« Les coups d’État sont de retour en Amérique latine après trente ans de vie démocratique » – Entretien avec Ernesto Samper

Ernesto Samper © Micaela Ayala V

Président de Colombie de 1994 à 1998, Ernesto Samper a dirigé l’UNASUR (Union des nations sud-américaines) de 2014 à 2017. Il porte un regard critique sur les changements politiques advenus ces dernières années en Amérique latine, marquées par un réalignement sur les États-Unis et un retour en force des agendas néolibéraux. Aux côtés de Rafael Correa, Lula ou Alberto Fernandez, il a co-fondé le Grupo de Puebla, un forum destiné à la configuration d’alternatives politiques progressistes pour le sous-continent. Entretien réalisé par Pierre Lebret, traduit par Lauréana Thevenet, Seb Tellor, Rachel Rudloff et Nubia Rodríguez.


LVSL – L’intégration régionale, qui avait connu une progression lorsqu’une majorité de gouvernements progressistes dirigeaient l’Amérique latine, semble être en reflux. Vous avez été secrétaire général de l’UNASUR [l’Union des nations sud-américaines, qui comprenait douze pays à son apogée ndlr] : qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ? Comment réenclencher une dynamique d’intégration régionale ?

Ernesto Samper – Je dirais que les positions n’ont jamais été autant divergentes, et de ce fait l’intégration n’a jamais été aussi indispensable. En réalité, ce sont des conceptions très différentes de ce qu’elle devrait être qui coexistent dans la région. Tout le monde parle de l’intégration en tant que concept, mais chacun a une approche différente de la manière dont elle devrait être mise en place. Dans les secteurs progressistes, l’intégration représente une idée beaucoup plus profonde et complexe. Il s’agit de l’intégration en tant que projet régional : la construction d’une citoyenneté, la mobilité des biens et des services, de projets d’infrastructures, la création de réseaux scientifiques, l’élaboration de programmes communs en matière sociale et économique, d’une architecture financière commune, etc. C’est cela que nous voulons réaliser, et ce fut l’expérience de l’UNASUR. Ces idées ne sont pas mortes.

Les gouvernements du Brésil et de Bolivie sont issus de coups d’État (…) [qui] reviennent en Amérique Latine après trente ou quarante ans de vie démocratique.

Une conception néolibérale de l’intégration a été promue par les gouvernements en place, elle renvoie à ce que l’on a appelé Prosur [Forum pour le progrès et le développement de l’Amérique du Sud, une organisation concurrente de l’UNASUR initiée par le Président colombien Iván Duque et chilien Sebastian Piñera ndlr] – et Pronorte, encore davantage. Il s’agissait en réalité d’une intégration basée sur des accords de libre-échange : réductions tarifaires, garanties aux investissements étrangers, propriété intellectuelle, licences, brevets, etc. C’était une intégration axée sur une alliance avec les États-Unis. Il est important d’être clair sur cette distinction. Comment pouvons-nous y arriver ? Nous pourrions relancer l’UNASUR ou renforcer le Mercosur. En ce moment, je pense qu’il est possible de faire converger les processus d’intégration sous-régionaux qui existent toujours : l’UNASUR, le Mercosur, la Communauté andine, l’Alliance du Pacifique, l’intégration centre-américaine ou des Caraïbes, via la CELAC. Il faudrait que la CELAC devienne une sorte d’OEA, sans les États-Unis [Organisation des États américains, perçue comme une institution au service des intérêts américains ; Cuba en a été exclue jusqu’en 2009, et elle est aujourd’hui dirigée par Luis Almagro, qui a pris parti pour les États-Unis à de multiples occasions ndlr]. Ainsi, grâce à cette matrice de convergence que nous avons réussi à créer avec l’UNASUR, nous pourrions devenir une communauté latino-américaine comme prévu par la CELAC.

Pour ce faire, il est indispensable de mettre en place un secrétariat beaucoup plus puissant, qui aurait un mandat visant au développement de programmes régionaux qui ne soient pas « idéologiquement » marqués. Je pense que l’expérience que nous avons vécue ces dernières années met en lumière la nécessité d’une intégration politique, mais pas d’une intégration idéologique.

[Sur l’intégration régionale en Amérique latine, lire ici notre entretien avec Guillaume Long  : « Comment la Révolution citoyenne a été trahie »]

LVSL – Il y a quelques heures, vous avez déclaré : « il n’y a plus aucun endroit pour d’autres Bolsonaro dans la région ». Comment est-il possible d’éviter la réitération d’un tel phénomène (qui aurait été impensable quelques années auparavant) ? N’y a-t-il pas une certaine responsabilité des secteurs «progressistes » dans leurs échecs électoraux successifs ?

Monsieur Bolsonaro est arrivé au pouvoir à la suite d’un coup d’État qui a commencé avec la destitution de la Présidente Rousseff. Il s’agissait d’un coup d’État parlementaire, qui a été parachevé par la séquestration judiciaire du Président Lula, laquelle est survenue quand les sondages ont établi qu’il pouvait gagner les élections. Ainsi, Jair Bolsonaro n’a pas de légitimité pour représenter les intérêts du peuple brésilien ; il est arrivé au pouvoir de manière illégitime et est en train de précipiter le Brésil au bord d’un coup d’État militaire – que nous ne souhaitons pas comme issue politique pour le Brésil, mais qui pourrait devenir inéluctable s’il persiste à jouer avec la vie du peuple brésilien dans la gestion de la pandémie.

La même analyse peut être effectuée à propos du gouvernement bolivien, qui est le produit d’un coup d’État militaire. Nous ne voulons plus de ces gouvernements, qui résultent de coups d’État, et ils reviennent en Amérique Latine après trente ou quarante ans de vie démocratique.

[Pour une mise en contexte du coup d’État bolivien, lire sur LVSL l’article de Baptiste Albertone : « Les coups d’État à l’ère de la post-vérité »].

LVSL – Vous êtes un membre fondateur du Grupo de Puebla, un forum destiné à unir des personnalités du monde politique et universitaire avec un agenda progressiste. Peut-il contribuer à enclencher une dynamique d’union des mouvements progressistes latino-américains et caribéens ?

C’est notre objectif. La dernière réunion virtuelle en Colombie — figurez-vous que le virus n’est pas si malfaisant ! — nous a permis de réunir dans une même scène virtuelle des ex-présidents, vingt ex-chanceliers, quelques parlementaires, des ex-ministres, mais surtout toutes les forces progressistes de Colombie qui pour la première fois étaient unies, après de nombreuses années de division.

Le Grupo de Puebla, groupe de citoyens unis autour d’idéaux progressistes, n’est pas une organisation de partis ou de gouvernements : nous ne représentons que nos propres idées. Il peut constituer une plateforme de discussions qui pourrait être utile afin de sortir de la situation dans laquelle nous sommes, ou plus tard pour donner une impulsion nouvelle à un gouvernement comme celui du Président Alberto Fernández — qui d’une certaine façon a ramené les idées progressistes dans le domaine des politiques sociales, de reconstruction de la citoyenneté, des alternatives économiques. Le groupe possède plusieurs référents permettant, dans le futur, que les citoyens puissent voter pour des idées alternatives qui permettront à la région de sortir de la crise dans laquelle elle se trouve.

LVSL – La figure d’Alberto Fernández est-elle similaire à celle de Hugo Chávez pour l’Amérique latine ? Incarne-t-il, comme lui, un horizon de souveraineté et de réformes sociales pour le sous-continent ?

Ils diffèrent en matière de « caudillisme ». Cependant, l’histoire longue de l’Argentine en matière d’engagement pour les causes sociales, le référent historique que constitue le péronisme en tant que proposition populiste — dans le sens positif du terme —, peuvent être des facteurs qui permettront au projet de Fernandez de dépasser les frontières de l’Argentine. Bien sûr, chaque pays a ses propres caractéristiques. En Colombie, par exemple, la question de la viabilité des accords de paix constitue un enjeu crucial afin d’assurer, dans les années à venir, la gouvernance du pays.

En Colombie, nous assistons à une régression aux années du Président Uribe, lequel considérait que l’on n’avait pas affaire à un conflit armé mais à une « menace terroriste ».

LVSL – Iván Duque a été élu président de Colombie en août 2018. Comment définiriez-vous son gouvernement ?

C’est un gouvernement imprévisible, dans lequel certains propriétaires ont plus d’autorité que le président lui-même — des propriétaires idéologiques, internationaux, économiques. C’est un gouvernement de propriétaires, qui n’a toujours pas défini de ligne d’action claire, qui survit paradoxalement grâce à l’utilisation de la pandémie.

LVSL – Les États-Unis ont inclus Cuba dans leur liste noire de pays qui ne collaborent pas de manière active à la lutte anti-terroriste, ce qui n’a pas été condamné par la présidence de votre pays. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Nous savons tous que les listes noires des États-Unis ne correspondent pas à des critères « objectifs », mais à des décisions politiques visant à faire le tri entre « amis » et « ennemis ». C’est la fonction de cette liste anti-terroriste. Ce qui est surprenant, c’est le soutien du gouvernement colombien à la décision des États-Unis, qui n’a pas d’autre objectif que de mettre Cuba et le Venezuela dans la liste des ennemis des États-Unis – afin d’ouvrir un espace électoral pour la réélection de Trump. Ce faisant, il soutient les ennemis de Cuba et du Venezuela aux États-Unis. Dans le cas de la Colombie, cette décision est d’autant plus surprenante que l’État colombien a signé un accord avec la Norvège et Cuba, comme pays garants des processus de paix avec les FARC ou l’ELN [« Armée de libération nationale », deuxième groupe rebelle le plus important après les FARC ndlr]. Dans cet accord, ces pays s’obligent, par un protocole de rupture des négociations, à renvoyer les membres d’ELN ou des FARC à leur emplacement d’origine, en Colombie, en cas de rupture.

Ce que fait le gouvernement colombien, en mettant en jeu la crédibilité de tous ses processus de paix, c’est rompre un accord que l’État a signé, et conférer aux négociateurs de l’ELN – à qui ils ont reconnu le statut de négociateur politique -, un statut de terroristes. En cela, il s’agit d’une régression aux années du Président Uribe, lequel considérait que l’on n’avait pas affaire à un conflit armé mais à une « menace terroriste ». Le Président Santos avait rompu avec cette logique, reconnaissant un statut politique à l’ELN et aux FARC.

