« L’activité des classes populaires à Cuba explique le caractère socialiste de la Révolution » – Entretien avec Thomas Posado et Jean Baptiste Thomas

© Vincent Ortiz pour LVSL

Publié en août 2020, aux éditions Syllepse par Thomas Posado et Jean Baptiste Thomas, Révolutions à Cuba de 1868 à nos jours, retrace 150 ans de luttes et de soulèvements à Cuba. En traitant de la guerre d’indépendance débutée en 1868, de la Révolution de 1933 ou de la chute de Batista en 1959, ce livre raconte par le bas la continuité historique d’un combat des subalternes cubains pour l’émancipation. Si l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro marque un grand bond en avant pour ces velléités d’émancipation, elle témoigne aussi de ce que les auteurs analysent comme la naissance d’un « État ouvrier déformé », qui empêche la constitution d’une véritable démocratie par le bas. Ces contradictions initiales sont de fait primordiales pour comprendre les ambiguïtés actuelles de l’État cubain qui oscille entre attachement aux principes socialistes et réformes libérales. Entretien réalisé par Xavier Vest.

Le Vent Se Lève – Dans les années 1810, sur le continent sud-américain, la bourgeoisie créole à l’image de Bolivar débute un processus d’indépendance victorieux vis-à-vis de la Couronne espagnole. Pourtant Cuba ne sera indépendant qu’en 1898 après la guerre d’indépendance avec l’arrivée des États-Unis dans le conflit. Comment expliquer que l’île soit restée si longtemps dans le giron espagnol contrairement à ses voisins?

Jean Baptiste Thomas – Il y a une sorte de paradoxe un peu idéologique dans la question cubaine car dans le discours véhiculé par les institutions scolaires en France, on a l’impression que Cuba devient une question géopolitique centrale à partir de la crise des missiles. Cela occulte le fait que sans l’argent de la Nouvelle Espagne et du Nouveau Pérou et sans le sucre de la Caraïbe, l’Europe et le Système monde actuel n’auraient jamais existé tel quel. De ce point de vue, la Caraïbe est un enjeu stratégique pour les puissances européennes bien avant l’entrée des américains dans cette zone pour en faire leur arrière-cour. Pour la Couronne d’Espagne, Cuba est une base très importante pour son appui dans la tentative de décolonisation de l’Amérique du Sud dans les années 1810 ce qui explique que l’île devient une place forte royaliste et jusqu’au-boutiste. Le deuxième élément est le fait qu’avec le boom sucrier cubain lié à la révolte des esclaves à Saint-Domingue (Haïti) qui rompt avec la France, Cuba devient une île sucrière et un joyau de la Couronne pour des questions géostratégiques et économiques. À partir de ce moment, la bourgeoisie blanche de Cuba devient polarisée autour de la question noire. Elle défend alors deux options pour préserver sa rente sucrière : soit la position jusqu’au-boutiste en restant dans le giron espagnol ou la position annexionniste en rejoignant les États-Unis d’Amérique. Il y a donc une double tension anti-bolivarienne qui structure les axes idéologiques sur lesquels se construit cette bourgeoisie sucrière liée au marché international ce qui aura des conséquences importantes jusqu’en 1959.

LVSL – A partir de 1868 a lieu sur l’île un long processus de remise en question de l’autorité espagnole qui va mener à l’indépendance en deux parties avec tout d’abord la Guerre de dix ans de 1868 à 1878 puis la guerre d’indépendance de 1895 à 1898. Ce processus d’indépendance résulte-t-il d’une opposition spontanée venant d’une base populaire de travailleurs ruraux et d’esclaves ou à l’inverse d’une petite bourgeoisie intellectuelle organisée?

JB .T. – Le processus de rupture est préalable à 1868. Il est lié à l’influence qu’ont les processus d’émancipation et de rupture des colonies face aux métropoles européennes – dans le cas des 13 colonies nord-américaines, de la Révolution à Haiti ou encore des révolutions latino-américaines – sur les secteurs d’une petite bourgeoisie ou de la bourgeoisie créole avancée qui est très influencée par les idées des Lumières et d’émancipation. Mais ces courants restent très minoritaires et surtout leur influence est bridée par une répression féroce qui est vraiment un axe structurant de la politique espagnole sur l’île mais aussi à Puerto Rico ou aux Philippines. 

Ainsi, à partir de 1868, l’étincelle et ensuite la nouvelle explosion de 1895 est avant tout le fait de l’est de l’île. Plus qu’une vision d’une alliance entre subalternes et bourgeoisie intellectuelle, c’est l’est de l’île, marginalisé par le centre qui devient le fer de lance de la protestation coloniale. On retrouvera par ailleurs cette configuration géographique en 1933 et dans les années 50 avec la guérilla castriste dans la Sierra Maestra. Cette opposition à l’est de l’île regroupe alors une alliance particulière de petits ou moyens planteurs comme Carlos Manuel de Céspedes, leurs esclaves libérés, des fermiers, des métayers avant d’irriguer tout l’est de l’île. Face à cela, les espagnols vont mettre en œuvre une vraie politique de terre brûlée. Ces expérimentations affreuses de guerre coloniale serviront ensuite pour les puissances européennes en Afrique et en Asie. 

LVSL – Dans ce long processus d’indépendance se révèle la figure de José Martí aujourd’hui considéré comme un véritable héros de la nation cubaine. Quelle vision politique désire-t-il imposer à Cuba dans son combat pour l’indépendance ? Est-ce une vision simplement emblématique du libéralisme politique du XIXème siècle ou alors y a-t-il déjà un discours socialiste qui inspirera la Révolution de 1959?

JB.T. – Martí est un intellectuel comme on en fait au XIXème siècle. Il est à la fois journaliste, homme de lettres, poète, chef militaire et politique. Néanmoins, je crois que ce qui le caractérise est une extrême conscience latino-américaine. Le nationalisme cubain, en tout cas celui des secteurs radicaux des indépendantistes, est un nationalisme très inclusif. Est cubain toutes celles et ceux qui luttent pour la liberté. C’est la raison pour laquelle un des chefs principaux de l’insurrection en 1895, Maximo Gomez est dominicain. C’est la raison pour laquelle des petits colons et producteurs espagnols vont rejoindre les rangs de l’insurrection. Cela Martí l’exacerbe et de plus, il est un des premiers à alerter sur le risque pour Cuba à passer sous le giron états-unien car en tant qu’intellectuel havanais, il a à l’esprit les débats qui circulent sur la fausse alternative annexionniste de passer sous protectorat américain pour résoudre le problème colonial. Enfin, il n’y a pas de vision socialiste chez Martí mais en revanche il y a une vision national-populaire. Il comprend que l’échec de 1868-1878 est lié à son impréparation et que l’insurrection est restée trop située à l’est. Ainsi, en 1895, il fait en sorte que l’insurrection soit nationale et mobilise l’ensemble des forces vives de la nation dont les subalternes du centre et de l’ouest de l’île mais également les subalternes qui ont dû s’exiler et travailler aux USA comme les travailleurs du tabac cubains en Floride qui vont financer son parti. Il y a par exemple dans ces travailleurs, Carlos Baliño qui sera ensuite un membre fondateur du Parti Communiste Cubain dans les années 20, qui aura un rôle dans l’insurrection en 1933. Il est donc un passeur entre la génération martíenne du Parti Révolutionnaire Cubain (PRC) et la nouvelle génération qui participe à la Révolution de 1933. Ainsi chez Martí il y a une vision anti-impérialiste américaine et une vision populaire de l’insurrection.

Thomas Posado – C’est vrai que chez Martí, il y a cette conscience anti-américaine que n’ont pas avec cette intensité les autres leaders du processus d’indépendance de l’Amérique du Sud comme Bolivar. Cela est aussi lié au fait que l’impérialisme américain s’est grandement renforcé au cours du 19ème siècle et particulièrement à Cuba.

LVSL – Malgré l’indépendance de 1898, Cuba devient un protectorat soumis à l’impérialisme et au capital américain, dirigé de façon violente par des hommes de paille qui n’hésitent pas à faire exécuter les leaders de l’opposition politique et syndicale. De plus, l’île va devenir au fil du temps un paradis pour les gangsters et le tourisme américain. Pourtant dans un contexte de crise économique, éclate en 1933 une révolution contre le Président dictateur Gerardo Machado. Les forces qui structurent cette Révolution sont-elles issues de la continuité de celles qui ont milité pour l’indépendance et quel rôle y joue le mouvement ouvrier qui a émergé après l’indépendance?

JB.T. – Aujourd’hui tous les historiens, même les plus conservateurs, s’accordent pour dire que les États-Unis en 1898 prennent en otage le processus d’indépendance à Cuba tout comme à Puerto Rico et aux Philippines. Dès le dernier tiers du XIXème siècle, l’île est en fait déjà soumise au capital américain qui a un rôle prépondérant dans l’économie cubaine mais les américains vont mettre en adéquation cette emprise économique avec un régime de domination politique. Ce protectorat permet ainsi de gouverner par l’entremise d’hommes de paille, le plus paradigmatique étant Gerardo Machado. Concernant 1933, c’est une sorte d’anti-modèle par rapport au processus révolutionnaire de 1895-1898. Il est l’œuvre d’une nouvelle génération qui a relu les mises en garde de Martí sur les États-Unis et voit comment les patriotes ont fini par se faire seconder par les États-Unis après l’indépendance. Par conséquent, 1933 est une révolution directement anti-impérialiste dans son contenu avec un rôle cette fois central du mouvement ouvrier qui s’est consolidé dans les secteurs classiques de l’économie cubaine comme la canne à sucre et les transports (docks, ferroviaires). Mais il y a aussi un prolétariat manufacturier qui a émergé pendant le premier tiers du XXème siècle qui va être à l’origine de la grève générale en 1933 qui renverse Machado. Le mouvement révolutionnaire va alors coupler à ses revendications anti-dictatoriales des revendications sociales et économiques. Mais ce processus révolutionnaire ne sera pas conduit par le Parti communiste cubain qui devient rapidement après sa création, dans les années 20, une officine du Parti communiste mexicain qui est lui-même une expression diplomatique de l’URSS. Cette absence du PCC laisse donc un espace à des forces nationalistes de gauche et on retrouvera ce scénario plus tard en 1959 avec une hostilité du PCC face aux organisations qui voudront rejouer le scénario de 1933 et la geste martíenne.

T.P. – L’élément le plus hallucinant du vol de l’indépendance cubaine par les États-Unis c’est l’amendement Platt. C’est un cas unique dans une constitution où une puissance a un droit d’intervention dans les affaires d’un autre pays, droit d’intervention que les États-Unis ne manqueront pas d’utiliser. Pour revenir sur le Parti communiste cubain, les virages que vont faire le Kremlin et le Komintern dans les années 1930 ont des conséquences désastreuses pour la possibilité que le Parti communiste cubain soit vu comme une alternative crédible pour les cubains. Il va démobiliser en 1933 puis au nom d’un front anti-Hitler, il va appeler à soutenir Batista alors que les cubains sont à des milliers de kilomètres de l’Europe.

LVSL – En 1959, le nouvel homme de paille des américains, Fulgencio Batista qui avait réussi à limiter les effets de la Révolution de 1933 est renversé par la lutte armée de Fidel Castro, Guevara, Cienfuegos et les autres guérilleros qui ont la sympathie du prolétariat rural, de l’opposition étudiante et des mouvements ouvriers. Au départ, Castro présente un programme qui peut être qualifié d’anti-dictatorial, démocrate et qui a vocation à opérer des réformes modérées tandis qu’il est accueilli positivement par les États-Unis. Pourtant, dans les mois qui suivent, la Révolution prend une tournure radicale avec une nationalisation des terres, une expropriation du capital privé et national sans indemnisation et une défection des partis libéraux. Comment expliquer cette « Révolution par contrecoup » (Guevara)? Faut-il y voir la leçon du président guatémaltèque Jacobo Arbenz qui se fait renverser par la CIA en 1954 suite à ses réformes agraires après avoir refusé d’armer le peuple?

T.P. – Le renversement d’Arbenz en 1954 a un effet traumatique pour les gauches américaines y compris pour un jeune photographe argentin, Ernesto Guevara qui est présent à ce moment-là. Ce traumatisme du renversement d’Arbenz joue dans la radicalisation certes. Néanmoins, il y a d’autres mécanismes qui sont propres à Cuba avec des mobilisations extrêmement importantes des paysans et des ouvriers pour renverser Batista. Oui il y a une guérilla mais c’est par une grève générale que le gouvernement révolutionnaire advient. En 1959 et en 1960, il s’établit une dynamique liée d’un côté, à une pression des masses et de l’autre côté, à l’entêtement des États-Unis, ce qui va mener le nouveau gouvernement révolutionnaire vers une dynamique de révolution sociale, seule révolution sociale américaine où il y a une expropriation de la bourgeoisie sans indemnisations et un renversement de l’économie de marché. Tous les renversements qui ont eu lieu ensuite en Amérique ne sont jamais arrivés à ce résultat aussi radical. C’est l’entêtement des États-Unis durant le printemps-été 1960 qui emmène Fidel Castro à nationaliser massivement sans indemnités les secteurs de l’économie cubaine. Ce n’était pas le choix initial de Castro quand il commença sa guérilla. Mais c’est quelque chose qui se fait sous la pression des mobilisations mais pas par les mobilisations. Cela aboutit à un « État ouvrier deformé » car ça ne se fait pas par la participation des cubains dès le départ. Cette expression vient de Trotsky qui parle aussi pour la Russie d’un « État ouvrier dégénéré » pour évoquer le passage d’un pouvoir par le bas via les soviets en 1917 à la période stalinienne. Or Cuba n’a jamais connu ce degré de participation. Il y a d’emblée une prise de décisions verticale. Tous les embryons de démocratie de participation ensuite sont étouffés par le gouvernement castriste ou pas considérés par la base. À titre d’exemple, en 1959, le but du gouvernement est de faire des tribunaux d’arbitrage qui donnent souvent raison aux travailleurs mais ça ne se fait pas par les travailleurs. On a une direction qui donne aussi du pouvoir d’achat, des réformes sociales mais qui conserve ce pouvoir décisionnel.

JB.T. – Dans la Révolution cubaine, il faut faire attention à ne pas mettre trop l’accent sur le militaire qui provient souvent de la geste castriste. Certes, Batista est renversé par une insurrection militaire mais cette victoire résulte en dernier recours des masses cubaines et de la grève générale insurrectionnelle de 1958-1959. C’est un élément central pour comprendre cette « trans-croissance progressive » qu’il va y avoir entre une révolution démocratique et une révolution sociale puis socialiste qui se fait par la force des choses. La direction du M-26 sera conséquente à la différence d’autres courants latino-américains politiques dans les promesses qu’elle souhaite mettre en application. Il y a au cours de cette période, d’autres expériences de renversement de dictatures type guerre froide dans un contexte de remise en question de l’hégémonie étasunienne comme celle de Marcos Pérez Jiménez au Venezuela en 1958 mais pourtant ça ne donne pas lieu au même développement. La différence fondamentale à Cuba c’est que cette poursuite de l’activité des classes populaires explique le caractère populaire et social de la Révolution qui devient ensuite socialiste. Guevara utilise cette formule « Révolution socialiste ou Caricature de la Révolution ». Il se rend bien compte que si on ne va pas à des mesures d’expropriation et une subversion du pouvoir établi, on ne peut pas arriver à l’indépendance nationale et avoir une révolution authentiquement populaire.

Lien
@Alberto Korda, Source : Museo Che Guevara, La Havane, Cuba. Domaine public.

LVSL – Pour nommer l’État cubain qui naît de la Révolution vous utilisez l’expression « Etat ouvrier déformé » qui revient souvent dans votre livre. Pourtant les classes subalternes s’insèrent souvent dans des organisations syndicales ou politiques comme la Centrale des travailleurs Cubains (CTC), les Comités de défense révolutionnaire (CDR) ou encore la Fédération des femmes cubaines (FMC). Ces structures sont-elles des organes officiels du pouvoir ou permettent-elles une véritable démocratie ouvrière par le bas?

JB.T. – Sur ce type de structures, il y a des organisations créées avant la Révolution de 1959 comme la CTC et les autres qui sont créés ensuite comme les CDR ou la FMC. Dans les deux cas, ce qui joue avant tout, c’est qu’il y a une marge d’autonomie, d’indépendance et d’auto-représentation limitée pour les subalternes cubains pour un certain nombre de raisons politiques. Il n’existe pas de façon importante des courants qui défendent ce type de politiques autonomes, ce n’est pas la politique du PCC et les cadres militaires et politiques du M-26 qui bénéficient d’un énorme prestige n’ont pas un bagage politique marxiste révolutionnaire qui insisterait sur l’auto-représentation des subalternes. Pour eux, un processus qui garantit la participation suffit. Tout ça est donc limité d’entrée de jeu et ça va peser plus tard.

Guevara voit déjà ces lacunes et il comprend que la faible participation démocratique va entraver la bonne marche de la Révolution du point de vue de la production. D’un point de vue politique, ça sera catastrophique car une fois que la période de plus forte dynamique politique est passée et que la gauche du Mouvement du 26 juillet va se trouver marginalisée vers 1967 et 1968, cette insuffisance d’auto-représentation va alors se cristalliser. Mais on est loin d’être sur un type de régime de socialisme de caserne pas pour des questions de climat tropical mais car il y a une révolution par le bas en 1958-1959 sans que cela débouche sur un régime émancipateur et démocratique.

T.P. – J’avais fait un travail d’archives sur les organisations syndicales sur les premières années de la Révolution. Il y a un véritable prestige du M-26 qui bénéficie d’une adhésion massive et sincère et gagne les les élections syndicales avec une large majorité. Durant l’année 1959, il y a des débats légitimes dans le mouvement ouvrier comme sur l’organisation de la production mais à partir du Xème Congrès de la CTC, en novembre 1959, il n’y a plus de débats dans le camp révolutionnaire. Il y a toujours de l’expression mais pas la possibilité d’exprimer un projet alternatif. Il y a un glacis qui se fait dans un État qui n’a pas encore socialisé les moyens de production. Il n’y a pas encore de bourgeoisie qui a été expropriée mais on a pas de pouvoir à la base ou une démarche de type démocratie de conseils comme c’était souvent imaginé dans la démarche marxiste.

LVSL – Si les années 60 sont emblématiques d’une atmosphère révolutionnaire et émancipatrice avec un pluralisme partidaire et plusieurs courants, à contrario les années 70 sont souvent vues dans l’imaginaire commun comme un raidissement de la Révolution vers un modèle proche des démocraties populaires de l’est et un « socialisme de caserne ». À quoi cela est dû? Par ailleurs, les abus répressifs qui ont été commis à l’image des Unités militaires d’appui à la production sont-ils similaires au système carcéral et répressif en vigueur dans le bloc soviétique à cette époque?

T.P. – Cuba n’a jamais complètement ressemblé à un pays de l’est. Contrairement à ce qui se passe en Pologne ou en Tchécoslovaquie, ce n’est pas une invasion militaire qui est à l’origine du régime en place avec la Libération de 1945 par les troupes soviétiques. À Cuba, la Révolution gagne grâce à une lutte dans laquelle la population est impliquée. Ensuite bien évidemment, Cuba devient dépendant de l’URSS avec le commerce extérieur, ce qui va faire infléchir l’île vers ce modèle avec le parti unique. Mais la direction cubaine jouit d’une légitimité dont ne bénéficient pas les directions communistes en Hongrie ou en Pologne. Ensuite, il y a effectivement ce qu’on appelle le « quinquennat gris » dans les années 70 où on a des mesures répressives qui sont adoptées, le moment emblématique où Castro soutient l’intervention soviétique à Prague en 1968. Il y a de plus une répression des homosexuels à contre-courant de la libération des mœurs qu’avait représenté la Révolution cubaine en 1959, qui reste aujourd’hui un des rares pays avancés en Amérique latine où il est possible d’avorter depuis 1959. La preuve que c’est un modèle différent c’est que l’effondrement de l’Est se fait de manière immédiate avec le processus de restauration en URSS. À Cuba, le régime se maintient dans des circonstances effroyables et des difficultés immenses pour le peuple cubain. Si il n’y a pas de restauration de l’économie de marché c’est donc avant tout lié aux conditions d’établissement.

JB.T. – Il y a, en effet, eu des instruments répressifs mis en place par le régime cubain non pas pour résister à un danger d’invasion ou de restauration financé par les États-Unis mais pour brider la population dont l’expression la plus brutale sont les UMAP. Si ma comparaison n’a pas pour fonction de relativiser, c’est tout de même intéressant de mettre en miroir la façon dont les régimes concentrationnaires d’Amérique du Sud n’ont pas eu la même attention de la part du Département d’État américain. Si on parle d’un environnement concentrationnaire non pas sur un modèle soviétique mais sur un modèle fascisant, c’est l’Argentine, la Bolivie, le Chili, le Brésil pendant les années 70 qui n’ont pas eu la même attention des administrations américaines et européennes.

