Le « protectionnisme interventionniste » de Trump et ses contradictions en Amérique latine

Trump Marco Rubio - Le Vent Se Lève
Donald Trump en compagnie du secrétaire d’État Marco Rubio, qui a fait de son hostilité à la gauche latino-américaine sa marque de fabrique

Les rodomontades de Donald Trump vis-à-vis de l’Amérique latine font écho à ses folles promesses de campagne. Sa surenchère protectionniste, visant à « rendre sa grandeur » à l’Amérique, pourrait avoir des effets contradictoires. Et notamment compromettre l’accès des États-Unis aux précieuses matière premières du sous-continent, également convoitées par la Chine. Pour surmonter cet obstacle, les États-Unis pourraient doubler leur protectionnisme d’une intensification de l’ingérence politique dans le sous-continent. Analyse du « protectionnisme interventionniste » hybride que la nouvelle administration s’apprête à déployer. Par Bernard Duterme, directeur du Centre tricontinental – CETRI.

Les propos tenus par Donald Trump à l’occasion de sa nouvelle investiture à la tête des États-Unis et la cascade de décrets présidentiels signés dans la foulée auront été à la hauteur des outrances de sa campagne électorale. L’Amérique latine ne fait pas exception, entre menaces commerciales, coercition politique brandie à tout va et coups de menton sur la question migratoire, de la criminalité et du narcotrafic – l’élu républicain amalgamant régulièrement ces trois phénomènes.

Avec tout ce que ses outrances peuvent avoir d’imprédictibles ou de circonstancielles, une constante, une priorié-phare : la défense de la sécurité nationale, de l’exceptionnalisme états-unien, de la suprématie de la 1ère puissance mondiale. Et un agenda – possiblement contradictoire – pour atteindre le Graal, c’est-à-dire pour « rendre sa grandeur à l’Amérique » : d’un côté, des mesures protectionnistes, isolationnistes, nationalistes en rafale ; de l’autre, des visées expansionnistes, hégémoniques, impérialistes. Un « protectionnisme expansionniste » guidé par un horizon plus affairiste qu’idéologique. Álvaro García Linera, intellectuel bolivien et ancien vice-président d’Evo Morales, parle, lui, de « néolibéralisme souverainiste » pour nommer cette « voie hybride testée ailleurs dans le monde, que l’on pense à Meloni en Italie, à Orban en Hongrie ou à Bolsonaro au Brésil précédemment »1.

Le Mexique représente 20 % du déficit commercial des États-Unis, se classant deuxième derrière la Chine et ses 35 %

Soit. Qu’en sera-t-il vis-à-vis de l’Amérique latine ? Les deux principales préoccupations de Trump tiennent en quelques mots : d’une part, y vendre plus et y acheter moins, d’autre part, y gagner le bras de fer hégémonique engagé avec la Chine. La première, strictement mercantiliste, il la rabâche depuis toujours, avec la hausse des droits de douane comme arme de dissuasion favorite, en dépit de ses limites évidentes et de ses effets contraires selon les situations. La semaine même de son investiture, sans doute conseillé par plus outillé que lui en matière économique2, il l’a d’ailleurs déjà infléchie… pour mieux y revenir trois jours plus tard, en menaçant la Colombie d’une taxe de 25% puis de 50% sur ses exportations si son président, Gustavo Petro, ne revenait pas sur sa décision de refouler les avions militaires remplis d’immigrés expulsés des États-Unis.

Contradictions d’une surenchère protectionniste

De la cinquantaine de pays avec lesquels Washington accuse une balance commerciale déficitaire, seuls cinq sont latino-américains : Mexique, Nicaragua, Costa-Rica, Venezuela, Guyana… De ceux-ci, seul le Mexique pèse réellement. D’un poids très significatif à vrai dire. À lui seul, il représente quelque 20% du déficit total des États-Unis, se classant ainsi deuxième derrière la Chine et ses 35%. Il constitue dès lors la première cible « mercantiliste » de Trump au sein du continent américain, avec le Canada (9% du déficit commercial états-unien), l’un et l’autre pourtant membres de l’« Accord Canada–États-Unis–Mexique », ex « Accord de libre-échange nord-américain » déjà renégocié au cours du premier mandat de Trump. L’annonce a donc été prononcée et réitérée à l’envi par le leader populiste : une hausse des droits de douane de 25% va venir grever, à partir du 1er février, les importations mexicaines et canadiennes.

On comprend mal cependant comment la mise à exécution de cette menace profiterait aux États-Unis. Outre la forte récession qu’elle provoquerait au Mexique, leur principal partenaire commercial, et l’inflation qu’elle induirait pour les consommateurs états-uniens, elle viendrait également torpiller de plein fouet le nearshoring, cette stratégie qui consiste à relocaliser la production – notamment asiatique – à proximité des frontières. Stratégie dont profite résolument l’économie mexicaine et à laquelle s’adonne pour partie les investisseurs nord-américains qui y bénéficient d’une main-d’œuvre bien meilleur marché qu’au nord du Rio Grande.

Quant au reste de l’Amérique latine, jouer avec les tarifs douaniers sur leurs exportations pour les ramener dans le droit chemin sécuritaire ou pour les inciter à acheter plus aux États-Unis pourrait, là aussi, se révéler contre-productif. Tant l’Europe (premier investisseur en Amérique latine en 2022) que la Chine sont gourmandes de ces matières premières minières et agricoles produites dans le sous-continent, dont l’entrée en Amérique du Nord deviendrait trop onéreuse3. La rivalité avec la Chine constitue précisément la deuxième grande préoccupation évoquée ci-dessus et ressassée par le nouveau président à l’endroit de l’Amérique latine. Elle s’impose à lui comme à ses prédécesseurs depuis le début de ce siècle.

Réalité de moins en moins contournable, la Chine est désormais le premier partenaire commercial de la plupart des pays de l’Amérique latine, de droite comme de gauche. Le volume des échanges sino-latino-américains, en valeur monétaire absolue, a été multiplié par vingt-cinq en vingt ans et pourrait l’être jusqu’à quarante entre 2000 et 2035 selon diverses projections4. Le résultat d’un quart de siècle de flux de capitaux, d’investissements et de crédits orchestrés par la Chine en Amérique latine, ainsi que de constructions d’infrastructures portuaires, routières, énergétiques, ferroviaires, etc., sans conditionnalités manifestes. Vingt-deux des vingt-six États latino-américains sont aujourd’hui engagés dans l’initiative stratégique chinoise des « Nouvelles routes de la soie ». Trump aura donc fort à faire pour inverser la tendance, redonner la primauté des échanges aux États-Unis et y réactualiser la « doctrine Monroe » qui considère, depuis le début du 19e siècle, toute intervention européenne – et aujourd’hui asiatique – dans les affaires des Amériques comme une menace pour la sécurité, la paix et… l’hégémonie états-unienne.

À cet égard, il n’est pas certain que menacer grossièrement le Panama de reprendre, au besoin par la force militaire, le contrôle sur son canal interocéanique (dont les ports de Balboa et de Cristóbal ont été concédés à la gestion d’une entreprise hongkongaise) soit la meilleure façon d’y parvenir. Ce le sera encore moins en appliquant un tarif douanier de 60% à toute marchandise ayant transité par l’un des quelque vingt ports sous contrôle chinois dans le sous-continent, comme le propose le nouvel émissaire de l’administration Trump pour l’Amérique latine, Mauricio Claver-Carone. Car l’enjeu pour les grandes puissances est bien de capter une part maximale des matières premières extraites des sols et sous-sols de la région – que l’on n’a jamais autant creusés que depuis le début de ce siècle. Et qui devraient l’être plus encore dans les prochaines années, au vu des besoins occidentaux et chinois en ressources clés pour la numérisation, la décarbonation et l’électrification de leurs économies5.

Enjeux sécuritaires

À côté de cette rhétorique de guerre commerciale, les vociférations du nouveau président à l’égard de l’Amérique latine portent sur la question migratoire. Ici aussi, le Mexique occupe la toute première ligne, suivie de l’Amérique centrale, historique patio trasero (arrière-cour) des États-Unis, les Caraïbes et l’Amérique du Sud. La posture est maximaliste, à deux égards : expulsion systématique et refoulement systématique. Expulsion de toute personne immigrée considérée comme illégale (au nombre de 11 millions d’après les estimations les plus sobres, dont environ la moitié de Mexicains) et refoulement de toute tentative d’entrée illégale sur le territoire. Ajoutons-y la fermeture annoncée de toute possibilité (ou presque) de postuler pour une entrée légale à la frontière Sud.

À partir de là, la question devient vite technique et à géométrie variable, tant les statuts des personnes concernées varient selon la nature des documents (d’entrée, de résidence, de travail…) obtenus ou pas, la diversité des mécanismes d’obtention échus ou pas, le sort qui va être réservé au « droit du sol » constitutionnel, au déjà ancien « Temporary Protected Status », aux plus récents « Humanitarian Parole Program » et « CBP One App », etc. C’est entendu, Trump prétend faire table rase de toute inflexion réglementaire à la ligne dure. Comme lors de son premier mandat… dont les résultats en la matière pourtant sont restés largement en-deçà de ses menaces – rappelons que l’on compte bien moins d’expulsions sous son mandat que sous celui de Barack Obama ou de Joe Biden, plus plus d’entrées illégales que sous Barack Obama, nettement moins de kilomètres de mur frontalier construits que sous ses prédécesseurs et son successeur…

La présidente mexicaine Claudia Sheinbaum a rappelé que si les morts causés par le fléau du narcotrafic sont mexicains, les armes et les consommateurs sont états-uniens

Il avait alors usé du chantage économique pour contraindre le Mexique – puis les petits pays du Triangle Nord de l’Amérique centrale ensuite, avec moins de réussite – à sous-traiter l’endiguement des flux migratoires, externalisant ainsi les frontières états-uniennes le plus au Sud possible. En pays vassalisé6. Au-delà du coût humain désastreux de ces expulsions et refoulements manu militari auxquels le nouveau président se consacre tambour battant depuis ce 20 janvier, l’impact sur les remesas – envois de fonds des émigrés aux familles restées à domicile – ne va pas tarder à se faire entendre dans toute la région. Au Nicaragua par exemple, ces remesas ont atteint dernièrement l’équivalent d’un tiers du PIB, soit 1,4 fois le budget national, et financent près de la moitié de la consommation des ménages…

En interne, aux États-Unis, quelles vont être les réactions, les marges de manœuvre des contre-pouvoirs potentiels ? Ils sont déjà à l’œuvre : pléthore de juges pour défendre la Constitution, de gouverneurs ou chambres de commerce pour défendre la main-d’œuvre immigrée – vitale dans l’agriculture, la restauration, la construction, le soin, etc -, d’organisations sociales pour défendre les droits humains. À l’inverse, pour bien asseoir sa thèse qui fait de l’« invasion » migratoire – autant de « criminels », de « violeurs », de « vermine »… – la menace principale à la « sécurité nationale », Trump y a associé très vite, par décret présidentiel le jour même de son investiture, la désignation des cartels de la drogue comme « organisations terroristes étrangères ».

Désignation à laquelle pourtant le Mexique, « le pays dont les États-Unis ont le plus besoin »7, s’oppose de longue date, pour préserver sa souveraineté. Sa nouvelle présidente, Claudia Sheinbaum, a d’ailleurs déjà rappelé au nouveau locataire de la Maison Blanche que, dans ce fléau du narcotrafic contre lequel elle lutte, si les morts sont mexicains, les armes et les consommateurs sont états-uniens.8

Désunion du sous-continent face à l’interventionnisme

Reste bien sûr l’interventionnisme de Washington dans sa dimension plus politique. À écouter le président lui-même, ses priorités étant de restaurer la domination commerciale des États-Unis et de renvoyer les immigrés clandestins chez eux, il n’y a pas de nations amies ou ennemies. Il le répète à qui veut l’entendre : pas de traitement de faveur. Pour autant, les « faucons » dont il s’est entouré, notamment Marco Rubio – Affaires étrangères – et Mauricio Claver-Carone – relations avec l’Amérique latine –, indiquent que la coloration politique des gouvernements ne sera pas indifférence à la nouvelle administration9. On peut s’attendre à des alliances solides et des condamnations multiples.

Alliances sans doute avec ces leaders de la droite radicale – libertarienne, illibérale ou répressive selon les variantes – qui ont émergé ces dernières années, qu’ils occupent le pouvoir (Javier Milei en Argentine, Nayib Bukele au Salvador, Daniel Noboa en Équateur…), qu’ils y aient goûté (comme Jair Bolsonaro), ou qu’ils l’espèrent à moyen terme (Claudio Kast au Chili). Condamnations, d’un autre côté, du gouvernement cubain et du Venezuela, déjà mis sous « pression maximale » par la première administration Trump – en vain. On peut également prévoir des sanctions renforcées à l’encontre du Nicaragua dirigé par Daniel Ortega – dont les États-Unis sont toujours le premier client, et de très loin. L’issue politique de ces ingérences bilatérales de l’Oncle Sam sont incertaines : quand certains craignent une reconfiguration ultraconservatrice du champ politique latino-américain, d’autres prédisent un regain des mobilisations anti-impérialistes10.

Une chose est sûre : les progressistes au pouvoir en Amérique latine ne possèdent plus la cohésion qui avait permis à leurs prédécesseurs en 2005 de rejeter le projet nord-américain de zone de libre-échange (ALCA) sur l’ensemble du continent. Et leurs initiatives d’intégration régionale non subordonnée à l’hégémonie nord-américaine – dont l’UNASUR en 2008 et la CELAC en 2010 – ne pèsent plus aujourd’hui, en raison des alternances politiques, des frictions intrarégionales et, précisément, des dépendances concurrentielles à l’égard des puissances chinoise, européenne et… états-unienne. Dépendances qui empêchent les gouvernements latino-américains de mener, comme le rêvait encore le président brésilien Lula en 2023, une action collective non alignée en faveur d’une transition économique vers des modèles diversifiés et à plus haute valeur ajoutée. Pour sûr, Xi Jinping et Donald Trump en sont fort aise.

Notes :

1. Vincent Ortiz et Vincent Arpoulet, « L’Amérique latine face au “néolibéralisme souverainiste” de Trump – Entretien avec Álvaro García Linera », Le Vent Se Lève, LVSL, 21 janvier 2025.

2. « ‘Mettre les tarifs douaniers à 20% est une très mauvaise idée, qui pénalisera les Etats-Unis’ : la réponse des deux économistes auxquels la Maison Blanche s’est référée », Le Monde, 23 janvier 2025.

3. Ander Sierra, « Las amenazas de Trump en América Latina son una oportunidad para China », Other News, 16 janvier 2025.

4. Ibidem.

5. Lire CETRI, Amérique latine : les nouveaux conflits, Paris, Syllepse, 2024 et CETRI, Business vert en pays pauvres, Paris, Syllepse, 2025.

6. Lire CETRI, Fuir l’Amérique centrale, Paris, Syllepse, 2022.

7. Luis Gómez Romero, « La guerra de Trump contra los migrantes podría convertir en enemigo al país que más necesita: México », The Conversation, 23 janvier 2025.

8. Ibidem.

9. Christophe Ventura, « Donald Trump et l’Amérique latine : une diplomatie du rapport de force », Note d’actualité IRIS/AFD, janvier 2025.

10. Observatorio en Comunicación y Democracia, « Si EEUU estornuda, a Latinoamérica le da bronquitis », Other News, 27 janvier 2025.

Comment la Bolivie a échappé au retour des « présidents en uniforme »

Bolivie coup d'État
© Tristan Waag pour LVSL

Ce 26 juin 2024, la démocratie bolivienne a vacillé. Pendant plusieurs heures, le chef d’état-major des armées, le Général Juan José Zuñiga a tenté de destituer le président Luis Arce et de prendre le pouvoir. Cette tentative de putsch ne peut se comprendre comme un simple coup d’éclat. Elle s’inscrit dans une situation politique et économique explosive. L’aventure du Général Zuñiga rappelle aussi qu’en Bolivie – davantage que dans d’autres pays latino-américains – l’armée demeure une institution insuffisamment dépolitisée, faisant craindre le retour des « présidents en uniforme ».

15h00, La Paz. Autour de la plaza Murillo, qui concentre les sièges du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif, une effervescence peu commune. Des fonctionnaires, sortis de leurs bureaux, quittent précipitamment les alentours de la place, des commerçants ferment boutique, paniqués. Parvenu à l’un des coins de la plaza Murillo, nous constatons que l’accès à cette dernière est bloqué. Des unités de la police militaire – une branche de l’armée de terre bolivienne – en empêchent l’accès, fusils levés. Ils sont flanqués de blindés.

Rapidement, des groupes de manifestants, appelés par le président bolivien Luis Arce sur les réseaux sociaux à « soutenir le gouvernement et à lutter pour la démocratie » se forment et vont à l’affrontement. Les militaires les repoussent à coups de balles en caoutchouc et de gazs lacrymogènes. Certains exhibent ensuite leurs plaies ensanglantées devant les caméras des télévisions. On crie : Lucho no esta solo carajo ! (Lucho [surnom du président Luis Arce NDLR] n’est pas seul, bordel!) ou Democracia si, dictadura no ! (oui à la démocratie, non à la dictature). Des femmes en pleurs s’adressent aux médias. « Nous ne voulons pas revivre les événements de 2019, nous ne voulons pas de nouveau coup d’État, nous voulons vivre en paix et en démocratie ».

La plupart des manifestants présents semblent hagards, comme confrontés à une situation irréelle. Soudain, à 17h30, soldats et blindés opèrent un repli éclair et disparaissent de la place. Les centaines de manifestants se précipitent alors devant le Palacio Quemado [le palais présidentiel NDLR]. À gorge déployée, ils entonnent l’hymne bolivienne, poing levé. Des ministres descendent sur la place et se joignent aux manifestants, qui les serrent dans leurs bras. L’effusion est totale. Quelques instants plus tard, le président Luis Arce, accompagné de son vice-président David Choquehuanca et de plusieurs ministres, apparaît au balcon présidentiel et salue la foule : « avec vous, avec le peuple, personne ne pourra nous obliger à nous rendre. Personne ne peut nous enlever la démocratie que nous avons gagné dans les urnes et avec le sang du peuple bolivien ». Voilà les événements tels que les manifestants ont pu les vivre, alternant entre confusion, effroi puis sentiment de libération et effusion.

Des mouchoirs blancs agités par les manifestants en signe de refus d’une potentielle dictature © Tristan Waag pour LVSL

Mais que s’est-il passé durant ces trois heures ? Qui a dirigé ce que le président Arce a qualifié d’ « opérations militaires irrégulières » ?