[Pour une mise en contexte du conflit colombien, lire sur LVSL : « En Colombie, le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire »]

LVSL – Lors de la dernière entrevue du Grupo de Puebla, l’ex-Président Lula a fait appel à l’optimisme des forces progressistes d’Amérique latine. Voyez-vous avec optimiste l’avenir de la région, étant donné le contexte actuel ?

Nous autres latino-américains sommes idiosyncratiquement optimistes. Mais nous devons faire preuve d’un optimisme raisonnable, appuyé sur des actes, des chiffres, des actions concrètes, des agendas et des propositions. Ce qui retient mon attention, c’est que le Grupo de Puebla a généré de nouveaux instruments ; à titre d’exemples : le Conseil latino-américain de justice et de démocratie (CLAJUD) a été conçu par trente juristes qui travaillent sur une issue démocratique aux crises du continent ; l’initiative que nous présenterons au G20 pour la renégociation de la dette d’Amérique latine ; l’idée du vaccin comme bien public universel qui est concrétisée par l’Organisation mondiale de la santé — ici, nous sommes soutenus par la Chine, et non par les États-Unis.

Quoi qu’il en soit, l’issue de cette crise ne peut consister en un retour à l’équilibre antérieur. Nous devons nous diriger vers quelque chose d’autre ; l’Amérique latine doit inventer un modèle économique distinct, des propositions d’inclusions sociales distinctes, des alternatives financières audacieuses distinctes.

LVSL – La CEPAL [Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes ndlr] s’est montrée catégorique : l’Amérique latine, qui est toujours la région la plus inégalitaire du monde, vivra l’une des pires récessions de son histoire. Dans un contexte d’agitation sociale dans certains pays, les déséquilibres structurels de l’Amérique Latine et des Caraïbes apparaissent au grand jour. Comment percevez-vous la situation, et, comme ex-président de Colombie, quelles orientations de politique économique préconisez-vous ?

Cette expérience douloureuse nous donne une leçon quant à ce que nous ne pouvons reproduire. Alors que nous anticipions une menace ou une crise mondiale de nature terroriste, nucléaire ou liée au changement climatique, cette menace est venue du côté que nous attendions le moins : celui d’une « guerre biologique ». Cette dernière résulte de la sous-estimation de deux champs d’action. Premièrement, en matière d’équipement sanitaire, nous avons privatisé la santé en Amérique latine ; deuxièmement, nous avons ignoré la médecine préventive. Nous nous sommes uniquement concentrés sur la santé réactive, et nous en subissons aujourd’hui les conséquences. Le deuxième élément qui explique que nous avons été surpris par la pandémie est relatif au faible niveau de la région en matière de recherche scientifique. Nous avons consacré le peu que nous avions en matière de recherche — moins de 0,5% du Produit Intérieur Brut — non pas à la recherche liée à la prévention de la santé mais à des domaines comme l’intelligence artificielle ou le développement de capacités de défense.

Depuis le commencement de la pandémie, nous nous sommes refusés à appliquer des politiques qui auraient aidé à reconstruire l’économie avec des coûts sociaux minimaux. Je fais ici référence à la gestion des aléas sociaux. Certains pays latino-américains ont mis en place des systèmes de transferts conditionnels sous l’impulsion des gouvernements progressistes — comme ce fut le cas en Colombie avec le Sisben ou au Brésil avec la Bolsa Família — ; dans ces années-là, nous avons commencé à développer des programmes de soutien direct au secteur informel de l’économie. La grande différence dans le traitement social de cette pandémie entre les pays européens et latino-américains réside dans l’importance du secteur informel pour ces derniers. En Amérique Latine, plus de 56% des travailleurs se trouvent dans l’économie informelle ; ce secteur est constitué de petites et moyennes entreprises, de travailleurs indépendants, de personnes sans emploi, de chauffeurs de taxis, de marchands ambulants, etc. Je crois qu’il s’agit d’un facteur important à considérer pour l’avenir.

Nous avons une tâche immense devant nous : la reconstruction de l’économie régionale va nous coûter environ 12% du PIB. Nous allons devoir faire face à 29 millions de nouveaux pauvres. Nous devons trouver des méthodes qui soient différentes des précédentes : la contribution des banques centrales avec des prêts directs aux gouvernements, la renégociation de la dette extérieure des pays — non pas l’annulation, mais le moratoire de la dette, avec des exceptions pour certains pays comme l’Argentine et l’Equateur, dont les circonstances sont particulières. Quant à la fiscalité, nous ne pouvons pas retourner à des réformes fiscales régressives comme celles qui ont été mises en place avec ce populisme fiscal qui a fait son chemin avant la pandémie.

Nous ne pouvons pas continuer à répartir seulement le lait : il faut également partager les vaches qui produisent le lait. C’est le principe de l’impôt sur la propriété, sur le patrimoine.

Le panorama est donc de lumières et d’ombres : d’ombres, car nous aurions pu éviter que la pandémie soit si douloureuse ; mais de lumières, car des solutions existent pour traiter la pandémie et limiter son impact social.

LVSL – La prix Nobel d’économie, Esther Duflo, vient de demander le rétablissement de l’impôt sur la fortune (ISF), qui avait été supprimé par Emmanuel Macron en France. Étant donné l’importante concentration de richesses en Amérique Latine, ne s’agirait-il pas d’une mesure bienvenue dans la région ?

Bien sûr. Cette proposition coïncide avec celle du professeur Piketty, qui elle-même fait écho aux travaux de Joseph Stiglitz et Jeffrey Sachs ; ils établissent la nécessité d’un impôt sur le revenu. Nous ne pouvons pas continuer à répartir seulement le lait : il faut également partager les vaches qui produisent le lait. C’est le principe de l’impôt sur la propriété, sur le patrimoine, car l’héritage doit être pris en compte et c’est pour cela que lorsqu’on parle de réformes fiscales « redistributives », on ne parle pas d’impôts indirects comme la TVA ou l’impôt sur la consommation, mais d’impôts directs, qui taxent les bénéfices et la propriété. C’est sans aucun doute l’une des voix hétérodoxes qui nous sera utile pour financer la sortie de cette pandémie.

LVSL – À l’issue de la réunion — virtuelle — du Grupo de Puebla en Colombie le 15 mai, quels ont été les signaux envoyés par vos collègues progressistes colombiens ? Existe-t-il une aspiration commune à l’union politique, visant à changer de modèle et à défendre les libertés individuelles piétinées ?

Ce fut une grande victoire de réunir tous les dirigeants progressistes colombiens, aux côtés de leaders progressistes d’Amérique latine et d’Espagne, dans un pays introverti comme la Colombie ! Nous avons reçu un soutien important sur le thème de la pérennité des accords de paix, qui ont constitué notre point de ralliement lors des élections antérieures, et qui le demeureront certainement pour les suivantes. Enfin, nous avons partagé de nombreuses issues à la crise actuelle proposées par le professeur Stigliz — valides aussi bien pour la Colombie que pour le Brésil ou l’Argentine —, visant à collecter des ressources par l’entremise de politiques hétérodoxes.

En Colombie, le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire

https://www.youtube.com/watch?v=tGFVuxpV9EI&t=1s
Ivan Marquez annonce son réarmement © Capture d’écran de la vidéo de son discours

Alors que la communauté internationale était persuadée que la Colombie entrait dans une ère de paix, un groupe de dirigeants parmi les plus iconiques de l’ancienne guérilla des FARC annonce son réarmement. Cette branche dissidente déplore l’incapacité de l’État colombien à respecter ses engagements et à s’attaquer aux causes structurelles de ce conflit à l’origine de centaines de milliers de victimes : l’extrême inégalité de la répartition des terres. Face aux FARC, on trouve des groupes paramilitaires d’extrême droite qui ne souhaitent ni déposer les armes, ni faire face à la justice colombienne pour les crimes commis durant le conflit. Le soulèvement de la guérilla constitue à leurs yeux une occasion rêvée pour enterrer définitivement les accords de paix ; il donne également du grain à moudre au discours belliciste du président Iván Duque, qui n’a jamais été un partisan du compromis avec les FARC.


Iván Márquez, le numéro deux de l’ancien groupe armé FARC a annoncé la reprise de la lutte armée « en réponse à la trahison des accords de La Havane par l’État colombien ». Bien que Márquez ait joué un rôle clef dans les négociations de paix avec le gouvernement, cette annonce n’a rien de très surprenant. Cette déclaration fait suite aux nombreux obstacles législatifs que le gouvernement actuel a délibérément mis en travers de l’application des accords de paix avec la guérilla.

La reprise des affrontements

Dans une vidéo de 32 minutes, filmée avec le slogan « partout où il y a la volonté de se battre, il y a l’espoir de gagner » en toile de fond, Márquez annonce une « nouvelle étape de la lutte », placée sous le signe du « droit universel des peuples à s’armer contre l’oppression ».

Avec un discours qui remonte à l’indépendance et la post-indépendance de la Colombie, marqué par une forte consonance écologique, le dissident de la guérilla se veut plus conciliant. Cherchant à récupérer l’approbation populaire perdue depuis des décennies – et indispensable dans un contexte d’infériorité militaire flagrante face à l’État, il déclare que le mouvement abandonnera les enlèvements de civils et les attaques contre les militaires au profit d’un agenda exclusivement dirigé contre « l’oligarchie » et les entreprises transnationales. Il conclut son message par un appel à la mobilisation civile et affirme : « Notre objectif stratégique est la paix de la Colombie dans la justice sociale, la démocratie et la souveraineté ».

Face à la déclaration de Márquez, les réactions des différents secteurs politiques ne se sont pas fait attendre. L’ancien président Álvaro Uribe, proche des secteurs de l’extrême droite colombienne et principal opposant aux accords de paix, n’a pas tardé à se prononcer : « Nous devons retirer les accords de paix de la Constitution et capturer les narco-terroristes ». Dans le même ordre d’idées, son élève, le président Iván Duque a fait appel au président autoproclamé du Venezuela, Juan Guaidó, pour capturer les guérilleros qui se trouveraient en territoire vénézuélien.