LVSL – En avril 1961, il y a une tentative de porter un coup fatal à la Révolution par les réseaux anti-castristes avec le débarquement de la Baie des cochons soutenu par la CIA qui échoue notamment grâce à la résistance populaire. Vous montrez d’ailleurs que les données collectées par les services cubains sur les biens cumulés des prisonniers du débarquement sont faramineuses en termes de possession  (375 000 hectares de terres, 10 000 maisons, 70 industries, 10 centrales sucrières, 5 mines, 2 banques). Comment les réseaux anti-castristes ont évolué après l’enracinement du régime révolutionnaire. Y a-t-il eu une forme de résignation ou à l’inverse une volonté jusqu’au-boutiste pour renverser le régime par tous les moyens possibles?

T.P. – Non, les réseaux anti-castristes n’ont jamais abdiqué. Il suffit de voir les données déclassifiées de la CIA qui montrent qu’il y a eu 638 tentatives d’assassinat contre Fidel Castro. Mais il est devenu difficile pour eux après l’échec de la Baie des cochons de poursuivre leur lutte sur le territoire cubain. Cette opposition est aujourd’hui encore extrêmement dépendante des États-Unis qui est sa principale ressource politique malgré le blocus qui coûte des milliards de dollars depuis 60 ans. Mais le lien avec la population cubaine a toujours été faible. À Cuba, l’opposition existe mais elle est d’une ampleur très faible pour menacer le gouvernement cubain, ce qui fait qu’elle peut être tolérée puis emprisonnée et vice versa. Un phénomène nouveau voit le jour, ces dernières semaines, avec le Mouvement San Isidro à partir de la détention du rappeur Denis Solis, demandant davantage de liberté d’expression mais on manque de recul pour savoir jusqu’où ira cette contestation. 

LVSL – Outre le soutien aux réseaux anti-castristes, les États-Unis ont mis en place à partir de 1962 un embargo économique qui visait à abattre le régime. Néanmoins, les effets de l’embargo furent contenus par les liens que Cuba entretenait avec le bloc de l’Est et l’URSS. Pourtant le début des années 1990 voit la chute de l’URSS et du bloc de l’Est, ce qui conduit à une crise profonde sur l’île baptisée par le gouvernement cubain une « période spéciale ». Cela a t-il conduit à une nouvelle offensive impérialiste des États-Unis et des réseaux anti-castristes durant les années 1990 pour tenter d’abattre le régime de Fidel Castro face aux carences économiques?

T.P. – Oui, de manière « légale » il y a les lois Torricelli en 1992 et Helms Burton en 1996 qui vont durcir l’embargo économique dans une période déjà compliquée. Or, il est évident que pour des raisons humanitaires, il aurait été nécessaire d’assouplir l’embargo. Ce qui rend Cuba comme un pays assez unique dans le monde, c’est la violence des changements d’équilibres commerciaux à la fois en 1959 puis en 1990 quand l’URSS s’en va aussi rapidement qu’elle est venue dans l’économie cubaine. À titre de comparaison, j’ai travaillé sur le Venezuela chaviste. En 2018, avant que Trump prenne des mesures de type blocus contre le Venezuela, les États-Unis étaient, après 20 ans de chavisme , toujours le premier partenaire commercial en terme d’importation et d’exportation au Venezuela et il y avait eu une dizaine de points de baisse du commerce extérieur ce qui est minime comparé à la brutalité des changements qu’a connu Cuba. Donc quand l’URSS s’en va, Cuba se retrouve sans débouchés commerciaux dans un moment où l’économie est globalisée et où il y a peu de soutiens diplomatiques. On se retrouve avec des conditions dramatiques pour les cubains qui vont connaître des fortes dégradations de leurs conditions de vie pour des raisons qui ne sont pas liées au gouvernement cubain.

JB.T. – L’embargo dans sa visée n’est pas économique. D’un strict point de vue de l’entrepreneuriat états-unien, ça n’a aucun sens. À titre d’exemple, Trump en homme d’affaires aurait adoré tout remettre en cause et intervenir dans le secteur touristique dans les années 90. Mais à son arrivée au pouvoir, il a exacerbé les bonnes vieilles méthodes pour des raisons de politique extérieure et de géopolitique. Il y a donc dans l’embargo, une visée avant tout politique et agressive pour créer des conditions d’asphyxie et favoriser un changement de régime. Face à aux méthodes américaines, il y a chez le peuple cubain un degré de résilience qui ne s’explique que par la conscience de ce qu’il y aurait à perdre si les acquis de la Révolution étaient renversés. 

LVSL – Concernant les perspectives d’avenir, bien que gardant un attachement à des idéaux socialistes inscrits dans la Constitution de 2019, la bureaucratie cubaine met de plus en plus en œuvre des réformes visant à  favoriser les investissements étrangers et à opérer un rétablissement de l’économie de marché. Cela fait-il courir un risque de fragmentation de la société cubaine entre une minorité de gagnants et un retour des inégalités économiques et raciales qui éloignerait les soutiens traditionnels du régime? De plus, ce processus de conversion à une économie de marché produit-il un risque de restauration capitaliste et un retour des émigrés contre-révolutionnaires qui n’ont jamais accepté la Révolution de 1959?

JB.T. – Le régime cubain a fait le choix contraint de mettre en application des réformes de marché pour favoriser l’investissement étranger, l’investissement local et pour répondre aux déformations du modèle économique et social de l’île devenu passablement insurmontable d’un point de vue d’économie classique. Aujourd’hui, concernant les inégalités, ce n’est pas qu’elles risquent de venir car elles sont déjà présentes à un degré encore plus fort que dans les années 90. Le dilemme cornélien pour le régime cubain, c’est que la minorité qui pourrait être gagnante de ses réformes court le risque d’être mise en minorité à son tour par un retour en force du capital cubano-américain qui emporterait en cas de restauration trop avancée les agents de cette ouverture qui aujourd’hui procèdent à petits pas. Les dirigeants cubains savent en effet que ce qui les attend, ce n’est pas l’avenir que Deng Xiaoping avait promis aux bureaucrates communistes chinois mais plutôt de se faire emporter par la vague de la restauration elle-même. La puissance des États-Unis à 150 kilomètres et la force du capital cubano-américain en Floride est bien différente de ce que représentait Taiwan pour la bureaucratie chinoise quand elle s’est ouverte à l’économie de marché.

T.P. – Ce qui se passe actuellement c’est un processus lent qui essaye de rester sur un équilibre entre attirer des investissements sans arriver à constituer une force sociale susceptible de renverser le régime. La restauration de la bourgeoisie cubano-américaine ne me semble pas à l’ordre du jour car elle reste l’otage des calculs des présidents américains. De plus, aujourd’hui, on a une sociologie différente des émigrés cubains présents en Floride. On est passé de l’exil doré de bourgeoisie aigrie des années 60 qui s’était fait nationalisée ses biens à des émigrés plus pauvres qui désirent la liberté de circulation et la possibilité d’envoyer de l’argent à Cuba. Cette nouvelle frange d’émigrés était logiquement plus sensible à la politique d’ouverture de Barack Obama.

LVSL – Outre les perspectives d’avenir, qu’est-ce qu’a révélé la crise sanitaire du Covid-19 sur Cuba?

JB.T. – À Cuba, sur 11 millions d’habitants, il y a eu seulement 7 000 cas de Covid et une centaine de morts. C’est lié au maillage sanitaire et aux réseaux médico-sociaux très développés qui ont permis de faire face à cette catastrophe. C’est très loin des désastres sanitaires proches d’économies comparables comme la République dominicaine ou également plus loin sur les DOM-TOM comme la Martinique. En revanche, les zones qui ont le plus souffert du Covid à Cuba sont les quartiers les plus pauvres du centre comme à La Havane où se concentrent les populations afro-descendantes, ce qui est lié à des problèmes criants de logement et de surpopulation. C’est paradoxal lorsqu’on sait que les premières mesures du gouvernement révolutionnaire étaient liées à l’expropriation et avaient donné lieu à une vaste réforme urbaine avec la construction de grands programmes de logements sociaux. Ça témoigne du prix de trente années de retour progressif à une économie de marché et un retrait progressif des politiques sociales et ce malgré les acquis du système médical cubain.

Révolutions à Cuba de 1868 à nos jours

T.P. –  On a vu avec le Covid que Cuba a envoyé des médecins en Martinique ou en Italie. C’est paradoxal qu’une île pauvre envoie des médecins chez des grandes puissances. À propos de ces interventions sanitaires, d’un côté Bolsonaro parle d’un « endoctrinement communiste » et du côté de la gauche, certains y voient un élan humaniste. Or c’est un secteur avant tout  économique rentable pour l’État cubain qui lui rapporte des milliards de dollars et il faut comprendre que c’est un choix politique du régime d’opérer une spécialisation économique dans ce domaine de la santé. C’est sûr que c’est plus humaniste que produire des armes ou de la haute couture. Il ne faut ni le romantiser ni le diaboliser. C’est une source de revenus qui permet aussi de donner des leçons à des États puissants qui en viennent à avoir besoin de Cuba en cas de crise sanitaire.

Thomas Posado est docteur en science politique à l’Université Paris-8 et 
chercheur associé au CRESPPA-CSU. Il a co-dirigé avec Franck Gaudichaud, 
Gouvernements progressistes en Amérique latine (1998-2018). La fin d’un 
âge d’or (Presses Universitaires de Rennes, 2021).

Jean Baptiste Thomas est maître de conférences en études hispano-américaines et enseigne à l’Ecole polytechnique. Il est membre du comité de rédaction de RévolutionPermanente.fr. A l’occasion du 150ème anniversaire, il publie, aux Editions sociales, Découvrir la Commune de Paris

Généalogie de la violence en Amérique centrale : l’inégalité foncière comme moteur de l’instabilité politique

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Une décennie de guerre civile 1981 – 1992. Armée salvadorienne (photo) en guerre contre le Front Farabundo Marti de Libération Nationale. © Guiseppe Dezza

Eldorado révolutionnaire dans les années 1980, l’Amérique centrale a aujourd’hui perdu de sa superbe. Elle fait rarement l’actualité française, et lorsqu’elle existe, la couverture médiatique s’adonne à dresser le bilan humain de catastrophes naturelles répétées, à pointer des records de violence, ou à déplorer la crise migratoire qui s’y déroule. Moins connue que sa voisine, l’Amérique du Sud, les deux partagent pourtant une histoire marquée par les inégalités foncières, histoire qui résonne encore davantage dans l’isthme centraméricain en raison du poids de sa population rurale. La crise environnementale actuelle et les risques qu’elle fait peser sur la ressource foncière sont venus remuer les cendres de plus d’un siècle de conflits pour la terre. Accaparement des oligarchies, projets redistributifs révolutionnaires, et ingérence des Etats-Unis : retour sur les antagonismes d’hier pour comprendre les défis d’aujourd’hui.  

Les héritages coloniaux : concentration foncière et monocultures d’exportations

La colonisation espagnole va profondément façonner l’histoire contemporaine de l’Amérique centrale. La Couronne d’Espagne conquiert le continent avec un but principal : l’exploitation des réserves d’or et d’argent. Mais les maigres gisements de l’Amérique centrale, vite épuisés, vont rapidement sceller son destin agricole.

Dès la fin du XVIe siècle, la Couronne espagnole, étouffée par une dette colossale, décide de vendre ses parcelles agricoles les plus fertiles aux descendants des conquérants. Ces derniers choisissent l’élevage extensif ou la monoculture de l’indigo, de la canne à sucre, et du cacao. Ces exploitations répondent à la demande du marché européen, soit indirectement par l’approvisionnement en denrée alimentaires de l’économie minière, soit directement par l’exportation de produits convoités sur le marché intérieur européen.

À l’exception de quelques noyaux de population groupés au nord-ouest de l’actuel Guatemala ou en bordure de rivière, l’Amérique centrale ne présente pas de peuplements indigènes aussi denses qu’au sud du continent. Le besoin en main d’œuvre conduit au déplacement forcé de nombreuses communautés autochtones, depuis les régions montagneuses vers les plaines littorales. Un système d’asservissement économique basé sur l’endettement des paysans travailleurs se met en place : l’hacienda (1).

Les grands propriétaires – latifundios – accordent aux paysans des prêts en monnaie ou en nature moyennant un remboursement par le travail sur la plantation. La main d’œuvre est ainsi forcée de demeurer sur la plantation et de vendre sa force de travail pour payer son dû. Par ailleurs, les lopins de terres concédés à la paysannerie autochtone sont insuffisants pour assurer la subsistance du foyer. À long terme, les paysans indigènes demeureront contraints de travailler pour l’hacienda en quête d’un nécessaire complément de revenu.

La structure foncière inégalitaire et le système économique fondé sur l’extraversion agricole dont hérite l’Amérique centrale à la veille des indépendances de 1821 vont dessiner sa trajectoire. Le poids des monocultures entrainera la plupart des pays de la région dans un phénomène de dépendance au sentier : la dépendance vis-à-vis des exportations agricoles empêchera la diversification de l’économie, jugée trop coûteuse à court terme. Seul le Costa Rica, qui hérite d’une structure foncière plus équilibrée, jouira d’une relative stabilité politique.

https://geology.com/world/central-america-satellite-image.shtml

Le maintien d’un ordre inégalitaire après les indépendances

Les indépendances ne remettent pas en cause la concentration des ressources foncières et agricoles entre les mains de quelques-uns. Au contraire, l’oligarchie voit sa puissance renforcée. Elle peut désormais exporter vers les marchés européens, libérée des contraintes économiques et réglementaires autrefois imposées par la Couronne espagnole. L’économie de la région sera dès lors rythmée par les succès consécutifs des différentes monocultures.

Le XIXe siècle est marqué par l’expansion rapide de la culture du café, qui dans certaines régions – notamment le Salvador – se fait par la spoliation de terres indigènes. En 1880 le café est le premier produit d’exportation du Costa Rica, du Guatemala et du Salvador. Pour développer leurs exploitations caféières, les latifundios font appel aux bailleurs de fonds des pays consommateurs. Ces derniers récupèrent les plantations des mauvais payeurs, entraînant le passage rapide de très grandes plantations caféières aux mains d’investisseurs étrangers.

Les progrès réalisés en matière de transport terrestre, maritime et de réfrigération pour la conservation des fruits et des viandes confortent la spécialisation agro-exportatrice de l’Amérique centrale. Dans la première moitié du XXe siècle, la banane connaît un essor fulgurant, et cela sous la tutelle d’investissements extérieurs, en particulier des États-Unis dont la victoire contre la Couronne espagnole en 1898 a assis l’influence.
Les compagnies bananières nord-américaines s’implantent en suivant un même schéma : elles se voient concéder de grandes étendues de terres en échange de la construction d’infrastructures portuaires et de transport, dont elles conservent ensuite la gestion pendant plusieurs décennies (2). Parmi elles, l’emblématique United Fruit Company.

La mainmise des États-Unis sur la région, et leur tutelle sur le canal de Panama jusqu’en 1999 leur assure le contrôle du transit des marchandises à travers l’isthme centraméricain. Dans la première moitié du XXe siècle, le Nicaragua subit les occupations successives de l’armée américaine, motivées par l’ambition de construire un deuxième canal interocéanique. En 1927, la guérilla d’Augusto Sandino se soulève contre la présence étrangère. Les ouvriers et les paysans, dont la précarité est entretenue par l’économie d’agriculture rentière et de plantations, constituent sa principale base sociale.

Guerre de voisinage, aux origines de la “guerre du foot” Honduras-Salvador…

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Soldat Salvadoriens patrouillant dans la zone frontalière avec le Honduras, 1969

La crise économique de 1929 et la chute du prix des matières premières viennent aggraver la situation de la petite paysannerie dans la région. Pour abaisser les coûts de productions, les exploitants diminuent les salaires des ouvriers agricoles. Le mécontentement et la misère alimentent la contestation paysanne.

En janvier 1932, des milliers de paysans de l’ouest du Salvador s’insurgent. Armés pour la plupart de machettes et de quelques fusils, ils attaquent des garnisons militaires, occupent des villes, et pillent ou détruisent entreprises, bâtiments gouvernementaux et maisons privées. La révolte sera violemment réprimée par l’armée et les bandes paramilitaires locales. En l’espace de quelques jours, on décomptera selon les sources entre 10 000 et 40 000 morts. Cet épisode sanglant, nommé « La Matanza » (massacre en espagnol), est considéré comme l’un des cas les plus extrêmes de répression étatique dans l’histoire moderne de l’Amérique latine.

En parallèle, naissent les germes d’un autre conflit… Pour pallier le manque de terres, l’oligarchie foncière salvadorienne organise le déplacement de nombreux travailleurs agricoles au Honduras voisin, pays cinq fois plus grand mais guère plus habité. 30 ans plus tard, ce sont 300 000 Salvadoriens qui ont migré au Honduras.

En 1962, le gouvernement hondurien tente de lancer une réforme agraire qui vient s’opposer aux intérêts des grands propriétaires et des compagnies étrangères, dont la United Fruit Company. Avec l’appui de ces derniers, le général Arellano fomente un coup d’État qui renverse le président Ramon Villeda. La réforme en projet est rapidement abandonnée, mais sous la pression de l’activisme agraire, le général Arellano sera finalement contraint de la relancer à la fin des années 1960. La question foncière se trouve alors au cœur du débat public, les Salvadoriens apparaissent comme des concurrents pour la terre et sont dépeints dans la presse comme des accapareurs. En juin 1969, la flambée des tensions conduit à l’expulsion de 500 familles salvadoriennes. Un pic de violence est atteint le 14 juillet 1969, prolongeant des semaines d’affrontements déclenchés par des matchs de football qui ont opposé les deux équipes nationales. La « guerre du foot » durera 4 jours, le bilan comptera plusieurs milliers de morts.

D’une pierre deux coups : sauvegarde de ses intérêts commerciaux et lutte contre le communisme ; le soutien des États-Unis à l’oligarchie foncière

Alors qu’en Amérique du Sud, à partir des années 1960, les États-Unis encouragent et font pression sur les gouvernements pour enclencher un relatif partage des terres et favoriser le développement d’un marché intérieur, les intérêts nord-américains en Amérique centrale sont différents. Les États-Unis y sont beaucoup plus présents du fait de multinationales agricoles (Standard Fruit Company, United Fruit Company…) et parce que les monocultures d’exportation leur sont quasi-exclusivement destinées(3). Ils n’ont donc intérêt ni à la redistribution, ni au développement d’une agriculture diversifiée pour alimenter le marché national. Ceci motive un soutien indéfectible aux grands propriétaires fonciers, soutien sans lequel ces derniers ne pourraient se maintenir.

En 1954, les intérêts particuliers du groupe United Fruit Company, soutenu par les États-Unis, vont anéantir une expérience politique et économique sans précédent en Amérique latine. Les raisons de la colère : encore et toujours, la terre.

Au Guatemala, la fin de la dictature en 1944 a marqué le début du « Printemps guatémaltèque », une période caractérisée par des avancées sociales et politiques considérables : semaine de travail de quarante-quatre heures, droit de s’organiser en syndicats, égalité des salaires entre hommes et femmes, plan d’éducation, abolition de la discrimination raciale… Jacobo Arbenz accède démocratiquement au pouvoir en 1952 et entend poursuivre la politique réformiste amorcée 8 ans auparavant. Le décret n°900, ou « Loi de réforme agraire », est voté à l’unanimité. Il exproprie plus de 600.000 hectares de terres en friche ou en jachère appartenant à l’oligarchie foncière nationale et aux investisseurs étrangers, en vue de les redistribuer aux petits paysans et paysans sans terres. En deux ans, 500.000 Guatémaltèques, sur une population totale de trois millions d’habitants, vont bénéficier de ces dotations (4). La compagnie bananière nord-américaine United Fruit Company n’entend pas se laisser amputer de ses terres et s’affaire en coulisse à l’organisation d’un coup d’État. Elle dispose de connexions privilégiées au plus près du pouvoir : la secrétaire particulière du président des États-Unis Eisenhower n’est autre que l’épouse d’Edmund Whitman, le chargé des relations publiques de la firme.
Pour obtenir le soutien du gouvernement, l’entreprise agite le spectre du péril rouge et présente la réforme guatémaltèque comme un projet piloté par Moscou. Le décret n°900 exposait pourtant noir sur blanc qu’il visait à développer des formes capitalistes de production d’agriculture et à intégrer l’agriculture guatémaltèque à l’économie de marché. Mais la compagnie bananière réussit son opération de communication. En juin 1954, une centaine d’opposants armés par la CIA pénètrent dans le pays, appuyés par les bombardements aériens de pilotes nord-américains. Le président Arbenz capitule. Cet évènement forme le point de départ de plus de quarante années de guerre civile, et d’un massacre sans précédent dans l’histoire du pays. Le clivage ethno-agraire entre grands propriétaires ladinos (5) et paysans indiens sera l’un des éléments matriciels du conflit.

Quoique la main soviétique ait en l’occurence été fantasmée pour servir les intérêts de la United Fruit Company, l’Amérique centrale a cependant incarné un véritable front de la guerre froide.

