qu’il est parlé par ceux qu’il dessert aussi bien que par ceux qu’il sert – ce que Bourdieu, quant à lui, appelait la violence symbolique. La langue du néolibéralisme ligotait la langue judiciaire : la grammaire selon laquelle se déroulait le procès, c’était la même que celle de l’ouverture du capital en 1996, qui justifiait les prévenus et continuait de délégitimer les parties civiles.

J’ai essayé de nous faire apercevoir cette langue et la manière dont elle nous agit, c’est-à-dire d’ouvrir l’espace nécessaire à qualifier et la langue qui nous parle, et le monde qu’elle réalise. En l’espèce : celui de l’ajustement indéfini au bon vouloir actionnarial. Contre cette automatisation dont on peine à mesurer les effets, il n’y a qu’une solution : s’astreindre à arracher la langue hégémonique de nos réflexes. Ce qui demande d’en cerner les contours (lui donner un nom, pour commencer) et, corrélativement, de mettre au jour le monde qu’elle exprime à travers nous, et dans l’intérêt de qui. LCN est une référence au linguiste Klemperer, qui avait entrepris ce travail avec la langue du IIIe Reich (qu’il appelle LTI : Lingua Tertii Imperii.  Et chez moi : Lingua Capitalismi Neoliberalis) : pour lui résister.

© Editions du Seuil

LVSL – Vous parlez de « maltraitance délibérée » pour décrire les procédés par lesquels les dirigeants de France Télécom ont mené leurs employés au suicide. Le cas de Madame G. est emblématique : elle a tour à tour été exploitée à mort, puis installée dans un bureau vide, sans tâche.

S. L. – La maltraitance délibérée est avérée. Prouvée par les documents rassemblés dans l’ordonnance de renvoi qui parlent de « déstabilisation positive » à appliquer aux « CDI sans chaise ». Prouvée par les méthodes auxquelles l’entreprise Obifive a « formé » les managers pour les plans Next et Act, qui étaient (entre autres raffinement de torture) l’adaptation d’un manuel de psychologie dépliant les étapes du renoncement à la vie chez les cancéreux en phase terminale. Maltraitance prouvée enfin par les documents internes à France Télécom-Orange qui ont été rassemblés par la police, révélant des consignes des directions incroyablement violentes, qui bien sûr se répercutaient en cascade dans les hiérarchies. Du reste, rien de très surprenant : elles découlaient des directives données sans ambages par les dirigeants (il faut faire les 22000 départs « par la porte ou par la fenêtre » les termes du PDG Didier Lombard). Il suffisait d’assister au procès, de voir défiler des parties civiles broyées, dix ans après les tortures psychiques subies, pour que disparaisse le moindre doute quant à l’atteinte aux personnes, corps et âme, qui s’était jouée à l’époque des plans Next et Act. L’onde de choc s’en répercute encore.

LVSL – Comment en est-on arrivé à un tel stade de déshumanisation et d’aliénation au travail ?

S. L. – La déshumanisation, elle tient tout d’abord à la rationalité économique, qui est intrinsèquement chosificatrice. Elle instrumentalise en effet tout ce qu’elle investit : la nature et les humains sont des intrants comme les autres – ainsi que les appelle la langue économique. Le facteur travail et le facteur capital sont traités de la même façon : on les utilise ou on les met au rebut, et c’est là l’opération logique et langagière de la chosification.

Vous me demandiez tout à l’heure pourquoi le langage avait tant d’importance. Précisément, les appareillages d’ajustement langagiers du management ratifient et banalisent les opérations d’instrumentalisation ainsi instituées. Qu’on pense à des créations langagières comme masse salariale, ressources humaines, qui – existences individuelles noyées dans l’indifférenciation – devront être ajustées, au moyen de déstabilisations positives, d’accompagnement au changement, de formations tout au long d’une vie. Tout ceci banalise des opérations d’une violence extrême mais qui n’est plus aperçue par les agents. C’est la même analyse que celle de Klemperer dans LTI : une langue technique devenue hégémonique, instituant des différences de droit entre les humains en fonction de l’objectif de productivité qu’elle se donne, peut faire que tous les moyens soient permis en vue de cet objectif.

Vous précisez à mon avis à juste titre que la déshumanisation, dans le cas France Télécom, est portée à un stade inouï. En effet, parce que le capitalisme financiarisé repose sur une forme de propriété particulière : celle de la liquidité financière. Il s’agit un rapport de non engagement, rendu possible par la déréglementation, au départ avec les actifs financiers. Le nombre des intervenants, l’ampleur des masses financières en circulation et surtout la levée de toute contrainte aux transactions, ont fait qu’à tout instant un acheteur trouve vendeur, et un vendeur acheteur, donc qu’on puisse aussitôt revendre ce qu’on vient d’acheter pour acheter autre chose – indéfiniment. Telle est la forme de la rationalité économique pour nous : c’est la parfaite fluidité garantie au désir de l’investisseur financier. Ce n’est même plus l’horizon de chosification de toutes les classes d’objets, mais de la liquéfaction de toutes choses (les humains et la nature, donc) qui est en son principe. De là, le stade d’instrumentalisation des humains et de la nature auquel nous sommes rendus : un vrai cauchemar.

À quoi j’ajoute que, par l’effet de la violence symbolique, les travailleurs parlant la langue qui les promet à la liquéfaction, ils intériorisent la norme jusqu’à n’avoir d’autre issue psychique que le suicide, au lieu de retourner la violence contre qui la leur inflige.

LVSL – Au terme du procès, estimez-vous que justice ait été rendue ?

S. L. – Symboliquement, oui. Effectivement, non. L’extraordinaire cour présidée par Cécile Louis-Loyant a rendu justice de manière exemplaire dans la limite de ce qu’autorisait l’inclusion du tribunal dans le monde néolibéral. Donc : reconnus coupables de harcèlement systémique, c’est-à-dire du harcèlement de 120 000 salariés, les prévenus s’en sont tirés avec 15000 euros d’amende… Condamnation exemplaire, peines dérisoires, capacités de nuisance inentamées.

Qu’est-ce que cela révèle ? D’une part, cela permet de constater qu’il demeure une extériorité de la justice, qui peut toujours constituer un des domaines institutionnels où l’on pense, agit et décide selon des logiques qui ne sont pas directement celles de la valorisation du capital. Des logiques qui, le cas échéant, peuvent même s’y opposer. Sans quoi la condamnation n’aurait pas eu lieu, d’autant que l’habitus des magistrats les rapprocherait plutôt des prévenus bourgeois et les inclinerait par conséquent inconsciemment à la mansuétude. Donc réellement cette condamnation fait la preuve de la résistance de la sphère droit-justice.

Cependant, la peine est d’ordre symbolique, ou, comme l’a dit maître Teissonnière dans sa plaidoirie, elle relève de la fonction expressive du droit, celle qui consiste à déterminer ce qui est interdit dans un corps social (par différence avec la fonction répressive). Si le droit est limité à sa fonction expressive (encore une fois, ce n’est pas rien, mais hélas c’est trop peu), c’est à cause de la saturation du corps social par les catégories néolibérales. Du point de vue linguistique, il n’y a pas davantage d’énoncés alternatifs pour les agents de l’appareil de justice que pour nous autres. Et du point de vue juridique : le droit hérité du droit romain ne connaît que les personnes (physiques ou morales – il faut ici souligner que la création de la personne morale a été une avancée très importante qui a permis d’accroître considérablement l’espace du contentieux et du jugement, grâce à quoi de nombreux cas ont pu être portés devant la justice qui n’auraient pas pu l’être autrement). Or, la puissance du capitalisme s’est accrue dans des proportions considérables… et ses ravages structurels avec elle : le jugement interpersonnel est impuissant à les qualifier. Pour que ces destructions soient converties en nouveaux cas de justice, il faut des progrès de l’élaboration juridique permettant cette fois de ressaisir juridiquement et judiciairement l’effet des structures. Et le problème c’est que les évolutions du droit vont dans le sens inverse : les autorisations vont s’élargissant pour les comportements patronaux de maltraitance (droit du travail, droit social, droit environnemental), tandis que le droit des travailleurs est progressivement défait.

Ce qui fait que la justice doit juger les méfaits du capitalisme depuis une extériorité qui s’amenuise : les outils juridiques et langagiers orthogonaux au capitalisme sont en voie de réduction tendancielle. L’opération de justice s’en trouvait donc logiquement menacée d’annulation complète, et en tout cas très entravée.

LVSL – Quelle est la place d’une écrivaine, d’une littéraire dans un tel lieu ? Dans ce tribunal qui ressemble davantage à un centre commercial ou à un aéroport, pourquoi faire appel à la littérature, au cinéma, de Rabelais à Kubrick, en passant par Kafka ?

S. L. – Si la langue a une telle place dans le maintien d’un ordre hégémonique, la conclusion logique est de s’y attaquer aussi. La littérature a pour propriété de travailler les épaisseurs de la langue : elle peut œuvrer à des dérivations souterraines de la langue collective, avec ses outils à elle. Les auteurs que vous citez m’ont fourni des appuis « optiques », comme je les appelle à la suite d’une métaphore de Proust, qui parle de « traitement par la prose » pour définir la conversion du regard que la littérature rend possible. Quant à moi je considère les textes littéraires critiques comme des machines optiques à faire travailler sur le présent : les œuvres puissantes ont un très haut pouvoir de résolution analytique, à mon avis. Une résolution qui se joue dans leur forme.

Ma logique était, et est toujours, la suivante : pour s’arracher à ce qui nous détruit, il ne suffit pas d’apercevoir la langue, il faut apercevoir le monde qu’elle fait exister quand elle nous parle — quel ordre de domination elle réalise, qui en profite, qui en pâtit, comment il a commencé, etc.

“La littérature a pour propriété de travailler les épaisseurs de la langue : elle peut œuvrer à des dérivations souterraines de la langue collective, avec ses outils à elle.”

C’est ce que Rabelais figure si fortement dans l’épisode du Quart livre qu’on appelle couramment « les paroles dégelées » : les mots renferment un monde, et quand Pantagruel réchauffe les paroles gelées, leur dégel révèle ce monde. Plus précisément, c’est une bataille qui se fait entendre, et cela rejoint une vérité essentielle de tout ordre social : une société est toujours le résultat d’une victoire de certains, seulement on a fini par l’oublier. Rabelais me permet de raviver tout cela. Et de même pour chacun des dispositifs optiques que vous évoquez : ils me permettent de rendre visibles des choses que la LCN invisibilise. Avec La colonie pénitentiaire, d’une part : la violence avec laquelle un ordre social nous trace dans son sens sans qu’on sache pourquoi, et d’autre part : combien les agents du traçage jouissent de faire marcher la machine sociale sans se soucier de ne savoir quel ordre ils réalisent effectivement, ni de la violence à laquelle ils participent. Orange mécanique déplie plus précisément la manière dont les agents sont conditionnés en fonction de la place qu’ils occupent (dominant ou dominés). Quant à Bartleby, il livre (au tout début de Wall Street) le vrai visage de la rationalité économique, l’instrumentalisation potentiellement infinie qu’elle pose en son principe. Au fond : les textes optiques me permettent de faire surgir les mécaniques individuelles et collectives qui constituent un ordre social.

Et c’était bien là ce que je voulais faire voir : la violence structurelle, et quel monde elle construit– elle qui précisément, pour les raisons que j’évoquais, nous est infigurable – que la justice ne peut attaquer comme telle dans les catégories du droit romain (interpersonnel), et moins encore de ce qu’on lui retire tous les outils qui permettaient encore de défendre un droit salarial. La littérature se moque de la prescription et a les moyens de travailler dans la langue-pensée à nous faire voir les véritables causes de notre destruction collective tout en produisant une dérivation par rapport aux énoncés courants.

LVSL – Pourriez-vous qualifier la forme de votre texte ?

S. L. – La littérature critique travaille dans ce qui nous tient le plus. Il s’agit donc de secouer la prise des automatismes langagiers, de produire des dérivations jusqu’à obtenir des sorties explosives du maillage de la langue hégémonique. Je pense que la littérature, comme une psychanalyse, opère par variations continues qui réalisent pour finir une différence qualitative : en des points explosifs s’opère, par la mise en traitement littéraire, la sortie de la concaténation automatisée.

Du coup, Personne ne sort les fusils est très hétérogène dans ses registres, ses genres et ses techniques, il adopte résolument l’hybridité formelle, parce qu’il faut sans cesse refaire l’arrachement de la répétition routinière, et maintenir ouverts les yeux de la pensée. C’est aussi pourquoi ce livre est très ramassé, il fallait que ça carbure – du reste, la rage qui m’a poussée à écrire ne me laissait pas trop le choix sur ce point. Cette volonté d’aller au nerf du problème tient aussi à la dynamique générale du livre, une dynamique analytique: il fonctionne comme une dérive contrôlée avec le flow pour axe signifiant et conceptuel – le flow, c’est-à-dire, dans mon texte, le signifiant métonymique de la liquidité financière. Là aussi, partant de formules entendues répétitivement, qui posaient en fin dernière le mot de la finance cash flow (« il faut libérer du cash flow »), j’ai cherché, en détachant flow de cash flow, à faire travailler le signifiant jusqu’à faire le lien entre cette obsession de la profitabilité et la logique financière. Ici encore, passer de la partie au tout. Passer du cash flow au flow, c’est-à-dire passer de l’impératif de profitabilité à la liquidité financière, qui est le propre de notre forme de capitalisme.

En étirant, déplaçant et transformant le signifiant flow, j’ai essayé de le faire entrer dans le système du texte – le « traitement par la prose » de Proust — et ainsi, de dessiner un arc étendu allant de l’obsession de la profitabilité à son régime de propriété et de pulsionnalité. Car les deux sont liés, mais généralement pas mis en rapport. C’est aussi cette volonté de liaison de ce que la langue hégémonique tient séparé qui a poussé le texte dans de multiples formes, de la narration à la satire en passant par des monologues de prévenus et des listes. Tout ce qui produisait un effet analytique par la prose, je l’ai gardé dans ce travail de mise à nu du flow.

