Ce 26 juin 2024, la démocratie bolivienne a vacillé. Pendant plusieurs heures, le chef d’état-major des armées, le Général Juan José Zuñiga a tenté de destituer le président Luis Arce et de prendre le pouvoir. Cette tentative de putsch ne peut se comprendre comme un simple coup d’éclat. Elle s’inscrit dans une situation politique et économique explosive. L’aventure du Général Zuñiga rappelle aussi qu’en Bolivie – davantage que dans d’autres pays latino-américains – l’armée demeure une institution insuffisamment dépolitisée, faisant craindre le retour des « présidents en uniforme ».
15h00, La Paz. Autour de la plaza Murillo, qui concentre les sièges du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif, une effervescence peu commune. Des fonctionnaires, sortis de leurs bureaux, quittent précipitamment les alentours de la place, des commerçants ferment boutique, paniqués. Parvenu à l’un des coins de la plaza Murillo, nous constatons que l’accès à cette dernière est bloqué. Des unités de la police militaire – une branche de l’armée de terre bolivienne – en empêchent l’accès, fusils levés. Ils sont flanqués de blindés.
Rapidement, des groupes de manifestants, appelés par le président bolivien Luis Arce sur les réseaux sociaux à « soutenir le gouvernement et à lutter pour la démocratie » se forment et vont à l’affrontement. Les militaires les repoussent à coups de balles en caoutchouc et de gazs lacrymogènes. Certains exhibent ensuite leurs plaies ensanglantées devant les caméras des télévisions. On crie : Lucho no esta solo carajo ! (Lucho [surnom du président Luis Arce NDLR] n’est pas seul, bordel!) ou Democracia si, dictadura no ! (oui à la démocratie, non à la dictature). Des femmes en pleurs s’adressent aux médias. « Nous ne voulons pas revivre les événements de 2019, nous ne voulons pas de nouveau coup d’État, nous voulons vivre en paix et en démocratie ».
La plupart des manifestants présents semblent hagards, comme confrontés à une situation irréelle. Soudain, à 17h30, soldats et blindés opèrent un repli éclair et disparaissent de la place. Les centaines de manifestants se précipitent alors devant le Palacio Quemado [le palais présidentiel NDLR]. À gorge déployée, ils entonnent l’hymne bolivienne, poing levé. Des ministres descendent sur la place et se joignent aux manifestants, qui les serrent dans leurs bras. L’effusion est totale. Quelques instants plus tard, le président Luis Arce, accompagné de son vice-président David Choquehuanca et de plusieurs ministres, apparaît au balcon présidentiel et salue la foule : « avec vous, avec le peuple, personne ne pourra nous obliger à nous rendre. Personne ne peut nous enlever la démocratie que nous avons gagné dans les urnes et avec le sang du peuple bolivien ». Voilà les événements tels que les manifestants ont pu les vivre, alternant entre confusion, effroi puis sentiment de libération et effusion.
Mais que s’est-il passé durant ces trois heures ? Qui a dirigé ce que le président Arce a qualifié d’ « opérations militaires irrégulières » ?
« Je n’ai obéi qu’aux ordres du président » : anatomie d’un coup d’État manqué
Pour comprendre les événements du « 26 juin », il faut remonter quelques jours auparavant. Le lundi 24, dans une interview au programme « No Mentiras », le chef d’état-major des armées, le Général Juan José Zuñiga déclare, suite à une question portant sur une nouvelle candidature aux élections de l’ancien président Evo Morales : « Légalement, Evo Morales ne peut pas se représenter. La Constitution Politique de l’Etat (CPE) dit clairement qu’il ne peut y avoir plus de deux gestions, et monsieur Morales a déjà été réélu (en 2014). Les forces armées ont pour mission de faire respecter la CPE. Ce monsieur ne peut pas se représenter ». Zuñiga faisait référence à un arrêt polémique du Tribunal Constitutionnel Plurinational, la plus haute autorité juridique du pays, empêchant Evo Morales d’être candidat aux élections présidentielles de 2025.
Dans cet arrêt, le tribunal réinterprétait un article de la constitution déclarant qu’un président ne peut être élu que « deux fois consécutivement ». Selon le Tribunal, Evo Morales, ayant été élu deux fois, ne peut se représenter, sauf à se placer hors de la légalité constitutionnelle. En réalité, cette réinterprétation était bancale : si la Constitution limite bel et bien les mandats consécutifs au nombre de deux, elle n’empêche nullement un président deux fois élus de se représenter à nouveau après des élections auxquelles il n’aurait pas participé…
Depuis son bastion du Chaparé (une région productrice de feuilles de coca située dans le département de Cochabamba), Evo Morales s’insurge immédiatement, déclarant que ce type de déclarations ne s’était « jamais vues dans une démocratie ». Il ajoutait que si le général n’était pas immédiatement sanctionné par le président Luis Arce, il s’agirait de facto d’un autogolpe (« auto-coup d’État ») – entendu comme un putsch institutionnel fomenté par le président pour barrer la route à son concurrent Evo Morales.
Le lendemain, Luis Arce décide de destituer son chef d’état-major. Un geste interprété par celui-ci comme brutal et irréfléchi de la part de « son » président, qu’il a toujours soutenu, notamment dans sa lutte de pouvoir contre Evo Morales. Alors que dans l’après-midi du 26 juin, Zuñiga doit être officiellement remercié par Luis Arce, celui décide plutôt de réunir des régiments de la Police militaire de La Paz ainsi que des unités blindées et de se rendre sur la Plaza Murillo, cœur du pouvoir politique bolivien. Alors que ses hommes bloquent les accès de la place et gazent les passant qui s’attardent un peu trop, des blindés enfoncent les portes du Palacio Quemado. Plusieurs dizaines de militaires font irruption dans et à l’intérieur du palais présidentiel. Un face-à-face a lieu entre le président Arce et le général Zuñiga, entouré de quarante soldats. Le dialogue, tendu, dure plusieurs minutes. Luis Arce somme l’officier de rentrer dans le rang. Entre plusieurs réponses négatives, Zuñiga prononce une première phrase sibylline qui fera couler beaucoup d’encre : « Je ne peux accepter tant de mépris de votre part après tant de loyauté de la mienne ».
Après avoir consommé un ultime refus de la part du général rebelle, Luis Arce et ses ministres quittent le Palacio Quemado pour se réfugier au sein de la Casa Grande del Pueblo, siège de l’assemblée bolivienne, à quelques mètres du palais présidentiel. Arce et ses ministres s’emploient alors, pendant plusieurs heures, à appeler à la défense de la démocratie et au respect des institutions. Alors que des manifestants se groupent aux abords de la place afin d’affronter les militaires, de nombreuses personnalités de l’opposition telles que Carlos Mesa ou Jorge Tuto Quiroga appellent au « respect de la démocratie ». Au niveau continental, les alliés d’Arce soutiennent le gouvernement – notamment Lula (Brésil) et Nicolas Maduro (Venezuela), qui dénonce dans le cas du second, un « coup d’État fasciste ».
L’ONU et l’Organisation des États américains (OEA) préparent quant à elles des communiqués condamnant le putsch. Tout cela ne suffit pas à entamer la détermination du général Zuñiga qui annonce à la presse : « les forces armées ont l’intention de restructurer la démocratie pour qu’elle soit enfin une vraie démocratie, pas celle de quelques-uns qui sont au pouvoir depuis 30 ou 40 ans ». Il déclare dans le même temps vouloir libérer « les prisonniers politiques » désignant par-là l’ex-président par intérim Jeanine Añez et l’ancien leader civique de la région de Santa Cruz, Fernando Camacho, tous deux emprisonnés pour leur participation au coup d’État de 2019 contre Evo Morales
Aux alentours de 17 heures, le président Arce destitue le général Zuñiga et le remplace par un nouveau chef d’état-major des armées : le Général José Wilson Sanchez Velasquez. Ce dernier ordonne alors aux militaires présents sur la Plaza Murillo, désormais sous son commandement, de « retourner dans leurs casernes ». Quelques minutes plus tard, ceux-ci s’exécutent et quittent la place, laissant se déverser une foule de manifestants pro-Arce dont les clameurs victorieuses résonnent jusqu’à la tombée de la nuit. Le Général Zuñiga, devenu alors instantanément l’homme le plus recherché du pays, est interpellé par les forces spéciales de la police bolivienne devant une caserne de La Paz, en train de donner une interview.
Avant d’être embarqué, il a juste le temps de déclarer « je n’ai obéi qu’aux ordres du président, c’est lui qui m’a demandé de faire ça pour remonter sa cote de popularité », – propos destinés à jeter le trouble chez de nombreux Boliviens, en particulier ceux qui sont opposés au gouvernement de Luis Arce. Pourtant, cette théorie du complot désormais reprise par une partie de l’opposition bolivienne ne tient pas.
Alors que nombre d’observateurs ne perçoivent en Arce qu’un président sans envergure, choisi par Evo Morales pour pouvoir être contrôlé, il décide rapidement de prendre ses distances. Il ne nomme aucun soutien de l’ancien président, et critique à plusieurs reprises les « erreurs » commises par ce dernier – en particulier sa volonté de se présenter à un troisième mandat en 2019, l’un des leitmotivs qui avaient mené au coup d’État.
Ces tensions n’ont fait que croître. En décembre 2023, un arrêt du Tribunal suprême interdit à Evo Morales de se présenter aux élections de 2025. Cet arrêt est éminemment polémique car il a été émis par des juges proches de Luis Arce, dont le mandat aurait du être achevé. Arce s’emploie également à évincer Morales de la tête du MAS – par le truchement du même Tribunal suprême.
Evo Morales n’est pas resté sans réagir. À plusieurs reprises, il a qualifié le gouvernement de Luis Arce de « gouvernement de droite néolibérale » désireux de « commettre un coup d’État ». Ses partisans les plus proches, notamment les cocaleros (cultivateurs de coca) de la région du Chaparé ont déjà menacé de bloquer le pays et de créer le chaos si Morales, était interdit d’élections pour 2025. Des dirigeants syndicaux proches de l’ancien président ont même menacé de « faire couler le sang » si ses droits politiques venaient à ne pas être respectés. À la suite de ces tensions, le président Arce avait d’ailleurs appelé l’armée à le défendre face à de « possibles tentatives de coup d’État », mobilisant par là les hauts gradés, et notamment le Général Zuñiga.
Alors que l’ensemble des moyens de l’appareil d’Etat sont mobilisés par Arce dans sa lutte son rival, il n’est pas illogique de penser qu’un militaire haut-gradé proche de Luis Arce ait voulu, lui aussi, mobiliser un pan des moyens étatiques – en l’occurrence les forces armées- afin de freiner les ambitions d’Evo Morales. En sortant ainsi de sa réserve et de son rôle constitutionnel, Zuñiga a cependant mis un pied dans l’arène politique, ce qui a pu effrayer Arce, affaibli politiquement par une crise économique d’une certaine ampleur. Une fois Zuñiga démis de ses fonctions, celui-ci se voyait frustré dans son ambition personnelle. C’est l’une des interprétations d’une réplique du général au président lors du dialogue qui les a opposés devant le palais présidentiel : « Je ne peux accepter tant de mépris de votre part après tant de loyauté de la mienne ».
L’armée bolivienne demeure organiquement liée aux classes supérieures.
Il faut cependant ajouter que Zuñiga n’aurait probablement pas tenté l’aventure si la situation économique du pays avait été au beau fixe. Depuis début 2023, les réserves de dollars de la Banque centrale de Bolivie (BCB) connaissent un niveau historiquement bas. Les retraits de dollars sont limités à 100 euros par mois. Cette situation est notamment due à la raréfaction le production minière bolivienne, ce qui oblige le pays à importer davantage et préserver sa réserve de dollars.
Or le billet vert, monnaie internationale, est essentielle pour de les importateurs comme les exportateurs. Cette situation se couple à une inflation qui ne cesse de croître sur certains produits essentiels, provoquant une augmentation sans précédent du commerce de contrebande et une érosion du revenu des ménages. Il est fort probable que Zuñiga ait voulu profiter de ce mécontentement. Cela n’a pas empêché les civils de se ranger du côté des institutions, et non du coup de force.
Dépolitisation inachevée de l’armée bolivienne
Le 26 juin se comprend pas mieux à la lueur du rôle historique joué par l’armée depuis l’indépendance du pays. Au XIXème siècle, dans un pays miné par les pertes territoriales à la suite de défaites militaires – région pacifique perdue au cours de la Guerre du Pacifique contre le Chili en 1879, territoires du Chaco perdu dans la Guerre du Chaco contre le Paraguay en 1935 – l’armée devient une institution essentielle, tant pour espérer récupérer un jour les territoires perdus que pour éviter de futures pertes.
L’armée ne se contente cependant pas d’une fonction purement « externe » : elle entend assumer des prérogatives politiques à l’intérieur du pays. De 1825 jusqu’à 2024, plus de 190 coups d’État ont été tentés en Bolivie – un record à l’échelle continentale. À chaque fois, les « présidents en uniforme » jurent de pacifier et d’unir un pays profondément conflictuel et divisé. La société bolivienne est en effet structurellement fragile, marquée par des conflits ethniques et de classes particulièrement intenses, opposant une mince élite créole – mais détenant l’essentiel des capitaux économiques et culturels – à une majorité indigène paysanne historiquement exclue.
Ces conflits parcourent le XXème siècle, menant parfois le pays à des situations insurrectionnelles voire révolutionnaires – comme en 1952, qui voit le Mouvement nationaliste révolutionnaire prendre le pouvoir. L’armée bolivienne se charge alors elle-même de réguler ces conflits, principalement en assumant elle-même le pouvoir. Elle le fera de manière quasi ininterrompue de 1964 à 1982 à travers une succession de coups d’État. Dans un pays où les classes moyennes et supérieures sont incapables de proposer un projet d’intégration nationale pouvant inclure l’ensemble des secteurs sociaux, l’armée constitue le seul acteur capable de conserver le pouvoir. Il faut ajouter que l’armée bolivienne demeure une institution organiquement liée à la bourgeoise. Un état des choses entretenu par la mode de recrutement des hauts gradés et aux valeurs d’ordre et d’autorité enseignées dans les collèges militaires.
A partir de 1982, l’armée bolivienne se retire des affaires civiles et politiques et rentre dans ses casernes. Du moins en apparence. En réalité, l’armée demeure en charge de nombreuses missions de maintien de l’ordre. C’est notamment le cas à la fin des années 1990, lorsque l’armée bolivienne est chargée, conjointement avec la Drug Enforcement Agency (DEA, l’agence anti-drogues étatsunienne), de réprimer les cultivateurs de coca. À partir de l’élection du MAS en 2005, l’armée demeure mobilisée pour assurer ponctuellement des tâches d’ingénierie civile et d’assistance sociale à certains secteurs sociaux. Evo Morales tente d’investir l’armée d’une véritable mission de défense du Proceso de cambio, le programme de transformation sociale et politique engagé par le MAS. Une défense tournée à la fois contre les « ennemis externes » de nature impérialiste, mais aussi contre des « ennemis internes » : l’oligarchie de la région de Santa Cruz qui tente de faire sécession dans les années 2000 bien sûr, mais plus largement, les acteurs qui tenteraient de déstabiliser le gouvernement.
Cette dépolitisation inachevée de l’armée bolivienne a brutalement resurgi à la faveur du coup d’État de 2019. À la suite de plusieurs semaines de manifestations violentes organisées par des groupes civiques contre le gouvernement d’Evo Morales – ces derniers l’accusant de fraude électorale – le chef d’état-major des armées de l’époque William Kaliman avait alors décide alors d’outrepasser son rôle constitutionnel et d’intimer à Evo Morales l’ordre de renoncer au pouvoir. Pendant plusieurs semaines, et malgré la prise du pouvoir anticonstitutionnelle de la vice-présidente du Sénat, Jeanine Añez , l’armée détenait de facto les pleins pouvoirs en terme de maintien de l’ordre. Appuyée par l’oligarchie et par des groupuscules de droite issus notamment de la région de Santa Cruz et de Cochabamba, l’armée avait activement réprimé les partisans d’Evo Morales. À Sacaba, ville-banlieue de Cochabamba et à Senkata, un quartier d’El Alto, la métropole indigène qui surplombe La Paz, les militaires font feu et tuent plus de 60 personnes.
Dans le même temps, de nombreux militaires retirent symboliquement la Wiphala – le drapeau qui représente la majorité indigène quechua et aymara du pays – en signe d’allégeance au nouveau régime. La tentative de coup d’État du Général Zuñiga du 26 juin 2024, comme celui de 2019, révèle ainsi que l’armée bolivienne, institution historiquement élitaire et anti-démocrate, n’a pas achevé son processus de dépolitisation.
Reste maintenant à déterminer si les événements du 26 juin ne sont que les premières secousses d’un tremblement de terre à venir, ou si les plaques tectoniques de la démocratie bolivienne finiront par s’assembler de nouveau.
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Président de Bolivie durant treize ans, Evo Morales est considéré comme une figure majeure du « virage à gauche » d’Amérique latine. Il a été renversé par un coup d’État pro-américain en novembre 2019, auquel Le Vent Se Lève a consacré de nombreux articles. Son parti, le Mouvement vers le socialisme (MAS), est à présent revenu au pouvoir suite à des élections remportées par son allié Luis Arce Catacora. Evo Morales continue d’occuper des fonctions politiques et diplomatiques essentielles. Il considère que l’élection de nombreux chefs d’État progressistes – Gabriel Boric au Chili, Gustavo Petro en Colombie et plus récemment Lula au Brésil – constituent une opportunité pour relancer l’intégration régionale d’une Amérique latine souveraine face aux États-Unis. Nous retrouvons Evo Morales deux ans après une première rencontre. Entretien réalisé par Vincent Ortiz, retranscription Marielisa Vargas.
LVSL – Quel regard portez-vous rétrospectivement sur la médiatisation du coup d’État que vous avez subi, et le rôle des chancelleries occidentales ?
Evo Morales – D’une manière générale, je dirais que les médias qui défendent les revendications des peuples ou des mouvements sociaux sont rarissimes. Les médias boliviens sont une arme de destruction massive. Ils sont la voix officielle de l’oligarchie et de la droite bolivienne. Ils ont pour fonction de contaminer idéologiquement les nouvelles générations, qui utilisent surtout les réseaux sociaux, et sur lesquels nous ne sommes pas encore assez performants. Ils propagent la désinformation, comme récemment, à propos de la marche pour la patrie : les médias boliviens ont prétendu que nous étions « quelques centaines de marxistes », alors que nous étions plus d’un million, ce qui constitue un événement historique en Bolivie [fin novembre 2021, le gouvernement bolivien organisait une marche pour la patrie à laquelle Evo Morales a participé NDLR].
Quant aux États occidentaux, nous savons aujourd’hui que l’Union européenne – la Commission, pas le Parlement – a pris part au coup d’État. Nous savons également que l’Angleterre a financé le coup d’État.