En juillet 1979 au Nicaragua, fort du soutien populaire, le Front sandiniste de libération nationale d’inspiration marxiste arrive au pouvoir par les armes, mettant ainsi un terme à plus de quarante ans de dictature de la famille Somoza. Celle-ci disposant à elle seule de près de 20% de la superficie cultivable du pays [6], les sandinistes héritent d’une économie très dépendante des marchés internationaux et particulièrement des États-Unis, principal acheteur et premier fournisseur. Jusque-là, la politique agricole consistait à investir quasi-exclusivement dans les grandes exploitations exportatrices (coton, tabac, canne à sucre, bananes…). Les petits paysans, refoulés sur les terres les moins fertiles et les plus difficiles d’accès, ne pouvaient être compétitifs et étaient réduits à une agriculture de subsistance.

La réforme agraire lancée par le nouveau gouvernement consiste en une expropriation et nationalisation du domaine de la famille Somoza. Comme il doit composer avec la bourgeoisie agraire engagée dans la lutte anti-somoziste, le gouvernement épargne le reste des grands domaines. Cette nationalisation n’aboutit toutefois pas à une vaste redistribution. L’État compte encore sur les cultures d’exportation, principales pourvoyeuses de devises, et craint que la distribution des terres aux paysans ne convertisse ces exploitations en cultures vivrières. La première réforme ne parvient ainsi pas à répondre à la demande foncière, et les occupations de terres sous-exploitées se multiplient dans les régions nord du pays. Une deuxième phase de réforme est donc lancée en août 1981. Les expropriations s’étendent désormais aux terres insuffisamment exploitées de l’ensemble des latifundios. Ces démembrements radicalisent l’opposition au pouvoir. Certains grands propriétaires expropriés se rallient au mouvement contre-révolutionnaire des contras, une contre-insurrection pilotée par les États-Unis, opposés au régime sandiniste proche de Cuba.

En effet, dès son arrivée au pouvoir, Reagan rompt avec la politique d’aide de son prédécesseur et entend écraser l’influence marxiste qui se propage dans son pré-carré. L’intervention américaine, à travers le soutien militaire et financier apporté au contras, entraînera le Nicaragua dans dix années de guerre intestine et bloquera toute réforme efficace en obligeant le pouvoir à se concentrer sur la politique sécuritaire.

L’Histoire de l’Amérique centrale est étonnamment répétitive : le Salvador connaîtra un sort semblable à celui du Nicaragua. En 1981, les profondes inégalités déclencheront douze ans de guerre civile révolutionnaire entre le Front Farabundo Martí (FMLN, d’obédience marxiste-léniniste) et les gouvernements successifs. Ici aussi, l’ingérence des États-Unis sera encore de mise.

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Une décennie de guerre civile 1981 – 1992 : Les affrontements oppose l’armée salvadorienne (photo) au le Front Farabundo Marti de Libération Nationale. © Guiseppe Dezza
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Manifestation contre l’ingérence des Etats-Unis dans la guerre civile qui touche le Salvador, Chicago, 1989

Quel bilan aujourd’hui ? Les enjeux de la crise climatique, un facteur de tension supplémentaire

Après plus d’un siècle et demi de dissensions et de conflits entre pays voisins, la fin de la guerre froide confine davantage l’Amérique centrale dans l’arrière-cour des États-Unis. Les réformes agraires, lorsqu’elles ont eu lieu, ont été un échec car peu ambitieuses ou rapidement remises en cause par des politiques néolibérales.

Au Honduras en 1992, la loi de modernisation agricole ouvre les terres distribuées lors de la réforme agraire à la vente et l’exploitation pour une agriculture de rente. L’objectif recherché est clair : attirer les capitaux de l’agro-business. Des chefs de coopératives agricoles vendent les terres, souvent à l’insu des paysans qui la cultivent et qui ont peu de ressources pour faire respecter leurs droits face aux grandes entreprises.
Les réformes agraires adoptées dans les années 1980 et 1990 au Nicaragua et au Salvador dans le cadre des processus de paix sont contemporaines des programmes d’ajustements structurels imposées par le Fonds monétaire international. Les paysans se voient accorder des terres en même temps qu’on les prive des moyens financiers et matériels de les mettre en valeur. Ils les revendent aux exploitants qui possèdent déjà un capital économique conséquent, et la propriété des terres retombe aux mains des multinationales.

Malgré ces échecs, la perspective de nouvelles réformes agraires semble aujourd’hui enterrée. Des décennies de guerre ont eu raison des velléités révolutionnaires et les partis issus des guérillas marxistes se sont satisfaits de réformes inachevées mais pacificatrices. Pour ceux-là qui ont accepté le statu quo, la politique de réforme agraire appartient au siècle passé.

Aujourd’hui, les effets de la crise climatique renforcent la pression qui régnait déjà sur les terres. Les terres exploitables se raréfient. Les multinationales sortent gagnantes de cette concurrence pour la terre, compromettant davantage les possibilités de diversification économique. Longues périodes de sécheresses, inondations brutales et élévation des températures fragilisent les capacités paysannes de subsistance.

https://wrm.org.uy/es/articulos-del-boletin-wrm/expansion-de-las-plantaciones-de-palma-aceitera-como-politica-de-estado-en-centroamerica/
Paysage de monoculture de palme en Amérique centrale

Les communautés rurales se disputent l’eau avec les grands groupes agricoles ou extractifs, et des projets d’infrastructure tels que les grands barrages sont souvent venus réduire leur accès à la ressource. Dans les zones côtières du Salvador par exemple, la culture de la canne a étendu sa surface de quasi 50% durant la dernière décennie. Ce changement d’usage des sols qui est allé de pair avec la surexploitation des ressources en eau et leur pollution au glyphosate et autres engrais chimiques, a contraint un déplacement de l’agriculture paysanne (7). Au Guatemala, la déviation des cours d’eau par les entreprises bananières est dénoncée depuis de nombreuses années par les riverains, qui l’accusent de mettre à sec les fleuves pendant la saison sèche (8).

Les flux croissants de migrations enregistrés ces dernières années vers les États-Unis en provenance de l’Amérique centrale (9), s’expliquent en partie par la crise à laquelle sont confrontés les espaces ruraux (10). Le changement climatique vient ainsi raviver les inégalités profondes de la société centraméricaine, et soulève l’urgence d’une remise en cause des systèmes productifs de la région, afin de pouvoir assurer à son peuple, une vie sur sa terre d’origine.

Notes :

(1) « Hacienda » est communément employée pour désigner une exploitation agricole de grande dimension. Les économistes font néanmoins la distinction entre l’hacienda et la plantation en tant que système productifs et économiques différents avec des critères tenant au contrôle du travail, à l’utilisation des terres et du capital. L’hacienda est caractérisée par la monopolisation des terres destinées à nier des alternatives aux  travailleurs, tandis que la plantation s’appuierait davantage sur la rémunération par le salaire et non par l’allocation de moyens de subsistance (Edelman, Marc. 2018. « ‘Haciendas and Plantations’: History and Limitations of a 60-Year-Old Taxonomy ». Critique of Anthropology)

(2) Ellis, 1983 ; cité par Dufumier, M. 2004. Agricultures et paysanneries des Tiers mondes. Collections « Hommes et sociétés ». Paris: Karthala.

(3) Dufumier, M. 1985. « Réforme agraire au Salvador ». Civilisations 35 (2)

(4) Dasso, Étienne. 2008. « Aux origines du coup d’État de 1954 au Guatemala : le rôle de la United Fruit Company dans la préparation du soulèvement contre Jacobo Arbenz ». L’Ordinaire des Amériques, nᵒ 210

(5) « Ladino » est, en Amérique centrale, le nom donné aux personnes d’ascendance indigène, le plus souvent métisses, et de culture “hispanisée”, c’est-à-dire dont la langue maternelle est l’espagnol et qui ont un mode de vie fortement occidentalisé.

(6) Dufumier, Marc. 1983. « La question agraire au Nicaragua ». Revue Tiers Monde 24 (95)

(7) Instituto de Investigaciones ITZTANI (2012): Análisis de la producción azucarera en el salvador y sus vínculos con procesos de cambio del uso del suelo, la deforestación y degradación de ecosistemas forestales. MARN y GIZ.

(8) Tribunal Latinoamericano del Agua, VI Audiencia Pública TLA – Audiencias de Instrucción sobre Controversias Hídricas en Argentina, El Salvador, Nicaragua y Guatemala, Ciudad Guatemala – 05 a 09 de Octubre 2015

(9) Faret Laurent, 2018, « Enjeux migratoires et nouvelle géopolitique à l’interface Amérique Latine‐ Etats Unis », Hérodote, n°171, pp.89‐10.

(10) Film documentaire, 25 mn, Honduras, les migrants de la soif.
https://www.france24.com/fr/20190215‐reporters‐doc‐honduras‐exil‐caravane‐migrants‐etats‐unisviolence‐pauvrete‐secheress

Cet article s’est appuyé sur les lectures suivantes :

Acqueros, Jean-Gabriel, et Demoustier, Alain. 1981. « Amérique centrale : les raisons d’une crise » Politique étrangère 46 (3): 691‑98.

Bataillon, Gilles. 2005. « De Sandino aux contras ». Annales. Histoire, Sciences Sociales 60e année (3): 653‑88.

Blanc, Pierre. 2018. Terres, pouvoirs et conflits. Une agro-histoire du monde. Presses de Sciences Po.

Ching, Erik, et Virginia Tilley. 1998. « Indians, the Military and the Rebellion of 1932 in El Salvador ». Journal of Latin American Studies.

Collombon, Maya, et Dennis Rodgers. 2018. « Introduction. Sandinismo 2.0 : reconfigurations autoritaires du politique, nouvel ordre économique et conflit social ». Cahiers des Amériques latines.

Dasso, Étienne. 2008. « Aux origines du coup d’État de 1954 au Guatemala : le rôle de la United Fruit Company dans la préparation du soulèvement contre Jacobo Arbenz ». L’Ordinaire des Amériques.

Dufumier, M. 2004. Agricultures et paysanneries des Tiers mondes. Collections « Hommes et sociétés ». Paris: Karthala.

Dufumier, Marc. 1985. « Réforme agraire au Salvador ». Civilisations.

Dufumier, Marc. 1983. « La question agraire au Nicaragua ». Revue Tiers Monde.

Edelman, Marc. 2018. « ‘Haciendas and Plantations’: History and Limitations of a 60-Year-Old Taxonomy ». Critique of Anthropology.

Faret, Laurent. 2018, « Enjeux migratoires et nouvelle géopolitique à l’interface Amérique Latine‐ Etats Unis », Hérodote.

Ramonet, Ignacio. 1987. « La longue guerre occulte contre le Nicaragua ». Le Monde diplomatique.

La vertueuse indignation des médias face à l’assaut du Capitole

La contestation de la victoire de Joe Biden a culminé lors de la violente émeute au Capitole, qui devait tenter de prendre le contrôle des institutions publiques, avec le soutien passif d’une partie des forces de police. Il est difficile de ne pas éprouver un sentiment de déjà-vu. Ce procédé ressemble aux nombreuses révoltes des secteurs d’extrême-droite contre les victoires des gouvernements « bolivariens » ou nationaux-populaires d’Amérique latine, le cas bolivien étant le plus récent. La différence dans le traitement médiatique de phénomènes pourtant similaires ne peut qu’interroger. Par Denis Rogatyuk, traduction par David Durillon et Catherine Malgouyres-Coffin.

Aucune comparaison entre des processus électoraux différents ne peut être menée avec exactitude. Mais le modèle de contestation développé par les forces politiques d’extrême droite à travers l’Amérique latine, face à une défaite électorale imminente, semble avoir atteint le Nord du continent. Cette stratégie a longtemps été un élément crucial de l’arsenal de l’opposition vénézuélienne, jouant un rôle important dans chaque élection majeure depuis la course à la présidence de 2013.

Pour une analyse de l’agenda de l’opposition vénézuélienne, lire sur LVSL notre entretien avec Christophe Ventura : « Le Venezuela révèle les fractures de l’ordre mondial »

Son premier grand promoteur, Henrique Capriles Radonski, était si convaincu que la courte victoire de Nicolás Maduro avec seulement 50,6% des voix était le produit d’une fraude massive que dans les jours suivant l’annonce des résultats, il a appelé ses partisans à « exprimer leur rage dans les rues ». Les émeutes et les manifestations violentes de l’opposition qui en ont résulté ont causé la mort de onze personnes (pour la plupart chavistes) et ont préparé le terrain pour la stratégie à long terme de l’opposition. Cette stratégie consiste à tenter de renverser le gouvernement de Maduro par divers moyens directs et indirects. Juan Guaidó s’est ainsi également proclamé président «par intérim» du pays sans légalité aucune.

La tactique consistant à crier à la fraude a été imitée puis déployée par le principal candidat de l’opposition de droite, Guillermo Lasso, lors du deuxième tour de l’élection présidentielle équatorienne. De la même manière, il a ainsi affirmé que le Conseil électoral national (CNE) de l’Équateur avait faussé le résultat final en faveur du candidat d’alors du le parti Alianza País, Lenín Moreno. L’exemple le plus récent et le plus marquant, cependant, est celui des élections d’octobre 2019 en Bolivie.

Lire sur LVSL notre entretien avec Evo Morales : « Notre crime est d’avoir bâti un modèle viable sans le FMI »

Tout comme Donald Trump, diverses personnalités politiques boliviennes, en particulier le principal candidat d’opposition Carlos Mesa et le leader du coup d’État Luis Fernando Camacho, ont brandi le spectre de la fraude au cours des mois précédant les élections. Ils ont ainsi ajouté une pression supplémentaire avec la présence d’observateurs électoraux «indépendants» tels que l’Organisation des États américains (OEA). De même, les mois qui ont suivi les élections américaines ont été marqués par les affirmations de Trump selon lesquelles la fraude électorale était presque inévitable. Une fois les premiers résultats officiels connus, le schéma de réaction de Trump et celui de ses homologues boliviens fut presque identique.

Profitant de la lenteur du dépouillement, aux États-Unis en raison du COVID-19 et en Bolivie en raison de l’arrivée tardive des votes ruraux, Trump et les dirigeants boliviens Mesa et Camacho favorables au coup d’État, ont pris le devant de la scène pour proclamer leurs « victoires » respectives mais également pour avertir leurs partisans et les médias internationaux qu’il y aurait une tentative de « voler » les élections.

Ces proclamations, ainsi que les spéculations sur la probabilité de fraude propagée sur les réseaux sociaux, ont été la poudrière déclenchant les manifestations dans les deux pays. Alors qu’en Bolivie, la cible des manifestants était le gouvernement d’Evo Morales et le Tribunal électoral suprême (TSE), les foules pro-Trump ont commencé à se rassembler dans les principaux États clés des élections (Nevada, Pennsylvanie et Géorgie) pour arrêter le processus de dépouillement.

Des milices armées ont également fait leur apparition, à la manière de la Resistencia Juvenil Cochala (RJC) et de l’intervention du groupe de jeunes phalangistes Unión Juvenil Cruceñista (UCJ) en Bolivie. Pendant ce temps, diverses sectes et groupes religieux ont commencé à avertir du complot « satanique » visant à voler l’élection à Trump, tout comme ces rassemblements de masse de chrétiens évangéliques à Santa Cruz, dirigés par le chef d’extrême droite Camacho, à la veille du coup d’Etat.

Alors que ces hurlements à la « fraude » se poursuivaient, les manifestations pro-Trump se sont transformées en une violente tentative d’insurrection au sein du Capitole, les manifestants franchissant les barricades aidés de milices et de groupes armés, tandis que la police et les forces armées restaient passives, avant de se retirer.

Quelques différences clés doivent bien sûr être soulignées entre ces deux cas. Trump, contrairement aux leaders de l’opposition bolivienne Mesa et Camacho, s’est attiré les foudres d’une partie de l’élite économique des États-Unis, tout en ayant gardé le soutien d’une partie des principaux médias privés du pays. Et contrairement à Mesa, Donald Trump n’a pas d’organisation internationale majeure comme l’OEA pour vérifier ou rejeter ses allégations de fraude. Et malgré l’obsession continue de l’establishment démocrate et des médias grand public pour le soi-disant scandale du Russiagate, les États-Unis ne sont pas confrontés à la perspective d’une intervention étrangère, comparable à celle que son propre gouvernement fait peser sur les pays d’Amérique du Sud.

Sur le Russiagate, lire sur LVSL l’analyse de Politicoboy : « Retour sur une théorie conspirationniste à la vie dure »

« Près de 2 milliards de personnes souffrent d’insécurité alimentaire » — Entretien avec José Graziano da Silva (ex-directeur de la FAO)

José Graziano da Silva a été directeur général de la FAO (organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) de 2012 à 2019, dont le programme alimentaire mondial est lauréat du dernier prix Nobel de la paix. En 2001, il a coordonné l’élaboration du Programa fome zero (programme zéro faim), l’un des principaux axes de l’agenda proposé par Lula lors de sa campagne présidentielle. Entre 2003 et 2004, il a officié comme ministre extraordinaire de la Sécurité alimentaire. Le programme zéro faim, selon les données officielles, a permis de sortir 28 millions de Brésiliens de la pauvreté et de réduire la malnutrition de 25 %. Il est actuellement directeur de l’Institut zéro faim. Entretien réalisé par Pierre Lebret, traduit par Marine Lion, Lauréana Thévenet, Adria Sisternes et Marie M-B.


LVSL – Le nombre de personnes qui souffrent de la faim a augmenté ces dernières années, provoquant des déséquilibres au niveau mondial. Plus qu’un manque de ressources, c’est, nous le savons, une mauvaise redistribution de ces dernières. Ce retour en arrière démontre clairement qu’il faut agir plus fort et de manière urgente si l’on prétend atteindre l’Objectif de développement durable et la faim zéro pour 2030. Quelle est votre point de vue sur cette évolution ?

JGS – Nous sommes sans aucun doute revenus en arrière. Malheureusement, c’est depuis 2016 que nous avons pu voir un nombre croissant de personnes souffrant de la faim dans le monde. Ce sont, selon les dernières estimations de la FAO, 690 millions de personnes si l’on prend en considération l’indicateur de malnutrition, la mesure traditionnelle de la FAO, qui s’appelle POU (Prevalence Of Undernourishment). Mais il y a un autre indicateur plus sophistiqué qui est la mesure de l’insécurité alimentaire grave, qui concerne la situation des personnes qui ne mangent pas trois fois par jour, ou qui ne mangent pas assez pour rester en vie et de manière saine.

[Lire sur LVSL l’article de Jean Ziegler : « Vaincre la pandémie, abattre les oligarchies financières »]

À cette situation des 750 millions de personnes qui souffrent d’insécurité alimentaire grave, le monde a vu en 2019 — avant, donc, la pandémie — une autre augmentation encore plus forte de personnes qui souffrent d’insécurité alimentaire modérée et cela rajoute 1 250 millions de personnes ; et si on y rajoute les 750 millions de personnes souffrant de faim, nous avons presque 2 milliards de personnes qui souffrent d’insécurité alimentaire modérée ou grave, ce qui contrevient à un des axes fondamentaux de l’Objectif pour le développement durable (ODD) connu comme zéro faim.

Il faut également prendre en compte les personnes qui ont une alimentation malsaine — beaucoup de graisse, de sel ou de sucre —, et cela est ma plus grande inquiétude concernant la pandémie. La pandémie accentue, pour les pays riches et pauvres, pour des secteurs sociaux avec des revenus faibles et des secteurs sociaux à hauts revenus, une tendance à l’obésité que l’on voyait déjà auparavant. Aujourd’hui, il y a dans le monde davantage d’obèses que de victimes de la faim, et l’obésité augmente encore plus rapidement dans toutes les couches sociales, c’est un aspect qui peut aggraver les résultats de cette pandémie, car comme nous le savons tous l’obésité est une forme de maladie non transmissible qui accentue les effets d’autres maladies non transmissibles comme le diabète, les maladies cardiaques etc…

[Pour une analyse de la méthodologie employée pour calculer le nombre de victimes de la faim, lire sur LVSL : « Faim dans le monde : quand les Nations unies s’arrangent avec les méthodes de calcul »]

LVSL – En octobre, le prix Nobel de la paix a été décerné au Programme alimentaire mondial (PAM). Vous avez été directeur de la FAO jusqu’en 2019 et créateur de l’un des plans d’action les plus emblématiques au monde pour éradiquer la faim avec le programme zéro faim au Brésil à partir de 2003. Comment avez-vous reçu cette nouvelle ? Que représente pour vous cette reconnaissance du PAM ?

José Graziano da Silva – C’était une reconnaissance de la relation entre la faim et la paix, c’est-à-dire entre l’insécurité alimentaire et les conflits. Cette question a été soulevée pour la première fois au Conseil de sécurité, par moi-même, en tant que directeur général de la FAO en mars 2016. À cette occasion, nous avons présenté une série de chiffres très convaincants indiquant qu’il y avait une relation directe entre l’intensification des conflits et l’augmentation de l’insécurité alimentaire, c’est-à-dire de la faim dans les pays touchés.