Gustavo Petro, principale figure de la gauche colombienne [lire ici son entretien avec LVSL], a réagi en ces termes : « Iván Márquez réagit comme si nous étions au XXe siècle. Márquez tombe dans le piège qu’Álvaro Uribe a tendu aux accords de paix ». Pour sa part, l’ancien président Juan Manuel Santos, architecte des accords de paix, a déclaré que « 90% des FARC sont encore impliqués dans le processus de paix et nous devons continuer à les respecter ».

De même, l’ONU a assuré dans une déclaration que « la grande majorité des combattants démobilisés continuent à respecter l’accord » et a exhorté le gouvernement à redoubler d’efforts pour l’appliquer. Mais la réaction la plus attendue a été celle de Rodrigo Londoño, ex-numéro 1 des FARC et actuellement membre du Congrès colombien et chef du parti politique formé par les rebelles après la signature de la paix : « Nous avons honte, et je m’excuse auprès du peuple colombien et de la communauté internationale ».

La grande majorité des ex-guérilleros semble attachée aux accords signés en 2016. Ils déplorent cependant leur non-application. Quelques heures avant cette annonce, Londoño a lancé un appel public au Congrès Colombie, au président Duque et à la Mission de vérification de l’ONU, faisant remarquer que le décret officialisant les Espaces de formation et de réinsertion des anciens guérilleros a expiré et que le Parlement n’a rien fait pour assurer sa continuation. Le chef du parti FARC avertit : « Le temps presse et l’incertitude s’installe parmi les démobilisés. Une situation interne difficile à gérer sera générée ».

Les causes structurelles de la dissidence

De nombreuses difficultés ont été rencontrées dans la mise en œuvre des accords trois ans après leur signature. Le président Iván Duque a déclaré peu après son investiture qu’il n’était tenu par aucune obligation issue des accords signés par l’ex-président Juan Manuel Santos. Le président Duque ne voit pas le moindre inconvénient à rejeter une obligation d’État élevée au rang de norme constitutionnelle et qui constitue aujourd’hui un document officiel du Conseil de sécurité de l’ONU. Ayant déposé leurs armes, les FARC disposent de peu de moyens pour s’assurer que le gouvernement respecte les accords.

Outre l’absence de sécurité juridique qui garantit les outils de réinsertion des ex-combattants, ils assistent à des tentatives constantes de rendre inopérante la Juridiction spéciale pour la paix (Jurisdicción Especial para la Paz). Ce tribunal spécial, qui est au cœur des accords de paix, a été considéré comme un exemple mondial en matière de désarmement ; il y a quelques mois, le Président Duque s’est opposé devant le Congrès à la loi portant sur la création de ce tribunal.

Les raisons de cette opposition sont multiples. D’une part, si ce tribunal ne voit pas le jour, les ex-guérilleros ne pourront pas être entendus par la justice, ce qui entraverait leur réintégration ; cela donnerait raison aux opposants à l’accord de paix qui, pour provoquer l’indignation publique ont affirmé que la négociation ne visait qu’à obtenir une grâce totale pour la guérilla. Mais d’autre part, une volonté de protéger les militaires est à l’œuvre : ceux-ci, ayant commis des crimes dans le cadre du conflit, seraient également jugés par ce tribunal et non par la justice militaire, connue pour son manque d’impartialité.

Plus grave encore : les entraves à la création de ce tribunal impliquent que les tiers impliqués dans le conflit entre les guérilleros et l’État colombien, tels que les groupes paramilitaires d’extrême droite (souvent alliés clandestinement à l’armée nationale), restent impunis. En clair, c’est le droit des victimes à la vérité qui est menacé. L’État colombien et les médias ont toujours essayé de minimiser le poids des groupes paramilitaires dans la guerre, même s’ils sont à l’origine de bien davantage de victimes que les guérilleros ; la comparution de ces groupes devant la justice permettrait, en fait, de réécrire l’histoire du conflit armé en Colombie.

Mais au-delà même de la modification unilatérale du texte des accords et du non-respect des engagements de la part de l’État, ce qui a peut-être causé plus d’incertitude parmi les ex-combattants est l’accroissement exponentiel d’assassinats de représentants de mouvements sociaux depuis que le gouvernement d’Iván Duque a pris le pouvoir. En 2 ans, 613 d’entre eux et 137 ex-guérilleros signataires de l’accord de paix ont été assassinés dans l’indifférence totale de l’État, qui les qualifie de « crimes isolés ».

Il suffit pourtant de jeter un bref regard sur l’histoire de la Colombie pour comprendre l’inquiétude des ex-guérilleros qui ont abandonné les armes pour fonder des mouvements politiques légaux. Dans les années 1980, le mouvement politique Union patriotique, issu du premier accord de paix entre le gouvernement et les FARC, a été décimé ; plus de 5.000 militants et dirigeants de l’UP, dont 2 candidats à la présidence, ont été assassinés. C’est tout un parti politique légalement constitué qui a été massacré par des groupes paramilitaires d’extrême droite, avec la complicité de l’État colombien – qui a reconnu en 2016 sa responsabilité dans ce massacre. Un tel cycle semble aujourd’hui recommencer : une guérilla désarmée, un État qui ne respecte pas ses engagements et une nouvelle guerre qui commence.

Derrière ces affrontements, on trouve des déterminants sociaux structurants depuis des décennies, dont la déclaration d’Iván Márquez se fait l’écho. Il reproche au lauréat du prix Nobel de la paix Juan Manuel Santos de ne pas avoir eu la volonté, pendant sa présidence, de mener à bien une réforme agraire. Il déplore que des points clefs des accords de paix comme l’attribution de terres aux paysans pauvres, la substitution volontaire des cultures illicites et une série de projets visant l’amélioration des conditions de vie dans les campagnes, aient été « perdus dans le labyrinthe de l’oubli ». Car c’est bien le problème de la terre qui est à l’origine de la guerre en Colombie, le pays caractérisé par les inégalités de revenu les plus élevées d’Amérique du Sud.

La question de l’accaparement des terres et de l’extrême inégalité dans leur répartition constitue un problème structurel pour la Colombie depuis des siècles. La thésaurisation par l’appropriation illégitime de terres publiques et le déplacement forcé des populations autochtones et paysannes ont conduit, au début des années 1960, à l’émergence de mouvements de résistance indigène et paysanne, inspirés par le triomphe de la Révolution cubaine. En réponse aux guérillas révolutionnaires de plus en plus organisées, des groupes paramilitaires sont apparus dans les années 1980 : des armées privées d’extrême droite au service de grands propriétaires terriens.  Les soulèvements armés des FARC et des nombreuses autres guérillas que la Colombie a connues ont toujours eu pour carburant l’accaparement des terres. L’histoire de la réforme agraire en Colombie est celle d’un rêve perpétuellement brisé. Depuis sa première tentative en 1936, les intérêts économiques des élites ont toujours prévalu. Aujourd’hui, 1% des propriétaires colombiens possèdent 80% des terres, à en croire une étude d’Oxfam.

La droite après la signature des accords de paix

La Colombie est le seul pays de l’Amérique du Sud qui n’ait jamais été dirigé par un gouvernement de gauche. La fin de l’affrontement entre l’armée nationale et les FARC a néanmoins apporté l’espoir d’un changement. Le silence des fusils a permis, au moins pour un temps, de faire ressortir de manière criante le bruit de la corruption. Jusqu’ici, le cœur du débat public avait toujours été monopolisé par le conflit armé. Les regards ont commencé à se tourner davantage vers la classe politique dans le même temps qu’il se détournait des protagonistes armés. Cet état de fait a mis les partis politiques traditionnels en difficulté ; ces derniers mois, ils ont dû faire face à de nombreux scandales et acquis une impopularité historique.

L’un des plus touchés a été le parti du Centre démocratique et son chef, l’ancien président et maintenant sénateur Álvaro Uribe. En l’espace de quelques mois, il a dû faire face à plusieurs accusations. Son ancien ministre de l’Agriculture a été extradé des États-Unis vers la Colombie, où il était en fuite après avoir été condamné à 17 ans de prison pour avoir détourné des subventions destinées à des paysans pauvres.

Un scandale de corruption au sein de l’armée nationale a permis de remettre au premier plan du débat national le cas des « faux positifs » ; cette pratique perpétrée par les militaires pendant la période de la Politique de sécurité démocratique – un programme vedette de l’ancien président Álvaro Uribe (2002-2010) – consistait à tuer des civils qui étaient par la suite présentés comme des guérilleros tués au combat, afin de montrer les progrès effectués dans la guerre contre les rebelles ; cette pratique était renforcée par les récompenses offertes pour ces guérillas tués. Le nombre de ces exécutions extrajudiciaires est estimé entre 1 500 et 3 000 personnes selon les sources, et plusieurs généraux et hauts commandants de l’armée purgent déjà des peines pour ces exécutions.

Mais le coup le plus dur que l’ancien président Uribe a peut-être reçu récemment est la convocation par la Cour suprême de justice pour une enquête le 8 octobre : il est visé par des accusations de corruption, de fraude procédurale et de manipulation de témoins dans le cadre d’une bataille judiciaire qu’il mène actuellement contre le sénateur Ivan Cepeda – l’un des principaux dirigeants de la gauche, qui a officiellement accusé Uribe d’avoir participé à la création de groupes paramilitaires illégaux responsables de crimes contre l’humanité. Cet appel à une enquête a rencontré l’approbation d’une bonne partie de la population, qui voit dans la comparution d’Uribe la possibilité de clarifier plusieurs épisodes du conflit et de clore un chapitre douloureux de l’histoire colombienne.

Perspective

Avec l’annonce de son réarmement, Iván Márquez vient de donner l’oxygène dont Uribe, le Centre démocratique et le président Iván Duque avaient urgemment besoin – la popularité du président colombien est en chute libre depuis le début de son mandat.