Antonio Gramsci : « Américanisme et fordisme »

Le texte présenté ici est tiré des Cahiers de prison rédigés par Gramsci durant son incarcération dans la première moitié des années 1930. Si ces textes restent à l’état de fragments, ils n’en constituent pas moins une contribution considérable à l’approfondissement de la théorie marxiste. Les extraits présentés ici dans le cadre de notre série « Les grands textes » sont issus du cahier 22. Parmi les plus cités de l’œuvre de Gramsci, « Américanisme et fordisme » propose de penser à nouveaux frais la dialectique infrastructure/superstructure en interrogeant l’alternance de cycles de puritanisme et de libertinage en lien avec les mutations du mode de production capitaliste. En l’occurrence, Gramsci pointe le rôle de la famille, du contrôle des mœurs et de la prohibition dans l’avènement de l’homme nouveau du capitalisme tayloriste. Inspiré et libre, ce texte conserve toute sa force, près d’un siècle après.


[…] Il faut remarquer que les industriels (et particulièrement Ford) se sont intéressés aux rapports sexuels de ceux qui sont sous leur dépendance et, d’une façon générale, de l’installation de leurs familles ; les apparences de « puritanisme » qu’a pris cet intérêt (comme dans le cas de la « prohibition ») ne doit pas faire illusion ; la vérité est que le nouveau type d’homme que réclame la rationalisation de la production et du travail ne peut se développer tant que l’instinct sexuel n’a pas été réglementé en accord avec cette rationalisation, tant qu’il n’a pas été lui aussi rationalisé. (Mach., pp. 323-326.)

« Animalité » et industrialisme

L’histoire de l’industrialisme a toujours été (et elle le devient aujourd’hui sous une forme plus accentuée et plus rigoureuse) une lutte continue contre l’élément « animal » de l’homme, un processus ininterrompu, souvent douloureux et sanglant, de la soumission des instincts (instincts naturels, c’est-à-dire animaux et primitifs) à des règles toujours nouvelles, toujours plus complexes et plus rigides, et à des habitudes d’ordre, d’exactitude, de précision qui rendent possibles les formes toujours plus complexes de la vie collective, conséquences nécessaires du développement de l’industrialisme. Cette lutte est imposée de l’extérieur et les résultats obtenus jusqu’ici, malgré leur grande valeur pratique immédiate, sont en grande partie purement mécaniques et ne sont pas devenus une « seconde nature ». Mais chaque nouvelle façon de vivre, dans la période où s’impose la lutte contre l’ancien, n’a-t-elle pas toujours été pendant un certain temps le résultat d’une compression mécanique ? Même les instincts qui doivent être dominés aujourd’hui parce qu’ils sont encore trop « animaux », ont été en réalité un progrès important sur les instincts antérieurs, encore plus primitifs : qui pourrait décrire combien a coûté, en vies humaines et en douloureuse soumission des instincts, le passage du nomadisme à la vie sédentaire et agricole ? Cela comprend les premières formes de l’esclavage de la glèbe et du métier, etc. Jusqu’ici tous les changements dans la façon d’être et de vivre se sont produits par coercition brutale, par la domination d’un groupe social sur toutes les forces productives de la société ; la sélection ou l’« éducation » de l’homme adaptée aux nouveaux types de civilisation c’est-à-dire aux nouvelles formes de production et de travail, s’est réalisée au moyen de brutalités inouïes, en jetant dans l’enfer dessous-classes les faibles et les réfractaires, ou en les éliminant complètement. À chaque apparition de nouveaux types de civilisation, ou au cours du processus de leur développement, des crises se sont produites. Mais qui a été entraîné dans ces crises ? Pas les masses travailleuses, mais les classes moyennes et une partie de la classe dominante elle-même, qui avaient éprouvé elles aussi la pression coercitive, qui s’était nécessairement exercée sur toute l’étendue de la société. Les crises de libertinisme ont été nombreuses : chaque époque historique a eu la sienne.

Lorsque la pression coercitive s’exerce sur l’ensemble social (et cela se produit spécialement après la chute de l’esclavagisme et l’avènement du christianisme) on voit se développer des idéologies puritaines qui confèrent à l’emploi intrinsèque de la force les formes extérieures de la conviction et du consentement : mais une fois le résultat atteint, au moins dans une certaine mesure, la pression se disperse (cette cassure se manifeste historiquement de façons très diverses, comme il est naturel, car la pression a toujours pris des formes originales, et souvent personnelles : si elle s’est identifiée avec un mouvement religieux, elle a créé son propre appareil, qui s’est personnifié dans certaines couches ou castes, et a pris le nom de Cromwell ou de Louis XV, etc.), et la crise de libertinisme se produit (la crise française après la mort de Louis XV, par exemple, ne peut être comparée avec la crise américaine qui suivit l’avènement de Roosevelt, de même que la prohibition n’a pas d’équivalent dans les époques précédentes, avec les actes de banditisme qui l’ont suivie, etc.) ; pourtant cette crise ne touche que de façon superficielle les masses travailleuses, où elle ne les touche qu’indirectement car elle déprave leurs femmes : en effet ces masses, ou bien ont déjà acquis les habitudes et les façons de vivre rendues nécessaires par le nouveau système de vie et de travail, ou bien continuent à ressentir la pression coercitive pour les nécessités élémentaires de leur existence (l’anti-prohibitionnisme lui-même n’a pas été voulu par les ouvriers, et la corruption que la contrebande et le banditisme apportèrent avec eux était répandue dans les classes supérieures).

Dans l’après-guerre on a assisté à une crise des mœurs d’une étendue et d’une profondeur considérables, mais cette crise s’est manifestée contre une forme de coercition qui n’avait pas été imposée pour créer des habitudes conformes à une nouvelle forme de travail, mais en raison des nécessités, d’ailleurs considérées comme transitoires, de la vie de guerre dans les tranchées. Cette pression a réprimé en particulier les instincts sexuels, même normaux, chez une grande masse de jeunes gens, et la crise s’est déchaînée au moment du retour à la vie normale, et elle a été rendue encore plus violente par la disparition d’un si grand nombre d’hommes et par un déséquilibre permanent dans le rapport numérique entre les individus des deux sexes. Les institutions liées à la vie sexuelle ont subi une forte secousse et la question sexuelle a vu se développer de nouvelles formes d’utopie de tendance « illuministe » [le terme renvoie à la philosophie des Lumières, ndlr]. La crise a été (et elle est encore) rendue plus violente du fait qu’elle a touché toutes les couches de la population et qu’elle est entrée en conflit avec les exigences de nouvelles méthodes de travail qui sont venues, entre temps, s’imposer (taylorisme et rationalisation en général). Ces nouvelles méthodes exigent une discipline rigide des instincts sexuels (du système nerveux), c’est-à-dire une consolidation de la « famille » au sens large (et non de telle ou telle forme de système familial), de la réglementation et de la stabilité des rapports sexuels.

Il faut insister sur le fait que, dans le domaine de la sexualité, le facteur idéologique le plus dépravant et le plus « régressif » est la conception « illuministe » et libertaire propre aux classes qui ne sont pas liées étroitement au travail producteur, et qui se propage de ces classes à celles des travailleurs. Cet élément devient d’autant plus important lorsque, dans un État, les classes travailleuses ne subissent plus la pression coercitive d’une classe supérieure, lorsque les nouvelles habitudes et aptitudes psycho-physiques liées aux nouvelles méthodes de production et de travail doivent être acquises par voie de persuasion réciproque ou de conviction proposée à l’individu et acceptée par lui. Il peut ainsi se créer peu à peu une situation à double fond, un conflit intime entre l’idéologie « verbale » qui reconnaît la nécessité nouvelle, et la pratique réelle, « animale », qui empêche les corps physiques d’acquérir effectivement de nouvelles aptitudes. Il se forme dans ce cas ce que l’on peut appeler une situation d’hypocrisie sociale totalitaire. Pourquoi totalitaire ? Dans les autres situations, les couches populaires sont contraintes à observer la « vertu » ; celui qui la prêche ne l’observe pas, tout en lui rendant un hommage en paroles, de sorte que l’hypocrisie est partielle, non totale ; cette situation, certes, ne peut durer et doit conduire à une crise de libertinisme, mais lorsque les masses auront déjà assimilé la « vertu » par des habitudes permanentes ou presque permanentes, c’est-à-dire avec des oscillations toujours plus faibles. Au contraire, dans le cas où il n’y a pas de pression coercitive d’une classe supérieure, la « vertu » est affirmée de façon générale et n’est observée ni par conviction ni par coercition, sans qu’il y ait cependant une acquisition des aptitudes psycho-physiques nécessaires pour les nouvelles méthodes de travail. La crise peut devenir « permanente », c’est-à-dire avoir des perspectives catastrophiques, car seule la contrainte pourra régler la question, une contrainte de type nouveau, dans la mesure où, exercée par l’« élite » d’une classe sur sa propre classe, elle ne peut être qu’une auto-coercition, c’est-à-dire une auto-discipline (Alfieri se faisant attacher à sa chaise). En tout cas, ce qui peut s’opposer à cette fonction des élites c’est la mentalité « illuministe » et libertaire appliquée au monde des rapports sexuels ; de plus, lutter contre cette conception signifie justement créer les élites nécessaires à cette tâche historique, ou du moins les développer pour que leur fonction s’étende à toutes les branches de l’activité humaine. (Mach., pp. 326-329.)

Rationalisation de la production et du travail

La tendance de Léon Davidovitch [Lev Davidovitch Bronstein, nom de naissance de Léon Trotsky ; Gramsci emploie ce nom pour tromper la censure de la prison, ndlr] était étroitement liée à cette série de problèmes, ce qui ne me paraît pas avoir été bien mis en lumière. Son contenu essentiel, à ce point de vue, consistait dans la volonté « trop » résolue (par conséquent non rationalisée) d’accorder la suprématie, dans la vie nationale, à l’industrie et aux méthodes industrielles, d’accélérer, par des moyens de contrainte extérieure, la discipline et l’ordre dans la production, et d’adapter les mœurs aux nécessités du travail. Étant donné la façon générale d’aborder tous les problèmes liés à cette tendance, celle-ci devait nécessairement aboutir à une forme de bonapartisme, d’où la nécessité impérieuse de la supprimer. Ses préoccupations étaient justes, mais ses solutions pratiques étaient profondément erronées. C’est dans ce décalage entre la théorie et la pratique que résidait le danger, qui du reste s’était déjà manifesté précédemment, en 1921. Le principe de la contrainte, directe ou indirecte, dans l’organisation de la production et du travail, est juste, mais la forme qu’elle avait prise était erronée ; le modèle militaire était devenu un préjugé funeste et les armées du travail échouèrent. Intérêt de Léon Davidovitch pour l’américanisme ; ses articles, ses enquêtes sur le « byt » [désigne le « mode de vie » en russe, ndlr] et sur la littérature ; ces activités étaient moins étrangères les unes aux autres qu’il ne pourrait sembler, car les nouvelles méthodes de travail sont indissolublement liées à un certain mode de vie, à une certaine façon de penser et de sentir la vie ; on ne peut obtenir des succès dans un domaine sans obtenir des résultats tangibles dans l’autre.

En Amérique la rationalisation du travail et la prohibition sont sans aucun doute liées : les enquêtes des industriels sur la vie privée des ouvriers, les services d’inspection créés dans certaines entreprises pour contrôler la « moralité » des ouvriers, sont des nécessités de la nouvelle méthode de travail. Rire de ces initiatives (même si elles ont été un échec) et ne voir en elles qu’une manifestation hypocrite de « puritanisme », c’est se refuser la possibilité de comprendre l’importance, le sens et la portée objective du phénomène américain, qui est aussi le plus grand effort collectif qui se soit manifesté jusqu’ici pour créer, avec une rapidité prodigieuse et une conscience du but à atteindre sans précédent dans l’histoire, un type nouveau de travailleur et d’homme. L’expression « conscience du but à atteindre » peut paraître au moins humoristique si l’on se souvient de la phrase de Taylor sur le « gorille apprivoisé ». Taylor exprime en effet avec un cynisme brutal le but de la société américaine : développer au plus haut degré chez le travailleur les attitudes machinales et automatiques, briser l’ancien ensemble de liens psycho-physiques du travail professionnel qualifié qui demandait une certaine participation active de l’intelligence, de l’imagination, de l’initiative du travailleur, et réduire les opérations de la production à leur seul aspect physique et machinal. Mais, en réalité, il ne s’agit pas de nouveautés originales, il s’agit seulement de la phase la plus récente d’un long processus qui a commencé avec la naissance de l’industrialisme lui-même, phase qui est seulement plus intense que les précédentes et qui se manifeste sous des formes plus brutales, mais qui sera dépassée elle aussi par la création d’un nouvel ensemble de liens psycho-physiques d’un type différent des précédents et, à coup sûr, d’un type supérieur. Il se produira inéluctablement une sélection forcée, une partie de l’ancienne classe ouvrière se trouvera impitoyablement éliminée du monde du travail et peut-être du monde tout court.

C’est à ce point de vue qu’il faut étudier les initiatives « puritaines » des industriels américains du type Ford. Il est certain qu’ils ne se souciaient pas de l’« humanité » et de la « spiritualité » du travailleur, qui sont immédiatement brisées. Cette « humanité » , cette « spiritualité » ne peuvent se réaliser que dans le monde de la production et du travail, dans la « création » productive ; elles existaient au plus haut point chez l’artisan, chez le « démiurge « lorsque la personnalité du travailleur se reflétait tout entière dans l’objet créé, lorsque le lien entre l’art et le travail était encore très fort. Mais c’est justement contre cet « humanisme » que le nouvel industrialisme entre en lutte. Les initiatives « puritaines » n’ont pour but que de conserver, en dehors du travail, chez le travailleur, exploité au maximum par la nouvelle méthode de production, un certain équilibre psychophysique qui l’empêche de s’effondrer physiologiquement. Cet équilibre ne peut être que purement extérieur et mécanique, mais il pourra devenir interne s’il est proposé par le travailleur lui-même et non imposé du dehors, s’il est proposé par une nouvelle forme de société, avec des moyens appropriés et originaux. L’industriel américain se préoccupe de maintenir la continuité de l’efficience physique du travailleur, de son efficience musculaire et nerveuse : il est de son intérêt d’avoir une main-d’œuvre stable, toujours en forme dans son ensemble, parce que l’ensemble du personnel (le travailleur collectif) d’une entreprise est une machine qui ne doit pas être trop souvent démontée et dont il ne faut pas trop souvent renouveler les pièces particulières, sans occasionner des pertes énormes.