LVSL – Selon de nombreuses spéculations, l’accaparement du lithium était l’un des objectifs des auteurs du coup dÉtat. Quelle est votre analyse à ce sujet ?
EM – La véritable cible du coup d’État, c’était notre modèle économique. Je rappelle que notre modèle économique a permis une croissance et une réduction de la pauvreté qui sont historiques. Il s’est fondé sur la nationalisation des ressources naturelles. Durant les treize années où j’ai gouverné, la Bolivie a pris la tête des États latino-américains en termes de croissance. La nationalisation nous a permis de progresser dans le processus d’industrialisation.
Revenons au coup d’État. Qu’a dit Elon Musk, le maître de Tesla, à propos du coup d’État ? « Nous renversons qui nous voulons. Faites-en ce que vous voulez ». Il y a deux semaines, on pouvait lire dans un média : « le commando Sud des États-Unis s’intéresse au lithium ». La dirigeante du commando Sud des États-Unis a qualifié l’Amérique latine de « quartier » des États-Unis.
Les sources faisant état d’un intérêt des États-Unis pour le lithium sont innombrables. Les États occidentaux ne souhaitent pas que l’Amérique latine s’industrialise. Ils veulent qu’elle continue à leur vendre des matières premières.
LVSL – Vous avez récemment participé au huitième sommet du Grupa de Puebla, forum politique qui a pour fonction de défendre l’intégration régionale sur des bases de progrès social et de souveraineté. Quelles sont les revendications que vous y avez porté ?
EM – Le Grupo de Puebla est une organisation qui rassemble divers ex-présidents, ex-ministres, responsables et partis politiques, et qui a émergé en réaction au Groupe de Lima [coalition politique qui est apparue en 2017, et qui a rassemblé jusqu’à 12 gouvernements conservateurs et pro-américains d’Amérique latine, avec pour fonction de trouver une « issue » à la crise vénézuélienne NDLR]. Il rassemble les acteurs qui, quelques années plus tôt, avaient été à l’origine de l’UNASUR et des diverses tentatives d’intégration régionale en faveur des peuples. Derrière les partis politiques, on trouve des mouvements sociaux qui défendent une perspective anti-impérialiste et anti-capitaliste.
Dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine, nous souhaitons conserver notre autonomie et notre souveraineté.
Comment nous définissons-nous ? D’abord, par une perspective internationale en opposition à la doctrine Monroe, dont nous commémorons les 200 ans, qui proclamait « l’Amérique aux Américains ! » [Evo Morales fait référence à la doctrine géopolitique du président James Monroe. « L’Amérique aux Américains » était d’abord un slogan dirigé contre les menées colonialistes des Européens, mais il a rapidement justifié la mainmise de l’Amérique du Nord sur le sous-continent NDLR]. En opposition, nous proclamons : « L’Amérique plurinationale des peuples pour les peuples ». Pour nous, la plurinationalité est l’unité dans la pluralité pour affronter l’adversité.
C’est la raison pour laquelle nous souhaitons mener à bien un processus d’intégration régionale. Premier objectif : comment en finir avec l’OEA ? [Organisation des États américains, très controversée en raison de son exclusion de Cuba depuis 1962 NDLR]. Rappelons que cette organisation a exclu Cuba et a soutenu le coup d’État bolivien. L’OEA est une ennemie de l’intégration, et un instrument de l’interventionnisme. Ensuite, en renouant avec l’UNASUR et en institutionnalisant l’appartenance des États latino-américains à la CELAC [L’Union des nations sud-américaines et la Communauté des États latino-américains et caribéens concernent rétrospectivement l’Amérique du Sud et l’Amérique latine, à l’exclusion des États-Unis NDLR]. Nous souhaitons que la CELAC devienne une OEA sans les États-Unis d’Amérique. En cela, Lula renoue avec l’esprit des Chavez, Kirchner, Correa, Fidel…
D’un autre côté, nous souhaitons mener une campagne internationale contre l’OTAN. La désinformation est très forte à propos du conflit russo-ukrainien. On compte plus de de 200.000 victimes Russes et Ukrainiennes. Qui doit-on blâmer, l’Ukraine ou la Russie ? Qui a provoqué cette guerre, l’OTAN ou la Russie ? Dans ce conflit, nous souhaitons conserver notre autonomie et notre souveraineté.
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Une semaine avant son investiture, la présidente élue du Honduras, Xiomara Castro, est déjà confrontée à une tentative de déstabilisation institutionnelle. Cette opération est orchestrée par des députés sécessionnistes de son propre parti, alliés avec les conservateurs liés au narcotrafic et à la corruption qui ont perdu l’élection. Le Honduras se retrouve ainsi plongé dans une crise institutionnelle majeure, 12 ans après le coup d’État contre Manuel Zelaya.
Les parlementaires se sont réunis ce vendredi pour voter pour le président provisoire du Congrès national. Au cours d’une séance marquée par des affrontements physiques et des invectives, 20 députés du parti de la présidente élue, Liberté et refondation (LIBRE), ont fait sécession pour s’allier au Parti National, de droite conservatrice, et proposer l’un d’entre eux, Jorge Cálix, au poste de président du Parlement, en violation des accords passés par leur parti. À 85 voix pour, alors qu’un minimum de 65 était requis, les congressistes ont élu provisoirement Cálix à la présidence du Congrès. La Présidente élue n’a donc plus de majorité parlementaire.
Par un communiqué de presse, les forces armées nationales ont exprimé leur soutien à Xiomara Castro face à cette tentative de déstabilisation, de même que le Groupe de Puebla, qui a dénoncé une « trahison impardonnable » et appelé au « respect de la volonté du peuple hondurien », qui l’a élue par une large majorité. L’épouse de l’ancien président Manuel Zelaya, renversé en 2009 par un coup d’État, a effectivement remporté près de 52 % des voix lors des élections du 28 novembre dernier. Ses opposants, représentants du bipartisme historique du Honduras, sont restés loin derrière. Nasry Asfura, candidat du Parti national (PN) -la droite nationaliste et conservatrice au pouvoir depuis douze ans- a obtenu 35 % des suffrages exprimés. Le troisième en lice, Yani Rosenthal, du Parti libéral (PL) de centre-droit, a remporté 9 % des voix.
En réponse à ce coup institutionnel contre la présidente, les députés sécessionistes ont été exclus de LIBRE. La présidente ne reconnait plus le congrès, et un nouveau congrès a été inauguré, parallèle au premier. Celui-ci est désormais présidé par Luis Redondo, issu de la majorité présidentielle. Le Honduras a donc deux pouvoirs législatifs en concurrence, à quelques jours de l’investiture où sont attendus de nombreux invités internationaux : Kamala Harris, Felipe VI d’Espagne, Lula, Cristina Fernandez de Kirchner, etc.
Xiomara Castro a été élue sur la promesse de lutter contre la corruption et de rompre les liens de la politique hondurienne avec le trafic de drogue, lors d’une élection qui a affiché les niveaux de participation les plus élevés de l’histoire récente du pays. Selon les proches de la présidente, le retournement des parlementaires et l’élection de Cálix au sein du premier congrès a pour objectif de garantir l’impunité du Parti National et de ses responsables, quittant le pouvoir après 12 ans de corruption et d’accointances avec le crime organisé. Le but est par ailleurs d’empêcher le projet de réformes profondes porté par Castro. Cela permettrait au programme de démantèlement de l’État hondurien de se poursuivre, influencé par des intérêts économiques étrangers.
La souveraineté du Honduras cédée à des États parallèles
L’un des projets les plus inquiétants menés par le régime installé après le coup d’État de 2009 est celui des Zones spéciales de développement et d’emploi (ZEDE), refonte des anciennes RED (Régions spéciales de développement), proposées entre la fin de l’année 2010 et le début de l’année 2011 sous le gouvernement de Porfirio Lobo. Afin « d’apporter de la stabilité aux investissements étrangers et nationaux » et de « générer des emplois dans le pays », ces zones-franches vont plus loin que la plupart des expérimentations en matière de dérégulation, beaucoup plus loin.
La loi organique finalement adoptée le 6 septembre 2013 autorise ces zones, gérées par des investisseurs locaux ou étrangers, à « créer leur propre budget », leur donne « le droit de percevoir et d’administrer leurs propres taxes » et établit qu’elles disposent de « tribunaux autonomes et indépendants ayant une compétence exclusive sur la plupart des sujets ». Ceux-ci peuvent établir des jurisprudences de caractère obligatoire, soit l’équivalent pratique de lois, et peuvent se baser pour leurs décisions sur les jurisprudences issues du droit de n’importe quel pays étranger.
Tout aussi alarmant, ces zones doivent obligatoirement « mettre en place leurs propres organes de sécurité intérieure », y compris « leur propre police », leurs « services de renseignement » et leur « système pénitentiaire ». Ils sont également autorisés à créer « leur propre système de santé, d’éducation et de sécurité sociale ».
Enfin, ces zones se réservent le droit d’exproprier les habitants de leurs terres et habitations, sous réserve d’une compensation qu’eux-mêmes sont chargés de définir, et ne font l’objet d’aucune politique nationale de contrôle des changes et de circulation de devises. Si les ZEDE posent un grave danger pour les droits fondamentaux des citoyens honduriens, comme l’exprime l’ONU dans un communiqué, elles créent également des paradis fiscaux qui permettent un blanchiment d’argent massif dans un pays où le narcotrafic et le crime organisé sont omniprésents.
Sous le gouvernement du Parti National et sous couvert de développement économique, l’État hondurien a cédé ses fonctions régaliennes les plus essentielles à des États parallèles, gérés sans aucun contrôle démocratique. Pendant la pandémie, le gouvernement de Juan Orlando Hernandez s’est félicité de leur bilan, tandis que de nombreux citoyens ont manifesté leur inquiétude.
Une opération d’influence et de lobbying international
En août 2021, le Président Juan Orlando Hernandez s’est félicité dans un tweet d’une réunion avec « un groupe d’investisseurs américains » qui souhaiteraient développer différents projets au Honduras et générer « de nombreux emplois ». Parmi les convives souriants, Camilo Atala, milliardaire hondurien et président du Groupe financier Ficohsa, faisant partie de l’une des familles les plus riches et les plus puissantes du Honduras.
Plusieurs médias locaux et représentants de partis alliés à Xiomara Castro ont dénoncé le fait que le Groupe Ficohsa aurait financé les campagnes de Jorge Cálix. Par ailleurs, Beatriz Valle, alliée de Cálix et élue vice-présidente provisoire du premier Congrès, est la cousine du directeur général de FICOHSA. Elle a travaillé pour Camilo Atala en 2004 en tant que directrice de la Fondation Ficohsa pour l’Éducation.
Le 26 septembre 2013, Babson Global Inc a annoncé publiquement un projet colossal « de développement de la compétitivité et des entreprises ». D’après leur communiqué, ce projet a pour but d’éliminer les « distorsions gouvernementales » et de « soutenir la création de zones dotées de systèmes réglementaires autonomes, gérés par des partenariats public-privé ». Ces « villes-entreprises » seraient des micro-nations fondées sur la liberté des marchés et dotées d’une autonomie quasi-totale par rapport à l’État-nation qui les accueille. D’après cet article de The Economist, en 2015, Babson Global était en pourparlers pour développer de telles expérimentations en République dominicaine, en Colombie, au Maroc, en Bosnie, en Inde et à Oman. Mais le projet de « ville-charter » le plus avancé, soutenu par un groupe de libertariens américains, se trouve au Honduras : les fameuses ZEDE.
Les réseaux de pouvoir des conservateurs apparaissent ainsi au grand jour, les connexions de Jorge Cálix aussi, ainsi que leur lien avec les ZEDE. Le Honduras est un des États où la mainmise des oligarchies locales est la plus forte au monde, avec une interpénétration forte avec le narcotrafic. Ce sont ces intérêts qui sont aujourd’hui à la manœuvre contre Xiomara Castro, présidente de centre-gauche, et qui avaient déjà agi pour destituer Manuel Zelaya après que ce dernier a augmenté le salaire minimum hondurien.
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Le dimanche 5 septembre 2021, un coup d’État a fait tomber le président guinéen Alpha Condé. Il était très critiqué et fragilisé depuis la modification constitutionnelle de mars 2020 lui permettant de s’octroyer un troisième mandat en octobre 2020. Ancienne figure de l’opposition, ses onze années au pouvoir ont été marquées par la corruption, l’autoritarisme et le trucage systématique des élections. Les putschistes, issus des forces spéciales du lieutenant-colonel Mamady Doumbouya, ont été accueillis par des liesses populaires. Pourtant, ils sont soupçonnés d’avoir participé à la répression des manifestants anti-3e mandat.
Le président Alpha Condé est tombé. Le dimanche 5 septembre au matin, des militaires des forces spéciales, dirigés par le lieutenant-colonel Mamady Doumbouya, l’ont arrêté dans le palais présidentiel Sékhoutouréya et l’ont emmené. Bien que les putschistes n’aient pas communiqué sur le sujet, les affrontements auraient fait une vingtaine de morts du côté de la garde présidentielle.
Le lieutenant-colonel et ses hommes ont été accueillis comme des libérateurs : les scènes de liesses populaires et les « Liberté ! Liberté ! » scandés par les Conakrikas sortis en nombre témoignent de la haine suscitée par le président-dictateur déchu. Les images de son arrestation ont fait le tour des réseaux sociaux, en particulier la photo insolite où il se présente l’air nonchalant, affalé pieds nus et chemise semi-ouverte sur son canapé, entouré par ses jeunes ravisseurs cagoulés.
Les premières annonces de la junte
En réalité, ce sont surtout les localités où dominent les Peuls – des quartiers de Conakry, comme Ratoma, et des villes comme Labé, cheffe-lieu du Fouta-Djalon et acquise à l’opposant Celou Dalein Diallo – qui ont célébré ce putsch. Dans les localités dominées par les Malinkés – certains quartiers proches du pouvoir à Conakry et des villes de Haute-Guinée comme Kouroussa ou Kankan, d’où sont respectivement originaires Alpha Condé et Mamady Doumbouya – la circonspection a dominé. Il faut dire qu’Alpha Condé a fortement exacerbé les tensions interethniques en les manipulant ces dernières années.
Les putschistes ont rapidement annoncé les motivations de leur coup : « L’instrumentalisation des institutions républicaines, de la justice, le piétinement des droits des citoyens, l’irrespect des principes démocratiques, la politisation à outrance de l’administration publique, la gabegie financière, la pauvreté et la corruption endémique ont amené l’armée guinéenne, à travers le Comité national du rassemblement et du développement(CNRD), à prendre ses responsabilités », puis de citer le révolutionnaire, putschiste et ex-chef d’État ghanéen : « Jerry Rawlings disait : “Si le peuple est écrasé par ses élites, il revient à l’armée de rendre au peuple sa liberté” » avant de conclure : « La Guinée est belle : nous n’avons plus besoin de la violer. On a juste besoin de lui faire l’amour. »
Les heures suivantes, les annonces de la junte, qui se fait appeler CNRD, tombent : dissolution de la Constitution, du gouvernement et de toutes les institutions. Une transition est annoncée, dont on sait pour l’instant peu de choses hormis qu’elle promet d’être « inclusive », selon la formule consacrée.
Le lendemain, les ministres et autres dignitaires du désormais ex-président – tel le président de la très controversée commission électorale – sont convoqués comme pour prêter allégeance au nouvel homme fort de Guinée. Si le lieutenant-colonel Doumbouya promet qu’il n’y aura pas de « chasse aux sorcières », il précise que les cadres de l’ancien régime sont désormais « à la disposition de la justice ». En attendant, leurs passeports sont confisqués : interdiction pour eux de quitter le territoire. Pris de court, ils sont restés muets et n’ont opposé aucune résistance.
Dans la foulée, les autres corps de l’armée – l’armée de terre, les parachutistes et la gendarmerie – ont, eux aussi, entériné le coup de force en se ralliant aux forces spéciales. Le porte-parole du ministre de la Défense, Aladji Cellou, et le chef d’état-major général, Mohamed Kaab Sylla, collaborent déjà avec le CNRD tandis que le colonel Balla Samoura, directeur régional de la gendarmerie de Conakry, est apparu du côté des putschistes lors de la convocation des ministres de Condé.
Une des premières décisions des nouveaux maîtres du pays fut la libération des prisonniers politiques de l’ancien régime. Plusieurs dizaines d’entre eux ont déjà retrouvé la liberté, ils seraient au total encore plus de 300 à attendre leur tour.
Oumar Sylla, lui, est sorti de l’hôpital. Ainsi que d’autres membres de l’opposition, ce membre du Front national pour la défense de la Constitution (FNDC) symbolise la résistance à Alpha Condé et à sa volonté de briguer un troisième mandat inconstitutionnel.
Emprisonné sans jugement en septembre 2020 lors des manifestations contre la candidature Condé aux présidentielles, il a mené une grève de la faim pour réclamer, et obtenir, un procès. Le verdict fut sévère : trois ans de prison. Affaibli par la grève de la faim et les conditions d’incarcération, il était hospitalisé au moment du putsch. Rédiger une lettre comportant la déclaration « Excellence Professeur, j’ai appris de mes erreurs et promets de ne plus jamais les répéter, ce durant tout le reste de ma vie. » aurait pu lui ouvrir une remise de peine. Il s’y refusa, comme d’autres de ses camarades.
Une « communauté internationale » critiquée
Les bonnes intentions affichées par les putschistes n’ont pas empêché une condamnation unanime par la « communauté internationale ». L’Organisation des Nations unies (ONU), la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), les États-Unis, la Russie, la France et, chose plus inattendue, la Chine, ont fait des déclarations en ce sens.
En effet, la Chine, pourtant peu coutumière de l’ingérence politique, a des intérêts considérables en Guinée. Elle pilote notamment la Société minière de Boké, qui exploite la bauxite, dont la Guinée possède les premières réserves du monde. Et bien que les putschistes se soient empressés de confirmer les contrats miniers signés sous les précédentes administrations, le cours de l’aluminium, dont la Chine est le premier consommateur, commence déjà à flamber.