Álvaro Uribe avait été élu président à une époque où les FARC exerçaient un contrôle territorial significatif et disposaient d’une structure militaire puissante. Il est arrivé au pouvoir avec le slogan « main ferme », et son soutien populaire écrasant reposait sur la promesse de vaincre les guérillas par des moyens militaires. Si Uribe s’oppose aussi fortement aux accords de paix, c’est que la seule perspective qui lui permettrait de regagner en popularité serait la reprise du conflit armé, qui donnerait une réalité à son discours visant les ex-guérilleros.

La dissidence de Márquez, un mois seulement avant les prochaines élections régionales, représente une opportunité en or pour l’uribisme et les autres partis de droite traditionnelle.

Les possibilités pour le parti politique formé par les FARC après la signature de la paix d’émerger sur le plan national et d’obtenir une plus grande représentation à travers ses candidats dans les régions sont par là-même pratiquement éteintes. L’ombre d’une guérilla armée affectera non seulement les FARC, mais aussi tous les partis politiques d’opposition. Pour tenter de contenir les dégâts causés par Márquez, l’ex-numéro 1 des FARC Rodrigo Londoño a exhorté avec insistance le gouvernement à travailler main dans la main avec lui pour sauver les accords de paix. Iván Duque fait face à deux possibilités : prendre ses distances avec son mentor Álvaro Uribe et mettre en œuvre les accords de paix ou bien suivre la voie tracée par Uribe, achever de mettre fin aux accords et de trahir ceux qui ont rendu leurs armes pour les signer.

Si le président ne prend pas une position claire rapidement et publiquement, la dissidence peut rapidement s’accroître et se renforcer du fait de l’incertitude. Il est cependant très difficile pour les FARC de revenir militairement à ce qu’ils étaient autrefois. Ce n’est pas ici que réside la menace, mais dans l’impulsion qu’ils peuvent donner aux partis d’extrême droite et à la perspective d’un retour à la politique de Sécurité démocratique qui a prévalu sous le mandat d’Uribe et a teinté la campagne colombienne d’une couleur rouge sang pendant près d’une décennie. Dans un pays qui a investi 4,7 % de son PIB dans l’armée, renouer avec la guerre signifie renouer avec une spirale sans fin, dans laquelle le manque d’investissements sociaux continue de pousser les jeunes à s’enrôler dans des groupes armés…

Gustavo Petro : « La mafia colombienne est en mesure de dicter ses lois »

Gustavo Petro à Bruxelles © Marcella Via pour Le Vent Se Lève

Ancien guérilléro, Gustavo Petro a été élu président de Colombie. Il dénonce depuis des années la collusion entre le pouvoir politique, les narcotrafiquants et les milices paramilitaires, elles-mêmes organiquement liées aux élites agraires du pays. Porteur d’un agenda résolument écologiste, il souhaite initier une transition vers un modèle post-extractiviste. Économiste de formation, il se montre fortement critique des politiques libérales et libre-échangistes imposées au pays depuis plusieurs décennies. Les obstacles qui l’attendent sont innombrables. Les élites colombiennes possèdent en effet de nombreux liens avec les groupes armés du pays, mais aussi avec les États-Unis. En 2018 nous l’avions rencontré à Bruxelles, au Parlement européen. Vincent Ortiz, Lilith Verstrynge et Denis Rogatyuk l’ont interrogé. Entretien retranscrit et traduit par Maxime Penazzo et Guillaume Etchenique.

Le Vent Se Lève – Vous dénoncez la dimension para-politique de l’État colombien. Qu’entendez-vous par là ?

Gustavo Petro – Cela fait quarante ans qu’un processus entremêle peu à peu le narcotrafic et le pouvoir politique. C’est à partir des routes d’exportation, du cannabis hier et de la cocaïne aujourd’hui, que se sont formées les conditions d’un contrôle social, qui place aujourd’hui des pans entiers du territoire colombien sous l’emprise du narcotrafic.

Cette construction sociale repose sur un régime totalitaire, de terreur absolue, qui subordonne la société aux besoins logistiques de l’exportation de cocaïne, conduite par les narcotrafiquants. Avec ce contrôle sur la population, ils se sont peu à peu rendu compte qu’ils pouvaient prendre le contrôle de la terre, des richesses régionales et du pouvoir politique local. Avec le temps, cette mainmise sur le pouvoir local leur a permis de contrôler le pouvoir national et diverses branches des pouvoirs publics.

C’est par ces mécanismes que s’est bâti ce que j’appelle le pouvoir mafieux en Colombie. La force de la mafia colombienne, c’est qu’elle a un pouvoir politique et un contrôle sur l’État. La fragmentation de l’État et de la société constituent une caractéristique fondamentale de la politique colombienne. La mafia colombienne est ainsi en mesure de dicter ses lois, dans le sens de ses intérêts. Ce processus a été rendu possible grâce et au moyen de la violence.

NDLR : Pour une analyse des liens entre groupes paramilitaires, pouvoir politique et propriété des terres, lire sur LVSL l’article de Gillian Maghmud : « Le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire » et celui de Keïsha Corantin : « En Colombie les accaparements violents blanchis par le marché »

Cette guerre idéologique qui remonte à la Guerre froide, a permis la construction du climat de violence nécessaire à l’ascension de la mafia au pouvoir. C’est ce qui se rejoue aujourd’hui. C’est la mafia et ses appuis politiques qui font campagne pour l’échec de la paix, afin que la violence persiste. Car c’est dans ce climat violent qu’ils gagnent, qu’ils continuent à concentrer les richesses du pays et qu’ils continuent à vendre de la cocaïne au monde entier.

LVSL – Quelles sont les implications et caractéristiques du conflit colombien ? On a accusé les États-Unis d’utiliser la guerre civile comme prétexte pour s’ingérer dans la politique colombienne. Dans quelle mesure la présence militaire des États-Unis dans le pays menace-t-elle sa souveraineté ? 

GP – Aujourd’hui, la présence militaire directe n’est pas indispensable. En effet le moindre porte-avions, satellite ou drone permet d’exercer un contrôle militaire sans besoin d’avoir des soldats sur place.

NDLR : Pour une analyse de l’impact de la présence militaire américaine sur le sol colombien, lire sur LVSL l’article de Jhair Arturo Hernandez : « La Colombie, éternelle tête de pont des États-Unis en Amérique du Sud »

Ce qui a été déterminant est que, sous l’influence de la politique de guerre contre la drogue menée par les États-Unis, nous avons construit une politique diplomatique alignée sur celle de Washington. Le pouvoir d’influence des États-Unis en Colombie est immense en raison de cette guerre contre les drogues.

Le message envoyé par Hugo Chávez était dangereux pour l’oligarchie colombienne car il a lutté contre la concentration des richesses. Cependant, le modèle chaviste de redistribution pétrolière était insoutenable. La vraie révolution au Venezuela aurait consisté à sortir le pays du pétrole, non à le maintenir dans la dépendance vis-à-vis de l’or noir.

Mais la guerre contre les drogues (c’est-à-dire leur interdiction et la lutte militaire contre les narcotrafiquants), n’a pas résolu les problèmes de consommation aux États-Unis. Aujourd’hui, plus de 60.000 morts annuelles par overdose sont dues à des drogues de synthèse provenant de laboratoires et non d’Amérique Latine.

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Et la guerre contre la drogue n’a pas non plus tari l’offre. Le volume de stupéfiants qui sort du territoire colombien n’a pas diminué, voire a augmenté, depuis le début de cette guerre. C’est dire à quel point ces politiques sont inefficaces ! Elles ont cependant été très efficaces pour constituer un bloc de nations dépendant de la politique internationale des États-Unis…

LVSL – Quels sont obstacles auxquels font face les progressistes colombiens en matière de normalisation politique ? Quelles sont les stratégies qui permettront aux progressistes de s’éloigner de cette image de guérilleros marxistes ou de cinquième colonne chaviste ?

Je pense que le progressisme latino-américain, à commencer par le progressisme colombien que je dirige, doit définir un nouvel agenda propre à l’ensemble du continent américain. Nous avons laissé passer une chance dans de nombreux pays où nous avions pourtant remporté les élections, dans le sens où nous n’avons pas eu l’ambition de changer en profondeur le modèle économique latino-américain.

Il ne nous faut pas répéter la grave erreur commise il y a plus de 200 ans lorsque nous avons mimé les formes démocratiques européennes et nord-américaine sans importer la démocratie. Nous avons constitué des Républiques qui n’étaient pas démocratiques, dans la mesure où elles s’appuyaient sur les structures oligarchiques issues du monde féodal et même l’esclavage. C’est pourtant cette erreur qui se répète lorsque les progressistes qui prennent le pouvoir perpétuent le modèle économique venu du système colonial, qui vise à exporter ce qui peut facilement être extrait du sous-sol, c’est-à-dire principalement des matières premières et des combustibles fossiles comme le charbon, le pétrole et le gaz naturel.

NDLR : Pour une analyse des contraintes internationales qui pèsent sur les gouvernements latino-américains cherchant à initier une transition énergétique, lire sur LVSL l’article de Matthieu le Quang : « Rompre avec l’extractivisme : la quadrature du cercle ? », celui de Pablo Rotelli : « L’éternelle malédiction des ressources naturelles en Amérique latine » et d’Andréz Arauz : « Triage monétaire : comment la pandémie révèle les fractures nord-sud »

Grâce aux prix élevés, ce modèle a permis une forme de prospérité et de progrès de la justice sociale, grâce à la redistribution des rentes de l’extraction. Mais ces prix fluctuent, et l’effondrement des cours entraîne des crises insoutenables qui remettent en cause ce modèle économique et rendent indispensable la définition d’un nouvel agenda – que j’appelle le nouvel agenda progressiste. C’est celui d’une Amérique Latine qui construit sa richesse, non sur la base de l’extraction de combustibles fossiles mais sur la réflexion et la connaissance.

LVSL – Pour quelles raisons les relations entre la Colombie et le Venezuela sont-elles devenues plus tendues suite à l’arrivée de Chávez au pouvoir ? Quel regard portez-vous sur le chavisme et l’héritage de Hugo Chávez ?

GP – Chávez a effrayé l’oligarchie colombienne du fait des politiques qu’il a menées au Venezuela. En effet, la redistribution des richesses pétrolières mise en place dans le pays est antinomique avec le modèle colombien de concentration des richesses sans redistribution. Le message envoyé par Chávez était dangereux pour l’oligarchie colombienne.

