Un tournant dans la légitimité mondiale d’Israël ?

Netanyahu - Le Vent Se Lève
Le premier ministre israélien Benjamin Netanyahu à la tribune de l’ONU en septembre 2016 © Drew Angerer

La brutalité des attaques israéliennes sur Gaza (suite aux atrocités du 7 octobre), provoquant des tueries de civils à un rythme inédit au XXIe siècle, a soulevé une indignation mondiale. Au Moyen-Orient et en Amérique latine, des démonstrations de force diplomatiques ont eu lieu. En Europe et même aux États-Unis, l’opinion exprime une condamnation croissante des bombardements, en décalage avec le soutien des gouvernements à l’État d’Israël. Celui-ci peut également compter sur l’ambivalence de la Russie et de la Chine, l’imparfaite unité du continent latino-américain, ainsi que sur sa percée en Afrique subsaharienne. Le continent européen, dont la vassalisation à l’égard des États-Unis a été approfondie avec le conflit russo-ukrainien, peine à exprimer une voix indépendante. État des lieux par Guillaume Long, ex-ministre des Affaires étrangères d’Équateur et analyste au Center for Economic and Policy Research (CEPR) [1].

Conséquence de la punition collective infligée par Israël aux Gazaouis – en réaction à l’attaque brutale du Hamas -, la lutte des Palestiniens revient au cœur de la scène politique mondiale. La question se pose désormais de savoir si l’assaut israélien sur Gaza déclenchera une réaction internationale suffisamment vigoureuse pour influer de manière significative sur les événements. L’attention renouvelée sur le sort des Palestiniens pourra-t-elle générer une pression déterminante en faveur d’une solution politique, ou Israël traversera-t-il une nouvelle fois la crise sans accrocs ?

Ces dernières années, la solidarité de nombreux États à l’égard de la cause palestinienne avait pris du plomb dans l’aile. Et ce, malgré l’empiétement continu d’Israël sur les terres de Cisjordanie, sous l’impulsion d’une nouvelle vague de gouvernements d’extrême-droite. À Gaza les coûts sociaux, économiques et humanitaires d’un blocus impitoyable n’avaient cessé de croître. Et pourtant, une sorte de fatigue politique avait privé la cause palestinienne d’une grande partie de sa visibilité internationale, dans le contexte d’un conflit de basse intensité et d’une crise humanitaire reléguée au second plan par d’autres désastres.

Il faut dire qu’Israël avait déployé des efforts considérables pour améliorer ses relations bilatérales avec plusieurs États traditionnellement hostiles, notamment au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. En 2020, les Accords d’Abraham avaient normalisé ses relations avec les Émirats Arabes Unis, le Maroc et Bahreïn. Plus récemment, Israël et l’Arabie Saoudite, encouragés par les États-Unis, affinaient un « accord du siècle » fortement médiatisé – désormais ou bien lettre morte, ou bien conditionné par une solution impliquant un État palestinien. Parmi les signataires des Accords d’Abraham, Bahreïn, suivant l’exemple de la Jordanie, a même rappelé son ambassadeur d’Israël sous l’impulsion de la crise à Gaza.

L’Amérique latine a renoué avec une tradition multilatéraliste de soutien à l’autodétermination palestinienne.

Le gouvernement turc lui-même, malgré ses liens historiques avec les Frères musulmans et le Hamas, avait travaillé à un apaisement marqué des tensions avec Israël, rompant avec l’approche conflictuelle qui était celle du président Recep Tayyip Erdoğan en 2010 – avant que la guerre en Syrie ne relègue la cause palestinienne au second plan pour Ankara. En septembre, la première rencontre entre Erdoğan et Benjamin Netanyahu, en marge de l’Assemblée générale des Nations unies, avait été saluée par les deux parties comme le symptôme d’un dégel des relations bilatérales. Suite à cet événement, un nouvel ambassadeur turc avait été nommé en Israël la veille de l’attaque du 7 octobre par le Hamas. Depuis, il a été rappelé, et les tensions avec Israël ont atteint de nouveaux sommets, Erdoğan l’ayant qualifié d’État « terroriste » et exigé le déploiement d’inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) pour statuer sur la présence d’armes nucléaires dans le pays.

En Afrique également, continent historiquement favorable à la cause palestinienne, Israël avait réalisé des avancées significatives. Suite à la chute du président Omar el-Bashir en 2019 et dans le contexte des Accords d’Abraham, les relations avec le Soudan avaient été normalisées. Israël avait fait de même avec le Tchad – qui a rappelé son ambassadeur depuis l’offensive à Gaza.

Plus largement, ces dernières années avaient vu Israël multiplier des accords de coopération, notamment dans le domaine de la sécurité, avec plusieurs États d’Afrique subsaharienne dont le Nigeria, le Rwanda et la Côte d’Ivoire. Ses relations avec l’Éthiopie, le Ghana, le Kenya et l’Ouganda avaient quant à elles connu une amélioration sans précédent. La progression était telle qu’Israël avait été invité à devenir un État observateur de l’Union africaine – décision mise en échec à l’issue d’un veto de l’Algérie et de l’Afrique du Sud, non sans provoquer une agitation diplomatique lors du sommet d’Addis-Abeba en février 2023.

En Amérique latine et au-delà

Sur le continent latino-américain, le soutien à la cause palestinienne avait connu des pics lors des guerres de Gaza de 2008-2009 et de 2014. Au commencement des années 2010, la plupart des gouvernements se prononçaient pour un État palestinien, dans le cadre des frontières de 1967. Cet état de fait a connu un retournement drastique avec l’arrivée au pouvoir de nombreux partis de droite entre 2015 et 2019. Encouragés par l’administration Trump, ils ont rallié des positions pro-israéliennes affirmées – de Jair Bolsonaro au Brésil à Jeanine Añez en Bolivie.

À l’issue du récent virage à gauche, l’Amérique latine a renoué avec une tradition multilatéraliste de soutien à l’autodétermination palestinienne. Les attaques israéliennes contre Gaza ont été fermement condamnées par plusieurs gouvernements, au-delà des diplomaties traditionnellement favorables à la Palestine comme celles de Cuba et du Venezuela. La Colombie, le Chili et le Honduras ont rappelé leur ambassadeur, tandis que la Bolivie a rompu ses relations avec le pays. Des exceptions, et non des moindres, sont cependant à relever en Amérique centrale, et désormais en Argentine – où la présidence de Javier Milei, fervent partisan d’Israël, promet de fragmenter davantage l’unité diplomatique de la région.

Au Brésil, le président Luiz Inácio Lula da Silva, dont le pays présidait le Conseil de sécurité des Nations-Unies en octobre, a joué la carte du médiateur et du diplomate expérimenté. Il a d’abord émis des condamnations plus prudentes que les autres envers Israël. Mais de récentes escarmouches autour d’une déclaration des agences israéliennes de renseignement, affirmant que le Brésil avait procédé à l’arrestation de deux membres du Hezbollah sur son sol à leur demande – tandis que l’ambassadeur d’Israël rencontrait Jair Bolsonaro – a détérioré l’état des relations entre ces deux pays.

À l’inverse des États-Unis, de l’Europe occidentale et de la majorité de l’OTAN, la Chine et la Russie reconnaissent tous deux l’État palestinien dans les frontières de 1967, avec Jérusalem-Est comme capitale. Cependant, ni la Chine ni la Russie n’ont fait de la question palestinienne un enjeu de premier plan ces dernières années. Malgré des tensions relatives aux liens que la Russie entretient avec l’Iran et la Syrie, Israël a veillé à maintenir des relations cordiales avec le Kremlin, même si la guerre en Ukraine a généré des tensions entre le Premier ministre Benjamin Netanyahu et le président Vladimir Poutine.

La Chine, quant à elle, est le second partenaire commercial d’Israël. Les relations entre les deux États sont assez bonnes pour que le South China Morning Post proclame que « les liens économiques étroits d’Israël avec la Chine ont bien fonctionné – jusqu’au conflit de Gaza ».

L’Inde, fidèle à l’héritage non-aligné de Nehru et au soutien d’Indira Gandhi à l’Organisation de libération de la Palestine (l’Inde ayant été le premier État non arabe à reconnaître l’OLP), reconnaît également l’État palestinien. Mais le pays s’est considérablement rapproché d’Israël depuis l’ouverture diplomatique du Premier ministre P. V. Narasimha Rao en 1992. Le soutien d’Israël à l’Inde lors du conflit de Kargil avec le Pakistan en 1999 avait joué un rôle déterminant dans ce processus.

Le positionnement radicalement pro-israélien de la présidente de la Commission européenne prévaudra-t-il ? Ou entendra-t-on l’appel de Dominique de Villepin à « ouvrir les yeux » ?

Au cours de la dernière décennie, le Premier ministre Narendra Modi, tout en maintenant officiellement la position multilatéraliste traditionnelle de l’Inde, a poussé plus loin encore le rapprochement avec Israël pour alimenter son nationalisme hindou, utilisant ses liens étroits avec le pays comme emblème de son hostilité à l’égard des musulmans indiens et de l’ennemi historique pakistanais. En rupture avec son multilatéralisme de longue date, l’Inde s’est même abstenue lors du vote du 27 octobre à l’Assemblée générale de l’ONU, qui appelait à un cessez-le-feu à Gaza. Surtout, l’Inde est désormais le plus grand acheteur d’armes israéliennes dans le monde…

Au sein des BRICS, l’Afrique du Sud est restée la plus constante dans sa dénonciation de l’apartheid israélien. Le gouvernement a rappelé son ambassadeur, et le parlement a appelé à la rupture pure et simple des liens diplomatiques jusqu’à ce qu’Israël accepte un cessez-le-feu.

Un soutien en diminution ?

L’ampleur de la riposte israélienne à Gaza change indéniablement la donne. Sous l’impulsion de l’opinion publique, de nombreux gouvernements ont condamné le massacre de civils par Israël, sa violation du droit international et des droits humains les plus élémentaires.

Ce processus est particulièrement prégnant au Moyen-Orient, où la question a une fois de plus galvanisé l’opinion. Lors du sommet conjoint de la Ligue arabe et de l’Organisation de la coopération islamique à Riyad le 11 novembre, les chefs d’État ont rejeté l’idée qu’Israël agissait en situation de légitime défense. Ils ont exhorté la Cour pénale internationale à enquêter sur les « crimes de guerre » israéliens, requis un embargo sur les armes à destination d’Israël et exigé que l’ONU adopte une résolution contraignante pour mettre fin à son agression contre Gaza. Il s’agissait d’une démonstration inédite d’unité dans cette région, le président iranien s’étant même rendu en Arabie saoudite pour la première fois depuis 2012.

Le sommet de Riyad, malgré son intensité rhétorique, a cependant accouché de peu de mesures concrètes. La rupture des liens économiques avec Israël ou des approvisionnements pétroliers, l’empêchement du transit d’armes américaines vers ce pays, n’ont pas remporté d’approbation unanime. Mais les États arabes, de plus en plus indisposés à l’égard de ce qu’ils perçoivent comme la manifestation de l’indulgence occidentale à l’égard des atrocités israéliennes, commencent à recourir à des jeux de pouvoir géopolitiques plus ambitieux. À cet égard, la récente visite à Pékin des ministres des Affaires étrangères des États arabes et à majorité musulmane constituait une initiative audacieuse pour la région. Elle a été brandie comme la première étape d’une tournée diplomatique plus vaste. Elle a également été reçue de manière positive par la Chine, le ministre des Affaires étrangères Wang Yi dénonçant la « punition collective » qu’Israël infligeait aux Palestiniens.

Israël conserve cependant un soutien considérable dans de nombreux pays. Aux États-Unis, en Amérique latine et en Afrique subsaharienne, l’influence des églises évangéliques et de courants chrétiens pro-israéliens ont assuré de puissants alliés à Israël. Le soutien indéfectible du Ghana est intelligible à l’aune de la foi du président évangélique Nana Akufo-Addo, et de ses efforts visant à séduire l’électorat chrétien évangélique. Au Ghana comme ailleurs en Afrique, l’esprit tiers-mondiste qui avait incité vingt-neuf pays à rompre leurs relations avec Israël en 1973 est révolu.

En Occident, Israël est parvenu à mobiliser ses soutiens. L’idée que le pays constitue un bouclier au Moyen-Orient, alors que la crainte du déclin mondial de l’Occident fait son chemin, prospère dans les milieux conservateurs. Qu’Israël soit un « antidote au déclin de l’Occident » domine le discours de l’extrême droite. En Europe même, où les racines antisémites de l’extrême droite sont profondes, la haine des musulmans et le rejet de l’immigration ont pris le pas sur l’antisémitisme.

Une question cruciale demeure en suspens : comment le « centre politique » réagira-t-il ? Autrement dit, quelle narration l’emportera ? Comment l’Europe – dont une partie significative de l’opinion est pro-palestinienne, et dont la classe politique est plus divisée que celles des États-Unis – finira-t-elle par se positionner ? Le positionnement radicalement pro-israélien de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen prévaudra-t-il ? Ou entendra-t-on l’appel de l’ancien ministre français des Affaires étrangères Dominique de Villepin à « ouvrir les yeux » ?

La cadence des tueries n’a aucun précédent au cours de ce siècle.

La vassalisation renouvelée de l’Europe vis-à-vis des États-Unis depuis le début de la guerre en Ukraine n’augure rien de bon, pour qui escompte un positionnement véritablement indépendant. Pour autant, afin de prévenir une sanction électorale, de nombreux représentants adoptent une démarche diplomatique plus prudente, impliquant une critique accrue d’Israël. Alors que les massacres israéliens s’intensifiaient, que les sondages d’opinion et les manifestations reflétaient un mécontentement populaire significatif et que les frondes parlementaires se multipliaient, certains ont timidement amendé leur positionnement initial.

La manière dont la communauté internationale exercera une pression sur Israël dépendra, en dernière instance, de l’ampleur des protestations publiques mondiales, elles-mêmes déterminées par l’ampleur des violences exercées contre les civils par l’État d’Israël.

Lors des conflits antérieurs, la proportion de civils palestiniens décédés était significativement plus élevée que celle des civils israéliens. Lors de la guerre de Gaza en 2014, 67 soldats israéliens et 6 civils israéliens ont été tués, contre 2 251 Palestiniens – dont 60 % étaient des civils, selon le Conseil des droits de l’homme des Nations unies. À l’issue de l’assaut actuel contre Gaza, le nombre de Palestiniens décédés s’élève à 16 000, parmi lesquels 40 % sont des enfants, contre environ 1 200 Israéliens tués au cours de l’effroyable attaque du Hamas.

En termes relatifs, les tueries d’Israël sont de la même ampleur que les châtiments antérieurement infligés aux Palestiniens. Mais en termes absolus, ces chiffres racontent une autre histoire. La cadence même des tueries n’a aucun précédent au cours de ce siècle – et avec plus de 1,7 million de déplacés et plus de la moitié des bâtiments du nord de Gaza endommagés ou détruits, le degré de destruction est inédit.

Fissures dans le consensus

Par le passé, Israël a pu maintenir sa position dans l’ordre mondial malgré une condamnation internationale généralisée, en raison du soutien inconditionnel des États-Unis. Il est peu probable que celui-ci change radicalement, mais des fissures significatives apparaissent dans le consensus. L’opinion publique américaine n’a cessé d’évoluer sur la question israélo-palestinienne depuis plusieurs années. Pour la première fois, des dizaines d’élus au Congrès, membres du parti du président, se sont opposés à lui sur cette question et ont appelé à un cessez-le-feu. On rapporte également des dissensions au sein du Département d’État concernant le blanc-seing accordé par l’administration Biden à Israël.

Si les massacres se poursuivent, les États-Unis pourraient se trouver dans l’obligation d’intensifier leur posture unilatéraliste pro-israélienne. Mais une telle attitude pourrait coûter cher à l’administration Biden en termes électoraux – notamment au sein des jeunes de la base démocrate – et auprès de la communauté internationale, laissant la Chine et la Russie profiter de cet isolement.

Pour Israël, il existe donc une réelle possibilité de remporter une victoire militaire à la Pyrrhus, avec des conséquences politiques dommageables. Parmi les principaux acquis diplomatiques israéliens de ces dernières années, certains sont déjà en jeu. Israël pourrait ne pas s’en soucier. Après tout, ce pays a déjà surmonté une hostilité internationale significative par le passé, s’appuyant sur de puissants alliés et sa force de dissuasion nucléaire. On peut interpréter les récents succès diplomatiques d’Israël comme autant de tampons sécurisés par le pays, prévus pour absorber les chocs qu’une crise internationale ne manquerait pas de provoquer. Que pèsent quelques différends diplomatiques ou le rappel de quelques ambassadeurs dans ce grand schéma ? Si l’hostilité croissante à l’égard d’Israël ne se traduit pas par des actions concrètes menaçant de manière crédible le pouvoir militaire ou la position économique d’Israël, il est peu probable qu’elle prenne le pas sur les préoccupations de politique intérieure de Netanyahu ou les défis sécuritaires perçus.

Après un oubli prolongé, la question palestinienne est de retour. Reste à savoir si l’ampleur du nettoyage ethnique et de la violence meurtrière d’Israël initiera un changement de paradigme qui érodera sa légitimité, et si ce moment charnière signifie que la situation des Palestiniens refuse de s’effacer de la scène internationale, comme cela s’est si souvent produit par le passé.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Is This a Turning Point for Israel’s Standing in the World? »

En Colombie, bras de fer entre Gustavo Petro et l’oligarchie

Gustavo Petro, Président de la Colombie depuis 2022. © Fotografía oficial de la Presidencia de Colombia

En 2022, l’élection d’un Président de gauche, Gustavo Petro, pour la première fois dans l’histoire de la Colombie, avait nourri de nombreux espoirs. Mais après des débuts prometteurs, son gouvernement se heurte désormais à une opposition féroce des élites économiques du pays. Bien que dépourvu d’une majorité au Parlement, Petro peut toutefois espérer des victoires politiques, à condition de s’appuyer sur de fortes mobilisations populaires. Par Pablo Castaño, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon [1].

« Si le peuple se mobilise, ce gouvernement ne sera pas renversé. Les réformes seront menées à bien. La stratégie est dans la mobilisation, nous voulons que le peuple s’organise. » Tel était le vœu explicite formulé par Gustavo Petro à la foule rassemblée sur la Plaza Bolivar, à Bogotá, le 27 septembre dernier.

La promesse, faite par le premier gouvernement de gauche de l’histoire de la Colombie, paraissait réaliste. Mais les résultats des élections régionales et municipales du 29 octobre, qui ont vu les partis traditionnels remporter les plus grandes villes et la plupart des régions, ont affaibli le gouvernement déjà sous le feu des critiques et paralysé sa capacité à mettre en œuvre des réformes progressistes.

Pourparlers de paix avec l’Armée de libération nationale (ELN), réforme fiscale ambitieuse, politique environnementale de grande ampleur : des réalisations notables sont à porter au crédit de l’exécutif, dirigé par Petro et la vice-présidente Francia Márquez, au cours de sa première année d’exercice. De récents sondages montrent néanmoins une baisse du soutien populaire dont jouit le Président, et ses principales réformes sont bloquées par un Parlement hostile.