Le fameux « haut salaire » est un élément qui se rattache à cette nécessité : il est l’instrument qui sert à sélectionner une main-d’œuvre adaptée au système de production et de travail, et à la maintenir stable. Mais le haut salaire est un instrument à double tranchant : il faut que le travailleur dépense « rationnellement » son salaire plus élevé, afin de maintenir, de rénover et, si possible, d’accroître son efficience musculaire et nerveuse, et non pour la détruire ou l’amoindrir. Et voilà que la lutte contre l’alcool, le facteur le plus dangereux de destruction des forces de travail, devient une affaire d’État. Il est possible que d’autres luttes « puritaines » deviennent elles aussi des fonctions d’État, si l’initiative privée des industriels se révèle insuffisante ou si se produit une crise de moralité trop profonde et trop étendue parmi les masses travailleuses, ce qui pourrait se produire à la suite d’une longue et importante crise de chômage.

À la question de l’alcool est liée la question sexuelle : l’abus et l’irrégularité des fonctions sexuelles est, après l’alcoolisme, l’ennemi le plus dangereux de l’énergie nerveuse et l’on observe couramment que le travail « obsédant » provoque des dépravations alcooliques et sexuelles. Les tentatives faites par Ford d’intervenir, au moyen d’un corps d’inspecteurs, dans la vie privée de ses employés, et de contrôler la façon dont ils dépensent leur salaire et dont ils vivent, est un indice de ces tendances encore « privées » ou latentes, mais qui peuvent devenir, à un certain moment, une idéologie d’État, en se greffant sur le puritanisme traditionnel, c’est-à-dire en se présentant comme un renouveau de la morale des pionniers, du « véritable » américanisme, etc. Le fait le plus important du phénomène américain dans ce domaine est le fossé qui s’est creusé, et qui ira sans cesse en s’élargissant, entre la moralité et les habitudes de vie des travailleurs et celles des autres couches de la population.

La prohibition a déjà donné un exemple d’un tel écart. Qui consommait l’alcool introduit en contrebande aux États-Unis ? C’était devenu une marchandise de grand luxe et même les plus hauts salaires ne pouvaient en permettre la consommation aux larges couches des masses travailleuses : celui qui travaille pour un salaire, avec un horaire fixe, n’a pas de temps à consacrer à la recherche de l’alcool, n’a pas le temps de s’adonner aux sports, ni de tourner les lois. On peut faire la même observation pour la sexualité. La « chasse à la femme » exige trop de loisirs. Chez l’ouvrier de type nouveau on verra se répéter, sous une autre forme, ce qui se produit chez les paysans dans les villages. La fixité relative des unions sexuelles paysannes est étroitement liée au système de travail à la campagne. Le paysan qui rentre chez lui le soir après une longue et fatigante journée de travail, veut la Venerem facilem parabilemque dont parle Horace ; il n’est pas disposé à aller tourner autour de femmes rencontrées au hasard ; il aime sa femme parce qu’il est sûr d’elle, parce qu’elle ne se dérobera pas, ne fera pas de manières et ne prétendra pas jouer la comédie de la séduction et du viol pour être possédée. Il semble qu’ainsi la fonction sexuelle soit mécanisée mais il s’agit en réalité de la naissance d’une nouvelle forme d’union sexuelle dépouillée des couleurs « éblouissantes » et du clinquant romantique propres au petit bourgeois et au « bohème » désœuvré. Il apparaît clairement que le nouvel industrialisme veut la monogamie, veut que le travailleur ne gaspille pas son énergie nerveuse dans la recherche désordonnée et excitante de la satisfaction sexuelle occasionnelle : l’ouvrier qui se rend au travail après une nuit de « débauche » n’est pas un bon travailleur ; l’exaltation passionnelle ne peut aller de pair avec les mouvements chronométrés des gestes de la production liés aux automatismes les plus parfaits. Cet ensemble complexe de pressions et de contraintes directes et indirectes exercées sur la masse donnera sans aucun doute des résultats et l’on verra naître une nouvelle forme d’union sexuelle dont la monogamie et la stabilité relative semblent devoir être les traits caractéristiques et fondamentaux.

Il serait intéressant de connaître les résultats statistiques concernant les phénomènes de déviation des habitudes sexuelles officiellement préconisées aux États-Unis, analysés par groupes sociaux : on constatera que, de façon générale, les divorces sont particulièrement nombreux dans les classes supérieures. Cet écart entre la moralité des masses travailleuses et celle d’éléments toujours plus nombreux des classes dirigeantes, aux États-Unis, semble être un des phénomènes les plus intéressants et les plus riches de conséquences. Jusqu’à ces derniers temps le peuple américain était un peuple de travailleurs : cette « vocation travailleuse » n’était pas seulement un caractère propre à la classe ouvrière, c’était aussi une qualité spécifique des classes dirigeantes. Le fait qu’un milliardaire continue pratiquement à travailler jusqu’à ce que la maladie ou la vieillesse l’oblige à se reposer, que son activité s’étende sur un très grand nombre d’heures de la journée, voilà des phénomènes typiquement américains, voilà le phénomène américain le plus stupéfiant pour l’Européen moyen. On a remarqué précédemment que cette différence entre les Américains et les Européens est due à l’absence de « traditions » aux États-Unis, dans la mesure où tradition signifie également résidu passif de toutes les formes sociales périmées de l’histoire. Par contre il existe aux États-Unis la toute récente « tradition » des pionniers, c’est-à-dire des fortes individualités chez qui la « vocation laborieuse » avait atteint la plus grande intensité et la plus grande vigueur, d’hommes qui, directement et non par l’intermédiaire d’une armée d’esclaves et de serviteurs, entraient en contact, de façon énergique, avec les forces naturelles pour les dominer et les exploiter victorieusement. Ce sont ces résidus passifs, qui, en Europe, résistent à l’américanisme (« représentent la qualité », etc.) car ils sentent instinctivement que les nouvelles formes de production et de travail les balaieraient implacablement. Mais, s’il est vrai qu’en Europe, dans ce cas, les vieilleries qui ne sont pas encore enterrées seraient définitivement détruites, que voit-on se produire en Amérique même ? La différence de moralité dont nous avons parlé montre que sont en train de se créer des marges de passivité sociale sans cesse plus vastes. Il semble que les femmes jouent un rôle dominant dans ce phénomène. L’homme, l’industriel, continue à travailler même s’il est milliardaire, mais sa femme et ses filles tendent de plus en plus à être des « mammifères de luxe ». Les concours de beauté, les concours pour être actrice de cinéma (se rappeler qu’en 1926, 30 000 jeunes Italiennes ont envoyé leur photographie en maillot de bain à la Fox), de théâtre, etc., en sélectionnant la beauté féminine dans le monde et la mettant aux enchères, font naître une mentalité de prostitution ; c’est la « traite des blanches » devenue légale pour les classes supérieures. Les femmes oisives voyagent, traversent continuellement l’océan pour venir en Europe, échappent à la prohibition de leur patrie et contractent des « mariages » saisonniers (rappelons que les capitaines de marine américains se sont vu retirer le droit de célébrer des mariages à bord, car de nombreux couples se mariaient à leur départ d’Europe et divorçaient avant de débarquer en Amérique) : c’est la prostitution réelle qui se répand, à peine masquée sous de fragiles formalités juridiques.

Ces phénomènes propres aux classes supérieures rendront plus difficile l’exercice de la contrainte sur les masses travailleuses pour les rendre conformes aux besoins de la nouvelle industrie ; en tout cas ils déterminent une rupture psychologique et accélèrent la cristallisation et la saturation des groupes sociaux, en rendant évidente leur transformation en castes comme cela s’est produit en Europe. (Mach., pp. 329-334.)

Taylorisation et mécanisation du travailleur

À propos de l’écart que le taylorisme déterminerait entre le travail manuel et le « contenu humain » du travail, on peut faire des observations utiles sur le passé, et particulièrement en ce qui concerne ces professions que l’on considère comme les « plus intellectuelles », c’est-à-dire celles qui sont liées à la reproduction des écrits en vue de la publication, ou de toute autre forme de diffusion et de transmission : les copistes d’avant l’invention de l’imprimerie, les typographes, les linotypistes, les sténographes, les dactylos. Si l’on y réfléchit, on s’aperçoit que, dans ces métiers, l’adaptation à la mécanisation est plus difficile que dans les autres. Pourquoi ? Parce qu’il est difficile d’atteindre au sommet de la qualification professionnelle, qui exige que l’ouvrier « oublie » le contenu intellectuel de l’écrit qu’il reproduit, ou qu’il n’y réfléchisse pas, pour ne fixer son attention que sur la calligraphie de chaque lettre s’il est copiste, ou pour décomposer les phrases en mots « abstraits » et ceux-ci en caractères d’imprimerie, choisir rapidement les morceaux de plomb dans les casses, pour décomposer non seulement chaque mot, mais des groupes de mots, dans le texte d’un discours, pour les grouper mécaniquement en abréviations sténographiques, ou pour obtenir la rapidité chez la dactylo, etc. L’intérêt que porte le travailleur au contenu intellectuel du texte se mesure à ses erreurs, autrement dit il constitue une déficience professionnelle : sa qualification se mesure précisément à son désintéressement intellectuel, c’est-à-dire à sa mécanisation. Le copiste du moyen âge qui s’intéressait au texte changeait l’orthographe, la morphologie, la syntaxe du texte qu’il recopiait, négligeait des passages entiers que sa faible culture ne lui permettait pas de comprendre ; le cours des idées que faisait naître en lui l’intérêt qu’il portait au texte, l’amenait à y intercaler des commentaires et des observations ; si son dialecte ou sa langue étaient différents de ceux du texte, il y introduisait des nuances étrangères ; c’était un mauvais copiste car en réalité il « refaisait » le texte. La lenteur de l’écriture médiévale (qui était aussi un art) explique bon nombre de ces déficiences : on avait trop de temps pour réfléchir et par conséquent la « mécanisation » était plus difficile. Le typographe, lui, doit être très rapide, ses mains et ses yeux doivent être sans cesse en mouvement, ce qui rend plus facile sa mécanisation. Mais, si l’on y réfléchit, l’effort que doivent faire ces travailleurs placés devant un texte dont le contenu est parfois passionnant (en effet dans ces cas-là on travaille moins vite et plus mal), pour n’en considérer que la graphie et ne s’attacher qu’à celle-ci, est peut-être le plus grand effort que l’on puisse exiger d’un métier. Cependant cet effort, l’homme l’accomplit sans tuer pour autant sa vie spirituelle. Une fois que l’adaptation s’est faite, on constate en réalité que le cerveau de l’ouvrier, loin de se momifier, atteint au contraire un état de complète liberté. Ce qui a été complètement mécanisé, c’est seulement le geste physique ; la mémoire du métier, réduit à des gestes simples répétés à une cadence très grande, a « fait son nid » dans les faisceaux musculaires et nerveux, laissant le cerveau libre et dégagé pour se livrer à d’autres occupations. Lorsqu’on marche, on n’a pas besoin de réfléchir à tous les mouvements nécessaires pour faire agir en synchronisme toutes les parties du corps d’une certaine façon : c’est de la même façon que l’on fait et que l’on continuera à faire, dans l’industrie, les gestes fondamentaux du métier. On marche automatiquement et l’on pense, en même temps, à tout ce que l’on veut. Les industriels américains ont fort bien compris cette dialectique propre aux nouvelles méthodes industrielles. Ils ont compris que le « gorille apprivoisé » n’est qu’une façon de parler, que l’ouvrier n’en reste pas moins, « malheureusement », un homme, et même que pendant son travail il réfléchit davantage, ou il a du moins une plus grande possibilité de penser, une fois qu’il a surmonté la crise de l’adaptation sans avoir été éliminé. Et non seulement il pense, mais le fait qu’il ne retire pas de son travail des satisfactions immédiates, et qu’il comprend qu’on veut le réduire à n’être qu’un « gorille apprivoisé », peut l’amener à avoir des idées peu conformistes. Qu’une telle préoccupation existe chez les industriels, c’est ce que nous montre toute la série de précautions et d’initiatives « éducatives » que l’on peut relever dans les livres de Ford et dans l’œuvre de Philip. (Mach., pp. 336-337.)

 

Source : Marxists.org.

Certaines corrections ont été apportées à la traduction proposée par marxists.org sur la base du texte établi par Razmig Keucheyan dans son anthologie Guerre de mouvement et guerre de position (éditions La Fabrique, 2014)

 

Repenser le commun à partir d’Antonio Gramsci

https://www.flickr.com/photos/home_of_chaos/23431224081
Portrait peint d’Antonio Gramsci ©Thierry Ehrmann

Dans son célèbre article de juin 1920 sur les conseils d’usine turinois, le théoricien marxiste Antonio Gramsci analyse les formes politiques originales expérimentées par le prolétariat urbain. Concept central dans la prise de conscience et la construction de classe, le commun apparaît finalement comme le fondement même du socialisme et de l’État ouvrier à venir.