Cependant, le modèle chaviste qui s’appuie sur la redistribution de la rente pétrolière était insoutenable. La vraie révolution au Venezuela aurait consisté à sortir le pays du pétrole, non à le maintenir dans la dépendance vis-à-vis de l’or noir.

Le charbon et le pétrole, respectivement exportés par la Colombie et le Venezuela, sont, comme vous le savez, utilisés par le grand capital comme source énergétique et provoquent le changement climatique, mettant ainsi en danger d’extinction toute la vie sur terre. Il ne peut donc exister de révolution qui pérenniserait ce modèle.

La révolution consiste à dépasser le modèle du charbon et du pétrole. Cela est aussi vrai pour la Colombie que pour le Venezuela et absolument nécessaire au niveau mondial. Ce sont de nouvelles technologies, cultures, et relations sociales qui doivent être recherchées au niveau local et mondial pour construire une économie post-pétrole. La question reste entière de savoir si cela se fera avec ou contre le capitalisme, et je n’ai pas encore de réponse.

Ce sont la pertinence et la nécessité de définir un agenda de sortie du carbone, qui peuvent régénérer les contenus des programmes progressistes latino-américain et mondiaux. À l’heure actuelle le changement est nécessaire si nous souhaitons vivre. La politique de la vie comme je l’appelle, cette politique basée sur les conditions nécessaires à la reproduction de la vie sur la planète, est la politique progressiste.

À Medellín, le développement malgré l’ombre d’Escobar

Medell

Passée en à peine vingt ans de « ville la plus dangereuse du monde » à « ville la plus innovante », Medellín a connu un redressement économique, social et urbain admirable. L’amélioration des conditions de vie, fruit de politiques publiques efficaces, a rendu possible l’arrivée de nombreux touristes dans la ville ces dernières années. Mais à l’heure où Medellín tente de refermer les plaies d’une horrible guerre interne menée par Pablo Escobar, elle se retrouve toujours hantée par la figure du célèbre narco-trafiquant.


« Ce quartier-là, c’était l’un des plus dangereux du monde il y a trente ans ». Chauffeur de taxi âgé d’une cinquantaine d’années, Jorge connaît Medellín comme sa poche. À l’heure de raconter l’histoire du quartier de Zamora, théâtre de milliers d’homicides entre les décennies 1970 et 1990, sa voix ne trépigne pas. Comme s’il récitait un poème, il ne laisse transparaître aucune émotion. Cette insécurité, Jorge l’a vécue durant de nombreuses années, et lui-même est sans doute passé près de la mort à plusieurs reprises. Cette double décennie qui a marqué toute une génération de paisas – nom des habitants de la région – correspond au règne sans partage d’un homme sur la ville : Pablo Escobar.

De « ville la plus dangereuse » à « ville la plus innovante »

En basant à Medellín la plus grande partie de son empire, le (tristement) célèbre narco-trafiquant a réduit la ville à feu et à sang. À coups de luttes interposées entre gangs, de nombreux innocents périrent dans des attentats à la voiture piégée, règlements de comptes ou autres fusillades. C’était une époque où on ne parlait de Medellín guère plus que pour évoquer les homicides à répétition qu’elle abritait, et où la ville ressemblait davantage à un champ de bataille qu’à une destination touristique à la mode. Avec un taux record de 390 homicides pour 100 000 personnes en 1991, la ville était à la merci d’un cartel qui l’a terrorisée jusqu’à sa chute en 1993, date de la mort d’Escobar. Un évènement qui, en plus de soulager toute une région, sonna comme un véritable déclic pour les autorités. Une fois leur souveraineté légitime sur Medellín récupérée, ces dernières entreprirent un véritable virage dans leurs politiques publiques, avec la ferme volonté de se détacher de cette image de « ville la plus dangereuse du monde ».

Parmi toutes ces velléités de changement, le maire Sergio Fajardo (2003-2007) s’est imposé comme l’une des figures emblématiques de la transformation de Medellín. Alors que le pouvoir central dirigé par Alvaro Uribe pensait résoudre les problèmes de violence par la répression, la mairie préféra axer ses actions autour de la culture. Ainsi, près de 40% du budget municipal fut utilisé à des fins culturelles, avec en point d’orgue la construction de nombreuses écoles et bibliothèques. Conséquence directe de ce vaste investissement : le taux de scolarisation dans la ville est passé de 25% à 87% en une dizaine d’années, ce qui augmenta fortement les perspectives d’avenir pour des jeunes qui pouvaient autrefois tomber dans la délinquance.

C’est également sous la direction de Fajardo que le Metrocable, symbole par excellence de l’investissement public à Medellín, a été mis en place. À mi-chemin entre métro, téléphérique et tramway, cet aménagement massif a été financé en grande partie par les pouvoirs publics locaux, qui n’hésitent pas à mettre en avant les coûts – parfois très élevés – des rénovations ou extensions des lignes au sein même des branches du métro. Cette mise en valeur est loin d’être anodine, puisqu’elle permet aux paisas de prendre conscience de l’ampleur de l’investissement. Se sentant redevables, ces derniers ont instinctivement développé une importante « culture métro ». La fraude est inexistante, et la propreté à l’intérieur des rames contraste très nettement avec ce que l’on peut voir en Europe.

Afin de comprendre cet attachement affiché par les habitants de la région au Metrocable, il faut en analyser l’impact auprès des habitants. Inédit en Colombie, ce mode de transport urbain a en effet joué un rôle prépondérant dans la diminution de la violence à Medellín. Grâce à cette technologie nouvelle, de nombreux quartiers périphériques excentrés sont désormais reliés au coeur du centre-ville en quelques minutes. Ces lieux, difficiles d’accès, sont alors désenclavés et voient la violence diminuer. Par la présence de forces de police d’abord, qui peuvent pénétrer en toute impunité dans des zones autrefois considérées comme « de non-droit », mais également par la possibilité de se rendre plus facilement sur son lieu de travail.

Le Metrocable offre une vue panoramique sur toute la ville grâce à la hauteur de sa structure, et il permet d’allier l’utile à l’agréable en étant surtout un reflet de la nouvelle attractivité de Medellín. En effet, il est autant emprunté par les habitants pour des raisons purement pratiques que par des touristes désireux de contempler la ville. C’est entre autres grâce à ce grand projet que la capitale du département d’Antioquia a été récompensée par le Wall Street Journal, qui l’a désigné « ville la plus innovante du monde » en 2013.

Ces nombreux changements sociaux ayant contribué à améliorer la qualité de vie à Medellín, la ville s’est très largement ouverte au tourisme ces dernières années. Désormais, la cité colombienne attire plus de 2 millions de visiteurs étrangers par an, pour la plupart admiratifs des récents travaux. La baisse de 95% du nombre d’homicides enregistrés depuis le début des années 1990 n’y est sans doute pas étrangère, et même si la violence est très loin d’avoir disparu, les zones d’intérêt restent relativement sûres. Afin d’attirer cette masse de touristes, « la ville du printemps éternel » mise sur son climat tropical, mais également sur son passé houleux.

Ainsi, il est désormais possible de visiter des quartiers autrefois tenus par des narco-trafiquants, comme la Comuna 13. Ou comment un quartier ravagé par le Plan Orion – intervention de l’armée pour « nettoyer » la zone de ses narco-trafiquants tuant au moins une vingtaine de personnes – en 2002 est devenu quinze ans plus tard une étape incontournable pour n’importe quel touriste de passage à Medellín. Un type de tourisme déplacé ? David Alexander, qui a grandi dans le barrio, est partagé. « Au départ, les vieux habitants étaient assez sceptiques face à cet afflux massif de touristes, ils ne les saluaient pas. Aujourd’hui, la donne a changé, et cette ouverture est plutôt vue comme une réelle opportunité, à la fois économique et également au niveau de la reconnaissance du quartier », indique le jeune d’une vingtaine d’années. Autrefois livrés à eux-mêmes et contraints à exercer des emplois informels pour survivre, les habitants de la Comuna 13 sont désormais nombreux à vendre des souvenirs aux touristes ou à organiser des visites guidées. Ces dernières ont été rendues possibles par l’installation d’escalators, un aménagement territorial extrêmement coûteux mais rendu indispensable par un relief capricieux. « Cela peut paraître anodin, mais les aménagements comme le métro ou les escalators ont profondément changé la vie des habitants de la Comuna 13 », poursuit David Alexander.

Escobar, si loin mais si présent…

Si cette ouverture touristique est une réelle aubaine pour la ville de Medellín, elle s’accompagne de quelques dérives dont la municipalité se passerait bien. En effet, une poignée de voyageurs décident de faire escale dans la cité avec pour but de « rendre hommage » à Pablo Escobar. Incompréhensible pour les habitants ayant connu l’horreur, cette mode est bien évidemment à mettre en corrélation avec le succès de la série Narcos. Un engouement planétaire qui n’a cependant pas franchi les frontières colombiennes, comme l’explique Hernán, guide touristique d’une quarantaine d’années : « Le rapport des paisas à la série est très particulier. Tout d’abord, ils sont relativement peu à l’avoir vue, car un abonnement à Netflix coûte cher ici. Et ceux qui l’ont vue sont gênés par la glorification d’un assassin au sein d’une série romancée et dont les acteurs ne sont pas Colombiens ».