Mais ces condamnations ont été mal accueillies, et pas seulement en Guinée. Sébastien Nadot, député français ex-La République En Marche et commissaire aux affaires étrangères, déclare dans un communiqué de presse : « La communauté internationale n’a aucune leçon à donner aux Guinéens. […] La condamnation du coup d’État par le Secrétaire général des Nations unies, António Guterres, est malvenue. Où était la communauté internationale quand Alpha Condé bafouait la Constitution de la Guinée et le résultat des urnes aux fins de se maintenir au pouvoir ? Quelle a été la réaction de la Communauté internationale quand les forces du régime d’Alpha Condé réprimaient l’opposition politique, à commencer par les responsables et les militants de l’UFDG (Union des forces démocratiques de Guinée) dont plusieurs sont morts en prison, faute d’accès aux soins ? »
« Les élections que M. Alpha Condé avait programmées [en octobre 2020] ont simplement servi au blanchiment de son coup de force civil du 22 mars 2020 »
Abdoulaye Oumou Sow, militant du Front national pour la défense de la Constitution
Cette critique de la « communauté internationale » et de l’ONU ne doit pas épargner la Cédéao, dont la responsabilité est immense. Abdoulaye Oumou Sow, du FNDC, regrette que l’organisation sous-régionale n’ait pas pris en considération leurs alertes : « Le 2 octobre 2020, une délégation du FNDC avait rencontré une délégation mixte de la Cédéao, de l’Union africaine et des Nations unies. […] Nous leur avions dit qu’on était conscient que les élections que Monsieur Alpha Condé avait programmées servaient simplement au blanchiment de son coup de force civil du 22 mars 2020, et que la Cédéao devrait le condamner pour éviter qu’un jour nous ne tombions dans un coup d’État militaire. Malheureusement c’est ce qui est arrivé. […] Nous pensons que la junte militaire aussi doit comprendre que si elle a eu la possibilité de faire un coup d’État contre Monsieur Alpha Condé, c’est parce que ce dernier était dans l’illégalité. »
La Cédéao semble d’ailleurs avoir confirmé son statut de « syndicat des chefs d’États », comme certains l’appellent, en accordant une place centrale au sort réservé par les putschistes au président déchu et en réclamant sa libération et son évacuation hors de Guinée.
Inquiétudes autour des intentions du lieutenant-colonel Doumbouya
Le lieutenant-colonel Doumbouya était un quasi-inconnu avant son coup de force. Militaire expérimenté et au physique impressionnant, ancien de la légion étrangère de l’armée française, il s’est aguerri en Israël et a notamment servi en Afghanistan et en Centrafrique.
Proche de son homologue malien Assimi Goïta, il est rentré en Guinée en 2018 pour mettre sur pied les forces spéciales, à la demande du président Condé. Cette unité a été créée officiellement pour lutter contre les groupes djihadistes qui menacent de s’implanter à la frontière malienne, au nord du pays. En effet, la « lutte contre le terrorisme » offrait un bon prétexte pour renforcer l’armée, qui tenait l’autocrate au pouvoir et qui a notamment servi à réprimer les manifestants.
Les promesses de lutte contre la corruption de Doumbouya ne semblent être que des velléités. Vincent Foucher et Rinaldo Depagne, analystes pour l’International Crisis Group, rappellent que, face à la puissance grandissante acquise par les forces spéciales et à l’inquiétude que les ambitions de son commandant suscitaient, Condé avait créé, le 1er juin dernier, le Bataillon d’intervention rapide, « pour les concurrencer et rééquilibrer le rapport de force. » « Il semble donc que Doumbouya ait d’abord agi pour se protéger, profitant de l’usure de la légitimité d’Alpha Condé » concluent-ils [1]. Le putsch serait alors davantage une révolution de palais qu’une révolution tout court.
De son côté, Sékou Koundouno, du FNDC, s’étonne que le lieutenant-colonel « dispose à Conakry d’un bâtiment de trois étages à Landreah […], d’un immeuble de onze étages en face de l’hôpital sino-guinéen à Kipé Kakimbo, d’un bâtiment à Kankan [et] d’une villa en finition à Dubreka », alors que « [son] salaire mensuel [n’atteint] pas cinq millions » de francs guinéens – un peu moins de 500 euros [2].
La « malédiction du troisième mandat »
Si, déjà, les élections présidentielles de 2010 étaient contestables et celles de 2015 ouvertement truquées, ce sont les événements de 2020 qui ont définitivement décrédibilisé et affaibli Alpha Condé, âgé de 83 ans et malade. Enivré par le pouvoir, il décide de convoquer un référendum constitutionnel lui permettant de briguer un troisième mandat. Des manifestations monstres éclatent alors à Conakry et dans le reste du pays, rapidement dirigées par le FNDC et l’Alliance nationale pour l’alternance démocratique (ANAD), une coalition de partis d’opposition menée par l’UFDG de Cellou Dalein Diallo.
La répression fait des dizaines de morts et quelque 400 embastillés parmi les manifestants, qui ne peuvent empêcher la tenue du référendum – remporté par Condé avec 90 % des voix. Quelques mois plus tard, les élections présidentielles confirment l’attendu : Condé conserve son trône. Une mutinerie avait éclaté deux jours avant le scrutin, laissant présager l’issue de ce mandat.
Le verrouillage des institutions par le clan Condé interdisait toute transition politique pacifique. Les élections truquées et les manifestations ne pouvant lui faire quitter le pouvoir, il ne restait que la force. Mais pourquoi n’est-il tombé que maintenant ? Pourquoi les forces spéciales, qui ont contribué à la répression des manifestations, ont-elles soudainement décidé de se retourner contre lui ?
Le verrouillage des institutions par le clan Condé interdisait toute transition politique pacifique.
Dès leur mise en place, les forces spéciales, dont les membres sont bien équipés et bien entraînés, sont apparues comme une menace pour le président Condé. Mais, s’il avait fait le choix d’écarter des généraux comme Edouard Théa ou Idi Amin, envoyés comme ambassadeurs en Angola et à Cuba, Condé a longtemps refusé de croire que Mamady Doumbouya, malinké comme lui (et comme la quasi-totalité des troupes des forces spéciales), pouvait constituer une menace, en écartant systématiquement les notes des services de renseignement le mettant en garde à son sujet [3].
Les tensions entre le lieutenant-colonel Doumbouya et le ministre de la Défense Mohamed Diané sont apparues publiquement au printemps 2021 et des rumeurs d’un éventuel limogeage de Doumbouya ont enflé peu avant le coup d’État. Mais il était déjà trop tard.
Déjà contesté en interne, l’isolement international de la Guinée a accentué la fragilité de Condé. Les tensions avec le Sénégal et le Nigeria, deux poids lourds de la Cédéao, ainsi qu’avec les États-Unis et la France, lassés par la corruption et la violence politique, ne pouvaient être compensées par le rapprochement avec la Chine, la Russie et la Turquie.
La présidence d’Alpha Condé, entre corruption et répression
La chute d’Alpha Condé laisse un sentiment de gâchis. Opposant historique, hâtivement surnommé le « Mandela guinéen », il fut contraint à l’exil et condamné à mort par contumace sous Sékou Touré (1958-1984) avant d’être jeté en prison entre 1998 et 2001 sous Lansana Conté (1984-2008). Son arrivée au pouvoir en 2010, après les premières élections libres du pays, a suscité d’immenses espoirs pour les Guinéens : la démocratie était enfin arrivée dans le pays.
Mais l’administration Condé tombe rapidement dans les travers de ses prédécesseuses et devient à son tour une kleptocratie autoritaire. Une fois au pouvoir, Condé délaisse le costume de Mandela – l’a-t-il vraiment porté ? – pour endosser celui de Mugabe. L’exploitation des richesses minières lui permet de financer un système politique clientéliste dans lequel l’armée devient bientôt son seul rempart face à l’opposition : les militaires bénéficient de financements importants pendant que le reste de la population subit la crise économique et l’austérité.
Mohamed Condé, le fils d’Alpha, personnifie à lui seul ce système. Possédant la double nationalité guinéenne et française, il mènerait une vie de luxe dans le XVIIe arrondissement de Paris. Il est soupçonné d’avoir reçu de l’argent venant d’entreprises françaises ayant des intérêts dans les mines : « En payant le fils, on achète le père » résume un responsable d’une organisation non gouvernementale (ONG) ayant travaillé sur le dossier [4].
Le bilan de la présidence Condé est en tout point négatif : absence de développement économique malgré de gigantesques réserves minières, augmentation de la corruption au sein de l’État, aggravation des tensions ethniques et violation constante des droits de l’homme – plusieurs centaines d’opposants tués, blessés et emprisonnés figurent à son actif.
Malgré ses promesses de ruptures avec les dictatures de Sékou Touré et de Lansana Conté, il en a recyclé des cadres tels que Madifing Diané ou Fodé Bangoura. Le premier, tortionnaire au tristement célèbre camp Boiro du temps de Touré, fut nommé gouverneur de la ville de Labé, pour mieux la contrôler. Le second, proche d’Alpha Condé, fut un acteur majeur de la révision constitutionnelle de 2020. Il faut dire qu’il avait de l’expérience en la matière : il fut l’architecte de celle de 2003 permettant à Lansana Conté de briguer un troisième mandat, qui mena lui aussi au chaos et à un coup d’État.
Instrumentalisation des divisions ethniques
Alpha Condé, issu de l’ethnie malinké, disait vouloir réconcilier les différentes communautés du pays pour construire l’unité nationale. Il finit pourtant par réveiller et raviver les divisions historiques entre, d’un côté, les Malinkés (environ 30 % de la population) et les Soussous (20 %), d’où étaient respectivement issus Sékou Touré et Lansana Conté, et, de l’autre, les Peuls (40 %), dont est issu son principal opposant, Cellou Dalein Diallo.
Depuis son indépendance, en 1958, la Guinée, comme de nombreux autres pays africains, est victime de la politisation des identités ethniques. Bien qu’elle n’ait pas connu de guerre civile, à l’inverse de tous ses voisins (Liberia, Sierra Leone, Côte d’Ivoire, Sénégal, Guinée-Bissau et Mali), cette ethnicisation de la société est responsable de dizaines de milliers de morts depuis l’indépendance. Les divisions ethniques, qui existent depuis des siècles, furent instrumentalisées et exacerbées durant la période coloniale et plus encore depuis l’indépendance.
Du régime de Sékou Touré jusqu’à celui d’Alpha Condé, en passant par celui de Lansana Conté et par la transition conduite par le capitaine Moussa Dadis Camara, tous les responsables politiques eurent recourt à l’ethnicité comme instrument politique et électoral, pour accéder ou se maintenir au pouvoir. Lansana Conté avait cherché à coopter une partie de l’élite peule, dont Cellou Dalein Diallo qui occupa différents ministères avant d’être nommé Premier ministre. Alpha Condé, lui, a préféré jouer de l’opposition entre les communautés pour alimenter le clientélisme ; mais il a fini par toutes se les aliéner, menant au passage les tensions à un point qu’elles n’avaient pas connu depuis plusieurs décennies.
À ce sujet, un rapport de l’État français, publié en 2018 à la suite d’une mission effectuée en Guinée, indique que : « […] les périodes électorales [donnent] lieu à des “moments de non-acceptation” où la variable ethnique prend le dessus sur tous les autres déterminants identitaires. […] les gens continuent de voter selon leur appartenance ethnique, et non pour un programme politique. […] Ainsi, un citoyen malinké aura tendance à soutenir le Président Condé alors qu’un citoyen peul se ralliera à l’opposition conduite par Cellou Dalein Diallo. Il apparaît que l’allégeance politique repose avant tout sur une fierté ethnique et une promesse de soutien communautaire. […] Ainsi, des quartiers réputés acquis au parti gouvernemental seront favorisés par rapport à d’autres. Cette crispation communautaire via le prisme du politique prend de l’ampleur à l’approche d’échéances électorales [5]. »
Un coup d’État de plus dans un pays et une région déstabilisés
La Guinée est coutumière des coups d’État. Celui du 5 septembre est le troisième de son histoire, bien qu’il soit le premier du vivant d’un président. Le 3 avril 1984, une semaine après la mort de Sékou Touré, Lansana Conté prend le pouvoir par la force avant de remporter les élections – truquées – successives, jusqu’à sa mort le 22 décembre 2008. Le lendemain, le capitaine Dadis Camara opère lui aussi un coup de force, dénonçant, comme les putschistes d’aujourd’hui, « la corruption généralisée, l’impunité et l’anarchie ». Le peuple exulte.
Les Guinéens conservent un souvenir très vif de la période de transition 2008-2010, qui les incite à la méfiance face à celle qui s’ouvre aujourd’hui. Et pour cause : elle s’est achevée dans un bain de sang. Après avoir annoncé la remise du pouvoir aux civils et l’organisation d’élections, le capitaine Dadis Camara décide de briguer la fonction présidentielle. Le 28 septembre 2009, le stade de Conakry, dans lequel se sont rassemblés les manifestants s’opposant à la candidature de Camara, est le théâtre d’un gigantesque massacre : la garde présidentielle ouvre le feu, tue 157 personnes et viole une centaine de femmes et de filles. Ces crimes n’ont jamais été jugés sous la présidence Condé, qui en a coopté les principaux responsables [6].
En surfant sur le discrédit d’une élite politique corrompue et vieillissante et sur l’aubaine que représente pour eux la lutte contre le djihadisme, les armées se renforcent financièrement, militairement et politiquement.
Aujourd’hui, c’est toute la sous-région qui est en proie à l’agitation de militaires ambitieux. Mais les coups d’État sont-ils la source de l’instabilité politique, ou l’inverse ? En surfant sur le discrédit d’une élite politique corrompue et vieillissante et sur l’aubaine que représente pour eux la lutte contre le djihadisme, les armées se renforcent financièrement, militairement et politiquement.
Ainsi, ce putsch s’inscrit dans un tournant autoritaire régional, avec le coup d’État au carré d’Assimi Goïta au Mali (18 août 2020 et 24 mai 2021) et celui du fils Déby au Tchad (21 avril 2021). Au Mali, le coup de force de Goïta fut précédé d’énormes manifestations contre le régime honni d’Ibrahim Boubacar Keita. De son côté, Alassane Ouattara est parvenu à se faire élire en 2020 pour un troisième mandat dans une Côte d’Ivoire encore traumatisée par la crise post-électorale de 2010-2011 qui fit plus de 3 000 morts.
Le Burkina Faso, exemple à suivre
Foucher et Depagne alertent : « L’exemple guinéen doit faire réfléchir les dirigeants de la région qui sont tentés de se maintenir au pouvoir coûte que coûte, en manipulant les processus électoraux et les constitutions, ou en installant des régimes autoritaires au sein desquels l’opposition est réduite au silence [7]. »
Le parfait exemple en est le Burkina Faso. Certes, dans ce pays, c’est une insurrection populaire, et non un coup d’État, qui a chassé en 2014 le président Blaise Compaoré, au pouvoir depuis l’assassinat de Thomas Sankara en 1987. Mais lui aussi briguait un mandat supplémentaire et inconstitutionnel, et l’insurrection a débouché sur l’instauration d’un régime démocratique. Le Niger est un bon contre-exemple en termes de gouvernance. L’élection démocratique de Mohamed Bazoum en 2021 doit beaucoup au succès de la présidence de Mahamadou Issoufou (2011-2021), bien qu’une tentative avortée de putsch ait eu lieu la veille de son investiture.
Alors que la transition commence à peine à dessiner ses contours, la société civile guinéenne porte sur elle de grandes responsabilités pour l’instauration d’une véritable démocratie.
À cet égard, ses dirigeants pourraient s’inspirer des succès obtenus au Burkina Faso. Dans ce pays, la société civile a joué un rôle majeur dans la chute de Compaoré et, plus important encore, dans le succès de la transition. Pendant que les partis d’opposition restaient attentistes et l’armée divisée, elle a été à l’initiative des négociations avec les militaires et de l’écriture de la charte de la transition, qui prévoyait la mise en place d’un parlement dans lequel les partis politiques étaient relativement marginalisés.
Si les partis souhaitaient l’organisation rapide des élections, la société civile a profité de la transition pour imposer des réformes structurantes comme celle du Code électoral, qui rend inéligibles « toutes les personnes ayant soutenu un changement anticonstitutionnel qui porte atteinte aux principes de l’alternance démocratique, notamment au principe de la limitation du nombre de mandats présidentiels », et celle du Code minier, améliorant les retombées locales de l’extraction minière [8].
Au risque de suivre le scénario malien où les militaires prennent peu à peu le contrôle intégral de l’administration et s’accrochent au pouvoir, le succès de la transition guinéenne dépendra de la mobilisation de sa société civile et de sa capacité à faire nation au-delà des appartenances communautaires.
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L’assaut du Capitole par les militants pro-Trump a précipité la chute du milliardaire et remis en question son avenir politique. Pour autant, les forces et dynamiques qui ont permis son élection en 2016 et sa progression électorale en 2020 ne vont pas disparaître avec lui, comme le montre un examen précis des évènements récents. À moins d’une présidence Biden radicalement transformative, un retour du trumpisme semble inéluctable.
Selon une vieille plaisanterie socialiste, les États-Unis ne peuvent pas subir de coup d’État, puisqu’il n’y a pas d’ambassade américaine à Washington. Mais si l’attaque du Capitole ne constitue pas une tentative de putsch, de quoi s’agit-il ? La majorité des miliciens qui ont envahi le Capitole ne semblaient pas poursuivre de but précis. Une fois passé les portes, certains cherchaient sur Google la localisation des bureaux des principaux élus. D’autres ont eu la politesse de respecter les parcours fléchés et de déambuler entre les cordons visiteurs. Une vidéo de Yahoo news capture parfaitement ce paradoxe. Le journaliste interpelle une militante en pleurs, alors qu’elle s’éloigne du Congrès. « Madame qu’est-ce qui vous est arrivé ? » « J’ai été gazée ! » « Vous essayez de rentrer dans le Capitole ». « Oui ! J’ai fait un mètre, on m’a poussé et j’ai été gazé ». « Et pourquoi vouliez-vous entrer ? » « On attaque le Capitole, c’est une révolution ! » s’indigne-t-elle, visiblement très contrariée. Un autre militant, coiffé d’un bonnet en forme de casque de chevalier, explique à CNN qu’il a vu des manifestants se poser dans une salle du Congrès pour allumer des joints. « Ils fument de l’herbe par là-bas », indique-t-il, incrédule. Si on ajoute le côté folklorique de certains costumes, le manque d’organisation de la foule et le profil hétérogène des participants, on serait tenté de prendre l’affaire à la légère. Aucune revendication économique, matérielle ou de justice sociale n’accompagne l’insurrection. Le seul objectif est de maintenir au pouvoir un milliardaire dont le principal succès législatif se résume à des baisses d’impôts pour les grandes fortunes et les multinationales. Les participants forment un curieux échantillon de militants pro-Trump. Aux côtés des blancs sans diplômes, on retrouve des banquiers, dirigeants d’entreprise, informaticiens, fils de notables, vétérans, médecins antivax et retraités. Un petit groupe de Texans a même affrété leur propre jet privé et posté sur les réseaux sociaux des images avec la légende « en route pour attaquer le Capitole ».