Dans leur ouvrage Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle [1], Pierre Dardot et Christian Laval citent le plus fréquemment deux auteurs : Marx et Proudhon. De nombreux autres travaux sont étudiés, une grande diversité marquant l’ensemble, avec des renvois multiples à des œuvres aussi différentes que celles d’Aristote, Kant, Engels, Jaurès, Arendt, Castoriadis, Negri ou Hardt. Par contre, nulle trace du penseur italien Antonio Gramsci, référence importante de nombreux intellectuels et courants critiques du XXe siècle comme les théoriciens du populisme Laclau et Mouffe, le penseur de l’État Poulantzas, les historiens Hobsbawm et E. P. Thompson ou encore les représentants des subaltern et cultural studies Spivak et Stuart Hall et, dans le cas français, des deux plus grandes figures du marxisme hexagonal, Althusser et Sartre et des deux principaux hérétiques de la génération suivante, Foucault et Bourdieu [2]. L’œuvre de Gramsci a également profondément influencé la formation de gauche radicale espagnole Podemos, son secrétaire général Pablo Iglesias et son ancien secrétaire politique Íñigo Errejón [3] se réclamant tous deux du théoricien de l’hégémonie.

On peut s’étonner de cette absence tant certains aspects de l’œuvre de Gramsci sembleraient mériter de figurer dans cette étude fleuve autour du commun (le commun), Dardot et Laval préférant l’usage du substantif à celui du qualificatif car « il faut affirmer que c’est seulement l’activité pratique des hommes qui peut rendre des choses communes, de même que c’est seulement cette activité pratique qui peut produire un nouveau sujet collectif, bien loin qu’un tel sujet puisse préexister à cette activité au titre de titulaire de droits. Si « universalité » il y a, il ne peut s’agir que d’une universalité pratique, à savoir celle de tous les individus qui sont, à un moment donné et dans des conditions données, engagés dans une même tâche. »

L’article sur les conseils d’usines italiens, qui paraît en juin 1920 à l’apogée du mouvement conseilliste [4], permet tout particulièrement de penser le commun chez Gramsci.

« On peut donc retenir que le biennio rosso n’est pas le fait d’un parti politique de type léniniste, ni d’une centrale syndicale unique, mais le produit de l’activisme « conseilliste », largement spontané, des travailleurs. »

D’origine sarde, Antonio Gramsci se rend à Turin en 1911 afin de suivre des études à l’université. Il finit par quitter l’environnement de la faculté pour se consacrer à temps plein à des activités conjointes de journaliste et de militant politique [5]. En août 1917, une tentative insurrectionnelle échoue à Turin et est violemment réprimée par l’État. Deux mois plus tard, les bolcheviks s’emparent du pouvoir dans un Empire russe en plein chaos, en situation de « conjoncture fluide [6] » depuis la révolution de février qui avait entraîné la chute du tsarisme [7].

L’article de Gramsci s’inscrit plus spécifiquement au sein du biennio rosso, période italienne de 1919-1920 lors de laquelle de nombreuses villes en Italie du Nord sont marquées par une forte agitation ouvrière qui prend souvent la forme de grèves et d’occupations d’usines, à Turin notamment où les usines Fiat emploient « 20 000 travailleurs manuels en 1918 [8] ». Dans un court ouvrage consacré à l’exposition de la vie et de la pensée de Gramsci, George Hoare et Nathan Sperber résument le climat de l’époque de la façon suivante :

« Le paysage de la contestation est marqué par l’éclatement. Au PSI [Parti socialiste italien], les dirigeants nationaux hésitent et restent en retrait du mouvement, alors que les adhérents turinois les plus radicalisés (dont Gramsci) y participent passionnément. Les syndicats, dont la puissante CGL (Confederazione Generale del Lavoro), sont également sur place, mais leurs leaders sont surtout réformistes. Les animateurs principaux de la lutte sont en fait les conseils ouvriers, sous la forme des comités d’entreprise (commissioni interne), qui proposent de s’inspirer de l’expérience décentralisée des soviets russes de 1917. On peut donc retenir que le biennio rosso n’est pas le fait d’un parti politique de type léniniste, ni d’une centrale syndicale unique, mais le produit de l’activisme « conseilliste », largement spontané, des travailleurs. »

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:L%27Ordine_Nuovo_1920.jpg
Exemplaire de L’Ordine Nuovo, 1920.

En tant que journaliste, Gramsci collabora à l’hebdomadaire socialiste Il Grido del popolo et à l’Avanti ! puis, suite à la fermeture du premier, il fonde avec Togliatti, Terracini et Tasca L’Ordine Nuovo, hebdomadaire « organe de presse qui joue le rôle d’avant-garde politique dans le mouvement » des conseils turinois, dont le premier numéro paraît en mai 1919 et qui devient clandestin à partir de 1922 sous le régime fasciste.

Dans cet article, Gramsci, qui a été profondément marqué par la révolution bolchevique, nous livre son analyse de cette nouvelle forme économico-politique originale que constituent les conseils d’usines italiens. Le concept du commun, absent de l’article de Gramsci, peut néanmoins servir de fil directeur dans l’intelligence du processus révolutionnaire socialiste. Cette notion doit alors être comprise dans une triple acception : économique, éthique et politique. Elle apparaît absolument centrale tout au long de la constitution d’une classe et du mouvement de transformation du réel.

« C’est seulement l’activité pratique des hommes qui peut rendre des choses communes »

« Le processus révolutionnaire se déroule sur le terrain de la production, à l’intérieur de l’usine où les rapports sont des rapports d’oppresseur à opprimé, d’exploiteur à exploité, où l’ouvrier est privé de liberté et la démocratie inexistante. Le processus révolutionnaire s’accomplit là où l’ouvrier n’est rien et veut devenir tout, là où le pouvoir du patron est illimité, et se ramène à un pouvoir de vie ou de mort sur l’ouvrier, sur la femme de l’ouvrier, sur les enfants de l’ouvrier. »

Par ces quelques lignes, Gramsci tente d’expliquer pourquoi les mobilisations sociales les plus radicales sont celles d’ouvriers qui se mobilisent au sein de l’usine en tant qu’ouvriers, et non celles d’autres groupes mobilisés en tant que citoyens. Pour saisir toute la portée de ce passage, un retour à Marx et aux marxistes est nécessaire.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Karl_Marx_001.jpg
Karl Marx (1818-1883). Par John Jabez Edwin Mayal.

Marx, dans son œuvre, utilise le concept de classe dans un double sens problématique [9]. À sa suite, de nombreux intellectuels se réclamant de son héritage et revendiquant l’étiquette de marxistes vont perpétuer voire renforcer cette confusion conceptuelle entre deux acceptions pourtant distinctes de la notion de classe dans la théorie marxiste : la classe économique et la classe politique.

Marx conçoit les classes comme des « types purs » regroupant des catégories d’agents engagés dans le processus économique, la division s’opérant en fonction de la source de revenu. Il énonce ainsi dans Le Capital : « Ceux qui ne possèdent que leur force de travail, ceux qui possèdent le capital et ceux qui possèdent la terre – leurs sources de revenus étant respectivement le salaire, le profit et la rente foncière –, en d’autres termes, les travailleurs salariés, les capitalistes, les propriétaires fonciers, constituent les trois grandes classes de la société moderne fondée sur le mode de production capitaliste. [10] »

Dans son autobiographie, Daniel Bensaïd note que selon Marx lui-même, « au-delà des trois livres du Capital, les classes pourraient […] accueillir de nouvelles déterminations, avec l’introduction du rôle de l’État, de la famille, du marché mondial ou du système éducatif [11] ». Pour Marx, les classes ne se constituent qu’en rapport les unes aux autres, le concept de rapports de classes étant constitutif du concept de classes : « Les individus isolés ne forment une classe que pour autant qu’ils doivent mener une lutte commune contre une autre classe ; pour le reste, ils se retrouvent ennemis dans la concurrence. [12] »

Par la suite, plusieurs critères, tous économiques, permettant de définir les classes sociales, ont été posés par Lénine, chaque critère étant nécessaire mais non suffisant pris séparément : propriété ou non des moyens de production, place dans l’organisation et la division du travail, la forme et le montant du revenu. De ces critères peuvent découler d’autres caractéristiques comme les conditions de scolarisation, de logement ou les taux de syndicalisation.

Ainsi, dans la tradition marxiste, le terme de classe renvoie d’une part au procès de production matérielle, les critères retenus par Lénine en étant une parfaite illustration, une identité de classe pouvant être assignable à une personne en fonction de sa position dans les rapports de production, dans le procès du travail et à partir de des rapports aux moyens de production, d’autre part à la lutte des classes, lutte politique qui engage des groupes mobilisés historiquement [13].

« Mais alors, libéré de la sujétion du « chef », libéré de l’esprit servile et hiérarchique, poussé aussi par les nouvelles conditions générales que la nouvelle phase historique impose à la société, l’ouvrier réalise d’inappréciables progrès dans le domaine de l’autonomie et de l’initiative. »

Le problème réside dans le fait qu’un seul terme, celui de classe, comporte deux acceptions distinctes, l’une étant économique, c’est-à-dire liée directement au procès de production matérielle et indépendante de l’action politique des agents, et l’autre étant au contraire foncièrement politique, définie par l’action d’individus et de groupes dans l’histoire afin de défendre certains intérêts et valeurs. La première acception évacue la culture non-économique et conduit à un amalgame théorique éminemment problématique, puisque cela véhicule une conception spontanéiste et ontologique des classes sociales.

Revenons désormais à l’article de Gramsci. Celui-ci explique que l’ouvrier en tant qu’homme réel exploité et dominé au sein de l’usine par le capitaliste, le patron et le petit chef, « libère sa conscience » sur le plan économique au sein du mouvement des conseils d’usines : « Pendant la phase libérale [du processus historique de la classe bourgeoise et de la domination de la classe bourgeoise sur la société], le propriétaire était aussi un entrepreneur ; c’était aussi un industriel : le pouvoir industriel, la source du pouvoir industriel, se trouvant dans l’usine, et l’ouvrier ne parvenait pas à libérer sa conscience de la persuasion qu’on ne pouvait se passer du patron, dont la personne s’identifiait avec celle de l’industriel, avec celle du gérant qui était responsable de la production, et, partant, responsable du salaire, du pain, des habits, du toit de l’ouvrier. […] Mais alors, libéré de la sujétion du « chef », libéré de l’esprit servile et hiérarchique, poussé aussi par les nouvelles conditions générales que la nouvelle phase historique impose à la société, l’ouvrier réalise d’inappréciables progrès dans le domaine de l’autonomie et de l’initiative. »

Gramsci souligne dans l’expression « l’ouvrier réalise d’inappréciables progrès dans le domaine de l’autonomie et de l’initiative » comment la reconnaissance d’intérêts matériels communs entre ouvriers est indissociablement économique et politique. En effet, des ouvriers qui n’ont pas lu Marx et qui ne connaissent pas la théorie marxienne de la paupérisation, de la polarisation entre deux classes antagonistes dans le développement du capitalisme, des crises de surproduction, de la plus-value absolue et relative, autrement dit de la dynamique du Capital, effectuent un bond en termes de conscience de la réalité matérielle objective de l’exploitation et de la domination capitalistes par l’unité réelle de la théorie et de la pratique révolutionnaire : la praxis.

« Le commun prend vie sous nos yeux, sous la forme primitive de la conscience économique et politique de classe, relevant de la compréhension de ce qui existe et de ce qui pourrait être, du fonctionnement de la société bourgeoise et de possibles changements. »

On peut noter que la définition du commun de Dardot et Laval retenue pour cette étude est donnée dans une section intitulée « Commun et praxis », l’absence de référence à Gramsci apparaissant alors encore plus surprenante, tant celui-ci reste connu comme le théoricien de la « philosophie de la praxis ». En luttant au niveau économique, par la grève, l’occupation d’usine, voire l’auto-organisation de la production, les ouvriers ne grippent pas seulement la machine à profits capitaliste. Ils proclament et démontrent à la face du monde que les capitalistes sont des parasites, bons à commander et à profiter du travail fourni par d’autres hommes.

Les ouvriers progressent dans leur conscience économique, dans la sphère du raisonnement objectif en la matière, dénué de valeurs, et leur action comporte de fait une dimension politique indéniable en ce qu’elle heurte nécessairement les conceptions des acteurs et des observateurs quant à l’organisation de la cité. Par la production de « choses communes », même à un niveau relativement microscopique, les ouvriers sortent de la pure acception économique du concept de classe pour se muer en un groupe mobilisé autour d’intérêts matériels communs, pas seulement économiques au sens étroit du terme, le temps de travail ayant par exemple toujours comme corollaire le temps libre. Le commun prend vie sous nos yeux, sous la forme primitive de la conscience économique et politique de classe, relevant de la compréhension de ce qui existe et de ce qui pourrait être, du fonctionnement de la société bourgeoise et de possibles changements.

Ainsi, pour Gramsci, les conseils d’usines permettent la reconnaissance et l’auto-gestion d’intérêts matériels communs des ouvriers face au capitalisme, et ainsi de développer une certaine forme de conscience de classe, économique et politique.

« Libéré de l’esprit servile et hiérarchique », l’ouvrier adopte une représentation propre du social. Le passage d’une reprise en mains de la production à l’échelle locale à un projet global de révolution politique déplace l’enjeu central de l’interprétation à la volonté et aux valeurs.

« C’est seulement cette activité pratique qui peut produire un nouveau sujet collectif »

« Les rapports qui doivent s’établir entre le parti politique et le Conseil d’usine, entre le syndicat et le Conseil d’usine, découlent déjà implicitement du principe suivant : le parti et le syndicat ne doivent se poser ni en tuteurs ni en superstructures déjà constituées de cette nouvelle institution, dans laquelle le processus historique de la révolution prend une forme historique contrôlable ; ils doivent se considérer comme des agents conscients qui libéreront cette institution de toutes les forces contraignantes que concentre l’État bourgeois ; ils doivent se proposer d’organiser les conditions extérieures et générales (c’est-à-dire politiques) dans lesquelles le processus de la révolution pourra être le plus rapide, dans lesquelles les forces productives libérées pourront trouver leur plus grande expansion. »

Sur la question de la construction d’une identité politique commune, Gramsci insiste sur le fait que partis et syndicats ne doivent pas chercher à contrôler le processus spécifique des conseils d’usines mais seulement à en permettre l’épanouissement maximal.

https://it.wikipedia.org/wiki/Biennio_rosso_in_Italia#/media/File:1920_fabbriche_occupate.jpg
Usine italienne occupée, 1920. Enzo Biagi, Storia de Fascismo.