Ces premières difficultés n’ont rien de vraiment surprenant : Petro a été élu avec une faible marge face au populiste de droite Rodolfo Hernández en juin 2022, et, même s’il dispose du premier groupe parlementaire, sa coalition du Pacte historique ne lui assure pas la majorité au Parlement. Pourtant, suite à sa victoire sans précédent, la plupart des partis centristes et conservateurs ont apporté leur soutien au nouveau gouvernement. Un appui qui a facilité l’adoption d’un Plan national de développement et d’une réforme fiscale, deux éléments essentiels au financement de l’agenda social du Pacte historique.

Mais la lune de miel postélectorale n’a guère duré. Après des mois de tensions croissantes, la relation de Petro avec ses alliés libéraux a vacillé quand il s’est agi de réformer le système de santé. Cette opposition a conduit Petro à se séparer de plusieurs ministres centristes, ce qui a été perçu comme un virage à gauche et provoqué l’hostilité des députés centristes. Une série de scandales dans l’entourage du président (son fils a été inculpé pour avoir financé illégalement la campagne de son père et l’ancienne directrice de cabinet du Président a été accusée d’avoir ordonné de mettre sur écoute une de ses employées de maison) a entraîné une chute de sa popularité.

Les résultats des élections régionales et municipales du 29 octobre n’ont rien arrangé. La gauche a remporté seulement neuf des trente-deux gouvernements régionaux et pas la moindre ville d’importance. À Bogotá, l’ancien sénateur du Pacte historique Gustavo Bolivár, qui a mené les manifestations anti-libérales de 2019 et 2021 et qui est très populaire chez les jeunes, est arrivé en troisième position, et c’est le candidat de centre-droit Carlos Fernando Galán qui a été élu maire avec 49 % des voix, un record. À Medellín, la deuxième ville du pays, l’ancien candidat de droite à l’élection présidentielle Federico Gutiérrez « Fico » a remporté une victoire encore plus écrasante avec 73 % des suffrages.

La question reste ouverte de savoir si l’arrivée de politiciens traditionnels à la tête des exécutifs régionaux et municipaux sapera ou non la capacité de Petro à mettre en œuvre son programme.

En Colombie, les élections municipales et régionales ont tendance à refléter les dynamiques locales et non nationales. Cependant, d’après Sandra Borda, politologue à l’Universidad de los Andes, les résultats seront interprétés comme une défaite cinglante pour le gouvernement au pouvoir. De fait, tant les partis d’opposition que les grands médias n’ont pas attendu pour affirmer que la défaite électorale de la gauche marquait un tournant dans la présidence de Petro, et ils ont fait pression sur le gouvernement pour qu’il abandonne ses réformes. La question reste ouverte de savoir si l’arrivée de politiciens traditionnels à la tête des exécutifs régionaux et municipaux sapera ou non la capacité de Petro à mettre en œuvre son programme.

Face à ses difficultés, Petro a fait appel à la mobilisation populaire, celle-là même qui a permis à la gauche d’accéder au pouvoir, tout en négociant simultanément au Parlement. Selon Alejandro Mantilla, politologue à l’Universidad Nacional de Colombia (UNAL), « la force de l’estallido social (explosion sociale) de 2019 et 2021 » fut l’une des raisons majeures de la victoire de Petro.

Selon Mantilla, les relations entre le gouvernement et les principaux mouvements sociaux du pays sont toujours solides. Plus de cinquante organisations sociales ont répondu à l’appel du gouvernement pour un « Carnaval pour la vie » le 27 septembre dernier. L’opposition et les grands médias n’ont pas manqué de dénigrer les marches qui ont envahi les rues des principales villes de Colombie, certains affirmant même que l’État avait en partie financé la mobilisation.

À Bogotá, des milliers d’indigènes venus de tout le pays se sont joints à la marche, y compris de nombreux membres non armés de la Garde indigène, chargée de protéger les territoires ancestraux de la violence de groupes armés illégaux, notamment dans la région Pacifique. Le sénateur Alberto Benavides, du Pôle démocratique alternatif (membre de la coalition du Pacte Historique dirigée par Petro, ndlr), a déclaré espérer que les marches « aideront le Congrès à approuver les réformes sociales proposées par le gouvernement. »

Borda doute cependant que les marches soient vraiment utiles, d’autant plus que les partis traditionnels n’ont aucun intérêt à être à l’écoute des manifestants. Même si, comme le fait remarquer Mantilla, « il existe un solide noyau de mouvements indigènes et paysans qui soutiennent le gouvernement », le mouvement étudiant s’est fait extrêmement discret lors de la mobilisation sur la Plaza Bolivar. Une absence d’autant plus troublante si l’on considère que les étudiants étaient le fer de lance des manifestations anti-libérales de 2019 et 2021 et l’un des principaux viviers électoraux du Pacte historique.

Les deux défis les plus importants à relever pour le gouvernement sont la résolution du conflit armé interne et la redistribution des terres.

Les deux défis les plus importants à relever pour le gouvernement, qui détermineront sans doute largement la confiance que lui accorderont les électeurs, sont la résolution du conflit armé interne et la redistribution des terres. Ils sont étroitement liés : l’accord de paix historique avec les FARC en 2016 prévoyait un désarmement du groupe armé en contrepartie d’une distribution plus équitable des terres. Un processus saboté par la droite au pouvoir les années suivantes, qui doit maintenant reprendre. La Colombie est le deuxième pays le plus inégalitaire d’Amérique latine, et celui où le taux d’occupation des terres est le plus élevé. Le pays connaît également le plus long conflit armé de la région, une violence étroitement liée à la question des inégalités qui ne date pas d’hier. Après plus de deux cents ans de gouvernements de centre et de droite, Petro et Márquez tentent de prouver que la Colombie est capable de changer de cap.

Leur principale opposition vient des élites économiques habituées à bénéficier des faveurs de dirigeants politiques tels Alvaro Uribe (2002-2010) et son héritier, Iván Duque (2018-2022). Les représentants politiques de cette oligarchie ont gagné du terrain lors des dernières élections, et les médias se sont emparés des récents scandales pour salir la réputation de Petro.

La mobilisation populaire et les tractations parlementaires suffiront-elles à permettre de réaliser en partie l’ambitieux programme électoral de Petro ? Si oui, cela montrera que la Colombie n’est pas condamnée à répéter les politiques conservatrices et néolibérales qui ont gangrené le pays la plus grande partie de son passé récent.

Notes :

[1] Article originellement paru chez notre partenaire Jacobin sous le titre « Gustavo Petro’s Left-Wing Government Is Facing Staunch Resistance in Colombia »

Leonel Fernández : « De la diplomatie du dollar à une relation d’égal à égal »

Nous avons rencontré Leonel Fernández, président de la République dominicaine à trois reprises (1996-2000, 2004-2008, 2008-2012). Il revient dans cet entretien sur l’histoire de son pays, marquée du sceau de l’impérialisme américain. Sur les défis géopolitiques de l’Amérique latine et l’intégration régionale, à laquelle il cherche à contribuer en s’investissant dans le Grupo de Puebla. Et sur sa propre présidence, caractérisée par des relations cordiales aussi bien avec les États-Unis de Barack Obama que le Venezuela de Hugo Chávez.

LVSL – Votre pays possède une longue histoire conflictuelle à l’égard des États-Unis. À quand cela remonte-t-il, et quels ont été les principaux épisodes de friction ?

Leonel Fernández – L’émergence des États-Unis comme empire remonte à la fin du XIXème siècle. L’impérialisme s’est étendu via la diplomatie du dollar, sous la présidence de William Howard Taft. Il s’est servi de la dette contractée par notre peuple. Initialement, c’est auprès d’institutions financières européennes que la République dominicaine était endettée. Puis, ce sont les Américaines qui sont devenus les créanciers de la République dominicaine, de Haïti, du Nicaragua, etc.

Il faut rappeler à quel point la situation politique de ces pays était chaotique : il ne s’agissait pas de démocraties consolidées. Un état de guerre civile permanent subsistait. Les risques de défaut sur la dette ont fourni une justification à l’occupation militaire des États-Unis. Bien sûr il s’agissait d’un prétexte, d’une instrumentalisation de la diplomatie du dollar pour déployer une force militaire.

En 1965, nous avons subi une nouvelle occupation de la part des États-Unis. Elle faisait suite à une insurrection populaire commencée dix ans plus tôt, que nous avons nommée Révolution d’avril. Elle était dirigée contre un groupe putschiste qui avait renversé le gouvernement démocratiquement élu de Juan Bosch. Celui-ci incarnait des demandes démocratiques et sociales largement partagées par la population dominicaine mais a été pointé du doigt comme communiste. Cela a fourni une justification à son renversement par la caste militaire, des secteurs de l’Église catholique et les États-Unis dirigés par John F. Kennedy. Celui-ci ne souhaitait pas que la République dominicaine se convertisse en un second Cuba.

Raison pour laquelle nous avons été envahi en 1965… alors que nous n’avons jamais conçu cette révolution comme socialiste. Nous souhaitions simplement que Juan Bosch revienne au pouvoir. Il n’avait rien d’un communiste, c’était un démocrate progressiste avec des vues amples sur les questions sociales. C’était également un grand intellectuel et un grand écrivain, important pour l’identité nationale dominicaine.

Regardez ce qui s’est passé en Europe après 2008 : à cause de l’euro, seule l’Allemagne a pu sortir sans douleur de la crise. Regardez le sort terrible qui a été réservé à la Grèce : il montre bien le péril que représente une monnaie unique.

Aujourd’hui, 10% de la population dominicaine vit aux États-Unis. C’est une population bi-culturelle, bien intégrée. Raison pour laquelle nous souhaitons avoir des relations apaisées avec les États-Unis, constituée notamment d’échanges culturels, scientifiques, universitaires. Ce, malgré ce passé sombre.

LVSL – Les relations se sont-elles améliorées avec les États-Unis ?

LF – Du fait des occupations militaires, il existait un sentiment anti-impérialiste très fort dirigé contre les Américains. Le parti auquel j’appartenais, fondé par Juan Bosch, s’intitulait Parti de la libération dominicaine – libération contre une forme de domination impériale. J’ai baigné dans une atmosphère de nationalisme révolutionnaire. De nombreuses voies – celle de la révolution armée, notamment – ont constitué une impasse. Seule l’option électorale a abouti.

Et je pense que les temps ont changé. De par notre proximité géographique, nous nous situons nécessairement dans la sphère d’influence des États-Unis. Une grande partie du tourisme des investissements, viennent des États-Unis – dans une moindre mesure, du Mexique. La géographie s’impose : nous devons nous entendre avec les États-Unis.

LVSL – L’idée d’une monnaie commune pour le sous-continent, visant à libérer l’Amérique latine du dollar, a été défendue par plusieurs leaders progressistes, notamment par Lula. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

LF – C’est une question complexe. L’Amérique latine est en crise. Avoir une monnaie commune avec des pays si différents n’est pas chose que l’on pourrait facilement instituer. Il faudrait passer outre la résistance des banques centrales de chaque pays. Je dirais donc que c’est une option à discuter plus en détails.

Il faut prêter attention à un phénomène important en matière monétaire : celui des crypto-monnaies. Je les perçois comme une réaction du secteur privé face au monopole des États en matière monétaire. J’y vois le dernier visage du néolibéralisme : il s’agit de la privatisation du privilège régalien de battre monnaie. Certains États ont répliqué, avec justesse, en instituant des moyens de paiement électroniques. Une éventuelle monnaie commune devrait prendre en compte cette révolution numérique.

Je ne crois pas que le futur de l’Amérique latine réside dans la mise en place d’une monnaie unique. Regardez ce qui s’est passé en Europe après 2008 : à cause de la monnaie unique, seule l’Allemagne a pu sortir sans douleur de la crise. Regardez le sort terrible qui a été réservé à la Grèce : il montre bien le péril que représente une monnaie unique.

LVSL – En tant que président, vous avez vécu une période constituée par d’importants projets d’intégration régionale, portés notamment par le président vénézuélien Hugo Chávez et le président brésilien Lula da Silva. Quel rôle a tenu la République dominicaine ?

LF – Nous avons joué un rôle sous-régional, qui correspond à notre ancrage caribéen. Nous entretenons des liens étroits avec la communauté caribéenne (CARICOM), et nous sommes membres de l’association des États des Caraïbes (AEC).

Le président vénézuélien Hugo Chávez (1999-2013) et Leonel Fernádez © PSUV

À une échelle plus large, nous sommes membres du système d’intégration d’Amérique centrale (SICA) de la Communauté des États latino-américains et des Caraïbes (CELAC). Nous avons ainsi adhéré à toutes les organisations dans lesquelles nous pouvions jouer un rôle significatif, pour promouvoir une identité latino-américaine dans une optique d’intégration.

Il faut ajouter que nous avons été exclu de plusieurs programmes d’aide internationale depuis que nous avons acquis le statut de pays à revenu moyen – les aides se focalisant sur les pays à faibles revenus.

LVSL – L’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA), menée par Cuba et le Venezuela, demeure l’organisation régionale la plus « politique » de cette période. Pourquoi la République dominicaine n’en est-elle pas devenue membre sous votre présidence ?

LF – Ce n’était pas une organisation qui correspondait à notre zone géographique, ou dans laquelle nous aurions pu jouer un rôle significatif.

En revanche, nous avons été membres de Petrocaribe, une organisation très importante pour la République dominicaine. Elle est née d’un geste de solidarité du président Hugo Chávez. L’idée était de permettre aux pays-membres d’avoir accès au pétrole à un prix préférentiel : le Venezuela nous le fournissait à 40 % en-dessous du prix du marché. Cela a beaucoup joué dans la stabilité macro-économique de la République dominicaine sous ma présidence.

Depuis Buenaventura, les défis du nouveau gouvernement colombien

© David Zana pour LVSL

Ce 7 août, Gustavo Petro et Francia Márquez ont pris officiellement les rênes de la République de Colombie, l’un des États les plus inégalitaires au monde. Dans le pays, la côte Pacifique fait historiquement figure de délaissée. Peuplée à 90% par des afrodescendants, très pauvre et isolée, la région est paradoxalement un front d’ouverture au commerce international, licite ou non. Premier port de la quatrième économie d’Amérique latine, la ville de Buenaventura témoigne d’inégalités criantes et illustre la relation ambiguë du pays à sa côte Pacifique. À l’aube d’un renouveau politique national, poser le regard sur Buenaventura permet de saisir la nature des défis à relever.

La ville est composée d’une île (la isla) et d’une partie continentale (incluant une zone rurale de19 corregimientos), toutes deux reliées par le pont El Piñal. Situé à la pointe de l’île, le centre-ville se résume à quelques rues et à l’incontournable Malecón Bahia de la Cruz (communément appelé el parque), donnant à Buenaventura les airs d’un village au cœur de l’économie monde. Dès les premiers pas dans la ville, en sortant de la gare routière, on est frappés par la chaleur humide, la laideur du gros-œuvre, l’insalubrité ambiante et l’omniprésence des « habitants de la rue », déambulant ou couchés par terre.

Fondée par les conquérants espagnols le 14 juillet 1540, Buenaventura était avant tout un lieu d’échange de marchandises pour la connexion Espagne-Panama-Cali. Pendant la guerre civile (1958-1960), la ville fut relativement épargnée et on venait sur la côte pour y mener la Dulce Vita. Dans les 1950-1960, Buenaventura était la ville du libertinage, en particulier le quartier de La Pilota, un lieu tolérant où venaient les « demoiselles » de l’intérieur.

Si la ville récoltait les fruits du dynamisme de sa zone portuaire bâtie dès 1919, la Colombie se développait déjà en tournant le dos à sa région Pacifique. Parce qu’elle disposait d’un port, considéré comme une aubaine pour les habitants, Buenaventura était peu concernée par l’aide publique au développement. En réalité, la faiblesse institutionnelle était criante et les infrastructures éducatives et sanitaires déficitaires. Beaucoup de personnes se sont mises à quitter la ville, rapidement connue comme la capitale de la Manglaria (un arbre associé à l’humidité et à la négritude). Jusqu’aux années 1990 néanmoins, l’entreprise publique en charge du port, Colpuertos, fonctionnait sur un mode paternaliste assurant salaires réguliers et sécurité de l’emploi aux habitants. Les choses ont changé à partir de 1993, lorsque la gestion du port a été privatisée.

Le port privatisé, une enclave tournée vers l’économie mondiale

En 1993, un décret pris sous la présidence de Cesar Gaviria privatisa l’entreprise Colpuertos et la gestion du port passa aux mains de la société portuaire de Buenaventura (SPB). Par la suite, deux autres ports furent construits dans la ville : en 2008, le Terminal des conteneurs de Buenaventura (TcBuen) et en 2017, le port d’Agua Dulce.

Centre-ville, à quelques pas de la société portuaire de Buenaventura (SPB). ©David Zana

La SPB est une société d’économie mixte détenue principalement par de riches familles du pays. Au premier semestre 2020, elle administrait 41% du total des cargaisons dans le pays . Les entités publiques sont largement minoritaires dans son capital : la mairie de Buenaventura (15%), le ministère du transport (2%) et le ministère de l’agriculture (0,5%). TcBuen est quant à elle détenue à 66,2% par le Terminal des conteneurs de Barcelone, une société espagnole. Enfin, le port d’Aguadulce appartient à une société philippine (présidée par le milliardaire Enrique Razon) et une société singapourienne. Les propriétaires de la gestion portuaire de Buenaventura ne vivent pas dans la ville ; ils vivent à Cali, Bogotá, Medellín ou à l’étranger.

La disparition de Colpuertos a extrêmement mis à mal les liens qui unissaient la population avec son économie portuaire. Deux circuits économiques étanches sont apparus dans la ville : un circuit moderne articulé autour du port et de dimension mondiale (employant des travailleurs qualifiés de l’étranger) et un circuit local reposant sur la débrouille. Les entreprises de Buenaventura n’obtiennent pas les contrats pour la gestion portuaire et les habitants ont l’impression de n’être que des spectateurs face aux richesses qui entrent et sortent de la ville. Les hommes « vivent de la marée » ou travaillent avec le bois et les femmes œuvrent dans la commercialisation de fruits de mer et la production de viche [1]. Ceux qui ont un contrat de travail sont le plus souvent employés dans l’hôtellerie-restauration (32% de la population active) ou servent de main-d’œuvre non qualifiée pour le secteur portuaire (23%) mais ces emplois sont très précaires.