Mais nous avons aussi proposé une lecture du lien de cause à effet dans un sens inverse : la faim produit et suscite des situations de conflit. Il y avait des évidences, dans plusieurs pays africains — comme la Somalie par exemple — où la faim était l’une des causes sous-jacentes, pour le moins, du déclenchement de conflits armés. En plus du prix accordé au PAM, je serais davantage satisfait s’il avait également été décerné à la FAO, car le PAM circonscrit ses actions aux pays qui sont en conflit déclaré et sont surveillés par le Conseil de sécurité des Nations unies. Je crois que la résolution numéro 2417 du Conseil de sécurité, sur la relation entre la faim et les conflits, adoptée en mai 2018, a clairement mis en évidence cette double relation : la faim comme conséquence du conflit — à l’époque, deux personnes sur trois qui souffraient de la faim étaient dans des pays ou zones de conflit armé — et la faim en tant que cause potentielle de conflits internes et de l’exacerbation des conflits dans les pays.

LVSL – Le monde doit faire face à différentes crises, de la crise climatique à la crise sanitaire de la Covid-19, en passant par les crises économiques et démocratiques. Elles affectent toutes, d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, à l’un des droits fondamentaux des êtres humains : le droit à l’alimentation. En tant qu’ex-ministre de la sécurité alimentaire du gouvernement de l’ex-président Lula da Silva, quelles sont selon vous mesures les gouvernements devraient prendre d’urgence pour éviter un recul conséquent dans la lutte contre la faim ?

JGS – Je pense que les mesures urgentes que doivent prendre les gouvernements sont, dans un premier temps, un transfert de revenus vers des programmes — comme la Bolsa familia [bourse mise en place sous la présidence de Lula, N.D.L.R] — ou d’autres mécanismes de transfert, pour les personnes qui ont perdu leurs emplois et qui n’ont par conséquent aucune source de revenus pendant cette période pandémique. Dans un deuxième temps, il faut prendre en compte les cantines scolaires. Elles sont vitales, surtout dans les pays en développement ou dans les pays les plus pauvres. Pour la plupart des enfants, c’est à l’école qu’ils peuvent manger leur unique repas de la journée.

Il est donc vital de maintenir ce réseau de sous-traitants alimentaires pour les enfants, non seulement parce que les enfants seront compromis dans leur avenir s’ils souffrent de la faim, mais aussi parce qu’ils représentent les générations futures, et nous ne voulons pas qu’elles soient affaiblies par le manque de nourriture adéquate. Enfin, il faut également faire preuve d’une attention particulière à l’augmentation de l’obésité. L’augmentation en raison de l’épidémie de la consommation de produits transformés, et surtout ultra-transformés, comme par exemple la charcuterie, est une porte ouverte à l’aggravation de la pandémie d’obésité dont souffre surtout le monde en développement, pire encore dans les pays développés. Du point de vue de la sécurité alimentaire, je pense que ces trois mesures sont les mesures les plus urgentes et nécessaires à prendre pendant cette pandémie de la Covid-19.

LVSL – La mondialisation est critiquée pour l’abandon des formes traditionnelles du travail de la terre, la rupture des liens familiaux et les formes culturelles de solidarité qu’elle a initiées. Qu’en pensez-vous ?

JGS – L’abandon des formes traditionnelles du travail de la terre, surtout les formes collectives ou les formes qui se basent sur les liens familiaux, et l’abandon des formes culturelles de solidarité, par exemple pendant les récoltes, ont sans aucun doute un effet négatif. Mais cette situation ne va pas rester telle quelle, puisque des moyens de reprendre ces activités traditionnelles et ces formes culturelles sont en train d’être mis en place, surtout chez les petits producteurs.

LVSL – Au Sud comme au Nord, nous constatons que les États rencontrent de grandes difficultés pour garantir les droits fondamentaux de la population, y compris le droit à l’alimentation. En complément de l’action de l’État, on trouve le tissu associatif. Que pensez-vous de la nécessité d’une participation plus active de la société civile pour pouvoir renforcer la protection des droits fondamentaux des individus ?

JGS – Sans aucun doute, le rôle de la société, surtout de la société civile organisée, est fondamental dans le combat contre la faim et l’insécurité alimentaire. Je répète toujours que ce n’est pas un gouvernement qui éradique la faim, c’est une société qui décide d’éradiquer la faim, et pour cela les acteurs de tous les secteurs sociaux doivent participer : le gouvernement, le secteur privé, les ONG, les syndicats, tous ceux qui ont quelque chose à faire et à dire sur la faim. C’est une activité très simple, par exemple, la mobilisation actuelle, surtout pendant les premiers mois de la pandémie pour aider les personnes qui étaient à la rue, qui n’avaient aucune source de revenus, les personnes qui avaient perdu leur emploi, cette forme de solidarité qui est plus que nécessaire, encore plus avec la pandémie actuelle, c’est fondamental pour une société afin de pouvoir combattre les maux comme la faim et l’extrême pauvreté.

LVSL – Dans ce contexte de crise mondiale et de remise en cause du multilatéralisme de certains leaderships, croyez-vous que les capacités de la coopération internationale pour le développement soient en péril pour lutter contre la faim ?

JGS – Face à la remise en cause croissante de l’efficacité de la coopération internationale, surtout de la part des pays numéros un dans le monde, ces dernières années, la coopération internationale pour le développement a beaucoup réduit ses activités. Le monopole des États-Unis sous le gouvernement de Trump fut un coup dur pour l’ensemble du système multilatéral. Je crois que le changement peut être important avec le nouveau président des États-Unis, notamment si le président Biden réussit à donner une orientation différente à son département de l’Agriculture, qu’il cesse d’être un représentant des grands producteurs de céréales du Midwest américain. Il y a un mouvement interne aux États-Unis pour faire que le département de l’Agriculture réoriente ses priorités concernant la défense des consommateurs, pour des programmes comme les labels sur les aliments et d’autres sujets et qu’il ne se préoccupe pas tant des exportations de produits primaires des grands propriétaires terriens étasuniens mais de la santé de la grande majorité des habitants des États-Unis.

Si cela se concrétise et que nous avons une personne plus sensible aux sujets de sécurité alimentaire nutritionnelle au département de l’Agriculture, je crois qu’il y aura une impulsion bien plus importante pour que la coopération internationale pour le développement puisse avoir à nouveau un rôle important dans la lutte contre la faim.

LVSL – En Amérique Latine, plus de 80% de la population est concentrée dans les zones urbaines. Comment réussir à renforcer le secteur et le tissu de la petite agriculture pour consolider la sécurité alimentaire et lutter contre le changement climatique ? Quels mécanismes innovateurs qui devraient être consolidés, mis en place, et parfois copiés vous semblent pertinents ?

JGS – C’est une situation très difficile en particulier en ce moment durant la pandémie et ce sera encore pire après. Les États latino-américains sont endettés, ils se sont endettés encore plus durant la pandémie avec certains programmes de transferts de revenus et d’autres programmes pour soutenir un minimum la sécurité alimentaire de la population. Étant donné qu’une deuxième vague de coronavirus approche, je pense que la récupération sera lente. De nombreuses personnes ont parlé d’une récupération rapide, moi, je ne la vois pas. Par conséquent, il faut penser à deux, trois années de plus à vivre avec cette pandémie, avec la possibilité d’une deuxième voire d’une troisième vague. Avoir prochainement les vaccins est une chose, mais faire que les vaccins soient distribués et administrés à toute la population, et notamment aux groupes à haut risque en est une autre.

[Lire sur LVSL : « Contre la pandémie et l’austérité, l’agroécologie ? »]

De fait, il n’y a pas de remèdes miracles, mais il faut insister sur le soutien de la petite production, de l’agriculture familiale de manière durable et des initiatives existantes. Ici, au Brésil, par exemple, le développement de l’agroécologie est une réalité. Il existe des entités et des associations qui promeuvent ces nouveaux moyens technologiques et de substitution des technologies traditionnelles de la Révolution verte qui, a entrainé une destruction environnementale sans précédent dans le pays. Le but est d’avoir notamment la possibilité de préserver les forêts, le sol et les eaux qui sont des variables fondamentales si nous souhaitons que la récupération post-pandémie soit durable.

En finir avec le « miracle économique chilien »

En octobre 2019, la plus vaste contestation populaire qu’ait connu le Chili depuis le retour de la démocratie en 1990 dévoilait l’envers du « miracle chilien ». Cette expression a été fréquemment employée pour désigner le formidable développement économique de cet État prétendument modèle, alors qu’émergent avec une terrible acuité renforcée par la Covid-19, les fragilités d’un système où « l’inégalité est loi commune »[1]. Les chiffres macro-économiques officiels et l’embellie touristique du pays ont longtemps servi de cache-misère à une réalité peu reluisante.


DES CHIFFRES MACROÉCONOMIQUES EN TROMPE-L’OEIL

Révéler « les failles du modèle chilien ». Tel était le mot d’ordre de la presse latino-américaine et mondiale à l’heure de l’explosion sociale d’octobre 2019 qui voyait le million de manifestants dépassé rien qu’à Santiago[2]. Cette première rupture d’ampleur avec le modèle de développement néolibéral, ou du moins avec l’imaginaire dichotomique « égalitaire-individualiste »[3] s’est confirmée le 25 octobre dernier avec la nette victoire du « oui » (78 %) au référendum péniblement concédé aux Chiliens par leur président Sebastián Piñera. Pourtant, si l’on s’en tient aux principaux chiffres macro-économiques, le Chili n’en demeure pas moins la tête de gondole du développement latino-américain.

La paternité du modèle économique en vigueur revient à Augusto Pinochet et sa junte militaro-conservatrice. Au pouvoir, le régime pinochetiste remit au goût du jour un modèle économique qui, sans être tout à fait nouveau pour le Chili, s’est imposé dans des proportions encore jamais connues : une libéralisation générale et des privatisations en cascade de nombreux secteurs, de l’énergie (eau, gaz, électricité) à la santé en passant par les divers fonds de pension (retraites etc.), ainsi qu’une baisse drastique des impôts sur les bénéfices des sociétés (dont le taux depuis 1984 n’a jamais dépassé 20 %). Le passage au modèle néolibéral signe aussi l’arrivée massive de capitaux étrangers, logiquement séduits par la quasi-suppression des taxes à l’exportation (un droit de douane uniformisé à hauteur de 10% est par exemple mis en place en 1979 alors qu’il dépassait 100 % avant 1980). En 1989, les investissements étrangers représentent ainsi 20,3 % du PIB chilien contre 11,3% en 1982[4].

Le retrait de Pinochet ne freine pas les politiques néolibérales. Leurs effets – en apparence – positifs se font véritablement sentir dans la décennie 1990. Le taux de croissance atteint ainsi 11 % en 1992 (Banque Mondiale) et dépasse régulièrement depuis et presque sans interruption les 4 %. Le PIB par habitant est aujourd’hui cinq fois supérieur à 1990. Des chiffres macroéconomiques à faire pâlir d’envie, qui placent le Chili largement en tête des pays les plus riches de la zone sud-américaine et caraïbe avec un PIB de 25 041 $ et un PIB/hab. de 15 293 $ (données OCDE) en 2018 contre 9 023 $ [5] en moyenne pour le reste du continent.

À y regarder de plus près, certains indicateurs sont cependant moins élogieux : le taux de chômage, bien qu’en baisse de deux points en moyenne par rapport à la fin des années 2010, stagne autour de 6 à 7 % des actifs (7,2 % en 2019 selon le PNUD), le salaire médian n’est que de 550 $/mois et les pensions de retraite de 286 $/mois. Il faut mettre ces chiffres en perspective avec la libéralisation paroxystique qu’a connue le Chili, et avec le coût élevé de la vie qui en découle.

“Les salaires au Chili sont en total décalage avec le coût de la vie. Ils ne permettent même pas d’acheter ce qui est produit ici, et c’est pour cela que l’endettement a tant augmenté » : tel est le constat que dresse l’économiste Marco Kremerman (Fundación Sol). À ce titre, et bien qu’il soit impossible de déterminer une moyenne précise des dépenses mensuelles par individu, nous pouvons estimer que le coût de la vie mensuel moyen par individu pour un foyer de deux personnes habitant à Santiago est de 732 $ environ (dont 57 % rien que pour le logement)[6] soit plus de 1400 $ par mois et par foyer. Compte tenu du salaire médian au Chili, il semble évident que le risque de précarité est élevé pour une large part de la population. Ce qui rend parfois nécessaires les compléments informels (travail non déclaré, sans protections sociales ni possibilités de cotisation) dont le taux (hors agriculture) est estimé à 27,7 % (PNUD). Enfin, selon l’OCDE, 53 % des Chiliens pourraient basculer dans la pauvreté s’il devaient renoncer à trois mois de leur salaire.

Si ces quelques données nuancent déjà l’ampleur du “miracle économique” qu’aurait connu le Chili, celui-ci a pourtant la particularité de posséder un taux de pauvreté officiel tout à fait honorable de 8,6 % en 2017 (à titre de comparaison, le taux de pauvreté français à la même date culminait à 14,1 %). Le fait est que la pauvreté monétaire a effectivement chuté depuis 1990 (entre 2006 et 2017, pauvreté et extrême pauvreté ont respectivement diminué de 72 % et 83 %)[7]. Mais encore faut-il que cet indicateur renvoie à des réalités autres que numériques. L’indice de pauvreté multidimensionnelle, introduit récemment par le gouvernement chilien, a l’avantage de prendre en compte les manifestations extra-monétaires de la pauvreté : il s’attache aux manquements dans les domaines de la santé, de l’alimentation, de l’éducation, ou du logement. 20,7 % des Chiliens (3,5 millions de personnes) sont concernés[8], par l’une de ces formes de pauvreté multidimensionnelle, et 3,4 % d’entre eux (soit environ 600 000 personnes) expérimentent la pauvreté sous chacune de ses formes. L’écart avec la part de la population touchée par la seule pauvreté monétaire, est notable.

Si cet indicateur ne saurait être suffisant pour valider un contre-discours au modèle de développement en vigueur au Chili, il nous invite à nuancer les données strictement monétaires. Cependant, il ne prendrait sens que si les données chiliennes pouvaient être comparées à celles d’autres pays latino-américains. Or, ces données sont issues du gouvernement chilien et de l’enquête « CASEN » du Ministère du Développement Social et de la Famille. En l’état, les organismes internationaux n’ont encore effectué aucune étude visant à mettre en regard la pauvreté multidimensionnelle du Chili et celle des pays environnants. La prudence reste donc de mise.

http://observatorio.ministeriodesarrollosocial.gob.cl/casen-multidimensional/casen/docs/Resultados_pobreza_Casen_2017.pdf
Au Chili, la pauvreté multidimensionnelle, plus élevée que la pauvreté en terme de revenus, est parfois un meilleur indicateur des réalités régionales. © CASEN 2017, Ministerio de Desarrollo Social y Familia

Si le caractère inégalitaire du système chilien est indéniable, encore faut-il en mesurer l’ampleur. À partir de la méthodologie de l’Asociación Nacional Automotriz de Chile (ANAC) et de l’Asociación de Investigadores de Mercado (AIM) qui envisagent une division en 7 groupes ou sous-groupes socioéconomiques (AB, C1a, C1b, C2, C3, D, E), nous proposons la synthèse suivante pour illustrer l’état des écarts de richesses au sein de la société chilienne : le groupe que l’on nommera « élites » (AB) représente seulement 1 % des Chiliens et 3 % des Santiaguinos (habitants de Santiago, ndlr) et occupe dans son extrême majorité des postes à très haute qualification. Le revenu mensuel médian par foyer des élites est d’environ 8300 $, 89 % bénéficient du système de soin privé (Isapre) et 78 % possèdent un véhicule personnel, indépendamment de l’utilisation d’un véhicule à usage uniquement professionnel (véhicule de société, véhicule avec chauffeur).

L’écart avec le groupe socioéconomique suivant, équivalent à une classe moyenne à moyenne supérieure (C1a, C1b) est déjà significatif : ces derniers représentent 12 % des Chiliens et 17 % des Santiaguinos, occupent dans 87 % des cas des postes qualifiés, exceptionnellement très qualifiés (essentiellement universitaires) et possède un revenu mensuel médian/foyer compris entre 2650 et 3650 $ environ. Ils bénéficient à 64 % du système de santé privé et à 29 % du système de santé public (à un niveau de couverture faible qui requiert des compléments onéreux). 54 % possèdent un véhicule personnel.

Les différentiels de richesse se creusent encore avec les classes les moins aisées dont on a d’ores et déjà compris qu’elles regroupent une très grande majorité des Chiliens. Ainsi, nous regrouperons dans une classe moyenne à moyenne inférieure (C2, C3) 37 % d’entre eux et 43 % des habitants de Santiago (où c’est le groupe socioéconomique le plus représenté). Leur revenu mensuel médian/foyer est compris entre 1150 $ et 1750 $ et ils occupent principalement des postes à moyenne qualification ou à qualification technique. 16 % bénéficient toutefois du système de santé privé et 66 % du système de santé public (à un niveau de couverture moyen avec accès payants à des assurances complémentaires), quand 38 % possèdent un véhicule personnel.

Enfin, le groupe socio-économique le plus important est constitué, sans surprise, des classes populaires (D,E) qui représentent 50 % des Chiliens et 37 % des Santiaguinos et dont le revenu mensuel médian par foyer est compris entre 410 $ et 720 $. Ils occupent des postes peu ou pas qualifiés (environ la moitié n’atteint pas le secondaire) et sont les premiers touchés par le chômage. S’ils bénéficient à 92 % du système de santé public (au niveau de couverture le plus haut) cela n’exclut pourtant pas de devoir parfois recourir à des compléments payants pour des soins plus spécifiques, et cela implique aussi que certains d’entre eux n’ont aucune couverture santé. Seuls 18 % possèdent un véhicule personnel.

Pour prendre véritablement la mesure des inégalités au Chili, il faut aussi avoir en tête le poids que représente ce discrédit social. La dictature a construit ou du moins confirmé à partir de bases plus anciennes un ordre social hiérarchique basé sur un imaginaire. Concrètement, les générations qui ont vécu la dictature ont une tendance plus forte à légitimer ces inégalités. Et ce phénomène a la particularité de « [transcender] toute la pyramide sociale » (voir note 3). Le discours qui brandit la promesse d’une diminution de la pauvreté par l’effort individuel, contribue davantage à jeter l’anathème sur une partie des Chiliens dont la pauvreté est synonyme de rupture du lien social voire de « dé-citoyennisation ». Cette forte acceptabilité tacite fait que l’égalité sociale n’est pas systématiquement perçue comme un but vers lequel tendre. D’où l’existence d’une défiance entre élites et classes populaires mais aussi parfois entre les membres d’un même groupe socio-économique. Sans pouvoir mobiliser un capital social ou intellectuel préexistant, toutes les conditions d’une pauvreté multidimensionnelle et surtout pluri-générationnelle sont réunies. Pour la génération née après 1990 notamment, rompre avec cette acceptabilité et revendiquer un droit à la dignité semble fondamental. N’est-ce pas d’ailleurs ainsi que les manifestants avaient rebaptisé la Plaza Baquedano de Santiago ? C’est en cela qu’on peut qualifier d’historique l’explosion sociale d’octobre 2019, qui, pour la première fois, marque une volonté des Chiliens eux-mêmes de mettre fin à l’inertie de leur modèle.