« Je n’ai obéi qu’aux ordres du président » : anatomie d’un coup d’État manqué

Pour comprendre les événements du « 26 juin », il faut remonter quelques jours auparavant. Le lundi 24, dans une interview au programme « No Mentiras », le chef d’état-major des armées, le Général Juan José Zuñiga déclare, suite à une question portant sur une nouvelle candidature aux élections de l’ancien président Evo Morales : « Légalement, Evo Morales ne peut pas se représenter. La Constitution Politique de l’Etat (CPE) dit clairement qu’il ne peut y avoir plus de deux gestions, et monsieur Morales a déjà été réélu (en 2014). Les forces armées ont pour mission de faire respecter la CPE. Ce monsieur ne peut pas se représenter ». Zuñiga faisait référence à un arrêt polémique du Tribunal Constitutionnel Plurinational, la plus haute autorité juridique du pays, empêchant Evo Morales d’être candidat aux élections présidentielles de 2025.

Dans cet arrêt, le tribunal réinterprétait un article de la constitution déclarant qu’un président ne peut être élu que « deux fois consécutivement ». Selon le Tribunal, Evo Morales, ayant été élu deux fois, ne peut se représenter, sauf à se placer hors de la légalité constitutionnelle. En réalité, cette réinterprétation était bancale : si la Constitution limite bel et bien les mandats consécutifs au nombre de deux, elle n’empêche nullement un président deux fois élus de se représenter à nouveau après des élections auxquelles il n’aurait pas participé…

Depuis son bastion du Chaparé (une région productrice de feuilles de coca située dans le département de Cochabamba), Evo Morales s’insurge immédiatement, déclarant que ce type de déclarations ne s’était « jamais vues dans une démocratie ». Il ajoutait que si le général n’était pas immédiatement sanctionné par le président Luis Arce, il s’agirait de facto d’un autogolpe (« auto-coup d’État ») – entendu comme un putsch institutionnel fomenté par le président pour barrer la route à son concurrent Evo Morales.

Le lendemain, Luis Arce décide de destituer son chef d’état-major. Un geste interprété par celui-ci comme brutal et irréfléchi de la part de « son » président, qu’il a toujours soutenu, notamment dans sa lutte de pouvoir contre Evo Morales. Alors que dans l’après-midi du 26 juin, Zuñiga doit être officiellement remercié par Luis Arce, celui décide plutôt de réunir des régiments de la Police militaire de La Paz ainsi que des unités blindées et de se rendre sur la Plaza Murillo, cœur du pouvoir politique bolivien. Alors que ses hommes bloquent les accès de la place et gazent les passant qui s’attardent un peu trop, des blindés enfoncent les portes du Palacio Quemado. Plusieurs dizaines de militaires font irruption dans et à l’intérieur du palais présidentiel. Un face-à-face a lieu entre le président Arce et le général Zuñiga, entouré de quarante soldats. Le dialogue, tendu, dure plusieurs minutes. Luis Arce somme l’officier de rentrer dans le rang. Entre plusieurs réponses négatives, Zuñiga prononce une première phrase sibylline qui fera couler beaucoup d’encre : « Je ne peux accepter tant de mépris de votre part après tant de loyauté de la mienne ».

Après avoir consommé un ultime refus de la part du général rebelle, Luis Arce et ses ministres quittent le Palacio Quemado pour se réfugier au sein de la Casa Grande del Pueblo, siège de l’assemblée bolivienne, à quelques mètres du palais présidentiel. Arce et ses ministres s’emploient alors, pendant plusieurs heures, à appeler à la défense de la démocratie et au respect des institutions. Alors que des manifestants se groupent aux abords de la place afin d’affronter les militaires, de nombreuses personnalités de l’opposition telles que Carlos Mesa ou Jorge Tuto Quiroga appellent au « respect de la démocratie ». Au niveau continental, les alliés d’Arce soutiennent le gouvernement – notamment Lula (Brésil) et Nicolas Maduro (Venezuela), qui dénonce dans le cas du second, un « coup d’État fasciste ».

L’ONU et l’Organisation des États américains (OEA) préparent quant à elles des communiqués condamnant le putsch. Tout cela ne suffit pas à entamer la détermination du général Zuñiga qui annonce à la presse : « les forces armées ont l’intention de restructurer la démocratie pour qu’elle soit enfin une vraie démocratie, pas celle de quelques-uns qui sont au pouvoir depuis 30 ou 40 ans ». Il déclare dans le même temps vouloir libérer « les prisonniers politiques » désignant par-là l’ex-président par intérim Jeanine Añez et l’ancien leader civique de la région de Santa Cruz, Fernando Camacho, tous deux emprisonnés pour leur participation au coup d’État de 2019 contre Evo Morales

Aux alentours de 17 heures, le président Arce destitue le général Zuñiga et le remplace par un nouveau chef d’état-major des armées : le Général José Wilson Sanchez Velasquez. Ce dernier ordonne alors aux militaires présents sur la Plaza Murillo, désormais sous son commandement, de « retourner dans leurs casernes ». Quelques minutes plus tard, ceux-ci s’exécutent et quittent la place, laissant se déverser une foule de manifestants pro-Arce dont les clameurs victorieuses résonnent jusqu’à la tombée de la nuit. Le Général Zuñiga, devenu alors instantanément l’homme le plus recherché du pays, est interpellé par les forces spéciales de la police bolivienne devant une caserne de La Paz, en train de donner une interview.

Avant d’être embarqué, il a juste le temps de déclarer « je n’ai obéi qu’aux ordres du président, c’est lui qui m’a demandé de faire ça pour remonter sa cote de popularité », – propos destinés à jeter le trouble chez de nombreux Boliviens, en particulier ceux qui sont opposés au gouvernement de Luis Arce. Pourtant, cette théorie du complot désormais reprise par une partie de l’opposition bolivienne ne tient pas.

Un putsch imprévisible ?

Ce putsch manqué ne peut se comprendre qu’à l’aune des tensions entre l’actuel président Luis Arce dit « Lucho » et son ancien mentor Evo Morales, président de 2006 à 2019 – tous deux membres du « Mouvement vers le socialisme » (MAS), parti de gauche hégémonique en Bolivie. Ces tensions ont fortement polarisé le pays au cours de ces derniers mois. Elles remontent à la fin de l’année 2020, qui voient l’élection de Luis Arce, un an après la destitution d’Evo Morales à la faveur d’un coup d’État.

Alors que nombre d’observateurs ne perçoivent en Arce qu’un président sans envergure, choisi par Evo Morales pour pouvoir être contrôlé, il décide rapidement de prendre ses distances. Il ne nomme aucun soutien de l’ancien président, et critique à plusieurs reprises les « erreurs » commises par ce dernier – en particulier sa volonté de se présenter à un troisième mandat en 2019, l’un des leitmotivs qui avaient mené au coup d’État.

Evo Morales

Ces tensions n’ont fait que croître. En décembre 2023, un arrêt du Tribunal suprême interdit à Evo Morales de se présenter aux élections de 2025. Cet arrêt est éminemment polémique car il a été émis par des juges proches de Luis Arce, dont le mandat aurait du être achevé. Arce s’emploie également à évincer Morales de la tête du MAS – par le truchement du même Tribunal suprême.

Evo Morales n’est pas resté sans réagir. À plusieurs reprises, il a qualifié le gouvernement de Luis Arce de « gouvernement de droite néolibérale » désireux de « commettre un coup d’État ». Ses partisans les plus proches, notamment les cocaleros (cultivateurs de coca) de la région du Chaparé ont déjà menacé de bloquer le pays et de créer le chaos si Morales, était interdit d’élections pour 2025. Des dirigeants syndicaux proches de l’ancien président ont même menacé de « faire couler le sang » si ses droits politiques venaient à ne pas être respectés. À la suite de ces tensions, le président Arce avait d’ailleurs appelé l’armée à le défendre face à de « possibles tentatives de coup d’État », mobilisant par là les hauts gradés, et notamment le Général Zuñiga.

Alors que l’ensemble des moyens de l’appareil d’Etat sont mobilisés par Arce dans sa lutte son rival, il n’est pas illogique de penser qu’un militaire haut-gradé proche de Luis Arce ait voulu, lui aussi, mobiliser un pan des moyens étatiques – en l’occurrence les forces armées- afin de freiner les ambitions d’Evo Morales. En sortant ainsi de sa réserve et de son rôle constitutionnel, Zuñiga a cependant mis un pied dans l’arène politique, ce qui a pu effrayer Arce, affaibli politiquement par une crise économique d’une certaine ampleur. Une fois Zuñiga démis de ses fonctions, celui-ci se voyait frustré dans son ambition personnelle. C’est l’une des interprétations d’une réplique du général au président lors du dialogue qui les a opposés devant le palais présidentiel : « Je ne peux accepter tant de mépris de votre part après tant de loyauté de la mienne ».

L’armée bolivienne demeure organiquement liée aux classes supérieures.

Il faut cependant ajouter que Zuñiga n’aurait probablement pas tenté l’aventure si la situation économique du pays avait été au beau fixe. Depuis début 2023, les réserves de dollars de la Banque centrale de Bolivie (BCB) connaissent un niveau historiquement bas. Les retraits de dollars sont limités à 100 euros par mois. Cette situation est notamment due à la raréfaction le production minière bolivienne, ce qui oblige le pays à importer davantage et préserver sa réserve de dollars.

Or le billet vert, monnaie internationale, est essentielle pour de les importateurs comme les exportateurs. Cette situation se couple à une inflation qui ne cesse de croître sur certains produits essentiels, provoquant une augmentation sans précédent du commerce de contrebande et une érosion du revenu des ménages. Il est fort probable que Zuñiga ait voulu profiter de ce mécontentement. Cela n’a pas empêché les civils de se ranger du côté des institutions, et non du coup de force.

Dépolitisation inachevée de l’armée bolivienne

Le 26 juin se comprend pas mieux à la lueur du rôle historique joué par l’armée depuis l’indépendance du pays. Au XIXème siècle, dans un pays miné par les pertes territoriales à la suite de défaites militaires – région pacifique perdue au cours de la Guerre du Pacifique contre le Chili en 1879, territoires du Chaco perdu dans la Guerre du Chaco contre le Paraguay en 1935 – l’armée devient une institution essentielle, tant pour espérer récupérer un jour les territoires perdus que pour éviter de futures pertes.

L’armée ne se contente cependant pas d’une fonction purement « externe » : elle entend assumer des prérogatives politiques à l’intérieur du pays. De 1825 jusqu’à 2024, plus de 190 coups d’État ont été tentés en Bolivie – un record à l’échelle continentale. À chaque fois, les « présidents en uniforme » jurent de pacifier et d’unir un pays profondément conflictuel et divisé. La société bolivienne est en effet structurellement fragile, marquée par des conflits ethniques et de classes particulièrement intenses, opposant une mince élite créole – mais détenant l’essentiel des capitaux économiques et culturels – à une majorité indigène paysanne historiquement exclue.

Ces conflits parcourent le XXème siècle, menant parfois le pays à des situations insurrectionnelles voire révolutionnaires – comme en 1952, qui voit le Mouvement nationaliste révolutionnaire prendre le pouvoir. L’armée bolivienne se charge alors elle-même de réguler ces conflits, principalement en assumant elle-même le pouvoir. Elle le fera de manière quasi ininterrompue de 1964 à 1982 à travers une succession de coups d’État. Dans un pays où les classes moyennes et supérieures sont incapables de proposer un projet d’intégration nationale pouvant inclure l’ensemble des secteurs sociaux, l’armée constitue le seul acteur capable de conserver le pouvoir. Il faut ajouter que l’armée bolivienne demeure une institution organiquement liée à la bourgeoise. Un état des choses entretenu par la mode de recrutement des hauts gradés et aux valeurs d’ordre et d’autorité enseignées dans les collèges militaires.

A partir de 1982, l’armée bolivienne se retire des affaires civiles et politiques et rentre dans ses casernes. Du moins en apparence. En réalité, l’armée demeure en charge de nombreuses missions de maintien de l’ordre. C’est notamment le cas à la fin des années 1990, lorsque l’armée bolivienne est chargée, conjointement avec la Drug Enforcement Agency (DEA, l’agence anti-drogues étatsunienne), de réprimer les cultivateurs de coca. À partir de l’élection du MAS en 2005, l’armée demeure mobilisée pour assurer ponctuellement des tâches d’ingénierie civile et d’assistance sociale à certains secteurs sociaux. Evo Morales tente d’investir l’armée d’une véritable mission de défense du Proceso de cambio, le programme de transformation sociale et politique engagé par le MAS. Une défense tournée à la fois contre les « ennemis externes » de nature impérialiste, mais aussi contre des « ennemis internes » : l’oligarchie de la région de Santa Cruz qui tente de faire sécession dans les années 2000 bien sûr, mais plus largement, les acteurs qui tenteraient de déstabiliser le gouvernement.

Cette dépolitisation inachevée de l’armée bolivienne a brutalement resurgi à la faveur du coup d’État de 2019. À la suite de plusieurs semaines de manifestations violentes organisées par des groupes civiques contre le gouvernement d’Evo Morales – ces derniers l’accusant de fraude électorale – le chef d’état-major des armées de l’époque William Kaliman avait alors décide alors d’outrepasser son rôle constitutionnel et d’intimer à Evo Morales l’ordre de renoncer au pouvoir. Pendant plusieurs semaines, et malgré la prise du pouvoir anticonstitutionnelle de la vice-présidente du Sénat, Jeanine Añez , l’armée détenait de facto les pleins pouvoirs en terme de maintien de l’ordre. Appuyée par l’oligarchie et par des groupuscules de droite issus notamment de la région de Santa Cruz et de Cochabamba, l’armée avait activement réprimé les partisans d’Evo Morales. À Sacaba, ville-banlieue de Cochabamba et à Senkata, un quartier d’El Alto, la métropole indigène qui surplombe La Paz, les militaires font feu et tuent plus de 60 personnes.

Dans le même temps, de nombreux militaires retirent symboliquement la Wiphala – le drapeau qui représente la majorité indigène quechua et aymara du pays – en signe d’allégeance au nouveau régime. La tentative de coup d’État du Général Zuñiga du 26 juin 2024, comme celui de 2019, révèle ainsi que l’armée bolivienne, institution historiquement élitaire et anti-démocrate, n’a pas achevé son processus de dépolitisation.

Reste maintenant à déterminer si les événements du 26 juin ne sont que les premières secousses d’un tremblement de terre à venir, ou si les plaques tectoniques de la démocratie bolivienne finiront par s’assembler de nouveau.

Le parti espagnol Vox, point de rencontre de l’extrême-droite mondiale

Santiago Abascal, leader de Vox. © Vox España

Les élections européennes organisées aujourd’hui dans les 27 Etats-membres de l’UE devraient être marquées par une forte percée de l’extrême-droite. Trois semaines avant le scrutin, une bonne partie de cette famille politique, de Marine Le Pen à Javier Milei, se réunissait à Madrid lors d’un grand rassemblement organisé sous l’égide du parti espagnol Vox. Alors que ce parti est en perte de vitesse dans le champ politique espagnol, il a réussi à structurer un vaste réseau international d’extrême-droite européen et latino-américain. Par Eoghan Gilmartin, traduction Alexandra Knez [1].

À trois semaines des élections européennes, l’extrême droite mondiale s’est réunie à Madrid dans une démonstration sans précédent de sa coordination internationale. Organisé par le parti néo-franquiste espagnol Vox, cet événement de trois jours s’est achevé par un grand meeting dont les orateurs étaient la française Marine Le Pen, le portugais André Ventura, le Président argentin Javier Milei et le ministre israélien du Likoud Amichai Chikli, ainsi que, par vidéo, la Première ministre italienne Giorgia Meloni et le Premier ministre hongrois Viktor Orbán.

L’événement de clôture, auquel ont assisté plus de 10.000 personnes, a été inauguré par une vidéo dénonçant les objectifs de développement des Nations unies comme une conspiration « écoféministe », tandis que des images déformées de Bill Gates et de Greta Thunberg défilaient à l’écran. Cette vidéo a été rapidement suivie par l’intervention de Mercedes Schlapp, une ancienne responsable du gouvernement de Donald Trump, entonnant un chant pro-sioniste : « Viva España ! Viva Israël ! »

Si les contradictions entre les différents discours d’extrême-droite étaient manifestes, l’animosité collective à l’égard d’ennemis communs et l’allégeance à des formes d’autoritarisme réactionnaire compensent largement tous les écarts de points de vue.

Si les contradictions entre les différents discours d’extrême-droite étaient manifestes, l’animosité collective à l’égard d’ennemis communs et l’allégeance à des formes d’autoritarisme réactionnaire compensaient largement tous les écarts de points de vue. Vox a pu ainsi inviter le négationniste néo-nazi Pedro Varela et déclarer dans la même foulée qu’Israël était « une référence internationale dans la lutte contre le terrorisme islamique », tandis que l’anarcho-libertarisme de Milei et la rhétorique chauvine et protectionniste de Le Pen ont été chaleureusement accueillis.

« Nous, les patriotes, devons rester unis », a insisté le président de l’American Conservative Union, Matt Schlapp, lors du rassemblement. « Nous n’allons pas laisser George Soros ou Biden nous diviser ».

À cet égard, ce rassemblement était également une nouvelle preuve du rôle de plus en plus central de Vox dans la liaison entre les mouvements politiques réactionnaires du monde entier. Vox n’est pas seulement un pont essentiel entre l’extrême droite européenne et l’extrême droite latino-américaine, mais, à l’approche des élections européennes, le parti cherche également à resserrer les liens entre les deux principales familles d’extrême droite au sein de l’Union européenne (UE) : les Conservateurs et Réformistes Européens (CRE) dominés par Giorgia Meloni, pro-OTAN et plus traditionalistes, et le groupe Identité et Démocratie (ID) dont fait pour l’instant partie le Rassemblement National, davantage pro-russes et aux positions plus extrémistes.

Alors que les sondages montrent que l’extrême-droite va probablement réaliser des percées significatives lors des élections européennes, Santiago Abascal, de Vox, se positionne désormais comme une figure centrale de cette « internationale réactionnaire », alors même que son propre parti a perdu du terrain au niveau national depuis l’année dernière. Un responsable du parti est même allé jusqu’à se vanter que « seul Vox est capable d’organiser un tel rassemblement [d’extrême droite] ».

Une internationale anticommuniste

L’actualité autour de la convention a été dominée par la brouille diplomatique déclenchée par Javier Milei, qui a qualifié la femme du premier ministre espagnol Pedro Sánchez de « corrompue ». Pourtant, la relation du Président argentin avec Vox est antérieure à son entrée en politique, puisqu’il a été l’un des signataires de la Charte de Madrid 2020, aux côtés d’Eduardo Bolsonaro (un des fils de l’ancien Président brésilien, ndlr) et de l’extrémiste chilien José Antonio Kast. Il s’agit du document fondateur de l’alliance anti-gauche dirigée par Vox, le Forum de Madrid, qui cherche à lutter contre la propagation des « régimes totalitaires d’inspiration communiste » en Amérique latine.