Vente de viche à quelques mètres du quai touristique. © David Zana

Angel travaillait pour une entreprise spécialisée dans le transport industriel, mais se considérant trop faiblement rémunéré, a préféré démissionner. Il travaille aujourd’hui comme chauffeur de taxi, tout comme Alex qui était auparavant employé de TcBuen mais est parti lorsque cette dernière s’est mise à le payer à l’heure (6000 pesos, soit 1.35 euros). Nombreux sont ceux qui débutent une activité de chauffeur de taxi dans laquelle ils se sentent plus libres, notamment dans le choix des horaires. Selon Alex, c’est une activité rentable du fait de l’allongement de la ville. Les personnes vivant dans les barrios éloignés du centre ont besoin de taxis pour rejoindre leur lieu de travail ou effectuer toutes sortes de démarches. Vanessa est quant à elle serveuse dans un restaurant de poissons situé sur les bords du Malecón. Sans contrat de travail, elle reçoit chaque jour son salaire (30.000 pesos) de la main à la main.

© David Zana

Les trajectoires professionnelles de Angel, Alex et Vanessa sont monnaies courantes. La loi 50 de 1990 a flexibilisé le droit du travail en Colombie dans le but de réduire les coûts de production pour les entreprises et les contrats par heure travaillée et à durée déterminée se sont généralisés. Les emplois précaires des travailleurs portuaires sont généralement externalisés. Qu’ils soient manutentionnaires, opérateurs de machine, treuillistes, planificateurs, moniteurs, superviseurs ou autres, les habitants de Buenaventura travaillant au port sont contractés par des sociétés externes. La SPB se charge seulement de la gestion administrative du port et délègue à d’autres structures privées la gestion plus opérationnelle (comme le chargement ou le stockage des marchandises).

« Buenaventura ne possède pas de port, Buenaventura souffre d’un port. »

Victor Hugo Vidal, maire de Buenaventura

Les colossales disparités socio-économiques dans la ville vont de pair avec des inégalités raciales visibles. Dans la région du littoral, les blancs venus de l’intérieur sont fréquemment nommés sous le générique paisa (alors que les « vrais paisas » sont les personnes originaires d’Antioquia). A Buenaventura, les paisas sont les propriétaires des commerces urbains florissants et les afrodescendants (88% de la population de la ville), leurs employés. Préférant vivre ailleurs, les paisas qui ont « réussi » administrent leur commerce depuis Cali ou une autre ville de l’intérieur.

Alors que seuls 10% de la population disposeraient d’un emploi formel, beaucoup de jeunes sans perspectives rejoignent les groupes armés pour gagner leur vie. Dans ce contexte, ils sont nombreux à vouloir s’en aller, à l’étranger ou dans une autre ville mais tous n’en ont pas l’opportunité.

Une ville sous contrôle des groupes armés

En janvier 2021, les habitants de nombreux quartiers n’osaient plus sortir après 18 heures. Cela n’était pas lié au Covid-19 mais à l’insécurité dans les rues. La situation géographique de Buenaventura et sa connexion avec de nombreux fleuves en font un lieu stratégique pour le trafic de drogues, dont les groupes illégaux se disputent les espaces. Le groupe le plus puissant actuellement à Buenaventura s’appelle la Local, avec à sa tête les frères Bustamante. Il agit en association avec le principal cartel colombien actuel, los Urabeños.

Alejandra a vingt-deux ans et étudie la comptabilité publique. Elle vit dans le quartier San Luis à l’intérieur de la comuna 7, l’une des plus redoutées: « Les groupes font partie de la normalité ici. Les gens se sont complètement habitués à leur présence, ils ne sont même plus surpris. On les voit marcher dans la rue, parler avec la police. On voit même leur arme ». Elle se souvient bien de la fois où elle a surpris une conversation : « Sais-tu qui je suis ? C’est moi qui protège le quartier ici ».

Les bandes armées utilisent le désarroi économique des jeunes et leur irresponsabilité pénale. Les enfants abandonnent tôt le collège pour chercher du travail (la désertion scolaire des 15-19 ans atteint les 40%), n’en trouvent pas et sont séduits par le salaire de deux millions de pesos mensuel (environ 500 euros) offert par les groupes armés. Les moins jeunes sont aussi concernés, comme en témoigne Carlos qui a passé plusieurs années en prison. S’il travaille aujourd’hui dans un taxi, il n’exclut pas de retourner à son ancienne activité : « Comme dit Pablo, il vaut mieux vivre cinq ans au top que dix ans dans la galère ».

Les groupes armés ont institutionnalisé l’extorsion. Il faut payer un impôt (la vacuna) pour entrer et sortir de certains quartiers. Quant aux commerçants, ils ont intégré la vacuna dans leur comptabilité. Oswaldo travaille dans une entreprise de vente de panela (sucre de canne aggloméré dont raffolent les Colombiens). Il a l’impression d’exercer normalement son activité lorsqu’il vient à Buenaventura mais il sait qu’il devra payer les groupes qui contrôlent les zones où ont lieu ses ventes.

Cette emprise territoriale a provoqué à partir de la fin des années 1990 d’importants déplacements de population. Le phénomène ne concernait au départ que les communautés rurales puis s’est étendu dans les années 2000 à la zone urbaine, faisant de Buenaventura la ville avec le plus fort taux de déplacement intra-urbain du pays. Maria est serveuse dans un hôtel face au Malecón. Elle habitait dans la comuna 7 avec son fils mais a été contrainte de déménager dans la comuna 2 suite aux violences de janvier 2021. La situation s’était pourtant améliorée. Il y a sept ans le port avait été militarisé et les casas de pique [2] démolies, mais depuis fin 2020, la ville connaît un regain de violence. En cause, la scission du groupe jusqu’alors aux commandes – La Local – en deux bandes rivales se livrant une guerre territoriale. 2021 fût finalement l’année la plus violente à Buenaventura depuis l’accord de paix de 2016.

© David Zana

Cette violence n’est pas toujours soulignée par les habitants. Sandra est réceptionniste dans un hôtel situé près du Malecón. Pour elle, il y a de l’insécurité à Buenaventura comme partout ailleurs. Elle y a toujours vécu et n’a pas l’impression de vivre dans une ville particulièrement dangereuse. Eduardo est vénézuélien et vit en Colombie depuis trois ans. Buenaventura est la ville qui l’a accueillie et lui a permis de travailler: « Je sens que je peux faire ma vie ici. Il y a de la violence mais comme partout ailleurs. Sur la Isla, c’est tranquille car il y a beaucoup de policiers. Je me suis fait voler une fois mais il ne faut pas se focaliser sur le négatif. Hormis les bandes criminelles et le covid, ici c’est un endroit bien».

Ceux qui osent se mettre sur le chemin des groupes armés subissent en revanche menaces et assassinats systématiques. Orlando Castillo est un leader social, membre de la Commission Interethnique de la Vérité de la région Pacifique (CIVP). « Bonjour, comment vas-tu ? Écoute, nous avons besoin de parler avec toi avant qu’il ne soit trop tard » est le genre de sms qu’il reçoit. C’est une réalité commune à l’ensemble du pays comme en témoigne l’organisation Somos Defensores qui documente une augmentation inquiétante des violences contre les défenseurs des droits entre 2010 et 2019.

Le port, une malédiction locale ?

« Buenaventura ne possède pas de port, Buenaventura souffre d’un port » : ce sont les mots du maire Victor Hugo Vidal. Tous les jours transitent par les routes de la ville des quantités colossales de marchandises dont les habitants ignorent le contenu et la destination. Les camions et les tracteurs qui entrent et sortent du port génèrent pour les riverains de la poussière et du bruit. Ils portent le nom des grandes multinationales de la logistique comme Evergreen ou Maersk (plus grand armateur de porte-conteneurs au monde).

L’expansion portuaire est un fléau pour les habitants et la société TcBuen est vivement critiquée à ce titre, pour les nuisances qu’elle a causé aux habitants de la zone portuaire : destruction des sources de revenus des pêcheurs, perte d’espace publics où pratiquer les loisirs… Le constat est frappant d’après un jeune leader social : « Avant TcBuen, on allait pêcher pour se nourrir mais aujourd’hui il n’y a plus de poissons et on doit aller charger des conteneurs pour ramener un peu d’argent à la maison ».

« Les dynamiques en place à Buenaventura expriment de façon exacerbée ce qu’il se passe à l’échelle nationale »

Francia Márquez, vice-présidente de la Colombie

Les collectivités publiques pourraient corriger le tir mais leurs méga-projets répondent davantage aux logiques réticulaires du transport international qu’au souci d’impulser un développement territorial harmonieux. Le manque de routes pour le transport de marchandises et la nécessité de décongestionner la circulation a par exemple conduit à la construction, au début des années 2000, de la route Interna-Alterna, capable de supporter jusqu’à 2500 véhicules lourds par jour. Lors des travaux, le système de gestion des eaux usées fût endommagé, engendrant infections, maladies de la peau et des cheveux chez les riverains. Par ailleurs, les travaux initiaux, tout comme ceux d’extension du projet une dizaine d’années plus tard (2017-2019), furent entrepris au mépris du droit collectif à la consultation préalable des communautés. Cela ouvrit la voie au déplacement forcé de familles peinant à faire valoir leur droit de propriété foncière et soumises aux pressions des groupes armés. Selon une militante du réseau d’organisations afrocolombiennes Proceso de Comunida-des Negras (PCN), les habitants de Buenaventura sont réduits à n’être que des « voisins gênants pour le développement du pays ».

Un État indolent

Avec 90% de travailleurs informels, la grande majorité de la ville n’est affiliée à aucun régime de sécurité sociale. Plus exclus encore, les habitants des parties rurales doivent se reposer sur les médecines naturelles. L’accès à l’eau est également très problématique. Sa fourniture a été confiée en 2002 à l’entreprise mixte Hidropacifico mais se plaignant de l’absence de rentabilité du marché, l’entreprise a toujours refusé d’investir dans le maintien des infrastructures. Les résultats sont  sidérants: l’eau du robinet n’est pas potable et plus du quart de la population n’aurait pas accès à une source d’eau non contaminée. Alors que Buenaventura présentait fin 2020 le taux de mortalité pour Covid-19 le plus élevé du pays, la ville était dans l’impossibilité d’offrir à sa population ne serait-ce qu’un lavage de mains régulier.

Quant à la justice, la majorité des habitants n’ont pas les ressources pour s’acquitter des frais d’avocat en cas de litige. Dans le cadre d’un programme national visant à rendre accessible la justice au plus grand nombre, Buenaventura dispose d’une casa de justicia, mais Nelly est la seule avocate présente dans les locaux. Cela fait plusieurs années qu’elle réclame à la mairie plus de moyens et à ce que d’autres avocats rejoignent le programme : « Dans mon bureau, il n’y avait au départ qu’un vieil ordinateur et un ventilateur. Tout le reste j’ai dû l’acheter de ma poche. Il n’y a pas non plus d’accès internet ou même de savon dans les toilettes ». Selon Nelly, la situation empire: « Avant, il y avait un représentant de la Fiscalía [l’équivalent du parquet] pour que les personnes puissent déposer plainte au sein des locaux mais aujourd’hui, il faut se déplacer jusqu’au centre-ville».

Casa de justicia de Buenaventura © David Zana

L’État est bien loin également de remplir son rôle dans la lutte contre la criminalité. Suite aux
violences de 2021, il a envoyé des centaines de policiers et de militaires, déployés principalement dans le centre-ville. Ces mesures ont certes renforcé à court terme la sécurité dans une partie de la ville mais sont inefficaces sur les causes structurelles de la criminalité, comme la connivence entre la force publique et les groupes armés illégaux. Selon le colonel Hector Pachon, « À Buenaventura, aucun organisme d’État peut affirmer décemment n’avoir jamais été pénétré par le narcotrafic ». Pour Marisol Ardila, professeur à l’Université del Pacifico: « La corruption ici est plus forte que partout ailleurs dans le pays ». La multiplication dans la presse locale de faits divers annonçant des captures policières, laissant penser que la police et la justice remplissent leur mission, est trompeuse. A ce spectacle médiatique chronique, succède une justice impuissante inculpant les mis en cause pour des délits mineurs ou leur imposant des peines dérisoires, à l’instar de la peine peu dissuasive de détention à domicile sans bracelet électronique.

Des luttes à l’écho national

À Buenaventura, 66% de la population vit sous le seuil de pauvreté et l’espérance de vie est de 51 ans, soit onze années de moins que la moyenne nationale. Face à un État indolent, pénétré par les groupe armés et à la merci d’un capitalisme mondialisé, les populations locales s’organisent. En 2017, une grève civique portée par des slogans comme El Pueblo no se rinde, carajo (Le peuple n’abandonne pas, bordel) a bloqué la ville pendant vingt-deux jours consécutifs. À la suite des violences de fin 2020, de fortes protestations sont parvenues à attirer l’attention des Colombiens de l’intérieur à travers le retentissant hashtag « SOS Buenaventura ». Enfin, à l’occasion du Paro nacional de l’an dernier, les blocages du pont El Piñal et de la route Interna-Alterna ont empêché l’acheminement des marchandises vers l’intérieur du pays, mettant une nouvelle fois les problématiques de la ville dans le débat public national.

Selon les portes-paroles du PCN, Buenaventura n’est pas une ville pauvre mais une ville appauvrie. Caractérisée par une extrême pauvreté héritée de l’époque coloniale et délaissée par l’État colombien dès les années 1960, la ville incarne les mirages de l’insertion à l’économie capitaliste globalisée. Sur le plan politique également, la Constitution de 1991 qui accordait des droits spécifiques aux communautés afrodescendantes n’a pas garanti leur émancipation. D’après Francia Márquez, nouvelle vice-présidente du pays, « les dynamiques en place à Buenaventura expriment de façon exacerbée ce qu’il se passe à l’échelle nationale ». Tout reste encore à faire. Alors que la gauche vient de remporter aux présidentielles une victoire historique, Buenaventura restera sans nul doute l’un des terrains d’étude les plus pertinents pour mesurer les prochaines transformations du pays.

Notes

[1] Boisson fermentée issue du jus de la canne à sucre, le viche est une production artisanale traditionnelle des communautés noires du pacifique colombien.

[2] Espaces que les bandes criminelles dédient à l’exécution de leurs pratiques criminelles : assassinats, tortures et démembrements de cadavres. Elles sont apparues à Buenaventura en 2014.

Rafael Correa : « Imponer nuestras condiciones al capital transnacional, construir la integración regional »

© Pablo Porlan/Hans Lucas, Le Vent Se Lève

Tras una primera entrevista en Bruselas en 2019, volvemos a encontrar al presidente Rafael Correa tres años después, en París. Mientras tanto, el contexto ha cambiado radicalmente en América Latina: la izquierda ha ganado las elecciones en países claves, las fuerzas neoliberales están en retroceso y el expresidente brasileño Lula, a punto de llegar al poder, afirma querer relanzar la integración regional y acabar con el dominio del dólar. Paradójicamente, las ambiciones de romper con el actual orden mundial parecen ser menores que hace una década. América Latina ya no es un polo de contestación del paradigma dominante como lo era antes. Le Vent Se Lève entrevistó a Rafael Correa sobre este nuevo contexto y las perspectivas para su país y el subcontinente.

La entrevista fue realizada por Vincent Ortiz, redactor jefe adjunto de Le Vent Se Lève y doctorando en economía, Keïsha Corantin, jefe de la sección “América latina” de Le Vent Se Lève y doctoranda en geografía, y Vincent Arpoulet, doctorando en economía del desarrollo. Fue editada por Nikola Delphino, Alice Faure y Seb Tellor.

Le Vent Se Lève – Una nueva ola de izquierda está surgiendo en América Latina, incluso en el corazón de bastiones históricos del neoliberalismo, marcada con la victoria de candidatos de izquierda como Gustavo Petro en Colombia y Gabriel Boric en Chile. La nueva generación de activistas latinoamericanos reivindica la herencia de las experiencias progresistas de los años 2000, pero también pretende aportar una mirada crítica. En el ámbito medioambiental, no dudan en adoptar una postura “anti extractivista”, en el plano cultural esa izquierda es muy sensible a las demandas de extensión de las libertades individuales. Sin embargo, en los frentes económicos, financieros y geopolíticos, parece menos ambiciosa. ¿Qué opina de esta nueva generación de izquierda?

Rafael Correa – En primer lugar, esta nueva izquierda es un producto de la anterior. Los procesos progresistas fueron obstaculizados de forma antidemocrática a través de golpes de Estado, como en Bolivia y Brasil, o a través de traiciones con campañas de la prensa, “fundaciones” y “ONGs” controladas desde EE. UU., como en Ecuador [1]. Este renacimiento conservador lo vimos venir desde lejos, en 2014, operando de forma antidemocrática. En América Latina no tenemos una verdadera democracia, y no la tendremos mientras la prensa siga interfiriendo en los asuntos políticos de manera tan frontal y manipulando la verdad. Sin la verdad no hay democracia, sin la verdad no hay elecciones libres.

Nota del editor : sobre este último tema, el lector francofono podrá leer el artículo de Vincent Ortiz publicado en Le Vent Se Lève: « Comment Washington a remis la main sur l’Équateur : quatre ans d’une reconquête souterraine »

Los ciudadanos pueden comparar cómo los conservadores han ganado poder y cómo lo han hecho los progresistas. Los movimientos progresistas vuelven con fuerza a través de las elecciones, como en Brasil en este momento.

Hay una fuerte oposición a la emancipación del dólar por parte de las élites, que hablan español pero piensan en inglés, y de la prensa, que manipula las conciencias

Sí, creo que nos encontramos con una izquierda un tanto diferente en temas medioambientales, que mantiene un discurso “anti-neoextractivista” en algunos casos, como en Chile, o incluso en Colombia. Creo que se equivoca. Creo que los recursos naturales son una ventaja ineludible y la mejor oportunidad de desarrollo para América Latina, siempre y cuando se utilicen de forma social y ambientalmente responsable. Debemos aprovechar nuestros recursos naturales. Sería irresponsable no hacerlo ante la pobreza y las necesidades básicas que tenemos.

Esta nueva izquierda tiene un discurso más moderado en cuestiones socioeconómicas, y una perspectiva más posmoderna en cuestiones culturales: promueve el matrimonio gay o los derechos de los animales. Estos temas nos interesan a todos -y son de gran interés para algunos grupos relativamente pequeños-, pero creo que hay algunos temas que siguen siendo prioritarios como acabar con la pobreza y la exclusión socioeconómica en América Latina. Esta es la peor injusticia, es la cuestión moral más importante. No debemos olvidar nunca nuestra principal razón de ser: crear una América Latina más justa en un mundo más justo, porque seguimos viviendo en una América Latina llena de injusticias, que sigue siendo presa de intereses extranjeros.

LVSL – Hablando de intereses extranjeros, las recientes declaraciones de Lula sobre la necesidad de acabar con el reinado del dólar han causado revuelo. En cuanto a Ecuador, su país, ha sufrido una forma extrema de dolarización, pero toda América Latina está sufriendo la dominación del dólar de una u otra forma [2]. ¿Cree que este giro a la izquierda en América Latina, la probable victoria de Lula en Brasil y el actual contexto geopolítico allanan el camino para un cambio de paradigma en el ámbito monetario? ¿Sería alcanzable el fin del dominio del dólar y el rediseño de las estructuras comerciales internacionales entre América latina y Estados Unidos?