L’opération aura eu comme principal effet d’affaiblir considérablement celui qu’elle cherchait à maintenir au pouvoir. Les débats parlementaires visant à contester l’élection ont été écourtés. Donald Trump a perdu l’accès à ses moyens de communication principaux, dont son compte Twitter de manière définitive. Face aux critiques et menaces juridiques, il concède l’élection dès le lendemain des évènements. Une procédure de destitution accélérée a reçu le soutien de dix élus républicains. Dans les enquêtes d’opinion, Trump a perdu dix points auprès de ses anciens électeurs. Une partie de ses soutiens financiers et médiatiques prennent leurs distances. Qu’il s’agisse de sa capacité à se présenter à une élection future ou de devenir le faiseur de roi du Parti républicain, l’avenir politique de Donald Trump semble compromis. Pour Bhaskar Sunkara, fondateur de la revue socialiste Jacobin, l’attaque du Capitole montre avant tout la faiblesse de l’extrême droite aux États-Unis : désorganisée, brouillonne et peu intelligente, elle s’est révélée incapable d’atteindre ses objectifs. Le parallèle avec son leader Donald Trump est saisissant.
Pourtant, une tentative de coup d’État clownesque et maladroite n’en demeure pas moins une tentative de coup d’État, comme l’écrivait l’activiste Richard Seymour le 7 janvier. Depuis, de nombreux éléments troublants sont venus renforcer ce point de vue. La complaisance manifeste, voire la complicité de certains policiers, qui ont ouvert les barrières, pris des selfies avec les émeutiers et refusé de s’interposer, évoquent clairement un des marqueurs des putschs, à savoir le basculement des forces de l’ordre du côté des insurgés. La faiblesse du dispositif de sécurité, la lenteur avec laquelle les renforts ont été dépêchés – en particulier la garde nationale – et l’hésitation à faire un usage déterminant de la force interpelle. Surtout, lorsqu’on compare cet évènement aux manifestations Black Lives Matter de l’été 2020, durement réprimées dans le sang, parfois à la voiture bélier. Le risque de débordement était hautement prévisible, car planifié par les éléments les plus violents sur les réseaux sociaux et encouragé publiquement par plusieurs élus républicains. Le manque de moyens déployés par les autorités pour s’y opposer interroge. Le profil de certains instigateurs, des membres de milices néonazies préalablement identifiés comme potentiels terroristes par le FBI, ne laissait aucun doute quant à la nature des forces en présence.
Au-delà des signes distinctifs de l’extrême droite suprémaciste, les images de violence parlent d’elles-mêmes. Un policier a été tué à coups d’extincteur, soixante autres blessés. Des groupes compacts et coordonnés ont brisé les lignes policières en usant d’objets contondants qu’ils avaient inexplicablement été autorisés à amener au rassemblement initial. Selon de nombreux témoignages rassemblés par la presse, on est passé très près d’un bain de sang. Pour stopper une tentative d’incursion, un policier a tué une militante QAnon en faisant usage de son arme à feu. Alexandria Ocasio-Cortez, élue socialiste du Bronx, évoque une confrontation directe avec certains miliciens, et raconte avoir vu sa vie défiler devant ses yeux. À deux minutes près, Mike Pence aurait été directement exposé à la foule qui réclamait sa tête. Des bombes artisanales ont été retrouvées aux abords du siège des partis républicain et démocrate, et dans le Congrès. En attendant que toute la lumière soit faite sur les complicités et le déroulement des évènements, on retiendra qu’un groupe mieux organisé et plus déterminé aurait probablement réussi à prendre en otage des parlementaires et disposer pour quelques minutes de leur sort. Certes, cela n’aurait pas suffi à prendre le pouvoir, ni à le conserver, ce qui plaide contre l’emploi du terme « coup d’État ».
Cependant, les événements du 6 janvier ne sauraient être pris isolément. Ils représentent l’aboutissement logique de deux mois d’assauts répétés contre les institutions démocratiques du pays. Là aussi, les aspects funambulesques et absurdes des efforts déployés par Donald Trump ne doivent pas nous faire oublier le but poursuivi. La conférence de presse lunaire donnée aux abords d’un sex-shop, les auditions citoyennes factices et les actions judiciaires contradictoires ont fait les choux gras des humoristes. Mais les menaces de mort, coups de pressions et violences urbaines doivent être prises au sérieux. Si Trump a agi maladroitement entre deux parties de golf, ses intentions étaient claires : inverser le résultat des élections via des pressions sur les différents acteurs susceptibles de permettre ce coup institutionnel. Au lieu d’utiliser la violence, il a principalement eu recours aux flatteries, promesses de gloire et menaces diverses, utilisant son formidable poids politique en guise de carotte et de bâton. Sa conversation du 2 janvier avec le Secrétaire d’État de Géorgie, publiée par le Washington Post, montre l’étendue de ses efforts. De nombreux échanges similaires ont eu lieu en privé, en plus des dizaines de tweets et déclarations publiques. Mais Trump n’a pas bénéficié d’un appui extérieur déterminant, que ce soit du point de vue des institutions, des forces armées, de son parti au sens large ou du monde des affaires. Aussi spectaculaire qu’elle fut, l’attaque contre le Capitole peut s’interpréter comme un débordement qu’il n’avait pas pleinement anticipé.
Il aura des conséquences évidentes. Sur son avenir politique, d’abord. Le 5 janvier, Donald Trump incarnait encore la figure incontournable du Parti républicain. Il venait de remporter un nombre record de voix à la présidentielle, réalisant des gains substantiels auprès des Afro-Américains, des hispaniques et des blancs non-diplômés. Grâce à lui, le Parti républicain avait sauvé sa majorité au Sénat, progressé à la Chambre des représentants, et conquis un terrain précieux à l’échelle locale. Compte tenu du contexte – une pandémie doublée d’une crise économique – la performance restait honorable. En cas de victoire du Parti républicain aux sénatoriales de Géorgie, Trump aurait triomphé.
Au lieu de cela, son obsession contre le vote par courrier et ses allégations de fraudes ont découragé les républicains de voter, tout en mobilisant les électeurs de l’autre camp dans des proportions records. Impensable il y a encore deux mois, le Parti démocrate remporte les deux sénatoriales de Géorgie et le contrôle du Congrès. Trump devient le premier président à avoir perdu la Maison-Blanche, le Sénat et la Chambre des représentants en un seul mandat. Désormais, il représente un poids pour son parti, une machine à perdre. Les cadres républicains espèrent tourner la page.
Les premières déclarations publiques de Donald Trump après le 6 janvier visent à appeler au calme et garantir une passation de pouvoir apaisée, sans pour autant reconnaître sa propre responsabilité ou admettre l’absence de fraude électorale. Cette incapacité à faire amende honorable est une constante chez le milliardaire. En 2015 déjà, lorsque deux de ses militants avaient tabassé un sans-abri hispanique, Trump avait répondu de manière ambiguë, reconnaissant un accident « honteux » tout en affirmant « mes supporteurs sont des gens passionnés qui aiment notre pays ». Après l’attentat néonazi de Charlottesville contre des militants antiracistes, il avait maintenu qu’il « y avait des gens bien des deux côtés ». Cette incapacité à reconnaître ses torts et faire le minimum pour son propre intérêt politique l’a de nouveau desservi après l’attaque du Capitole, au point de compromettre son avenir politique et sa place dans la bonne société. Pour autant, s’en est-il fini du trumpisme ?
Le Parti républicain, un appareil « trumpisé »
Mercredi 6 janvier. Quelques heures après avoir évacué le Congrès en catastrophe, les parlementaires reprennent la certification des résultats. « La démocratie ne saurait être intimidée par des émeutiers », proclame le chef de la majorité républicaine Mitch McConnell au Sénat. Les couloirs du Capitole portent encore les stigmates de l’insurrection. Pourtant, les élus républicains engagés dans une tentative de subvertir les élections décident de poursuivre leurs efforts. Pas moins de 6 sénateurs et 138 représentants à la Chambre votent contre la certification des résultats. Certains le font par calcul politique, d’autre part aveuglement manifeste quant à la gravité des événements qui viennent de se dérouler, et leur propre rôle dans l’instigation des violences. Matt Gaetz, le jeune élu trumpiste de Floride, reprend une infox qui circule sur les médias conservateurs. Les violences seraient le fait de militants antifascistes ayant infiltré les milices pro-Trump, explique-t-il. Il se permet de faire la leçon aux démocrates « Je parie que vous ne voulez plus réduire les budgets de la police maintenant ». Ceux qui espéraient une prise de recul du Parti républicain en sont pour leurs frais. Seuls dix parlementaires se prononcent pour la destitution de Donald Trump, votée la semaine suivante à la Chambre des représentants.
Malgré la suppression du compte Twitter de Donald Trump, son principal outil pour jeter les membres de son parti à la vindicte de ses militants, les élus républicains hésitent à rompre avec le président sortant. À l’opportunisme de certains s’ajoute l’alignement idéologique d’autres. Trump n’était pas seul à haranguer les foules le 6 janvier. Son avocat Rudy Giuliani, qui a son rond de serviette dans tous les médias, avait suggérer de régler le contentieux portant sur les élections via un « jugement par combat », en référence à la série Games of Thrones. Mo Brooks, le parlementaire d’extrême droite de l’Alabama, avait appelé à marcher sur le Capitole avec force. D’autres élus avaient incité à la violence les jours précédents, comme la présidente du Parti républicain de l’Arizona, Ali Alexander. Plusieurs richissimes donateurs du Parti républicain ont dépensé des millions de dollars pour financer le meeting du 6 janvier et la campagne de désinformation visant à remettre en cause la légitimité des élections. Marjorie Taylor Green, élue de Géorgie et militante QAnon, a promis de déposer une résolution en faveur de la destitution de Joe Biden, dès le jour de sa prise de fonction. On pourrait également citer Mike Lee, le sénateur de l’Utah qui expliquait sérieusement que « la démocratie n’est pas l’objectif, l’objectif c’est la prospérité ». Le parti républicain ne manque pas de Trump en devenir, et son électorat reste majoritairement solidaire du milliardaire, selon les différentes enquêtes d’opinions effectuées après le 6 janvier. Sa fin de mandat calamiteuse ne doit pas nous faire oublier qu’en 2020, 74 millions d’Américains ont voté pour lui. Soit 11 millions de plus qu’en 2016, une progression spectaculaire qu’il convient d’analyser.
Le Trumpisme progresse électoralement en 2020
Si la défaite du milliardaire semble auto-infligée, elle a été néanmoins accompagnée d’une remarquable progression électorale. Ce phénomène s’explique d’abord par des facteurs structurels, qui ne vont pas disparaître avec Joe Biden. En premier lieu, la polarisation accrue de la société américaine s’inscrit dans une tendance longue. Les partis républicain et démocrate s’éloignent de plus en plus idéologiquement. À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, ils étaient constitués de larges coalitions. Les démocrates du Sud défendaient la ségrégation, les républicains du Midwest les syndicats, et les deux partis se retrouvaient autour du New Deal. Le réalignement en deux camps distincts s’est opéré progressivement, avec le vote pour les droits civiques et les programmes sociaux de la « Great Society » de Lyndon B Johnson, puis la stratégie sudiste de Nixon et son « law and order », et enfin la révolution néolibérale de Carter et Reagan. Au cours des années 1990 et 2000, les républicains poursuivent leur droitisation, au point de devenir un parti d’extrême droite revendiquant une forme d’hostilité à la démocratie. Inversement, depuis Al Gore, les démocrates défendent des programmes de plus en plus à gauche. Les électorats respectifs suivent la même trajectoire. Pour une frange importante d’entre eux, basculer d’un parti vers l’autre devient inimaginable. Ceci explique la résilience du socle électoral de Donald Trump, qu’il a pu consolider par différents moyens.
Le fait qu’il soit parti en campagne pour sa réélection avant même d’être investi président, enchaînant un total de 164 meetings entre le 4 décembre 2016 et le 2 novembre 2020, aurait fidélisé sa base. La stratégie d’opposition démocrate, qui a consisté à lui refuser sa légitimité en montant en épingle le scandale du Russiagate, peut également expliquer la consolidation des républicains derrière leur président. Une attitude encouragée par la tentative de destitution de 2020, elle aussi maladroite et partisane.
Le paysage médiatique américain constitue un autre facteur de polarisation. Comme le détaille le journaliste Matt Taibbi dans son livre-enquête Hate inc, les médias américains ne sont plus intéressés par leur mission d’information, mais par le profit. Or, il est plus rentable de cajoler ses abonnées en leur fournissant des contenus sur mesures, plutôt que de les informer objectivement. Du côté conservateur, Fox News et ses satellites ont été les pionniers de ce business model, depuis leur création. Avec l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, les médias centristes ou orientés à gauche ont adopté un mode de fonctionnement similaire. Selon une enquête récente, 91 % du lectorat du New York Times est constitué d’électeurs démocrates. Les chaînes CNN et MSNBC ne font guère mieux, avec 73 % et 95 % respectivement. Pour Fox News, la proportion est inverse, avec 93 % d’audimat républicain. Avant l’émergence du câble et d’Internet, les Américains s’informaient majoritairement via les trois grandes chaînes du pays, CBS, ABC et NBC. Leur stratégie marketing consistait à toucher la plus large audience possible, ce qui nécessitait une relative neutralité. Désormais, la presse choisit son camp et fait de l’autre bord politique l’ennemi à fustiger. Si les réseaux sociaux contribuent à cette polarisation, les américains s’informent d’abord par la télévision, comme le démontre les enquêtes récentes et le choix des campagnes politiques de concentrer l’essentiel de leur communication sur ces canaux traditionnels. Résultat, la majorité des électeurs évoluent dans des bulles d’informations hermétiques. Ce qui explique pourquoi 48 % d’entre eux estimaient que Donald Trump a bien géré la pandémie, alors qu’il a lui-même reconnu dans des enregistrements audio avoir sciemment menti sur la dangerosité du virus.
Cependant, la polarisation ne fait pas tout, et au-delà de la mobilisation de sa propre base, les élections à fort taux de participation se jouent sur les marges. Donald Trump y progresse grâce à l’économie. Parmi les 35 % d’électeurs qui citent ce thème comme principale préoccupation, 83 % ont soutenu le président sortant. De même, 72 % des personnes dont la situation matérielle s’est améliorée depuis 2016 ont voté Trump. Ce dernier domine toujours les hautes tranches de revenus, mais gagne du terrain auprès des classes moyennes et populaires. Le plan de relance de l’économie, voté par le Congrès en mars 2020, explique en partie cette tendance. Baptisé CARES Act, le programme inclut un chèque de 1 200 dollars pour tous les Américains gagnant moins de 75 000 dollars par an, sur lequel figure la mention de la part de Donald Trump. À cela s’ajoute une assurance chômage « sous stéroïde », pour reprendre les mots du démocrate Chucks Schumer. Soit 2 400 dollars par mois en supplément des aides existantes. Elle a permis aux millions de bénéficiaires de joindre les deux bouts, et parfois de voir leur revenu mensuel augmenter significativement, au point de faire temporairement reculer la pauvreté aux États-Unis. Ironiquement, les démocrates avaient imposé cette mesure à des républicains récalcitrants. Ceci expliquerait l’amélioration du score du président sortant auprès des classes populaires et ouvrières, qui ont apprécié l’aide financière directe.
En particulier, le milliardaire progresse de quatre points chez les Afro-Américains (12 %, contre 8 % en 2016) et de trois points auprès des hispaniques (à 32 %). Certes, le vote afro-américain reste un facteur déterminant du basculement des swing states du côté démocrate, et le taux de participation des hispaniques a augmenté dans des proportions beaucoup plus significatives que celui des autres catégories, faisant de ces deux électorats la clé du succès de Joe Biden. Mais même à la marge, la progression de Donald Trump auprès des minorités semble contre-intuitive.
Historiquement, ces groupes votent dans des proportions écrasantes pour les démocrates. Dans le cas des Afro-Américains, le phénomène remonte aux années quarante et aux programmes économiques du New Deal. L’opposition des républicains au mouvement des droits civiques a consolidé cet alignement. Pour les hispaniques, il s’agit plus clairement d’un vote de classe, renforcé par le racisme de la droite conservatrice. Ces électorats sont désormais considérés comme captifs par les stratèges démocrates. Un calcul encouragé par la part grandissante des hispaniques dans la société américaine. Concentré dans les États du Sud-ouest, le vote latino doit assurer une future hégémonie au Parti démocrate et lui permettre d’abandonner les classes ouvrières blanches et le monde rural pour se focaliser sur les grandes villes et banlieues aisées. Les problématiques de classes laissent ainsi la place aux questions identitaires, les démocrates incarnant le progressisme sociétal face aux forces réactionnaires. Ce schéma fataliste a été intégré par le Parti républicain, qui met tout en œuvre depuis 2010 pour réunir les conditions d’une conservation du pouvoir sans passer par une majorité de voix. Que ce soit en découpant les circonscriptions électorales sur des lignes démographiques avantageuses ou en faisant adopter au niveau local une série de lois permettant de compliquer l’accès au vote des minorités ethniques et des étudiants, le Parti républicain cherche à éviter par tous les moyens son obsolescence promise par les évolutions démographiques.
La tendance observée en 2020 vient déjouer ces calculs. Outre la progression de Trump, les républicains réalisent des scores encourageants à l’échelle locale. Des tendances de fond expliquent en partie ce retournement de situation. La concentration des démocrates dans les grandes villes et les États les plus peuplés les désavantagent au Congrès et à la présidentielle, décidés par le Collège électoral. Les jeunes hommes afro-américains votent de plus en plus pour le Parti républicain, car ils ne fréquentent pas aussi assidûment que leurs aînés les paroisses, lieu de politisation par excellence. Côté hispanique, l’entrée de ce groupe social dans la classe moyenne permet de comprendre son basculement marginal vers les républicains. À cela s’ajoute une hostilité à l’immigration illégale portée par certains de ces électeurs, selon le syndrome du “dernier arrivé” théorisé par la sociologue de Berkeley Arlie Hoschild , et un conservatisme sur les questions sociétales liées à une pratique plus assidue de la religion catholique. Dans les pages du Monde diplomatique, Murtaza Hussain explique que le racisme de Donald Trump, dénoncé par les classes intellectuelles surreprésentées dans la presse, n’est pas nécessairement perçu comme tel par les principaux intéressés. Ces derniers ne se définissent pas en priorité par leur couleur de peau, mais plus souvent par leurs affinités culturelles et intérêts matériels. Le basculement de la vallée du Rio Grande en faveur de Donald Trump permet d’éclaircir ce phénomène. Outre une potentielle animosité envers l’immigration illégale et un conservatisme religieux, ces populations ont vu leurs perspectives économiques s’améliorer sous la présidence du milliardaire. Le secteur pétrolier et la militarisation de la frontière y fournissent des emplois bien rémunérés. Selon eux, une victoire de Joe Biden les placerait indirectement sous la menace d’un déclassement.
Le Parti démocrate a trop parié sur les questions identitaires, et oublié que les hispaniques et afro-américains faisaient partie intégrante de la classe ouvrière. En choisissant d’abandonner ces classes au profit des diplômées peuplant les grandes villes et banlieue aisée, le Parti démocrate s’est tiré une balle dans le pied. À moins qu’il change rapidement de fusil d’épaule, il risque d’être durablement mis en échec par une droite revigorée.