LES IMPLICATIONS SPATIALES D’UN MAILLAGE POLITICO-ÉCONOMIQUE AUX RACINES PINOCHETISTES

L’héritage du régime de Pinochet n’est pas seulement économique ; il est également spatial. Il est encore présent à travers le maillage actuel de la plupart des grandes agglomérations. Avec l’ouverture significative aux capitaux privés est en effet apparue la nécessité de faire correspondre le Chili à une certaine image, mélange de topoi fabriqués par les autorités et de visions occidentales importées avec ces mêmes capitaux. Politique marquante du régime pinochetiste, la stratégie de « limpieza » [nettoyage, ndlr] est en grande partie à l’origine de l’organisation socio-spatiale des villes chiliennes notamment du Grand Santiago.

https://www.ciperchile.cl/2020/01/03/contra-el-urbanismo-de-la-desigualdad-propuestas-para-el-futuro-de-nuestras-ciudades/
Carte indiquant le nombre de familles déplacées et leurs communes d’origine, essentiellement des espaces centraux © JUAN CORREA

Ce nettoyage à la fois ethnique et économique s’est traduit concrètement par la déportation de quartiers entiers vers des zones périphériques peu ou pas connectées. On remarque à ce titre grâce aux productions graphiques du géographe urbaniste Juan Correa combien la ville-centre de Santiago et certaines de ses communes limitrophes ont été particulièrement touchées. Sélectionnés en fonction de leur intérêt économique, les quartiers déplacés ont accouché d’une ville hiérarchisée en fonction de la rentabilité.

https://www.ciperchile.cl/2020/01/03/contra-el-urbanismo-de-la-desigualdad-propuestas-para-el-futuro-de-nuestras-ciudades/
Carte indiquant les zones où ont été relocalisées les familles déplacées (“erradicas”, arrachées à leurs racines, ndlr), essentiellement en périphérie

Cette réorganisation de l’espace à visée politique et financière a donc fixé des noyaux de peuplement répartis selon leurs caractéristiques socio-économiques. Il est d’ailleurs aisé de constater la corrélation entre certains des quartiers les plus concernés par cette déportation organisée et la distribution actuelle des groupes sociaux précédemment évoqués. Le quart nord-est de Santiago a ainsi vu s’y regrouper les élites et est aujourd’hui la zone la plus onéreuse de l’agglomération. Devenue une banlieue résidentielle aisée, c’est aussi une interface stratégique qui s’ouvre sur un espace touristique de premier plan pour ce qui est des sports d’hiver.

https://www.ciperchile.cl/2020/01/03/contra-el-urbanismo-de-la-desigualdad-propuestas-para-el-futuro-de-nuestras-ciudades/
Distribution spatiale des groupes socioéconomiques du Grand Santiago. © JUAN CORREA

Surtout, puisque soumis aux lois du marché immobilier, le prix du sol a significativement augmenté – on constate une hausse de 105 % sur la dernière décennie selon Juan Correa. Outre un phénomène de gentrification « traditionnelle » autour des principaux lieux d’intérêt ou à fort potentiel économique, les agglomérations urbaines et particulièrement Santiago subissent en plus une autre hiérarchisation cette fois des sols eux-mêmes, que se disputent les promoteurs. Inégalités socio-spatiales entre citoyens donc mais aussi inégalités entre les entreprises elles-mêmes. Le prix du sol est aussi largement lié au développement des transports en commun. Et l’augmentation du prix du ticket de métro qui a fait descendre les Chiliens dans la rue n’était que la partie émergée de l’iceberg. À cause de la concurrence exacerbée et d’une intense activité de lobbying dans les secteurs des travaux publics, l’implantation ou le prolongement de lignes de transports en commun a pour conséquence première, plutôt que le désenclavement, une augmentation significative du prix des sols et avec eux du prix de l’immobilier.

Alors qu’une majorité y est très dépendante, il semble finalement favoriser une atteinte sérieuse au « droit à la ville »[9] pour de nombreux Chiliens, déjà repoussés en périphérie par le maillage hérité de la dictature. En avalisant le discours néolibéral et en organisant l’espace en fonction, le régime pinochetiste a ainsi largement produit les conditions d’une pauvreté multidimensionnelle. Aggravée par toutes les implications déjà évoquées, et ne pouvant se résorber par le seul volontarisme individuel, elle tend à se maintenir par inertie. 

UNE APPROCHE CRITIQUE DU DÉVELOPPEMENT AU PRISME DES « MASQUES DU TOURISME » : LA RÉGION DE VALPARAÍSO

Le fait touristique constitue un cas d’école. C’est aujourd’hui le secteur qui connaît la croissance la plus rapide (104 % entre 2008 et 2018)[10]. De plus, il s’insère à merveille dans le maillage hérité de la dictature – et tend à devenir un objet touristique, avec l’émergence d’un tourisme mémoriel. C’est d’ailleurs sous le régime de Pinochet que sont jetées les bases d’un modèle touristique chilien vraiment ambitieux avec la création du Sernatur (Servicio Nacional de Turismo), un organisme autonome disposant à l’origine de pouvoirs quasi coercitifs pour installer durablement le tourisme au Chili.

Le tourisme, et ses masques, pour reprendre la formule du géographe français Georges Cazes[11], sont un exemple probant des fameuses failles du modèle chilien dissimulées par un discours romantique sur le développement. Il est intéressant de constater comment la distribution des groupes socioéconomiques est aussi liée à la hiérarchisation qui est faite des territoires selon leur potentiel touristique. Mieux encore, les acteurs économiques des territoires concernés fabriquent une touristicité idéale[12] qui reprend les codes du discours néolibéral chilien. Le tourisme signerait ainsi l’essor du développement local et régional, promettrait l’insertion économique d’anciennes marges et offrirait de nombreuses perspectives pour de nombreux travailleurs.

La région de Valparaíso et Viña del Mar, en plus d’être depuis longtemps le coeur économique du pays pour sa façade littorale et portuaire est aussi la plus touristique (avec plus de 5 000 000 de visiteurs /an en 2018). Elle est vantée par le Sernatur comme une région aux multiples facettes, terre de naissance des plus célèbres noms de la littérature chilienne, parcourue à la fois de plages de sable blanc et de montagnes pour « amateurs de l’expérience outdoor »[13] ; elle a en plus la bonne idée de participer à hauteur de 3 à 4 % au PIB national et de générer plus de 5 % des emplois. Si le postulat d’un tourisme intégrateur est largement acceptable, particulièrement dans les régions extrêmes du Chili (Atacama, Patagonie), une approche plus fine est nécessaire pour y constater des inégalités d’échelles importantes.

Les premiers versants à l’ouest de Valparaíso, ville urbanisée du bas vers le haut, offrent ainsi une forme originale d’occupation du territoire dans les quebradas, sortes de marges naturelles en forme de vallées encaissées qui sont devenues au fil du temps des marges socio-économiques. Elles abritent des quartiers majoritairement informels, réunis autour d’une sociabilité nouvelle, face au désintérêt de la planification urbaine et à l’explosion du prix des sols et de l’immobilier, une dynamique qui n’est donc pas endogène au Grand Santiago.

http://revistainvi.uchile.cl/index.php/INVI/article/view/660/1098
Urbanisation du bas vers le haut et habitats informels dans les quebradas de Valparaíso. © ANDREA PINO VASQUEZ, LAUTARO OJEDA LEDESMA

S’il ne s’agit pas à proprement parler de bidonvilles car on y trouve une certaine mixité sociale, elles restent des périphéries majoritairement pauvres, délaissées et invisibilisées par l’apport d’un discours touristique sur le développement. Cet effet de relégation, alimenté par une croissance des coûts dans le centre-ville encourage le modèle du campement auto-construit[14] et pousse de plus en plus de néo-pauvres à venir y résider (un phénomène en hausse de 48 % sur la période 2011-2018 selon l’association Un Techo Para Chile). Surtout, cette forme d’urbanisation expose davantage ses habitants aux risques naturels liés à l’escarpement comme les glissements de terrain ou encore les incendies. En 2014 un incendie particulièrement marquant y avait notamment fait 15 morts.

http://www.atisba.cl/2014/04/incendio-en-valparaiso-57-de-las-viviendas-afectadas-pertenecen-a-familias-vulnerables-2/
Derrière un littoral gentrifié, la vulnérabilité notamment face aux incendies augmente avec l’exclusion sociale et l’urbanisation informelle © ATISBA.CL

Le tourisme incarne donc ce modèle de développement à deux vitesses – alors que 12 % des Chiliens déclarent n’effectuer aucun voyage sous quelque forme que ce soit durant l’année. Il constitue également un formidable outil de contrôle politique particulièrement en cette période de crise sanitaire, où la reprise progressive de l’activité touristique a été encouragée, pour ce qui est du tourisme intérieur, à l’aide de permis de voyages entre régions. Malgré une marge de manœuvre réduite pour les voyageurs, cela profite de fait aux Chiliens pouvant partir en vacances, et n’étant pas en quarantaine comme c’est souvent le cas des quartiers informels. Une planification qui impose donc ce qu’on pourrait appeler, en pastichant Henri Lefebvre, un droit au territoire à géométrie variable, dont les racines se trouvent davantage dans les inégalités chroniques du modèle chilien que dans la pandémie elle-même.

LE MODÈLE CHILIEN FACE À LA COVID-19 : DES CONSÉQUENCES À PLUS OU MOINS LONG TERME

https://www.france24.com/es/20200602-chile-pandemia-covid19-repunte-capacidad-hospitalaria-cuarentena
Face au mesures de confinement, les classes populaires ont manifesté leur désespoir. Ici, la banderole indique : « Si le virus ne nous tue pas, c’est la faim qui nous tue ». © Martín Bernetti / AFPi. Mai 2020

Si les premiers cas de coronavirus au Chili sont apparus dans les quartiers aisés, la contagion s’est rapidement déplacée vers les quartiers populaires (notamment le sud-est pour ce qui est de Santiago)[15]. Les inégalités socio-spatiales et leurs implications concrètes (promiscuité, hygiène difficile, désertification médicale) favorisent l’augmentation du nombre de malades, surtout du nombre de malades pauvres[16], tandis que la pandémie devrait générer au Chili d’ici la fin 2020 une augmentation de la seule pauvreté monétaire de près de 4 points. Pour le Grand Santiago, les statistiques livrent un constat accablant : le taux de mortalité pour 100 000 habitants est d’environ 2 à 2,5 fois plus élevé dans les quartiers au fort taux de pauvreté que dans les quartiers où ce taux est faible. Et ce parce que la distribution de la vulnérabilité suit ce même schéma. Les foyers les moins aisés sont plus exposés au virus, du fait de leur éloignement et car ils n’ont pas la même capacité à y faire face, en raison de leurs conditions de vie et de travail et du faible capital économique immédiatement mobilisable. Nous ne manquerons pas d’ailleurs de relever la proximité entre la distribution spatiale des groupes socio-économiques et celle de la vulnérabilité[17].

https://www.techo.org/chile/techo-al-dia/mapas-revelan-distribucion-de-vulnerabilidad-social-frente-al-covid-19/
Distribution socio-spatiale de la vulnérabilité face à la Covid-19. Il apparaît que les groupes socio-économiques les plus pauvres sont davantage exposés. © UN TECHO PARA CHILE

La crise économique n’a donc que révélé les failles du système lui-même. Née des mouvements sociaux et aggravée par la pandémie, elle a été jugulée dans l’urgence par des fonds a priori publics. Mais ces fonds proviennent en réalité et en grande partie des économies personnelles des Chiliens eux-mêmes via des systèmes d’ahorros [économies, ndlr] administrés par des organismes privés chargés de les mutualiser et de les faire fructifier. Cette interdépendance se retrouve dans le fonctionnement d’autres systèmes de pensions et notamment celui des retraites. Réforme entreprise au début de la dictature, l’abolition du régime par répartition et le passage à un système par capitalisation individuelle à travers des caisses – qui avaient le mérite rare de ne pas être en concurrence les unes avec les autres – promettait un taux de réversion particulièrement élevé. Mais les rendements ont été moindres, les placements risqués et la grande majorité des pensions sont aujourd’hui inférieures au salaire minimum alors que le taux de prélèvement sur salaire (10 %) reste inchangé. La réforme des retraites était d’ailleurs rapidement venue gonfler les revendications des manifestants considérant qu’elle n’a pas tenu ses promesses. En définitive, ces nombreux systèmes de capitalisation individuelle contribuent au contraire à figer les inégalités. Et ils ne sont pas de nature à répondre à des crises exceptionnelles comme la Covid-19 qui renforce la tension dans les groupes socio-économiques les plus poreux.

Le Chili est aujourd’hui à un carrefour et il serait faux de croire que le peuple est totalement uni. Mais le changement constitutionnel qui s’annonce semble bien confirmer la rupture avec le discours néolibéral qui a institué des inégalités profondes et enchevêtrées. Le résultat du référendum sonne comme une ouverture vers de nouveaux possibles ainsi que comme un nouveau défi : garder en vie les aspirations d’octobre 2019 qui ont récemment ressurgi à bien moindre échelle et lancer des transformations plus profondes sans se limiter aux plans juridique ou symbolique. 

Notes :

[1] A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome II, 1840

[2] https://lvsl.fr/chili-effondrement-systeme-pinochet/#sdfootnote1sym

[3] R. Théodore, « La légitimation des inégalités socio-économiques au Chili. Essai sur les imaginaires sociaux », Problèmes d’Amérique latine, 2016/3 (N° 102), p. 75-94

[4] H. Buchi, La transformación económica de Chile : del estatismo a la libertad económica, 1993

[5] Ndlr, par souci de clairvoyance, nous utilisons le dollar américain (et non le peso) comme échelle de valeur tout au long de l’article

[6] https://www.publimetro.cl/cl/noticias/2018/12/17/sondeo-publimetro-cuanto-costaria-subsistir-un-mes-en-chile-si-la-vida-se-tratara-de-circunstancias-promedio.html

[7] A. Fresno, R. Spencer, C. Zaouche-Gaudron, « Pauvreté au Chili », ERES, « Empan », 2005/4 no 60 | pages 133 à 141 

[8] http://observatorio.ministeriodesarrollosocial.gob.cl/casen-multidimensional/casen/docs/Resultados_pobreza_Casen_2017.pdf

[9] H. Lefevbre, Le Droit à la ville, 1968

[10] https://www.eleconomistaamerica.cl/economia-eAm-chile/noticias/10375101/02/20/Chile-promueve-la-naturaleza-y-la-aventura-como-motores-del-sector-turismo.html

[11] G. Cazes, G. Courade, « Les masques du tourisme », in Revue du Tiers-monde, 2004/2 (n° 178)

[12] https://www.elmostrador.cl/noticias/opinion/2014/04/23/valparaiso-las-elites-y-la-marginacion/

[13] https://www.sernatur.cl/region/valparaiso/

[14] A. Pino Vásquez, L. Ojeda Ledesma, « Ciudad y hábitat informal: las tomas de terreno y la autoconstrucción en las quebradas de Valparaíso », Revista INVI, 28(78), 109-140, 2013

[15] F. Vergara, J. Correa, C.Aguirre-Nuñez, « The Spatial Correlation between the Spread of COVID-19 and Vulnerable Urban Areas in Santiago de Chile », 2020

[16] https://www.ciperchile.cl/2020/10/17/hacinamiento-la-variable-clave-en-la-propagacion-del-covid-19-en-el-gran-santiago/

[17] https://www.techo.org/chile/techo-al-dia/mapas-revelan-distribucion-de-vulnerabilidad-social-frente-al-covid-19/ 

« Les églises évangéliques agissent comme des partis politiques en Amérique latine » – Entretien avec Amauri Chamorro

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bolsonaro_with_US_President_Donald_Trump_in_White_House,_Washington,_19_March_2019.jpg
(Washington, DC – EUA 19/03/2019) Presidente da República Jair Bolsonaro responde perguntas da imprensa durante o encontro..Foto: Isac Nóbrega/PR

Les élections municipales brésiliennes ont signé un net recul du parti de Jair Bolsonaro. Elles ont été marquées par la montée en puissance du PSOL (Parti socialisme et liberté), un mouvement qui promeut un agenda de conflit de classes et de lutte contre les marchés financiers. Si les divergences idéologiques avec le Parti des travailleurs (qui a porté l’ex-président Lula au pouvoir) sont réelles, la conjoncture en a fait de proches alliés. Amauri Chamorro, professeur à l’Université de Sorocaba (Brésil) et conseiller de plusieurs mouvements politiques, revient sur les circonstances dans lesquelles se sont déroulées ces élections. Il analyse les réseaux de pouvoir qui s’y sont affrontés – marqués par une prégnance des églises évangéliques – ainsi que les perspectives pour l’opposition. Entretien réalisé par Denis Rogatyuk, traduit par Nubia Rodríguez, Maïlys Baron, Lauréana Thévenet et Marie M-B.


LVSL – Nous constatons un échec sans appel pour Jair Bolsonaro suite à ces élections municipales. Selon vous, quelles en sont les raisons principales ?

Amauri Chamorro – La chute de popularité de Bolsonaro est incontestable. Il bénéficie certes d’un certain soutien populaire depuis le commencement de la pandémie, parce qu’il a mis en place un processus important de redistribution des aides économiques pour la majeure partie de la population touchée par la COVID-19.

Cependant, cela ne s’est pas reflété aux élections municipales. Bolsonaro a pratiquement perdu dans toutes les principales villes du pays. Il a obtenu de très mauvais résultats. Aucun candidat important du camp pro-Bolsonaro n’est parvenu au second tour.

Sa plus grande défaite s’est produite à Sao Paulo. À deux semaines des élections, son candidat a chuté de manière catastrophique et Guilherme Boulos, du PSOL [Parti socialisme et liberté, un parti critique aussi bien du néolibéralisme que de l’héritage de Lula ndlr] est apparu au second tour. Il a été candidat à la présidentielle et a fait un résultat extraordinaire.

“Le Parti des travailleurs [qui a porté Lula et Dilma Rousseff au pouvoir] (…) subit une crise interne du fait de la montée du PSOL [Parti socialisme et liberté, anti-libéral].”

Au sud, à Porto Alegre, nous avons assisté à l’autre grande victoire du premier tour : je veux parler de la qualification de Manuela d’Ávila. Elle a été la candidate à la vice-présidence de la République aux cotés de Fernando Haddad, et est membre du Parti communiste. Le fait d’avoir eu une candidate du Parti communiste du Brésil en compétition, avec de sérieuses chances de gagner l’élection, dans une ville aussi importante que Porto Alegre, représente une grande nouveauté. C’est un changement important dans une zone très conservatrice. Rappelons-nous que le sud du Brésil, et plus particulièrement les régions qui ont une forte agro-industrie, comme l’État de Rio Grande del Sur – où se trouve Porto Alegre -, représentent des secteurs très conservateurs, pro-Bolsonaro.

[Manuela d’Ávila a finalement recueilli 48% des suffrages et perdu l’élection ndlr]

Plus qu’une marée rouge, je parlerais donc d’un mur de soutènement. Je crois qu’en ce moment, ces victoires vont permettre à la gauche de tendre vers un certain consensus.

LVSL – L’une des raisons de l’échec retentissant de Bolsonaro aux élections est aussi dû aux nombreuses ruptures qu’il a créées, y compris avec le parti qui l’a soutenu…

AC – C’est une question complexe. En tant que président de la République, Bolsonaro a été expulsé du parti qu’il a en fait fondé et dirigé. À présent, il n’est affilié à aucun parti politique. Mais la structure du parti classique telle que nous la connaissons ne lui a pas bien réussi. Cependant, il a une puissante machine derrière lui : ce sont les églises évangéliques.

Nous ne pouvons laisser de côté l’importance électorale des églises évangéliques, du moins au Brésil, et dans une grande partie de l’Amérique latine : au Chili, avec l’élection de Sebastian Piñera ; en Colombie, avec la victoire du “non” contre l’accord de paix. Les églises évangéliques agissent comme des partis et ont des objectifs politiques. Elles publient des livres et discutent de leurs projets politiques, car elles veulent arriver à la présidence de la République, afin de fonder un califat similaire à celui de l’État islamique.

J’effectue cette analogie à dessein car ces églises sont extrêmement radicales, violentes et corrompues au Brésil – elles sont fortement liées aux groupes paramilitaires de Rio de Janeiro, qui sont responsables du décès de nombreux opposants. Bolsonaro est issu de ce milieu. La famille Bolsonaro est connue pour son lien avec les églises évangéliques et elle commande un groupe armé très puissant à Rio de Janeiro. Le fils de Bolsonaro a été le commanditaire de l’assassinat de Marielle Franco, la conseillère municipale de Rio de Janeiro – une femme admirable.

Ces églises évangéliques ont du pouvoir ; mais on attendait cependant un bien meilleur résultat à ces élections. Elles ont conservé quelques secteurs de niche, comme Rio de Janeiro.

Il faut aussi prendre en compte la montée du PSOL [Parti socialisme et liberté ndlr] comme mouvement alternatif de gauche, critique du Parti des travailleurs (PT). Le PSOL naît d’une division : quelques sénateurs et députés se sont séparés du président Lula lors de son premier mandat, car ils souhaitaient un projet plus radical que celui qu’il défendait alors.

[Pour une analyse du consensus que Lula a cherché à créer entre les aspirations radicales de sa base et les intérêts élitaires, lire sur LVSL l’article de Pablo Rotelli, Nicolas Netto Souza et Vincent Ortiz : « Les leçons à tirer de l’affaire Lula »] 

Il a obtenu assez de victoires dans tout le pays, et peut désormais sortir de l’enclave dans laquelle ce petit parti se maintenait. Il n’a qu’une présence marginale au Congrès national, mais il est à présent stratégiquement incontournable, étant physiquement présent dans presque toutes les municipalités du territoire.

Le Parti des travailleurs semble en état de mort cérébrale : ses victoires dans les municipalités importantes sont faibles, peu de candidats ont réussi à se qualifier ne serait-ce qu’au second tour. Il est en période de transition, subit une crise interne du fait de la montée du PSOL et d’autres mouvements de la gauche progressiste brésilienne.

LVSL – Dans de nombreuses villes, nous avons assisté à la résurgence de partis de droite traditionnelle, non bolsonariste. Quel impact pensez-vous que cela pourrait avoir sur de futures élections générales ?

AC – Il y a un avantage à cela, car ce n’est pas une droite violente. Elle est violente au sens économique : le néolibéralisme a généré des millions de morts de la pauvreté, de la misère, de la faim, des inégalités, etc. Mais c’est une violence qui ne s’exprime pas au travers des armes, contrairement à la droite de Bolsonaro qui est similaire à la droite colombienne.