Nota del editor: sobre este tema, vea aquí la intervención (en francés) de Guillaume Long, ex-canciller ecuatoriano, en una conferencia organizada por Le Vent Se Lève en marzo de 2018 en la École normale supérieure de París: “Euro, franc CFA, dollar: l’ère de la servitude monétaire?””

RC – Si Lula gana en Brasil, el equilibrio geopolítico en la región cambia radicalmente. Se trata de un país de 200 millones de personas, un tercio de la población de América Latina. Las declaraciones de Lula son muy prometedoras, y ya hemos mencionado esta perspectiva. Con UNASUR, nuestra idea era crear una moneda regional seguida de una unión monetaria. Es absurdo que sigamos dependiendo del dólar para el comercio. Mediante el uso de una moneda regional, podríamos crear un sistema de compensación regional. En este momento, por ejemplo, si Perú vende 100 millones de dólares a Ecuador y éste vende 120 millones, tenemos que utilizar 220 millones de dólares. Pero con una moneda regional, Perú podría vendernos 100 millones y nosotros les venderíamos 120 millones, y el saldo total sería de 20 millones. Cada país pagaría el precio de las importaciones en moneda nacional y el saldo total se pagaría en dólares. Así que sólo 20 millones de dólares irían de Perú a Ecuador.

Propusimos esta alternativa; el objetivo era tener una moneda contable, como el ecu, y luego una moneda regional. Pero no hay que engañarse : hay una fuerte oposición a este proyecto por parte de las élites, que hablan español, pero piensan en inglés, y de la prensa, que manipula las conciencias para mantener la dependencia al dólar.

El caso de Ecuador es muy grave; ni siquiera es comparable al de Grecia, que ha sufrido el euro como moneda común, pero al menos es una moneda común. El dólar es una moneda extranjera. A través del dólar, importamos los imperativos de la política monetaria de Estados Unidos, cuyos intereses y estructuras económicas son completamente diferentes de los nuestros.Las élites intentan vender la idea de que la dolarización es algo positivo. Los ciudadanos son receptivos a esto: piensan en términos dolarizados, y creen que si se devalúa una moneda, tendrán menos dólares en sus bolsillos. Pero si todo el mundo tiene dólares en el bolsillo y nadie produce, la economía se hunde… Es importante recordar que el conjunto es más que la suma de sus partes, de ahí la relevancia de una ciencia como la macroeconomía.

© Pablo Porlan / Hans Lucas, Le Vent Se Lève

De manera similar, las élites han tratado de inculcar un sentimiento de rechazo a los impuestos en Ecuador, utilizando un razonamiento igualmente absurdo: “si alguien no paga impuestos, bien por él”, pero si nadie lo hace, el sistema se rompe. Este sesgo individualista se ha utilizado masivamente para engañar a los ciudadanos. Así, el dólar cuenta con un fuerte apoyo popular. De ahí la necesidad de un proceso de concienciación sobre la cuestión monetaria. Lula tiene razón cuando dice que hay que acabar con esta moneda. Hace unos años propusimos iniciativas en este sentido, y ahora tenemos que avanzar hacia una moneda regional.

LVSL – Este contexto geopolítico favorable no es nuevo. A finales de la década de 2000, cuando en su mayoría América Latina estaba gobernada por la izquierda, se creó un Banco del Sur, así como otros proyectos para generar instituciones en posición de competir con el Banco Mundial y el FMI. Estos proyectos no tuvieron éxito. ¿Considera el contexto actual más prometedor?

RC – Creo que la comparación es contra el contexto actual: antes teníamos mejores condiciones, más margen de maniobra y fuertes ambiciones. Creamos la UNASUR con el objetivo de la integración integral. Utilizamos este concepto porque no nos interesaba comerciar o crear un mercado, sino sentar las bases de una “nación de naciones”, como soñaba Simón Bolívar, mediante la coordinación de las políticas de defensa, las infraestructuras energéticas, las políticas macroeconómicas. Queríamos ir en contra de los procesos anteriores, caracterizados por la competencia entre la clase obrera de nuestros diferentes países -lo que generaba una presión a la baja sobre los salarios- y las exenciones fiscales destinadas a enriquecer el capital transnacional. Con UNASUR, hemos impuesto nuestras condiciones a este capital transnacional. Hoy día apenas se menciona, a pesar de ser un tema de gran actualidad.

En el centro de esta nueva dinámica, para la que UNASUR ha sentado las bases, se encuentran los embriones de una nueva arquitectura financiera regional. Consistiría en un Banco del Sur, un Fondo Monetario del Sur donde acumularíamos nuestras reservas, y que garantizaría un sistema de compensación regional con una moneda común. Hoy ya no se habla de proyectos tan ambiciosos. Antes había más voluntad, aunque el proyecto del Banco del Sur estaba bloqueado, porque algunos países de la región no estaban interesados en él: ya tenían su propio banco de desarrollo.

No sé por qué la gente encuentra tan sorprendente que tengamos vínculos con China : China financia la economía estadounidense, China es el mayor acreedor del mundo !

Así que las fuerzas son menos favorables que antes, pero el proyecto de una nueva arquitectura financiera para el Sur es más necesario que nunca.

LVSL – ¿En este nuevo orden geopolítico liberado de la influencia estadounidense, cuál sería el papel de China? En el caso del Ecuador, el acercamiento a China le ha permitido contrarrestar la hostilidad de los mercados financieros estadounidenses y establecer importantes acuerdos de cooperación. En su discurso de 2016 en Ecuador, el presidente Xi Jinping presentó la acción de China como dirigida a permitir que los estados latinoamericanos se liberen de su dependencia de los recursos naturales. Sin embargo, algunos acuerdos con China plantean dudas ; podríamos dar muchos ejemplos, pero nos limitamos a mencionar los préstamos condicionados al acceso garantizado de China a los recursos petroleros y minerales del continente. ¿No teme que China persiga la misma lógica imperial que los Estados Unidos?

RC – Sólo para aclarar: defendiendo nuestra soberanía y construyendo la integración regional, podemos hacer mucho, pero no podemos hacerlo todo. Hay realidades económicas y políticas que no podemos ignorar: Estados Unidos es nuestro mayor socio comercial. No nos interesa luchar con ellos, sólo nos interesa nuestro desarrollo. La nueva izquierda no puede llamarse simplemente “anti” (antiimperialista, anticapitalista). La matriz de mi lucha es la lucha contra la pobreza, la injusticia y el subdesarrollo, por lo que considero que el capitalismo neoliberal es el sistema más absurdo que se puede concebir para una región tan desigual como América Latina. No por fantasías teóricas sobre la necesidad de abolir el capitalismo neoliberal, sino porque sé perfectamente que este modelo no nos ha permitido desarrollar nuestro país.

Podemos hacer mucho, pero no podemos hacerlo todo. Podemos tener una relación de iguales, no como país, porque Estados Unidos tiene un poder económico mucho mayor que el nuestro, sino como región.

En cuanto a China, no sé por qué la gente encuentra tan sorprendente que tengamos vínculos con China. China financia la economía estadounidense, China es el mayor acreedor del mundo… ¿por qué no deberíamos beneficiar? China tiene una enorme capacidad de financiación. ¿Cuál es su talón de Aquiles? Energía, hidrocarburos. Nosotros tenemos capacidad para exportar hidrocarburos y necesitamos financiación: nuestras necesidades coinciden. Es la razón de nuestro acercamiento estratégico a China.

No hay contradicción con la defensa de nuestra soberanía: nunca permitiremos que ningún imperio nos imponga sus condiciones. Por supuesto, como cualquier banco de desarrollo – como el japonés, el brasileño… – el banco chino nos presta dinero para que sus empresas puedan invertir. Todo el mundo lo hace. Y todo el mundo utiliza a China para financiar su economía. ¿Por qué estaría mal que América Latina también lo hiciera?

LVSL – La actualidad política del Ecuador fue marcada por una oleada de movimientos sociales muy importantes, y violentamente reprimidos, que no consiguieron una victoria decisiva. Ecuador está acostumbrado a estos movimientos callejeros, que han llevado a tres presidentes a soltar el poder. ¿Cómo analiza el fracaso de este movimiento?

RC – Este fracaso se debe principalmente a los líderes de las manifestaciones. Para esta izquierda, la protesta social aparece como el fin, no como el medio. La lucha, por supuesto, es necesaria para ganar derechos. Pero durante mis diez años de gobierno, de 2007 a 2017, conseguimos triplicar el salario mínimo, consolidar los derechos de los trabajadores, imponer una redistribución masiva de la riqueza y la renta, mejorar el acceso a la sanidad y la educación… simplemente votando. Y, sin embargo, esta gente salió a la calle a protestar contra mi gobierno, ¡y luego apoyó a Guillermo Lasso! Lasso, que aparece en los Pandora Papers, ha aplicado un brutal programa neoliberal desde su elección, que ha generado una considerable violencia. Como resultado de su fracaso, estamos pasando de ser el segundo país más seguro de América Latina a altos índices de inseguridad.

¿Cómo pueden protestar contra el neoliberalismo cuando lo han apoyado? Esta es la contradicción de la CONAIE, este movimiento supuestamente de izquierda que intenta imponer su programa electoral por la fuerza [3].

© Pablo Porlan/Hans Lucas, Le Vent Se Lève

Tiene poco poder electoral – pierde sistemáticamente en las elecciones – pero tiene un gran poder de hecho, por su capacidad de movilización, hablo por experiencia. En 2013, propuse que el país “extrajera hasta la última gota de petróleo y hasta el último gramo de oro” para salir de su subdesarrollo y erradicar la pobreza. Mi rival, el candidato de la CONAIE, Alberto Acosta, propuso al país lo contrario: no al “extractivismo”, al petróleo y a la minería. Él obtuvo el 3% de los votos y yo casi el 60%. Y a pesar de ello, la CONAIE trató de imponernos su programa a través de las calles.

Nota del editor: Para un debate sobre la “Revolución Ciudadana” ecuatoriana y su desmantelamiento, lea nuestra entrevista (en francés) en Le Vent Se Lève con Guillaume Long, ex-canciller del Ecuador: “Comment la révolution citoyenne d’Équateur a été trahie”. Para un análisis de las posiciones “antiextractivistas”, lea el artículo de Matthieu le Quang: “Rompre avec l’extractivisme: la quadrature du cercle?

Si Julian Assange hubiera denunciado crímenes de guerra rusos o chinos, se le habría erigido un monumento en el centro de Washington

En consecuencia, no apruebo los métodos ni la plataforma política de la CONAIE. Su apología de la fuerza y la lucha trivializa la violencia. ¡La represión causó la muerte de siete manifestantes! Muchas personas perdieron la vista. Estoy de acuerdo con la necesidad de resistir contra los ataques a nuestros derechos… pero no en el marco de una organización que pretende imponer su agenda por la fuerza, ¡un año después de haber apoyado al presidente Lasso! La CONAIE se complace en criticar el neoliberalismo, cuando hace poco lo apoyaba.

LVSL – En el Parlamento hubo un intento de destitución del presidente Guillermo Lasso, que fracasó porque una parte de la izquierda – y en particular los miembros del movimiento indígena Pachakutik y del partido Izquierda Democrática – no apoyaron esta votación. En Europa, los medios de comunicación destacaron la tensión entre las organizaciones indígenas y los “correístas”, los presentaron como factores clave en la división de la oposición a Guillermo Lasso. ¿Cómo analiza esta secuencia y su tratamiento mediático?

RC – El análisis de los medios de comunicación es muy parcial. También denuncio la represión del gobierno de Lasso. Fue brutal y criminal. La policía recibió la orden de disparar a los manifestantes según su criterio. Esto también es motivo suficiente para que Lasso se vaya. La detención de Leónidas Iza fue un secuestro, y lo condenamos, como hemos condenado todas las violaciones de los derechos humanos. Esto no significa que estemos de acuerdo con los métodos o la plataforma de la CONAIE, como he dicho antes. Todo esto ha sido muy mal interpretado por la prensa, tanto latinoamericana como ecuatoriana. Su objetivo es difundir la desinformación y mantener a los ciudadanos en la oscuridad.

En diez años hubo siete presidentes. Desde 1996, ningún gobierno ha completado su mandato, hasta que fui elegido. Los conflictos eran frecuentes, así como los cambios de poder. Pero las soluciones no eran ni democráticas ni constitucionales. Ante el fraude democrático que podía existir, introdujimos en la Constitución procesos parlamentarios para dar una salida institucional, democrática y pacífica a los conflictos. El régimen ecuatoriano, como otros de la región, era presidencialista. Existe una fuerte tradición presidencialista en América Latina. Hemos introducido un presidencialismo flexible, que no significa débil. ¿Cómo se traduce esta flexibilidad? Por el hecho de que, cuando vemos un fracaso total del gobierno, su incumplimiento de la Constitución, etc., existe la posibilidad de revocar su mandato.

Propusimos este procedimiento para resolver la crisis, la gente estaba siendo asesinada en las calles, la policía estaba golpeando a la gente y matándola, los que estaban violando la Constitución eran ellos. Perdimos la votación porque sólo conseguimos 80 de los 92 necesarios. Así que logramos convocar elecciones anticipadas para resolver esta grave crisis de forma constitucional, democrática y pacífica: con votos, no con balas.

LVSL – Julian Assange vuelve a estar en el punto de mira de los medios de comunicación ahora que su extradición a Estados Unidos está a punto de ser finalizada por la justicia británica. Bajo su mandato, Ecuador le concedió asilo político durante varios años, hasta que fue expulsado bajo la presidencia de Lenín Moreno. En retrospectiva, cómo analiza esta elección, y cuál es el legado de Julien Assange y Wikileaks para usted?

Nota del editor: Vea aquí nuestros artículos sobre el caso Julian Assange

RC – Cuando examinamos el caso de Julian Assange, quedó claro que no había ninguna garantía del debido proceso. Así que tomamos la decisión soberana de concederle asilo, que es un derecho que tiene cualquier país. No tenemos que justificar nada.

En cuanto a lo demás, hay que mencionar, por supuesto, los abusos del Reino Unido, que nunca dio un salvoconducto a Assange, así como las presiones a Lenín Moreno, que rompió el artículo 41 de la Constitución, que prohíbe explícitamente el regreso de un refugiado que haya sido procesado por otro país. Pero en la mente de Lenín Moreno, ya que Correa había concedido asilo a Assange, tenía que oponerse, no le importaba sacrificar a un ser humano.

El caso de Julian Assange es una vergüenza mundial, es una manifestación de la doble moral que domina el orden internacional: si Julian Assange hubiera denunciado crímenes de guerra rusos o chinos, se le habría erigido un monumento en el centro de Washington, pero como denunció a los de Estados Unidos es un delincuente, deberían meterlo en la cárcel por 170 años.

Eso no es todo: las contradicciones en la gestión de este caso llegan hasta el punto de que se alega que divulgó información confidencial. Todo Estado tiene información confidencial, es una prerrogativa de la soberanía nacional, pero los crímenes de guerra son otra cosa, hay que denunciarlos, y eso es lo que hizo Julian Assange.

No publicó esta información él mismo: se la dio a los periódicos – el New York Times, El País, Der Spiegel en Alemania, The Guardian en el Reino Unido, etc… ¿Y qué se hizo con estos periódicos que publicaron la información? Nada.

Esto es una terrible justicia de dos velocidades, va en contra de los principios más básicos de la libertad de prensa. Lo que es aún más grave es el silencio del periodismo mundial, no sé si es que no les gusta Julian Assange. Puede no gustarme o disgustarme, no lo conozco personalmente, nunca hemos hablado, ni siquiera por teléfono, sólo le hice una entrevista una vez.

Pero estamos hablando de una terrible injusticia, y de una persona cuyo error es haber dicho la verdad y haber denunciado los crímenes de guerra. Esto demuestra la doble moral y el desprecio imperante por los derechos humanos.

Notas :

[1] En noviembre de 2019, un golpe policial y militar derrocó al presidente boliviano Evo Morales, poniendo fin a los trece años de gobierno del Movimiento al Socialismo (MAS). Tres años antes, el Senado brasileño destituyó a Dilma Rousseff en un proceso de impeachment alimentado por un clima mediático hostil a la presidenta brasileña. Posteriormente, el poder judicial iba a impedir que el ex jefe de Estado Lula se presentara a las elecciones presidenciales a pesar de su alta popularidad y lo condenó a prisión, allanando el camino para la victoria de Jair Bolsonaro. Del mismo modo, en Ecuador, el poder judicial y la prensa hicieron mucho para sacar a los “correístas” del poder y llevar al presidente Lenín Moreno, a pesar de ser apoyado por Rafael Correa, a iniciar un giro neoliberal y proamericano.

[2] Los países latinoamericanos son vulnerables a las fluctuaciones de las tasas de la FED. Si los tipos de interés suben y los de América Latina se mantienen fijos, se producirá una fuga de capitales hacia Estados Unidos. Además, en los países que se enfrentan a una alta inflación, la población tiende a alejarse de la moneda nacional en favor del dólar, que se considera más fiable. Estos dos fenómenos llevan a los gobiernos latinoamericanos a vincular su moneda al dólar – o, en casos excepcionales, como Ecuador y El Salvador, a sustituirlo por el dólar.

[3] La CONAIE es, en términos cuantitativos, la principal organización indígena. Sus relaciones con el movimiento de Rafael Correa han sido tensas. Sus dirigentes han convocado con frecuencia manifestaciones contra su gobierno. Los “correistas” les han acusado de hacer el juego a la oposición liberal.

Haïti, État des gangs dans un pays sans État

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Mouvement social contre la corruption de la classe politique, janvier 2019 © Nou Pap Dòmi

Il y a un an en Haïti, le 7 juillet 2021, était assassiné le président Jovenel Moïse, précipitant encore davantage la faillite de l’État et la montée en puissance des bandes armées. Fin avril, des affrontements entre gangs ont fait 188 morts dans des quartiers populaires de Port-au-Prince. Loin d’être une surprise, cette violence extrême s’inscrit dans la continuité d’un banditisme d’État qui jouit depuis longtemps de complicités internationales.

Fin avril – début mai 2022, dans les quartiers populaires de Tabarre et de Croix-des-Bouquets, à Port-au-Prince, des bandes armées rivales s’affrontent pendant une dizaine de jours. Le bilan provisoire (probablement sous-estimé), de l’ONU, fait état de 188 personnes tuées, 12 disparus, 113 blessés et des milliers de déplacés. Des atrocités ont été signalées : corps incendiés, décapitations, mutilations, viols collectifs, y compris d’enfants.

Trois jours avant le début de ce massacre, la France organisait la troisième réunion – les deux précédentes avaient été organisées, en décembre 2021, par les États-Unis, et, en janvier 2022, par le Canada – des partenaires internationaux de haut niveau sur Haïti. Il y était question, en l’absence de toute représentation de la société civile haïtienne, de « l’appui des progrès réalisés ». L’ampleur des exactions, la dynamique des violences et la coïncidence des événements, sur les scènes locale et internationale, dessinent les contours du drame haïtien.