Biden, un mandat pour enterrer le trumpisme ?
Cependant, il ne saurait y avoir de fatalité. La présidence de Joe Biden représente une opportunité unique d’inverser les tendances, et de renvoyer le trumpisme aux oubliettes. Le président démocrate bénéficie de circonstances favorables. Le déploiement du vaccin, le plan de relance covid et la reprise économique devraient asseoir sa popularité. Sa courte majorité au Congrès lui permet de faire passer une partie de ses réformes. Rien ne garantit que Mitch McConnell et le Parti républicain s’engage dans une logique d’obstruction aussi féroce que ce qu’ils avaient opposé à Obama. Biden n’est pas aussi polarisant que son prédécesseur, pour des raisons qui touchent autant à sa couleur de peau qu’à ses origines, plus modestes. Les médias conservateurs auront d’autant plus de mal à le diaboliser. Mais après ? Les causes profondes du trumpisme ne vont pas disparaître avec une modeste embellie. Outre les inégalités économiques, il existe une véritable défiance envers les institutions politiques, dont la corruption n’en finit plus de surprendre. Une étude de Thomas Ferguson de 2019 a ainsi démontré qu’il existait une corrélation presque parfaite entre la quantité d’argent versé à un candidat par les intérêts privés, et son électabilité. Et comme le détaille une seconde étude conduite par l’Université de Princeton en 2015, les lois votées par les parlementaires épousent parfaitement les intérêts des grandes entreprises et des hauts revenus, alors qu’il n’existe aucune corrélation entre l’action politique menée et les aspirations de 90 % de la population. Cette déconnexion produit des effets quantifiables. Près d’un Américain sur deux ne peut pas faire face à une dépense inopinée de plus de 400 $. Le FMI estime à 35 000 milliards de dollars les sommes cachées dans les paradis fiscaux ces trente dernières années. Mis bout à bout, ces faits dénoncés comme « un vol organisé » par Noam Chomsky expliquent le succès du trumpisme.
Les inégalités économiques et la peur du déclassement demandent des transformations profondes. On ne vainc pas l’extrême droite avec des programmes sociaux accessibles “sous conditions de ressources”, ni avec des lois écrites par des lobbyistes. On la bat avec une politique de classe, capable de fédérer les milieux populaires en améliorant directement leurs conditions matérielles d’existence.
Les institutions américaines favorisent structurellement le Parti républicain. Il contrôle toujours le pouvoir judiciaire, et pourrait reprendre le Congrès dès les élections de mi-mandat de 2022. La fenêtre d’opportunité sera alors refermée, et le retour des forces réactionnaires inéluctable. Biden dispose des moyens suffisants pour éviter ce scénario, mais sera-t-il capable de les déployer ?
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Neuf mois après le coup d’État militaire qui a renversé Evo Morales, dans un contexte de remontée de la gauche dans les sondages, la présidente par intérim de la Bolivie Jeanine Áñez a suspendu les élections pour la troisième fois. Au terme d’une grève générale menée par la fédération syndicale COB (Centrale ouvrière bolivienne), une date a finalement été donnée pour la tenue d’élections. La lutte qui a secoué le pays entre-temps n’est pas sans rappeler les grandes mobilisations des années 2000 contre les gouvernements néolibéraux boliviens. Par Denis Rogatyuk et Anton Flaig, traduction Elsa Revcolevschi.
Le rassemblement d’El Alto a été la plus grosse manifestation depuis les protestations contre le coup d’État des populations autochtones en réponse immédiate au renversement d’Evo Morales en novembre. Lors de ces événements, au moins trente sept manifestants avaient été abattus. Ces manifestations ayant été ignorées par le président du tribunal électoral nommé par le nouveau gouvernement, Salvador Romero, une grève générale illimitée a démarré le lundi 3 août avec des manifestations, des marches et des barrages routiers se propageant rapidement à travers la Bolivie. En vingt-quatre heures, plus de soixante-quinze routes et autoroutes principales des provinces de La Paz, Cochabamba, Santa Cruz, Oruro et Potosí ont été complètement ou partiellement bloquées par les branches syndicales locales et les mouvements sociaux.
Les blocus appuyés par la COB ont été largement soutenus par les syndicats et les mouvements sociaux. Parmi les participants figuraient la Fédération syndicale des mineurs boliviens (FSTMB), les producteurs de coca (les Six fédérations du Trópico de Cochabamba), la Fédération des femmes Bartolina Sisa, la Fédération des paysans de Tupac Katari et la Confédération syndicale des communautés interculturelles de Bolivie (CSCIB). Ces luttes contre des gouvernements néolibéraux par le biais de mobilisations de masse ne sont pas nouvelles pour ces forces qui avaient déjà marqué leur opposition lors de l’historique « guerre du gaz » en 2003 et la « guerre de l’eau » en 2000 à Cochabamba. Après les premiers jours de blocus, le 6 août, la Cour suprême électorale (TSE) a été contrainte d’ouvrir des pourparlers avec les mouvements sociaux afin d’établir la date définitive des élections.
À l’issue d’une nuit de négociations tendues auxquelles ont participé la COB, le TSE et les deux chambres de l’Assemblée législative plurinationale, le 8 août, aucun accord n’a été conclu. Le tribunal électoral continue de rejeter toutes les tentatives de maintien des élections à une date s’approchant de celle initialement prévue le 6 septembre. Le lendemain, une tentative du gouvernement d’Áñez de convoquer un dialogue politique national s’est soldée par un échec humiliant lorsque non seulement les forces du MAS (Mouvement vers le socialisme) de Morales mais pratiquement toutes les forces politiques ont boycotté la réunion, à l’exception de l’Alliance constituée par le gouvernement (« Juntos ») et de deux petits partis de droite.
La COB s’oppose désormais fermement à la tentative du nouveau gouvernement de retarder les élections, contre une prise de position moins forte à ce sujet jusqu’à présent. Le gouvernement issu du coup d’État cherchant à éviter un passage par les urnes, mettra à l’épreuve la puissance des mouvements sociaux boliviens – et leur volonté de se tenir aux côtés de Morales et ses alliés.
L’échec du soutien apporté par la COB et la FEJUVE à Evo Morales
Cette relation ne pouvait être tenue pour acquise. Peu avant les élections présidentielles d’octobre 2019 en Bolivie, l’alliance des travailleurs « métisses urbains » et des mouvements sociaux autochtones ruraux qui avaient longtemps soutenu le gouvernement de Morales avaient commencé à montrer des signes d’essoufflement. Après quatorze ans de gouvernement, il ne restait plus grand-chose de l’esprit révolutionnaire qui avait conduit le parti MAS de Morales au pouvoir. Le prestige lié à son statut de premier président indigène de Bolivie s’était émoussé.
Lors des élections du 20 octobre, environ 47% du vote populaire s’est prononcé en faveur du maintien au pouvoir de Morales pour un autre mandat. Cela peut sembler un score élevé pour un scrutin uninominal mais, en comparaison, en 2014, il avait remporté la victoire avec 61,36% de soutien. Le référendum constitutionnel de 2016 sur l’autorisation de Morales et du vice-président Álvaro García Linera à se présenter pour un quatrième mandat historique a vu le vote du MAS tomber en dessous de 50% pour la première fois depuis 2005 – une chute significative qui a déclenché l’effet domino aboutissant au coup d’État de novembre 2019.
Alors que Morales a finalement obtenu le droit de se présenter à l’élection présidentielle de 2019, grâce à une décision de la Cour constitutionnelle plurinationale, l’opposition de droite a investi beaucoup de temps et d’énergie dans la construction d’un récit selon lequel la Bolivie était devenue un narcostate et une « dictature », en raison du refus de Morales d’accepter les résultats du référendum. Ce récit a trouvé son expression dans l’extrême violence perpétrée lors de la campagne électorale d’octobre dernier par des groupes d’extrême droite comme le mouvement 21F, le groupe de résistance de la jeunesse Cochala et l’Union de la jeunesse de Santa Cruz, suivie d’une mutinerie policière début novembre et du coup d’État militaire le 10 novembre.
Les bastions autochtones du MAS ont été les principales victimes de la violence entourant les élections d’octobre. Les deux principaux massacres se sont produits à Sacaba, Cochabamba contre les producteurs de coca fidèles à Morales issus des Six fédérations du Trópico et à Senkata, contre les habitants indigènes Aymara auto-organisés d’El Alto (FEJUVE).
Face à une telle persécution, ni la FEJUVE ni la COB n’ont fermement défendu le gouvernement de Morales. Avec une énorme campagne médiatique de l’Organisation des États américains parlant de « fraude électorale », de manifestations de masse de la droite, et l’armée et la police exigeant la démission de Morales, le chef de la COB, Huarachi, a rejoint le camp des « pacificateurs ».
Comme de nombreux dirigeants syndicaux, il a été l’objet de menaces de mort et lorsque la police et l’armée ont forcé Morales à démissionner, Huarachi ne s’y est pas opposé, prétextant que cela pouvait contribuer à « pacifier le pays ». De nombreux partisans inconditionnels du MAS ont considéré cela comme une trahison.
Ces derniers mois, ces mouvements sociaux ont pourtant repris de la vigueur et durci leur ligne. Cela est notamment dû à la relative absence du gouvernement Áñez pendant la crise du coronavirus et à une forte demande de justice après une période de répression intense. Sous la direction de Basilio Villasante, la FEJUVE, s’inscrivant dans le cadre du « Pacte d’unité » affilié au MAS, travaille avec des groupes COB avec lesquels le gouvernement Áñez avait refusé toute négociation.
En annonçant la grève générale indéfinie et les mobilisations de masse, la COB a ressuscité l’unité perdue en novembre dernier, entre les paysans, les mineurs et les ouvriers urbains. Au cours des dernières décennies, c’est précisément cette unité et cette mobilisation de masse permanente qui ont rendu possible la nationalisation des ressources naturelles et l’essor économique du pays lors des premières années de gouvernement du MAS. Plusieurs semaines avant le début des marches, le chef des mineurs, Orlando Gutiérrez, de la FSTMB (Federación sindical de trabajadores mineros de Bolivia), a déclaré : « Il ne s’agit plus d’un parti politique. Il s’agit de la dignité du peuple. »
Mémoire des luttes
Dans son discours à la manifestation d’El Alto, Huarachi a évoqué les luttes de l’histoire bolivienne récente, mentionnant son expérience personnelle de manifestant lors de la guerre du gaz de 2003. « Comment pouvons-nous oublier ces luttes et ceux qui ont donné leur vie lors de ces luttes ? » s’est-il interrogé avant d’affirmer : « Après de nombreuses années, le peuple est parvenu à s’unir à nouveau et demande au gouvernement de respecter le maintien de l’élection le 6 septembre. »
Le lendemain de la marche, le gouvernement du coup d’État a intenté une action pénale contre lui et d’autres syndicalistes pour « promotion d’actes criminels et atteinte à la santé publique ».
Les mineurs – représentés par le propre syndicat de Huarachi, la FSTMB – étaient autrefois le principal bastion de l’organisation ouvrière bolivienne, à la tête de la Révolution nationale des années 1950 en réaction aux dictatures militaires et à la politique néolibérale inspirée par le FMI. Leur travail dans les mines, au sein d’un pays dépendant fortement de l’exportation de ses minerais, a fait d’eux les acteurs du secteur le plus fort – et le seul armé – parmi les organisations de travailleurs. La situation a évolué suite à la fermeture des mines appartenant à l’État sous Víctor Paz Estenssoro en 1985, ce qui a sapé le syndicat.
Ces dernières années, le gouvernement de Morales a empêché la fermeture de mines appartenant à l’État tout en accordant des subventions aux mines privées afin de leur permettre de rémunérer correctement leurs employés. Cela a contribué à faire de la FSTMB (et de la COB), des alliés proches du « processus de changement ». Mais même si la FSTMB a perdu une partie de son influence, son héritage se poursuit au sein des syndicats militants impliquant d’anciens mineurs, comme les Six fédérations du Trópico, les producteurs de coca des Yungas, les associations syndicales d’El Alto et de nombreuses banlieues indigènes.
Ces organisations sont encore sous l’influence idéologique de la culture indigène pré-capitaliste, mais aussi des traditions syndicales. La COB a également une valeur symbolique majeure compte tenu de son rôle historique dans la lutte pour la démocratie.
La COB doit ainsi représenter ses soutiens traditionnels parmi les travailleurs et, en même temps, la classe moyenne indigène qui a émergé sous la présidence de Morales comprenant un grand nombre d’étudiants. Sous le gouvernement d’Áñez, une partie de cette nouvelle classe moyenne autochtone a commencé à perdre les droits sociaux conquis au cours de la dernière décennie, avec des politiques néolibérales brutales affaissant leur niveau de vie.
Ainsi, l’incapacité économique du gouvernement d’Áñez à faire face à la crise économique a fini par renforcer les mouvements sociaux et la COB, tandis que le racisme latent des dirigeants du gouvernement renvoie les autochtones de la classe moyenne dans le giron du MAS.
Échos à 2003
De nombreux partisans du MAS et intellectuels de gauche comme Jorge Richter évoquent un parallélisme entre la situation actuelle et les turbulences néolibérales du début des années 2000, ayant permis à Evo Morales d’accéder au pouvoir. On peut en effet relever de nombreuses similitudes.
On retrouve les mêmes longues files d’attente pour acheter du gaz qu’en 2003, le gouvernement demandant des prêts au FMI, des manifestations de masse, des chars dans les rues assurant la protection d’un gouvernement impopulaire et le radical aymara-indianiste Felipe Quispe Huanca réitérant son soutien aux blocus de la COB.
Quispe a sans doute été la figure la plus emblématique de la lutte pour les droits des autochtones tout au long des années 1990 et au début des années 2000. Alors qu’il était la voix intellectuelle de la guerre du gaz de 2003, sa phrase « Je ne veux pas que ma fille soit votre femme de ménage » a bouleversé la politique bolivienne.
Il n’a jamais été membre du MAS et est depuis 2014, l’un des critiques indianistes les plus sévères des actions du gouvernement Morales. Pourtant, même parmi ces critiques, il n’est pas le seul à prendre position en faveur des protestations actuelles. Le Dr Félix Patzi, gouverneur indigène de La Paz et ancien politicien du MAS, a déclaré que Jeanine Áñez finirait comme Gonzálo Sánchez de Lozada (« Goni »), le président renversé par les manifestations anti-privatisation de 2003 « en s’échappant en hélicoptère du palais par crainte des conflits à venir. Le peuple a été lassé d’elle et va se soulever ».
Réprimer le MAS
Il y a cependant une différence importante entre le gouvernement Áñez et celui de Goni : ce dernier avait remporté une élection démocratique, bien que celle-ci ait été courte. Après son éviction, il a été remplacé par son vice-président Carlos Mesa. Áñez a pris ses fonctions grâce à un coup d’État de la police militaire au nom de la démocratie et de « Dieu », avec le soutien des classes moyennes et supérieures.
La grande majorité de la presse bolivienne a présenté la marche dirigée par la COB comme une révolte organisée par le propre parti MAS de Morales, alimentant le discours du gouvernement, selon lequel les mobilisations de masse auraient pour ambition de déstabiliser le pays au milieu d’une pandémie. La presse a régulièrement dépeint les manifestants comme des « sauvages ».
Les principaux téléspectateurs et lecteurs de ces médias sont issus de la classe moyenne traditionnelle des grandes villes, et dans le bastion des séparatistes blancs de Santa Cruz, comprenant aussi des travailleurs. Ensemble, ils constituent un bloc anti-MAS fort, désireux d’élire « n’importe qui » sauf un gouvernement MAS renouvelé.
Le journaliste Fernando Molina a expliqué ce phénomène. La classe moyenne traditionnelle n’a jamais vraiment accepté le président indigène Morales. Pour eux, la classe moyenne autochtone émergente érodait le « capital scolaire » de la vieille classe moyenne privilégiée d’origine partiellement espagnole.
Ainsi, les manifestations contre Morales ne concernaient pas seulement une prétendue « fraude électorale ». Elles étaient les formulations détournées d’un rejet du pouvoir indigène devant être remplacé par un bloc de pouvoir reposant sur « les forces militaires et policières, le pouvoir judiciaire, les médias de masse, les universités et les organisations et institutions des classes moyennes et supérieures ».
Étant donné sa propre corruption et ses divisions internes, ainsi que la mauvaise gestion de la crise dramatique du Covid-19 par le gouvernement, ce mouvement s’est, au demeurant, largement démobilisé ces derniers mois. Principal challenger de Morales aux élections d’octobre, l’ancien président Carlos Mesa n’a pas réussi à réunir suffisamment d’électeurs blancs et métisses de la classe moyenne derrière sa propre candidature.
Si des élections démocratiques ont finalement lieu, il tentera de se servir de la formule du « vote utile », en se présentant comme l’unique candidat capable de remporter une élection démocratique contre le MAS. Dans la période entre le coup d’État de novembre 2019 et le début de la crise du Covid-19 en mars, cette affirmation était probablement pertinente. Il n’est plus possible de dire cela aujourd’hui au vu de la réalité sociale du pays, transformée par le passage de la crise sanitaire.
Covid-19 et crise économique
Pendant plus de cent jours de « quarantaine », le gouvernement n’a pas acheté de respirateurs et a omis d’informer les populations autochtones de la dangereuse pandémie, allant jusqu’à fermer leurs stations de radio. Ceci explique pourquoi le système de santé n’a pas tardé à s’effondrer. Depuis lors, dans un pays qui ne compte que 11 millions d’habitants, des milliers de personnes meurent dans les rues.
Dans le même temps, la situation économique s’est considérablement aggravée, alors qu’au cours des treize années de règne du MAS, la Bolivie avait régulièrement enregistré la plus forte croissance économique d’Amérique latine. Cela avait eu lieu alors que Luis Arce Catacora, aujourd’hui candidat à la présidentielle du MAS, était ministre de l’Économie. En un peu plus d’une décennie, l’extrême pauvreté avait diminué de plus de moitié, passant de 38,2% en 2005 à 15,2% en 2018 ; la pauvreté modérée était également passée de 60,6% en 2005 à 34,6% en 2018. En ce sens, sous Evo Morales et Luis Arce, la Bolivie avait connu une décennie en or.
La population indigène défavorisée travaillant dans l’économie informelle en a été la principale bénéficiaire. Le gaz naturel a été nationalisé, ce qui a permis des investissements massifs. Des avantages sociaux ont été mis en place pour les personnes âgées, les mères, les parents etc. De grands travaux d’infrastructures ont été réalisés permettant la construction d’écoles, d’universités, d’hôpitaux et de transports publics, y compris des projets modernes comme les téléphériques urbains reliant La Paz et El Alto.