Le Forum de Madrid aspire à devenir une « organisation permanente des partis d’extrême droite », dotée d’un plan d’action annuel.

Comme le souligne Miguel Urbán, fondateur de Podemos, dans son livre Trumpismos (2024), le Forum de Madrid cherche à se distinguer de la Conservative Political Action Conference (CPAC) aux États-Unis. Alors que cette dernière organise des événements périodiques réunissant des dirigeants et des militants de la droite internationale, le Forum de Madrid aspire à devenir une « organisation permanente des partis d’extrême droite », dotée d’un plan d’action annuel. Comme l’écrit Urbán, « Vox a mené un programme frénétique de mise en réseau, de voyages et d’événements dans le but de construire un premier cadre stable pour la coordination des forces d’extrême droite latino-américaines, un cadre qui, de surcroît, aurait [“Vox”] pour centre névralgique ».

Cette organisation transfrontalière reste quelque peu embryonnaire. Pourtant, selon un rapport récent de Progressive International, « l’impact le plus important” du Forum de Madrid jusqu’à présent “a été sa capacité à créer et à mobiliser un réseau […] pour saper les gouvernements de gauche dans la région ». Une enquête majeure menée par un consortium de publications latino-américaines a révélé que des politiciens associés à l’alliance s’étaient engagés dans des campagnes coordonnées visant à « délégitimer les résultats électoraux dans plusieurs pays » – en collaborant au-delà des frontières pour amplifier les fake news de fraude électorale au Pérou, en Colombie et au Chili, soutenues par des campagnes organisées de trolling en ligne.

En réalité, le Forum de Madrid fait également partie d’une infrastructure d’extrême droite plus large composée d’associations catholiques extrémistes, d’exilés latino-américains et de think tanks réactionnaires basés dans la capitale espagnole, ce qui a également contribué à faire de la ville un point de rencontre clé pour les forces autoritaires du monde entier. La première ministre de la région de Madrid, Isabel Ayuso, qui appartient à l’aile radicale du Parti populaire (droite conservatrice espagnole, ndlr), a adopté le slogan des exilés cubains « Liberté ou communisme », tandis que pendant le mois de violentes manifestations qui ont suivi la réélection de Sánchez en novembre dernier, le même réseau d’extrême-droite et la même rhétorique insurrectionnelle ont été mobilisés pour tenter de jeter le doute sur la légitimité de sa majorité parlementaire.

Faire basculer l’équilibre des pouvoirs

Milei a repris ces tactiques lors de la convention de Vox, en s’envolant vers l’Espagne avec pour objectif d’en découdre avec le Premier ministre de centre-gauche du pays, allant même jusqu’à dénoncer le « totalitarisme » de Sánchez, le qualifiant de « socialiste arrogant et délirant » à son retour à Buenos Aires. La querelle diplomatique qui s’en est suivie, au cours de laquelle l’Espagne a rappelé son ambassadeur d’Argentine, a donné le coup d’envoi de la campagne électorale européenne de Vox.

M. Abascal espérait pourtant lancer sa campagne d’une manière plus solennelle, en s’affichant avec Marine Le Pen et Giorgia Meloni afin de plaider pour une coopération accrue entre les deux ailes de l’extrême-droite européenne. Le parti post-fasciste Fratelli d’Italia de Meloni et le Rassemblement national de Le Pen sont actuellement en tête des sondages dans leurs pays respectifs, tandis que la combinaison des sièges prévus pour leurs deux groupements à l’échelle de l’UE devrait faire de l’extrême-droite la deuxième force la plus importante au Parlement européen.

Le Parlement européen pourrait donc, pour la première fois de son histoire, compter une majorité d’eurodéputés de droite, les Verts et le groupe libéral Renew d’Emmanuel Macron devant tous deux subir de lourdes pertes. Cette majorité n’évincerait pas nécessairement la grande coalition dominante des partis centristes, mais pourrait permettre au Parti populaire européen (PPE) conservateur d’obtenir une majorité alternative lors de certains votes, notamment sur les questions environnementales, les libertés civiles ou l’immigration.

Le groupe CRE, qui comprend notamment les Fratelli, Vox et Reconquête d’Éric Zemmour, se différencie le plus du groupe Identité et Démocratie de Marine Le Pen en matière de politique étrangère – et, par conséquent, sur leur degré de respectabilité au sein des opinions dominantes.

Pourtant, comme le note l’universitaire Cas Mudde, cette poussée historique de l’extrême droite « pourrait bien être une victoire à la Pyrrhus, si [les] partis restent aussi divisés ». Le groupe CRE, qui comprend notamment les Fratelli, Vox et Reconquête d’Éric Zemmour, se différencie le plus du groupe Identité et Démocratie de Marine Le Pen en matière de politique étrangère – et, par conséquent, sur leur degré de respectabilité au sein des opinions dominantes. Depuis qu’elle est devenue Première ministre, grâce son positionnement strictement pro-OTAN, Meloni a cultivé des liens plus étroits avec le PPE et souhaite garder la porte ouverte à un pacte avec Ursula von der Leyen pour sa réélection à la tête de la Commission européenne, à l’issue des élections de juin.

À cet égard, sa décision de ne pas assister en personne à ce grand événement pour l’extrême-droite l’a placée dans une situation ambiguë, son intervention vidéo n’ayant pas pour but de mettre un terme aux ouvertures de Vox à Mme Le Pen ni de s’aligner sur celles-ci. « Nous verrons ce qui se passera après les élections », a insisté un responsable de Vox – le parti se considérant comme le mieux placé pour servir de pivot entre les différents groupes au cours du prochain mandat.

En particulier, l’annonce faite ce mardi par Marine Le Pen et Matteo Salvini que leurs partis ne feraient plus partie du même groupe que le parti allemand Alternative für Deutschland ouvre la possibilité d’un réalignement significatif de l’extrême droite européenne après les élections – tout comme l’intégration attendue du Fidesz d’Orbán au sein de l’ECR.

Quoi qu’il en soit, la menace d’une avancée majeure de l’extrême droite est claire. « Nous, les patriotes, devons occuper Bruxelles », a proclamé Orbán lors de son intervention à la convention de Vox, tandis que Ventura de Chega a déclamé : « L’Europe est à nous. L’Europe est à nous ! » Le scrutin d’aujourd’hui montrera dans quelle mesure ce scénario est réaliste.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

Un tournant dans la légitimité mondiale d’Israël ?

Netanyahu - Le Vent Se Lève
Le premier ministre israélien Benjamin Netanyahu à la tribune de l’ONU en septembre 2016 © Drew Angerer

La brutalité des attaques israéliennes sur Gaza (suite aux atrocités du 7 octobre), provoquant des tueries de civils à un rythme inédit au XXIe siècle, a soulevé une indignation mondiale. Au Moyen-Orient et en Amérique latine, des démonstrations de force diplomatiques ont eu lieu. En Europe et même aux États-Unis, l’opinion exprime une condamnation croissante des bombardements, en décalage avec le soutien des gouvernements à l’État d’Israël. Celui-ci peut également compter sur l’ambivalence de la Russie et de la Chine, l’imparfaite unité du continent latino-américain, ainsi que sur sa percée en Afrique subsaharienne. Le continent européen, dont la vassalisation à l’égard des États-Unis a été approfondie avec le conflit russo-ukrainien, peine à exprimer une voix indépendante. État des lieux par Guillaume Long, ex-ministre des Affaires étrangères d’Équateur et analyste au Center for Economic and Policy Research (CEPR).

Conséquence de la punition collective infligée par Israël aux Gazaouis – en réaction à l’attaque brutale du Hamas -, la lutte des Palestiniens revient au cœur de la scène politique mondiale. La question se pose désormais de savoir si l’assaut israélien sur Gaza déclenchera une réaction internationale suffisamment vigoureuse pour influer de manière significative sur les événements. L’attention renouvelée sur le sort des Palestiniens pourra-t-elle générer une pression déterminante en faveur d’une solution politique, ou Israël traversera-t-il une nouvelle fois la crise sans accrocs ?

Ces dernières années, la solidarité de nombreux États à l’égard de la cause palestinienne avait pris du plomb dans l’aile. Et ce, malgré l’empiétement continu d’Israël sur les terres de Cisjordanie, sous l’impulsion d’une nouvelle vague de gouvernements d’extrême-droite. À Gaza les coûts sociaux, économiques et humanitaires d’un blocus impitoyable n’avaient cessé de croître. Et pourtant, une sorte de fatigue politique avait privé la cause palestinienne d’une grande partie de sa visibilité internationale, dans le contexte d’un conflit de basse intensité et d’une crise humanitaire reléguée au second plan par d’autres désastres.

Il faut dire qu’Israël avait déployé des efforts considérables pour améliorer ses relations bilatérales avec plusieurs États traditionnellement hostiles, notamment au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. En 2020, les Accords d’Abraham avaient normalisé ses relations avec les Émirats Arabes Unis, le Maroc et Bahreïn. Plus récemment, Israël et l’Arabie Saoudite, encouragés par les États-Unis, affinaient un « accord du siècle » fortement médiatisé – désormais ou bien lettre morte, ou bien conditionné par une solution impliquant un État palestinien. Parmi les signataires des Accords d’Abraham, Bahreïn, suivant l’exemple de la Jordanie, a même rappelé son ambassadeur d’Israël sous l’impulsion de la crise à Gaza.

L’Amérique latine a renoué avec une tradition multilatéraliste de soutien à l’autodétermination palestinienne.

Le gouvernement turc lui-même, malgré ses liens historiques avec les Frères musulmans et le Hamas, avait travaillé à un apaisement marqué des tensions avec Israël, rompant avec l’approche conflictuelle qui était celle du président Recep Tayyip Erdoğan en 2010 – avant que la guerre en Syrie ne relègue la cause palestinienne au second plan pour Ankara. En septembre, la première rencontre entre Erdoğan et Benjamin Netanyahu, en marge de l’Assemblée générale des Nations unies, avait été saluée par les deux parties comme le symptôme d’un dégel des relations bilatérales. Suite à cet événement, un nouvel ambassadeur turc avait été nommé en Israël la veille de l’attaque du 7 octobre par le Hamas. Depuis, il a été rappelé, et les tensions avec Israël ont atteint de nouveaux sommets, Erdoğan l’ayant qualifié d’État « terroriste » et exigé le déploiement d’inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) pour statuer sur la présence d’armes nucléaires dans le pays.

En Afrique également, continent historiquement favorable à la cause palestinienne, Israël avait réalisé des avancées significatives. Suite à la chute du président Omar el-Bashir en 2019 et dans le contexte des Accords d’Abraham, les relations avec le Soudan avaient été normalisées. Israël avait fait de même avec le Tchad – qui a rappelé son ambassadeur depuis l’offensive à Gaza.

Plus largement, ces dernières années avaient vu Israël multiplier des accords de coopération, notamment dans le domaine de la sécurité, avec plusieurs États d’Afrique subsaharienne dont le Nigeria, le Rwanda et la Côte d’Ivoire. Ses relations avec l’Éthiopie, le Ghana, le Kenya et l’Ouganda avaient quant à elles connu une amélioration sans précédent. La progression était telle qu’Israël avait été invité à devenir un État observateur de l’Union africaine – décision mise en échec à l’issue d’un veto de l’Algérie et de l’Afrique du Sud, non sans provoquer une agitation diplomatique lors du sommet d’Addis-Abeba en février 2023.

En Amérique latine et au-delà

Sur le continent latino-américain, le soutien à la cause palestinienne avait connu des pics lors des guerres de Gaza de 2008-2009 et de 2014. Au commencement des années 2010, la plupart des gouvernements se prononçaient pour un État palestinien, dans le cadre des frontières de 1967. Cet état de fait a connu un retournement drastique avec l’arrivée au pouvoir de nombreux partis de droite entre 2015 et 2019. Encouragés par l’administration Trump, ils ont rallié des positions pro-israéliennes affirmées – de Jair Bolsonaro au Brésil à Jeanine Añez en Bolivie.

À l’issue du récent virage à gauche, l’Amérique latine a renoué avec une tradition multilatéraliste de soutien à l’autodétermination palestinienne. Les attaques israéliennes contre Gaza ont été fermement condamnées par plusieurs gouvernements, au-delà des diplomaties traditionnellement favorables à la Palestine comme celles de Cuba et du Venezuela. La Colombie, le Chili et le Honduras ont rappelé leur ambassadeur, tandis que la Bolivie a rompu ses relations avec le pays. Des exceptions, et non des moindres, sont cependant à relever en Amérique centrale, et désormais en Argentine – où la présidence de Javier Milei, fervent partisan d’Israël, promet de fragmenter davantage l’unité diplomatique de la région.

Au Brésil, le président Luiz Inácio Lula da Silva, dont le pays présidait le Conseil de sécurité des Nations-Unies en octobre, a joué la carte du médiateur et du diplomate expérimenté. Il a d’abord émis des condamnations plus prudentes que les autres envers Israël. Mais de récentes escarmouches autour d’une déclaration des agences israéliennes de renseignement, affirmant que le Brésil avait procédé à l’arrestation de deux membres du Hezbollah sur son sol à leur demande – tandis que l’ambassadeur d’Israël rencontrait Jair Bolsonaro – a détérioré l’état des relations entre ces deux pays.

À l’inverse des États-Unis, de l’Europe occidentale et de la majorité de l’OTAN, la Chine et la Russie reconnaissent tous deux l’État palestinien dans les frontières de 1967, avec Jérusalem-Est comme capitale. Cependant, ni la Chine ni la Russie n’ont fait de la question palestinienne un enjeu de premier plan ces dernières années. Malgré des tensions relatives aux liens que la Russie entretient avec l’Iran et la Syrie, Israël a veillé à maintenir des relations cordiales avec le Kremlin, même si la guerre en Ukraine a généré des tensions entre le Premier ministre Benjamin Netanyahu et le président Vladimir Poutine.

La Chine, quant à elle, est le second partenaire commercial d’Israël. Les relations entre les deux États sont assez bonnes pour que le South China Morning Post proclame que « les liens économiques étroits d’Israël avec la Chine ont bien fonctionné – jusqu’au conflit de Gaza ».

L’Inde, fidèle à l’héritage non-aligné de Nehru et au soutien d’Indira Gandhi à l’Organisation de libération de la Palestine (l’Inde ayant été le premier État non arabe à reconnaître l’OLP), reconnaît également l’État palestinien. Mais le pays s’est considérablement rapproché d’Israël depuis l’ouverture diplomatique du Premier ministre P. V. Narasimha Rao en 1992. Le soutien d’Israël à l’Inde lors du conflit de Kargil avec le Pakistan en 1999 avait joué un rôle déterminant dans ce processus.

Le positionnement radicalement pro-israélien de la présidente de la Commission européenne prévaudra-t-il ? Ou entendra-t-on l’appel de Dominique de Villepin à « ouvrir les yeux » ?

Au cours de la dernière décennie, le Premier ministre Narendra Modi, tout en maintenant officiellement la position multilatéraliste traditionnelle de l’Inde, a poussé plus loin encore le rapprochement avec Israël pour alimenter son nationalisme hindou, utilisant ses liens étroits avec le pays comme emblème de son hostilité à l’égard des musulmans indiens et de l’ennemi historique pakistanais. En rupture avec son multilatéralisme de longue date, l’Inde s’est même abstenue lors du vote du 27 octobre à l’Assemblée générale de l’ONU, qui appelait à un cessez-le-feu à Gaza. Surtout, l’Inde est désormais le plus grand acheteur d’armes israéliennes dans le monde…

Au sein des BRICS, l’Afrique du Sud est restée la plus constante dans sa dénonciation de l’apartheid israélien. Le gouvernement a rappelé son ambassadeur, et le parlement a appelé à la rupture pure et simple des liens diplomatiques jusqu’à ce qu’Israël accepte un cessez-le-feu.

Un soutien en diminution ?

L’ampleur de la riposte israélienne à Gaza change indéniablement la donne. Sous l’impulsion de l’opinion publique, de nombreux gouvernements ont condamné le massacre de civils par Israël, sa violation du droit international et des droits humains les plus élémentaires.

Ce processus est particulièrement prégnant au Moyen-Orient, où la question a une fois de plus galvanisé l’opinion. Lors du sommet conjoint de la Ligue arabe et de l’Organisation de la coopération islamique à Riyad le 11 novembre, les chefs d’État ont rejeté l’idée qu’Israël agissait en situation de légitime défense. Ils ont exhorté la Cour pénale internationale à enquêter sur les « crimes de guerre » israéliens, requis un embargo sur les armes à destination d’Israël et exigé que l’ONU adopte une résolution contraignante pour mettre fin à son agression contre Gaza. Il s’agissait d’une démonstration inédite d’unité dans cette région, le président iranien s’étant même rendu en Arabie saoudite pour la première fois depuis 2012.

Le sommet de Riyad, malgré son intensité rhétorique, a cependant accouché de peu de mesures concrètes. La rupture des liens économiques avec Israël ou des approvisionnements pétroliers, l’empêchement du transit d’armes américaines vers ce pays, n’ont pas remporté d’approbation unanime. Mais les États arabes, de plus en plus indisposés à l’égard de ce qu’ils perçoivent comme la manifestation de l’indulgence occidentale à l’égard des atrocités israéliennes, commencent à recourir à des jeux de pouvoir géopolitiques plus ambitieux. À cet égard, la récente visite à Pékin des ministres des Affaires étrangères des États arabes et à majorité musulmane constituait une initiative audacieuse pour la région. Elle a été brandie comme la première étape d’une tournée diplomatique plus vaste. Elle a également été reçue de manière positive par la Chine, le ministre des Affaires étrangères Wang Yi dénonçant la « punition collective » qu’Israël infligeait aux Palestiniens.

Israël conserve cependant un soutien considérable dans de nombreux pays. Aux États-Unis, en Amérique latine et en Afrique subsaharienne, l’influence des églises évangéliques et de courants chrétiens pro-israéliens ont assuré de puissants alliés à Israël. Le soutien indéfectible du Ghana est intelligible à l’aune de la foi du président évangélique Nana Akufo-Addo, et de ses efforts visant à séduire l’électorat chrétien évangélique. Au Ghana comme ailleurs en Afrique, l’esprit tiers-mondiste qui avait incité vingt-neuf pays à rompre leurs relations avec Israël en 1973 est révolu.