Phénomène ancien, dynamique nouvelle

Haïti est devenu le pays au monde avec le nombre le plus élevé d’enlèvements par habitant ; plus de 1 000 en 2021. Au cours des cinq premiers mois de cette année 2022, la police a déjà enregistré plus de 200 homicides et 540 kidnappings – 198 pour le seul mois de mai –, s’accompagnant quasi-systématiquement de viols. En réalité, leur nombre est bien plus élevé ; nombreuses sont les familles des victimes qui, par défiance, ne rapportent pas les faits ; et certains quartiers sous la coupe des bandes armées demeurent hors de portée de la police et des statistiques.

Du 1er janvier au 31 mai 2022, près de 800 personnes ont été tuées. L’essentiel des violences se concentre dans la capitale Port-au-Prince et dans sa périphérie, dont la majeure partie du territoire est passée sous le contrôle des gangs. Ces derniers, mieux armés que les policiers, seraient plus d’une centaine, tirant leurs ressources des enlèvements, du racket, de leurs liens avec l’élite économique et du prélèvement illégal de taxes dans les quartiers où ils opèrent.

Face à une telle situation, la Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, s’est dite profondément troublée, évoquant des « violences extrêmes », qui avaient « atteint des niveaux inimaginables et intolérables », tandis que la Représentante spéciale de l’ONU en Haïti, Helen La Lime, parle d’un « état de terreur ». Il convient cependant de se dégager de la sidération provoquée par les images, les citations et les chiffres, afin d’analyser à froid cette violence.

La présence des bandes armées en Haïti est un phénomène ancien. Mais la nouveauté tient à leur prolifération, leur extension territoriale et l’intensité de leur connexion avec la classe politique et le monde des affaires. Les gangs sont nés sur le terreau de la pauvreté (qui touche plus de 59% de la population), des inégalités – Haïti est le pays le plus inégalitaire du continent le plus inégalitaire du monde –, de l’absence d’accès à des services sociaux, du désintérêt de l’État, et du clientélisme.

Implantées dans les quartiers populaires, les bandes armées réalisent un substitut de travail social, assurent un contrôle du territoire et un réservoir de votes auprès d’hommes politiques et de membres de l’oligarchie. Leurs interventions, qui tendent à s’intensifier en période électorale, étaient auparavant circonscrites à des zones spécifiques, et ne se matérialisaient pas par une violence généralisée. Il s’agissait d’un phénomène préoccupant, mais localisé.

« La gangstérisation de l’État est une nouvelle forme de gouvernance »

Réseau national de la défense des droits humains

Au cours des six mois précédents l’investiture du président, Jovenel Moïse, en février 2017, seuls 20 kidnappings avaient été signalés. Quatre ans plus tard, en 2021, le nombre d’homicides et d’enlèvements dépassait de loin ceux cumulés de 2019 et 2020. Et depuis, la situation sécuritaire n’a cessé de se détériorer. Le tournant remonte à 2018.

Modus operandi des violences

Les 13 et 14 novembre 2018, 71 personnes étaient assassinées à Port-au-Prince dans le quartier de La Saline, un bastion de l’opposition au président Jovenel Moïse. C’était le premier d’une série de massacres de grande ampleur. Celui de fin avril qui s’est soldé par l’assassinat de près de 200 personnes n’était que le dernier en date.

Le massacre de La Saline est emblématique. Non seulement parce qu’il est le premier de cette ampleur, mais aussi parce qu’il inaugure un modus operandi qui ne cessera de se répéter. Cette tuerie témoigne en effet d’un niveau de planification, de concertation, et d’organisation, qui n’existait pas auparavant. Les bandes armées y pratiquèrent une politique de la terreur – viols collectifs, mutilations, incendies, disparitions des corps –, diffusée sur les réseaux sociaux afin d’asseoir leur autorité sur le territoire et la population. Et, bien qu’elle fût avertie, la police n’intervînt pas. Du moins pas pour protéger la population, car nombre de témoignages et d’enquêtes révélèrent la participation directe de policiers aux exactions.

Si les gangs attaquèrent un lieu significatif avec La Saline, ils intervinrent surtout dans un moment stratégique. L’été 2018 avait été marqué par des manifestations contre l’augmentation du prix des carburants et par la révélation d’un scandale de corruption qui avait poussé les jeunes et les classes moyennes urbaines dans la rue. À partir de septembre 2018, ces deux vagues de protestation vont converger en un mouvement social d’une ampleur inédite, bousculant les revendications initiales pour mettre en cause le « système ». Aussi imprécis que soit le terme, il n’en cible pas moins la corruption, l’impunité, et le mépris de la classe dominante. Le massacre de La Saline doit, dès lors, largement être compris comme la réponse d’un gouvernement acculé au soulèvement populaire.

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Pancarte brandie lors d’une manifestation anti-gouvernement, janvier 2019 © Nou Pap Dòmi

Face à ces crimes, le gouvernement s’est naturellement distingué par son silence et son indifférence, garantissant l’impunité. De même que Jovenel Moïse avait attendu des semaines avant d’évoquer La Saline, l’actuel Premier ministre par intérim, Ariel Henry, ne s’est toujours pas prononcé sur le crime de masse de mai dernier. Et, à ce jour, toutes les enquêtes sur les massacres – de même que celles sur l’assassinat de l’ancien président, de journalistes et d’avocats – sont au point mort. Pire même, un des responsables de la tuerie de La Saline, Fednel Monchery, ancien directeur du ministère de l’Intérieur, qui avait été interpelé, fut rapidement relâché suite à une intervention des autorités.

Les gangs, une privatisation de la puissance publique ?

Le phénomène des gangs s’inscrit dans un mouvement au long cours de réduction des ressources publiques et de délégation des fonctions de l’État. Ce délitement de l’État au profit d’entités privées fût mené par une classe politique alliée à l’élite économique, et soutenu par une communauté internationale habitée des idéaux néolibéraux, dont la myriade d’ONG bénéficiait de la privatisation. La dynamique s’est accélérée à partir du gouvernement de Michel Martelly, en 2011, dont Jovenel Moïse est le dauphin. En ce sens, les gangs sont moins le fruit de l’absence de l’État haïtien que de la privatisation de ses services, y compris de la force publique : officieusement, celle-ci fût peu à peu déléguée aux bandes armées afin de réprimer la contestation sociale, d’asseoir le pouvoir des dirigeants et d’assurer leur impunité.

Il y a ainsi un véritable concubinage – documenté et dénoncé par de nombreux rapports nationaux et internationaux – des bandes armées et des autorités publiques. Ces enquêtes mettent en évidence la responsabilité de hauts fonctionnaires d’État et d’agents de police, soit qu’ils aient planifié les attaques, soit qu’ils aient approuvés et soutenus ces crimes. Le massacre des habitants de La Saline, perçus comme opposants, est ainsi lié à l’administration Moïse qui a facilité, organisé, voire directement commandité ce crime. Des témoignages attestent que les membres des bandes armées se déplaçaient dans des blindés de police, d’autres relèvent le port de l’uniforme par certains assaillants. La non-intervention des forces de police – alors que ces violences durèrent plusieurs jours –, le silence d’État et l’impunité des responsables finissent d’accabler le gouvernement. Le meurtre du président Jovenel Moïse en juillet 2021 est donc en grande partie le retour de bâton d’une violence qu’il a entretenue et instrumentalisée. Son assassinat semble être en effet un règlement de compte entre différents clans de l’oligarchie.

Pour qualifier la situation, le Réseau national de la défense des droits humains (RNDDH) parle de « gangstérisation de l’État comme nouvelle forme de gouvernance ». Ce banditisme d’État jette une lumière crue, non seulement sur le pouvoir haïtien, mais aussi sur la diplomatie internationale ; sur son soutien sans faille aux gouvernements de Jovenel Moïse, hier, et d’Ariel Henry, aujourd’hui. À rebours du mythe d’un pays « sans État », il met en évidence la confiscation des instances et fonctions étatiques – y compris la police – par une élite corrompue, et l’aspiration frustrée de la majorité des Haïtiens et Haïtiennes à bénéficier d’institutions publiques, qui les représentent et soient à leur service.

Un drame sous responsabilité internationale

Si la classe dominante haïtienne s’est appuyée sur les bandes armées pour maintenir son pouvoir, menacé par le soulèvement populaire de 2018-2019, elle a pu compter, comme par le passé, sur un autre allié de poids : Washington. La Maison blanche a fixé pour Haïti les conditions de la diplomatie internationale, sur lesquels se sont alignés les autres États, français et européens en tête, ainsi que les institutions internationales, dont la plus importante d’entre elles, l’ONU. Et Biden, qui s’était montré critique envers la stratégie de l’administration Trump vis-à-vis d’Haïti, a poursuivi la même politique.

Adoptant un formalisme démocratique – qu’ils défendent à géométrie variable –, Washington et l’Union européenne ont appelé à un « dialogue national inclusif », au respect de la légalité et à la tenue rapide d’élections. La dérive autoritaire et mafieuse du gouvernement, le délitement accéléré des institutions publiques, ainsi que la multiplication des massacres, au fur et à mesure que les bandes armées gagnaient du terrain, n’y changeront rien. Pourtant, dans de telles conditions, la possibilité même d’organiser un scrutin libre et transparent est contestée par la population. Les œillères de la communauté internationale, qui insiste pour organiser des élections, sont donc une prise de partie : le maintien de l’élite politique corrompue plutôt que l’écoute des revendications populaires.

« Ce téléguidage des affaires internes est une énième illustration de la double dépendance – économique et politique – de l’État haïtien vis-à-vis de ses bailleurs. »

Les acteurs et actrices du soulèvement populaire avaient en effet convergé, dès 2020, autour de la revendication d’une « transition de rupture ». Cette convergence s’est ensuite consolidée et s’institutionnalisée dans l’Accord de la Conférence citoyenne pour une solution haïtienne à la crise (dit Accord de Montana), signé le 30 août 2021 par l’ensemble des mouvement sociaux (syndicats, églises, mouvements paysans, mouvements de femmes, organisations de droits humains…).

Deux options se font donc face : des élections, aussi vite que possible pour retrouver un semblant de stabilité ; ou une transition, qui permette de mettre en place, à terme, les conditions d’une campagne électorale, en rompant avec la corruption, l’impunité et, plus généralement, l’effondrement des institutions publiques.

Au nom de l’urgence et de la légalité, l’option d’une transition a été balayée par la communauté internationale, qui revendique la priorité du scrutin. Ce téléguidage des affaires internes est une énième illustration de la double dépendance – économique et politique – de l’État haïtien vis-à-vis de ses bailleurs. D’abord prévue pour juin, puis octobre 2021, repoussées encore, la tenue d’élections avant la fin 2022 apparait désormais, selon les propres termes des Nations unies, « peu probable ».

Le mandat du gouvernement actuel, de même que celui des deux-tiers du parlement, étant arrivés à terme, ceux-ci ne s’appuient plus sur aucune base légale, et encore moins légitime. Alors que les lignes rouges sont dépassées les unes après les autres, Haïti est piégé dans une phase transitoire sans transition ni deadline. Pour maintenir le pays sous son influence, et empêcher la voie à une transition qui a toutes les chances de leur échapper, l’international s’est pieds et poings liés à la classe dominante haïtienne. Celle-ci le sait, et agit en conséquence.

À défaut de faciliter une sortie de crise et bloquant tout véritable changement, Washington et ses affidés multiplient (à l’instar d’Ariel Henry) les effets d’annonce, augmentent l’aide humanitaire – celle-ci ne résout rien et demeure largement en-deçà des besoins qui s’accroissent (et vont continuer de s’accroître) –, et entendent former, équiper et renforcer la police haïtienne. Ce faisant, ils ne tirent aucune leçon de la complicité répétée et documentée entre l’institution policière et les bandes armées.

La réduction de la question haïtienne aux paramètres sécuritaire et humanitaire est à la fois cause et effet d’une dépolitisation. Faire de l’insécurité et de l’impunité un simple problème de moyens et de capacités est un leurre ; auquel l’international s’accroche d’autant plus qu’il lui permet de ne pas reconnaître l’échec de sa politique.

À quand la fin de cette descente aux enfers ?

Double et douloureux paradoxe historique : première république noire, issue de la révolution d’esclaves, en 1804, mettant une idée radicale de la liberté à l’agenda du monde, Haïti a vu son indépendance confisquée par la nouvelle élite au pouvoir, et sa souveraineté assujettie. Cette confiscation sur le plan national et cet assujettissement sur la scène internationale sont les deux versants d’une même stratégie de développement, où se lit l’alliance de l’oligarchie locale avec Paris d’abord, Washington ensuite.

Or, les principaux relais et orchestrateurs de cette dépendance – par le biais des diverses missions onusiennes, plans économiques et autres ingérences, plus directement politiques –, se sont autoqualifiés « pays amis », et ne cessent de prétendre aider Haïti à se relever. D’une autoévaluation à l’autre, ils se plaisent à présenter les défis et « avancées », en gommant la faillite de leur politique, ou en attribuant cet échec à l’incapacité et à la mauvaise volonté des Haïtiens eux-mêmes.

Les données de l’équation sont relativement simples : le statu quo ou le changement. De 2018 à nos jours, la situation a empiré. Et elle continuera de se dégrader si rien n’est fait. La descente en enfer du pays est le prix à payer pour maintenir cet état de fait. Plus exactement, c’est le prix que l’international et l’oligarchie locale font payer aux Haïtiens et Haïtiennes pour que rien ne change.

Lula favori au Brésil : victoire ou mort de la gauche ?

L’ex-président et candidat Lula a récemment effectué des déclarations radicales en matière de politique étrangère. Il a notamment promis d’oeuvrer à la création d’une devise latino-américaine alternative au dollar s’il est réélu. Les signaux qu’il envoie en matière de politique intérieure sont tout autres. Pour sécuriser son ticket présidentiel, Lula n’a pas hésité à tendre une main chaleureuse aux secteurs les plus conservateurs, jetant le doute la nature d’un futur mandat. Il a notamment avalisé un rapprochement avec le néolibéral Geraldo Alckmin, ancien opposant qui se présente désormais comme candidat à la vice-présidence auprès de Lula. Renoncement ? Le jeu politique brésilien est historiquement un jeu d’alliances, aujourd’hui plus décisives qu’hier. Bolsonaro, donné perdant, n’a eu de cesse de remettre en cause la légitimité des élections à venir, tandis que les élites brésiliennes risquent fort peu d’accepter l’élection d’un candidat radical en matière de redistribution sociale…

Jusque-là, tout annonce un duel entre le président Jair Bolsonaro et l’ex-président Lula. Alors que le président sortant pâtit dans l’opinion publique de sa gestion catastrophique de la crise du Covid-19 et de l’aggravation de la pauvreté, l’ex-président Lula, du Parti des travailleurs (PT) pourrait bien l’emporter.

Le bilan Bolsonaro : triomphe néolibéral et catastrophe sanitaire

Le bilan de Bolsonaro est plus qu’une liste de déclarations polémiques. Au ministère de l’Économie, l’ultra-néolibéral Paulo Guedes, « Chicago Boy » et disciple de Milton Friedman, a fait la fierté de ses pairs. Flexibilisation du marché du travail, réduction des droits à la retraite, dérégulation de l’économie et grand plan de privatisations, le ministre est allé jusqu’à créer un « secrétariat de la Désétatisation et du Désinvestissement ». À l’international, le chef d’État brésilien a été décrié pour son laisser-faire en Amazonie. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : à la mi-2020 le ministère de l’Environnement n’avait utilisé que 0,4 % de son budget et en 2021 la déforestation a augmenté de 22 % par rapport à l’année précédente.

Mais c’est surtout un bilan social catastrophique qui mérite d’être souligné. La pandémie de Covid-19 fût dévastatrice et très mal gérée par le gouvernement. L’inaction et le négationnisme du président face à ce qu’il a qualifié de « petite grippe », alors même que le Brésil totalise la moitié des morts du Covid en Amérique latine – tandis que le pays ne représente qu’un tiers de la population du sous-continent –, ont été fortement critiqués. Contre la ligne présidentielle, les premières mesures sanitaires (fermeture des écoles, de certains commerces, port du masque…) furent impulsées aux niveaux local et fédéral par des maires et des gouverneurs dès mars 2020. De son côté, Bolsonaro s’octroyait le droit de ne pas porter de masque, multipliait les bains de foule et diffusait des fake news sur la pandémie. Il a démis de leurs fonctions plusieurs ministres de la Santé avant de nommer un militaire sans aucune expérience dans le domaine. Face à ce fiasco, la Commission d’Enquête Parlementaire (CPI) sur la gestion de la pandémie a incriminé le président pour plus d’une dizaine de chefs d’accusation concernant ses mensonges et sa négligence, tous pointant sa responsabilité dans le lourd bilan humain de la crise, s’élevant à 630 000 morts.

Amputation des salaires de 20%, 5 millions de personnes supplémentaires tombées sous le seuil de pauvreté entre 2019 et 2020, et 20 millions de personnes souffrant d’insécurité alimentaire… la situation des plus pauvres au Brésil s’est encore aggravée. Aujourd’hui, alors que la réduction des aides sociales mises en place pendant la pandémie s’associe à l’inflation, l’horizon n’est pas plus optimiste.

En un peu plus de trois ans de mandat, Jair Bolsonaro compte à son actif 143 demandes d’impeachment – la procédure de destitution pour fautes graves. Un chiffre record face aux 68 qu’avait connues Dilma Roussef avant le succès de la dernière, aboutissant au coup d’état parlementaire de 2016, ou aux 37 contre Lula lorsqu’il était à la tête du pays. L’échec de chacune de ces procédures témoigne du fait que le président peut toujours compter sur le soutien d’une majorité au Parlement.

Le retour de Lula, favori des intentions de votes

Victime d’une persécution judiciaire aujourd’hui révélée, Lula a vu ses droits politiques rétablis en mars 2021. Il avait été incarcéré en avril 2018 sur décision du juge Sergio Moro dans le cadre de l’enquête « Lava Jato » – ce même Sergio Moro qui deviendra quelques mois plus tard le ministre de la Justice de Jair Bolsonaro. Les coulisses de cette grande opération ont dévoilé que l’objectif des juges et procureurs était moins de lutter contre la corruption que d’inculper l’ancien président Lula.

Son arrestation à quelques mois des présidentielles de 2018 l’a empêché de concourir et a entériné chez les électeurs un sentiment de lassitude envers le PT, alors noyé par les affaires de corruption depuis le coup d’État parlementaire contre la présidente Dilma Rousseff. En avril 2021, la Cour suprême a confirmé l’annulation des condamnations de Lula – en liberté depuis 2019 – et a acté la « partialité » du juge Sergio Moro dans l’affaire, confirmant les motivations politiques de la procédure. Loin d’être arrêté par cette perte de crédibilité, le juge Moro se présente à l’élection présidentielle à venir, cherchant à s’affirmer comme troisième voie face aux deux favoris.