[Pour une mise en perspective de la montée en puissance des groupes paramilitaires en Colombie, lire sur LVSL l’article de Nubia Rodríguez : « Dans la Sierre Nevada, des assassinats ciblés d’indigènes pour défendre des projets touristiques », et de Gillian M. : « En Colombie, le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire »]

Il y a donc une possibilité de reconstruction du pays si ce parti de centre-droit se consolide. Néanmoins, il convient de rappeler que le parti le plus important de ce centre-droit néolibéral est le PSDB (Parti social-démocrate brésilien). Il a détruit le pays sous l’ère néolibérale et travaillé en association avec Bolsonaro dans plusieurs États.

Que veut dire tout cela ? Au Brésil, il existe un phénomène qui est difficile à comprendre. C’est un pays fédéral, nous avons d’un côté le gouvernement fédéral, puis les États et les villes. Chaque parti dans chaque ville, dans chaque État, peut prendre des décisions et s’allier à des partis qui peuvent être dans l’opposition au gouvernement fédéral. Par exemple, le PDT peut ne pas être allié au PT au sein du Congrès national, l’être dans l’État de Sao Paolo et être en concurrence avec ce même parti dans la ville de Sao Paolo. C’est très complexe : l’échiquier politique au Brésil peut changer d’une échelle à l’autre et d’une ville à l’autre.

Le PSDB, qui dirige ce centre-droit moins agressif que le camp de Bolsonaro, travaille main dans la main avec lui dans plusieurs villes. On observe une certaine prise de distance en termes d’image : le PDSB souhaite ne pas faire les frais de l’impopularité de Bolsonaro, révélée par ce scrutin.

“Les grandes organisations sociales du pays ont vécu ces trente dernières années sous le régime d’une cooptation systématique, chapeautée par le Part des travailleurs.”

Le lien avec les églises évangéliques fait la force électorale de ces secteurs de la droite brésilienne. Au Brésil, on estime que 25% de la population est membre d’une église évangélique, qui sont extrêmement violentes – au sens physique comme verbal – contre la gauche. Ils sont bien sûr très pro-américains.

LVSL – Quel est l’élément qui pourrait unifier les luttes sociales au Brésil ?

AC – Il faut prendre en compte deux déterminants importants pour les luttes sociales : premièrement la capitale, Brasilia, est au centre du pays ; c’est une ville qui a été construite dans les années 60 avec pour objectif de ne pas permettre que les organisations sociales ou la société civile puissent faire pression sur les pouvoirs publics, le Congrès, la justice, ou le pouvoir exécutif.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Brasilia est à deux mille kilomètres, au minimum, de n’importe quelle autre ville. Il est très difficile pour les mobilisations sociales, que l’on voit généralement à Sao Paolo ou Rio de Janeiro, de réussir à exercer une pression significative sur le pouvoir gouvernemental, comme on peut le voir par exemple au Chili, où les manifestations récentes ont paralysé le pays.

[Lire sur LVSL l’article de Jim Delémont : « Vers l’effondrement du système de Pinochet ? »]

Deuxièmement, les grandes organisations sociales du pays ont vécu ces trente dernières années sous le régime d’une cooptation systématique chapeautée par le PT. La CUT (Confédération Unique des Travailleurs), la plus grande organisation syndicale de la planète, ou le MST (Mouvement des sans-terre), la grande organisation paysanne qui lutte en faveur de réformes agricoles contre le système des latifundiaires, entretiennent des liens très forts avec le PT. Lula s’est imposé comme le grand représentant de ces secteurs sociaux.

Il faut prendre en compte le fait qu’au Chili, en Bolivie, en Équateur, en Colombie, lors de ces grandes mobilisations qui ont mis une pression considérable sur les gouvernements, les mouvements sont apparus de manière inorganique et spontanée ; ils n’ont pas été dirigés par un parti ou par des organisations sociales consolidées, ni même par des porte-paroles. On ne connaît pas de porte-parole du mouvement constituant au Chili, des marches contre le chômage en Colombie, ou des révoltes citoyennes contre le FMI en Équateur. Dans le cas du Brésil, il n’y a pas de mobilisation spontanée ; elles sont toutes liées à la coordination générale d’une grande organisation comme la CUT, le MST, qui sont eux-mêmes liés au PT.

[Pour une synthèse des révoltes qui ont marqué la fin de l’année 2019 en Amérique latine, lire sur LVSL l’article de Vincent Arpoulet, Pablo Rotelli et Nicolas Netto Souza : « Le bloc néolibéral vacille sous le coup des révoltes »]

Il y a ainsi une difficulté à créer un agenda unique, vu qu’il existe un monopole de la part du PT, qui coopte les leaders des organisations sociales les plus importantes.

Le lawfare a oeuvré à détruire la réputation de Lula et du PT ; les résultats sont là. Bien que le PT ait fait d’excellents scores malgré toutes les attaques qu’il a subies, ce n’est plus la grande force qui était attendue lors des élections locales. Le PT demeure cependant puissant dans les organisations de base et les secteurs populaires.

Ces variables doivent être prises en compte pour comprendre pourquoi le Brésil ne connaît pas d’explosion sociale similaire à celle du Chili. Au Brésil, c’est en l’état quasiment impossible.

LVSL – Quid de l’avenir du PT ?

AC – Les résultats aux élections municipales ont constitué une bonne nouvelle pour le Brésil davantage que pour le PT. Le fait que le volume de conseillers municipaux ait diminué représente peu de choses. Il faut garder à l’esprit que l’intégralité des moyens d’information et de communication du pays se sont tournés contre Lula, comme il y a 20 ou 30 ans, pour le frapper avec une grande violence. Il a à présent écopé d’une détention, et d’un séjour illégal en prison. Tout a été fait pour empêcher le PT d’atteindre un score conséquent.

Néanmoins, le PT est arrivé au second tour de l’élection présidentielle, avec un candidat totalement inconnu au Brésil qui était Fernando Haddad, qui a remplacé Lula à la dernière minute après qu’il ait été arrêté. Lula aurait très probablement gagné ; certaines études indiquaient même qu’il pourrait gagner dès le premier tour, et toutes les projections le donnaient vainqueur au second tour. L’issue du scrutin fut toute autre, et en ce moment le PT est criblé d’attaques, sans budget et persécuté ; dans ce contexte, son résultat est fantastique.

Néanmoins, la gauche ne se résume pas au PT, qui demeure la principale force progressiste, mais non la seule. Les élections sont donc une bonne nouvelle pour les secteurs progressistes au sens large.

Un élément important est à prendre en compte : si le PT appuie des secteurs progressistes qui sont plus centristes ou au contraire plus radicaux que lui (comme le PSOL), il est traversé de tensions internes, qui génèrent des tensions avec les mouvements externes.

Jim Tato, qui est le candidat du PT à Sao Paulo a eu un vote inexpressif, ce fut une des pires victoires des candidats du PT dans toute son histoire, et qu’un inconnu comme Boulos – membre du PSOL – arrive au second tour avec plus de 40 points, était impensable à Sao Paulo. Le président Lula lui-même avait indiqué qu’il serait important que le PT ne lance pas soudainement son propre candidat, mais plutôt qu’il épaule Boulos. C’est une personne réellement brillante, très appréciée et charismatique. C’est un meneur, tout comme Lula.

L’absence de soutien de la machine du PT au candidat de gauche qui avait une chance de passer au second tour est un phénomène de division qui touche toute la gauche latino-américaine. Tel est le défi à laquelle est confrontée la gauche ; il ne s’agit pas simplement pour elle de gagner les élections, mais de remporter des victoires politiques. Par exemple, lorsque Dilma Rousseff a été réélue, son gouvernement était affaibli en raison du manque de soutien populaire, et de la division de la gauche elle-même. Cela a permis, d’une certaine manière, au coup d’État parlementaire d’advenir.

LVSL – Presque tous les dirigeants des partis progressistes ont rendu public leur soutien à Boulos, pensez-vous que c’est un premier pas dans l’union de l’opposition de gauche à Bolsonaro ?

AC – Bolsonaro conserve un niveau de soutien élevé, je pense que cela se maintiendra jusqu’aux prochaines élections présidentielles. Bolsonaro sera certainement candidat, à moins qu’il n’ait des problèmes de santé importants.

Malgré la COVID-19 et les problèmes économiques qui traversent les États-Unis en ce moment, Trump s’est retrouvé presque à égalité face à Joe Biden. Certes, il a eu une défaite électorale, mais politiquement, l’extrême droite des États-Unis représente la moitié de la population qui a voté pour Trump.

Par ailleurs, la lutte contre Bolsonaro oblige les dirigeants de gauche qui étaient très en désaccord (comme c’est le cas de Ciro Gomes et Lula), à se rasseoir côte à côte pour parvenir à un accord et rendre possible une victoire du progressisme. Si la droite bolsonariste remporte à nouveau les élections, la situation sera invivable pour le Brésil.

Politique de la Libération : retour sur la pensée d’Enrique Dussel

Enrique Dussel et le président vénézuélien Hugo Chávez (1999-2013) © Marielisa Vargas

Cité par Hugo Chávez ou par l’ex-premier ministre bolivien Alvaro García Linera, Enrique Dussel est l’un des intellectuels majeurs des mouvements anti-néolibéraux d’Amérique latine. Soutien critique des divers présidents opposés à l’hégémonie nord-américaine (la Constitution bolivienne de 2008 s’inspire de sa conception démocratique du pouvoir), il participe aujourd’hui au mouvement mexicain MORENA qui a porté Andrés Manuel López Obrador (AMLO) au pouvoir. En opérant un retour critique sur la conception du politique à l’aide d’expériences latino-américaines inédites, ce philosophe argentin naturalisé mexicain explore de nouvelles voies pour le dépassement du capitalisme. Méconnue en Europe, sa pensée éclaire les processus politiques qui ont bouleversé l’Amérique latine ces deux dernières décennies. Par Alexandra Peralta et Julien Trevisan.


Un penseur majeur de notre temps : Enrique Dussel

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Enrique Dussel

Enrique Dussel, né le 24 décembre 1934, philosophe, historien, théologien, est un penseur majeur du XXème siècle, bénéficiant d’une renommée internationale pour ses travaux – plus de 400 articles et 50 livres – dans les champs de l’éthique, de la philosophie politique et de l’histoire de la philosophie latino-américaine principalement. Il est, en particulier, l’un des fondateurs de la philosophie de la libération, de la théologie de la libération et du groupe Modernité/Colonialité1. Persécuté par la dictature militaire d’Argentine, il quitte son pays natal en 1976 pour le Mexique où il réside depuis. Engagé dans la vie politique mexicaine, il participe à l’Institut National de Formation de MORENA2 depuis sa fondation en 2018.

En 2006, il publie un livre synthétique intitulé Vingt thèses de politique3 qui présente le contenu théorique de la politique de la libération. Ce livre était initialement destiné à un public jeune et, de fait, ces thèses ont d’abord été exposées dans le cadre d’un séminaire destiné à 400 militants mexicains du Parti Révolutionnaire Démocratique (PRD). Ce parti, par le biais de la candidature d’Andrés Manuel López Obrador à l’élection présidentielle de 2006, était, au moment du séminaire, aux portes du pouvoir. Il ne parvint cependant pas à en franchir le seuil, car l’élection fut truquée par son opposant, l’ancien président Felipe Calderón4 (Parti Action Nationale – PAN).

Dans ce livre, le philosophe argentin explique la construction d’une théorie politique positive fondant l’action politique d’une gauche capable de gouverner à travers un exercice responsable du pouvoir délégué. Dans la première partie de son ouvrage, Dussel analyse le moment politique de fondation des institutions. Les dix dernières thèses correspondent davantage au processus de transformation de ces institutions : le moment pratique de la transformation d’un système politique devenu dominant, le moment de sa critique et celui de « l’imagination créative ». En suivant la perspective décoloniale, ce second moment doit prendre en compte le lieu de l’énonciation, c’est le locus enuntiationis. Pour Dussel ce locus est celui du Mexique et, dans un sens plus large, l’Amérique latine. À l’instar de Dussel, la suite de cet article a été écrite en prenant en compte l’importance du lieu d’énonciation qu’est, pour nous, la France.

La communauté comme source et fin du pouvoir politique

Dussel débute son raisonnement en partant du caractère grégaire de l’être humain : celui-ci vit nécessairement en communauté et s’inscrit dans un groupement humain doté d’institutions et de représentants. L’auteur, à la suite de Marx dans L’idéologie allemande, part d’un postulat matérialiste classique: l’être humain, pour garantir sa survie, pour améliorer ses conditions de vie et pour se reproduire, vit dans une communauté organisée. Au paléolithique déjà, la chasse, nécessaire pour assurer la vie d’un groupe humain, était organisée : un seul individu ne possédait ni les moyens ni les forces pour réaliser cette activité. Le travail était alors divisé en fonction de tâches assignées : les uns tendent des pièges pour le gibier, d’autres le poursuivent puis le tuent et les derniers le dépècent. « La communauté agit par le biais de chacun de ses membres de manière différenciée »5. Autrement dit, la communauté repose sur la représentation comme forme générale de la délégation. Elle confie des rôles à des membres qui sont dès lors des représentants de la communauté dans son ensemble. Cette conception de la représentation ne doit pas être entendue en un sens restreint : le pouvoir de la communauté politique s’incarne en chacun des membres qui la constituent. Si nous appliquons cette réflexion au cas de la France, le député incarne une forme de représentation du pouvoir de la nation, en tant que communauté politique, mais une caissière, en tant que citoyenne française, est, elle aussi, une représentation de ce pouvoir tant par les droits politiques dont elle bénéficie que par son rôle au sein de la société entendue comme communauté organisée d’individus. Selon Dussel, dès lors qu’un groupe humain se constitue comme tel, ce dernier existe nécessairement en tant que communauté politique, orientée par « l’activité qui organise et promeut la production, la reproduction et l’augmentation de la vie de ses membres ».6

Chaque communauté politique est dotée d’une puissance – aussi désignée chez Dussel par le latin potentia –, fondement ontologique de tout pouvoir politique. Mais ce pouvoir n’est qu’un pouvoir « en soi » et nécessite, pour se réaliser et s’accroître, des institutions, ce que le philosophe appelle potestas, relevant alors d’un pouvoir « hors-de-soi »7. Ainsi, le moment où la France se dote de sa première assemblée constituante, le 17 juin 1789, peut être interprété comme un moment de fondation d’une nouvelle potestas dans l’histoire nationale : la France comme communauté politique, d’une monarchie absolue, devient une monarchie constitutionnelle. Le peuple en tant que communauté politique dotée d’une potentia, par les États généraux puis l’Assemblée constituante, forge de nouvelles institutions (ou potestas) qui ne sont qu’une première forme de réalisation de son pouvoir.

Ce pouvoir en-dehors-de-soi, qui n’est pas encore un pouvoir pour soi (comme retour vers la source du pouvoir qu’est le peuple), connaît trois déterminations qui, si elles ne sont pas respectées, viendront éroder le pouvoir de la potestas. La première relève de la matérialité, elle s’énonce ainsi : tout pouvoir politique se doit de respecter la « volonté-de-vie » de chacun des membres du peuple. Relevant de la légitimité, la seconde détermination établit que le pouvoir doit s’appliquer avec le consensus de tous et toutes. La dernière n’est autre que la faisabilité, c’est-à-dire faire ce qui appartient empiriquement au domaine du possible.

Le peuple peut souffrir mais la souffrance est le carburant du renversement de l’ordre en vigueur dès lors que celui-ci bafoue la « volonté-de-vie ».

Ces trois déterminations peuvent s’apprécier dans l’histoire de France. Les deux premières déterminations ont été dans une large mesure respectées par le gouvernement de la Commune de Paris de 1871 mais pas la troisième : les mesures qui étaient prises permettaient d’améliorer les conditions de vie des Parisiens et de renforcer la démocratie avec un consensus assez large mais elles n’ont pas pu être prises en tenant compte du rapport politico-militaire extrêmement désavantageux pour les communards8. L’épisode des Gilets jaunes, quant à lui, démontre l’importance du consensus, de la seconde détermination. Enfin les politiques libérales appliquées avec constance depuis le tournant de la rigueur de 1983, que ce soit par la droite traditionnelle, par le Parti socialiste et maintenant par les Marcheurs et leurs alliés du MoDem, ont frappé durement le peuple français et celui-ci rejette désormais profondément les acteurs et institutions politiques : le peuple peut souffrir mais la souffrance est le carburant du renversement de l’ordre en vigueur dès lors que celui-ci bafoue la « volonté-de-vie ».

Le pouvoir en-dehors-de-soi, la potestas, n’est donc pas nécessairement un pouvoir pour soi. En réalité, deux cas de figures sont possibles. Le premier est le cas où les mandatés, les représentants agissent en suivant les volontés des représentés et en leur obéissant. Le pouvoir en-dehors-de-soi est alors véritablement un pouvoir pour soi. Un cercle vertueux opère ainsi : le pouvoir politique est un pouvoir obédientiel ; les représentants, des serviteurs du peuple qui exercent la politique comme vocation.

Le second est le cas où les représentants agissent en pensant que le fondement de leur pouvoir se situe dans les institutions ou dans leur propre personne et ignorent ainsi la potentia, qui fonde leur pouvoir. Le pouvoir politique est alors “fétichisé”9, les représentants sont “corrompus” car ils croient être la source de leur pouvoir politique : ils agissent à l’encontre de la formule zapatiste10, car ils commandent en commandant, au lieu de commander en obéissant. De cette forme de corruption du principe ontologique du pouvoir politique se trouvent légitimés les détournements d’argent public, la répression à outrance et la conception de la politique comme profession.

L’hyperpotentia comme réponse à la corruption du politique

De manière empirique, Dussel constate que lorsque des nouvelles potestas sont mises en place, elles répondent au début aux aspirations populaires. Le nouvel ordre dans la communauté politique est alors qualifié d’hégémonique. C’est par exemple le cas au début de la Révolution française : l’abolition des privilèges, la suppression de la dîme et la publication de la première Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen constituent des mesures indéniablement populaires. Cependant, le moment où l’ordre hégémonique devient dominant arrive irrémédiablement : le pouvoir politique se fétichise, la contestation surgit et le système politique ne se maintient que grâce à la répression11. C’est le moment du 17 juillet 1791, les pétitionnaires du Club des cordeliers, qui demandent la déchéance du roi et la proclamation de la République, sont fusillés par la garde nationale.

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Malheureuse journée du 17 juillet 1791 : des hommes, des femmes, des enfants ont été massacrés sur l’autel de la patrie au Champ de la Fédération. Estampe anonyme, Bureau des Révolutions de Paris, 1791.

Dans la seconde partie de l’œuvre, le philosophe théorise le moment de la contestation dont l’aboutissement est l’élévation du peuple au rang d’hyperpotentia. Cette dernière notion signifie pour Dussel tant le pouvoir que la souveraineté et l’autorité active du peuple, qui, à la fois, submergent les institutions, les acteurs dominants et donnent naissance à un nouvel ordre.

Dès le début de cette nouvelle phase, les opprimés, les non-écoutés, souffrent dans leur chair de la domination et se trouvent ainsi confrontés à la tâche de la construction d’une contre-hégémonie. Celle-ci passe par une articulation d’une pluralité de demandes hétérogènes. En France et dans la période actuelle, se manifestent par exemple la demande d’égalité portée par les mouvements féministe et antiraciste, mais aussi la demande de justice sociale portée par les syndicats et par les Gilets jaunes, ou encore la demande de renouvellement du système démocratique français, ainsi que la demande de transformation des modes de vie et de production dans une perspective écologique. Dussel expose les deux démarches actuelles qui tendent à concilier ces diverses aspirations : la première est celle de la « chaîne d’équivalence » décrite par la théorie populiste d’Ernesto Laclau12 ; la seconde consiste quant à elle en l’analyse locale des cas de superposition des différentes formes de domination, telle que la proposa Kimberley Crenshaw à travers le concept d’« intersectionnalité »13.

« Si à la Volonté-de-Vivre et au consensus critique sur la situation dans laquelle ils se trouvent, aux motifs de lutte et au projet de l’ordre nouveau (parce qu’ « un autre monde est possible ») s’ajoute la découverte dans la lutte elle-même de la faisabilité de la libération, […], de la transformation […] partielle ou radicale (et dans ce cas on peut parler de révolution) de l’ordre politique en vigueur, alors nous avons les trois déterminations du pouvoir du peuple, de l’hyperpotentia. »

Selon Dussel, plus l’articulation entre les différentes demandes sera solide, plus le bloc des opprimés le sera et pourra ainsi mieux résister aux changements de conjoncture du champ de bataille politique. Dit autrement, le pouvoir du bloc des opprimés est déterminé par son consensus critique. En suivant Dussel, deux autres déterminations s’adjoignent au pouvoir des exclus : « Si à la Volonté-de-Vivre et au consensus critique sur la situation dans laquelle ils se trouvent, aux motifs de lutte et au projet de l’ordre nouveau (parce qu’ « un autre monde est possible ») s’ajoute la découverte dans la lutte elle-même de la faisabilité de la libération, […], de la transformation14 […] partielle ou radicale (et dans ce cas on peut parler de révolution) de l’ordre politique en vigueur, alors nous avons les trois déterminations du pouvoir du peuple, de l’hyperpotentia »15. Si celles-ci sont réalisées, le peuple entre en “état de rébellionet use de sa souveraineté pour refonder sa potestas. Ce fut le cas le 10 août 1792 et le peuple français parvint à prendre les Tuileries.