En Occident, Israël est parvenu à mobiliser ses soutiens. L’idée que le pays constitue un bouclier au Moyen-Orient, alors que la crainte du déclin mondial de l’Occident fait son chemin, prospère dans les milieux conservateurs. Qu’Israël soit un « antidote au déclin de l’Occident » domine le discours de l’extrême droite. En Europe même, où les racines antisémites de l’extrême droite sont profondes, la haine des musulmans et le rejet de l’immigration ont pris le pas sur l’antisémitisme.

Une question cruciale demeure en suspens : comment le « centre politique » réagira-t-il ? Autrement dit, quelle narration l’emportera ? Comment l’Europe – dont une partie significative de l’opinion est pro-palestinienne, et dont la classe politique est plus divisée que celles des États-Unis – finira-t-elle par se positionner ? Le positionnement radicalement pro-israélien de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen prévaudra-t-il ? Ou entendra-t-on l’appel de l’ancien ministre français des Affaires étrangères Dominique de Villepin à « ouvrir les yeux » ?

La cadence des tueries n’a aucun précédent au cours de ce siècle.

La vassalisation renouvelée de l’Europe vis-à-vis des États-Unis depuis le début de la guerre en Ukraine n’augure rien de bon, pour qui escompte un positionnement véritablement indépendant. Pour autant, afin de prévenir une sanction électorale, de nombreux représentants adoptent une démarche diplomatique plus prudente, impliquant une critique accrue d’Israël. Alors que les massacres israéliens s’intensifiaient, que les sondages d’opinion et les manifestations reflétaient un mécontentement populaire significatif et que les frondes parlementaires se multipliaient, certains ont timidement amendé leur positionnement initial.

La manière dont la communauté internationale exercera une pression sur Israël dépendra, en dernière instance, de l’ampleur des protestations publiques mondiales, elles-mêmes déterminées par l’ampleur des violences exercées contre les civils par l’État d’Israël.

Lors des conflits antérieurs, la proportion de civils palestiniens décédés était significativement plus élevée que celle des civils israéliens. Lors de la guerre de Gaza en 2014, 67 soldats israéliens et 6 civils israéliens ont été tués, contre 2 251 Palestiniens – dont 60 % étaient des civils, selon le Conseil des droits de l’homme des Nations unies. À l’issue de l’assaut actuel contre Gaza, le nombre de Palestiniens décédés s’élève à 16 000, parmi lesquels 40 % sont des enfants, contre environ 1 200 Israéliens tués au cours de l’effroyable attaque du Hamas.

En termes relatifs, les tueries d’Israël sont de la même ampleur que les châtiments antérieurement infligés aux Palestiniens. Mais en termes absolus, ces chiffres racontent une autre histoire. La cadence même des tueries n’a aucun précédent au cours de ce siècle – et avec plus de 1,7 million de déplacés et plus de la moitié des bâtiments du nord de Gaza endommagés ou détruits, le degré de destruction est inédit.

Fissures dans le consensus

Par le passé, Israël a pu maintenir sa position dans l’ordre mondial malgré une condamnation internationale généralisée, en raison du soutien inconditionnel des États-Unis. Il est peu probable que celui-ci change radicalement, mais des fissures significatives apparaissent dans le consensus. L’opinion publique américaine n’a cessé d’évoluer sur la question israélo-palestinienne depuis plusieurs années. Pour la première fois, des dizaines d’élus au Congrès, membres du parti du président, se sont opposés à lui sur cette question et ont appelé à un cessez-le-feu. On rapporte également des dissensions au sein du Département d’État concernant le blanc-seing accordé par l’administration Biden à Israël.

Si les massacres se poursuivent, les États-Unis pourraient se trouver dans l’obligation d’intensifier leur posture unilatéraliste pro-israélienne. Mais une telle attitude pourrait coûter cher à l’administration Biden en termes électoraux – notamment au sein des jeunes de la base démocrate – et auprès de la communauté internationale, laissant la Chine et la Russie profiter de cet isolement.

Pour Israël, il existe donc une réelle possibilité de remporter une victoire militaire à la Pyrrhus, avec des conséquences politiques dommageables. Parmi les principaux acquis diplomatiques israéliens de ces dernières années, certains sont déjà en jeu. Israël pourrait ne pas s’en soucier. Après tout, ce pays a déjà surmonté une hostilité internationale significative par le passé, s’appuyant sur de puissants alliés et sa force de dissuasion nucléaire. On peut interpréter les récents succès diplomatiques d’Israël comme autant de tampons sécurisés par le pays, prévus pour absorber les chocs qu’une crise internationale ne manquerait pas de provoquer. Que pèsent quelques différends diplomatiques ou le rappel de quelques ambassadeurs dans ce grand schéma ? Si l’hostilité croissante à l’égard d’Israël ne se traduit pas par des actions concrètes menaçant de manière crédible le pouvoir militaire ou la position économique d’Israël, il est peu probable qu’elle prenne le pas sur les préoccupations de politique intérieure de Netanyahu ou les défis sécuritaires perçus.

Après un oubli prolongé, la question palestinienne est de retour. Reste à savoir si l’ampleur du nettoyage ethnique et de la violence meurtrière d’Israël initiera un changement de paradigme qui érodera sa légitimité, et si ce moment charnière signifie que la situation des Palestiniens refuse de s’effacer de la scène internationale, comme cela s’est si souvent produit par le passé.

En Colombie, bras de fer entre Gustavo Petro et l’oligarchie

Gustavo Petro, Président de la Colombie depuis 2022. © Fotografía oficial de la Presidencia de Colombia

En 2022, l’élection d’un Président de gauche, Gustavo Petro, pour la première fois dans l’histoire de la Colombie, avait nourri de nombreux espoirs. Mais après des débuts prometteurs, son gouvernement se heurte désormais à une opposition féroce des élites économiques du pays. Bien que dépourvu d’une majorité au Parlement, Petro peut toutefois espérer des victoires politiques, à condition de s’appuyer sur de fortes mobilisations populaires. Par Pablo Castaño, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon [1].

« Si le peuple se mobilise, ce gouvernement ne sera pas renversé. Les réformes seront menées à bien. La stratégie est dans la mobilisation, nous voulons que le peuple s’organise. » Tel était le vœu explicite formulé par Gustavo Petro à la foule rassemblée sur la Plaza Bolivar, à Bogotá, le 27 septembre dernier.

La promesse, faite par le premier gouvernement de gauche de l’histoire de la Colombie, paraissait réaliste. Mais les résultats des élections régionales et municipales du 29 octobre, qui ont vu les partis traditionnels remporter les plus grandes villes et la plupart des régions, ont affaibli le gouvernement déjà sous le feu des critiques et paralysé sa capacité à mettre en œuvre des réformes progressistes.

Pourparlers de paix avec l’Armée de libération nationale (ELN), réforme fiscale ambitieuse, politique environnementale de grande ampleur : des réalisations notables sont à porter au crédit de l’exécutif, dirigé par Petro et la vice-présidente Francia Márquez, au cours de sa première année d’exercice. De récents sondages montrent néanmoins une baisse du soutien populaire dont jouit le Président, et ses principales réformes sont bloquées par un Parlement hostile.

Ces premières difficultés n’ont rien de vraiment surprenant : Petro a été élu avec une faible marge face au populiste de droite Rodolfo Hernández en juin 2022, et, même s’il dispose du premier groupe parlementaire, sa coalition du Pacte historique ne lui assure pas la majorité au Parlement. Pourtant, suite à sa victoire sans précédent, la plupart des partis centristes et conservateurs ont apporté leur soutien au nouveau gouvernement. Un appui qui a facilité l’adoption d’un Plan national de développement et d’une réforme fiscale, deux éléments essentiels au financement de l’agenda social du Pacte historique.

Mais la lune de miel postélectorale n’a guère duré. Après des mois de tensions croissantes, la relation de Petro avec ses alliés libéraux a vacillé quand il s’est agi de réformer le système de santé. Cette opposition a conduit Petro à se séparer de plusieurs ministres centristes, ce qui a été perçu comme un virage à gauche et provoqué l’hostilité des députés centristes. Une série de scandales dans l’entourage du président (son fils a été inculpé pour avoir financé illégalement la campagne de son père et l’ancienne directrice de cabinet du Président a été accusée d’avoir ordonné de mettre sur écoute une de ses employées de maison) a entraîné une chute de sa popularité.

Les résultats des élections régionales et municipales du 29 octobre n’ont rien arrangé. La gauche a remporté seulement neuf des trente-deux gouvernements régionaux et pas la moindre ville d’importance. À Bogotá, l’ancien sénateur du Pacte historique Gustavo Bolivár, qui a mené les manifestations anti-libérales de 2019 et 2021 et qui est très populaire chez les jeunes, est arrivé en troisième position, et c’est le candidat de centre-droit Carlos Fernando Galán qui a été élu maire avec 49 % des voix, un record. À Medellín, la deuxième ville du pays, l’ancien candidat de droite à l’élection présidentielle Federico Gutiérrez « Fico » a remporté une victoire encore plus écrasante avec 73 % des suffrages.

La question reste ouverte de savoir si l’arrivée de politiciens traditionnels à la tête des exécutifs régionaux et municipaux sapera ou non la capacité de Petro à mettre en œuvre son programme.

En Colombie, les élections municipales et régionales ont tendance à refléter les dynamiques locales et non nationales. Cependant, d’après Sandra Borda, politologue à l’Universidad de los Andes, les résultats seront interprétés comme une défaite cinglante pour le gouvernement au pouvoir. De fait, tant les partis d’opposition que les grands médias n’ont pas attendu pour affirmer que la défaite électorale de la gauche marquait un tournant dans la présidence de Petro, et ils ont fait pression sur le gouvernement pour qu’il abandonne ses réformes. La question reste ouverte de savoir si l’arrivée de politiciens traditionnels à la tête des exécutifs régionaux et municipaux sapera ou non la capacité de Petro à mettre en œuvre son programme.

Face à ses difficultés, Petro a fait appel à la mobilisation populaire, celle-là même qui a permis à la gauche d’accéder au pouvoir, tout en négociant simultanément au Parlement. Selon Alejandro Mantilla, politologue à l’Universidad Nacional de Colombia (UNAL), « la force de l’estallido social (explosion sociale) de 2019 et 2021 » fut l’une des raisons majeures de la victoire de Petro.

Selon Mantilla, les relations entre le gouvernement et les principaux mouvements sociaux du pays sont toujours solides. Plus de cinquante organisations sociales ont répondu à l’appel du gouvernement pour un « Carnaval pour la vie » le 27 septembre dernier. L’opposition et les grands médias n’ont pas manqué de dénigrer les marches qui ont envahi les rues des principales villes de Colombie, certains affirmant même que l’État avait en partie financé la mobilisation.

À Bogotá, des milliers d’indigènes venus de tout le pays se sont joints à la marche, y compris de nombreux membres non armés de la Garde indigène, chargée de protéger les territoires ancestraux de la violence de groupes armés illégaux, notamment dans la région Pacifique. Le sénateur Alberto Benavides, du Pôle démocratique alternatif (membre de la coalition du Pacte Historique dirigée par Petro, ndlr), a déclaré espérer que les marches « aideront le Congrès à approuver les réformes sociales proposées par le gouvernement. »

Borda doute cependant que les marches soient vraiment utiles, d’autant plus que les partis traditionnels n’ont aucun intérêt à être à l’écoute des manifestants. Même si, comme le fait remarquer Mantilla, « il existe un solide noyau de mouvements indigènes et paysans qui soutiennent le gouvernement », le mouvement étudiant s’est fait extrêmement discret lors de la mobilisation sur la Plaza Bolivar. Une absence d’autant plus troublante si l’on considère que les étudiants étaient le fer de lance des manifestations anti-libérales de 2019 et 2021 et l’un des principaux viviers électoraux du Pacte historique.

Les deux défis les plus importants à relever pour le gouvernement sont la résolution du conflit armé interne et la redistribution des terres.

Les deux défis les plus importants à relever pour le gouvernement, qui détermineront sans doute largement la confiance que lui accorderont les électeurs, sont la résolution du conflit armé interne et la redistribution des terres. Ils sont étroitement liés : l’accord de paix historique avec les FARC en 2016 prévoyait un désarmement du groupe armé en contrepartie d’une distribution plus équitable des terres. Un processus saboté par la droite au pouvoir les années suivantes, qui doit maintenant reprendre. La Colombie est le deuxième pays le plus inégalitaire d’Amérique latine, et celui où le taux d’occupation des terres est le plus élevé. Le pays connaît également le plus long conflit armé de la région, une violence étroitement liée à la question des inégalités qui ne date pas d’hier. Après plus de deux cents ans de gouvernements de centre et de droite, Petro et Márquez tentent de prouver que la Colombie est capable de changer de cap.

Leur principale opposition vient des élites économiques habituées à bénéficier des faveurs de dirigeants politiques tels Alvaro Uribe (2002-2010) et son héritier, Iván Duque (2018-2022). Les représentants politiques de cette oligarchie ont gagné du terrain lors des dernières élections, et les médias se sont emparés des récents scandales pour salir la réputation de Petro.

La mobilisation populaire et les tractations parlementaires suffiront-elles à permettre de réaliser en partie l’ambitieux programme électoral de Petro ? Si oui, cela montrera que la Colombie n’est pas condamnée à répéter les politiques conservatrices et néolibérales qui ont gangrené le pays la plus grande partie de son passé récent.

Notes :

[1] Article originellement paru chez notre partenaire Jacobin sous le titre « Gustavo Petro’s Left-Wing Government Is Facing Staunch Resistance in Colombia »

Leonel Fernández : « De la diplomatie du dollar à une relation d’égal à égal »

Nous avons rencontré Leonel Fernández, président de la République dominicaine à trois reprises (1996-2000, 2004-2008, 2008-2012). Il revient dans cet entretien sur l’histoire de son pays, marquée du sceau de l’impérialisme américain. Sur les défis géopolitiques de l’Amérique latine et l’intégration régionale, à laquelle il cherche à contribuer en s’investissant dans le Grupo de Puebla. Et sur sa propre présidence, caractérisée par des relations cordiales aussi bien avec les États-Unis de Barack Obama que le Venezuela de Hugo Chávez.

LVSL – Votre pays possède une longue histoire conflictuelle à l’égard des États-Unis. À quand cela remonte-t-il, et quels ont été les principaux épisodes de friction ?

Leonel Fernández – L’émergence des États-Unis comme empire remonte à la fin du XIXème siècle. L’impérialisme s’est étendu via la diplomatie du dollar, sous la présidence de William Howard Taft. Il s’est servi de la dette contractée par notre peuple. Initialement, c’est auprès d’institutions financières européennes que la République dominicaine était endettée. Puis, ce sont les Américaines qui sont devenus les créanciers de la République dominicaine, de Haïti, du Nicaragua, etc.

Il faut rappeler à quel point la situation politique de ces pays était chaotique : il ne s’agissait pas de démocraties consolidées. Un état de guerre civile permanent subsistait. Les risques de défaut sur la dette ont fourni une justification à l’occupation militaire des États-Unis. Bien sûr il s’agissait d’un prétexte, d’une instrumentalisation de la diplomatie du dollar pour déployer une force militaire.

En 1965, nous avons subi une nouvelle occupation de la part des États-Unis. Elle faisait suite à une insurrection populaire commencée dix ans plus tôt, que nous avons nommée Révolution d’avril. Elle était dirigée contre un groupe putschiste qui avait renversé le gouvernement démocratiquement élu de Juan Bosch. Celui-ci incarnait des demandes démocratiques et sociales largement partagées par la population dominicaine mais a été pointé du doigt comme communiste. Cela a fourni une justification à son renversement par la caste militaire, des secteurs de l’Église catholique et les États-Unis dirigés par John F. Kennedy. Celui-ci ne souhaitait pas que la République dominicaine se convertisse en un second Cuba.

Raison pour laquelle nous avons été envahi en 1965… alors que nous n’avons jamais conçu cette révolution comme socialiste. Nous souhaitions simplement que Juan Bosch revienne au pouvoir. Il n’avait rien d’un communiste, c’était un démocrate progressiste avec des vues amples sur les questions sociales. C’était également un grand intellectuel et un grand écrivain, important pour l’identité nationale dominicaine.

Regardez ce qui s’est passé en Europe après 2008 : à cause de l’euro, seule l’Allemagne a pu sortir sans douleur de la crise. Regardez le sort terrible qui a été réservé à la Grèce : il montre bien le péril que représente une monnaie unique.

Aujourd’hui, 10% de la population dominicaine vit aux États-Unis. C’est une population bi-culturelle, bien intégrée. Raison pour laquelle nous souhaitons avoir des relations apaisées avec les États-Unis, constituée notamment d’échanges culturels, scientifiques, universitaires. Ce, malgré ce passé sombre.

LVSL – Les relations se sont-elles améliorées avec les États-Unis ?

LF – Du fait des occupations militaires, il existait un sentiment anti-impérialiste très fort dirigé contre les Américains. Le parti auquel j’appartenais, fondé par Juan Bosch, s’intitulait Parti de la libération dominicaine – libération contre une forme de domination impériale. J’ai baigné dans une atmosphère de nationalisme révolutionnaire. De nombreuses voies – celle de la révolution armée, notamment – ont constitué une impasse. Seule l’option électorale a abouti.

Et je pense que les temps ont changé. De par notre proximité géographique, nous nous situons nécessairement dans la sphère d’influence des États-Unis. Une grande partie du tourisme des investissements, viennent des États-Unis – dans une moindre mesure, du Mexique. La géographie s’impose : nous devons nous entendre avec les États-Unis.

LVSL – L’idée d’une monnaie commune pour le sous-continent, visant à libérer l’Amérique latine du dollar, a été défendue par plusieurs leaders progressistes, notamment par Lula. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

LF – C’est une question complexe. L’Amérique latine est en crise. Avoir une monnaie commune avec des pays si différents n’est pas chose que l’on pourrait facilement instituer. Il faudrait passer outre la résistance des banques centrales de chaque pays. Je dirais donc que c’est une option à discuter plus en détails.

Il faut prêter attention à un phénomène important en matière monétaire : celui des crypto-monnaies. Je les perçois comme une réaction du secteur privé face au monopole des États en matière monétaire. J’y vois le dernier visage du néolibéralisme : il s’agit de la privatisation du privilège régalien de battre monnaie. Certains États ont répliqué, avec justesse, en instituant des moyens de paiement électroniques. Une éventuelle monnaie commune devrait prendre en compte cette révolution numérique.

Je ne crois pas que le futur de l’Amérique latine réside dans la mise en place d’une monnaie unique. Regardez ce qui s’est passé en Europe après 2008 : à cause de la monnaie unique, seule l’Allemagne a pu sortir sans douleur de la crise. Regardez le sort terrible qui a été réservé à la Grèce : il montre bien le péril que représente une monnaie unique.