Une nouvelle génération d’adolescents autochtones de la classe ouvrière est entrée pour la première fois à l’université. L’année dernière, le gouvernement MAS disposait de ressources financières suffisantes pour commencer à créer un système de santé universel (SUS), afin de faire de l’accès aux soins un droit fondamental et de transformer la Bolivie en un pays véritablement indépendant.
Mais plus de la moitié de la main-d’œuvre dépend encore, directement ou indirectement, d’un travail quotidien dans le « secteur informel ». Après plus d’une centaine de jours de quarantaine, sans aucune politique sociale agissant pour atténuer ses souffrances, ce secteur se trouve aujourd’hui sous pression. Une partie de la nouvelle classe moyenne autochtone perd tout ce qu’elle possédait. Les pauvres ont faim, malgré les initiatives de quartier comme les « pots communs » et « les gens se sauveront ». Cette terrible situation sert de socle aux futurs conflits sociaux à venir.
Une épreuve décisive
Face à l’attitude provocatrice du gouvernement, la COB et les mouvements sociaux ont ainsi choisi la voie de la mobilisation de masse par le biais de blocus organisés dans tout le pays depuis le 3 août. Reste à savoir si ces forces parviendront à contraindre le tribunal électoral à faire preuve d’un minimum d’indépendance institutionnelle en imposant un vote démocratique.
Le fait que le gouvernement parvienne à suspendre les élections démontre qu’il pourrait tout se permettre, dans le plus grand mépris des droits démocratiques, en continuant à piller ouvertement les ressources des entreprises publiques et à persécuter les syndicalistes et les militants autochtones. De nouveaux massacres similaires à ceux de novembre 2019 ou du début des années 2000, ne sont pas inenvisageables – avec l’indifférence des médias et ONG occidentaux.
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Cinq mois
après le coup d’État en Bolivie, le gouvernement poursuit ses politiques de répression des syndicalistes et des dirigeants du Mouvement vers le socialisme (MAS) dirigé par Evo Morales. Dans sa tentative d’éviter une possible victoire du MAS lors des élections générales prévues en mai prochain, le Tribunal suprême électoral (TSE), qui compte parmi ses membres des alliés de la dirigeante Jeanine Añez, a interdit à Evo Morales et à son ancien ministre des Affaires étrangères Diego Pary de se présenter comme candidats au Sénat. En remontant le cours des événements qui ont abouti au coup d’État du 10 novembre et l’ont suivi, il semble bien que les efforts du régime pour se maintenir coûte que coûte au pouvoir doivent se poursuivre jusqu’aux élections et, en cas de victoire, bien au-delà. Par Denis Rogatyuk, traduction Sylvie Cappon.
Les événements du 10 novembre en Bolivie ont ravivé dans les mémoires le souvenir douloureux d’une époque que beaucoup pensaient révolue en Amérique latine. La démission d’Evo Morales et d’Álvaro García Linera s’est produite après plusieurs jours de manifestations violentes de la droite, de mutineries au sein de la police et sur intervention de l’armée. C’est la première fois en Amérique latine depuis le coup d’État au Honduras en 2009 qu’un gouvernement élu est contraint à démissionner par la force.
La prise de pouvoir de la sénatrice de droite Jeanine Añez le 12 novembre a été appuyée par diverses factions ayant fomenté le coup d’État, notamment par Fernando Camacho, leader d’extrême-droite et ancien dirigeant du Comité civique de Santa Cruz, une organisation paramilitaire, et Carlos Mesa, président de Bolivie de 2003 à 2005 et candidat malheureux à la présidentielle lors des élections générales du 20 octobre dernier. Le gouvernement de facto a rapidement rompu tous les liens avec les États de la région en se retirant de l’ALBA (Alliance bolivarienne pour les Amériques) et de l’UNASUR (Union des nations sud-américaines). Il a expulsé les 800 médecins cubains présents sur le sol bolivien et renoué les liens diplomatiques avec les États-Unis et Israël.
[lire ici l’article de Guillaume Long pour LVSL : « le tournant à 180 degrés de la politique étrangère bolivienne depuis le coup d’État »]
La persécution de la population d’origine indigène, des militants et des membres du Mouvement vers le socialisme (MAS) a atteint des niveaux inédits depuis les massacres d’octobre noir en 2003. À cette époque, lors de manifestations contre les privatisations, le gouvernement néolibéral de Gonzalo Sánchez de Lozada, dit « Goni », avait assassiné des dizaines d’indigènes
et de syndicalistes dans la ville d’El Alto. Cette fois, ce sont 34 manifestants qui ont été tués et 115 autres blessés durant des soulèvements contre le coup d’État dans le secteur de Senkata à El Alto et dans la commune rurale de Sacaba, dans le département de Cochabamba. La censure et les attaques contre des médias publics et journalistes étrangers sont devenus monnaie courante, en particulier contre les stations de radio dirigées par des syndicats et coopératives dans les zones rurales qui soutiennent traditionnellement Evo Morales.
Enfin, la légitimation du coup d’État par l’OEA, Organisation des États américains, complice de longue date d’une guerre économique et politique contre le Venezuela, et le retour récent en Bolivie de l’agence USAID, notoire pour les financements et les formations qu’elle apporte à des groupes politiques pro-étasuniens sur tout le continent, ont démontré l’ampleur de l’alignement du nouveau régime sur Washington.
Comment l’un des gouvernements les plus efficaces de toute l’Amérique du Sud, installé de longue date, a-t-il pu être renversé de façon si soudaine ?
Le « Non » au référendum
Même si un certain nombre d’analyses font remonter les origines du récent coup d’État aux tentatives ratées de chasser Evo Morales du pouvoir en 2008 et en 2009-2010, l’événement politique qui a le plus directement préparé la voie à ce coup a été le référendum constitutionnel organisé le 21 février 2016. [En 2008, l’opposition a menacé le gouvernement d’Evo Morales d’opérer la partition de la Bolivie à partir de la sécession des riches provinces de l’Est ndlr].
Puisque la Constitution de 2009 prévoyait une limite de deux
mandats présidentiels, ce référendum cherchait à déterminer si Evo Morales pourrait briguer un nouveau mandat aux élections de 2019. Le « Non » l’a emporté avec 51,3% des voix ; le verdict du Tribunal constitutionnel bolivien a cependant permis à Evo Morales de contourner le suffrage, et de se représenter une nouvelle fois. Ce résultat a m
arqué la première victoire électorale importante de l’opposition bolivienne, et a posé les bases pour la construction d’un pacte unitaire entre les différents secteurs opposés à Evo Morales, traditionnellement divisés par des facteurs ethniques, régionaux, religieux ou d’appartenance idéologique. La campagne pour le référendum a débouché sur la formation dans tout le pays de plateformes et de comités du « 21F » (21 février, date du référendum), qui ont ensuite joué un rôle important dans l’organisation des manifestations et des grèves ayant précédé les élections d’octobre 2019, ainsi que dans la campagne électorale de plusieurs candidats aux présidentielles. Ces groupes du 21F, aux côtés de partis d’opposition, ont aussi eu une implication non négligeable dans la campagne menée sur les réseaux sociaux contre le gouvernement de Morales suite aux feux de forêt qui ont ravagé la région de la Chiquitanía, à l’est du département de Santa Cruz, tout au long d’août et de septembre 2019.
Ils ont aussi bénéficié de l’appui de Jhanisse Vaca
Daza, partisane d’un renversement du régime. Diplômée de la Harvard Kennedy School avec une formation en « Direction de mouvements non violents pour le progrès social », c’est à la tête de son organisation « Ríos de Pie » qu’elle a dirigé la campagne #SOSBolivia sur les réseaux sociaux, en imputant la responsabilité des incendies aux politiques de déforestation menées par le gouvernement de Morales et à son soutien au secteur agro-industriel dans le département de Santa Cruz. Cette campagne, émaillée de tentatives de désinformations, n’a fait qu’attiser les braises du mécontentement durant la période qui a précédé les événements d’octobre.
Les élections d’octobre et l’intervention de l’OEA
Une fois confirmées les candidatures d’Evo Morales et de ses trois principaux opposants de droite, l’ancien Président Carlos Mesa, le sénateur Óscar Ortiz et le pasteur évangélique Chi Hyun Chung et alors que la campagne commençait à battre son plein en août, le gouvernement dirigé par le MAS autorisa la présence d’un certain nombre d’observateurs internationaux durant la période des élections, et notamment celle de l’Organisation des États américains (OEA).
En vertu du système électoral bolivien, les élections comportent un second tour si au premier tour, aucun candidat n’a réuni 50 % des votes, ou si un candidat a réuni 40 % des suffrages mais avec une différence d’au moins 10 % avec le candidat le plus proche. Les résultats préliminaires publiés par le Tribunal suprême électoral le 20 octobre donnaient Evo Morales en tête avec presque 46 % des suffrages, son rival le plus proche, Carlos Mesa, obtenant 38 % alors que 13 % des votes exprimés restaient encore à comptabiliser.
Le décor était planté pour l’étape suivante du coup d’État : les allégations de fraude. Le décompte final et total des voix confirma la victoire d’Evo Morales dès le premier tour, avec 47 % des suffrages contre 36,5 % pour Carlos Mesa, résultat que le candidat conservateur refusa d’accepter. La situation se compliqua d’autant plus que les premières déclarations de l’OEA jetèrent le doute sur la légitimité du comptage des votes effectué par l’organe électoral, en citant des « irrégularités » non spécifiées quant à la rapide augmentation du pourcentage obtenu par le MAS dans les derniers 13 % de votes comptabilisés. Le rapport préliminaire des observateurs de l’OEA publié le 9 novembre conseillait « fortement » au gouvernement bolivien d’organiser un nouveau scrutin et reprenait l’accusation d’irrégularités « massives » concernant les résultats finaux, servant ainsi de catalyseur pour l’étape finale et décisive du coup d’État, qui intervint dès le jour suivant. Et même si les analyses indépendantes menées par des institutions telles que le CEPR (Center for Economic and Policy Research) et le CELAG (Centro Estratégico Latinoamericano de Geopolítica) n’apportaient absolument aucune preuve à l’appui des allégations de l’OEA, les déclarations de cette dernière suffirent à donner un vernis de légitimité internationale au coup d’État.
Le Comité civique de Santa Cruz
Le Comité civique de Santa Cruz (Comité Cívico pro Santa Cruz), un groupe d’extrême-droite issu de la « société civile » entretenant des liens étroits avec les organisations néo-pentecôtistes et évangéliques de Santa Cruz, avait joué un rôle important en 2008 dans la tentative de coup d’État et d’assassinat visant Evo Morales, notamment par le biais de sa branche paramilitaire, l’Union des jeunes de Santa Cruz (Uníon Juvenil Cruceñista). Fernando Camacho, l’un des principaux leaders des mobilisations anti-Evo Morales dans la province de Santa Cruz qui se sont ensuite propagées dans l’ensemble du pays, avait dirigé l’Union des jeunes avant de devenir Président du Comité civique en tant que tel en février 2019. Alors qu’il était peu connu en Bolivie jusqu’à octobre 2019, son parcours politique rappelle celui de son homologue extrémiste au Brésil, Jair Bolsonaro. Issu de l’élite de propriétaires terriens de Santa Cruz et lié de près aux Églises évangéliques, Camacho est connu pour ses liens avec la faction la plus raciste de l’extrême-droite bolivienne, ainsi qu’avec Branko Marinkovič, ancien dirigeant boliviano-croate du Comité civique de Santa Cruz et l’un des leaders de la tentative de coup d’État de 2008.
Sur la période allant du 21 octobre au coup militaire du 10 novembre, le Comité civique a joué un rôle essentiel pour paralyser la région avec la construction de barrages routiers improvisés, l’attaque de militants et l’incendie de locaux de campagne du MAS ainsi que de bâtiments du Conseil suprême électoral. Les tactiques directes et agressives du Comité civique et les appels de Camacho à la démission d’Evo Morales, à l’occasion d’une visite surprise à La Paz le 4 novembre, l’ont placé au centre de la scène des forces d’opposition, volant la vedette à Carlos Mesa comme leader du coup d’État.
Les mutineries de l’armée et de la police et le coup d’État militaire du 10 novembre
L’assaut final sur La Paz de Fernando Camacho et la démission d’Evo Morales le 10 novembre au soir n’auraient pas été possibles sans le soutien obtenu de la branche répressive traditionnelle de l’État durant les jours précédents. La mutinerie des forces de police qui avait commencé à Cochabamba le 8 novembre s’est ensuite répandue dans d’autres capitales régionales telles que Sucre, Santa Cruz, Tarija puis enfin La Paz, en privant de fait le gouvernement d’Evo Morales de ses forces de sécurité internes. La police s’est mise de facto au service de la sécurité de Camacho et d’autres instigateurs du coup d’État. Des images vidéo de décembre 2019 révèlent également que Camacho a acheté la loyauté des forces de police et de factions de l’armée par l’intermédiaire de son père, en créant un effet domino de défections de la police vers l’opposition.
Entre le 8 et le 10 novembre, les forces armées, sous le commandement en chef de Williams Kaliman
, étaient encore sous le contrôle symbolique d’Evo Morales mais l’humeur politique a ensuite viré de façon décisive en faveur de l’opposition. À ce stade, les possibilités d’Evo Morales étaient limitées : décréter l’état de siège en transférant ainsi l’autorité en matière de sécurité publique à l’armée, ou tenter de négocier une solution pacifique avec l’opposition. Selon le témoignage d’Álvaro García Linera, l’armée avait dans les faits cessé de répondre aux ordres du gouvernement dès le 9 novembre, transmettant inexactitudes et mensonges, notamment sur le manque supposé de munitions et d’autres équipements nécessaires à une mise en œuvre effective de l’état de siège. Cette opposition croissante à Evo Morales au sein des forces armées était renforcée par un autre facteur : l’influence durable de l’École des Amériques, académie militaire gérée par les États-Unis, sur la mentalité et l’idéologie sous-jacente de l’armée bolivienne. En dépit de l’ouverture d’une académie militaire bolivienne « anti-impérialiste » en 2016 et des efforts du gouvernement pour éradiquer les doctrines pro-étatsuniennes, la vaste majorité des hauts gradés boliviens, dont Kaliman, sont restés fidèles à cet alignement.
La publication du rapport préliminaire de l’OEA a fini par faire pencher la balance de façon décisive en faveur du coup d’État dans l’après-midi du 10 novembre, ce qui a dans la foulée entraîné la prise de la chaîne de télévision publique Bolivia TV, le départ en avion d’Evo Morales pour Cochabamba et la « suggestion » finale de démissionner, faite par Kaliman et par l’armée.
En arrivant le 10 novembre à La Paz, où la mutinerie des forces de police et le coup d’État militaire battaient leur plein, Camacho n’a pas eu de difficulté à prendre le contrôle de la Casa del Pueblo (la Maison du peuple), siège du gouvernement, en y amenant avec lui une bible et une lettre exigeant la démission d’Evo Morales, et en proclamant que la Pachamama (la personnification de la Terre-Mère dans la culture et la religion autochtones) ne serait plus jamais au gouvernement. Ceci, associé à la démission de la grande majorité des ministres du gouvernement d’Evo Morales ainsi que des présidents de l’Assemblée plurinationale et du Sénat, a ouvert la voie à l’arrivée au pouvoir de Jeanine Añez le 13 novembre.
L’impuissance des organisations sociales et syndicales et de la bureaucratie politique
Le « Pacte d’unité » (Pacto de Unidad) conclu en 2002 par le MAS avec une alliance du mouvement social, indigène, paysan et syndical a formé l’épine dorsale de chacune des luttes successives, politiques et électorales, menées par le gouvernement socialiste en Bolivie. Les organisations formant ce pacte incluaient :
La Confédération syndicale unifiée des travailleurs ruraux de Bolivie (CSUTCB)
La Confédération nationale des femmes paysannes indigènes Bartolina Sisa
La Confédération syndicale des communautés interculturelles de Bolivie (CSCIB)
La Confédération des peuples indigènes de Bolivie (CIDOB)
Le Conseil national des Ayllus et Markas (communautés indigènes) du Qulassuyu (CONAMAQ)
Un sérieux différend a éclaté entre la CIDOB, le CONAMAQ et le gouvernement de Morales durant les manifestations de 2011 autour du projet de construction de l’autoroute reliant Villa Tunari à San Ignacio de Moxos, amenée à traverser le Territoire indigène et parc national d’Isiboro
Sécure (TIPNIS). Ce conflit a été la première rupture entre les mouvements sociaux boliviens et Evo Morales, et a finalement amené la majorité des membres de ces organisations à retirer leur soutien à son gouvernement.
Par ailleurs, les organisations syndicales représentant les travailleurs des secteurs minier, industriel et des services ont traditionnellement été divisées entre d’une part soutien actif ou passif et d’autre part opposition à la présidence d’Evo Morales. La principale confédération syndicale du pays, la Centrale ouvrière bolivienne (COB), a activement soutenu les politiques et réformes économiques de Morales, en particulier la nationalisation du secteur des hydrocarbures et les nouveaux codes et réformes du travail mis en œuvre durant ses différents mandats, ainsi que ses réélections successives depuis 2005. Le syndicat des cultivateurs de coca, connu sous le nom de Fédération du Tropique (Federación del Trópico), dans la région du Chapare, est peut-être la plus connue et la plus loyale à Morales de toutes les organisations paysannes. La Fédération syndicale des travailleurs miniers de Bolivie (FSTMB), affiliée à la COB et principal syndicat des travailleurs de la société minière d’État (COMIBOL), a traditionnellement soutenu elle aussi sa présidence. En revanche, la Fédération départementale des coopératives minières (FEDECOMIN), principalement implantée à Potosi, s’est toujours opposée au MAS et a fini par rejoindre les manifestations d’octobre-novembre contre Morales, tandis que le Syndicat mixte des travailleurs miniers de Huanuni (SMTMH) et la Fédération nationale des coopératives minières (FENCOMIN) ont cessé de soutenir le MAS suite aux élections générales d’octobre. La modération des politiques socio-économiques d’Evo Morales par rapport à son agenda initial l’ont également brouillé avec les secteurs syndiqués les plus radicaux, avec qui des échauffourées violentes ont eu lieu.
Mais comment expliquer la décision d’organisations membres du Pacte d’unité, de la COB et d’autres syndicats alliés de demander la démission d’Evo Morales ?