Allier la droite conservatrice à la gauche

Alors que le PT est largement en tête des intentions de vote (48 % au premier tour), la victoire de Lula s’inscrirait-elle dans un nouveau « virage à gauche » du sous-continent ? L’analogie avec la situation politique des années 2000 a ses limites. Les gouvernements récemment élus en Amérique latine attestent d’une gauche moins radicale et moins ambitieuse en termes de transformations sociales que ne l’étaient le Venezuela de Chávez, la Bolivie d’Evo Morales ou l’Équateur de Rafael Correa. L’élection de Gabriel Boric, fruit d’une alliance large allant de la social-démocratie à la gauche radicale, témoigne de cet alanguissement.

Le Brésil n’échappe pas à la règle. Pour assurer sa victoire, Lula doit se rapprocher du centre afin d’obtenir une majorité. Clé de voute de la scène politique au Brésil, le « centrão » rassemble divers petits partis politiques du centre et de la droite. Qualifiés de « supra-partisans », d’aucuns diront qu’il s’agit d’opportunistes sans idéologie négociant des faveurs avec les gouvernements en place. Incontournable et disposant aujourd’hui de 182 députés (sur 513), le centrão a le pouvoir de modifier l’équilibre des pouvoirs au Parlement. Tout prétendant à la fonction présidentielle doit tenir compte de cette force dans sa stratégie de gouvernement.

C’est alors un ticket présidentiel controversé qui s’est confirmé le mois dernier. Depuis quelques mois, Lula avait entamé un rapprochement avec l’ancien gouverneur de l’État de São Paulo, Geraldo Alckmin, candidat de droite aux présidentielles de 2006 et de 2018. Fin mars, Alckmin officialisa son affiliation au Parti socialiste brésilien (PSB) et fut désigné, début avril, pré-candidat à la vice-présidence de la République dans le cadre d’une coalition entre le PT et le PSB pour faire front à Bolsonaro dès le premier tour. Si Lula est élu, Alckmin sera donc son deuxième homme. Néolibéral sur les questions économiques, lié à l’Opus Dei – institution catholique et anti-avortement – Geraldo Alckmin est un opposant historique du PT. Il avait participé à la destitution de l’ancienne présidente Dilma Rousseff. Pour le PT, on imagine mal plus grand numéro de contorsionnisme. Cette alliance fut très critiquée par une fraction du parti, une opposition sans conséquence.

Par ailleurs, outre les oppositions idéologiques flagrantes, la stratégie interroge l’avenir du parti. En faisant d’Alckmin le n°2 de l’exécutif, le PT se prive d’une place de choix pour former un successeur. S’il était élu, Lula entamerait son nouveau mandat à 77 ans alors que le parti ne dispose pas de figure s’imposant comme héritier naturel. Après Lula, la survie de la gauche brésilienne est incertaine.

À plusieurs reprises, Lula a déclaré ne pas vouloir être le candidat du PT ou de la gauche uniquement, mais d’un « mouvement » de plus grande portée. « L’union nationale » est devenue le leitmotiv du candidat, qui cherche à s’imposer comme le seul capable d’unir de la gauche à la droite non bolsonariste faisant front commun contre le président actuel. Sur les plans économiques et sociaux, rien n’opposent la droite néolibérale d’Alckmin de celle des partisans de Bolsonaro. La première est en revanche dépourvue des teintes ouvertement racistes et militaristes de la seconde. Comme jamais auparavant, le mandat Bolsonaro fût marqué par l’infiltration des militaires au sein des institutions publiques et de l’économie, nommés à des postes de hauts fonctionnaires ou de chefs d’entreprises. Le binôme Lula-Alckmin est alors une main tendue aux élites conservatrices du pays qui souhaitent reprendre à l’armée ses nouveaux galons.

Pour ceux qui la défendent à gauche, cette alliance est une affaire de nécessité. La destitution de Dilma Roussef, l’emprisonnement de Lula et le mandat Bolsonaro qui n’a cessé de saper les institutions démocratiques, sont des précédents qui font craindre au PT la confiscation du pouvoir par leurs adversaires politiques. Mais la politique de conciliation permanente n’est pas neuve. Déjà suivie sous Lula et dans une moindre mesure sous Dilma Roussef, elle n’a pas empêché les persécutions politiques contre les leaders du PT ni leur écartement du pouvoir. L’aile gauche du PT accuse alors la stratégie. En 2016 déjà, évoquant les méandres politiques brésiliens, le journaliste Renaud Lambert s’interrogeait : « Du compromis à la compromission, pas de frontière bien nette mais un camaïeu, dont chacun perçoit les nuances différemment selon qu’il œuvre au sein du gouvernement ou des mouvements sociaux. Or, quand cesse-t-on de gouverner avec la droite et quand commence-t-on à gouverner pour elle ? ».

Le PT au pouvoir, à quoi doit s’attendre le Brésil ?

Les Brésiliens et les gauches latino-américaines restent marqués par la présidence de Lula (2003-2011). Profitant d’une conjoncture économique favorable portée par la croissance de la Chine, le Brésil s’était imposé comme une puissance économique mondiale. Les politiques sociales portées par le PT – revalorisation du salaire minimum, aides sociales, politique du logement, etc. – ont contribué à sortir des millions de personnes de la pauvreté.

Jusque-là, Lula est resté flou sur les mesures qu’il porterait une fois au pouvoir. S’il fait de la réduction des inégalités, la création d’emplois et la question climatique les trois axes de son projet, le passage des orientations générales à la formulation et au chiffrage des politiques publiques n’a pas encore été réalisé. Le boom des matières premières n’est aujourd’hui qu’un lointain souvenir et force à repenser les sources de financement des politiques sociales. Le candidat avance avec prudence. Le binôme qu’il forme avec Alckmin empêche d’envisager une éventuelle réforme fiscale de grande envergure qui augmenterait la part de contribution des hauts revenus.

En matière de dépenses publiques, un agenda social affronterait un obstacle de taille, dont l’architecte n’est autre qu’un allié de la première heure. Henrique Mereilles, désigné par Lula président de la Banque centrale durant ses deux mandats, fut nommé ministre de l’Économie par Michel Temer après la destitution de Dilma Roussef. En 2016, il fit inscrire dans la Constitution une disposition interdisant l’augmentation (hors inflation) des dépenses publiques jusqu’en 2036. La pandémie de Covid-19 a certes forcé l’adoption d’un régime exceptionnel dérogatoire, mais la dette accumulée fait craindre le retour des politiques d’austérité.

Lors des précédents mandats de Lula, les rentes élevées tirées de l’exportation des matières primaires avaient permis de maintenir le statu quo du libéralisme tout en finançant des politiques de redistribution. Aujourd’hui, l’alliance avec les forces conservatrices est effective mais on peine à voir d’où viendra la dimension sociale de la recette réformiste pétiste. Finalement, dans une situation de crise historique – l’inflation atteint ses taux records depuis 2003 –, le compromis entre la gauche de Lula et la droite d’Alckmin tient à l’urgence d’une sortie de crise. Les deux souhaitent une relance de l’économie et la reprise d’une diplomatie active afin de renforcer des liens commerciaux, et Lula table sur cette relance pour améliorer les conditions de vie des brésiliens.

Si elle fait naître peu d’espérances sur le plan interne, une victoire de Lula serait en revanche significative au plan international. En pleine campagne électorale, sa tournée européenne d’automne dernier a été l’occasion de rencontrer différentes personnalités politiques du continent et de renouer de vieux liens diplomatiques. Un contraste fort avec l’isolement géopolitique actuel de Bolsonaro. Lula joue la figure de la conciliation, affichant sa volonté de mettre fin à un Brésil isolé et retranché derrière les États-Unis.

NDLR : Lire l’article de Nicolas Souza : « Bolsonaro : Le grand tournant pro-américain du Brésil ? »

Cependant, dans le contexte de la guerre en Ukraine, les positionnements récents de Lula et sa proximité avec Poutine laisse entrevoir un avenir non aligné sur les desseins des puissances occidentales. Première puissance économique régionale, la couleur politique du géant brésilien sera déterminante dans le rééquilibrage géopolitique latinoaméricain.

En cas de victoire, la menace d’un coup d’État ?

Depuis la montée de Lula dans les sondages, Bolsonaro multiplie les déclarations contestant la légitimité de son éventuelle victoire. Il met en doute la fiabilité du système de vote et multiplie les accusations de corruption à l’égard de Lula, alors même que de nombreux scandales pèsent sur chacun des membres de son propre clan. Son fils aîné Flávio Bolsonaro est notamment soupçonné d’être à la tête d’une organisation criminelle liée à l’assassinat, en 2018, de la conseillère municipale de Rio de Janeiro Marielle Franco.

Les magistrats du tribunal suprême fédéral, enquêtant sur Bolsonaro pour corruption, en prennent également pour leur grade. Le 7 septembre 2021, jour de l’indépendance nationale, Bolsonaro avait appelé ses partisans à un « contre coup d’État », pour protester contre les enquêtes et critiques dont il était la cible. L’opération visait à supprimer certaines institutions, notamment le tribunal suprême, et a fait craindre pour la démocratie au Brésil. Ce 7 septembre, de nombreux militaires et policiers étaient présents à Brasilia pour soutenir Bolsonaro et les forces de l’ordre craignaient qu’ils ne soient venus armés. Cependant, Bolsonaro a rétropédalé et aucun appel à l’insurrection n’a été formulé.

Après cette tentative avortée, certains craignent une nouvelle offensive en cas de victoire de Lula. S’assurant le soutien de ses forces, Bolsonaro a déjà annoncé une augmentation du salaire des policiers. Lors d’un entretien avec le média Carta Maior, le philosophe Vladimir Safatle évoquait ainsi la possibilité d’un « scénario à la Trump, avec les forces armées, ce qui impliquerait un degré de conflit encore jamais vu. ». Cependant, alors que les militaires ont désormais infiltrés dans les administrations et les entreprises, il y a fort à parier pour que l’opposition menée par Bolsonaro se traduise par un blocage des réformes et des institutions, plus que par un coup d’éclat militaire.

Bien que la dynamique soit en faveur de Lula, « l’après » des élections d’octobre est incertain. Un bloc conservateur et réactionnaire, avec un pied dans l’armée et l’autre dans la police, reste attaché à Bolsonaro. De l’autre côté, les alliances opérées par Lula conduisent à ne pas se faire d’illusion sur la mise en place d’un programme de gauche avec l’arrivée au pouvoir du PT. Tout finalement se jouera à l’international, scène sur laquelle Lula et son art de la négociation pourraient être déterminants dans le rassemblement des forces progressistes du continent.

Victoire de Boric : le Chili va-t-il « enterrer le néolibéralisme » ?

Gabriel Boric au soir du 1er tour. Santiago de Chile, 21/11/2021. © Jim Delémont

Peu après son élection, Gabriel Boric déclarait : « Le néolibéralisme est né au Chili, c’est au Chili qu’il sera enterré ». Quelques jours plus tard, dans le palais présidentiel de la Moneda, il s’inclinait devant le buste de Salvador Allende, le président socialiste assassiné lors d’un coup d’État militaire sanglant. Le pays sort d’une période incandescente, où des protestations sociales historiques ont accouché d’un processus constituant qui pourrait bien ébranler les institutions néolibérales actuelles. Pourtant, entre l’espoir d’un changement radical et le statu quo des 30 dernières années, le chapitre ouvert par Gabriel Boric ne s’oriente pas vers un bras de fer frontal avec les élites chiliennes. Si l’on retrouve dans les rangs de son futur gouvernement des figures des mobilisations sociales, son ministre des Finances, l’actuel gouverneur de la Banque centrale, et sa ministre des Relations extérieures, une ancienne attachée au secrétariat général de l’Organisation des États américains (OEA), sont issus de l’establishment. Un équilibre fragile où le président élu espère donner des gages à son électorat tout en rassurant les marchés financiers.

Le 18 octobre 2019 débute au Chili le plus grand soulèvement populaire depuis l’époque de Salvador Allende (au pouvoir entre 1970 et 1973). Déclenchée par l’augmentation du prix des transports de 30 pesos (quelques centimes d’euros), la mobilisation exprimait l’éveil d’une colère plus profonde, celle d’une population vivant depuis 30 ans sous le joug des politiques néolibérales. Des millions de personnes ont participé à cette mobilisation qui prit le nom d’estallido social (« explosion sociale »).

NDLR : Lire sur LVSL l’article de Jim Délémont « Chili : vers l’effondrement du système Pinochet ? » et celui de Corentin Dupuy « En finir avec le miracle économique chilien »

Une manifestante sur la Plaza Dignidad. Santiago de Chile, 17/12/2021. © Jim Delémont

L’estallido social vient rebattre les cartes du jeu politique, poussant à un rapprochement entre la principale force d’opposition, le Frente Amplio (Front Large), et le Parti communiste chilien. C’est sous la bannière de cette coalition Apruebo Diginidad (J’approuve la Dignité) que se présente le candidat Gabriel Boric.

Gabriel Boric : l’une des figures les plus modérées du Frente Amplio

Gabriel Boric a émergé à la suite des mobilisations étudiantes et lycéennes des années 2000 et 2010. Il devient président de la Fédération des étudiants de l’Université du Chili (FECh) en 2011, à la suite de la grande mobilisation étudiante. Alors député indépendant de la région de Magallanes au sud du Chili, il participe à la création du Frente Amplio en 2016. Puisant dans les mobilisations étudiantes des années précédentes, le Frente Amplio émerge comme stratégie de coalition des organisations politiques à la gauche du Parti socialiste afin d’incarner une alternative au bipartisme.

NDLR : Lire sur LVSL l’article de Randy Nemoz « Le Frente Amplio : l’émergence de l’alternative politique au Chili »

Lors du mouvement social de 2019, le rôle endossé par Gabriel Boric éclaire sur son orientation politique. Il fut l’un des signataires de « l’Accord pour la Paix et une nouvelle Constitution » qui posa les bases du référendum d’octobre 2020. Bien que le pouvoir chilien ait été finalement dépassé par l’accord, à ses début le texte fut perçu par certains secteurs de la mobilisation comme un accord d’appareils, responsable de l’affaiblissement du mouvement social. Gabriel Boric prend ainsi les contours d’un personnage légitimiste, marqué par une volonté de s’institutionnaliser, d’incarner une gauche de rupture mais non radicale – faisant de lui l’une des figures les plus modérées du Frente Amplio.

“Le Chili ne mérite pas ce châtiment” Un collage contre le candidat d’extrême droite dont le nom, Kast, est inséré dans le mot “castigo” (châtiment). Mur du centre culturel GAM, Santiago de Chile, 19/12/2021. © Jim Delémont

L’équipe de Gabriel Boric s’est engagée dans la campagne présidentielle convaincue que son inscription dans la dynamique d’une série de victoires politiques leur était acquise de fait. Lors du référendum d’octobre 2021, près de 80% de votants avaient appuyé la rédaction d’une nouvelle Constitution. Ensuite, l’élection des membres de la Convention constituante fut largement remportée par les candidats des listes indépendantes et d’Apruebo Dignidad, ainsi que les élections municipales et des présidents de régions qui se déroulaient au même moment. Un élan conforté par l’ample victoire du candidat du Frente Amplio lors de la primaire d’Apruebo Dignidad, face au communiste Daniel Jadue, à laquelle 1.75 million de personnes ont voté. Véritable miroir aux alouettes qui, dans leurs rangs, conduisait certains à rêver d’une victoire dès le 1er tour de la présidentielle.

Or, lors de ce scrutin, Gabriel Boric n’est pas parvenu à élargir cette confortable assise, réunissant à peine 64 000 votes de plus. Le principal écueil se trouve dans la définition même de sa stratégie, qui s’est résumée à une reproduction amplifiée de la campagne de la primaire, s’adressant cette fois-ci à l’ensemble du pays. Des politistes chiliens parlent ainsi de ñuñoización, du nom de Ñuñoa, quartier de Santiago du Chili prisé par la jeune classe moyenne supérieure et diplômée. Autrement dit, ils soulignent la difficulté pour le Frente Amplio de sortir de sa zone de confort politique, dont les ressorts discursifs ont rendu Gabriel Boric inaudible auprès des classes populaires en périphérie de la région de Santiago.

Bien que la victoire de Gabriel Boric s’inscrive dans la séquence politique ouverte par l’estallido, et qu’elle puisse se lire comme l’expression institutionnelle de la mobilisation, Apruebo Dignidad n’est pas parvenue à intégrer dans son sillage la force électorale représentée par les listes indépendantes. Or, ce sont dans ces listes que se sont retrouvés les déçus de la politique qui rejettent les partis et qui ont activement participé à la mobilisation populaire. Autant d’électeurs qui ne se sont pas déplacés aux urnes lors du premier tour. L’abstention est en effet un phénomène systémique au Chili, renforcée par la fin du vote obligatoire en 2012. La participation, très volatile, est ainsi un facteur déterminant : qui va se décider à aller ou non aux urnes ? Cette question s’est sans doute posée trop tardivement dans l’équipe de campagne d’Apruebo Dignidad.

Un sursaut citoyen au second tour face à l’extrême droite

Au soir du 1er tour de l’élection présidentielle, le 21 novembre, les résultats ont fait l’effet d’une douche froide, tant dans le dispositif de campagne de Gabriel Boric que dans la société chilienne : José Antonio Kast, le candidat d’extrême-droite, arrivait en tête avec 28 % des votes exprimés, plus de 2 points devant le candidat d’Apruebo Dignidad. Le tournant – plus radical – opéré dans la campagne de Gabriel Boric au second tour s’explique par les raisons mêmes de la percée électorale de Kast au premier tour.

Action de campagne du “comando Boric” du Cerro Placeres. Valparaíso, 05/12/2021. © Jim Delémont

Depuis octobre 2019, le Chili traversait une période de surchauffe politique marquée par la polarisation du débat, l’élection présidentielle portant la tension à son paroxysme. Après les revers électoraux infligés à la droite, la campagne du bloc réactionnaire chilien s’articule autour du rejet du processus constituant et de la menace dite « communiste » responsable du désordre, qu’incarnerait Gabriel Boric. Kast parvient ainsi à réunir ceux qui vivent le « nouveau Chili » comme une menace, en capitalisant sur les errances d’une droite sans leadership. Une droite conservatrice qui, bien qu’elle se soit attachée depuis 30 ans à lisser son image et gommer ses liens avec la dictature, s’est finalement résolue à soutenir le candidat d’extrême-droite au second tour.

Kast, directement issu de la tradition néo-nazie, incarne en effet le pinochetisme à l’état pur, une « combinaison d’ultralibéralisme économique, de conservatisme moral, d’autoritarisme et de légitimation des violences contre les droits fondamentaux en politique » selon le journaliste Ernesto Aguila. L’avenir même de la fragile démocratie chilienne était donc directement mis en jeu. Au-delà d’un vote porté par l’enthousiasme programmatique, la victoire écrasante de Gabriel Boric a également bénéficié de voix s’opposant d’abord au candidat pinochetiste. Une partie de son électorat semble donc, à tout le moins, en décalage avec les promesses de rupture portées par le Frente Amplio.