Le conseil d’usine constitue un lieu, au sens spatial du terme, qui appelle la curiosité et l’échange. Dans sa biographie de Gramsci, Giuseppe Fiori décrit comment, à Turin pendant le biennio rosso, les turinois, au-delà des ouvriers et des socialistes, assistent aux débats en plein air, notamment dans les jardins publics.

La centralité urbaine des usines permet ainsi de constituer un espace public habermassien, lieu d’échanges rationnels visant à la constitution d’une opinion publique éclairée, qui déborde la famille, l’Église, l’école, c’est-à-dire les institutions traditionnelles, où les idées incarnées par des individus circulent. Dans ces dernières, l’autorité est confisquée par le père, le curé ou le maître, les autres participants pouvant s’exprimer mais toujours de manière secondaire et contrôlée. Les conseils d’usines, au contraire, célèbrent l’égale légitimité de tous à prendre part aux discussions, sur un strict principe de souveraineté populaire. Les délibérations publiques mettent à mal la domination spatiale de la bourgeoisie qui, dans le cadre de l’usine comme des logements, des lieux de loisir et des transports cherche à contrôler les actions et les interactions des ouvriers [14].

Les conseils d’usines marquent donc la prise de parole publique des subalternes, des sans-voix, qui ne s’expriment habituellement jamais directement mais, au mieux, par le biais de journaux, de partis et de syndicats. Mais ces « superstructures déjà constituées » ne comportent ni la spontanéité ni le caractère réellement populaire des conseils d’usines. Des journalistes, des représentants politiques et syndicaux ne seront jamais le prolétariat, même s’ils s’expriment au nom du prolétariat tout entier.

Les conseils d’usines fonctionnent donc en tant qu’institution sui generis, pôle de radicalisation dépassant largement les ouvriers par son caractère ouvert et central géographiquement, entraînant un bouillonnement politique dans les villes dans lesquelles ils sont les plus puissants : Milan et Turin.

« Dans un même mouvement réel indistinctement économique, éthique et politique, les conseils d’usines permettent ainsi de construire une identité politique commune à des groupes irréductiblement hétérogènes et de former ainsi une classe au projet politique macro-structurel. »

Les questions économiques propres aux usines occupées ne sont pas le seul sujet des discussions. Les participants débattent du pouvoir extra-économique, du processus de décision, des différences entre égalité politique et économique, entre libertés démocratiques et libertés humaines…

« Dans la période de suprématie économique et politique de la classe bourgeoise, le déroulement réel du processus révolutionnaire se passe de façon souterraine, dans l’ombre de l’usine et dans l’ombre de la conscience de ces multitudes immenses que le capitalisme assujettit à ses lois ; il n’est donc ni contrôlable ni prévisible ; il le sera dans l’avenir, lorsque les éléments qui le constituent (sentiments, velléités, habitudes, embryons d’initiatives et de nouvelles mœurs) auront été développés et épurés par l’évolution de la société, par l’importance accrue de la place que la classe ouvrière sera amenée à occuper dans le domaine de la production. »

Ce passage est caractérisé par un mécanisme rare chez Gramsci. On a un schéma qui donne la priorité causale et chronologique à « l’évolution de la société » et à l’infrastructure économique sur les idées et les valeurs des ouvriers, alors que le respect du mouvement dialectique obligerait à considérer que le travail de « persuasion » des militants socialistes peut jouer un rôle déterminant dans l’ébranlement structurel. Le choix du terme de « persuasion » par Gramsci dans l’article est intéressant. En effet, au contraire de « convaincre » qui implique la démonstration objective et argumentative d’une vérité, quand on cherche à persuader quelqu’un, on accomplit un travail sur ses valeurs, conscientes et infra-conscientes, on se place dans le règne du relativisme politique.

Le commun est alors construction de nouvelles valeurs désembourgeoisées, terme que l’on préférera à celui d’« épurées », utilisé par Gramsci mais qui nous paraît absolutiste et positiviste : valeurs démocratiques, valeurs populaires, valeurs de luttes louant l’antagonisme, valeurs de partage et de solidarité, de co-décision, valeurs du temps libre et de l’épanouissement de tous. Le commun dans son acception éthique. Valeurs qui serviront de base à la constitution d’un projet politique global et d’une identité politique commune, menant inévitablement à la lutte avec les superstructures bourgeoises pour l’avènement du socialisme.

Dans un même mouvement réel indistinctement économique, éthique et politique, les conseils d’usines permettent ainsi de construire une identité politique commune à des groupes irréductiblement hétérogènes et de former ainsi une classe au projet politique macro-structurel.

« Il ne peut s’agir que d’une universalité pratique, à savoir celle de tous les individus qui sont, à un moment donné et dans des conditions données, engagés dans une même tâche »

« Nous disons que la période actuelle est révolutionnaire parce que la classe ouvrière tend de toutes ses forces et de toute sa volonté à fonder son État. Voilà pourquoi nous disons que la naissance des Conseils ouvriers d’usines représente un grandiose événement historique, qu’elle représente le commencement d’une ère nouvelle dans l’histoire du genre humain ; c’est grâce à elle que le processus révolutionnaire a affleuré à la lumière et est entré dans la phase où il peut être contrôlé et prévu. »

Il est étonnant de noter que Gramsci, dans son apologie de la forme originale des Conseils d’usines, ne mentionne ni les Soviets ni la Commune de Paris qui semblent pourtant se rapprocher fortement de cette forme de représentation, ces omissions servant possiblement un simple objectif rhétorique.

« La classe ouvrière affirme […] que le pouvoir industriel, que la source du pouvoir industriel, doit revenir à l’usine ; elle considère l’usine comme étant, dans une nouvelle perspective ouvrière, la forme où la classe ouvrière se coule en un corps organique déterminé, la cellule d’un nouvel État : l’État ouvrier, et la base d’un nouveau système représentatif : le système des Conseils. »

Portrait de Lénine ©Wikimédia commons

Ces passages illustrent que pour Gramsci, les conseils d’usines sont la définition même du socialisme. Gramsci place sa réflexion stratégique autour de l’État dans un cadre léniniste. Il reprend la thèse défendue par Lénine dans L’État et la révolution du double pouvoir et de la destruction de l’appareil d’État bourgeois.

Pour Lénine, et donc pour Gramsci, l’appareil d’État bourgeois est pourri par essence et doit être intégralement balayé afin d’instaurer un nouvel État prolétarien. Les anciennes institutions doivent être réduites en poussière et les anciens fonctionnaires démis de leurs fonctions. Pourquoi ? Car les structures ont une inertie très importante, elles ont des effets sur les habitudes, les idées, les valeurs de ceux qui les incarnent. Elles corrompent par les réseaux tissés et les privilèges accordés. Avant d’adopter une pratique centralisée du pouvoir, Lénine prône que tout le pouvoir aille aux Soviets, conseils d’ouvriers et de paysans dont tous les représentants sont élus, responsables et révocables [15].

La stratégie socialiste révolutionnaire consiste à construire un double pouvoir, en parallèle et à l’extérieur du pouvoir d’État bourgeois, sous la forme des conseils. Ce double pouvoir a pour objectif de construire l’hégémonie, d’organiser les classes révolutionnaires, de renverser les superstructures bourgeoises et de mettre en place le socialisme. Les partis et les syndicats révolutionnaires ont quant à eux pour tâche de permettre le développement du double pouvoir face à la répression bourgeoise, mais ils ne le constituent aucunement en eux-mêmes. Les conseils constituent la meilleure boussole en termes de représentation à l’aube de la transition socialiste.

« Ces propos de Gramsci apparaissent comme le couronnement suprême du commun : solidarité et co-élaboration pratiques des humains pour parvenir, finalement, à la possibilité pratique et politique concrète de l’épanouissement de chacun dans son devenir. »

Selon Gramsci, les conseils sont un État ouvrier à l’état embryonnaire, au double sens de moyen pour construire cet État et de principe représentatif fondamental de souveraineté politique populaire. Tout comme Marx, Gramsci prône la disparition de la division entre travail manuel et intellectuel, considérant que chaque homme est à la fois un corps et un esprit, chaque travailleur étant par conséquent parfaitement légitime à participer aux décisions publiques, à la vie de la cité. Le commun émerge alors comme principe fondamental du socialisme, à la fois au niveau politique et au niveau économique, et plus largement à l’échelle de la société toute entière, comme nouvelle universalité pratique.

« L’État ouvrier, puisqu’il prend naissance en fonction d’une configuration productive, crée déjà les conditions de son propre développement, de sa disparition en tant qu’État, de son incorporation organique dans un système mondial : l’Internationale communiste. »

Ces propos de Gramsci inaugurant le commun-isme, compris comme auto-gouvernement mondial, société réglée où le règne de la nécessité laisse place à la liberté humaine et à la société du temps libre, apparaissent comme le couronnement suprême du commun : solidarité et co-élaboration pratiques des humains pour parvenir, finalement, à la possibilité pratique et politique concrète de l’épanouissement de chacun dans son devenir.


1 DARDOT, Pierre, et LAVAL, Christian, Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, Éditions La Découverte, 2014

2 Voir notamment GREEN, Marcus E. (ed.), Rethinking Gramsci, Routledge Innovations in Political Theory, 2011

3 Errejón quitte Podemos début 2019 pour des désaccords théoriques et stratégiques avec la direction et fonde son propre parti Más País.

4 Paru dans L’Ordine Nuovo, 4-5 juin 1920. GRAMSCI, Antonio, « Le conseil d’usine », dans Écrits politiques, tome I : 1914-1920, textes choisis, présentés et annotés par Robert Paris, trad. Marie-Gracieuse Martin-Gistucci, Gilbert Moget, Robert Paris et Armando Tassi, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de Philosophie », 1974, pp.346-351. C’est cette traduction qui a été retenue pour notre étude. L’article est également accessible gratuitement sur les sites marxists.org et Les Classiques des sciences sociales de l’Université du Québec.

5 Gramsci a adhéré au Parti socialiste italien (PSI) dès 1912. Pour toutes les informations qui vont suivre, on renvoie à la biographie de Gramsci : FIORI, Giuseppe, La vie de Antonio Gramsci, Paris, Librairie générale française, Le Livre de Poche, coll. “Pluriel”, 1977, 543 p.

6 La conjoncture fluide désigne une période de crise extraordinaire où les logiques habituellement fonctionnelles des champs sociaux se délitent au profit de devenirs ouverts et imprévisibles. On reprend l’expression au sociologue de la politique Michel Dobry. Voir DOBRY, Michel, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, « Références », 1986 ; rééd. 1992

7 Sur le sujet on renvoie à FERRO, Marc, La révolution de 1917, Paris, Albin Michel, 1997

8 HOARE, George, et SPERBER, Nathan, Introduction à Antonio Gramsci, Paris, Éditions La Découverte, coll. « Repères », 2013, p. 15

9 GODELIER, Maurice, « Ordres, classes, État chez Marx », dans Visions sur le développement des États européens. Théories et historiographies de l’État moderne, Actes du colloque de Rome (18-31 mars 1990), Rome, Publications de l’École Française de Rome, n° 171, 1993, pp. 117-135

10 MARX, Karl, Œuvres tome I. Économie 1, traduction et notes de Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 1484

11 BENSAÏD, Daniel, Une lente impatience, Paris, Éditions Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2004, p. 440

12 MARX, Karl, et ENGELS, Friedrich, L’Idéologie allemande, traduction présentée par Gilbert Badia, Paris, Les Éditions sociales, 1976, p. 61 ; rééd. 2012.

13 Sur la constitution historique d’une classe, on renvoie à THOMPSON, Edward Palmer, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Le Seuil, 1988; rééd. Paris, Éditions Points, 2012, 1164 p.

14 Sur cet aspect voir JESSOP, Bob, « Gramsci: l’espace, le territoire, de la nation, les frontières, le mouvement », dans CALOZ-TSCHOPP, Marie-Claire, FELLI, Romain, et CHOLLET, Antoine (dir.), Rosa Luxemburg, Antonio Gramsci, actuels ?, Paris, Éditions Kimé, 2018

15 Sur cet aspect de l’œuvre de Lénine, voir NEGRI, Antonio, « Socialisme = soviets + électricité », allocution prononcée au colloque « Penser l’émancipation » à Saint-Denis le 15 septembre 2017. Accessible sur la revue en ligne Période.

Razmig Keucheyan : “Le capitalisme génère en permanence des besoins artificiels”

Razmig Keucheyan, © Les Amis du Diplo

En septembre 2019, le sociologue Razmig Keucheyan publiait Les Besoins artificiels, comment sortir du consumérisme. “Le capitalisme engendre des besoins artificiels toujours nouveaux. Celui de s’acheter le dernier iPhone par exemple, ou de se rendre en avion dans la ville juste d’à côté. Ces besoins sont non seulement aliénants pour la personne, mais ils sont écologiquement néfastes” peut-on lire en première de couverture. Ironie du sort, quelques mois après sa sortie, l’épidémie Covid-19 rend les analyses de l’auteur plus que jamais éclairantes et nécessaires.


 

LVSL – En exergue de votre ouvrage, vous fondez la problématisation de votre propos sur la revendication d’un droit à l’obscurité. Cette revendication récente s’oppose à une forme de progrès : l’éclairage nocturne peut être perçu comme une conquête de temps et d’espace d’émancipation en dehors du travail. C’est ce qu’explique Rancière dans La nuit des travailleurs. Ainsi, un besoin n’est pas immuable et peut passer du statut de conquête à celui de nuisance.

Razmig Keucheyan – Le développement de l’éclairage artificiel a donné lieu, au cours des deux siècles passés, à une diversification sans précédent du spectre des activités humaines. Lire un livre après la tombée de la nuit, dîner entre amis au restaurant, se balader dans une ville seul ou en amoureux la nuit…

Ces activités devenues courantes seraient inconcevables sans lumière artificielle. Cette diversification des activités humaines est l’une des composantes du progrès, dont le sentiment est profondément ancré dans les habitus modernes.