Si cette journée a pu être décrite comme violente par une certaine tradition historiographique, il convient d’analyser précisément le statut de cette violence. La violence n’existe pas de manière abstraite, mais seulement dès lors qu’elle s’applique à un sujet tant humain que politique. Or, le sujet de la violence révolutionnaire n’est ici que l’ordre monarchique faisant régner l’inégalité entre les individus en fonction de leur origine sociale. Suivant Dussel, il ne convient pas dès lors de parler de violence, mais plutôt de contrainte : la contrainte étant définie comme une action légitime (pouvant donc être légale ou illégale) tandis que la violence est définie comme une action illégitime (exercée soit par le pouvoir en place, et Dussel parle alors de répression, soit par une frange ultra-minoritaire du peuple que Dussel qualifie dans ce cas d’action anarchiste).

Quelles boussoles pour guider l’action politique ?

En définitive, le politique connaît, dans la pensée de Dussel, trois phases distinctes : le moment de la mise en place d’institutions et d’un nouvel ordre hégémonique, le moment où l’ordre hégémonique devient dominateur et enfin le moment où l’ordre dominant est renversé et remplacé par un ordre contre-hégémonique qui devient dès lors hégémonique. Rompant avec la philosophie de l’histoire prônée par une conception orthodoxe du marxisme, Dussel ne pense pas que le politique puisse atteindre une forme d’aboutissement, de terminus ad quem. Les communautés politiques sont capables, conformément à leur nature, de faire et de défaire indéfiniment les institutions. Cependant, l’action de ces communautés peut être orientée et Dussel propose pour ce faire, à la manière des idéaux régulateurs kantiens, quatre postulats :

  1. Postulat politique au niveau écologique : « Nous devons agir de telle sorte que nos actions et institutions permettent l’existence de la vie sur la planète Terre pour toujours, de manière perpétuelle ! »

  2. Postulat économique : « Agis économiquement de telle sorte que tu tendes toujours à transformer les processus productifs à partir de l’horizon du travail zéro (T°) »16

  3. Postulat de la paix perpétuelle

  4. Postulat de la dissolution de l’État : « Agis de telle sorte que tu tendes à l’identité de la représentation avec le représenté, de manière que les institutions de l’État deviennent à chaque fois les plus transparentes possibles, les plus efficaces, les plus simples, etc. »

À l’image des postulats kantiens, ces derniers ne sont bien sûr jamais atteignables empiriquement. Ils demeurent cependant des boussoles indispensables pour orienter l’action politique de notre temps.

Notes :

1 Collectif de pensée critique regroupant des intellectuels de divers champs (sociologie, pédagogie, philosophie) qui analyse les relations de dominations mises en place à partir de 1492, moment de la “conquête de l’Amérique” (et non « découverte », ainsi que le souligne le groupe Modernité/Colonialité en analysant la différence fondamentale entre ces deux concepts), et critique l’idée faisant coïncider fin de la domination coloniale et indépendance. Il faut cependant garder à l’esprit que ce collectif, issu d’une perspective décoloniale, n’est pas homogène, en particulier en ce qui concerne le projet politique : l’importance de la nation n’est pas rejetée par Dussel et il ne revendique pas le retour à un passé pré-européen mais encourage un « dialogue trans-moderne » entre les cultures.

2 MORENA (pour “Movimiento Regeneración Nacional”) est un parti politique fondé en 2011. Il porta l’actuel président mexicain Andrés Manuel López Obrador au pouvoir en 2018.

3 Disponible gratuitement en espagnol ici :

https://enriquedussel.com/txt/Textos_Libros/56-2.20_tesis_de_politica.pdf

En français voir : Enrique Dussel, Vingt thèses de politique, Traduit par Martine Le Corre-Chantecaille et Nohora Cristina Gómez Villamarín, Paris, L’Harmattan, 2018.

4 Il est connu pour avoir lancé la guerre meurtrière contre le narcotrafic et fait aujourd’hui face à d’éventuels procès pour corruption. Voir notamment le livre de la journaliste argentine : Wornat, Olga. Felipe, el obscuro. Secretos, intrigas y traiciones del sexenio más sangriento de México. México : Planeta, 2020.

5 Thèse 3.2.3 dans Dussel, Vingt thèses de politique, p. 32

6 Thèse 2.1.5 Ibid, p. 42

7 Ce pouvoir appartient proprement au peuple. C’est la raison pour laquelle Dussel critique l’expression « prendre le pouvoir ». Ce n’est pas le pouvoir du peuple qui est “à prendre”, mais les institutions.

9 Dussel se réfère ici au mouvement de retournement décrit dans le concept de « fétichisme de la marchandise » marxiste et ayant lieu lorsqu’une valeur est attribuée à des objets produits au détriment de l’acteur de la production, l’être humain vivant qui investit sa vie dans le processus de production ; de même ici, on parle de fétichisation du pouvoir  car la source du pouvoir politique n’est plus pensée comme étant dans le peuple mais dans les institutions ou dans les acteurs politiques. (Voir Thèse 5. La fétichisation du pouvoir).

10 « mandar obedeciendo », commander en obéissant.

11 Dussel explique cela via le second principe de la thermodynamique qui stipule que l’entropie, étant comprise comme la quantité mesurant le manque d’information, ou le désordre, d’un système isolé ne peut qu’augmenter au cours du temps. (Voir Thèse 3.33)

12 Cf La raison populiste. Voir aussi pour une première approche https://lvsl.fr/le-populisme-en-10-questions/

13 Crenshaw Kimberley « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence Against Women of Color », Stanford Review of Law, 43(6), 1991, p. 1241-1299. « Cartographie des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violence contre les femmes de couleur », Cahier du genre, Féminisme(s), penser la pluralité, n° 39, 2005, p. 51-82 (traduction française Oristelle Bonis).

14 Dussel renvoie ici à la notion de Veränderung de Marx, utilisée notamment dans ses Thèses sur Feuerbach.

15 Thèse 12.3.1, Dussel, op cit, p.141

16 C’est ce que Marx a formulé comme étant le « Royaume de la liberté ». Le temps libre est donc le but visé et celui-ci est rempli par des activités culturelles. L’action politique, si elle suit ces postulats, doit donc, en plus de transformer l’économie, transformer la culture. En particulier, pour Dussel, il s’agit de critiquer puis d’éliminer la domination exercée par la culture occidentale pour établir un rapport d’égalité entre les différentes cultures permettant un dialogue interculturel respectueux.

Bloque depresivo : « Le Chili est à la fois le pays le plus stable économiquement et à l’identité culturelle la moins développée d’Amérique latine »

Raul Céspedes et Daniel Pezoa, guitariste et batteur de Bloque Depresivo © Valentina Leal pour Le Vent Se Lève

À l’occasion de leur dernière tournée en France, le batteur Daniel Pezoa et les guitaristes Raúl Céspedes et Mauricio Barrueto Astudillo, tous trois membres du groupe chilien Bloque Depresivo, nous ont accordé un entretien. À l’initiative de Macha, chanteur du groupe Chico Trujillo, le groupe réunit des artistes issus de différentes traditions musicales. Aux membres de Chico Trujillo, s’ajoutent des musiciens issus de groupes engagés contre la dictature chilienne d’Augusto Pinochet, tels qu’Inti-Illimani. Sur fond d’engagement militant, le groupe réinterprète des titres traditionnels du continent latino-américain, réactualisant le boléro, un style de musique sentimental, là où la cumbia caractérise Chico Trujillo. À l’occasion de cet entretien, nous sommes donc notamment revenus sur les motivations de ce projet musical, ainsi que sur la place de la culture au sein de la société chilienne, 29 ans après la chute de Pinochet.


LVSL – Le groupe Bloque Depresivo est fondé à l’initiative de membres de Chico Trujillo, en particulier du chanteur Macha, avec pour objectif de revisiter des tubes traditionnels originaires de différentes parties de l’Amérique latine. Cela crée un sentiment intergénérationnel fort dans le sens où cela semble provoquer une forte identification de la nouvelle génération à la culture des générations précédentes. Que recherchiez-vous en fondant ce groupe ?

Daniel Pezoa – Le groupe a été fondé 12 ans après Chico Trujillo, avec pour projet de réactualiser d’anciennes chansons, des thèmes qui n’étaient plus abordés depuis de nombreuses années, à l’image du morceau Lo que un día fue, no será, à l’origine interprété par le chanteur mexicain José Maria Napoléon, ou du titre Sin excusas, pour ne citer que quelques exemples. Il se trouve que Macha souhaitait jouer depuis petit ce type de musique. Accompagnés de plusieurs membres de Chico Trujillo, mais également de musiciens provenant d’autres groupes, nous nous sommes alors réunis pour jouer à notre manière des chansons connues depuis de nombreuses années, sans prétention, au regard de ce que représentent ces chansons.
En réalité, il s’agit de chansons que nous connaissons depuis toujours mais inconsciemment, nous avions oublié que nous les connaissions. Nous avons donc commencé à jouer à notre manière des titres que nous connaissions au fond sans le savoir.

“Le chili se caractérise par un important désir inassouvi d’identité.” Mauricio Barrueto Astudillo

Raúl Céspedes – La forme et la manière de les jouer importe peu ou du moins, ce n’est pas le plus important. Le but de réactualiser ces musiques est le “decir algo” (dire quelque chose), c’est-à-dire que nous nous attelons à travailler sur le contenu. Notre objectif, par ce biais-là, est de nous adresser à toutes les générations, de sorte à ce que nos musiques soient partagées en famille, afin de répondre à la recherche d’identité qui caractérise le Chili.

Mauricio Barrueto Astudillo – En effet, au Chili, il y a important désir inassouvi d’identité depuis que s’est achevée la mode de la Cueca, folklore chilien. Avant l’instauration de la dictature d’Augusto Pinochet en 1973, l’identité chilienne reposait ainsi sur le rythme de la danse populaire. Depuis, la culture chilienne a subi de plein fouet la répression et aujourd’hui, le Chili doit retrouver son identité culturelle.

LVSL – Vos musiques ont donc une visée non seulement artistique, mais surtout militante. Vous avez récemment participé au Festival Arte y Memoria Victor Jara le 25 septembre 2018 dans le stade Victor Jara à Santiago, en hommage au chanteur torturé et assassiné durant la dictature de Pinochet. Vous revendiquez-vous d’une tradition musicale militante ? Comment décririez-vous vos influences idéologiques et artistiques ?

“Nous sommes héritiers de plusieurs groupes créés avant le coup d’Etat et contraints de partir en exil au cours de la dictature militaire.” Daniel Pezoa

Daniel Pezoa – Chaque membre du Bloque Depresivo provient de différentes traditions musicales. Nous sommes héritiers de plusieurs groupes de musique créés avant le coup d’Etat et contraints de partir en exil au cours de la dictature militaire, tels qu’Inti Illamini – réputé pour être l’auteur du titre El pueblo unido jamás será vencido-, Quilapayun – groupe mélangeant des instruments andins à des paroles poétiques ou politiquement engagées, nommé ambassadeur culturel du Chili par Salvador Allende en 1972 -, ou Los Jaivas (groupe alliant les styles folk, rock et des rythmes latino-américains, en particulier andins). A titre personnel, j’ai été membre du groupe de musique populaire Los Tricolores. Notre groupe s’est donc forgé sur la base d’une forte identité militante.

Mauricio Barrueto – Par ailleurs, nous sommes aussi influencés par le rock. J’ai notamment fait partie du trio Vejara, un groupe de musique mêlant les styles folk, trova y rock (FTR).

Raúl Céspedes – Nous nous identifions pleinement à des artistes tels que Victor Jara, Violeta Parra et Pablo Neruda. Il est important de souligner que chacun de nous est porteur d’influences musicales différentes. Les différentes parts du groupe permettent ainsi de former un style atypique.

LVSL – Votre engagement artistique est ainsi profondément marqué par le coup d’Etat perpétré en 1973 par Augusto Pinochet et les années qui ont suivi. Avec l’avènement des Chicago Boys, économistes formés au sein de l’université de Chicago sur la base des théories de Milton Friedman, le Chili est devenu un laboratoire du néolibéralisme, dans lequel chaque secteur de la société s’est vu successivement soumis à la privatisation et la marchandisation : éducation, santé, culture, etc. Suite à la chute de Pinochet, un processus de démocratisation s’est engagé mais aujourd’hui encore, de nombreuses structures héritées de la dictature persistent. Le modèle économique chilien reste calqué sur les recettes des Chicago Boys. En ce sens, comment appréhendez-vous le processus de transition post-Pinochet ? Comment percevez-vous votre place en tant qu’artiste dans ce processus ?

Raúl Céspedes – En réalité, suite à la dictature de Pinochet, le Chili ne s’est pas ouvert comme une démocratie car la Constitution instaurée par la dictature reste encore en vigueur aujourd’hui, à l’image des secteurs de la santé, de la culture ou de l’éducation, qui sont très largement privatisés. Par conséquent, la société chilienne est profondément fracturée par d’importantes inégalités. Nous ne pouvons pas réellement parler de transition démocratique dans la mesure où les principaux éléments caractéristiques du système politique et économique de Pinochet se maintiennent.

“La réactualisation des rythmes caractéristiques des années précédant le coup d’Etat sont importants pour permettre à la société chilienne de retrouver une identité.” Daniel Pezoa

Daniel Pezoa – Cette persistance de traits caractéristiques du système de Pinochet, tels que la marchandisation exacerbée de tous les secteurs de la société et en particulier, du secteur culturel, constitue une entrave à la construction d’une identité culturelle. Le manque de moyens octroyés au secteur culturel, couplé à la concurrence exacerbée imposée à l’ensemble de la société laisse peu de place à la création artistique et à la perpétuation d’une identité culturelle chilienne non soumise aux injonctions à la rentabilité. Sur la base de ce constat, nous considérons que la réactualisation des rythmes caractéristiques des années précédant le coup d’Etat de 1973 est importante pour permettre à la société chilienne profondément marquée par la dictature de retrouver une identité.

“Le Chili est à la fois le pays le plus stable économiquement et dont l’identité culturelle est la moins développée d’Amérique latine.” RAÚL Céspedes

Raúl Céspedes – Tout ce que fait Bloque Depresivo relève de l’autogestion. Notre groupe est très autogestionnaire, très indépendant de l’État. Par ce biais, la population, les jeunes sont incités à faire des choses par eux-mêmes car l’État ne ne fait rien pour la culture. L’une des continuités avec la dictature se caractérise notamment par l’absence d’investissements conséquents dans le secteur culturel. Cela nous conduit à l’important paradoxe chilien. Le Chili est à la fois le pays le plus stable économiquement et dont l’identité culturelle est la moins développée de toute l’Amérique latine. À titre de comparaison, des pays tels que Cuba et le Brésil sont des pays qui disposent d’une identité culturelle beaucoup plus développée et marquée. Nous cherchons ainsi, modestement, à répondre à ce vide culturel.

À partir des années 2000, Chico Trujillo remet au goût du jour le style musical de la cumbia, mettant ainsi en lumière ce qui a toujours été mais qui a été enfoui pendant de nombreuses années. De même, Bloque Depresivo a pour objectif de réactualiser des musiques traditionnelles afin de permettre à la population chilienne de refaire société autour de titres qui parlent à tous.

L’Oncle Sam au Suriname et au Guyana : les nouveaux visages de la doctrine Monroe

Le secretaire d’État Mike Pompeo © US government Twitter account

Mike Pompeo a effectué début septembre une visite en Amérique du Sud avec des escales au Brésil, en Colombie, mais également – et pour la première fois pour un secrétaire d’État étasunien – au Guyana et au Suriname. Ces derniers font l’objet d’une attention particulière eu égard à leur potentiel pétrolier et minier. À l’ordre du jour de la visite du secrétaire d’État, trois sujets cruciaux pour l’administration Trump : le pétrole, la Chine et le cas vénézuélien. « Ce voyage soulignera l’engagement des États-Unis de défendre la démocratie, de combattre le Covid-19, tout en revitalisant nos économies pendant la pandémie et en renforçant la sécurité contre les menaces régionales », affirme le Département d’État. Alors qu’on assiste peu à peu à un retour de la doctrine Monroe, salué par le même Pompeo, quelles seront les conséquences d’une telle visite pour cette région du monde ?


Plateau des Guyanes, le nouvel eldorado de l’or noir pour les États-Unis

Le plateau des Guyanes est une zone géographique continentale localisée entre les fleuves Orénoque et Amazone en Amérique du Sud. Il est composé d’une partie du Venezuela et du Brésil (l’Amapa), du Guyana, ex-colonie britannique, du Suriname, ex-colonie hollandaise, et de la Guyane Française. Il s’agit en outre du plus grand espace forestier tropical continu et intact au monde, avec un sous-sol riche en pétrole, en or, en diamants et autres ressources naturelles, dont plusieurs métaux rares. L’héritage frontalier issu de la colonisation engendre de nombreux conflits de démarcation territoriale. Ils sont traités de manière globalement pacifique par les États. La visite de Mike Pompeo au Guyana risque cependant de raviver un vieux conflit entre le Guyana et le Venezuela, qui, à terme, pourrait se transformer en affrontement militarisé.

La découverte et l’utilisation de la technique dite de fracturation hydraulique aura permis aux États-Unis de sortir de leur grande dépendance au pétrole venu du Moyen-Orient. En effet, avec le pétrole et gaz de schiste, la première puissance mondiale est devenue, au prix de destructions écologiques colossales[1], le premier producteur de pétrole au monde, devant la Russie et l’Arabie saoudite. Avant la crise sanitaire qui a ébranlé l’économie mondiale, les États-Unis produisaient plus de 10 millions de barils par jour et étaient exportateurs nets de pétrole.

Du fait de la volonté des États-Unis d’être moins dépendants du pétrole du Moyen-Orient, les découvertes d’énormes réserves au large du Guyana, par ExxonMobil, et du Suriname, par Apache et Total, attisent les convoitises étasuniennes

Le coronavirus, en conduisant au confinement de milliards de personnes à travers le monde, a fait chuter la demande de pétrole et par la même occasion le prix de l’or noir. Or, la structure économique des exploitants de pétrole et gaz de schiste étasuniens, ainsi que la légèreté du produit, fait que le prix de rentabilité est beaucoup plus élevé que celui du pétrole conventionnel. En outre, quand le pétrole conventionnel saoudien est rentable à 5 dollars le baril, il faut entre 50 et 55 dollars pour que le pétrole de schiste soit intéressant à extraire. De plus, la guerre des prix que se sont livrés Russes et Saoudiens en début d’année a aggravé la situation des exploitants étasuniens. Aujourd’hui, le secteur pétrolier issu de la fracturation hydraulique traverse sa plus grande crise, les faillites s’enchaînent et les cours de la bourse sont au rouge[2]. Tout cela, bien évidemment, porte un sérieux coup à la stratégie d’indépendance énergétique de Washington.

Rencontre pompeo et Santokhi au Suriname
Photo : Secrétaire d’Etat Pompeo/ US government Twitter account

De ce fait, et eu égard à la volonté des États-Unis d’être moins dépendants du pétrole du Moyen-Orient, les découvertes d’énormes réserves de pétrole au large du Guyana, par ExxonMobil, et du Suriname, par Apache et Total, attisent les convoitises étasuniennes. Au Guyana, c’est tout simplement le plus grand gisement de pétrole du monde, à ce jour, qui a été découvert. Les experts l’estiment à 8 milliards de barils, pour l’instant, car d’autres explorations sont en cours. De même au Suriname, voisin du Guyana, les explorations se multiplient avec l’espoir de trouver des réserves similaires à ceux de leur voisin. Déjà la société indépendante norvégienne Rystad Energy, à la suite de ses premières études, estime le potentiel à 1,4 milliard[3] de barils, pour l’instant. De quoi mettre en appétit les dirigeants états-uniens.

Le fait que deux entreprises étasuniennes soient en première ligne de l’exploration et de l’exploitation du pétrole dans la région, renforce le pouvoir d’influence que peuvent avoir les États-Unis sur une zone qui a vu la Chine étendre son influence ces dernières années.

Mike Pompeo ne s’y est d’ailleurs pas trompé puisqu’un accord-cadre a été signé avec le Guyana. Il vise à renforcer la coopération entre les deux États notamment sur les hydrocarbures et d’autres secteurs de l’économie guyanienne. Dans le même ordre d’idées, Mike Pompeo a assuré au président surinamais, Chan Santokhi, le grand intérêt que les entreprises étasuniennes portaient à son pays et qu’elles étaient prêtes à les aider dans l’exploitation des gisements pétroliers[4].

Bien évidemment le but de ces visites est de sécuriser l’approvisionnement en pétrole des États-Unis, mais aussi de s’implanter durablement chez le voisin du Venezuela de Nicolas Maduro, afin de l’encercler et l’isoler du reste du continent.