Une course contre la montre avant le référendum sur la nouvelle Constitution

Bientôt à la tête de la présidence du pays, la principale mission de Gabriel Boric est d’assurer la réussite du processus constituant. Ce dernier demeure la clef de voûte politique des mois à venir, jusqu’au référendum qui viendra approuver ou refuser le nouveau texte constitutionnel. Revendiquée comme un moyen de renouer avec le conflit politique en tant que force créatrice du droit et d’intégration des questions sociales, la Convention ambitionne de dé-constitutionnaliser le néolibéralisme et de démanteler les institutions issues de la dictature.

“Jusqu’à ce que la dignité devienne Constitution” Plaza Dignidad, Santiago de Chile, 08/01/2022. © Jim Delémont

À peine installée en juillet 2021, la Convention constituante a provoqué de multiples déceptions. Sous le feu des accusations les plus mensongères du bloc conservateur, les quelques scandales relatifs à certains de ses députés ont fait la Une des médias, jetant l’opprobre sur l’ensemble du processus. Une situation qui a pris en étau la campagne de Gabriel Boric qui, tout en voulant être le candidat naturel du processus constituant, a aussi pris une certaine distance avec la Convention afin de ne pas être comptable de ses différents déboires. Deux jours après son élection, Gabriel Boric se rendait cependant au siège de la Convention pour l’assurer de son soutien – l’appui sans faille de l’exécutif étant une condition sine qua non pour lui permettre de mener à bien ses travaux.

Dès mars, où il sera investi, Gabriel Boric doit articuler deux objectifs cruciaux et déterminants pour la suite de son mandat : assurer la réussite du processus constituant jusqu’au référendum d’octobre et préparer la victoire de celui-ci. Son issue semble liée à la réussite des premiers mois de son mandat : l’identification opérée entre Gabriel Boric et la Convention constituante risque de transformer le référendum sur la Constitution en un plébiscite sur le début de sa mandature.

Pour maintenir intacte la dynamique constituante, les équipes d’Apruebo Dignidad et les multiples organisations territoriales réfléchissent à la meilleure stratégie à adopter pour maintenir l’activité des comandos Boric, créés partout dans le pays pendant la campagne. L’objectif est de les réactiver afin qu’ils débutent, dès l’investiture du président, une pré-campagne en faveur de la nouvelle Constitution, en popularisant dans les villages et les quartiers les textes adoptés par la Convention. Quoiqu’il en soit, les mobilisations sociales seront indispensables pour accompagner et appuyer les décisions politiques à venir – une condition que s’est attaché à rappeler Gabriel Boric lors de ses derniers discours.

Jaime Bassa, alors vice-président de la Convention constituante, aux côtés de Macarena Ripamonti, Maire Frente Amplio de Viña del Mar, lors d’un meeting de soutien à Gabriel Boric. Viña del Mar, 27/11/2021. © Jim Delémont

Le triomphe de Gabriel Boric au second tour agit comme une seconde approbation du chemin emprunté par le Chili avec la Convention constituante. Tandis que la Convention a besoin du pouvoir exécutif pour s’achever victorieusement, le gouvernement d’Apruebo Dignidad requiert la nouvelle Constitution pour rendre légalement possible l’ensemble de son programme.

Mais le nouveau président devra manier avec précaution un point timidement abordé pendant la campagne : si nouvelle Constitution il y a, quelle légitimité pour le président élu de rester en place ? Une question brûlante à laquelle, instinctivement, la réponse penche pour celle d’une nouvelle élection. De leur côté, Gabriel Boric et ses équipes ont rappelé qu’ils respecteraient les décisions de la Convention, sans pour autant cacher qu’il allait pour eux de soi que le mandat serait mené jusqu’à son terme. Dans les coulisses du Congrès et de la Convention, les élus amplistas s’accordent sur un même objectif : assurer la stabilité politique du pays, ce que ne serait pas en mesure d’apporter une nouvelle élection présidentielle.

Au lendemain de l’élection, les débuts d’un rapport de force

Dès le lundi qui a suivi l’élection présidentielle, Gabriel Boric s’est rendu à la Moneda, le palais présidentiel, pour rencontrer l’actuel président Sebastian Piñera. Cette visite avait pour but d’entamer le travail destiné à la passation de pouvoir. Si cette séquence a permis à Gabriel Boric de rassurer sur ses capacités à exercer le pouvoir, elle n’est pas de nature à rassurer sa base militante.

À l’occasion de cette rencontre, l’invitation de Gabriel Boric par le président sortant, à une tournée internationale faisant étape au forum Prosur a créée la polémique. Créé en 2019 sur initiative des présidents Sebastian Piñera et Ivan Duque (Colombie), l’organisation entend faire concurrence à l’UNASUR, organisation régionale impulsée par le chef d’État brésilien Lula et la présidente argentine Kirchner, et ralliée en son temps par une douzaine de gouvernements de gauche d’Amérique latine. Prosur est donc une réponse des gouvernements libéraux et pro-américains dans la bataille pour l’hégémonie politique en Amérique Latine. L’édition de cette année avait lieu en Colombie, alors même que son gouvernement s’est illustré par une répression particulièrement féroce des contestations qui ont scandé l’année 2021.

Cette invitation, qui peut paraître banale au premier abord, a ainsi soulevé de vifs débats. Après certaines hésitations, reprochées dans son camp, le président élu a finalement refusé d’accompagner Piñera dans cette tournée internationale.

Les perturbations ne s’arrêtent pas là. La vie politique chilienne a été frappée d’une autre polémique, concernant la mise aux enchères des droits d’exploitation du lithium dans les mines chiliennes par le président Piñera dans les derniers mois de son mandat [1]. Cette procédure d’appel d’offres a été vivement attaquée par l’opposition, ainsi que par Gabriel Boric et ses alliés, notamment sur le terrain de la légitimité démocratique. Sebastian Piñera étant le président sortant et son mandat se terminant le 11 mars, cette mesure est apparue comme une atteinte à la démocratie par un président faisant passer les réformes les plus controversées avant son départ. Si Gabriel Boric a dénoncé cette mesure, il ne s’est pas engagé à l’abroger après son investiture. Un silence interprété par certains comme un aveu de faiblesse et un manque de volonté politique. Alors qu’un recours juridique a été déposé, la situation de cette attribution d’appel d’offres est aujourd’hui en suspend, attendant la décision future de la justice chilienne.

Quand des communistes côtoient des gardiens de l’orthodoxie budgétaire

Le 21 janvier, Gabriel Boric présentait les différents ministres de son futur gouvernement, au nombre de 24. Le premier élément marquant est la proportion de femmes : 14 au total. Ce choix illustre la volonté affichée durant toute la campagne de Gabriel Boric et du Frente Amplio de féminiser la vie politique et de faire du Chili « une nation plus inclusive ».

Sur le plan politique en revanche, ses choix n’ont pas fait l’unanimité. On compte huit ministres du Frente Amplio et trois du Parti communiste, mais aussi sept des partis politiques traditionnels – nommés à des postes importants.

Dans l’entourage proche de Gabriel Boric, Giorgio Jackson (Frente Amplio) et Camilla Vallejo (Parti communiste chilien) ont obtenu respectivement les postes de Secrétariat Général de la Présidence d’un côté, et du gouvernement de l’autre. Ces postes stratégiques correspondent au pilotage des relations du président de la République avec le gouvernement et le parlement, et à l’organisation de l’action gouvernementale. Le Parti communiste obtient également le Ministère du Travail et celui des Sciences.

De leur côté, les forces de l’ex-Concertación [NDLR : coalition de centre-gauche regroupant, entre autres, le Parti socialiste et la démocratie-chrétienne ; elle a gouverné plusieurs fois le Chili] remportent les ministères régaliens et hautement stratégiques. Comme futur ministre des Finances, on retrouve Mario Marcel, actuel président de la Banque Centrale chilienne, figure modérée ayant une longue expérience de travail avec des gouvernements de droite et de gauche. On peut aussi noter la présence d’Antonia Urrejola, future ministre des Relations extérieures, passée par plusieurs gouvernements et ancienne attachée du Secrétaire général de l’Organisation des États Américains, organisation considérée par la gauche latino-américaine comme l’institution de Washington, et récemment décriée pour son appui au coup d’Etat bolivien de 2019.

Gabriel Boric, lors du meeting de fin de campagne avant le second tour. Santiago de Chile, 16/11//2021. © Jim Delémont

La composition du gouvernement marque ainsi la volonté assumée par Gabriel Boric de concilier une alliance large entre les gauches, rendant sa politique la moins clivante possible afin de conserver sa majorité très limitée au Congrès. Son nouveau gouvernement a fait l’objet de plusieurs critiques. Jorge Sharp, maire de Valparaiso et ancien dirigeant du Frente Amplio, dénonce un recentrage politique.

Le 12 mars, Gabriel Boric fera face à l’épreuve du pouvoir, et avec elle à un double défi : ne pas décevoir les attentes populaires et assurer la réussite du processus constituant. Le Chili se trouve dans une situation inédite, où certaines conditions propices à des changements de fond sont réunies. Il n’en reste pas moins que la trajectoire politique du président nouvellement élu, ainsi que les signaux envoyés à travers la composition d’une partie de son futur gouvernement, laissent d’ores et déjà entrevoir un recentrage politique vers la social-démocratie.

Une option stratégique défendue, du côté des partisans de Boric, par la nécessité de temporiser avec les élites chiliennes pour permettre à la Constituante d’aller jusqu’au bout de son oeuvre – quitte à radicaliser plus tard l’orientation du gouvernement. Mais si l’on a déjà vu de nombreux gouvernements latino-américains aux intentions radicales se modérer suite à leur arrivée au pouvoir, l’inverse s’est-il jamais produit ?

Notes :

[1] Le Chili détient les plus importantes réserves de lithium au monde, juste après la Bolivie et le gisement découvert dans le Salar d’Uyuni.

Les divisions profondes de la Bolivie post-Evo Morales

Les soutiens de Luis Arce rassemblés par dizaine de milliers pour l’arrivée de la “Marche pour la Patrie” à La Paz © Tristan Waag

En octobre 2020, un an après le coup d’état de novembre 2019 qui avait vu la destitution d’Evo Morales par l’armée bolivienne puis son exil au Mexique et en Argentine, son parti, le Mouvement vers le socialisme (MAS) revenait au pouvoir triomphalement. L’ancien ministre de l’économie Luis Arce Catacora, dauphin d’Evo Morales, l’emportait avec plus de 55% des suffrages exprimés dès le premier tour du scrutin. D’aucuns auraient pu penser que cette victoire écrasante mettrait un coup d’arrêt aux innombrables tensions et violences politiques que connaît la société bolivienne depuis maintenant plusieurs années. Il n’en aura rien été. Depuis un an, et particulièrement ces derniers mois, l’opposition conservatrice et libérale apparaît plus radicalisée que jamais, tandis que le gouvernement de Luis Arce continue à mobiliser sa base électorale contre celle-ci. Nous avons pu assister sur place aux principaux événements politiques qui ont scandé ces derniers mois.

La victoire éclatante du MAS aux élections d’octobre 2020, avec plus de 55 % des voix, a été vue par certains comme une défaite probablement fatale aux différentes forces politiques anti-massistes [NDLR : du MAS, Mouvement vers le socialisme], principalement de droite, telles que le Comité civique pro-Santa Cruz – organisation réunissant de grands chefs d’entreprises de la région prospère de Santa Cruz, à l’est de la Bolivie – ou les différents partis de droite et d’extrême droite boliviens que sont respectivement Comunidad Ciudadana ou Creemos. Cette assertion s’est avérée largement exagérée, comme l’attestent, ces trois derniers mois, une violence inégalée depuis le coup d’état de 2019.

Polarisation politique croissante depuis le retour au pouvoir du MAS

Tout commence en octobre 2021, lorsque le président Luis Arce annonce son intention de proposer au vote de l’Assemblée plurinationale de Bolivie une loi visant à lutter contre le financement des activités illégales et le blanchiment d’argent, la « Ley 1386 ». Celle-ci inquiète le secteur des travailleurs informels – qui emploie plus de la moitié de la population active bolivienne – et certains de leurs syndicats. Ces derniers craignent que la loi soit le prétexte à un contrôle accru de leurs activités économiques et de leurs investissements, pour la plupart informels et non enregistrés par les services fiscaux de l’État national. Cette conviction est notamment alimentée par une campagne de désinformation menée par la droite. Selon cette dernière, la loi serait le signe du basculement du régime dans la dictature. La contestation du texte par la droite vient s’assortir d’autres revendications, telles que la libération de l’ex-présidente intérimaire Jeanine Anez, en détention provisoire pour avoir autorisé l’armée à tirer sur les soutiens d’Evo Morales lors du coup d’état de novembre 2019, et l’arrêt des poursuites judiciaires contre les responsables politiques ayant contribué à sa destitution.

NDLR : Le Vent Se Lève a consacré de nombreux articles au coup d’État de novembre 2019 contre Evo Morales. Lire en particulier l’article du même auteur : « Aux origines du coup d’État en Bolivie », celui de Baptiste Albertone : « Les coups d’État à l’ère de la post-vérité », celui de Denis Rogatyuk : « Bolivie : anatomie du coup d’État » et celui de Guillaume Long : « Le tournant à 180 degrés de la politique étrangère bolivienne depuis le coup d’État ».

Dans les départements de l’ouest bolivien, historiquement hostiles au MAS et au proceso de cambio – le nom donné au projet de transformation sociale, économique et culturelle mis en place par le MAS depuis son arrivée au pouvoir en 2005 – le mouvement d’opposition au projet de loi organise à partir du 8 novembre un blocage illimité des principaux axes de transport afin de déstabiliser l’économie. Le Comité civique de la ville de Santa Cruz – une organisation patronale soutenant le parti d’extrême-droite Creemos – organise le blocage total de la capitale départementale, premier pôle démographique du pays avec près de 2,5 millions d’habitants.

Certaines mesures phares des années Morales, comme la hausse considérable de la taxation des multinationales, n’ont jamais été acceptées par les secteurs les plus combatifs de l’opposition néolibérale bolivienne

Le gouverneur du département de Santa Cruz, Fernando Camacho, qui s’était distingué par sa violence à l’égard des militants du MAS et de ses soutiens indigènes lors du coup d’état de 2019, profite de la situation pour se présenter comme une alternative politique au MAS. Dans le département de Potosi, au sud-ouest du pays, les blocages organisés par le Comité civique de Potosi, organisation similaire au Comité civique de Santa Cruz, finissent en affrontements avec certains sympathisants du MAS et provoquent, le 6 novembre, la mort de l’un d’entre eux. La situation semble alors explosive et oblige le gouvernement à retirer son projet de loi.

File:Luis Fernando Camacho jurando como gobernador de Santa Cruz.jpg
Fernando Camacho, leader de l’extrême droite bolivienne et actuel gouverneur de la région de Santa Cruz, au moment de prendre ses fonctions de gouverneur, en 2021. © wikimediacommons.

Face à l’intensité et à la violence des contestations à son égard, le MAS choisit de riposter afin de réaffirmer son autorité et de couper court aux appels à un nouveau coup d’État, lancé par certains. Dès le 8 novembre, premier jour du blocage national illimité organisé par les opposants au projet de loi, le MAS rassemble l’ensemble des organisations sociales qui lui sont affiliées sur la plaza Murillo, à La Paz, le lieu central du pouvoir exécutif et législatif. Officiellement, celles-ci sont conviées afin de célébrer la première année de gestion du président Luis Arce. Officieusement, cette célébration donne lieu à un défilé de plus de 5 heures devant le palais présidentiel, auquel participent l’ensemble des organisations sociales réunies dans le « Pacte d’Unité », l’alliance forgée par le MAS avec ses bases paysannes et ouvrières et réunissant notamment la puissante Centrale Ouvrière Bolivienne (COB) ou la Centrale syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB). Au cours de ce défilé, plusieurs régiments de l’armée bolivienne défilent eux-aussi. Véritable démonstration de force, le rassemblement permet à Luis Arce de réaffirmer sa légitimité politique et de montrer à ses opposants que l’armée bolivienne est, cette fois, prête à défendre les autorités légalement instituées.

Le président Luis Arce lors du défilé civico-militaire du 8 novembre. Il est entouré à sa droite, par le vice-président David Choquehuanca, et à sa gauche par le président de l’assemblée bolivienne Freddy Mamani Laura. © TristanWaag.

L’initiative vient ensuite de l’ex-président et figure morale du MAS, Evo Morales. Celui-ci organise à partir du 23 novembre une « marche pour la patrie » partant de Caracollo, dans le département de Cochabamba, et arrivant à La Paz, la capitale, une semaine après. La marche rassemble plusieurs dizaines de milliers de sympathisants du MAS venus des neuf départements boliviens. Le 29 novembre, la marche emplit les rues de La Paz au cri de « Vive la démocratie », « Le peuple est avec Luis ! ». Sur la place San Francisco de La Paz, devant plusieurs dizaines de milliers de leurs soutiens, le président Luis Arce et l’ex-président Evo Morales lancent une série d’offensives verbales contre les membres de l’opposition, qualifiés de « vendeurs de patrie » (vendepatrias), de « putschistes » (golpistas) ou encore de « racistes ». Au cours de cette marche, nous avons pu discuter avec des sympathisants du MAS venus de l’autre bout du pays et se disant prêts à défendre leur parti « jusqu’au bout ».

Mobilisation d’une opposition qui n’a jamais reconnu la légitimité du MAS

Comment expliquer cette polarisation politique extrême, alors même que le MAS détient une légitimité électorale ne pouvant souffrir d’aucune contestation ?

Il convient de se rappeler que même si le MAS est parvenu à remporter les élections présidentielles de 2020 dès le premier tour, les deux partis suivants, Comunidad Ciudadana et Creemos ont tout de même atteint à eux deux 45 % des suffrages exprimés, soit la moitié des électeurs. L’électorat de ces deux partis, regroupant des classes moyennes urbaines ainsi que la quasi totalité des catégories supérieures boliviennes ne s’est jamais identifié au projet de transformation sociale, économique et culturelle mis en place par le MAS, régulièrement qualifié de socialiste, communiste, chaviste ou indigéniste. Certaines mesures phares des années Morales, comme la hausse considérable de la taxation des multinationales du gaz et du pétrole ou la mise en place d’une nouvelle constitution en 2009 faisant de la Bolivie un « État plurinational » reconnaissant en son sein une diversité de « peuples indigènes » n’ont jamais été acceptées par les secteurs les plus combatifs de la droite néolibérale bolivienne – présents notamment dans ce que l’on nomme la Media Luna, les départements de l’ouest : Tarija, Pando, Beni et Santa Cruz.

NDLR : Lire sur LVSL notre entretien avec Evo Morales : « Notre crime est d’avoir bâti un modèle viable sans le FMI »

Économiquement et culturellement, la majorité des habitants de ces départements est en effet bien différente de l’électorat du MAS. Plus blanche, plus aisée, plus éduquée, plus « occidentalisée », elle voit dans les États-Unis un modèle économique et politique – là où le MAS se présente comme « anti-impérialiste ».