“La nuit cesse d’être le moment du seul sommeil réparateur. Elle devient un lieu d’émancipation”

Pourtant, passé un certain stade, l’éclairage se transforme aussi en nuisance, en « pollution lumineuse ». Il complique par exemple la synthèse de la mélatonine, l’ « hormone du sommeil », générant des pathologies parfois graves. L’éclairage artificiel suscite également la disparition de la nuit. La nuit noire, l’observation des étoiles à l’œil nu est une expérience de moins en moins répandue dans les pays développés, ceux où les niveaux d’éclairage sont les plus élevés. Ce constat a donné lieu à l’émergence d’un mouvement contre la « perte de la nuit », qui revendique un « droit à l’obscurité ». C’est l’un des mouvements sociaux les plus intéressants de notre époque. Il lutte pour retrouver ce qui était auparavant un « donné » : l’obscurité, que le développement de la vie moderne met en péril.

Comme l’a en effet montré Jacques Rancière dans La Nuit des prolétaires, la nuit est un enjeu politique pour le mouvement ouvrier dès les années 1830. C’est le moment où les ouvriers échappent aux cadences infernales diurnes imposées par les patrons et deviennent enfin des « êtres pensants ». La nuit cesse d’être le moment du seul sommeil réparateur. Elle devient un lieu d’émancipation.

La différence avec notre situation présente est que les ouvriers évoqués par Rancière importent dans la nuit des activités qu’ils ne peuvent accomplir de jour, du fait de l’exploitation qu’ils subissent : penser, créer, s’organiser. Le mouvement contre la « perte de la nuit », au contraire, veut que la nuit demeure une temporalité autre, avec des activités – ou des inactivités – spécifiques.

Le prologue de mon livre concernant le « droit à l’obscurité » permet ainsi de problématiser la question des besoins : de quel niveau d’éclairage artificiel avons-nous vraiment besoin ? Son augmentation ininterrompue est-elle souhaitable ? Peut-on continuer à bénéficier de ce progrès, tout en maîtrisant les nuisances qui en découlent ?

Cela débouche sur la formulation de l’argument central du livre : les besoins sont toujours historiques, ils évoluent dans le temps, ils ne sont pas immuables. A ce titre, ils sont politiques, la délibération collective peut s’exercer sur eux. C’est un constat important dans le contexte de la transition écologique. Celle-ci consiste à déterminer quels besoins nous allons continuer à satisfaire, et quels besoins nous allons cesser de contenter, car ils ne sont pas soutenables. La transition écologique peut se résumer en un mot d’ordre : réinventer les besoins.

LVSL – Dans les Grundrisse, Marx met en avant l’existence de deux types de besoins : historiques et biologiques. Comment le capitalisme contemporain façonne-t-il nos besoins ? Assiste-t-on à une forme de dépossession du sujet quant à la construction des besoins ? Qu’ont tiré de cet enseignement les penseurs marxistes ?

Razmig Keucheyan – Le capitalisme a une relation perverse aux besoins. La solvabilité est son mantra : il satisfait un besoin si et seulement si la personne qui l’éprouve dispose de l’argent pour payer. Quand vous arrivez à la caisse d’un supermarché, vous ne dites pas : se nourrir est un besoin vital pour l’être humain, j’emporte par conséquent cette nourriture. Vous sortez votre porte-monnaie, et n’emportez la nourriture que si vous avez de quoi payer. Dans le cas contraire, deux possibilités se présentent. Ou bien vous vivez – plus exactement survivez – avec un besoin non satisfait.

Un rapport de l’ONU de 2019 établit par exemple que 820 millions de personnes de par le monde souffrent de malnutrition. C’est vrai dans les pays en voie de développement, mais aussi dans le Nord. Ou alors vous allez solliciter des institutions non capitalistes présentes dans les sociétés capitalistes : la famille ou l’Etat social, qui fonctionnent sur des critères autres que la solvabilité, et qui vous viendront en aide. Le capitalisme « pur » n’existe pas, il requiert depuis toujours le soutien d’institutions non capitalistes, notamment en matière de satisfaction des besoins.

En outre, le capitalisme génère en permanence des besoins artificiels, à la fois aliénants et non soutenables sur le plan environnemental. Cela est lié au productivisme et au consumérisme qui lui sont intrinsèques : la concurrence entre entreprises privées les oblige à produire toujours davantage, donnant lieu au déversement de marchandises nouvelles sur les marchés. Afin que cette rotation rapide soit possible, nous devons, nous, consommateurs, consommer toujours plus, afin de laisser la place aux marchandises suivantes. Et ainsi de suite, à l’infini.

Le consumérisme n’est pas une attitude naturelle chez l’être humain. Des besoins artificiels doivent être crées par des dispositifs spécifiques. Le consumérisme repose sur des institutions telles que la publicité, la facilitation toujours plus grande des conditions du crédit – ce que certains appellent la « financiarisation de la vie quotidienne »[1] – ou encore l’obsolescence programmée. Au cours du XXe siècle, les dépenses publicitaires des entreprises – multinationales en particulier – ont augmenté de manière vertigineuse.

Bien entendu, tous les besoins artificiels ne sont pas forcément nocifs. L’un des exemples les plus intéressants est celui du voyage. Voyager est partie intégrante de nos identités modernes. Quelqu’un qui n’aurait jamais voyagé aurait de toute évidence manqué une dimension importante de l’existence.

C’est la raison pour laquelle on encourage les jeunes à voyager, par exemple par l’entremise des programmes « Erasmus » à l’université. En ce sens, si voyager n’est pas un besoin « vital », au sens d’une condition de la survie, c’est néanmoins un besoin que certains qualifieraient d’« essentiel ». Plus exactement, c’est devenu un besoin essentiel : la « démocratisation » du voyage ne survient que dans la seconde moitié du XXe siècle[2]. Avant cela, il est réservé aux élites. Le voyage est donc un besoin essentiel construit historiquement.

Le paramètre qui change la donne est que la généralisation du voyage le rend écologiquement insoutenable. Les avions low cost permettent à des catégories nouvelles de la population de voyager, mais les émissions de gaz à effet de serre qui en résultent ne nous laissent pas d’autre choix que de les abolir le plus rapidement possible. Il faut d’ailleurs espérer que la pandémie débouche sur des évolutions en ce sens. Ceci nous incitera à imaginer des formes de voyage alternatives. Ce besoin typiquement moderne qu’est le voyage est sous-tendu par des aspirations complexes et contradictoires. C’est sur elles que doit s’exercer la délibération collective sur les besoins que j’évoquais.

LVSL – Votre ouvrage explique ce que sont les besoins « artificiels ». A l’heure où nous traversons une crise sanitaire sans précédent, beaucoup de personnalités, tant issues du monde politique, que du marketing, s’attachent à parler de la redéfinition des besoins. Pensez-vous qu’une situation de crise peut inciter à se défaire de certains besoins ou que cette prise de recul est circonscrite dans le temps de la crise ?

Razmig Keucheyan – Une crise aiguë comme la pandémie peut-elle donner lieu à une redéfinition des besoins ? Elle peut certainement stimuler notre imagination politique. De la révolution russe, Gramsci disait qu’elle était non seulement un événement politique, mais aussi un événement philosophique. Elle a produit des effets massifs et durables dans la pensée, conditionnant le développement intellectuel du XXe siècle à nos jours, aussi bien du côté des partisans que des adversaires de la révolution. Nul doute que la pandémie aura elle aussi des effets dans la pensée, bien sûr de nature différente.

“Le néolibéralisme était parvenu à nous inoculer la conviction que nul futur alternatif n’était possible.”

La pandémie peut aussi nous convaincre de la contingence de l’ordre social. Il faut prendre la mesure de ce qui se passe dans le domaine de l’économie : la crise a donné lieu à la suspension du jour au lendemain de dogmes néolibéraux présentés la veille comme sacrés, au nombre desquels les critères de convergence de la zone euro, qui ont notamment servi il n’y a pas très longtemps à étrangler le peuple grec.

Romaric Godin parle de « socialisme de congélation » pour décrire la manière dont l’Etat a placé l’économie dans une sorte de coma artificiel[3]. C’est sans précédent dans l’histoire du capitalisme. Le néolibéralisme était parvenu à nous inoculer la conviction que nul futur alternatif n’était possible. Le coronavirus est en train de faire en un rien de temps la démonstration du contraire. On sait depuis toujours que le néolibéralisme adore l’Etat quand il sert les intérêts du capital. Mais on était loin d’imaginer que c’était à ce point.

Une crise donne toujours lieu à un affaiblissement des déterminismes, et ouvre ainsi le champ des possibles. C’est un terrain de luttes, portant sur la définition des problèmes et les solutions à leur apporter. Mais la crise ne suspend pas pour autant les rapports de force. Tout ne devient pas subitement fluide. Les secteurs en position dominante au moment du déclenchement de la crise y entrent avec un avantage.

C’est pourquoi ils ont la capacité d’imposer leurs définitions et leurs solutions. En ce sens, la crise ne joue pas, à mon sens, en faveur des forces progressistes ou radicales, parce que celles-ci étaient faibles et dispersées lors de l’entrée dans la crise.

D’un point de vue programmatique, la gauche radicale est prête à gouverner. Par exemple, le « Green new deal » de Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, malgré ses limites, est une plateforme électorale à même de rassembler de larges secteurs. Sa mise en œuvre donnerait lieu à une transformation de grande ampleur de nos sociétés. Il existe des plateformes similaires dans les gauches radicales de nombreux pays.

Ce qui manque encore, c’est un « bloc social » majoritaire qui pourrait voir dans un tel programme l’expression de ses intérêts de classe, plus précisément des intérêts d’une alliance de classes dont le socle seraient les classes populaires. Même si les vents contraires sont forts, l’émergence d’un tel bloc social n’est pas à exclure dans les années qui viennent.

LVSL – Vous identifiez des moyens afin que les citoyennes et les citoyens se réapproprient leur existence, notamment l’investissement dans des associations de consommateurs. Ce type de comportement est pour l’heure marginal en France. Pensez-vous que ce type de structure est pour autant suffisant pour construire des rapports de force vis-à-vis de grands pourvoyeurs de besoins artificiels tels que Amazon ?

Razmig Keucheyan – Parmi les expériences ensevelies sous les décombres du XXe siècle, il y a la « démocratie des conseils », centrale dans tous les épisodes révolutionnaires depuis au moins la Commune de Paris[4]. Au cours de ces épisodes, démocratie directe « par en bas » et institutions représentatives ont coexisté dans une tension conflictuelle souvent féconde. Émergeant sur le lieu de travail et dans les quartiers, les conseils ont été un moyen d’approfondir la démocratie, en la faisant notamment entrer dans le champ de l’économie, autrement dit en politisant cette dernière.

La « démocratie des conseils » suppose une articulation nouvelle entre l’échelon local – les conseils d’usines et de quartiers – et celui de l’Etat. La souveraineté n’est plus entièrement contenue en ce dernier, elle se casse en deux, et cette cassure déclenche une dynamique porteuse d’avancées politiques et sociales.

“Ce qu’il nous faut réinventer, c’est une pensée de l’articulation conflictuelle entre le local et l’étatique.”

Notre capacité à réfléchir en ces termes s’est considérablement affaiblie. Aujourd’hui, à gauche, certains sont obsédés par l’échelon local : les ZAD, Tarnac, les ronds-points ou le municipalisme libertaire inspiré de Murray Bookchin. Bookchin développe un fédéralisme permettant d’ « emboîter » les échelons politique supérieurs dans les échelons inférieurs. Mais sa pensée ne me paraît pas très sophistiquée sur ce point. D’un autre côté, on trouve des penseurs qui consacrent beaucoup d’énergie à essayer d’expliquer aux premiers que tout ne peut s’organiser à l’échelon communal, que pour combattre le marché efficacement il faut lui opposer une force de puissance équivalente : celle de l’Etat.

Ce qu’il nous faut réinventer, c’est une pensée de l’articulation conflictuelle entre le local et l’étatique, sur le modèle de la « démocratie des conseils » que j’évoquais. Dans des sociétés complexes comme les nôtres, on ne fera pas sans parlements, où s’expriment les intérêts contradictoires en présence. De même, la transition écologique suppose de mobiliser tous les leviers de l’Etat, sa capacité à impulser une dynamique de transformation à grande échelle et affectant toutes les sphères. Cependant, l’Etat et les institutions représentatives doivent être placés en tension avec des organisations à la base : des conseils d’un genre nouveau, qui prendraient place sur le lieu de travail et dans les quartiers.

“Le consommateur devait utiliser son pouvoir pour influer sur le fonctionnement des entreprises, sur ce qu’elles produisent et comment elles le produisent.”

Comment réinventer la démocratie des conseils au XXIe siècle ? L’hypothèse que j’explore dans le livre consisterait à créer des « associations de producteurs-consommateurs ». En étudiant l’histoire des associations de consommateurs, on s’aperçoit qu’au moment de leur création, au début du XXe siècle, elles s’intéressaient non seulement à la consommation, comme aujourd’hui, mais également aux enjeux de production, par exemple aux conditions de travail ou au niveau des salaires.

Le consommateur devait utiliser son pouvoir pour influer sur le fonctionnement des entreprises, sur ce qu’elles produisent et comment elles le produisent. Ces associations, souvent radicales, étaient plus proches des syndicats qu’à l’heure actuelle. De l’alliance des deux résultait un répertoire d’action efficace, combinant la grève (interruption de la production) et le boycott (interruption de la consommation). Au cours du XXe siècle, syndicats et associations de consommateurs se sont progressivement éloignés : les premiers s’occupant exclusivement de ce qui relève du monde de la production, les secondes de celui de la consommation.

Il est urgent de recoller ce que le XXe siècle a séparé, d’où l’idée d’associations de producteurs-consommateurs. Les enjeux de production et de consommation ne doivent plus être posés séparément : ils doivent l’être conjointement, au sein des mêmes organisations. La question qui doit sous-tendre l’action et la réflexion de ces associations de producteurs-consommateurs est : que faut-il produire et pour satisfaire quels besoins ? Elles seraient donc le lieu où la délibération sur les besoins prendrait place. En leur sein seraient débattus les grands choix d’investissement et de production. En somme, elles seraient une instance de coordination de l’économie, se substituant aux mécanismes marchands.