LVSL – En tant que président, vous avez vécu une période constituée par d’importants projets d’intégration régionale, portés notamment par le président vénézuélien Hugo Chávez et le président brésilien Lula da Silva. Quel rôle a tenu la République dominicaine ?

LF – Nous avons joué un rôle sous-régional, qui correspond à notre ancrage caribéen. Nous entretenons des liens étroits avec la communauté caribéenne (CARICOM), et nous sommes membres de l’association des États des Caraïbes (AEC).

Le président vénézuélien Hugo Chávez (1999-2013) et Leonel Fernádez © PSUV

À une échelle plus large, nous sommes membres du système d’intégration d’Amérique centrale (SICA) de la Communauté des États latino-américains et des Caraïbes (CELAC). Nous avons ainsi adhéré à toutes les organisations dans lesquelles nous pouvions jouer un rôle significatif, pour promouvoir une identité latino-américaine dans une optique d’intégration.

Il faut ajouter que nous avons été exclu de plusieurs programmes d’aide internationale depuis que nous avons acquis le statut de pays à revenu moyen – les aides se focalisant sur les pays à faibles revenus.

LVSL – L’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA), menée par Cuba et le Venezuela, demeure l’organisation régionale la plus « politique » de cette période. Pourquoi la République dominicaine n’en est-elle pas devenue membre sous votre présidence ?

LF – Ce n’était pas une organisation qui correspondait à notre zone géographique, ou dans laquelle nous aurions pu jouer un rôle significatif.

En revanche, nous avons été membres de Petrocaribe, une organisation très importante pour la République dominicaine. Elle est née d’un geste de solidarité du président Hugo Chávez. L’idée était de permettre aux pays-membres d’avoir accès au pétrole à un prix préférentiel : le Venezuela nous le fournissait à 40 % en-dessous du prix du marché. Cela a beaucoup joué dans la stabilité macro-économique de la République dominicaine sous ma présidence.

Depuis Buenaventura, les défis du nouveau gouvernement colombien

© David Zana pour LVSL

Ce 7 août, Gustavo Petro et Francia Márquez ont pris officiellement les rênes de la République de Colombie, l’un des États les plus inégalitaires au monde. Dans le pays, la côte Pacifique fait historiquement figure de délaissée. Peuplée à 90% par des afrodescendants, très pauvre et isolée, la région est paradoxalement un front d’ouverture au commerce international, licite ou non. Premier port de la quatrième économie d’Amérique latine, la ville de Buenaventura témoigne d’inégalités criantes et illustre la relation ambiguë du pays à sa côte Pacifique. À l’aube d’un renouveau politique national, poser le regard sur Buenaventura permet de saisir la nature des défis à relever.

La ville est composée d’une île (la isla) et d’une partie continentale (incluant une zone rurale de19 corregimientos), toutes deux reliées par le pont El Piñal. Situé à la pointe de l’île, le centre-ville se résume à quelques rues et à l’incontournable Malecón Bahia de la Cruz (communément appelé el parque), donnant à Buenaventura les airs d’un village au cœur de l’économie monde. Dès les premiers pas dans la ville, en sortant de la gare routière, on est frappés par la chaleur humide, la laideur du gros-œuvre, l’insalubrité ambiante et l’omniprésence des « habitants de la rue », déambulant ou couchés par terre.

Fondée par les conquérants espagnols le 14 juillet 1540, Buenaventura était avant tout un lieu d’échange de marchandises pour la connexion Espagne-Panama-Cali. Pendant la guerre civile (1958-1960), la ville fut relativement épargnée et on venait sur la côte pour y mener la Dulce Vita. Dans les 1950-1960, Buenaventura était la ville du libertinage, en particulier le quartier de La Pilota, un lieu tolérant où venaient les « demoiselles » de l’intérieur.

Si la ville récoltait les fruits du dynamisme de sa zone portuaire bâtie dès 1919, la Colombie se développait déjà en tournant le dos à sa région Pacifique. Parce qu’elle disposait d’un port, considéré comme une aubaine pour les habitants, Buenaventura était peu concernée par l’aide publique au développement. En réalité, la faiblesse institutionnelle était criante et les infrastructures éducatives et sanitaires déficitaires. Beaucoup de personnes se sont mises à quitter la ville, rapidement connue comme la capitale de la Manglaria (un arbre associé à l’humidité et à la négritude). Jusqu’aux années 1990 néanmoins, l’entreprise publique en charge du port, Colpuertos, fonctionnait sur un mode paternaliste assurant salaires réguliers et sécurité de l’emploi aux habitants. Les choses ont changé à partir de 1993, lorsque la gestion du port a été privatisée.

Le port privatisé, une enclave tournée vers l’économie mondiale

En 1993, un décret pris sous la présidence de Cesar Gaviria privatisa l’entreprise Colpuertos et la gestion du port passa aux mains de la société portuaire de Buenaventura (SPB). Par la suite, deux autres ports furent construits dans la ville : en 2008, le Terminal des conteneurs de Buenaventura (TcBuen) et en 2017, le port d’Agua Dulce.

Centre-ville, à quelques pas de la société portuaire de Buenaventura (SPB). ©David Zana

La SPB est une société d’économie mixte détenue principalement par de riches familles du pays. Au premier semestre 2020, elle administrait 41% du total des cargaisons dans le pays . Les entités publiques sont largement minoritaires dans son capital : la mairie de Buenaventura (15%), le ministère du transport (2%) et le ministère de l’agriculture (0,5%). TcBuen est quant à elle détenue à 66,2% par le Terminal des conteneurs de Barcelone, une société espagnole. Enfin, le port d’Aguadulce appartient à une société philippine (présidée par le milliardaire Enrique Razon) et une société singapourienne. Les propriétaires de la gestion portuaire de Buenaventura ne vivent pas dans la ville ; ils vivent à Cali, Bogotá, Medellín ou à l’étranger.

La disparition de Colpuertos a extrêmement mis à mal les liens qui unissaient la population avec son économie portuaire. Deux circuits économiques étanches sont apparus dans la ville : un circuit moderne articulé autour du port et de dimension mondiale (employant des travailleurs qualifiés de l’étranger) et un circuit local reposant sur la débrouille. Les entreprises de Buenaventura n’obtiennent pas les contrats pour la gestion portuaire et les habitants ont l’impression de n’être que des spectateurs face aux richesses qui entrent et sortent de la ville. Les hommes « vivent de la marée » ou travaillent avec le bois et les femmes œuvrent dans la commercialisation de fruits de mer et la production de viche [1]. Ceux qui ont un contrat de travail sont le plus souvent employés dans l’hôtellerie-restauration (32% de la population active) ou servent de main-d’œuvre non qualifiée pour le secteur portuaire (23%) mais ces emplois sont très précaires.

Vente de viche à quelques mètres du quai touristique. © David Zana

Angel travaillait pour une entreprise spécialisée dans le transport industriel, mais se considérant trop faiblement rémunéré, a préféré démissionner. Il travaille aujourd’hui comme chauffeur de taxi, tout comme Alex qui était auparavant employé de TcBuen mais est parti lorsque cette dernière s’est mise à le payer à l’heure (6000 pesos, soit 1.35 euros). Nombreux sont ceux qui débutent une activité de chauffeur de taxi dans laquelle ils se sentent plus libres, notamment dans le choix des horaires. Selon Alex, c’est une activité rentable du fait de l’allongement de la ville. Les personnes vivant dans les barrios éloignés du centre ont besoin de taxis pour rejoindre leur lieu de travail ou effectuer toutes sortes de démarches. Vanessa est quant à elle serveuse dans un restaurant de poissons situé sur les bords du Malecón. Sans contrat de travail, elle reçoit chaque jour son salaire (30.000 pesos) de la main à la main.

© David Zana

Les trajectoires professionnelles de Angel, Alex et Vanessa sont monnaies courantes. La loi 50 de 1990 a flexibilisé le droit du travail en Colombie dans le but de réduire les coûts de production pour les entreprises et les contrats par heure travaillée et à durée déterminée se sont généralisés. Les emplois précaires des travailleurs portuaires sont généralement externalisés. Qu’ils soient manutentionnaires, opérateurs de machine, treuillistes, planificateurs, moniteurs, superviseurs ou autres, les habitants de Buenaventura travaillant au port sont contractés par des sociétés externes. La SPB se charge seulement de la gestion administrative du port et délègue à d’autres structures privées la gestion plus opérationnelle (comme le chargement ou le stockage des marchandises).

« Buenaventura ne possède pas de port, Buenaventura souffre d’un port. »

Victor Hugo Vidal, maire de Buenaventura

Les colossales disparités socio-économiques dans la ville vont de pair avec des inégalités raciales visibles. Dans la région du littoral, les blancs venus de l’intérieur sont fréquemment nommés sous le générique paisa (alors que les « vrais paisas » sont les personnes originaires d’Antioquia). A Buenaventura, les paisas sont les propriétaires des commerces urbains florissants et les afrodescendants (88% de la population de la ville), leurs employés. Préférant vivre ailleurs, les paisas qui ont « réussi » administrent leur commerce depuis Cali ou une autre ville de l’intérieur.

Alors que seuls 10% de la population disposeraient d’un emploi formel, beaucoup de jeunes sans perspectives rejoignent les groupes armés pour gagner leur vie. Dans ce contexte, ils sont nombreux à vouloir s’en aller, à l’étranger ou dans une autre ville mais tous n’en ont pas l’opportunité.

Une ville sous contrôle des groupes armés

En janvier 2021, les habitants de nombreux quartiers n’osaient plus sortir après 18 heures. Cela n’était pas lié au Covid-19 mais à l’insécurité dans les rues. La situation géographique de Buenaventura et sa connexion avec de nombreux fleuves en font un lieu stratégique pour le trafic de drogues, dont les groupes illégaux se disputent les espaces. Le groupe le plus puissant actuellement à Buenaventura s’appelle la Local, avec à sa tête les frères Bustamante. Il agit en association avec le principal cartel colombien actuel, los Urabeños.

Alejandra a vingt-deux ans et étudie la comptabilité publique. Elle vit dans le quartier San Luis à l’intérieur de la comuna 7, l’une des plus redoutées: « Les groupes font partie de la normalité ici. Les gens se sont complètement habitués à leur présence, ils ne sont même plus surpris. On les voit marcher dans la rue, parler avec la police. On voit même leur arme ». Elle se souvient bien de la fois où elle a surpris une conversation : « Sais-tu qui je suis ? C’est moi qui protège le quartier ici ».

Les bandes armées utilisent le désarroi économique des jeunes et leur irresponsabilité pénale. Les enfants abandonnent tôt le collège pour chercher du travail (la désertion scolaire des 15-19 ans atteint les 40%), n’en trouvent pas et sont séduits par le salaire de deux millions de pesos mensuel (environ 500 euros) offert par les groupes armés. Les moins jeunes sont aussi concernés, comme en témoigne Carlos qui a passé plusieurs années en prison. S’il travaille aujourd’hui dans un taxi, il n’exclut pas de retourner à son ancienne activité : « Comme dit Pablo, il vaut mieux vivre cinq ans au top que dix ans dans la galère ».

Les groupes armés ont institutionnalisé l’extorsion. Il faut payer un impôt (la vacuna) pour entrer et sortir de certains quartiers. Quant aux commerçants, ils ont intégré la vacuna dans leur comptabilité. Oswaldo travaille dans une entreprise de vente de panela (sucre de canne aggloméré dont raffolent les Colombiens). Il a l’impression d’exercer normalement son activité lorsqu’il vient à Buenaventura mais il sait qu’il devra payer les groupes qui contrôlent les zones où ont lieu ses ventes.

Cette emprise territoriale a provoqué à partir de la fin des années 1990 d’importants déplacements de population. Le phénomène ne concernait au départ que les communautés rurales puis s’est étendu dans les années 2000 à la zone urbaine, faisant de Buenaventura la ville avec le plus fort taux de déplacement intra-urbain du pays. Maria est serveuse dans un hôtel face au Malecón. Elle habitait dans la comuna 7 avec son fils mais a été contrainte de déménager dans la comuna 2 suite aux violences de janvier 2021. La situation s’était pourtant améliorée. Il y a sept ans le port avait été militarisé et les casas de pique [2] démolies, mais depuis fin 2020, la ville connaît un regain de violence. En cause, la scission du groupe jusqu’alors aux commandes – La Local – en deux bandes rivales se livrant une guerre territoriale. 2021 fût finalement l’année la plus violente à Buenaventura depuis l’accord de paix de 2016.

© David Zana

Cette violence n’est pas toujours soulignée par les habitants. Sandra est réceptionniste dans un hôtel situé près du Malecón. Pour elle, il y a de l’insécurité à Buenaventura comme partout ailleurs. Elle y a toujours vécu et n’a pas l’impression de vivre dans une ville particulièrement dangereuse. Eduardo est vénézuélien et vit en Colombie depuis trois ans. Buenaventura est la ville qui l’a accueillie et lui a permis de travailler: « Je sens que je peux faire ma vie ici. Il y a de la violence mais comme partout ailleurs. Sur la Isla, c’est tranquille car il y a beaucoup de policiers. Je me suis fait voler une fois mais il ne faut pas se focaliser sur le négatif. Hormis les bandes criminelles et le covid, ici c’est un endroit bien».

Ceux qui osent se mettre sur le chemin des groupes armés subissent en revanche menaces et assassinats systématiques. Orlando Castillo est un leader social, membre de la Commission Interethnique de la Vérité de la région Pacifique (CIVP). « Bonjour, comment vas-tu ? Écoute, nous avons besoin de parler avec toi avant qu’il ne soit trop tard » est le genre de sms qu’il reçoit. C’est une réalité commune à l’ensemble du pays comme en témoigne l’organisation Somos Defensores qui documente une augmentation inquiétante des violences contre les défenseurs des droits entre 2010 et 2019.

Le port, une malédiction locale ?

« Buenaventura ne possède pas de port, Buenaventura souffre d’un port » : ce sont les mots du maire Victor Hugo Vidal. Tous les jours transitent par les routes de la ville des quantités colossales de marchandises dont les habitants ignorent le contenu et la destination. Les camions et les tracteurs qui entrent et sortent du port génèrent pour les riverains de la poussière et du bruit. Ils portent le nom des grandes multinationales de la logistique comme Evergreen ou Maersk (plus grand armateur de porte-conteneurs au monde).

L’expansion portuaire est un fléau pour les habitants et la société TcBuen est vivement critiquée à ce titre, pour les nuisances qu’elle a causé aux habitants de la zone portuaire : destruction des sources de revenus des pêcheurs, perte d’espace publics où pratiquer les loisirs… Le constat est frappant d’après un jeune leader social : « Avant TcBuen, on allait pêcher pour se nourrir mais aujourd’hui il n’y a plus de poissons et on doit aller charger des conteneurs pour ramener un peu d’argent à la maison ».

« Les dynamiques en place à Buenaventura expriment de façon exacerbée ce qu’il se passe à l’échelle nationale »

Francia Márquez, vice-présidente de la Colombie

Les collectivités publiques pourraient corriger le tir mais leurs méga-projets répondent davantage aux logiques réticulaires du transport international qu’au souci d’impulser un développement territorial harmonieux. Le manque de routes pour le transport de marchandises et la nécessité de décongestionner la circulation a par exemple conduit à la construction, au début des années 2000, de la route Interna-Alterna, capable de supporter jusqu’à 2500 véhicules lourds par jour. Lors des travaux, le système de gestion des eaux usées fût endommagé, engendrant infections, maladies de la peau et des cheveux chez les riverains. Par ailleurs, les travaux initiaux, tout comme ceux d’extension du projet une dizaine d’années plus tard (2017-2019), furent entrepris au mépris du droit collectif à la consultation préalable des communautés. Cela ouvrit la voie au déplacement forcé de familles peinant à faire valoir leur droit de propriété foncière et soumises aux pressions des groupes armés. Selon une militante du réseau d’organisations afrocolombiennes Proceso de Comunida-des Negras (PCN), les habitants de Buenaventura sont réduits à n’être que des « voisins gênants pour le développement du pays ».

Un État indolent

Avec 90% de travailleurs informels, la grande majorité de la ville n’est affiliée à aucun régime de sécurité sociale. Plus exclus encore, les habitants des parties rurales doivent se reposer sur les médecines naturelles. L’accès à l’eau est également très problématique. Sa fourniture a été confiée en 2002 à l’entreprise mixte Hidropacifico mais se plaignant de l’absence de rentabilité du marché, l’entreprise a toujours refusé d’investir dans le maintien des infrastructures. Les résultats sont  sidérants: l’eau du robinet n’est pas potable et plus du quart de la population n’aurait pas accès à une source d’eau non contaminée. Alors que Buenaventura présentait fin 2020 le taux de mortalité pour Covid-19 le plus élevé du pays, la ville était dans l’impossibilité d’offrir à sa population ne serait-ce qu’un lavage de mains régulier.

Quant à la justice, la majorité des habitants n’ont pas les ressources pour s’acquitter des frais d’avocat en cas de litige. Dans le cadre d’un programme national visant à rendre accessible la justice au plus grand nombre, Buenaventura dispose d’une casa de justicia, mais Nelly est la seule avocate présente dans les locaux. Cela fait plusieurs années qu’elle réclame à la mairie plus de moyens et à ce que d’autres avocats rejoignent le programme : « Dans mon bureau, il n’y avait au départ qu’un vieil ordinateur et un ventilateur. Tout le reste j’ai dû l’acheter de ma poche. Il n’y a pas non plus d’accès internet ou même de savon dans les toilettes ». Selon Nelly, la situation empire: « Avant, il y avait un représentant de la Fiscalía [l’équivalent du parquet] pour que les personnes puissent déposer plainte au sein des locaux mais aujourd’hui, il faut se déplacer jusqu’au centre-ville».

Casa de justicia de Buenaventura © David Zana

L’État est bien loin également de remplir son rôle dans la lutte contre la criminalité. Suite aux
violences de 2021, il a envoyé des centaines de policiers et de militaires, déployés principalement dans le centre-ville. Ces mesures ont certes renforcé à court terme la sécurité dans une partie de la ville mais sont inefficaces sur les causes structurelles de la criminalité, comme la connivence entre la force publique et les groupes armés illégaux. Selon le colonel Hector Pachon, « À Buenaventura, aucun organisme d’État peut affirmer décemment n’avoir jamais été pénétré par le narcotrafic ». Pour Marisol Ardila, professeur à l’Université del Pacifico: « La corruption ici est plus forte que partout ailleurs dans le pays ». La multiplication dans la presse locale de faits divers annonçant des captures policières, laissant penser que la police et la justice remplissent leur mission, est trompeuse. A ce spectacle médiatique chronique, succède une justice impuissante inculpant les mis en cause pour des délits mineurs ou leur imposant des peines dérisoires, à l’instar de la peine peu dissuasive de détention à domicile sans bracelet électronique.