Le Venezuela en ligne de mire de l’administration Trump

Depuis son accession à la Maison Blanche, Donald Trump a multiplié les déclarations belliqueuses à l’encontre du Venezuela et de son président, manifestant ainsi son hostilité au régime de Nicolas Maduro. Dès lors, la venue du secrétaire d’État, Mike Pompeo, en Amérique du Sud ne pouvait se faire sans que le Venezuela ne soit au centre des discussions.

La tournée sud-américaine de Pompeo est, à ce titre, très parlante. Le secrétaire d’État a visité les trois pays ayant une frontière commune avec le Venezuela, c’est-à-dire le Guyana, le Brésil et la Colombie. Derechef, durant sa visite au Guyana, Mike Pompeo et le gouvernement guyanien, nouvellement élu, 5 mois après le scrutin[5], de Irfaan Ali ont signé un accord de coopération dans la lutte contre le trafic de drogues. Ainsi, il permet la mise en place de patrouilles maritimes et aériennes communes.

L’accord de coopération entre le Guyana et les États-Unis pourrait paraître anodin. Néanmoins, entre Georgetown et Caracas existe un vieux conflit frontalier[6] sur leur Zone Économique Exclusive (ZEE), actuellement traité à la Cour Internationale de Justice (CIJ). Le président Ali s’est empressé de déclarer[7], à la suite de la signature, que ces patrouilles n‘auraient pas d’incidence et que le Guyana ne s’aventurerait dans aucun viol de la souveraineté vénézuélienne. Le renforcement de la présence de l’Oncle Sam dans des eaux territoriales contestées par son ennemi vénézuélien n’est cemendant pas de nature à apaiser des tensions…

« Maduro doit partir ! »

Après son passage au Suriname et au Guyana, Mike Pompeo s’est rendu au Brésil. Lors de sa visite de la ville brésilienne de Boa Vista, frontalière du Venezuela qui a connu un afflux de migrants ces dernières années, le secrétaire d’Etat a annoncé la couleur : « Maduro doit partir ! ». Dans la foulée, la diplomatie brésilienne s’est alignée sur celle des États-Unis. Le Brésil a ainsi suspendu les lettres de créance des diplomates de la République bolivarienne. Déjà en début d’année Brasília avait rappelé tout son personnel diplomatique posté à Caracas. Par conséquent, les deux États sud-américains n’ont plus aucune relation diplomatique.

Pour finir, le secrétaire d’État s’est arrêté en Colombie, le troisième pays frontalier du Venezuela. Sans même passer par la capitale Bogotá, Mike Pompeo s’est directement rendu devant le pont Bolivar qui réunit la Colombie et le Venezuela. Ivan Duque, président de la Colombie et Mike Pompeo ont ainsi pu, de nouveau, mettre la pression sur Nicolas Maduro, arguant à l’instar d’un rapport de l’ONU que le président vénézuélien avait commis des actes relevant de « crimes contre l’humanité ».

Le retour de la doctrine Monroe pour contrer la Chine

L’Empire du Milieu est un très gros consommateur de ressources naturelles qui, aujourd’hui, étend sa zone d’influence dans le monde afin de se garantir des approvisionnements stables. L’Amérique du Sud ne fait pas exception. En effet, la Chine est devenue en quelques années un partenaire privilégié des États sud-américains – une zone extrêmement riche en métaux rares et en pétrole. Comme l’écrit Nathan Dérédec dans un article pour LVSL : « le continent sud-américain est riche en métaux rares et pourrait bien en contenir près de 40 % des réserves mondiales. En dépit de cette abondance, les ressources d’Amérique latine restent sous-exploitées. Pourtant, les exemples attestant de la richesse du continent sont légion. La Colombie foisonne de coltan, le sol brésilien abonde de niobium, tandis que l’Argentine, le Chili et la Bolivie regorgent de lithium ». [8]

Les leviers d’influence de la Chine en Amérique du sud n’ont rien d’original, mais sont terriblement efficaces. Le premier consiste dans la dette. Au travers de la banque de développement de Chine et de la banque d’import/export de Chine, c’est 133 milliards de dollars qui ont été prêtés aux cinq pays les plus dépendants de l’État chinois, dont la moitié uniquement au le Venezuela. Ces cinq pays – le Brésil, le Venezuela, l’Argentine, l’Équateur et la Bolivie – possèdent un sol extrêmement riche en métaux rares et autres ressources minières. Il appert que 88% de ces prêts concernent des projets d’infrastructures et d’énergie…

Le second instrument, lié au premier, consiste justement dans le financement d’infrastructures, permettant l’amélioration des échanges avec la Chine, via le Pacifique notamment, mais aussi d’offrir des débouchés aux entreprises chinoises.

Lors du sommet Chine-CELAC (Communauté des États Latino-Américains et de la Caraïbe) de septembre 2018 au Chili, plusieurs États sud-américains avaient manifesté l’envie de rejoindre ce grand programme d’investissement – ce qui n’avait pas manqué de provoquer l’ire de Washington [10]. En écho à cette déclaration, Mike Pompeo a surenchéri durant sa visite à Paramaribo et affirmé que les Américains (sic) ne promeuvent pas un “capitalisme prédateur”, contrairement à la Chine.

À ce titre, les États-Unis, conscients de leur retard et de leur dépendance à la Chine dans le domaine minéral, construisent une stratégie pour contester cette hégémonie en ce qui concerne les métaux rares. Cette contestation se fait sur tous les théâtres du monde où la ressource est présente, mais aussi, et tout naturellement, en Amérique du Sud. Pour ce faire, le gouvernement Trump réactive les ressorts de la doctrine Monroe, du nom du président James Monroe (1758-1831). Cette dernière vise à faire de l’Amérique du sud la chasse gardée de Washington et l’espace naturel de son hégémonie, qui ne saurait souffrir d’aucune concurrence venue d’Europe ou d’Asie.

Le principal instrument de ce retour à la doctrine Monroe est l’Organisation des États Américains (OEA)[11]. Depuis l’arrivée, en 2015, de Luiz Almagro à la tête de l’organisation, on assista à une nette orientation à la reconstruction de l’hégémonie étasunienne sur l’Amérique du sud. Le coup d’État en Bolivie en a été une manifestation éclatante. La mission d’observation du scrutin présidentiel bolivien de L’OEA attisé les tensions en évoquant « un changement de tendance inexplicable » dans le comptage des voix. Ce rapport, contesté par plusieurs études statistiques très sérieuses, notamment celles du Center for Economic and policy Research (CEPR), a légitimé le coup d’État qui a porté Jeannine Añez au pouvoir. Celle-ci a annoncé, tout naturellement, son soutien à Almagro en vue de sa réélection à la tête de l’OEA…

[Lire sur LVSL notre dossier consacré au coup d’État en Bolivie]

La visite de Mike Pompeo en Amérique sud, et plus précisément sur le plateau des Guyanes, marque une étape importante dans le retour de la doctrine Monroe. Les États-Unis ont ici un triple objectif : assurer un approvisionnement en pétrole et métaux rares, isoler le Venezuela de Maduro et contester l’influence de la Chine sur la région. Pour chacun de ces objectifs le risque de conflit militarisé existe, notamment avec le Venezuela. In fine, c’est peut-être le silence diplomatique de la France, dont le territoire guyanais lui confère un positionnement stratégique dans la région, qui est le plus criant.

Notes :

[1] https://www.monde-diplomatique.fr/2011/12/RAOUL/47082

[2] https://www.challenges.fr/entreprise/energie/alerte-rouge-pour-le-petrole-de-schiste-americain_716076

[3] https://www.waterkant.net/suriname/2020/09/22/olievondsten-in-suriname-goed-voor-14-miljard-vaten/

[4] https://www.waterkant.net/suriname/2020/09/18/pompeo-amerikaanse-bedrijven-willen-graag-investeren-in-suriname/

[5] liberation.fr/direct/element/au-guyana-lopposition-declaree-gagnante-des-legislatives-cinq-mois-apres-le-scrutin_117128/

[6] https://www.francetvinfo.fr/monde/ameriques/venezuelaguyana-aux-origines-d-un-conflit-frontalier-ravive-par-exxon_3067161.html

[7] https://www.stabroeknews.com/2020/09/19/news/guyana/ali-says-joint-patrols-under-new-us-pact-wont-impact-border-case/

[8] https://lvsl.fr/comment-son-quasi-monopole-sur-les-metaux-rares-permet-a-la-chine-de-redessiner-la-geopolitique-internationale/

[9] https://www.areion24.news/2020/01/15/quand-la-chine-sinstalle-en-amerique-latine/

[10] https://www.senat.fr/rap/r17-520/r17-5203.html

[11] https://www.monde-diplomatique.fr/2020/05/LONG/61774

Les nouveaux visages de Pinochet

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Statue de l’amiral José Toribio Merino, Musée National de la Marine Valparaíso. © Rodrigo Fernandez

La réforme constitutionnelle engagée suite au mouvement social d’octobre 2019 semblait ouvrir de nouvelles perspectives à la démocratie politique et sociale chilienne. La crise sanitaire est venue en interrompre la dynamique et a eu un double effet révélateur. Du côté du pouvoir, elle a mis au jour l’aspiration du gouvernement Piñera à renouer avec certains aspects de l’époque pinochetiste. La nomination au poste de ministre de l’intérieur de Victor Perez a en particulier été critiquée par l’opposition ; maire de Los Ángeles sous la dictature de Pinochet, Victor Perez est accusé d’avoir joué un rôle plus que trouble à l’égard de la tristement célèbre Colonia Dignidad, la secte fondée par le nazi Paul Schäfer en 1961. Du côté de l’opinion publique, la crise sanitaire a fait naître un sentiment d’urgence à faire émerger une transition démocratique qui n’a été jusqu’à présent qu’un trompe-l’œil.


Le 20 août dernier, les carabineros [institution militaro-policière dépendant du Ministère de l’intérieur depuis 2011 ndlr] ont finalement renoncé à renommer l’Académie de formation de la police chilienne du nom de l’un des leurs, le général Oelckers, ancien dirigeant des carabineros et membre de la junte militaire sous la dictature d’Augusto Pinochet. Si la controverse autour de ce changement de nom, perçu comme une provocation, a conduit à son abandon, plusieurs personnalités en uniforme directement impliquées dans les atteintes aux droits de l’homme sous la dictature continuent à être célébrées de diverses manières au Chili.

La statue de l’amiral José Toribio Merino, l’un des artisans du coup d’État de 1973, puis membre influent de la junte militaire, continue ainsi de trôner dans le musée maritime de Valparaíso. Une section de la bibliothèque de l’Armée ou encore l’ancienne villa du quartier El Bosque de Santiago portent de même toujours le nom du dictateur Pinochet et de nombreuses autres rues et places continuent à honorer des hauts gradés de cette période sombre de l’histoire du Chili.

Ces marques d’attachement à la fois institutionnel et populaire étonnent dans un pays où la période de la dictature au Chili entre 1973 et 1990 a été vécue comme un long cauchemar. De nombreux observateurs restent surpris que la population chilienne n’ait pas agi pour se débarrasser de ces marques du passé au fil des années ayant suivi la fin de la dictature, d’abord après le départ de Pinochet en 1990 puis après son arrestation en 1998 et enfin après les procès du régime des années 2000 ou encore à la mort de Pinochet.

Dans ce contexte, la décision de la Cour d’appel de Santiago de libérer depuis le début de la crise sanitaire dix-neuf haut-dignitaires et anciens membres de la DINA – police secrète chilienne sous l’ère Pinochet – condamnés pour crimes contre l’humanité sous l’ère Pinochet, fait craindre un retour de balancier

2019 a pourtant semblé marquer une rupture. Lors des manifestations monstres et violemment réprimées qui ont démarré en octobre et se sont continuées début 2020, les manifestants, réunis autour de la contestation d’un modèle socio-économique où l’accès à la santé et à l’éducation relèvent encore presque uniquement du secteur privé, ont arraché et dégradé des plaques commémoratives célébrant l’ère Pinochet. Telles que celle célébrant Manuel Contrera, l’ancien directeur de la DINA, la police secrète du régime, condamné à plus de 500 ans de prison pour crimes contre l’humanité pendant la dictature.

Mobilisés initialement contre l’augmentation de 30 pesos du prix du ticket de métro, les manifestants ont ainsi fait évoluer leur slogan. « Pas contre 30 pesos mais contre 30 ans » ont-ils crié pour dénoncer une transition démocratique non aboutie depuis la chute de la dictature en 1990, devant des militaires autorisés, en vertu de l’état d’urgence invoqué pour la première fois depuis la fin de la dictature en 1990, à maintenir l’ordre dans la rue.

La traduction institutionnelle résultant du mouvement de contestation sociale est la nouvelle constitution, discutée fin 2019, qui doit remplacer celle de Pinochet régissant le pays depuis 1980. Ce nouveau texte qui entend répondre aux nouvelles aspirations économiques et sociales du peuple chilien devait être soumis à référendum en avril 2020 avant que le Covid-19 et le tour de vis conservateur du gouvernement depuis le printemps 2020 viennent en retarder la tenue, est aujourd’hui repoussé en octobre 2020.

Alors que la réforme constitutionnelle engagée suite au mouvement social semblait ouvrir de nouvelles perspectives à la démocratie politique et sociale chilienne, la crise sanitaire qui est venue en interrompre la dynamique au printemps 2020 a eu un double effet révélateur.

Du côté du pouvoir, elle a mis au jour l’aspiration du gouvernement Piñera à freiner la réforme constitutionnelle ; les clins d’œil du président à la fraction la plus « pinochetiste » de son électorat ne sont pas passés inaperçus. La tentative avortée de rebaptiser l’école de formation des carabiniers n’a pas été un fait isolé. La libération en mars 2020 de 17 dignitaires du régime reconnus coupables de crimes contre l’humanité ou encore la nomination début août 2020 comme ministre de l’intérieur d’un homme politique associé à l’ère Pinochet, Victor Perez, en sont pour certains des illustrations incontestables.

C’est ce qu’avancent plusieurs défenseurs des droits de l’homme ainsi que les forces de gauche chiliennes qui ne pardonnent pas à cet ancien maire de la ville de Los Ángeles ses compromissions et son soutien au régime Pinochet et ses proches. À l’âge de 27 ans, Victor Perez a en effet été nommé maire de Los Ángeles par le gouvernement militaire d’Augusto Pinochet, un poste qu’il a occupé entre 1981 et 1987. En tant que fonctionnaire de la dictature militaire, il lui est reproché, notamment dans le Rapport de la Commission nationale Vérité et Réconciliation (Rapport Rettig) publié en 1991 d’avoir cautionné les violations des droits de l’homme commises dans sa ville.

Selon les associations de familles de victimes et de disparus de la dictature dans la Région de Maule, Perez aurait également eu des liens avec la Colonia Dignitad, la communauté sectaire fondée au sud de Santiago du Chili par l’ancien militaire nazi Paul Schäfer. Fondée en 1961, la colonie était présentée comme une société caritative offrant gratuitement des soins et un cadre de vie pour des enfants pauvres, orphelins, notamment issus de provinces ayant été touchées par les tremblements de terre de l’année 1960 dans le Sud du pays. Ses membres vivaient en autarcie complète, forcés au travail et à la reproduction d’enfants que les mères étaient forcées d’abandonner à la naissance. Il est également reproché au ministre de l’intérieur d’avoir été très proche du cercle d’amis et de protection de la Colonie, tristement connue pour avoir mis ses locaux à la disposition de la DINA qui en a fait un centre de détention, de torture et d’élimination d’opposants politiques sous la dictature militaire dans le cadre de l’opération « Condor ».

Lorsqu’en 1995 a eu lieu une enquête quatre ans après l’annulation de la personnalité juridique de la secte, Victor Perez a fait partie du petit nombre de trois dissidents s’étant opposés à une investigation ayant prouvé une violation des droits de l’homme non pas du temps de la dictature, mais encore en vigueur dans la Colonie. Il fut par exemple reproché à la secte de ne pas répertorier les naissances et les décès en son sein, ainsi qu’un non-respect de la loi chilienne quant à l’enseignement obligatoire.

L’opinion publique, réagissant à l’instrumentalisation de la crise sanitaire comme un retour débridé au pinochetisme, a brutalement pris conscience que la transition démocratique depuis trente ans pourrait n’avoir été qu’un trompe-l’œil.

L’espoir des manifestants de parvenir à un dialogue avec les forces au pouvoir a été contrarié par l’effet miroir des propos du président Piñera le 21 octobre 2019, soit trois jours à peine après le début des rassemblements. Nombreux sont ceux qui au Chili, en entendant leur président indiquer « Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant, implacable, qui ne respecte rien ni personne et qui est prêt à faire usage de la violence et de la délinquance sans aucune limite » n’ont en effet pu s’empêcher de rapprocher ces propos de ceux d’un Pinochet parlant d’un « état de guerre entre le marxisme et la démocratie » en 1986, à la suite de la tentative d’attentat échoué de Melocotón où des militants du Front patriotique Manuel Rodriguez avaient tenté de porter atteinte au dictateur dans un contexte de grèves ébauchant un soulèvement général contre le régime.

La pandémie du Covid-19 a en outre été au Chili un révélateur puissant de la crise sociale qui traverse le pays en plaçant sous une lumière crue les insuffisances et les inégalités du système de santé, le surendettement lié au crédit à la consommation des ménages, ainsi que la précarité du logement dans un pays que le président conservateur Sebastian Piñera n’hésitait pourtant pas, quelques jours seulement avant que n’explose la révolte sociale, à qualifier d’« oasis  ».

Dans ce contexte, la décision de la Cour d’appel de Santiago de libérer depuis le début de la crise sanitaire dix-neuf haut-dignitaires et anciens membres de la DINA, condamnés pour crimes contre l’humanité sous l’ère Pinochet, fait craindre un retour de balancier alors que, dans le même temps, les tribunaux ont refusé de relâcher les manifestants arrêtés lors des manifestations de l’automne et de l’hiver 2019. Des manifestants et leurs soutiens qui ne peuvent que dénoncer la différence de traitement matérialisée par la décision de libérer le 31 juillet 2020 les anciens tortionnaires Raúl Rojas Nieto et Víctor Mattig Guzman dont l’emprisonnement n’était pourtant intervenu respectivement qu’en 2017 et 2018.

Au moment où la pandémie du Covid-19 a fait cesser les affrontements violents (avec un confinement commencé le 9 mars), l’Institut national des droits humains (INDH) chilien faisait état au 19 mars dernier de 32 morts, 617 cas de torture de détenus et 257 agressions sexuelles (dont 112 sur mineures) commis par les forces de l’ordre, ainsi qu’un record mondial de blessures oculaires occasionnées, avec 460 cas recensés.

De même, alors que le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme des Nations unies et la Commission interaméricaine des droits de l’homme ont dénoncé les arrestations de masse et le maintien en détention de manifestants sans jugement depuis maintenant plus de 9 ou 10 mois (selon les sources gouvernementales 3274 personnes ont fait, en lien avec les évènements, l’objet de poursuites et un peu moins de 300 personnes étaient fin août toujours en détention préventive en l’attente d’un procès), la situation des nombreux jeunes et étudiants entassés dans les prisons, avant tout procès, dans des conditions d’hygiène et de proximité déplorables inquiète dans le contexte de la pandémie de Covid-19.

Alejandro, lycéen de 19 ans, est l’un d’entre eux. Accusé d’avoir incendié le bâtiment de l’université Pedro de Valdivia le 8 novembre alors que la révolte prenait de l’ampleur dans les rues de Santiago, le lycéen dément toute implication. Sa sœur, Nicole, insiste sur « l’illégalité des preuves retenues pour l’inculper, fondées sur les seules déclarations d’un policier en civil ». Alors que sa famille a rassemblé des preuves montrant qu’il ne se trouvait pas à l’endroit où l’incendie a été déclaré, et réalisé une expertise démentant la présence d’hydrocarbure sur ses mains, il n’a jusqu’à aujourd’hui pu bénéficier d’un jugement, la procédure ayant été gelée au moment de la pandémie (sans droit de visite pour la famille). Son procès aura lieu le 1er septembre 2020 soit près de 10 mois après les faits reprochés et son emprisonnement.

Dans un communiqué de presse du 24 août, plusieurs collectifs internationaux de soutien aux prisonniers politiques chiliens ont ainsi dénoncé les quelques 300 détenus (286 selon le gouvernement) encore en détention préventive et le fait que « de nombreux jeunes, parmi les 2 500 personnes accusées d’avoir violé les lois de sécurité lors des manifestations de la fin 2019, attendent avec anxiété leurs procès respectifs. Les accusations fondées sur des machinations policières et sur des fausses preuves, rappellent que la justice chilienne est soumise, pour l’essentiel, aux objectifs politiques de l’exécutif ».

L’opinion publique, réagissant à l’instrumentalisation de la crise sanitaire comme un retour débridé au pinochetisme, a brutalement pris conscience que la transition démocratique depuis trente ans pourrait n’avoir été qu’un trompe-l’œil.

Le référendum sur la nouvelle constitution, initialement prévu en avril et maintenant décalé à octobre 2020 sera donc un moment de vérité pour le Chili.