LVSL – Dans Les Besoins artificiels, vous évoquez l’idée séduisante du « communisme du luxe ». Pourriez-vous revenir sur la définition de ce concept et sa genèse ?

Razmig Keucheyan – L’idée de « communisme du luxe » remonte à la Commune de Paris. L’historienne Kristin Ross a écrit un beau livre sur le sujet[5]. Elle y évoque le manifeste de la Fédération des artistes de Paris d’avril 1871, rédigé par Eugène Pottier – l’auteur des paroles de l’Internationale – qui se conclut par ces mots : « Le comité concourra à notre régénération, à l’inauguration du luxe communal et aux splendeurs de l’avenir, et à la République universelle. »

Aujourd’hui, l’expression « communisme du luxe » est employée dans certains courants des pensées critiques, notamment l’ « accélérationnisme »[6]. L’idée est que le communisme est virtuellement déjà présent dans nos sociétés, qu’il s’agit d’en accélérer l’advenue, en favorisant l’émancipation des nouvelles technologies de l’emprise du capital.

Le sens dans lequel j’emploie la notion de « communisme du luxe » est différent. Comme l’ont montré Thorstein Veblen et Pierre Bourdieu, les inégalités de classe s’appuient dans nos sociétés sur des hiérarchies d’objets. La possession d’un objet de luxe permet de se « distinguer ». Une piste qu’à ma connaissance ils n’ont pas exploré est que ces inégalités reposent notamment sur la possession d’objets de qualité plus ou moins bonne. Pour résumer, aux classes dominantes les objets « haut de gamme » : robustes, composés de matériaux nobles et à la pointe de la technologie. Aux classes populaires la civilisation du jetable, le « bas de gamme ». La distinction n’opère donc pas seulement par l’attribution aux objets de caractéristiques symboliques différentes, elle est également basée sur leurs caractéristiques réelles.

« Communisme du luxe » signifie : qu’adviendrait-il en matière d’inégalités si on rompait avec la civilisation du jetable, et qu’on imposait le « haut de gamme » pour tous ? Cela peut se faire par la loi, sous-tendue par un rapport de force politique. Que se passerait-il si les biens de qualité n’étaient pas réservés aux dominants ?

La fin du jetable ralentirait le rythme de l’arrivée sur le marché de marchandises toujours nouvelles, puisque des objets plus robustes seraient moins souvent remplacés. Elle freinerait le productivisme et le consumérisme, qui ont pour condition la mauvaise qualité des produits. Cela court-circuiterait par ailleurs l’un des ressorts de la distinction, qui ne pourrait donc plus s’appuyer sur des différences de qualité des biens. L’une des hypothèses du livre est que la lutte des classes a également cours dans l’univers des objets. « Des objets haut de gamme pour tous ! » devrait être un mot d’ordre du mouvement social.

LVSL – La rupture avec le marché tel qu’il existe aujourd’hui est, selon vous, rendue possible par l’émergence d’une structure de besoins « universalisables ». Pouvez-vous revenir un peu plus en détail sur ce qu’est cette structure de besoins universalisables ?

La notion de besoins « universalisables » est une référence à Kant : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi universelle. » L’idée est simple : il s’agit de soumettre la redéfinition des besoins qui s’opérera avec la transition écologique à un impératif « universaliste » du même ordre. La structure des besoins – ou pseudo-besoins – d’un consommateur américain, de toute évidence, n’est pas universalisable : si tout le monde consommait autant, les ressources naturelles s’épuiseraient en un rien de temps, et les pollutions se multiplieraient. La soutenabilité doit donc être un impératif catégorique de la délibération sur les besoins. Cet impératif est notamment défini par les connaissances scientifiques concernant ce que les écosystèmes peuvent supporter.

Mais la notion de « besoins universalisables » signifie aussi que la redéfinition des besoins doit être soumise à un impératif d’égalité. En France, les 10% les plus riches émettent huit fois plus de gaz à effet de serre que les 10% les plus pauvres. Ce rapport est de vingt-quatre aux Etats-Unis et de quarante-six au Brésil[7]. Pourtant, parallèlement, les classes populaires sont les principales victimes de la crise environnementale.

Ce sont elles qui endurent le plus fortement les catastrophes naturelles, les pollutions, ou l’effondrement de la biodiversité. Pour elles, c’est donc la double peine : elles ne sont pas les principales responsables de la crise environnementale, mais elles la subissent de plein fouet. Il s’agit même d’une triple peine, puisque ce sont sur les classes populaires que les gouvernements font peser de manière disproportionnée le coût de la transition, comme en a témoigné en France l’épisode calamiteux de la taxe carbone, qui a déclenché le mouvement des gilets jaunes.

Ainsi, l’idée de « besoins universalisables » exige que l’impératif de soutenabilité soit combiné à un impératif d’égalité. La transition écologique ne se fera pas sans le consentement des classes populaires. Or celles-ci doivent être convaincues que la transition sera l’occasion pour elles de vivre mieux dans un monde moins injuste. L’égalité est donc un but en soi, mais c’est aussi une méthode, qui rendra la transition écologique possible.

Références :

[1] Randy Martin, Financialization of Daily Life, Philadelphie, Temple University Press, 2002.

[2] Bertrand Réau et Saskia Cousin, Sociologie du tourisme, Paris, La Découverte, 2009.

[3] Romaric Godin, « Quelles politiques face à la crise économique ? », in Mediapart, 5 mai 2020, disponible à l’adresse : https://www.mediapart.fr/journal/france/050520/quelles-politiques-face-la-crise-economique

[4] Yohan Dubigeon, La Démocratie des conseils. Aux origines modernes de l’autogouvernement, Paris, Klincksieck, 2017.

[5] Kristin Ross, L’Imaginaire de la Commune, Paris, La Fabrique, 2015.

[6] Nick Srnicek et Alex Williams, « Manifeste accélérationniste », disponible à l’adresse : https://www.multitudes.net/manifeste-accelerationniste/

[7] Lucas Chancel, Insoutenables Inégalités. Pour une justice sociale et environnementale, Les Petits Matins, Paris, 2017.

Coronavirus et guerre de position

https://www.flickr.com/photos/lespetitescases/4850281718
René Magritte, Le faux miroir, 1928. Museum of Modern Art, New York. © Gautier Poupeau

La crise sanitaire que traverse le pays depuis plusieurs semaines met en lumière les nombreuses failles du paradigme néolibéral. Il est non seulement l’une des principales causes de la gravité de la situation, mais semble également incapable d’apporter les réponses adaptées. Pour autant, rien n’assure qu’il sera remis en cause quand la crise sera surmontée. Si le camp progressiste sous-estime la capacité de ce dernier à s’adapter, il ne s’engagera pas dans la voie de la guerre de position, pourtant nécessaire pour qu’une alternative sociale, écologique et démocratique devienne majoritaire.


La crise sanitaire valide les thèses du camp progressiste

« Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. » Cette phrase n’a pas été prononcée par un membre de l’opposition politique ou par un universitaire, défenseur de l’État social. Elle est issue de l’allocution du 12 mars d’Emmanuel Macron, dont l’idéologie oscille pourtant entre néolibéralisme et libéralisme plus classique[1]. Il est néanmoins difficile de ne pas lui donner raison tant la crise sanitaire accrédite les thèses du camp progressiste, c’est-à-dire de tous ceux qui, dans le champ politique comme dans la société civile, contestent l’hégémonie néolibérale, sur des bases démocratiques, sociales ou écologiques[2].

Emmanuel Macron semble se rendre compte que la santé n’est pas un service comme un autre. Alors que les soignants n’ont cessé, depuis un an, d’alerter sur la détérioration de leurs conditions de travail et, plus globalement, sur la casse du service public de la santé, la révélation tardive du président de la République a un goût amer. Les gouvernements successifs des vingt-cinq dernières années ont cherché à réformer – autrement dit : à déconstruire – les structures publiques de soin. Ce saccage méthodique saute aux yeux lorsque l’on s’attarde sur les lois qui ont modifié l’organisation et la gestion de l’hôpital public. Tarification à l’activité, indices de performance financière et de rentabilité, rationalisation des effectifs : l’introduction de logiques managériales issues de la doctrine du New Public Management est devenue le leitmotiv des ministres de la santé[3]. De Jacques Barrot à Agnès Buzyn, en passant par Jean-François Mattei, Xavier Bertrand, Roselyne Bachelot ou encore Marisol Touraine, le camp néolibéral n’a eu de cesse de s’attaquer à l’hôpital public.

Il devient difficile de ne pas pointer l’hypocrisie de ces dirigeants acquis aux thèses néolibérales qui déplorent opportunément des effets dont ils chérissent, à longueur de lois et de traités, les causes

Les causes de la gravité de la crise sanitaire que nous traversons en ce moment ne sont pas à chercher ailleurs : l’austérité budgétaire et la privatisation de la santé d’hier ont conduit au manque de matériel, d’effectifs et au délabrement de l’hôpital public d’aujourd’hui. Si la France est capable d’affronter la pandémie liée au Covid-19, c’est grâce à l’abnégation des personnels de santé et à leur sens de l’intérêt général. « La santé n’a pas de prix » disait encore Emmanuel Macron lors de la même allocution. Mais le démantèlement méthodique des structures publiques de soin en a un et ce sont aujourd’hui ceux qui sont atteints du Covid-19 et les soignants à bout de souffle qui le paient.

De la même manière qu’Emmanuel Macron vante les services qu’il a lui-même participé à détricoter, il s’aperçoit également que certaines chaînes de production essentielles – d’équipements sanitaires et en particulier de masques filtrants mais aussi de gels hydroalcooliques et de médicaments – doivent être relocalisées ou reconstruites. Comment, dès lors, ne pas imputer à Emmanuel Macron et à ses prédécesseurs la responsabilité de ces risques de pénurie et de dépendance sanitaire, eux qui ont systématiquement laissé faire et encouragé les délocalisations multiples ainsi que le sacrifice d’usines sur l’autel de la sacro-sainte libre concurrence et de son corollaire, le libre-échange ? Il devient difficile de ne pas pointer l’hypocrisie de ces dirigeants acquis aux thèses néolibérales qui déplorent opportunément des effets dont ils chérissent, à longueur de lois et de traités, les causes.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:H%C3%B4tel-Dieu_de_Paris_en_gr%C3%A8ve_20140307_1.jpg
L’Hôtel-Dieu de Paris en grève, 2014. © Lionel Allorge

La période que nous vivons entérine également la nécessité d’une lutte massive contre le changement climatique et la mise en place d’une politique ambitieuse de transition agroécologique. C’est bien la prédation de l’homme sur la nature – notamment la déforestation et la perturbation voire la destruction des écosystèmes – qui facilite la transmission de virus présents dans le monde sauvage à l’homme. De même, les engrais utilisés pour la culture et les antibiotiques destinés à l’élevage tendent à diminuer les défenses immunitaires humaines, à rendre les corps vulnérables aux bactéries diverses et, in fine, aux virus.

Enfin, le confinement nous oblige à regarder en face certaines inégalités qui traversent notre société. La question de l’accès au logement – et du type de logement – est ici centrale. Tandis que certains sont confinés dans des appartements étroits, surpeuplés voire insalubres, d’autres vivent dans des appartements spacieux ou se réfugient dans des maisons secondaires à la campagne. La Fondation Abbé Pierre évalue à 2 090 000 le nombre de personnes « vivant dans des conditions de logement très difficiles » en France en 2020[4]. Plus encore, la crise sanitaire a détérioré la situation des personnes sans domicile. Ceux-ci peuvent difficilement se protéger du virus, faire face à la diminution des maraudes et à la fermeture de nombreux centres d’hébergement d’urgence – les bénévoles assurant ces services étant confinés. Les associations d’aide aux sans-abris comme la Fondation Abbé Pierre, Emmaüs Solidarité ou encore le Secours Populaire sont, quant à elles, débordées et appellent au don et à la solidarité nationale. Les chèques-services annoncés par le ministre du Logement le 31 mars et destinés à 60 000 sans-abris constituent une première étape, certes essentielle, mais ne suffiront pas à venir en aide aux 143 000 personnes sans domicile que compte la France.

Ce n’est que lorsque ces inégalités se transfigurent en inégalité face au virus que les néolibéraux les perçoivent et, parce qu’ils ne peuvent faire autrement, les commentent

Les inégalités de logement et de conditions de vie sont, durant le confinement, exacerbées. À celles-ci s’ajoutent des inégalités sociales liées à l’emploi : il y a ceux qui peuvent télétravailler et les autres. La sociologue Anne Lambert, chercheuse à l’INED, s’en émeut en ces termes : « Les personnels de soin, les fonctionnaires (police, professeurs), mais aussi le prolétariat urbain (éboueurs, agents de sécurité…) sont en première ligne pour endiguer l’épidémie de covid19 et assurer la continuité de la vie sociale […] tandis que les classes supérieures, surexposées initialement au virus par leur nombre élevé de contacts sociaux et la fréquence de leurs voyages, ont déserté les villes pour se mettre à l’abri. »[5] Ce n’est donc que lorsque ces inégalités, dont la dénonciation est solidement ancrée dans le discours progressiste, se transfigurent en inégalité face au virus que les néolibéraux les perçoivent et, parce qu’ils ne peuvent faire autrement, les commentent.

« Il faut s’adapter »

Investissements massifs dans le service public de la santé, dans la transition agroécologique et plus globalement dans la lutte contre le changement climatique, politique volontariste de réduction des inégalités protéiformes, réquisition des logements vacants, réaffirmation de la souveraineté du pays et contestation des règles économiques bruxelloises… Les sujets que le Covid-19 pourrait mettre à l’agenda du gouvernement, à la fin de la crise, sont nombreux. Ils ont pour point commun d’être en complète contradiction avec les thèses néolibérales et avec la politique menée par le gouvernement d’Édouard Philippe. Or, si Emmanuel Macron a affirmé vouloir « tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour » et a appelé à « sortir des sentiers battus, des idéologies et [se] réinventer », rien ne permet de dire que les leçons de la crise seront tirées. Au contraire, tout laisse à penser que rien ne changera fondamentalement.