Des luttes à l’écho national

À Buenaventura, 66% de la population vit sous le seuil de pauvreté et l’espérance de vie est de 51 ans, soit onze années de moins que la moyenne nationale. Face à un État indolent, pénétré par les groupe armés et à la merci d’un capitalisme mondialisé, les populations locales s’organisent. En 2017, une grève civique portée par des slogans comme El Pueblo no se rinde, carajo (Le peuple n’abandonne pas, bordel) a bloqué la ville pendant vingt-deux jours consécutifs. À la suite des violences de fin 2020, de fortes protestations sont parvenues à attirer l’attention des Colombiens de l’intérieur à travers le retentissant hashtag « SOS Buenaventura ». Enfin, à l’occasion du Paro nacional de l’an dernier, les blocages du pont El Piñal et de la route Interna-Alterna ont empêché l’acheminement des marchandises vers l’intérieur du pays, mettant une nouvelle fois les problématiques de la ville dans le débat public national.

Selon les portes-paroles du PCN, Buenaventura n’est pas une ville pauvre mais une ville appauvrie. Caractérisée par une extrême pauvreté héritée de l’époque coloniale et délaissée par l’État colombien dès les années 1960, la ville incarne les mirages de l’insertion à l’économie capitaliste globalisée. Sur le plan politique également, la Constitution de 1991 qui accordait des droits spécifiques aux communautés afrodescendantes n’a pas garanti leur émancipation. D’après Francia Márquez, nouvelle vice-présidente du pays, « les dynamiques en place à Buenaventura expriment de façon exacerbée ce qu’il se passe à l’échelle nationale ». Tout reste encore à faire. Alors que la gauche vient de remporter aux présidentielles une victoire historique, Buenaventura restera sans nul doute l’un des terrains d’étude les plus pertinents pour mesurer les prochaines transformations du pays.

Notes

[1] Boisson fermentée issue du jus de la canne à sucre, le viche est une production artisanale traditionnelle des communautés noires du pacifique colombien.

[2] Espaces que les bandes criminelles dédient à l’exécution de leurs pratiques criminelles : assassinats, tortures et démembrements de cadavres. Elles sont apparues à Buenaventura en 2014.

Rafael Correa : « Imponer nuestras condiciones al capital transnacional, construir la integración regional »

© Pablo Porlan/Hans Lucas, Le Vent Se Lève

Tras una primera entrevista en Bruselas en 2019, volvemos a encontrar al presidente Rafael Correa tres años después, en París. Mientras tanto, el contexto ha cambiado radicalmente en América Latina: la izquierda ha ganado las elecciones en países claves, las fuerzas neoliberales están en retroceso y el expresidente brasileño Lula, a punto de llegar al poder, afirma querer relanzar la integración regional y acabar con el dominio del dólar. Paradójicamente, las ambiciones de romper con el actual orden mundial parecen ser menores que hace una década. América Latina ya no es un polo de contestación del paradigma dominante como lo era antes. Le Vent Se Lève entrevistó a Rafael Correa sobre este nuevo contexto y las perspectivas para su país y el subcontinente.

La entrevista fue realizada por Vincent Ortiz, redactor jefe adjunto de Le Vent Se Lève y doctorando en economía, Keïsha Corantin, jefe de la sección “América latina” de Le Vent Se Lève y doctoranda en geografía, y Vincent Arpoulet, doctorando en economía del desarrollo. Fue editada por Nikola Delphino, Alice Faure y Seb Tellor.

Le Vent Se Lève – Una nueva ola de izquierda está surgiendo en América Latina, incluso en el corazón de bastiones históricos del neoliberalismo, marcada con la victoria de candidatos de izquierda como Gustavo Petro en Colombia y Gabriel Boric en Chile. La nueva generación de activistas latinoamericanos reivindica la herencia de las experiencias progresistas de los años 2000, pero también pretende aportar una mirada crítica. En el ámbito medioambiental, no dudan en adoptar una postura “anti extractivista”, en el plano cultural esa izquierda es muy sensible a las demandas de extensión de las libertades individuales. Sin embargo, en los frentes económicos, financieros y geopolíticos, parece menos ambiciosa. ¿Qué opina de esta nueva generación de izquierda?

Rafael Correa – En primer lugar, esta nueva izquierda es un producto de la anterior. Los procesos progresistas fueron obstaculizados de forma antidemocrática a través de golpes de Estado, como en Bolivia y Brasil, o a través de traiciones con campañas de la prensa, “fundaciones” y “ONGs” controladas desde EE. UU., como en Ecuador [1]. Este renacimiento conservador lo vimos venir desde lejos, en 2014, operando de forma antidemocrática. En América Latina no tenemos una verdadera democracia, y no la tendremos mientras la prensa siga interfiriendo en los asuntos políticos de manera tan frontal y manipulando la verdad. Sin la verdad no hay democracia, sin la verdad no hay elecciones libres.

Nota del editor : sobre este último tema, el lector francofono podrá leer el artículo de Vincent Ortiz publicado en Le Vent Se Lève: « Comment Washington a remis la main sur l’Équateur : quatre ans d’une reconquête souterraine »

Los ciudadanos pueden comparar cómo los conservadores han ganado poder y cómo lo han hecho los progresistas. Los movimientos progresistas vuelven con fuerza a través de las elecciones, como en Brasil en este momento.

Hay una fuerte oposición a la emancipación del dólar por parte de las élites, que hablan español pero piensan en inglés, y de la prensa, que manipula las conciencias

Sí, creo que nos encontramos con una izquierda un tanto diferente en temas medioambientales, que mantiene un discurso “anti-neoextractivista” en algunos casos, como en Chile, o incluso en Colombia. Creo que se equivoca. Creo que los recursos naturales son una ventaja ineludible y la mejor oportunidad de desarrollo para América Latina, siempre y cuando se utilicen de forma social y ambientalmente responsable. Debemos aprovechar nuestros recursos naturales. Sería irresponsable no hacerlo ante la pobreza y las necesidades básicas que tenemos.

Esta nueva izquierda tiene un discurso más moderado en cuestiones socioeconómicas, y una perspectiva más posmoderna en cuestiones culturales: promueve el matrimonio gay o los derechos de los animales. Estos temas nos interesan a todos -y son de gran interés para algunos grupos relativamente pequeños-, pero creo que hay algunos temas que siguen siendo prioritarios como acabar con la pobreza y la exclusión socioeconómica en América Latina. Esta es la peor injusticia, es la cuestión moral más importante. No debemos olvidar nunca nuestra principal razón de ser: crear una América Latina más justa en un mundo más justo, porque seguimos viviendo en una América Latina llena de injusticias, que sigue siendo presa de intereses extranjeros.

LVSL – Hablando de intereses extranjeros, las recientes declaraciones de Lula sobre la necesidad de acabar con el reinado del dólar han causado revuelo. En cuanto a Ecuador, su país, ha sufrido una forma extrema de dolarización, pero toda América Latina está sufriendo la dominación del dólar de una u otra forma [2]. ¿Cree que este giro a la izquierda en América Latina, la probable victoria de Lula en Brasil y el actual contexto geopolítico allanan el camino para un cambio de paradigma en el ámbito monetario? ¿Sería alcanzable el fin del dominio del dólar y el rediseño de las estructuras comerciales internacionales entre América latina y Estados Unidos?

Nota del editor: sobre este tema, vea aquí la intervención (en francés) de Guillaume Long, ex-canciller ecuatoriano, en una conferencia organizada por Le Vent Se Lève en marzo de 2018 en la École normale supérieure de París: “Euro, franc CFA, dollar: l’ère de la servitude monétaire?””

RC – Si Lula gana en Brasil, el equilibrio geopolítico en la región cambia radicalmente. Se trata de un país de 200 millones de personas, un tercio de la población de América Latina. Las declaraciones de Lula son muy prometedoras, y ya hemos mencionado esta perspectiva. Con UNASUR, nuestra idea era crear una moneda regional seguida de una unión monetaria. Es absurdo que sigamos dependiendo del dólar para el comercio. Mediante el uso de una moneda regional, podríamos crear un sistema de compensación regional. En este momento, por ejemplo, si Perú vende 100 millones de dólares a Ecuador y éste vende 120 millones, tenemos que utilizar 220 millones de dólares. Pero con una moneda regional, Perú podría vendernos 100 millones y nosotros les venderíamos 120 millones, y el saldo total sería de 20 millones. Cada país pagaría el precio de las importaciones en moneda nacional y el saldo total se pagaría en dólares. Así que sólo 20 millones de dólares irían de Perú a Ecuador.

Propusimos esta alternativa; el objetivo era tener una moneda contable, como el ecu, y luego una moneda regional. Pero no hay que engañarse : hay una fuerte oposición a este proyecto por parte de las élites, que hablan español, pero piensan en inglés, y de la prensa, que manipula las conciencias para mantener la dependencia al dólar.

El caso de Ecuador es muy grave; ni siquiera es comparable al de Grecia, que ha sufrido el euro como moneda común, pero al menos es una moneda común. El dólar es una moneda extranjera. A través del dólar, importamos los imperativos de la política monetaria de Estados Unidos, cuyos intereses y estructuras económicas son completamente diferentes de los nuestros.Las élites intentan vender la idea de que la dolarización es algo positivo. Los ciudadanos son receptivos a esto: piensan en términos dolarizados, y creen que si se devalúa una moneda, tendrán menos dólares en sus bolsillos. Pero si todo el mundo tiene dólares en el bolsillo y nadie produce, la economía se hunde… Es importante recordar que el conjunto es más que la suma de sus partes, de ahí la relevancia de una ciencia como la macroeconomía.

© Pablo Porlan / Hans Lucas, Le Vent Se Lève

De manera similar, las élites han tratado de inculcar un sentimiento de rechazo a los impuestos en Ecuador, utilizando un razonamiento igualmente absurdo: “si alguien no paga impuestos, bien por él”, pero si nadie lo hace, el sistema se rompe. Este sesgo individualista se ha utilizado masivamente para engañar a los ciudadanos. Así, el dólar cuenta con un fuerte apoyo popular. De ahí la necesidad de un proceso de concienciación sobre la cuestión monetaria. Lula tiene razón cuando dice que hay que acabar con esta moneda. Hace unos años propusimos iniciativas en este sentido, y ahora tenemos que avanzar hacia una moneda regional.

LVSL – Este contexto geopolítico favorable no es nuevo. A finales de la década de 2000, cuando en su mayoría América Latina estaba gobernada por la izquierda, se creó un Banco del Sur, así como otros proyectos para generar instituciones en posición de competir con el Banco Mundial y el FMI. Estos proyectos no tuvieron éxito. ¿Considera el contexto actual más prometedor?

RC – Creo que la comparación es contra el contexto actual: antes teníamos mejores condiciones, más margen de maniobra y fuertes ambiciones. Creamos la UNASUR con el objetivo de la integración integral. Utilizamos este concepto porque no nos interesaba comerciar o crear un mercado, sino sentar las bases de una “nación de naciones”, como soñaba Simón Bolívar, mediante la coordinación de las políticas de defensa, las infraestructuras energéticas, las políticas macroeconómicas. Queríamos ir en contra de los procesos anteriores, caracterizados por la competencia entre la clase obrera de nuestros diferentes países -lo que generaba una presión a la baja sobre los salarios- y las exenciones fiscales destinadas a enriquecer el capital transnacional. Con UNASUR, hemos impuesto nuestras condiciones a este capital transnacional. Hoy día apenas se menciona, a pesar de ser un tema de gran actualidad.

En el centro de esta nueva dinámica, para la que UNASUR ha sentado las bases, se encuentran los embriones de una nueva arquitectura financiera regional. Consistiría en un Banco del Sur, un Fondo Monetario del Sur donde acumularíamos nuestras reservas, y que garantizaría un sistema de compensación regional con una moneda común. Hoy ya no se habla de proyectos tan ambiciosos. Antes había más voluntad, aunque el proyecto del Banco del Sur estaba bloqueado, porque algunos países de la región no estaban interesados en él: ya tenían su propio banco de desarrollo.

No sé por qué la gente encuentra tan sorprendente que tengamos vínculos con China : China financia la economía estadounidense, China es el mayor acreedor del mundo !

Así que las fuerzas son menos favorables que antes, pero el proyecto de una nueva arquitectura financiera para el Sur es más necesario que nunca.

LVSL – ¿En este nuevo orden geopolítico liberado de la influencia estadounidense, cuál sería el papel de China? En el caso del Ecuador, el acercamiento a China le ha permitido contrarrestar la hostilidad de los mercados financieros estadounidenses y establecer importantes acuerdos de cooperación. En su discurso de 2016 en Ecuador, el presidente Xi Jinping presentó la acción de China como dirigida a permitir que los estados latinoamericanos se liberen de su dependencia de los recursos naturales. Sin embargo, algunos acuerdos con China plantean dudas ; podríamos dar muchos ejemplos, pero nos limitamos a mencionar los préstamos condicionados al acceso garantizado de China a los recursos petroleros y minerales del continente. ¿No teme que China persiga la misma lógica imperial que los Estados Unidos?

RC – Sólo para aclarar: defendiendo nuestra soberanía y construyendo la integración regional, podemos hacer mucho, pero no podemos hacerlo todo. Hay realidades económicas y políticas que no podemos ignorar: Estados Unidos es nuestro mayor socio comercial. No nos interesa luchar con ellos, sólo nos interesa nuestro desarrollo. La nueva izquierda no puede llamarse simplemente “anti” (antiimperialista, anticapitalista). La matriz de mi lucha es la lucha contra la pobreza, la injusticia y el subdesarrollo, por lo que considero que el capitalismo neoliberal es el sistema más absurdo que se puede concebir para una región tan desigual como América Latina. No por fantasías teóricas sobre la necesidad de abolir el capitalismo neoliberal, sino porque sé perfectamente que este modelo no nos ha permitido desarrollar nuestro país.

Podemos hacer mucho, pero no podemos hacerlo todo. Podemos tener una relación de iguales, no como país, porque Estados Unidos tiene un poder económico mucho mayor que el nuestro, sino como región.

En cuanto a China, no sé por qué la gente encuentra tan sorprendente que tengamos vínculos con China. China financia la economía estadounidense, China es el mayor acreedor del mundo… ¿por qué no deberíamos beneficiar? China tiene una enorme capacidad de financiación. ¿Cuál es su talón de Aquiles? Energía, hidrocarburos. Nosotros tenemos capacidad para exportar hidrocarburos y necesitamos financiación: nuestras necesidades coinciden. Es la razón de nuestro acercamiento estratégico a China.

No hay contradicción con la defensa de nuestra soberanía: nunca permitiremos que ningún imperio nos imponga sus condiciones. Por supuesto, como cualquier banco de desarrollo – como el japonés, el brasileño… – el banco chino nos presta dinero para que sus empresas puedan invertir. Todo el mundo lo hace. Y todo el mundo utiliza a China para financiar su economía. ¿Por qué estaría mal que América Latina también lo hiciera?

LVSL – La actualidad política del Ecuador fue marcada por una oleada de movimientos sociales muy importantes, y violentamente reprimidos, que no consiguieron una victoria decisiva. Ecuador está acostumbrado a estos movimientos callejeros, que han llevado a tres presidentes a soltar el poder. ¿Cómo analiza el fracaso de este movimiento?

RC – Este fracaso se debe principalmente a los líderes de las manifestaciones. Para esta izquierda, la protesta social aparece como el fin, no como el medio. La lucha, por supuesto, es necesaria para ganar derechos. Pero durante mis diez años de gobierno, de 2007 a 2017, conseguimos triplicar el salario mínimo, consolidar los derechos de los trabajadores, imponer una redistribución masiva de la riqueza y la renta, mejorar el acceso a la sanidad y la educación… simplemente votando. Y, sin embargo, esta gente salió a la calle a protestar contra mi gobierno, ¡y luego apoyó a Guillermo Lasso! Lasso, que aparece en los Pandora Papers, ha aplicado un brutal programa neoliberal desde su elección, que ha generado una considerable violencia. Como resultado de su fracaso, estamos pasando de ser el segundo país más seguro de América Latina a altos índices de inseguridad.

¿Cómo pueden protestar contra el neoliberalismo cuando lo han apoyado? Esta es la contradicción de la CONAIE, este movimiento supuestamente de izquierda que intenta imponer su programa electoral por la fuerza [3].

© Pablo Porlan/Hans Lucas, Le Vent Se Lève

Tiene poco poder electoral – pierde sistemáticamente en las elecciones – pero tiene un gran poder de hecho, por su capacidad de movilización, hablo por experiencia. En 2013, propuse que el país “extrajera hasta la última gota de petróleo y hasta el último gramo de oro” para salir de su subdesarrollo y erradicar la pobreza. Mi rival, el candidato de la CONAIE, Alberto Acosta, propuso al país lo contrario: no al “extractivismo”, al petróleo y a la minería. Él obtuvo el 3% de los votos y yo casi el 60%. Y a pesar de ello, la CONAIE trató de imponernos su programa a través de las calles.

Nota del editor: Para un debate sobre la “Revolución Ciudadana” ecuatoriana y su desmantelamiento, lea nuestra entrevista (en francés) en Le Vent Se Lève con Guillaume Long, ex-canciller del Ecuador: “Comment la révolution citoyenne d’Équateur a été trahie”. Para un análisis de las posiciones “antiextractivistas”, lea el artículo de Matthieu le Quang: “Rompre avec l’extractivisme: la quadrature du cercle?

Si Julian Assange hubiera denunciado crímenes de guerra rusos o chinos, se le habría erigido un monumento en el centro de Washington

En consecuencia, no apruebo los métodos ni la plataforma política de la CONAIE. Su apología de la fuerza y la lucha trivializa la violencia. ¡La represión causó la muerte de siete manifestantes! Muchas personas perdieron la vista. Estoy de acuerdo con la necesidad de resistir contra los ataques a nuestros derechos… pero no en el marco de una organización que pretende imponer su agenda por la fuerza, ¡un año después de haber apoyado al presidente Lasso! La CONAIE se complace en criticar el neoliberalismo, cuando hace poco lo apoyaba.

LVSL – En el Parlamento hubo un intento de destitución del presidente Guillermo Lasso, que fracasó porque una parte de la izquierda – y en particular los miembros del movimiento indígena Pachakutik y del partido Izquierda Democrática – no apoyaron esta votación. En Europa, los medios de comunicación destacaron la tensión entre las organizaciones indígenas y los “correístas”, los presentaron como factores clave en la división de la oposición a Guillermo Lasso. ¿Cómo analiza esta secuencia y su tratamiento mediático?