Pourtant, tous les habitants ne partagent pas cette vision faisant de El Patrón un assassin. Hernán distingue ainsi quatre grands rapports particuliers à Escobar que peuvent développer les Colombiens : « La première approche concerne les habitants de ma génération, qui ont grandi avec la terreur et dont le principal sentiment est une haine totale. Cependant, d’autres personnes sont plus partagées, et même si elles reconnaissent les crimes commis, elles voient en Escobar une sorte de Robin des Bois qui redistribue les richesses aux plus démunis. Une troisième vision, minoritaire, est partagée par des personnes n’ayant pas d’avis sur la question. Enfin, le quatrième rapport à Pablo Escobar concerne des jeunes souvent mineurs et qui n’ont pas connu sa période de domination. Ils voient en lui l’allégorie d’un homme cool, qui dispose de « carros, poder y mujeres » (les voitures, le pouvoir et les femmes) ». Cette mystification du criminel par les jeunes colombiens est un réel problème, d’autant que la thématique n’est jamais abordée à l’école. « Il existe une matière nommée ”sciences sociales”, qui regroupe à la fois l’histoire, la géographie, l’anthropologie, la sociologie, l’économie, la politique et la culture et qui n’est dispensée que deux heures par semaine », conclut Hernán. Face à ce tabou gouvernemental, les autorités locales ont pris le dessus et ont ordonné la fermeture d’un musée dédié à Escobar en septembre dernier. La première étape d’un long processus de démystification, alors que les « Pablo Escobar Tour » vouant un culte au narco-trafiquant continuent d’attirer de nombreux touristes, de même que les innombrables vêtements vendus à la sauvette (ou pas !) à la gloire de El Patrón.

Ainsi, et à l’heure où Medellín semble avoir bien entamé sa « transition pacifique », la ville se heurte face à un nouveau défi de taille. Très sensible en Colombie avec la signature des accords de paix entre les FARC et l’État en 2016, la question de la mémoire se pose inéluctablement sur ce cas précis, et semble être une priorité aux yeux des acteurs publics locaux. La récente fermeture des lieux vantant les pseudo-mérites de Pablo Escobar va dans ce sens, de même que l’ouverture d’un Musée de la Mémoire. Mais ce processus de long terme devrait durer quelque temps avant d’être définitivement achevé. D’ici-là, Medellín aura peut-être encore plus accéléré son développement, et renforcé son rôle de locomotive économique et touristique dans la région. Un formidable exemple à suivre pour Caracas, San Salvador et tant d’autres villes latino-américaines qui restent aujourd’hui encore dans le top 10 des cités les plus dangereuses du monde.

La Colombie à la croisée des chemins

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La Colombie vit actuellement une période cruciale de son histoire. Les élections présidentielles ont enclenché des dynamiques politiques qui ont placé le pays à la croisée des chemins. Par Sergio Coronado, ex-député de la 2ème circonscription des Français de l’Étranger, et Christian Rodriguez, responsable des relations internationales Amérique Latine de la France Insoumise.


Les Colombiens étaient appelés aux urnes ce dimanche 27 mai pour le premier tour de l’élection présidentielle.

Iván Duque est arrivé en tête avec 39,1% (7 569 693 voix), candidat de l’extrême-droite soutenu par le parti Centro Democrático (Centre Démocratique) de l’ancien président Álvaro Uribe (2000-2010), devançant Gustavo Petro, ancien maire de Bogotá et ancien guérillero du M19, candidat de Colombia Humana (Colombie Humaine), 25,1% (4 851 254 voix). Ces deux candidats sont suivis de Sergio Fajardo, ancien maire de Medellín, soutenu par la Coalición Colombia (Coalition Colombie) composée du Polo Democrático (Pôle Démocratique), qui est le parti de la gauche colombienne, et du Partido Verde (Les Verts).

Le négociateur des accords de paix et candidat du Partido Liberal (Parti Libéral), Humberto de la Calle, est quant à lui arrivé loin derrière avec 2,06% (399 180 voix). Le bulletin de vote en faveur du vote blanc a obtenu 0,3% (6 0312 voix).

L’ancien vice-président Vargas Lleras, représentant de l’oligarchie traditionnelle, enregistre un échec cuisant avec 7,28% (1 407 840 voix), alors même que tout laissait croire qu’il allait bénéficier de ce que l’on appelle traditionnellement la maquinaria (c’est-à-dire les puissants relais clientélistes qui maillent une partie du pays, et qui pèsent lourd lors des élections). Le résultat de l’ancien vice-président a été l’un des symboles de cette élection, l’une des plus propres sans doute de l’histoire politique du pays. Les réseaux clientélistes dont il semblait disposer devaient le hisser au second tour, et il n’en fut rien. Cela ne signifie pas que ces réseaux n’ont pas agi. Mais leur action a été moindre, et au bénéfice de Duque. Il y a eu certes de la fraude, mais sans commune mesure avec le passé, et les électeurs ont pu voter sur l’ensemble du territoire.

Des élections de temps de paix

La presse a pris l’habitude de présenter ce second tour, depuis l’annonce des résultats, comme l’affrontement de deux extrêmes. Il est vrai que les projets en compétition sont tout à fait opposés, mais il est pour le moins discutable de présenter ainsi le duel de cette présidentielle.

Cette élection arrive dans un contexte particulier, historique même. Après des décennies de conflit, elle se déroule dans un pays sans affrontement armé, puisque les FARC sont signataires des accords de paix avec le gouvernement de Juan Manuel Santos, et que la dernière guérilla en activité, l’ELN, a décrété un cessez-le-feu unilatéral et négocie avec le gouvernement.

Les accords de paix sont fragiles puisqu’ils ont été rejetés dans un premier temps lors du référendum d’octobre 2016, et que les principaux soutiens du candidat Iván Duque, arrivé en tête au premier tour de l’élection, ont fait campagne en promettant de les “déchirer”. Ils sont fragiles aussi car ils n’ont pas mis un terme définitif au recours à la violence. En effet, de nombreux assassinats ciblés ont été commis depuis leur signature contre des responsables des communautés indigènes et d’organisations sociales, comme le rappelle Harol Duque dans Mediapart.

L’un des enjeux de tout accord de paix en Colombie, car le pays n’en est pas à son premier, réside dans la capacité de l’État à respecter ses engagements et à garantir la sécurité des combattants armés ayant finalement rendu les armes au profit de l’engagement politique institutionnel. Le massacre de la Union patriótica (Union Patriotique) reste le meilleur exemple des échecs passés.

Ils sont d’ailleurs d’autant plus fragiles que, lors des dernières élections parlementaires, le Centre Démocratique d’Alvaro Uribe, l’ancien président et parrain de la droite dure, est arrivé en tête, et ce même si la répartition au Congrès est diverse, avec notamment une forte présence de la Coalition Colombie.

Un paysage politique en mutation: l’effondrement des partis traditionnels

Dans un pays très longtemps dominé par les deux partis traditionnels, Parti Conservateur et Parti Libéral, le panorama électoral est pour le moins surprenant. En effet, si au Congrès libéraux et conservateurs conservent une forte représentation, cette élection présidentielle a acté la disparition de ces deux partis comme éléments structurants de la vie politique nationale.

Le Parti Conservateur n’était déjà plus en capacité de présenter seul un candidat à l’élection présidentielle puisque l’une des siennes, Marta Lucía Ramírez, l’a quitté pour devenir la candidate à la vice-présidence de Duque ; et le résultat du premier tour marque une forme d’acte de décès du Parti Libéral, gangrené depuis des décennies par la corruption, sa collusion avec le trafic de drogue et les groupes paramilitaires, et aujourd’hui condamné à jouer les seconds rôles, faute de stratégie et d’orientation.

Le candidat libéral, Humberto de la Calle, a été lâché par son parti, dirigé par l’ancien président Gaviria, qui n’a guère tardé à rallier le candidat uribiste. Les bases libérales ne sont pas unanimes dans ce soutien qui marque une rupture dans l’histoire du parti. Il en est de même des figures montantes du libéralisme. En ralliant Duque, la direction du Parti Libéral se prive d’un rôle de premier plan au Congrès.

Après avoir laissé entendre qu’il soutiendrait un rapprochement avec la Coalition Colombie et Gustavo Petro, le candidat libéral a fait savoir qu’il voterait blanc. Campagne et sortie ratée pour cet homme de qualité par ailleurs, qui s’est ainsi extrait du jeu de façon peu élégante. Dans la compétition électorale entre l’oligarchie traditionnelle et les nouvelles élites régionales, liées bien souvent aux groupes paramilitaires, ces dernières sont en train de gagner la bataille qui dure depuis deux décennies.

À l’uribisme triomphant se soumettent désormais les adversaires d’hier, conservateurs et libéraux. Les élites, de l’ancien et du nouveau monde, font corps contre le candidat Gustavo Petro.

La Coalition Colombie, ou l’expression d’un vote d’opinion

Ce fut l’une des surprises de l’élection présidentielle. Sergio Fajardo et Claudia López ratent de peu une qualification pour le second tour, et gagnent à Bogotá, alors que les enquêtes d’opinion les donnaient presque toujours à moins de 20%.

Cette Coalition réunit sur la lancée de la Ola Verde (Vague Verte), Les Verts, et notamment les personnalités en vue de la vie politique nationale (Antanas Mockus, Claudia López, Angélica Lozano, Navarro Wolf…), les amis de Sergio Fajardo et le Pôle Démocratique, et le parti de la gauche colombienne, sous la direction de Jorge Enrique Robledo, dont une partie des militants et des élus choisit néanmoins de soutenir Gustavo Petro, qui fut dans le passé l’un des leurs.

Les Verts et la Vague Verte – qui est une sorte de mouvement politique plus large et plus souple que le parti, surtout dominé par des personnalités – avaient déjà eu un candidat au second tour de l’élection présidentielle en la personne d’Antanas Mockus, ancien maire de Bogotá et ancien président de l’Université Nationale, en 2010.

Cette Coalition est souvent abusivement présentée comme une force de gauche, sans doute en raison de la présence de Robledo et du Pôle Démocratique. Elle est en grande partie l’expression de ce que l’on a coutume d’appeler en Colombie le vote d’opinion, qui est un vote d’adhésion (par opposition au vote clientéliste). Il est la plupart du temps urbain, et le fait d’un électorat en général plus éduqué que la moyenne. Son positionnement, depuis sa création, la situe dans un centre extrême, qui rejette la polarisation de la vie politique colombienne, et fait de la lutte contre la corruption son principal axe de bataille. Son discours sur la rénovation de la participation politique est un élément central de leur offre, même s’il est peu concret. Ils insistent aussi sur la défense des minorités sexuelles. Le volet environnemental est néanmoins moins solide et radical que celui du programme de Petro.