Les organisations membres du Pacte d’unité et les syndicats ont appelé à des manifestations le 29 octobre dans tout le pays, principalement à La Paz, pour soutenir la victoire de Morales au premier tour des élections et organiser la résistance contre les tentatives des Comités civiques de différentes régions de renverser le gouvernement. Toutefois, du fait de la démobilisation sociale suite à des années de relative stabilité politique, de l’absence de conflit de classe déclaré avec les élites économiques du pays, et de l’épuisement politique après des mois de campagne pour les élections générales, une riposte suivie et organisée depuis la base n’a pas été organisée dès les premiers jours, cruciaux, qui ont suivi la confirmation de la victoire de Morales. Certains ont aussi soutenu qu’Evo Morales n’avait pas compris la gravité de la menace posée par Fernando Camacho et par la réaction des élites traditionnelles de grands propriétaires terriens de Santa Cruz à la suite de sa réélection. Par ailleurs, les structures internes des organisations du Pacte d’unité ont subi une bureaucratisation progressive, avec des processus décisionnels souvent réservés aux instances dirigeantes et un manque préoccupant de participation de la base. Un autre facteur décisif de l’échec des contre-mobilisations a été la menace représentée par diverses bandes armées, groupes paramilitaires et gangs de motards qui ont activement terrorisé les militants et syndicalistes ainsi que les dirigeants politiques du MAS et leurs familles.
La menace paramilitaire
Les images de l’attaque et de l’humiliation publique de Patricia Arce, maire élue du MAS de la ville de Vento dans la région de Cochabamba, aux mains du groupe paramilitaire d’extrême-droite Resistencia Juvenil Cochala (Résistance de la Jeunesse de Cochala, RJC) ont connu une diffusion virale à travers le monde et souligné la violence de la contestation visant le MAS. Dans l’atmosphère de terreur créée par l’extrême-droite, il est vite devenu évident que même le personnel dirigeant du MAS n’était plus à l’abri. « Si vous ne démissionnez pas, nous brûlerons vos enfants » : c’est le type de menaces rapportées par Evo Morales dans l’un des entretiens accordés durant son séjour au Mexique, qui souligne la gravité des intimidations ayant visé d’autres dirigeants et militants du MAS durant les derniers jours du coup d’État militaire. La maison de la sœur d’Evo Morales a été incendiée quelques jours avant son éviction du pouvoir et son propre domicile ainsi que celui du vice-président Álvaro García Linera (qui abritait une bibliothèque de 10 000 volumes) ont été mis à sac par les protestataires pro-coup d’État.
Même si la RJC(Resistencia Juvenil Cochala) a été l’organisation paramilitaire ayant eu le plus de visibilité à Cochabamba, les soutiens et dirigeants du MAS et leurs familles dans la région de Santa Cruz ont été terrorisés par l’Union des Jeunes de Santa Cruz (Unión Juvenil Cruceñista) et d’autres groupes paramilitaires au service de l’élite de propriétaires terriens. Le cas le plus notoire concerne Adriana Salvatierra, présidente du Sénat bolivien, forcée à démissionner de son poste après avoir reçu de multiples menaces de mort dirigées contre des membres de sa famille.
L’embargo médiatique
L’imposition d’un embargo médiatique quasi-total dès la prise du pouvoir est un élément incontournable d’un certain nombre de coups d’État et changements de régime intervenus sur le continent, comme au Chili en 1973 et au Brésil en 1964. Le coup d’État en Bolivie a suivi une trajectoire similaire.
Les services publics d’information, y compris les chaînes de télévision et stations de radio ainsi que les bulletins d’information officiels et journaux appartenant à l’État ont été saisis. Le premier coup grave aux services d’information publics a été porté le 8 novembre : les sièges de Bolivia TV et de la radio publique Radio Patria Nueva ont été pris d’assaut par les opposants à Evo Morales avant d’être fermés. Après la formation du gouvernement issu du coup d’État, le journal officiel de l’État bolivien, Periódico Cambio, a lui aussi été saisi et renommé Periódico Bolivia, avec une nouvelle ligne éditoriale clairement favorable aux nouvelles autorités. La vaste majorité des médias privés ont pour leur part offert un soutien inconditionnel à la théorie de la fraude électorale en utilisant l’intervention et les publications de l’OEA comme munition principale. Telesur et RT en Español sont les seules chaînes qui continuèrent un temps à communiquer sur le conflit en adoptant une posture anti-coup d’État. Toutes deux ont toutefois rapidement été censurées et ont vu leurs licences de diffusion révoquées par le nouveau ministère des Communications. La quasi-totalité des journalistes étrangers présents sur le terrain dans les jours suivant le coup d’Etat furent agressés soit par la police, soit par des manifestants ou activistes pro-coup, et ont dû en fin de compte quitter le pays. Ceci a permis au gouvernement de facto de créer un blocus médiatique ainsi qu’une « hégémonie instantanée » sur le récit des événements durant les premiers jours cruciaux qui suivirent le 10 novembre. Ceci a aussi permis d’empêcher la couverture des tueries intervenues lors des manifestations indigènes à Senkata et Sacaba en contribuant ainsi à ce que ces crimes restent impunis.
Le
changement de régime opéré en Bolivie reflète la permanence de la violence qui structure les conflits politiques malgré une apparente stabilité institutionnelle. De vieilles recettes économiques remises au goût du jour grâce à un marketing astucieux ont été mêlées à une haine raciale profondément ancrée et à une soif de revanche contre les classes populaires qui avaient osé porter au pouvoir le premier président indigène de Bolivie…
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La politique étrangère, dont la responsabilité incombe en grande partie à l’exécutif, a fourni un débouché idéal au programme radical de Jeanine Añez, présidente de facto de Bolivie, qui ne dispose pas de majorité parlementaire. Quelques jours après son entrée en fonction, le gouvernement Añez a rompu les relations diplomatiques avec le Venezuela, expulsé son personnel diplomatique, reconnu le gouvernement autoproclamé de Juan Guaidó et s’est empressé de quitter l’ALBA pour rejoindre son homologue de droite, le Groupe de Lima. La Bolivie ne tarde pas non plus à rétablir les relations diplomatiques avec Israël et des liens étroits avec les États-Unis, qui avaient été sérieusement érodés depuis que l’ambassadeur américain en Bolivie avait été surpris dans des réunions secrètes avec des membres clefs de l’opposition en plein milieu d’un mouvement séparatiste visant à chasser le gouvernement Morales en 2008. Par Guillaume Long.
Añez, sénatrice peu connue dont le parti n’a obtenu que 4 % des voix aux dernières élections législatives, a été intronisée après qu’un coup d’État ait renversé le président démocratiquement élu Evo Morales le 10 novembre. Il est très vite apparu que son manque de légitimité démocratique ne l’empêcherait pas d’agir comme si elle était en possession d’un mandat populaire pour diriger le pays et faire entrer celui-ci dans une ère nouvelle. Plutôt que de jouer le rôle d’une présidente intérimaire prudente (ainsi que l’ont qualifiée les partisans du coup d’État), qui chercherait à garantir le fonctionnement ordinaire des institutions en vue de la tenue d’élections dans les plus brefs délais, elle a choisi de régner.
Après avoir juré plusieurs fois qu’elle ne se présenterait pas aux prochaines élections, Añez a finalement annoncé sa candidature le 24 janvier. Les candidats à la présidentielle Carlos Mesa et Jorge Quiroga, entre autres représentants des élites boliviennes, ont exprimé leur mécontentement à l’égard de ce revirement. Sa présence allait encore davantage diviser la droite dans le contexte d’une course électorale surchargée, dans laquelle le candidat du Mouvement vers le Socialisme (MAS), le parti de Morales, est largement en tête. Les soutiens du coup d’État, à l’intérieur et à l’extérieur de la Bolivie, redoutent que les ambitions politiques d’Añez ne discréditent leur argumentaire selon lequel le coup d’État est le fait d’acteurs désintéressés, dévoués à la cause de la « démocratisation » de la Bolivie et non à leur avancement personnel.
L’internationalisation de la politique intérieure
Dans cette restauration conservatrice bolivienne, il existe un lien indissoluble entre la politique étrangère et la persécution intérieure du MAS et de ses leaders. Le gouvernement issu du coup d’État souhaite arrêter Morales pour « terrorisme » et « sédition ». Des dizaines de représentants du gouvernement Morales et de leaders du MAS ont fui leur pays ou réclamé l’asile auprès de représentations diplomatiques, quand ils n’ont pas été arrêtés. Dans les 24 heures qui ont suivi l’annonce effectuée par le MAS de son candidat à la présidentielle en la personne de l’ex-ministre des finances Luis Arce, le gouvernement de facto a officialisé des accusations de « corruption » contre Arce ; lorsqu’il a remis les pieds en Bolivie, ce dernier a reçu une assignation à comparaître avant même de pouvoir passer la douane. Un ancien ministre et un directeur de cabinet, à qui le ministère des Affaires étrangères bolivien avait garanti un sauf-conduit depuis l’ambassade mexicaine pour aller à l’aéroport et quitter le pays, ont été arrêtés et malmenés. Ce n’est que grâce à la dénonciation internationale de cette extraordinaire violation du droit international – et de la stupéfiante schizophrénie consistant à leur octroyer un sauf-conduit avant de les emprisonner une fois qu’ils se trouvent hors de leur sanctuaire diplomatique – que le gouvernement bolivien les a finalement relâchés.
Le responsable de la résurgence de la « guerre intérieure » – la tristement célèbre doctrine nationale de sécurité des dictatures militaires latino-américaines des années 60 et 70 – est le ministre de l’Intérieur Arturo Murillo. Il ne fait pas mystère de ses alliances internationales destinées à éradiquer éléments subversifs et terroristes : « Nous avons invité [les Israéliens] pour nous aider. Ils ont l’habitude d’affronter des terroristes. Ils savent comment prendre les choses en main. »
En ce qui concerne les nombreuses dénonciations de violation des droits de l’Homme qui découlent de telles méthodes, elles sont, pour Patricio Aparicio, l’ambassadeur d’Añez à l’Organisation des États américains, de simples « mensonges et contre-vérités ». Aparicio désigne le rapport de la Commission interaméricaine des droits humains, et sa dénonciation du massacre de Senkata, comme le simple produit des machinations des « consultants et des opérateurs issus d’un certain internationalisme de gauche, implantés dans de nombreuses institutions interaméricaines, et qui ne sont pas intéressés par la vérité ».
Dans la continuité du déni de violation des droits humains, le gouvernement Añez a pris des mesures de rétorsion contre les gouvernements qui tenaient des positions proactives de défense des Boliviens victimes d’abus. Jorge Quiroga, le « représentant international » d’Añez, qui a finalement démissionné en janvier pour lancer sa propre campagne présidentielle, a qualifié le président mexicain Andrés Manuel López Obrador de « lâche », de « brute » et de « scélérat » pour avoir octroyé l’asile à Evo Morales. Bien loin de désavouer la franchise de son représentant, moins d’une semaine après les insultes fleuries de Quiroga, Añez a renvoyé l’ambassadeur mexicain ainsi que le consul et chargé d’affaires espagnol, pour le rôle de leur gouvernement dans la protection d’anciens représentants boliviens menacés de persécution.
Un autre différend eut lieu avec le nouveau gouvernement de gauche argentin qui accorda l’asile à Morales. Qu’Añez, présidente issue d’un coup d’État, décriât publiquement le jour de son investiture Alberto Fernández, président argentin démocratiquement élu, parce qu’il n’aurait « aucun respect pour la démocratie » , était plus qu’ironique…
Un voisin amical
Le contexte international a joué un rôle décisif dans la radicalisation de la croisade d’Añez contre la gauche. Le gouvernement brésilien, pour sa part, a fourni de l’aide et des encouragements. Le ministre des Affaires étrangères israélien a confirmé le rôle influent du Brésil, en reconnaissant « l’aide du président brésilien [Jair Bolsonaro] et de son ministre des Affaires étrangères » dans le rétablissement des relations entre Israël et la Bolivie, sans oublier de souligner l’importance du coup d’État : « Le départ du président Morales, qui était hostile à Israël, et son remplacement par un gouvernement ami d’Israël, a permis la réalisation de ce processus ».
Si l’on fait abstraction des enjeux israéliens, il ne fait aucun doute que le président brésilien est ravi des récents événements qui ont secoué la Bolivie voisine. Là où Bolsonaro est un catholique qui a reçu le soutien de nombreuses églises évangéliques conservatrices pour son élection de 2018, Añez, pour sa part, en est la version évangéliste et dévote d’extrême-droite, avec un manque d’affection prononcé pour les évolutions progressistes ou l’histoire de la séparation de l’Église et de l’État en Amérique.
Bolsonaro a tenté d’aider Añez de nombreuses façons, en assouplissant, par exemple, les règles d’importation de gaz bolivien. En décembre 2019, le contrat de Petrobras avec l’YPFB (l’entreprise de pétrole et de gaz de l’État bolivien) arriva au terme de ses 20 ans. Les négociations eurent lieu dans le contexte d’une baisse rapide de la demande brésilienne pour le gaz bolivien, qui était en stagnation avant le coup d’État. En décembre, cependant, Petrobras a conclu un accord temporaire avec l’YPFB, ce qui accordé au gouvernement bolivien une marge de manœuvre bienvenue, dans l’attente de la finalisation d’un contrat à plus long terme. En janvier, le ministre brésilien des Mines et de l’Énergie est allé plus loin en garantissant à l’YPFB le droit d’importer et de vendre du gaz sur le marché brésilien, en accord avec la volonté plus large de Bolsonaro de mettre un terme au monopole de Petrobras sur les importations de gaz au Brésil. Bien que des quotas sur la quantité de gaz bolivien entrant librement sur le marché vont rester en place, ils sont voués à être revus à la hausse chaque année.
La rupture avec Cuba
Le Brésil a aussi mené la danse en montrant l’exemple. En rompant avec les tabous en politique étrangère, en utilisant un langage provocateur, en s’érigeant contre le consensus libéral communément admis et en dénonçant le multilatéralisme, assimilé à du « marxisme culturel », Bolsonaro, tout comme Trump, a permis à de petits États de se faire les émules de ces comportements et politiques extrémistes. La détérioration des relations avec Cuba entamée depuis l’élection de Bolsonaro, justifiée par une rhétorique grandiloquente, en est une bonne illustration. Quand Bolsonaro s’est attaqué au programme cubain « More doctors » en déclarant qu’il y avait « un grand nombre de terroristes parmi eux » et que Cuba a rapatrié huit mille médecins du Brésil, il a ouvert la voie à la mise en place de mesures similaires par d’autres pays. En novembre 2019, l’Équateur et la Bolivie ont tous deux mis un terme à leur coopération sanitaire avec l’île et les médecins cubains ont été rapatriés depuis les deux pays andins avant même la fin de l’année.
En 2019, le Brésil était l’un des trois pays à soutenir l’embargo américain contre Cuba lors du vote de l’Assemblée générale des Nations Unies. Ce faisant, le gouvernement Bolsonaro rompait avec la tradition historique de multilatéralisme du Brésil et son opposition de longue date à la coercition économique infligée par les États-Unis contre l’île. Añez, cependant, est allée encore plus loin : le 24 janvier 2020, le gouvernement bolivien annonçait qu’il mettait fin aux relations diplomatiques avec l’île. La Bolivie est à présent le seul pays de l’hémisphère occidental qui n’entretient plus de relation diplomatique avec Cuba, et l’un des trois seuls au monde (avec la Corée du Sud et Israël).
Pendant des décennies, Cuba a cherché à s’éloigner des anciens clivages diplomatiques issus de la Guerre froide. N’hésitant pas à s’exprimer lorsqu’il se sent bafoué ou lorsque des alliés proches sont menacés ou renversés, le gouvernement cubain a cependant toujours cultivé une approche prudente à l’égard de ses potentiels adversaires. La rupture diplomatique entre la Bolivie et Cuba semble d’un autre âge.
Même l’administration Trump, qui a ressuscité l’article 3 de la loi Helms Burton pour imposer une pression économique encore plus importantes sur l’île, n’a pas encore mis fin aux relations diplomatiques rétablies avec Cuba sous le gouvernement précédent. Cela ne veut pas dire que l’attitude d’opposition frontale de la Bolivie à l’égard de la gauche latino-américaine n’est pas encouragée de tout cœur par Washington. L’influence de Marco Rubio sur toutes les machinations – ou erreurs de calcul – en Amérique latine de la campagne présidentielle de Trump n’a eu de cesse d’alimenter une position toujours plus agressive de l’administration américaine envers cette région. En dernière instance, la réactivation d’une politique de Guerre froide en Bolivie est le signe d’un bond en arrière vers un passé sombre et antidémocratique qui colle parfaitement avec la vision monroeiste de Trump à l’égard de l’Amérique latine, considérée comme « l’arrière-cour » des États-Unis sur la scène internationale.
Ces derniers jours, la ministre des Affaires étrangères d’Añez, Karen Longaric, a été chaleureusement accueillie par le secrétaire d’État américain Mike Pompeo. Le secrétaire général de l’OEA Luis Almagro lui a emboîté le pas, et Longaric a rendu hommage à son « rôle crucial pour la défense de la démocratie et de l’État de droit », avant de lui accorder son soutien officiel pour sa réélection à la tête de l’organisation.
L’OEA a joué un rôle crucial dans le sabotage de l’élection d’octobre 2019 et dans l’alimentation du récit fallacieux d’élections frauduleuses, qui a grandement contribué au renversement de Morales. Longaric a ensuite donné une conférence, dans le cadre du Dialogue interaméricain, dédiée à l’importance d’adhérer à une politique étrangère « non idéologique ». Ce même après-midi, les relations avec Cuba ont été rompues. Durant l’événement, Longaric n’a été confrontée à aucune question dérangeante…
Depuis son improbable rôle de présidente intérimaire émergeant de l’obscurité à celui de candidate à la présidentielle disposant d’un nombre croissant d’alliés internationaux, Añez est parvenue à faire de sa politique étrangère zélée le pilier de sa stratégie politique avec un indéniable succès. Dans un contexte régional et international où l’appartenance à l’extrême-droite, loin d’être marginale, est devenue politiquement rentable, que Jeanine Añez se sente si enhardie n’a rien de surprenant…
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Depuis la démission forcée du président Evo Morales, la Bolivie, sous la trop faible lueur des projecteurs nationaux et internationaux, est plongée dans un violent conflit1. Le 21 novembre, la députée du MAS [Movimiento al Socialismo, parti d’Evo Morales] Sonia Brito établit le tragique bilan de 34 morts, 800 détenus et plus de 1000 blessés, rappelant le fait notable d’actes de mise en scène consistant à placer de la dynamite dans les affaires des détenus pour ensuite les accuser de sédition2. Armée du même mot, la ministre de la communication Roxana Lizárraga annonçait le 14 novembre dernier que les actes « séditieux » de la presse nationale et étrangère seraient durement réprimandés3. Sous ce même mot d’ordre, le gouvernement met désormais à disposition un numéro d’appel gratuit et incite à la dénonciation de leaders de l’opposition supposés payer des personnes pour manifester, diffusant sur les réseaux sociaux des encadrés dignes des meilleurs westerns. Par ailleurs, de nombreux témoins assurent que des vidéos mises en ligne sont mystérieusement retirées par Facebook, indice d’une ingérence plus qu’inquiétante4… Retour sur ces dernières semaines qui ont bouleversé la donne politique, et sur les causes profondes de ces conflits. Article co-écrit par Baptiste Mongis et Shezenia Hannover Valda.