RC – El análisis de los medios de comunicación es muy parcial. También denuncio la represión del gobierno de Lasso. Fue brutal y criminal. La policía recibió la orden de disparar a los manifestantes según su criterio. Esto también es motivo suficiente para que Lasso se vaya. La detención de Leónidas Iza fue un secuestro, y lo condenamos, como hemos condenado todas las violaciones de los derechos humanos. Esto no significa que estemos de acuerdo con los métodos o la plataforma de la CONAIE, como he dicho antes. Todo esto ha sido muy mal interpretado por la prensa, tanto latinoamericana como ecuatoriana. Su objetivo es difundir la desinformación y mantener a los ciudadanos en la oscuridad.

En diez años hubo siete presidentes. Desde 1996, ningún gobierno ha completado su mandato, hasta que fui elegido. Los conflictos eran frecuentes, así como los cambios de poder. Pero las soluciones no eran ni democráticas ni constitucionales. Ante el fraude democrático que podía existir, introdujimos en la Constitución procesos parlamentarios para dar una salida institucional, democrática y pacífica a los conflictos. El régimen ecuatoriano, como otros de la región, era presidencialista. Existe una fuerte tradición presidencialista en América Latina. Hemos introducido un presidencialismo flexible, que no significa débil. ¿Cómo se traduce esta flexibilidad? Por el hecho de que, cuando vemos un fracaso total del gobierno, su incumplimiento de la Constitución, etc., existe la posibilidad de revocar su mandato.

Propusimos este procedimiento para resolver la crisis, la gente estaba siendo asesinada en las calles, la policía estaba golpeando a la gente y matándola, los que estaban violando la Constitución eran ellos. Perdimos la votación porque sólo conseguimos 80 de los 92 necesarios. Así que logramos convocar elecciones anticipadas para resolver esta grave crisis de forma constitucional, democrática y pacífica: con votos, no con balas.

LVSL – Julian Assange vuelve a estar en el punto de mira de los medios de comunicación ahora que su extradición a Estados Unidos está a punto de ser finalizada por la justicia británica. Bajo su mandato, Ecuador le concedió asilo político durante varios años, hasta que fue expulsado bajo la presidencia de Lenín Moreno. En retrospectiva, cómo analiza esta elección, y cuál es el legado de Julien Assange y Wikileaks para usted?

Nota del editor: Vea aquí nuestros artículos sobre el caso Julian Assange

RC – Cuando examinamos el caso de Julian Assange, quedó claro que no había ninguna garantía del debido proceso. Así que tomamos la decisión soberana de concederle asilo, que es un derecho que tiene cualquier país. No tenemos que justificar nada.

En cuanto a lo demás, hay que mencionar, por supuesto, los abusos del Reino Unido, que nunca dio un salvoconducto a Assange, así como las presiones a Lenín Moreno, que rompió el artículo 41 de la Constitución, que prohíbe explícitamente el regreso de un refugiado que haya sido procesado por otro país. Pero en la mente de Lenín Moreno, ya que Correa había concedido asilo a Assange, tenía que oponerse, no le importaba sacrificar a un ser humano.

El caso de Julian Assange es una vergüenza mundial, es una manifestación de la doble moral que domina el orden internacional: si Julian Assange hubiera denunciado crímenes de guerra rusos o chinos, se le habría erigido un monumento en el centro de Washington, pero como denunció a los de Estados Unidos es un delincuente, deberían meterlo en la cárcel por 170 años.

Eso no es todo: las contradicciones en la gestión de este caso llegan hasta el punto de que se alega que divulgó información confidencial. Todo Estado tiene información confidencial, es una prerrogativa de la soberanía nacional, pero los crímenes de guerra son otra cosa, hay que denunciarlos, y eso es lo que hizo Julian Assange.

No publicó esta información él mismo: se la dio a los periódicos – el New York Times, El País, Der Spiegel en Alemania, The Guardian en el Reino Unido, etc… ¿Y qué se hizo con estos periódicos que publicaron la información? Nada.

Esto es una terrible justicia de dos velocidades, va en contra de los principios más básicos de la libertad de prensa. Lo que es aún más grave es el silencio del periodismo mundial, no sé si es que no les gusta Julian Assange. Puede no gustarme o disgustarme, no lo conozco personalmente, nunca hemos hablado, ni siquiera por teléfono, sólo le hice una entrevista una vez.

Pero estamos hablando de una terrible injusticia, y de una persona cuyo error es haber dicho la verdad y haber denunciado los crímenes de guerra. Esto demuestra la doble moral y el desprecio imperante por los derechos humanos.

Notas :

[1] En noviembre de 2019, un golpe policial y militar derrocó al presidente boliviano Evo Morales, poniendo fin a los trece años de gobierno del Movimiento al Socialismo (MAS). Tres años antes, el Senado brasileño destituyó a Dilma Rousseff en un proceso de impeachment alimentado por un clima mediático hostil a la presidenta brasileña. Posteriormente, el poder judicial iba a impedir que el ex jefe de Estado Lula se presentara a las elecciones presidenciales a pesar de su alta popularidad y lo condenó a prisión, allanando el camino para la victoria de Jair Bolsonaro. Del mismo modo, en Ecuador, el poder judicial y la prensa hicieron mucho para sacar a los “correístas” del poder y llevar al presidente Lenín Moreno, a pesar de ser apoyado por Rafael Correa, a iniciar un giro neoliberal y proamericano.

[2] Los países latinoamericanos son vulnerables a las fluctuaciones de las tasas de la FED. Si los tipos de interés suben y los de América Latina se mantienen fijos, se producirá una fuga de capitales hacia Estados Unidos. Además, en los países que se enfrentan a una alta inflación, la población tiende a alejarse de la moneda nacional en favor del dólar, que se considera más fiable. Estos dos fenómenos llevan a los gobiernos latinoamericanos a vincular su moneda al dólar – o, en casos excepcionales, como Ecuador y El Salvador, a sustituirlo por el dólar.

[3] La CONAIE es, en términos cuantitativos, la principal organización indígena. Sus relaciones con el movimiento de Rafael Correa han sido tensas. Sus dirigentes han convocado con frecuencia manifestaciones contra su gobierno. Los “correistas” les han acusado de hacer el juego a la oposición liberal.

Haïti, État des gangs dans un pays sans État

https://www.7-tou-pale.noupapdomi.org/
Mouvement social contre la corruption de la classe politique, janvier 2019 © Nou Pap Dòmi

Il y a un an en Haïti, le 7 juillet 2021, était assassiné le président Jovenel Moïse, précipitant encore davantage la faillite de l’État et la montée en puissance des bandes armées. Fin avril, des affrontements entre gangs ont fait 188 morts dans des quartiers populaires de Port-au-Prince. Loin d’être une surprise, cette violence extrême s’inscrit dans la continuité d’un banditisme d’État qui jouit depuis longtemps de complicités internationales.

Fin avril – début mai 2022, dans les quartiers populaires de Tabarre et de Croix-des-Bouquets, à Port-au-Prince, des bandes armées rivales s’affrontent pendant une dizaine de jours. Le bilan provisoire (probablement sous-estimé), de l’ONU, fait état de 188 personnes tuées, 12 disparus, 113 blessés et des milliers de déplacés. Des atrocités ont été signalées : corps incendiés, décapitations, mutilations, viols collectifs, y compris d’enfants.

Trois jours avant le début de ce massacre, la France organisait la troisième réunion – les deux précédentes avaient été organisées, en décembre 2021, par les États-Unis, et, en janvier 2022, par le Canada – des partenaires internationaux de haut niveau sur Haïti. Il y était question, en l’absence de toute représentation de la société civile haïtienne, de « l’appui des progrès réalisés ». L’ampleur des exactions, la dynamique des violences et la coïncidence des événements, sur les scènes locale et internationale, dessinent les contours du drame haïtien.

Phénomène ancien, dynamique nouvelle

Haïti est devenu le pays au monde avec le nombre le plus élevé d’enlèvements par habitant ; plus de 1 000 en 2021. Au cours des cinq premiers mois de cette année 2022, la police a déjà enregistré plus de 200 homicides et 540 kidnappings – 198 pour le seul mois de mai –, s’accompagnant quasi-systématiquement de viols. En réalité, leur nombre est bien plus élevé ; nombreuses sont les familles des victimes qui, par défiance, ne rapportent pas les faits ; et certains quartiers sous la coupe des bandes armées demeurent hors de portée de la police et des statistiques.

Du 1er janvier au 31 mai 2022, près de 800 personnes ont été tuées. L’essentiel des violences se concentre dans la capitale Port-au-Prince et dans sa périphérie, dont la majeure partie du territoire est passée sous le contrôle des gangs. Ces derniers, mieux armés que les policiers, seraient plus d’une centaine, tirant leurs ressources des enlèvements, du racket, de leurs liens avec l’élite économique et du prélèvement illégal de taxes dans les quartiers où ils opèrent.

Face à une telle situation, la Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, s’est dite profondément troublée, évoquant des « violences extrêmes », qui avaient « atteint des niveaux inimaginables et intolérables », tandis que la Représentante spéciale de l’ONU en Haïti, Helen La Lime, parle d’un « état de terreur ». Il convient cependant de se dégager de la sidération provoquée par les images, les citations et les chiffres, afin d’analyser à froid cette violence.

La présence des bandes armées en Haïti est un phénomène ancien. Mais la nouveauté tient à leur prolifération, leur extension territoriale et l’intensité de leur connexion avec la classe politique et le monde des affaires. Les gangs sont nés sur le terreau de la pauvreté (qui touche plus de 59% de la population), des inégalités – Haïti est le pays le plus inégalitaire du continent le plus inégalitaire du monde –, de l’absence d’accès à des services sociaux, du désintérêt de l’État, et du clientélisme.

Implantées dans les quartiers populaires, les bandes armées réalisent un substitut de travail social, assurent un contrôle du territoire et un réservoir de votes auprès d’hommes politiques et de membres de l’oligarchie. Leurs interventions, qui tendent à s’intensifier en période électorale, étaient auparavant circonscrites à des zones spécifiques, et ne se matérialisaient pas par une violence généralisée. Il s’agissait d’un phénomène préoccupant, mais localisé.

« La gangstérisation de l’État est une nouvelle forme de gouvernance »

Réseau national de la défense des droits humains

Au cours des six mois précédents l’investiture du président, Jovenel Moïse, en février 2017, seuls 20 kidnappings avaient été signalés. Quatre ans plus tard, en 2021, le nombre d’homicides et d’enlèvements dépassait de loin ceux cumulés de 2019 et 2020. Et depuis, la situation sécuritaire n’a cessé de se détériorer. Le tournant remonte à 2018.

Modus operandi des violences

Les 13 et 14 novembre 2018, 71 personnes étaient assassinées à Port-au-Prince dans le quartier de La Saline, un bastion de l’opposition au président Jovenel Moïse. C’était le premier d’une série de massacres de grande ampleur. Celui de fin avril qui s’est soldé par l’assassinat de près de 200 personnes n’était que le dernier en date.

Le massacre de La Saline est emblématique. Non seulement parce qu’il est le premier de cette ampleur, mais aussi parce qu’il inaugure un modus operandi qui ne cessera de se répéter. Cette tuerie témoigne en effet d’un niveau de planification, de concertation, et d’organisation, qui n’existait pas auparavant. Les bandes armées y pratiquèrent une politique de la terreur – viols collectifs, mutilations, incendies, disparitions des corps –, diffusée sur les réseaux sociaux afin d’asseoir leur autorité sur le territoire et la population. Et, bien qu’elle fût avertie, la police n’intervînt pas. Du moins pas pour protéger la population, car nombre de témoignages et d’enquêtes révélèrent la participation directe de policiers aux exactions.

Si les gangs attaquèrent un lieu significatif avec La Saline, ils intervinrent surtout dans un moment stratégique. L’été 2018 avait été marqué par des manifestations contre l’augmentation du prix des carburants et par la révélation d’un scandale de corruption qui avait poussé les jeunes et les classes moyennes urbaines dans la rue. À partir de septembre 2018, ces deux vagues de protestation vont converger en un mouvement social d’une ampleur inédite, bousculant les revendications initiales pour mettre en cause le « système ». Aussi imprécis que soit le terme, il n’en cible pas moins la corruption, l’impunité, et le mépris de la classe dominante. Le massacre de La Saline doit, dès lors, largement être compris comme la réponse d’un gouvernement acculé au soulèvement populaire.

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Pancarte brandie lors d’une manifestation anti-gouvernement, janvier 2019 © Nou Pap Dòmi

Face à ces crimes, le gouvernement s’est naturellement distingué par son silence et son indifférence, garantissant l’impunité. De même que Jovenel Moïse avait attendu des semaines avant d’évoquer La Saline, l’actuel Premier ministre par intérim, Ariel Henry, ne s’est toujours pas prononcé sur le crime de masse de mai dernier. Et, à ce jour, toutes les enquêtes sur les massacres – de même que celles sur l’assassinat de l’ancien président, de journalistes et d’avocats – sont au point mort. Pire même, un des responsables de la tuerie de La Saline, Fednel Monchery, ancien directeur du ministère de l’Intérieur, qui avait été interpelé, fut rapidement relâché suite à une intervention des autorités.

Les gangs, une privatisation de la puissance publique ?

Le phénomène des gangs s’inscrit dans un mouvement au long cours de réduction des ressources publiques et de délégation des fonctions de l’État. Ce délitement de l’État au profit d’entités privées fût mené par une classe politique alliée à l’élite économique, et soutenu par une communauté internationale habitée des idéaux néolibéraux, dont la myriade d’ONG bénéficiait de la privatisation. La dynamique s’est accélérée à partir du gouvernement de Michel Martelly, en 2011, dont Jovenel Moïse est le dauphin. En ce sens, les gangs sont moins le fruit de l’absence de l’État haïtien que de la privatisation de ses services, y compris de la force publique : officieusement, celle-ci fût peu à peu déléguée aux bandes armées afin de réprimer la contestation sociale, d’asseoir le pouvoir des dirigeants et d’assurer leur impunité.

Il y a ainsi un véritable concubinage – documenté et dénoncé par de nombreux rapports nationaux et internationaux – des bandes armées et des autorités publiques. Ces enquêtes mettent en évidence la responsabilité de hauts fonctionnaires d’État et d’agents de police, soit qu’ils aient planifié les attaques, soit qu’ils aient approuvés et soutenus ces crimes. Le massacre des habitants de La Saline, perçus comme opposants, est ainsi lié à l’administration Moïse qui a facilité, organisé, voire directement commandité ce crime. Des témoignages attestent que les membres des bandes armées se déplaçaient dans des blindés de police, d’autres relèvent le port de l’uniforme par certains assaillants. La non-intervention des forces de police – alors que ces violences durèrent plusieurs jours –, le silence d’État et l’impunité des responsables finissent d’accabler le gouvernement. Le meurtre du président Jovenel Moïse en juillet 2021 est donc en grande partie le retour de bâton d’une violence qu’il a entretenue et instrumentalisée. Son assassinat semble être en effet un règlement de compte entre différents clans de l’oligarchie.

Pour qualifier la situation, le Réseau national de la défense des droits humains (RNDDH) parle de « gangstérisation de l’État comme nouvelle forme de gouvernance ». Ce banditisme d’État jette une lumière crue, non seulement sur le pouvoir haïtien, mais aussi sur la diplomatie internationale ; sur son soutien sans faille aux gouvernements de Jovenel Moïse, hier, et d’Ariel Henry, aujourd’hui. À rebours du mythe d’un pays « sans État », il met en évidence la confiscation des instances et fonctions étatiques – y compris la police – par une élite corrompue, et l’aspiration frustrée de la majorité des Haïtiens et Haïtiennes à bénéficier d’institutions publiques, qui les représentent et soient à leur service.

Un drame sous responsabilité internationale

Si la classe dominante haïtienne s’est appuyée sur les bandes armées pour maintenir son pouvoir, menacé par le soulèvement populaire de 2018-2019, elle a pu compter, comme par le passé, sur un autre allié de poids : Washington. La Maison blanche a fixé pour Haïti les conditions de la diplomatie internationale, sur lesquels se sont alignés les autres États, français et européens en tête, ainsi que les institutions internationales, dont la plus importante d’entre elles, l’ONU. Et Biden, qui s’était montré critique envers la stratégie de l’administration Trump vis-à-vis d’Haïti, a poursuivi la même politique.

Adoptant un formalisme démocratique – qu’ils défendent à géométrie variable –, Washington et l’Union européenne ont appelé à un « dialogue national inclusif », au respect de la légalité et à la tenue rapide d’élections. La dérive autoritaire et mafieuse du gouvernement, le délitement accéléré des institutions publiques, ainsi que la multiplication des massacres, au fur et à mesure que les bandes armées gagnaient du terrain, n’y changeront rien. Pourtant, dans de telles conditions, la possibilité même d’organiser un scrutin libre et transparent est contestée par la population. Les œillères de la communauté internationale, qui insiste pour organiser des élections, sont donc une prise de partie : le maintien de l’élite politique corrompue plutôt que l’écoute des revendications populaires.

« Ce téléguidage des affaires internes est une énième illustration de la double dépendance – économique et politique – de l’État haïtien vis-à-vis de ses bailleurs. »

Les acteurs et actrices du soulèvement populaire avaient en effet convergé, dès 2020, autour de la revendication d’une « transition de rupture ». Cette convergence s’est ensuite consolidée et s’institutionnalisée dans l’Accord de la Conférence citoyenne pour une solution haïtienne à la crise (dit Accord de Montana), signé le 30 août 2021 par l’ensemble des mouvement sociaux (syndicats, églises, mouvements paysans, mouvements de femmes, organisations de droits humains…).

Deux options se font donc face : des élections, aussi vite que possible pour retrouver un semblant de stabilité ; ou une transition, qui permette de mettre en place, à terme, les conditions d’une campagne électorale, en rompant avec la corruption, l’impunité et, plus généralement, l’effondrement des institutions publiques.

Au nom de l’urgence et de la légalité, l’option d’une transition a été balayée par la communauté internationale, qui revendique la priorité du scrutin. Ce téléguidage des affaires internes est une énième illustration de la double dépendance – économique et politique – de l’État haïtien vis-à-vis de ses bailleurs. D’abord prévue pour juin, puis octobre 2021, repoussées encore, la tenue d’élections avant la fin 2022 apparait désormais, selon les propres termes des Nations unies, « peu probable ».