Si nombre de propositions de la Coalition Colombie sont compatibles avec le projet de Gustavo Petro, il semble peu probable qu’elle lui apporte de manière unanime un soutien pour le second tour, alors même que les principales figures firent campagne sur la notion de vote utile les dernières semaines, en expliquant que le meilleur moyen de battre Duque était le bulletin de vote en faveur de Fajardo, dont le rejet dans l’opinion serait moindre que pour Petro.

Avant l’année électorale, Humberto de la Calle, la Coalition Colombie et Colombie Humaine furent pour nombre d’électeurs les composantes d’une coalition rêvée en faveur des accords de paix et de plus de justice.

L’appel au vote blanc du candidat Fajardo avant même que l’ensemble de la Coalition ne se réunisse montre la faiblesse stratégique de celle-ci, et un positionnement parfois opportuniste et politicien. Elle a fait campagne en se présentant comme la plus efficace pour battre le candidat uribiste, et une fois celui-ci qualifié, elle est désormais incapable de prendre une décision claire en tant que coalition.

Le Pôle prit position en faveur de la campagne de Petro sans tenir compte du point de vue de Robledo qui a décidé de voter blanc. Entre Robledo et Petro, le passif est lourd, depuis les années communes passées au Pôle. Des désaccords personnels expliquent en partie cette situation, mais l’essentiel est politique.

La Coalition est d’abord un accord entre des personnalités de premier plan aux parcours politiques parfois éloignés, elle n’est pas une force sociale en tant que telle, alors que Petro doit en grande partie son succès à la mobilisation de communautés organisées (indigènes, quartiers populaires, etc.) et de relais syndicaux de poids. La gauche sociale et politique choisit en très grande majorité Petro depuis longtemps.

La Coalition surfe bien souvent sur l’opinion, s’adresse en priorité à la jeunesse urbaine des universités, a un programme économique aux tonalités libérales et des exigences environnementales modérées. Elle se veut l’avenir du pays, sa face moderne. Elle a fait dans les dernières semaines une campagne ciblée contre Petro pour lui ravir la seconde place, reprenant parfois les arguments de la droite la plus dure (populisme, extrémisme, Venezuela).

Les figures les plus jeunes (Claudia López et Angélica Lozano) ont toujours ciblé en priorité les questions sociétales et la lutte contre la corruption, laissant de côté la question des inégalités et de la concentration de la richesse. Même si Claudia López partage avec Petro un combat frontal contre les groupes paramilitaires et l’ancien président Uribe.

Il y a dans leur refus de se prononcer clairement en faveur de Petro à la fois des questions de positionnement, mais aussi une forme de mépris de classe. Petro est une figure populaire. C’est un intellectuel de la politique issu d’un milieu simple. Son succès et son attitude, ni plus ni moins hautaine que celle des autres candidats, suscitent des critiques dans un pays de castes, où tout est dans les mains d’une oligarchie puissante.

Le ticket présidentiel de la Coalition Colombie (Fajardo/López) porte une lourde responsabilité en choisissant le vote blanc. Leur volonté de changement semble avoir été, aux yeux de nombreux électeurs, une tactique électorale plutôt qu’une stratégie de transformation réelle du pays. Heureusement, Les Verts appellent en majorité à voter Petro et rejoignent ce vendredi la campagne du second tour avec ses principales figures parlementaires.

La meilleure façon de conquérir le vote en faveur de Fajardo au premier tour est de remettre la question de la paix dans le débat, de faire de la lutte contre la corruption et de la défense des libertés et de l’état de droit les éléments de plus forte influence sur le vote d’opinion.

Petro, une surprise malgré tout

La qualification de Gustavo Petro pour le second tour de l’élection présidentielle avait été annoncée par les sondages, elle n’en demeure pas moins une surprise. La crainte de fraude était fondée, et il est à souligner que cette élection a été sans doute la plus propre de l’histoire électorale du pays, malgré des fraudes constatées par la Mission d’observation électorale. La présence au second tour d’un ancien membre d’une guérilla dans un pays marqué par plusieurs décennies de conflit armé n’avait rien d’évident, tant le rejet de la lutte armée semble ancré dans l’électorat. Les résultats électoraux des FARC en sont la meilleure preuve : leur candidat s’est retiré faute d’audience et de soutiens, et d’autre part dans les régions longtemps sous contrôle des FARC, c’est le candidat uribiste qui vire très largement en tête.

Gustavo Petro avait fait l’objet d’une campagne d’une violence inouïe lors de son passage à la mairie de Bogotá. Il avait même été destitué pendant un moment et son bilan fait l’objet d’attaques en règle de la part de la presse et de la classe politique traditionnelle, sans que celles-ci soient confirmées par des indicateurs objectifs. La figure d’un mauvais gestionnaire a été alimentée depuis fort longtemps.

La campagne promue par la droite dénonçant les risques de castro-chavisme a eu beaucoup d’impact dans l’opinion, en raison de la proximité de la crise vénézuélienne et de la présence de nombreux vénézuéliens en Colombie, de même que les appels au vote utile en faveur de Fajardo.

Il n’en reste pas moins que pour la première fois dans l’histoire du pays un candidat issu des rangs de la gauche parvient à un tel résultat. Il y parvient, qui plus est, sans l’appui d’un parti, mais grâce au recueil de 846 000 signatures. Il réussit son pari en mobilisant un électorat populaire éloigné du vote, et méfiant à l’égard des institutions. Colombie Humaine s’inscrit dans la foulée du Mouvement progressiste que Petro avait lancé après son départ du Pôle Démocratique dans la conquête de la mairie de Bogotá.

Colombie Humaine réussit à mettre en mouvement la plupart des secteurs de la gauche sociale et politique, des responsables communautaires et des associations des quartiers défavorisés. La campagne fut en grande partie portée et organisée par une plate-forme numérique qui a donné lieu à des manifestations monstres dans les rues et les places, événements rares dans la vie publique colombienne.

Ses propositions se sont articulées sur trois axes : combattre la ségrégation et les discriminations, renforcer le secteur public (santé, éducation…), et lutter contre le changement climatique. Sa campagne s’inscrit dans le cadre très large des soutiens aux accords de paix et aux discussions avec l’ELN. Son ticket présidentiel est Angela Robledo, candidate à la vice-présidence et membre des Verts.

Son adversaire Iván Duque porte un projet opposé. Il a joué sur sa jeunesse, 42 ans, et son entrée récente en politique. Après une vie professionnelle aux États-Unis, il est devenu sénateur. Ses propositions sont, pour un candidat uribiste, “relativement” modérées. Il n’en reste pas moins que son opposition aux accords de paix, sa volonté de suppression des Hautes Cours afin d’en finir avec l’indépendance de la justice, son alignement sur le patronat et son soutien des secteurs les plus réactionnaires font craindre pour la paix, l’État de droit et la situation des plus pauvres et des minorités. Le volet environnemental est inexistant. Il est en fait un soutien de l’extractivisme dans toutes ses formes. Il a aspiré une grande part de l’électorat traditionnellement conservateur et réactionnaire avec une tonalité plus mesurée que celle habituellement utilisée par les uribistes, promettant même un changement des pratiques politiques, via notamment les limitations des mandats.

Il est désormais le candidat de l’oligarchie, du patronat, et des secteurs les plus corrompus du pays. Il bénéficie du soutien de la classe politique traditionnelle dans son ensemble : partis conservateur et libéral, le parti de la U et Cambio radical (Changement Radical).

Un second tour aux enjeux clairs

La situation politique a mis quelques jours à se décanter, notamment en raison des incertitudes du positionnement de la Coalition Colombie et de ses membres. Le paysage est désormais connu. Face à Gustavo Petro se dressent non seulement l’uribisme et son candidat du Centre Démocratique mais l’ensemble de la classe politique traditionnelle colombienne, oligarchie et nouvelles élites régionales, patronat et éditorialistes, et les secteurs les plus conservateurs et corrompus du pays.

À vrai dire, les enjeux de ce second tour ne se résument pas tant à l’affrontement de la gauche et de la droite, mais plutôt au face-à-face du pays et de la société colombienne contre la classe politique traditionnelle, clientéliste et corrompue. Ceux qui tiennent le pays, ceux qui ont toujours préféré la guerre, qui leur rapporte, à la paix, et ceux qui ont un temps déclaré soutenir la paix mais jamais au prix de leur privilèges. Ceux qui volent, trichent, se servent dans les caisses de l’État. Ceux qui au nom de Dieu mènent désormais une guerre contre les libertés individuelles et les minorités. Tous ceux-là sont maintenant réunis, main dans la main, contre Gustavo Petro.

Il serait audacieux de dire que la victoire est à portée d’urne pour Colombie Humaine, mais le candidat Petro apparaît aujourd’hui clairement comme l’alternative à cette classe politique gangrenée. Il peut lever une vague citoyenne, être l’outil de tous ceux qui ont en assez d’un pays sous tutelle. Il peut donner de la force à cette volonté de changement qui est celle d’une grande partie du pays. Place au revolcón (la culbute). Enfin, cependant que les électeurs débattent des options du second tour, la Colombie vient de faire son entrée à l’OCDE et à l’OTAN.

Gustavo Petro : la gauche a-t-elle ses chances en Colombie ?

Brésil, Colombie, Costa Rica, Cuba, Mexique, Venezuela. L’Amérique latine ne manque pas d’élections présidentielles cette année. Parmi elles, les élections colombiennes du 27 mai et du 15 juin pourraient être celles d’un possible changement politique. A l’approche du premier tour de la présidentielle, retour sur la candidature de Gustavo Petro, seul candidat de gauche à l’élection présidentielle dans un pays depuis longtemps acquis à la droite conservatrice et libérale.

Un pays traditionnellement de droite libérale-conservatrice

Difficile pour la gauche institutionnelle de se faire une place dans le paysage politique colombien : elle n’a jamais été au pouvoir et le terme de « gauche » a systématiquement été associé aux guérillas armées révolutionnaires. Suite à la démocratisation du pays dans les années 1950, le Parti conservateur et le Parti libéral ont monopolisé le pouvoir sans interruption dans la seconde moitié du 20ème siècle. Cette monopolisation s’est incarnée notamment dans la création du Frente National (1956), coalition qui organisait des alternances pour la présidence jusqu’en 1974. Si cet accord s’est arrêté à cette date, la mainmise de ces deux partis sur le pays a continué jusqu’en 2002. Contrairement à la vague progressiste touchant l’Amérique Latine dans les années 2000, après dix ans de politiques néolibérales sur la majorité du continent, la première décennie du siècle en Colombie a été celle de l’approfondissement de la logique de marché et de politiques sécuritaires.