Dans The Structure of Scientific Revolutions, l’historien et philosophe des sciences Thomas Samuel Kuhn a forgé le concept de paradigme scientifique. Celui-ci renvoie à un ensemble de théories, d’expériences et de méthodes fondamentales partagées par une communauté scientifique à un moment donné. Contestant la vision linéaire et cumulative du progrès scientifique, il a démontré que la science évolue essentiellement sous l’effet de ruptures appelées changements de paradigme. Étudier, même sommairement, la structure des révolutions scientifiques permet d’apercevoir les potentielles réarticulations du discours politique néolibéral quand la crise sera terminée. Les acteurs du néolibéralisme politique pensent en effet ce dernier comme un paradigme scientifique – il suffit de rappeler à quel point ce discours proprement idéologique est régulièrement transfiguré en expertise –, il faut donc l’analyser comme tel.

Le discours néolibéral aurait la capacité de se replier derrière des arguments adverses en cas de crise sans s’en trouver altéré une fois la crise passée

Lorsqu’un paradigme est contesté, il commence par se refermer sur lui-même. Ou plutôt : les tenants de ce dernier refusent toute contestation, écartent sans même en tenir compte les critiques et mettent tout en œuvre pour qu’il reste hégémonique. Ainsi, les propos d’Emmanuel Macron du 12, du 31 mars et du 13 avril ne présagent d’aucune remise en question de la politique menée depuis trois ans par le chef de l’État – et, avant lui, par ses prédécesseurs. Ce n’est peut-être qu’une nouvelle démonstration de cynisme de la part du président de la République, comme semble l’attester la loi « urgence coronavirus », dont les mesures particulièrement antisociales n’ont été assorties d’aucun caractère provisoire. Au fond, ne peut-on trouver dans le refus du Premier ministre d’admettre qu’il y a eu du retard sur les mesures de confinement le symbole même de ce processus ?

Schématiquement, le discours néolibéral aurait la capacité de se replier derrière des arguments adverses – ici la défense des services publics et la relocalisation de chaînes de production – en cas de crise sans s’en trouver altéré une fois la crise passée. En réalité, la chose est plus perverse : le discours néolibéral sait s’adapter. La philosophe Barbara Stiegler explique, dans ses récents travaux, qu’au cœur du néolibéralisme se trouve une injonction à s’adapter, celui-ci ayant recours à un lexique et à des raisonnements tirés de la biologie évolutive[6]. Il apparaît désormais que le discours néolibéral, dans sa version politique du moins, s’applique à lui-même cette injonction.

https://www.flickr.com/photos/cvalette/8504206582/in/photostream/
Salvador Dalí, Métamorphose de Narcisse, 1937. Londres, Tate Modern © Claude Valette

Quand les tenants du paradigme scientifique hégémonique, après avoir violemment refusé toute critique, se trouvent dans une situation intenable – quand le paradigme concurrent se glisse dans les interstices que le premier n’a pas réussi à fermer –, ils bricolent pour essayer, par tous les moyens, de le maintenir à flot. De même, il est probable qu’après avoir qualifié les critiques et les discours alternatifs de déraisonnables ou de populistes, les prêcheurs du néolibéralisme politique tentent, chahutés par la potentielle force que la crise aura permis aux arguments progressistes d’acquérir, de sauver le soldat néolibéral – et donc de se sauver eux-mêmes.

Ils pourront le faire par une stratégie de déviation : la crise sanitaire ne devant pas être vue comme la conséquence des politiques néolibérales ni même aggravée par celles-ci, ils insisteront sur son caractère inattendu et imprévisible. La crise sanitaire deviendra ainsi une erreur historique, une déviation du cours normal de l’histoire qui, une fois dépassée, ne justifie aucun changement dans la ligne politique adoptée. Tout juste pourront-ils admettre, poussés dans leurs retranchements, qu’il s’agit d’une excroissance anormale d’un néolibéralisme mal fixé, d’un dérèglement de la machine que des techniciens ou technocrates – néolibéraux, il s’agit en réalité des mêmes acteurs – sauront réparer. Il s’agit de la deuxième stratégie : l’introduction d’innovations conceptuelles ou techniques qui, bien loin de modifier le paradigme, en assurent la pérennité. La troisième stratégie consiste en l’abandon d’éléments composant le néolibéralisme et qui n’ont qu’une valeur instrumentale pour en préserver le cœur, les éléments ayant une valeur intrinsèque. Il est ainsi possible de justifier le recours à d’autres discours et à d’autres formes de politiques publiques lors des périodes de crise – ce que l’on connaît déjà lors des crises financières ou économiques –, pour répondre à l’urgence, tout en assurant le strict respect de la ligne néolibérale le reste du temps.

« Il faut que tout change pour que rien ne change »

Ces mutations stratégiques pavent également la voie à un discours, lui aussi néolibéral, de retour à l’ordre. Il ne fait aucun doute qu’il émergera, s’attaquant notamment aux finances publiques qui seront altérées au sortir de la crise – les prémices en sont d’ailleurs déjà visibles : « À la sortie de cette crise, il faudra faire des efforts, le redressement sera long et il passera par le désendettement du pays » a récemment déclaré Bruno Le Maire. Endossant à nouveau le rôle du parti de l’ordre, ses adeptes ne se contenteront pas d’un simple réajustement. Ils réclameront bien plus qu’un simple retour à l’état pré-crise. Au fond, les néolibéraux tenteront de profiter de la crise sanitaire qu’aura connu le pays. Ils s’approprieront cette fameuse phrase, traduction maladroite d’une réplique de Tancrède dans Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa : « Il faut que tout change pour que rien ne change. »[7] Emmanuel Macron n’a-t-il pas déclaré, à l’issue du Conseil européen du 23 avril : « nous avons une crise, il faut y répondre et on ne pose pas de questions, ça n’enlève rien de ce qu’on a fait avant et on rebâtira sur cette base-là » ?

De la nécessité de la guerre de position

Rien n’indique donc que les leçons seront tirées de l’événement en cours. Et il serait regrettable que le camp progressiste, par un biais de confirmation – étant lui-même convaincu de ses thèses et conscient de la force que pourraient prendre ses arguments au sortir de la crise –, croie inévitable la fin de l’hégémonie néolibérale. Au contraire, bien loin d’un quelconque déterminisme, l’adhésion du plus grand nombre aux thèses progressistes à la suite de la crise du Covid-19 est un phénomène proprement contingent. En réalité, cette crise ne redistribue aucune carte mais change la valeur de certaines d’entre elles. Le camp progressiste a désormais l’opportunité de jouer correctement pour faire la différence, encore faut-il qu’il ne confonde pas guerre de mouvement et guerre de position.

https://www.needpix.com/photo/download/520733/pictures-antonio-gramsci-gramsci-communists-free-vector-graphics-free-pictures-free-photos-free-images-royalty-free
Antonio Gramsci. Le procureur fasciste dit à son propos : « Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans ». Ils n’auront visiblement pas réussi. © eugeniohansenofs

Le penseur et théoricien italien Antonio Gramsci, par le biais de métaphores militaires, distingue la guerre de mouvement, mobilisation politique de court terme qui peut se résumer à un assaut pour prendre le contrôle de l’appareil étatique, et la guerre de position, entreprise multi-sectorielle de longue haleine visant à réarticuler puis unifier le sens commun. Cette dernière se joue à l’intérieur de la société civile, au sens gramscien. Il s’agit de prendre le pouvoir au sein de celle-ci, de conquérir de multiples positions de pouvoir et d’influence dans ses infrastructures – constituant autant de tranchées – afin de rendre majoritaires ses propres conceptions profondes qui structurent le rapport à soi, aux autres et au monde. Gramsci n’oppose pas les deux ni ne dit d’ailleurs que l’une doit succéder à l’autre. Elles s’articulent différemment selon les contextes historiques et sociaux. Mais la guerre de mouvement doit survenir au bon moment et, dans nos sociétés capitalistes complexes, n’être qu’une tactique au sein d’une guerre de position formant une réelle stratégie contre-hégémonique[8].

Les discours sur l’inexorabilité d’un monde d’après, la croyance que plus rien ne sera comme avant négligent la nécessaire guerre de position. Outre l’ignorance des possibles réarticulations du discours néolibéral que nous avons longuement détaillées, ces positions – quand elles ne constituent pas elles-mêmes une part de ces réarticulations – sous-entendent qu’il suffirait de mener une guerre de mouvement pour changer de paradigme. Comme si, au fond, le discours néolibéral était devenu minoritaire au sein de la société civile. Pourtant, rien ne soutient une quelconque véracité de ces spéculations. Au contraire, de récents sondages indiquent que les popularités d’Emmanuel Macron et d’Édouard Philippe, en cette période de crise, augmentent. Si elles peuvent être critiquées sur de multiples points et bien que leur analyse nécessiterait de plus longs développements, ces enquêtes permettent cependant de montrer que ces discours ne relèvent, tout au plus, que d’un fantasme.

Le camp progressiste doit transformer en partie le discours néolibéral en ce que le sien a longtemps été : une idéologie déconnectée du sens commun majoritaire et, par-là, impuissante

Le discours néolibéral n’est pas devenu minoritaire et ne le sera probablement pas lors de l’élection présidentielle de 2022, qui sera l’occasion d’une nouvelle guerre de mouvement. La guerre de position, pour être remportée, doit être menée avant et après la prise du pouvoir étatique. Prendre le pouvoir en 2022 suppose donc de construire et de mener une guerre de mouvement intelligente et stratégiquement pertinente dans un contexte défavorable mais indépassable de guerre de position inachevée. Mais pour pouvoir transformer ce scénario en éventualité, encore faut-il avoir remporté quelques batailles cruciales et avoir réduit le désavantage afin qu’il puisse être surmonté. Autrement dit, il faut préparer en amont les conditions du succès de la guerre de mouvement.

Le camp progressiste doit donc faire la démonstration implacable et irréfutable de la pertinence de ses thèses et de la déconnexion du discours néolibéral, y compris de ses réarticulations post-crise. Il est dès aujourd’hui possible de qualifier d’impostures les appels des néolibéraux à la refondation et de pointer les contradictions dans leurs discours et leur responsabilité dans la situation actuelle. Le camp progressiste est également tenu de montrer que ses mesures relèvent du bon sens – et ainsi le construire – et que les thèses adverses sont incohérentes. Il a besoin de réorganiser le sens commun afin que l’on pense spontanément en des termes progressistes plutôt que néolibéraux, par exemple en reprenant à l’adversaire la demande sociale d’ordre – en lui opposant la démonstration accablante de la pagaille néolibérale. Il s’agit moins de faire progresser ses idées au sens strict, entreprise nécessaire mais vouée à l’échec sans un travail plus global et minutieux sur le sens commun, que de modifier les perceptions du plus grand nombre. Les idées, sous leur forme idéelle, sont superficielles ; les rendre majoritaires implique de restructurer les perceptions premières et les conceptions fondamentales à l’oeuvre dans le corps social.

Mettre ses thématiques à l’agenda requiert ainsi de subvertir l’idée même de progrès, de contester aux néolibéraux ce signifiant. Ordre, progrès, justice, liberté etc. sont autant de bastions qu’il convient de conquérir, autant de moyens de détricoter et de vider de sa substance le sens commun néolibéral. En somme, le camp progressiste doit transformer en partie le discours néolibéral en ce que le sien a longtemps été : une idéologie – au sens strict du terme – déconnectée du sens commun majoritaire et, par-là, impuissante. À ce moment seulement pourra s’envisager une guerre de mouvement potentiellement victorieuse – qui complétera mais ne se substituera pas à la guerre de position. Car comme le rappelle Gramsci : « En politique, la guerre de position, une fois gagnée, est définitivement décisive. »[9]

À nous de transformer cette catastrophe sanitaire en étape clé de la guerre de position et de gagner plusieurs batailles qui pourraient s’avérer déterminantes.

[1] Sur la distinction entre libéralisme, ultralibéralisme et néolibéralisme, voir l’ouvrage de Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris : La Découverte, 2010.

[2] Différentes théories sont ainsi réunies sous un même signifiant : le progrès. L’utilisation de ce terme se veut performative : il s’agit de contester ce signifiant au néolibéralisme qui en a fait un de ses piliers et renvoyer ainsi cette idéologie du côté du statu quo insatisfaisant.

[3] Voir l’ouvrage de Nicolas Belorgey, L’hôpital sous pression : Enquête sur le « nouveau management public », Paris : La Découverte, 2010.

[4] Ces nombres sont extraits du 25e rapport annuel de la Fondation Abbé Pierre sur l’état du mal-logement en France (2020).

[5] Anne Lambert, « Avec le coronavirus et le confinement, le scandale des inégalités sociales éclate », Le Huffington Post, 19 mars 2020.

[6] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris : Gallimard, 2019. Nous l’avions interrogée en mars 2019 : « Le néolibéralisme est imbibé de catégories darwiniennes. Entretien avec Barbara Stiegler ».

[7] La traduction correcte est : « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change. » L’intrigue prend place en Sicile dans le contexte du Risorgimento italien. Par ces propos, Tancrède affirme que l’aristocratie sicilienne doit participer à la révolution garibaldienne pour ne pas perdre sa place, son rang. Le film du même nom de Luchino Visconti, adapté de l’œuvre de di Lampedusa, est également devenu culte.

[8] Pour aller plus loin, voir l’entretien que nous avons réalisé avec Nathan Sperber : « Nathan Sperber : Pour Gramsci, le combat est beaucoup plus vaste qu’un simple assaut » ainsi que le débat « Gramsci et la question de l’hégémonie » avec Marie Lucas et Nathan Sperber lors de notre première université d’été.

[9] Cahier 6, § 138 des Cahiers de prison d’Antonio Gramsci. Disponible dans l’anthologie de Keucheyan, Guerre de mouvement et guerre de position, Paris : La fabrique, 2012.