Les secteurs les plus mobilisés de l’opposition bolivienne nient tout simplement la légitimité électorale du MAS. Le leader du Mouvement Nationaliste Révolutionnaire (MNR) Luis Eduardo Siles n’en démord pas : « Ils ont fraudé lors des dernières élections. Je ne sais pas dans quelles proportions, mais ils ont fraudé. » Une accusation qui avait déjà motivé le coup d’État de novembre 2019, dont la fausseté a été établie à de nombreuses reprises.

Enfin, s’agissant de l’ensemble des secteurs sociaux favorables au MAS, M. Siles nous a expliqué qu’ils étaient pour la plupart manipulés par ce dernier, qui « paye les gens pour aller manifester », comme cela fut le cas, selon lui, lors de la Marche pour la patrie de novembre 2021 [1]. L’affiliation politique et idéologique de larges pans de la société au MAS est ainsi perçue comme le fruit de manoeuvres clientélistes. La possibilité que ceux-ci aient pu choisir le MAS pour son programme social et économique est systématiquement déniée. Certains représentants politiques du MAS sont quant à eux dépeints comme des agents de l’étranger, comme des forces « anti-nationales ». Motif rhétorique récurrent, des militants du MNR nous ont ainsi affirmé qu’Evo Morales était un agent de Cuba et du Venezuela…

L’illégitimité de la gauche massiste étant proclamée haut et fort, le recours à des moyens extra-légaux pour la renverser n’est jamais loin. Dans le cadre des journées de blocage de novembre 2021, le président du Comité civique de Santa Cruz, M. Romulo Calvo, a ainsi affirmé que le peuple bolivien saurait « trouver la formule » pour se faire écouter du gouvernement. L’appel voilé à un nouveau coup d’État ou à des déstabilisations à venir permet à cette droite mobilisée de rappeler à la majorité indigène, qui soutient largement le MAS, que son hégémonie politique est sans doute plus fragile qu’elle ne l’imagine.

Enfin, même s’il est difficile d’évaluer les potentielles ingérences provenant de la puissance américaine, il est indéniable que celle-ci aurait intérêt à un retour au pouvoir de la droite bolivienne et du néolibéralisme. Lors du coup d’État de 2019 déjà, l’Organisation des États Américains (OEA) – une organisation largement acquise aux intérêts nord-américains – avait déstabilisé le gouvernement d’Evo Morales en diffusant ces accusations infondées de fraude électorale.

Dans son bureau de l’Assemblée plurinationale de Bolivie, la députée du MAS Bertha Acarapi évoque les intérêts étrangers : « On nous a toujours envié car nous avons des ressources, et qu’on les a distribué au peuple. Or, certains veulent les reprendre. On dit que le coup d’État a été généré notamment par ceux qui voulaient le lithium. Pour moi, il y a toujours des intérêts étrangers. C’est pour cela que nous disons que l’ennemi vient de l’extérieur, il n’est pas à l’intérieur. Nous, on va continuer à prendre soin de nos ressources et de notre démocratie ». Si ces pressions extérieures sont bien réelles, les responsables du MAS tendent à abuser de cet argument pour occulter les oppositions internes.

La députée Bertha Acarapi dans son bureau de l’assemblée plurinationale de Bolivie, lors de notre entrevue, le 20 décembre 2021. © Tristan Waag.

Le rôle du MAS dans la montée des tensions actuelles

Le MAS, quant à lui, n’a pas digéré le traumatisme du coup d’état de 2019. Il est constamment évoqué dans les discours publics. Cette attitude radicalise l’état de guerre latent avec l’ensemble de l’opposition de droite. Le MAS contribue-il ainsi à la radicalisation de l’opposition modérée ? C’est ce que lui reprochent certains de ses critiques, non nécessairement liés à l’opposition néolibérale.

Bien que l’ensemble des procédures judiciaires instruites contre les responsables du coup d’État s’appuient sur des preuves formelles de responsabilité, l’incapacité du MAS à réformer le système judiciaire et à le rendre absolument indépendant du pouvoir politique accentue la méfiance des Boliviens à l’égard de ces procédures. C’est ainsi que la procédure instruite contre l’ex-présidente intérimaire Jeanine Añez depuis mars 2020 peut être pointée du doigt par l’opposition comme un acte de vengeance.

Les tensions et violences actuelles s’expliquent aussi par la détérioration de l’image du MAS depuis 2016, jusqu’à aujourd’hui. Cette année-là, Evo Morales a refusé de prendre en compte les résultats d’un référendum qu’il avait lui-même organisé, et qui devait lui permettre de se représenter une troisième fois – ce qui est pourtant interdit par la Constitution bolivienne. À El Alto, ville indigène et populaire qui a pourtant largement voté pour le MAS lors des dernières élections, certains habitants, tout en soutenant le programme social du parti, réprouvent l’attitude de l’ex-président : « Nous les soutenons parce qu’ils défendent le peuple, mais nous reconnaissons qu’il y a eu des erreurs, notamment de la part d’Evo Morales. »

Bien sûr, la base politique du MAS se nourrit des tensions actuelles. La constitution par le MAS d’une frontière interne entre « l’ami » et « l’ennemi » – pour employer des termes schmittiens – lui permet de souder ses bases et de les mobiliser de façon permanente. Cette frontière interne contribue à l’invisibilisation d’autres conflits politiques en Bolivie. Les opposants de gauche au MAS, de même que les mouvements indigènes ou écologistes critiquant la politique néo-extractiviste du MAS sont ainsi totalement invisibilisés – quand ils ne sont pas assimilés à l’opposition néolibérale. Enfin, l’accentuation des tensions actuelles est aussi due à la vision « unanimiste » du peuple bolivien qu’exprime le MAS.

NDLR : Lire sur LVSL notre entretien avec l’ex-premier ministre bolivien Álvaro García Linera, l’un des théoriciens de la pratique politique du MAS : « En temps de crise, derrière chaque libéral modéré se trouve un fasciste »

Pour la sociologue argentine Maristella Svampa, cette vision unanimiste, typique des gouvernements dit « populistes » d’Amérique latine entraîne ces derniers à adopter une vision « fermée » de la communauté nationale, celle-ci devant reposer sur des valeurs et des idéaux préalablement définis, et qui ne peuvent être contestés [2]. Cette vision a pour conséquences la condamnation de ceux qui ne se conforment pas à ces valeurs et qui ruinent ainsi « l’unité nationale », qu’ils soient de droite ou de gauche. Un processus qui concourt à la radicalisation des opposants au MAS – même lorsqu’ils ne sont pas liés à l’oligarchie bolivienne -, mais qui galvanise ses partisans. Les coordonnées politiques boliviennes ont-elles réellement changé depuis l’élection d’Evo Morales en 2006 ?

[1] Entretien réalisé le 9 décembre à La Paz.

[2] SVAMPA, Maristella. Debates latinoamericanos, CEDIB, 2016.

Présidentielles au Chili : « Gabriel Boric s’apprête à transformer le pays » – Entretien avec Daniel Jadue

https://histoireetsociete.com/2021/07/05/chili-sondage-presidentiel-jadue-le-communiste-le-plus-fiable/
Daniel Jadue © Marielisa Vargas

Ce dimanche 21 novembre, les Chiliens ont voté au premier tour de leurs élections générales. En tête du scrutin, Jose Antonio Kast, candidat ultralibéral ouvertement nostalgique du régime de Pinochet. Il est talonné de près par Gabriel Boric, porteur d’un agenda de rupture avec le statu quo économique et social qui domine le Chili depuis des décennies. Nous avons interviewé Daniel Jadue, candidat communiste longtemps favori à gauche mais défait par Gabriel Boric lors des primaires. Il revient sur les enjeux de cette campagne pour Le Vent Se Lève. Entretien réalisé par Pierre Lebert et Keïsha Corantin.

LVSL Le Parti communiste a été très actif pendant la campagne du candidat Gabriel Boric. Le parti a notamment insisté sur le fait qu’il veillerait à ce que le programme soit respecté. Vous sentez-vous préoccupé par la possibilité d’un accord plus large entre Gabriel Boric et d’autres forces de gauche qui pourrait affecter le programme actuel à l’approche du second tour ?

Daniel Jadue – En effet, nous avons participé très activement à l’ensemble de la campagne. Il est bon de noter qu’avant la primaire, les programmes avaient un pourcentage élevé de similitudes, puisque les deux proviennent des mêmes revendications, concrétisées le 18 octobre 2019 [ndlr : Le 18 octobre 2019 les étudiants descendent dans la rue pour protester contre l’augmentation du prix du ticket de métro, marquant le début du mouvement social au Chili]. Au-delà des différences de rythmes et de profondeur, dans l’idée générale, je pense qu’il y avait 70 % de convergence.

Après la primaire, il y a eu un travail commun pour arriver à un programme qui soit globalement convergent à plus de 90 %. C’est pourquoi le programme « Apruebo Dignidad » [ndlr : « Je suis pour la dignité », nom de la coalition de gauche] est en grande partie le même que celui que le Parti communiste avait proposé pour notre candidature et nous pensons que ces programmes doivent être appliqués. Il ne s’agit pas de devoir assurer une exécution au pied de la lettre du programme, mais d’être garant de la volonté constante de le réaliser, depuis le premier jusqu’au dernier jour de notre gouvernement.

Nous n’avons pas peur de débattre avec toutes les forces politiques. Lors des précédentes élections présidentielles, le Parti Communiste avait déjà entrepris des discussions au second tour, soutenant toujours des candidats venant d’autres partis. Cela avait permis l’incorporation des éléments centraux de notre programme.

Nous sommes donc disposés à ce que les autres forces politiques nous indiquent quelles seraient les ajouts au programme qui leur permettraient de contribuer à l’appel au vote, ainsi nous pourrions discuter de la possibilité d’intégrer au futur gouvernement ceux qui auraient le plus de convergences. Voilà des négociations que va devoir diriger Gabriel Boris après le premier tour de ce dimanche.

LVSL – Les derniers sondages indiquent un second tour entre Gabriel Boric et José Antonio Kast, le candidat d’extrême droite défenseur de la dictature de Pinochet. Dans un Chili de tradition conservatrice, ce dernier exprime la réaction d’une frange de la population qui s’oppose aux revendications du mouvement social, et profite de la perte de crédibilité du candidat de droite Sebastian Sichel, dauphin du président sortant éclaboussé par des affaires de corruption. Qui sont les électeurs de Kast ? Pensez-vous que cette polarisation de la société chilienne sera un obstacle pour la mise en place des réformes ?

D. J. – Tout d’abord, je ne crois pas aux sondages. Les sondages chiliens ne sont plus fiables depuis de nombreuses années. La priorité accordée à la rentabilité sur la qualité technique de l’enquête a fait qu’ils adoptent tous aujourd’hui des méthodologies douteuses. Je ne pense pas que Kast aura les résultats que les sondages lui prédisent. Aujourd’hui, toutes les enquêtes d’opinion sont réalisées en ligne, et cela représente un biais évident car seuls ceux qui ont accès à Internet y participent. Dans notre pays, l’accès à Internet est étroitement corrélé à la classe sociale. Je pense donc que les résultats de Kast seront bien inférieurs. Il est possible qu’il n’arrive pas au second tour.

Ce que révèlent les sondages, ce n’est pas que les soutiens de Kast augmentent, mais que, dans la mesure où le candidat de la droite Sébastien Sichel dégringole, ceux qui arrêtent de croire en lui se replient sur la candidature de l’extrême droite, la seule à défendre leurs intérêts et privilèges. Lors de cette élection, les deux candidats de droite ne devraient pas dépasser les 40 %. Par conséquent, au second tour, le candidat du camp des réformes s’approchera au moins d’un 60 %.

LVSL – Les élections de mai pour la formation de la Convention constitutionnelle ont surpris à deux égards : le score relativement fort des candidats indépendants et la haute abstention. Ces dernières années, l’abstention a été largement analysée comme le reflet d’une méfiance du peuple envers les élites et les institutions politiques. Au Chili cependant, le mouvement social a donné lieu à l’émergence de nouvelles figures, comme le montre le poids des candidats indépendants élus dans la Convention constitutionnelle. Malgré ce renouveau et dans cette période historique d’émulation politique, comment expliquez-vous une abstention aussi élevée ?

D. J. – Je crois qu’elle n’est pas seulement synonyme de méfiance, elle est aussi synonyme d’absence de contrat social, c’est-à-dire d’une relation adéquate entre la société et l’État. La participation au scrutin fait partie d’une transaction, d’un contrat où l’État protège la citoyenneté en échange de loyauté et d’impôts. Quand l’État n’offre aucune protection, il est difficile d’attendre en retour de la loyauté et des impôts. On ne peut trouver de logique à ce qu’un tel État demande votre participation lors des élections. Donc, je pense que pour le moment, il n’y a aucun antécédent concret dans l’évolution du Chili qui nous permette de nous attendre à une augmentation de la participation.

LVSL – Le rapport du Parti communiste avec Gabriel Boric a été un peu tendu ces dernières semaines, particulièrement en ce qui concerne les contextes cubain, vénézuélien et nicaraguayen. Quelle politique extérieure imaginez-vous pour un possible gouvernement dans lequel participera le Parti communiste ? Quel chemin prendre pour éventuellement consolider l’intégration régionale ?

D. J. – Quand il y a violations des droits humains n’importe où dans le monde, nous le condamnons. La tension se situe plutôt là où l’on est disposé à aller quant à l’intervention dans les affaires internes des autres États ; si l’on doit, ou non, appeler à invalider les élections d’un pays qui est géré par ses propres lois. Par exemple, personne n’aurait pensé à invalider l’élection qui a porté Bolsonaro au pouvoir au Brésil car Lula était en prison selon les lois brésiliennes, ce qui lui empêchait d’être candidat. Personne n’a jamais dit, en Amérique latine, qu’ayant mis Lula en prison avant l’élection, le Brésil avait cessé d’être une démocratie ou que l’élection pouvait être invalidée.

Le double standard explique ces tensions internes. Nous attendons que le futur gouvernement désidéologise les relations internationales et qu’il encourage la mise en œuvre et le respect des droits humains dans le monde entier, mais que ceci se fasse d’une manière absolument transversale. Qu’il respecte en outre le droit international et ne se plie pas devant n’importe quelle tentative d’intervention étrangère et, moins encore, à la politique extérieure américaine qui a fait tant de tort dans le monde. Il faut promouvoir des relations internationales désidéologisés, qui font primer le multilatéralisme et se refusent à l’adoption de sanctions unilatérales, pour permettre au monde de résoudre les problèmes par la voie pacifique et le dialogue.

Je suis partisan de l’intégration latino-américaine. Je crois que la dynamique mondiale est allée vers une consolidation des blocs régionaux qui permettent une meilleure insertion dans un monde global très compétitif. Si le Chili ne s’associe pas avec ses voisins, il lui sera très difficile de s’imposer dans le cadre de cette économie globale.

LVSL – Le Chili est l’une des économies les plus extraverties du monde. Il a signé de nombreux traités de libre-échange. À gauche, la révision de ces accords a été sujette à débat lors de la campagne. Vous soutiendriez une renégociation de certains traités ?

D. J. – Gabriel Boric et moi sommes d’accord sur les mêmes points. Tous les traités peuvent être révisés, aucun n’est gravé dans le marbre. L’idée est de renégocier les éléments qui feraient obstacle au programme « Apruebo Dignidad » : je pense à la deuxième phase du modèle exportateur, aux programmes d’industrialisation verte… [ndlr : par deuxième phase est entendue l’orientation progressive vers des produits à plus forte valeur ajoutée et à plus fort contenu technologique afin de prendre position sur des segments dynamiques du commerce international.]. Les traités de libre-échange ont des aspects négatifs, ils sont à l’origine d’une désindustrialisation précoce du modèle de production chilien. Je suis d’avis qu’il faille les réviser et l’équipe économique de Gabriel Boric a la même conviction. Il ne s’agit pas de fermer le pays ou d’arrêter les échanges, mais de faire en sorte que ces échanges soient mutuellement favorables pour toutes les parties. Ce n’est pas le cas actuellement.

LVSL – La situation des Mapuche en Araucanie est critique et a empiré depuis la militarisation de la région par le gouvernement de Sebastián Piñera. Vous êtes pour l’autodétermination du peuple mapuche. Selon vous, quelle est la meilleure manière de sortir de ce conflit ?

D. J. – Je suis partisan de l’autodétermination des peuples n’importe où dans le monde et pas seulement dans le cadre de l’État national comme instrument de domination de classe. Car beaucoup de personnes parlent d’autodétermination des peuples mais dans le cadre stricte de l’État national. Je pense à la situation de la Catalogne, des Arméniens, des Kurdes… où l’on rencontre desdits partisans de l’autodétermination des peuples, pourvu que leurs États nationaux ne s’en trouvent pas affectés.

Je crois que l’autodétermination des peuples est une valeur universelle absolue qui ne peut être restreinte par l’État national. Or – et c’est une conviction personnelle que je n’impose à personne – dans le monde actuel il n’existe aucun État national, tous les États sont plurinationaux, tous les États sont interculturels et tous les États sont plurilingues.

La seule solution, pour le sud du Chili, est le début d’un chemin vers la formation d’un État plurinational, interculturel et plurilingue. Cela implique de cesser de rendre hommage au génocide des peuples autochtones et d’abandonner la tentative de subordonner l’organisation sociale des peuples autochtones à l’organisation administrative de l’État.

NDLR : Au Chili, le 12 octobre célèbre l’arrivée des espagnols sur le continent américain. Les mouvements autochtones s’opposent à cet hommage, vécu comme un affront aux souffrances de la colonisation. Commémoré sur l’ensemble continent, la fête du 12 octobre revêt un sens différent selon les pays, certains se sont orientés davantage vers un travail de mémoire pour répondre aux revendications autochtones. Pour approfondir ces questions, lire sur LVSL notre entretien avec Elisa Loncón, présidente de l’Assemblée constituante chilienne : « Le Chili ne sera plus le même après la nouvelle Constitution »

LVSL – Pensez-vous que l’élection d’Elisa Loncón, femme mapuche, à la présidence de la Convention constitutionnelle marque un tournant pour le Chili ?

D.J. – Avant même la formation de la Convention constitutionnelle et sous la pression des citoyens ainsi que des partis politiques qui ne l’avaient pas signé, il faut rappeler que le Congrès a corrigé l’accord du 15 novembre 2019, qui n’imposait pas la parité et la participation des peuples aborigènes. [ndlr : cet accord de sortie de crise fut signé au Parlement avec le soutien des principaux partis du pays. Il fixa la tenue d’un référendum pour une nouvelle Constitution en avril 2020. Ce texte fut rejeté par les partis d’extrême gauche qui y voyait une forme d’amnistie pour Sebastián Piñera et son gouvernement.]. L’édification d’une Assemblée constituante paritaire, avec les peuples autochtones, représente une avancée très significative couronnée par l’élection d’Elisa Loncón à sa présidence.

Ces avancées ne sont qu’un début. Le gouvernement de Gabriel Boric s’apprête à transformer le Chili.