C’est ainsi qu’Alvaro Velez Uribe arrive au pouvoir en 2002 en se présentant en tant que candidat indépendant après son retrait du Parti libéral. Grand propriétaire terrien et multimillionnaire, il met alors en place pendant deux mandats une politique à la fois néolibérale et sécuritaire. Pro-américain et ennemi juré de son homologue Hugo Chavez, Uribe s’oppose à la politique du Venezuela en maintenant avec Caracas des relations particulièrement tendues.

Il lance sur le plan économique une série de réformes de flexibilisation du travail, privatisations d’entreprises publiques (Banques, télécommunications, énergie) et signe en 2006 le Traité de Libre Commerce (TLC) avec les États-Unis. Les « années Uribe » sont également marquées par son programme de « sécurité démocratique », visant à mettre fin à la guérilla par une lutte répressive. Adulé par une partie des Colombiens pour lesquels il est l’homme qui a affaibli considérablement la guérilla, il est haï par une autre pour ses scandales de corruption et sa proximité avec les paramilitaires.

En 2010, Juan Manuel Santos, ministre de la défense d’Uribe et ancien ministre du commerce extérieur de César Gaviria pendant l’ouverture économique des années 90, prend le pouvoir avec le soutien d’une coalition de centre-droit. Il poursuit la ligne économique libérale de son prédécesseur en menant une politique en faveur des plus riches. Pendant son mandat, de nombreuses entreprises publiques sont vendues à des multinationales : 308 exactement, selon le ministère du logement et du crédit public, vendues au privé entre 1986 et 2016. De plus, les réformes mises en place augmentent l’imposition indirecte touchant directement les plus pauvres ou facilitent l’extractivisme minier, pilier économique de la stratégie de croissance du gouvernent Santos.

Juan Manuel Santos s’est fait néanmoins plus pacifiste que son prédécesseur dans son rapport avec la guérilla en entamant le processus de négociations avec les FARC menant à l’Accord de la Havane de 2015. Celui-ci met fin à plus de 50 ans de guerre civile, inclut le désarmement de la guérilla et la possibilité pour elle de se reconvertir en parti politique et de se présenter aux élections. L’accord est alors dénoncé par la droite uribiste qui y voit un laxisme envers la guérilla et souhaite, en cas de victoire aux prochaines présidentielles, « le modifier structurellement ».

Après deux mandats de Santos, les prochaines élections présidentielles du 27 mai s’annoncent comme déterminantes pour l’Accord de paix qui polarise le pays. Après diverses primaires internes et alliances entre partis, cinq candidats principaux sont en lice pour l’élection : Ivan Duque, (Centro democratico d’Alvaro Uribe et soutenu par le Partido Conservador, « ultradroite »), Gustavo Petro (Colombia Humana, gauche), Sergio Fajardo (Coalición Colombia, centre), German Vargas Lleras (Mejor Vargas Lleras, ex vice-président de Santos, droite libérale-conservatrice) et Humberto de la Calle (Partido Liberal, droite libérale).

Gustavo Petro, un espoir pour la gauche

Aujourd’hui, dans un pays parmi les plus inégalitaire de la planète, il semblerait qu’un candidat de gauche, Gustavo Petro, ait une chance d’arriver au pouvoir. Économiste de formation, guérillero du M-19 dans les années 80 et aujourd’hui à la tête de la coalition Colombia Humana, il se place actuellement deuxième parmi les intentions de votes des derniers sondages.

Auparavant membre et candidat en 2010 (il obtient alors 9,14% des votes) du principal parti de gauche institutionnel, le POLO, il s’en écarte et crée le Mouvement Progressiste en 2011. Il pourrait cette fois réussir à passer au second tour en étant actuellement le seul candidat de gauche en lice à la présidentielle colombienne avec le soutien du Parti communiste colombien, de l’Alliance Sociale Indépendante et du Mouvement Alternatif Indigène et Social. Ce monopole de Gustavo Petro à gauche s’explique principalement par deux facteurs : l’absence de candidat des partis de gauche et le retrait des FARC de la campagne présidentielle.  Le POLO et les Verts, qui rassemblaient les votes de gauche lors des dernières élections, se sont ralliés à la coalition centriste de Sergio Fajardo, jugée plus à même de rassembler. Quant aux FARC, ils avaient lancé leur campagne pour la présidentielle mais s’en sont retirés suite à des perturbations fréquentes lors de leurs réunions publiques et des problèmes de santé de leur leader Timochenko.

Idéologiquement, Gustavo Petro se déclare progressiste de gauche mais non marxiste et n’a pas caché son admiration par le passé pour Hugo Chavez, tout en condamnant actuellement la politique de Nicolas Maduro au Venezuela. Il se dit aujourd’hui plus proche des idées de Pepe Mujica.

On lui reconnaît des compétences de bon orateur, dont la technique se base sur un discours populiste, antisystème et anti-establishment. Dans un pays où la défiance envers une classe politique corrompue est source d’une abstention électorale monumentale, il a, comme on peut le lire dans El Pais « su canaliser, du moins pour le moment, un mécontentement allant au-delà des divergences relatives à l’accord avec la guérilla, un des facteurs ayant dominé la politique colombienne pendant les dernières années. Petro développe un discours qui séduit particulièrement les jeunes, les habitants de la capitale et ceux de la côte caraïbe (région dont il est lui-même originaire).

Petro est en Colombie clairement situé à gauche dans le paysage politique et réussit, dans un pays libéral-conservateur, à se démarquer par sa volonté d’un service de santé et d’une éducation publique. Il prône une économie se détachant des industries pétrolières et minières dans une optique de baisser l’impact sur le changement climatique. Il s’engage à s’attaquer aux problèmes fonciers du pays où de grands espaces possiblement productifs appartiennent à de grands propriétaires terriens. Pour cela, il propose de les taxer fortement pour les inciter à vendre leur terre, que l’État pourrait racheter et revendre à des paysans. Il cherche par ailleurs à reconnaître des droits aux minorités tels que les indigènes ou LGBT.

De plus, Gustavo Petro peut compter également sur un contexte actuel plus favorable à la gauche. Selon José Fernando Flórez, docteur en sciences politiques « L’oscillation dans le spectre idéologique des préférences politiques des Colombiens lors des dix dernières années montre que les postures de gauche sont apparues en crescendo par rapport à celles de droite qui ont diminué ». Le politiste s’appuie notamment sur une étude du LatinoBaromètre de 2016 selon laquelle 19,7% des Colombiens s’identifiaient de gauche en 2007, alors qu’ils étaient 30,7% en 2016.

Une droite apeurée par le « castrochavisme »

La possibilité d’une victoire de Gustavo Petro fait pourtant débat. Ivan Duque, celui que Daniel Pecault, politiste spécialiste de la Colombie, nomme « la créature d’Uribe », pointe en tête des sondages. Ne pouvant se représenter en vertu de la Constitution colombienne, l’ancien président Uribe actuellement sénateur garde une grande popularité et conserve son influence médiatique dans le pays. La coalition menée par Duque et Uribe est farouchement opposée à l’Accord de paix et défend un programme pro-marché et sécuritaire soutenu par les élites économiques. Rappelons que cette dernière a raflé les sièges lors des législatives du 11 mars dernier. Par conséquent, le pouvoir législatif est un des plus à droite de l’histoire colombienne, malgré l’éclatement partisan en œuvre depuis une décennie. Dans la dynamique de ces résultats, Ivan Duque apparaît sans conteste comme le favori de la prochaine élection.

Le combat de l’ultradroite contre Petro s’effectue par une dénonciation médiatique de l’ancien guérillero « proche des soviétiques » et de son programme « castro-chaviste » (terme inventé par Uribe) car celui-ci mènerait la Colombie à un « second Venezuela ». Dans un contexte d’entrée massive en Colombie de migrants vénézuéliens, ces propos provoquent une stigmatisation claire et sont repris par la plupart des opposants de Petro et par les grands médias qui occultent la plupart des sujets que le candidat de Colombia Humana présente. La campagne présidentielle du côté de la droite se fait donc principalement en prônant les dangers d’une victoire adverse.

Quelles perspectives pour l’élection ?

Si la Colombie s’est démarquée dans les années 2000 en Amérique Latine par l’absence d’élection d’un candidat de gauche, on pourrait aujourd’hui espérer y voir une victoire progressiste dans un contexte de retour en force conservateur en Amérique Latine lors des dernières années (Sebastian Piñera au Chili, Mauricio Macri en Argentine, Michel Temer au Brésil).

Mais les chances de victoire de la gauche soutenant Petro sont pourtant minces tant Ivan Duque apparait comme favori. Une autre surprise pourrait être celle de la présence au second tour face à Duque du candidat centriste Sergio Fajardo, beaucoup moins clivant que Petro et considéré comme plus à même de vaincre la droite dure.

En supposant de sa présence au second tour, le candidat de Colombia Humana devra alors réussir à rallier les votes obtenus par Fajardo au premier tour dans une logique de maintien de l’accord de paix. Mais cela risquerait encore d’être insuffisant pour remporter la tête de l’exécutif.

Même en cas de victoire de Gustavo Petro à l’élection présidentielle, la mise en place effective de son programme reste hypothétique. Il devrait faire face à un combat contre la droite dure détenant le pouvoir législatif, les élites économiques du pays et la presse qui feront certainement tout pour l’empêcher d’appliquer ses propositions. N’ayant personne sur sa gauche à qui se rallier et ne bénéficiant pas d’un parti politique structuré, le risque serait alors de tomber dans les méandres de la social-démocratie européenne si prompte à abandonner tout progrès social pour une dose de libéralisme économique. Cependant, dans un pays où les mouvements sociaux d’ampleur peinent à prendre forme, il semble aujourd’hui que seul Gustavo Petro puisse être capable de provoquer une avancée sociale.

Malo Jan.