Le mandat du gouvernement actuel, de même que celui des deux-tiers du parlement, étant arrivés à terme, ceux-ci ne s’appuient plus sur aucune base légale, et encore moins légitime. Alors que les lignes rouges sont dépassées les unes après les autres, Haïti est piégé dans une phase transitoire sans transition ni deadline. Pour maintenir le pays sous son influence, et empêcher la voie à une transition qui a toutes les chances de leur échapper, l’international s’est pieds et poings liés à la classe dominante haïtienne. Celle-ci le sait, et agit en conséquence.

À défaut de faciliter une sortie de crise et bloquant tout véritable changement, Washington et ses affidés multiplient (à l’instar d’Ariel Henry) les effets d’annonce, augmentent l’aide humanitaire – celle-ci ne résout rien et demeure largement en-deçà des besoins qui s’accroissent (et vont continuer de s’accroître) –, et entendent former, équiper et renforcer la police haïtienne. Ce faisant, ils ne tirent aucune leçon de la complicité répétée et documentée entre l’institution policière et les bandes armées.

La réduction de la question haïtienne aux paramètres sécuritaire et humanitaire est à la fois cause et effet d’une dépolitisation. Faire de l’insécurité et de l’impunité un simple problème de moyens et de capacités est un leurre ; auquel l’international s’accroche d’autant plus qu’il lui permet de ne pas reconnaître l’échec de sa politique.

À quand la fin de cette descente aux enfers ?

Double et douloureux paradoxe historique : première république noire, issue de la révolution d’esclaves, en 1804, mettant une idée radicale de la liberté à l’agenda du monde, Haïti a vu son indépendance confisquée par la nouvelle élite au pouvoir, et sa souveraineté assujettie. Cette confiscation sur le plan national et cet assujettissement sur la scène internationale sont les deux versants d’une même stratégie de développement, où se lit l’alliance de l’oligarchie locale avec Paris d’abord, Washington ensuite.

Or, les principaux relais et orchestrateurs de cette dépendance – par le biais des diverses missions onusiennes, plans économiques et autres ingérences, plus directement politiques –, se sont autoqualifiés « pays amis », et ne cessent de prétendre aider Haïti à se relever. D’une autoévaluation à l’autre, ils se plaisent à présenter les défis et « avancées », en gommant la faillite de leur politique, ou en attribuant cet échec à l’incapacité et à la mauvaise volonté des Haïtiens eux-mêmes.

Les données de l’équation sont relativement simples : le statu quo ou le changement. De 2018 à nos jours, la situation a empiré. Et elle continuera de se dégrader si rien n’est fait. La descente en enfer du pays est le prix à payer pour maintenir cet état de fait. Plus exactement, c’est le prix que l’international et l’oligarchie locale font payer aux Haïtiens et Haïtiennes pour que rien ne change.

Lula favori au Brésil : victoire ou mort de la gauche ?

L’ex-président et candidat Lula a récemment effectué des déclarations radicales en matière de politique étrangère. Il a notamment promis d’oeuvrer à la création d’une devise latino-américaine alternative au dollar s’il est réélu. Les signaux qu’il envoie en matière de politique intérieure sont tout autres. Pour sécuriser son ticket présidentiel, Lula n’a pas hésité à tendre une main chaleureuse aux secteurs les plus conservateurs, jetant le doute la nature d’un futur mandat. Il a notamment avalisé un rapprochement avec le néolibéral Geraldo Alckmin, ancien opposant qui se présente désormais comme candidat à la vice-présidence auprès de Lula. Renoncement ? Le jeu politique brésilien est historiquement un jeu d’alliances, aujourd’hui plus décisives qu’hier. Bolsonaro, donné perdant, n’a eu de cesse de remettre en cause la légitimité des élections à venir, tandis que les élites brésiliennes risquent fort peu d’accepter l’élection d’un candidat radical en matière de redistribution sociale…

Jusque-là, tout annonce un duel entre le président Jair Bolsonaro et l’ex-président Lula. Alors que le président sortant pâtit dans l’opinion publique de sa gestion catastrophique de la crise du Covid-19 et de l’aggravation de la pauvreté, l’ex-président Lula, du Parti des travailleurs (PT) pourrait bien l’emporter.

Le bilan Bolsonaro : triomphe néolibéral et catastrophe sanitaire

Le bilan de Bolsonaro est plus qu’une liste de déclarations polémiques. Au ministère de l’Économie, l’ultra-néolibéral Paulo Guedes, « Chicago Boy » et disciple de Milton Friedman, a fait la fierté de ses pairs. Flexibilisation du marché du travail, réduction des droits à la retraite, dérégulation de l’économie et grand plan de privatisations, le ministre est allé jusqu’à créer un « secrétariat de la Désétatisation et du Désinvestissement ». À l’international, le chef d’État brésilien a été décrié pour son laisser-faire en Amazonie. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : à la mi-2020 le ministère de l’Environnement n’avait utilisé que 0,4 % de son budget et en 2021 la déforestation a augmenté de 22 % par rapport à l’année précédente.

Mais c’est surtout un bilan social catastrophique qui mérite d’être souligné. La pandémie de Covid-19 fût dévastatrice et très mal gérée par le gouvernement. L’inaction et le négationnisme du président face à ce qu’il a qualifié de « petite grippe », alors même que le Brésil totalise la moitié des morts du Covid en Amérique latine – tandis que le pays ne représente qu’un tiers de la population du sous-continent –, ont été fortement critiqués. Contre la ligne présidentielle, les premières mesures sanitaires (fermeture des écoles, de certains commerces, port du masque…) furent impulsées aux niveaux local et fédéral par des maires et des gouverneurs dès mars 2020. De son côté, Bolsonaro s’octroyait le droit de ne pas porter de masque, multipliait les bains de foule et diffusait des fake news sur la pandémie. Il a démis de leurs fonctions plusieurs ministres de la Santé avant de nommer un militaire sans aucune expérience dans le domaine. Face à ce fiasco, la Commission d’Enquête Parlementaire (CPI) sur la gestion de la pandémie a incriminé le président pour plus d’une dizaine de chefs d’accusation concernant ses mensonges et sa négligence, tous pointant sa responsabilité dans le lourd bilan humain de la crise, s’élevant à 630 000 morts.

Amputation des salaires de 20%, 5 millions de personnes supplémentaires tombées sous le seuil de pauvreté entre 2019 et 2020, et 20 millions de personnes souffrant d’insécurité alimentaire… la situation des plus pauvres au Brésil s’est encore aggravée. Aujourd’hui, alors que la réduction des aides sociales mises en place pendant la pandémie s’associe à l’inflation, l’horizon n’est pas plus optimiste.

En un peu plus de trois ans de mandat, Jair Bolsonaro compte à son actif 143 demandes d’impeachment – la procédure de destitution pour fautes graves. Un chiffre record face aux 68 qu’avait connues Dilma Roussef avant le succès de la dernière, aboutissant au coup d’état parlementaire de 2016, ou aux 37 contre Lula lorsqu’il était à la tête du pays. L’échec de chacune de ces procédures témoigne du fait que le président peut toujours compter sur le soutien d’une majorité au Parlement.

Le retour de Lula, favori des intentions de votes

Victime d’une persécution judiciaire aujourd’hui révélée, Lula a vu ses droits politiques rétablis en mars 2021. Il avait été incarcéré en avril 2018 sur décision du juge Sergio Moro dans le cadre de l’enquête « Lava Jato » – ce même Sergio Moro qui deviendra quelques mois plus tard le ministre de la Justice de Jair Bolsonaro. Les coulisses de cette grande opération ont dévoilé que l’objectif des juges et procureurs était moins de lutter contre la corruption que d’inculper l’ancien président Lula.

Son arrestation à quelques mois des présidentielles de 2018 l’a empêché de concourir et a entériné chez les électeurs un sentiment de lassitude envers le PT, alors noyé par les affaires de corruption depuis le coup d’État parlementaire contre la présidente Dilma Rousseff. En avril 2021, la Cour suprême a confirmé l’annulation des condamnations de Lula – en liberté depuis 2019 – et a acté la « partialité » du juge Sergio Moro dans l’affaire, confirmant les motivations politiques de la procédure. Loin d’être arrêté par cette perte de crédibilité, le juge Moro se présente à l’élection présidentielle à venir, cherchant à s’affirmer comme troisième voie face aux deux favoris.

Allier la droite conservatrice à la gauche

Alors que le PT est largement en tête des intentions de vote (48 % au premier tour), la victoire de Lula s’inscrirait-elle dans un nouveau « virage à gauche » du sous-continent ? L’analogie avec la situation politique des années 2000 a ses limites. Les gouvernements récemment élus en Amérique latine attestent d’une gauche moins radicale et moins ambitieuse en termes de transformations sociales que ne l’étaient le Venezuela de Chávez, la Bolivie d’Evo Morales ou l’Équateur de Rafael Correa. L’élection de Gabriel Boric, fruit d’une alliance large allant de la social-démocratie à la gauche radicale, témoigne de cet alanguissement.

Le Brésil n’échappe pas à la règle. Pour assurer sa victoire, Lula doit se rapprocher du centre afin d’obtenir une majorité. Clé de voute de la scène politique au Brésil, le « centrão » rassemble divers petits partis politiques du centre et de la droite. Qualifiés de « supra-partisans », d’aucuns diront qu’il s’agit d’opportunistes sans idéologie négociant des faveurs avec les gouvernements en place. Incontournable et disposant aujourd’hui de 182 députés (sur 513), le centrão a le pouvoir de modifier l’équilibre des pouvoirs au Parlement. Tout prétendant à la fonction présidentielle doit tenir compte de cette force dans sa stratégie de gouvernement.

C’est alors un ticket présidentiel controversé qui s’est confirmé le mois dernier. Depuis quelques mois, Lula avait entamé un rapprochement avec l’ancien gouverneur de l’État de São Paulo, Geraldo Alckmin, candidat de droite aux présidentielles de 2006 et de 2018. Fin mars, Alckmin officialisa son affiliation au Parti socialiste brésilien (PSB) et fut désigné, début avril, pré-candidat à la vice-présidence de la République dans le cadre d’une coalition entre le PT et le PSB pour faire front à Bolsonaro dès le premier tour. Si Lula est élu, Alckmin sera donc son deuxième homme. Néolibéral sur les questions économiques, lié à l’Opus Dei – institution catholique et anti-avortement – Geraldo Alckmin est un opposant historique du PT. Il avait participé à la destitution de l’ancienne présidente Dilma Rousseff. Pour le PT, on imagine mal plus grand numéro de contorsionnisme. Cette alliance fut très critiquée par une fraction du parti, une opposition sans conséquence.

Par ailleurs, outre les oppositions idéologiques flagrantes, la stratégie interroge l’avenir du parti. En faisant d’Alckmin le n°2 de l’exécutif, le PT se prive d’une place de choix pour former un successeur. S’il était élu, Lula entamerait son nouveau mandat à 77 ans alors que le parti ne dispose pas de figure s’imposant comme héritier naturel. Après Lula, la survie de la gauche brésilienne est incertaine.

À plusieurs reprises, Lula a déclaré ne pas vouloir être le candidat du PT ou de la gauche uniquement, mais d’un « mouvement » de plus grande portée. « L’union nationale » est devenue le leitmotiv du candidat, qui cherche à s’imposer comme le seul capable d’unir de la gauche à la droite non bolsonariste faisant front commun contre le président actuel. Sur les plans économiques et sociaux, rien n’opposent la droite néolibérale d’Alckmin de celle des partisans de Bolsonaro. La première est en revanche dépourvue des teintes ouvertement racistes et militaristes de la seconde. Comme jamais auparavant, le mandat Bolsonaro fût marqué par l’infiltration des militaires au sein des institutions publiques et de l’économie, nommés à des postes de hauts fonctionnaires ou de chefs d’entreprises. Le binôme Lula-Alckmin est alors une main tendue aux élites conservatrices du pays qui souhaitent reprendre à l’armée ses nouveaux galons.

Pour ceux qui la défendent à gauche, cette alliance est une affaire de nécessité. La destitution de Dilma Roussef, l’emprisonnement de Lula et le mandat Bolsonaro qui n’a cessé de saper les institutions démocratiques, sont des précédents qui font craindre au PT la confiscation du pouvoir par leurs adversaires politiques. Mais la politique de conciliation permanente n’est pas neuve. Déjà suivie sous Lula et dans une moindre mesure sous Dilma Roussef, elle n’a pas empêché les persécutions politiques contre les leaders du PT ni leur écartement du pouvoir. L’aile gauche du PT accuse alors la stratégie. En 2016 déjà, évoquant les méandres politiques brésiliens, le journaliste Renaud Lambert s’interrogeait : « Du compromis à la compromission, pas de frontière bien nette mais un camaïeu, dont chacun perçoit les nuances différemment selon qu’il œuvre au sein du gouvernement ou des mouvements sociaux. Or, quand cesse-t-on de gouverner avec la droite et quand commence-t-on à gouverner pour elle ? ».

Le PT au pouvoir, à quoi doit s’attendre le Brésil ?

Les Brésiliens et les gauches latino-américaines restent marqués par la présidence de Lula (2003-2011). Profitant d’une conjoncture économique favorable portée par la croissance de la Chine, le Brésil s’était imposé comme une puissance économique mondiale. Les politiques sociales portées par le PT – revalorisation du salaire minimum, aides sociales, politique du logement, etc. – ont contribué à sortir des millions de personnes de la pauvreté.

Jusque-là, Lula est resté flou sur les mesures qu’il porterait une fois au pouvoir. S’il fait de la réduction des inégalités, la création d’emplois et la question climatique les trois axes de son projet, le passage des orientations générales à la formulation et au chiffrage des politiques publiques n’a pas encore été réalisé. Le boom des matières premières n’est aujourd’hui qu’un lointain souvenir et force à repenser les sources de financement des politiques sociales. Le candidat avance avec prudence. Le binôme qu’il forme avec Alckmin empêche d’envisager une éventuelle réforme fiscale de grande envergure qui augmenterait la part de contribution des hauts revenus.

En matière de dépenses publiques, un agenda social affronterait un obstacle de taille, dont l’architecte n’est autre qu’un allié de la première heure. Henrique Mereilles, désigné par Lula président de la Banque centrale durant ses deux mandats, fut nommé ministre de l’Économie par Michel Temer après la destitution de Dilma Roussef. En 2016, il fit inscrire dans la Constitution une disposition interdisant l’augmentation (hors inflation) des dépenses publiques jusqu’en 2036. La pandémie de Covid-19 a certes forcé l’adoption d’un régime exceptionnel dérogatoire, mais la dette accumulée fait craindre le retour des politiques d’austérité.

Lors des précédents mandats de Lula, les rentes élevées tirées de l’exportation des matières primaires avaient permis de maintenir le statu quo du libéralisme tout en finançant des politiques de redistribution. Aujourd’hui, l’alliance avec les forces conservatrices est effective mais on peine à voir d’où viendra la dimension sociale de la recette réformiste pétiste. Finalement, dans une situation de crise historique – l’inflation atteint ses taux records depuis 2003 –, le compromis entre la gauche de Lula et la droite d’Alckmin tient à l’urgence d’une sortie de crise. Les deux souhaitent une relance de l’économie et la reprise d’une diplomatie active afin de renforcer des liens commerciaux, et Lula table sur cette relance pour améliorer les conditions de vie des brésiliens.

Si elle fait naître peu d’espérances sur le plan interne, une victoire de Lula serait en revanche significative au plan international. En pleine campagne électorale, sa tournée européenne d’automne dernier a été l’occasion de rencontrer différentes personnalités politiques du continent et de renouer de vieux liens diplomatiques. Un contraste fort avec l’isolement géopolitique actuel de Bolsonaro. Lula joue la figure de la conciliation, affichant sa volonté de mettre fin à un Brésil isolé et retranché derrière les États-Unis.

NDLR : Lire l’article de Nicolas Souza : « Bolsonaro : Le grand tournant pro-américain du Brésil ? »

Cependant, dans le contexte de la guerre en Ukraine, les positionnements récents de Lula et sa proximité avec Poutine laisse entrevoir un avenir non aligné sur les desseins des puissances occidentales. Première puissance économique régionale, la couleur politique du géant brésilien sera déterminante dans le rééquilibrage géopolitique latinoaméricain.

En cas de victoire, la menace d’un coup d’État ?

Depuis la montée de Lula dans les sondages, Bolsonaro multiplie les déclarations contestant la légitimité de son éventuelle victoire. Il met en doute la fiabilité du système de vote et multiplie les accusations de corruption à l’égard de Lula, alors même que de nombreux scandales pèsent sur chacun des membres de son propre clan. Son fils aîné Flávio Bolsonaro est notamment soupçonné d’être à la tête d’une organisation criminelle liée à l’assassinat, en 2018, de la conseillère municipale de Rio de Janeiro Marielle Franco.

Les magistrats du tribunal suprême fédéral, enquêtant sur Bolsonaro pour corruption, en prennent également pour leur grade. Le 7 septembre 2021, jour de l’indépendance nationale, Bolsonaro avait appelé ses partisans à un « contre coup d’État », pour protester contre les enquêtes et critiques dont il était la cible. L’opération visait à supprimer certaines institutions, notamment le tribunal suprême, et a fait craindre pour la démocratie au Brésil. Ce 7 septembre, de nombreux militaires et policiers étaient présents à Brasilia pour soutenir Bolsonaro et les forces de l’ordre craignaient qu’ils ne soient venus armés. Cependant, Bolsonaro a rétropédalé et aucun appel à l’insurrection n’a été formulé.

Après cette tentative avortée, certains craignent une nouvelle offensive en cas de victoire de Lula. S’assurant le soutien de ses forces, Bolsonaro a déjà annoncé une augmentation du salaire des policiers. Lors d’un entretien avec le média Carta Maior, le philosophe Vladimir Safatle évoquait ainsi la possibilité d’un « scénario à la Trump, avec les forces armées, ce qui impliquerait un degré de conflit encore jamais vu. ». Cependant, alors que les militaires ont désormais infiltrés dans les administrations et les entreprises, il y a fort à parier pour que l’opposition menée par Bolsonaro se traduise par un blocage des réformes et des institutions, plus que par un coup d’éclat militaire.

Bien que la dynamique soit en faveur de Lula, « l’après » des élections d’octobre est incertain. Un bloc conservateur et réactionnaire, avec un pied dans l’armée et l’autre dans la police, reste attaché à Bolsonaro. De l’autre côté, les alliances opérées par Lula conduisent à ne pas se faire d’illusion sur la mise en place d’un programme de gauche avec l’arrivée au pouvoir du PT. Tout finalement se jouera à l’international, scène sur laquelle Lula et son art de la négociation pourraient être déterminants dans le rassemblement des forces progressistes du continent.