Le 15 novembre, alors qu’est publié le Décret Suprême 4078 accordant aux militaires la possibilité de réprimer par tous les moyens à leur disposition sans risquer de poursuites judiciaires5, paraît un communiqué continental des « Peuples de l’Abya Yala » pour alerter la communauté internationale6 ; une pétition de scientifiques du monde entier circule depuis le 17 novembre7et un communiqué de presse de la Commission Interaméricaine des Droits Humains est paru le 19 novembre8, le jour même où à Senkata, à El Alto, ont été tuées au moins 9 personnes. Dès le 23 novembre, des délégations de l’ONU et de la CIDH se sont rendus à La Paz, El Alto et Cochabamba pour recueillir des témoignages9, ainsi que, plus récemment, une délégation argentine10.
Le débat « coup d’État ou révolte démocratique » pour qualifier les événements ayant précédé le 10 novembre a au mieux fait couler beaucoup d’encre, quand chez certains l’hypothèse d’un renversement orchestré de l’ex-président indigène ne réveillait pas même un soupçon11.
L’homogamie entre le « mouvement civique » d’alors, ayant conduit à la fuite du président Morales au Mexique, et le style de l’actuel gouvernement de transition auquel il a donné naissance, laisse désormais moins de place au bénéfice du doute et un peu plus aux macabres prévisions. État de la situation actuelle, à l’écoute des voix et des corps qui jalonnent le territoire en lutte, urbain comme rural.
Crise, paranoïa et militarisation
Le MAS et Evo Morales, en 14 ans d’exercice, ont commis des erreurs stratégiques et persisté dans certaines, s’entêtant dans quelques pratiques peu orthodoxes et essuyant la défection de plusieurs alliés au cours des dernières années : c’est ce que s’attachent à décrire, et à renforts d’arguments bien fondés (quoiqu’il s’agirait d’en faire une critique approfondie), un certain nombre de communications récemment parues12. De là à justifier, en explicitant sa supposée nature, le mouvement « civique » qui a conduit à la démission du président le 10 novembre, il n’y a qu’un pas, plus ou moins franchi par certains auteurs13.
Il est pourtant légitime de se demander, dans un pays qui revient de loin et dont les compteurs sociaux et économiques sont au vert (la Bolivie était le pays le plus pauvre d’Amérique latine, avec Haïti, à la veille de l’investiture d’Evo Morales ; ayant divisé par deux sont taux de pauvreté, il est aujourd’hui l’un des plus dynamiques de la région), comment « le peuple » a pu parvenir en si peu de temps à destituer, avec en point d’orgue l’appui de la police et de l’armée, un gouvernement qui enregistrait, encore en 2014, 61% des votes au premier tour, et ce alors que derrière la frontière le gouvernement de Sebastian Piñera au Chili, largement impopulaire par ses politiques néolibérales, encaisse plus d’un mois de mobilisations historiques sans sourciller, faisant massacrer ses manifestants par l’armée, ou qu’en Équateur, Lenín Moreno, auteur de politiques également néolibérales absolument contraires à ses mots d’ordre de campagne, s’est maintenu malgré l’ampleur du mouvement (notamment indigène) qui l’a répudié.
C’est que d’une part, diront certains, la démission d’Evo Morales était au fond attendue, voire souhaitable : trois mandats et un quatrième anticonstitutionnel, dont le référendum pour avaliser sa candidature le 21 février 2016 fut perdu, le tout couronné d’une « fraude » ! Peu importe si tant d’autres avant lui ont demandé à modifier leurs Constitutions ou souhaité se perpétuer au pouvoir (dans des pays où cela est possible, comme l’Allemagne), que le référendum ait été perdu à seulement 1% près dans un contexte de scandale médiatique savamment agencé ou que ladite fraude, relevée par la très peu impartiale Organisation des États d’Amérique, fut dénoncée selon un protocole et une rhétorique plus que suspects qui à ce jour empêchent toujours de la constater (a-t-elle vraiment eu lieu ?) ou d’en déterminer la nature (si oui, quelle en fut l’ampleur réelle, qui l’a fomentée et de quelle manière)14: le storytelling avait déjà opéré et le président était retiré du jeu.D‘autre part, diront peut-être les mêmes, si c’était un coup d’État, « ça se verrait ». Il faut alors s’ouvrir l’esprit, saisir le mécanisme à l’œuvre dans ce cas précis15 et actualiser nos images d’Épinal pour comprendre que la nature de ces derniers a bien changé16. Car qui ignore encore que le néolibéralisme n’apprend pas de ses erreurs pour se perfectionner dans son art d’usurper, précisément, la souveraineté des peuples – celle-là même que certains revendiquent en produisant le retour du pire de l’usurpation ? C’est que tirer sur un président de gauche avec un char d’assaut comme dans le Chili de Pinochet ou faire disparaître 30 000 opposants comme dans l’Argentine de Videla, « ça ne se fait plus ». Ce qui se fait toujours, en revanche, c’est de s’ingérer pour des raisons politiques et économiques dans les affaires des autres ; et en ce sens, on ne change pas la voracité des vieux empires, et surtout pas des États-Unis ; simplement le vernis de leurs parures revêt d’autres reflets (relisons le Corbeau et le Renard…). Le sociologue Franck Poupeau jette une suspicion bienvenue dans Le Monde par son titre questionneur : « En Bolivie, il y a eu une destitution forcée qui ressemble étrangement à un coup d’État »17. L’ancien directeur du Monde Diplomatique Maurice Lemoine, pour sa part, tranche plus franchement en faveur de cette seconde hypothèse18a tout comme Renaud Lambert dans l’édition de ce mois18b. Au cours de la délibération du 12 novembre au siège de l’Organisation des États d’Amérique (OEA), le Mexique, l’Uruguay et bien sûr la Bolivie tinrent un discours radicalement opposé à celui des États-Unis, considérant que la tenue de nouvelles élections, préconisée par le fameux rapport qu’a produit cette même organisation pour expertiser le soupçon de « fraude » électorale (rapport bien moins tranchant que l’interprétation qui en fut faite par l’opposition à Morales), fut bel et bien malmenée et interrompue par un coup d’État19 ; coup d’État reconnu comme tel par le Mexique de López Obrador, l’Uruguay de Tabaré Vazquez et l’Argentine du futur président Alberto Fernández, sans compter le Venezuela de Nicolas Maduro, quand Jair Bolsonaro au Brésil et Donald Trump depuis les États-Unis ont salué un mouvement citoyen victorieux et exemplaire et que l’Union européenne, du fin fond de sa prude neutralité, s’est contentée d’appeler au calme.
C’est peut-être l’une des premières fois dans l’histoire que dans une conjoncture où un système profite relativement à tout le monde20 se produit une si violente et inattendue destitution : les pires présidents parvenaient toujours à se perpétuer ou bien, lorsqu’ils étaient forcés de renoncer à leurs mandats en cours (comme Fernando de la Rúa en 2001 en Argentine ou Gonzalo Sánchez de Lozada en 2003 en Bolivie), ce n’est pas quand ils commettent une fraude – ce qu’ils ont tous toujours fait, d’une manière ou d’une autre – mais bien quand les mesures successivement prises relèvent d’un caractère extrêmement anti-populaire et se couronnent par de sanglantes répressions contre les classes les plus défavorisées (31 morts en 2001 en Argentine ; 69 morts en 2003 en Bolivie). Que s’est-il donc passé en 2019 en Bolivie ?
Voir si un événement politique inédit correspond ou non à une définition préfabriquée à partir d’antécédents historiques n’a que peu de sens : ce qui a lieu prend la forme qu’il doit prendre et devrait être analysé pour lui-même, à la lueur simplement indicative du passé. Le fait est qu’un président forcé de renoncer par défection de sa police et de son armée (dont les inquiétudes n’ont jamais rien eu à voir avec une sainte préoccupation constitutionnelle, quelles que soient les évolutions de leur sociologie21, répondant bien plutôt à des fractures et des intérêts corporatistes22) accomplit bien, in fine, le même résultat que n’importe quel coup d’État “traditionnel” et répond convenablement aux intérêts de ceux qui souhaitent que cela se produise.
Le fait est qu’un président forcé de renoncer par défection de sa police et de son armée accomplit bien, in fine, le même résultat que n’importe quel coup d’État “traditionnel” et répond convenablement aux intérêts de ceux qui souhaitent que cela se produise.
C’est que « complexifier la compréhension des processus politiques populaires » n’est pas censé « impliquer de nous priver d’assumer des décisions éthiques et politiques claires », comme le rappelait très justement María Pia López pour Página 1223. Savoir se positionner : peut-être serait-ce la meilleure manière d’affronter une presse bolivienne vendue au processus destituant en cours, et qui croit bon de faire porter sur le MAS l’entière responsabilité de la violence des événements actuels en faisant mine d’exhumer de vieux dossiers du fond des tiroirs de la vice-présidence d’Álvaro García Linera, quand les propos cités à l’appui ne sont rien d’autres que des discours politiques historiquement argumentés24. Le sujet n’est alors pas d’entrer ou non dans le jeu de victimiser Evo Morales et son entourage, mais bien d’appeler un chat un chat, ou un caméléon un caméléon.
Les coups d’État se sont toujours donnés de bonnes raisons, et conquérir le soutien d’une partie de la population fut toujours l’enjeu de leurs architectes. On sait que l’ambition de renverser Morales couvait de longue date25 ; avec ou sans erreur du président, on peut supposer que le plan aurait été mis à l’œuvre un jour ou l’autre, car tel est le spectre qui plane au-dessus de ces gouvernements plus ou moins socialistes aux idées trop opposées aux intérêts de l’oligarchie mondiale (et quels que soient les pactes passés avec elles), surtout lorsqu’ils recèlent (encore) des ressources naturelles très convoitées, comme le lithium pour la Bolivie26. Les étrangler ou les évincer est une vielle obsession des poids lourds capitalistes. L’irrésistible ascension d’un renversement en Bolivie serait donc consommée, au nom de la poursuite des mêmes intérêts de toujours, aveugles à d’autres langages et obsédés par l’homogénéisation néolibérale du monde.
Car vraiment, quand a-t-on vu dans l’histoire qu’un honnête mouvement citoyen se réclamant de la « démocratie » contre la « dictature » (c’est que les oppositions binaires et irréprochables ont le vent en poupe), dont les protagonistes ne souffrent de restrictions ni sociales, ni économiques ou identitaires, pouvait renverser en deux semaines, essuyant quelques tirs de lacrymogènes (et de sporadiques victimes collatérales), un gouvernement encore largement légitime (et légitimé à nouveau à hauteur de 47% des votes au scrutin d’octobre dernier, voire un peu moins, selon l’étendue de ladite et très peu circonscrite « fraude ») sous le prétexte d’un soupçon d’irrégularité électorale, dans un contexte où le président accusé, a priori gagnant au premier tour ou en tout cas largement en tête – et outre ses erreurs tactiques de court et moyen termes – avait fini par appeler à de nouvelles élections sous l’égide d’un nouveau tribunal ? Chacun demeure prisonnier de ce que son environnement social lui permet de percevoir et de penser. Mais le biais analytique, énorme, est révélé par le caractère meurtrier des récents événements. N’en déplaise à cette catégorie de la population mobilisée, souvent jeune, qui joue les rebelles sans mouvoir sa mémoire historique : tous les gouvernements sont et ont toujours été corrompus à leur façon, et ce sur tous les continents ; cela n’en fait pas, en soi, un critère d’illégitimité.
C’est qu’une personne violente, au-delà de son désir sincère de changer, l’est souvent par héritage car ses parents ou ses grand-parents l’ont été, au sein de leur moment historique. De la même manière, les représentants politiques, par-delà leur désir parfois sincère de transformer les modèles et les pratiques, n’en restent pas moins prisonniers des structures et des comportements qui les ont précédé. Les transformations prennent du temps, à condition d’être sincères. Par ailleurs soumis comme toute organisation à l’avidité des uns et aux choix tactiques, parfois critiquables voire déplorables, des autres, les gouvernements de passage sont plus qu’imparfaits et tentent irrésistiblement de se maintenir par tous les moyens pour protéger leurs partisans, satisfaire leurs petits intérêts ou, de façon plus éthique, pour ne pas laisser leurs adversaires défaire le travail accompli lorsqu’il fut digne. Cela fait-il de tous les gouvernements du monde des dictatures ? Dictatures qui, pour ceux qui les ont vécus en Amérique latine, ont signifié à leur époque la suspension d’élections, la suppression de presse contradictoire et l’assassinat systématique d’opposants. Un gouvernement « de gauche » ayant au contraire gagné à plusieurs reprises et par les urnes des majorités parlementaires est-il plus dictatorial que tel autre « de droite » qui, par sa complicité séculaire avec les oligarques locaux, est propriétaire de tous les médias lorsqu’il dispose et de l’appareil d’État, et des entreprises privées ?
On pourrait multiplier les jeux de miroirs inversés ; l’argument du « verticalisme », de la « fraude » ou de la « corruption » est creux pour justifier pareille déroute, d’autant plus faible que ce mouvement qui a défié Morales ne s’est appuyé sur aucun argument politique sérieux27 ni aucune proposition d’alternative (on aurait par exemple aimé qu’ils exhibent dans leurs cabildos [grands rassemblements] la dénonciation des logiques pro-agrobusiness du MAS qui attisèrent les feux dans la forêt de la Chiquitania, mais ç’aurait été trop demander). Leur cheval de bataille enragé n’a obéi qu’au fouet de ce seul mot, « démocratie », donc. Répété à coups de cris et de fracas de casseroles employées pour leur qualité sonore (alors qu’elle furent le symbole de la disette lors d’historiques manifestations où les citoyens, privés de ressources et de travail, mourraient de faim pour de vrai), ce concept n’a dans les mobilisations anti-Evo jamais été entendu pour le défi politique qu’il représente (personne n’a évoqué l’idée d’inventer de nouvelles institutions, de repenser la démocratie directe, la révocation des élus, le tirage au sort, l’écriture et le vote des lois directement par les citoyens, etc.). Il a au contraire activé les actes les plus contradictoires avec l’idée démocratique, à commencer par l’incrémentation d’une paranoïa réactionnaire dans les quartiers de La Paz ayant motivés des gardes nocturnes dignes de la guerre du feu.
Des barrages de rues ont essaimé dans tous les coins, et dont il était impossible de franchir les barbelés sans être soupçonné de vouloir cambrioler la maison du voisin ou de vouloir faire exploser la station service toute proche. Chaque passage, comme un péage, se voyait gratifier par les habitants mobilisés de regards de travers, d’approches musclées armées de bâton afin de faire ouvrir les coffres des voitures ou baisser les caméras des plus audacieux. La capitale bolivienne s’est transformée en une citée assiégée par d’hypothétiques déferlantes de vandales ; sensation attisée par quelques actes malvenus de profiteurs, mais surtout par des médias insinuant que frapperaient n’importe où les désormais célèbres « hordes du MAS » par soif de vengeance. Une fois Evo jeté hors du pouvoir, ces mouvements d’habitants « autoconvoqués » ont redoublé de vigilance, jusqu’à ce que finalement la capitale se vide de ses vigies auto-organisées qui n’eurent rien de foncièrement politique : il s’est seulement agi de défendre les quartiers respectables contre ces alteños (habitant d’El Alto, périphérie majoritairement populaire située sur les hauteurs de La Paz) prompts à saccager les habitats des braves citoyens, suivant aveuglement les ordres de leur regretté leader déchu qui les paye copieusement pour exécuter le sale boulot (au moment où de nombreux protagonistes ont bel et bien été payés, eux, par de mystérieux donneurs d’ordres pour semer le désordre).
Une peur généralisée qui, alimentée par des siècles de préjugés, conforte un climat de guerre civile frelatée où une partie de la population urbaine réclame soudain ce que le gouvernement de transition lui offre sans rechigner : l’appui d’une police omniprésente et l’armée dans les rues.
Une peur généralisée qui, alimentée par des siècles de préjugés, conforte un climat de guerre civile frelatée où une partie de la population urbaine réclame soudain ce que le gouvernement de transition lui offre sans rechigner : l’appui d’une police omniprésente et l’armée dans les rues ; une police qui, en réalité fidèle à ses méthodes et honnie par une autre partie de la population moins vissée à son grand écran anxiogène, agit parfois de façon surprenante. À Ciudad Satelite, pourtant le quartier le plus « classe moyenne » d’El Alto, Une vieille dame nous raconte comment son petit neveux, par ailleurs souffrant d’une récente opération au crâne, a été emporté de façon totalement arbitraire sans n’avoir commis aucun acte de malveillance ; la rançon pour pouvoir le faire sortir est de plus de 7000 bolivianos (930 euros) : « À présent je sais », confie-t-elle, « je vois combien ils sont corrompus, comment ils les payent à arrêter n’importe qui sans se soucier des faits ! C’est déplorable ».
Un jeune étudiant allemand en mission en Bolivie nous relate pour sa part un traitement similaire qui doit avoir le malheur d’être banal. Alors qu’il marchait pacifiquement avec sa compagne bolivienne et d’autres manifestants, quelques jours après la démission d’Evo Morales, portant haut les couleurs de la Wiphala (le drapeau indigène) après l’épisode humiliant de sa crémation par des forces de l’ordre, un peloton de policiers en moto leur tombe dessus à grands renforts de gaz lacrymogènes. Sans sommation, la petite troupe est embarquée dans un fourgon ; certains, peu coutumiers d’être ainsi malmenés, pleurent de peur ; pour toute réponse, des agents les traitent de tous les noms et leur gazent la figure. Une fois à la UTOP (Unidad Táctica de Operaciones Especiales), ils sont gratifiés d’une ruée de coups. Être étranger n’est pas forcément un atout : malgré son espagnol presque parfait, on croit notre suspect, à cause de son accent, espion cubain ou vénézuelien. Il doit sa libération à sa compagne qui, ayant pu discuter avec une policière, obtient d’être relâchée avec son ami. Les autres, en revanche, sont transférés à la prison de San Pedro, à l’instar de plusieurs personnes qui, parfois, « passaient par hasard dans la rue près d’une zone en tension et se retrouvaient embarquées pour rien », raconte le jeune homme. Pour lui, il n’y a pas de doute : structurellement, « ils embarquent n’importent qui pour remplir les prisons et prouver ainsi qu’il y a bel et bien des perturbateurs et que la police fait bien son travail » ; psychologiquement, « ils se défoulent sur toi, gratuitement, violemment, à l’abri des regards ».
Si le statut de président par intérim ne diverge constitutionnellement pas, en terme de responsabilités, de celui de président élu, la présidente transitoire Jeanine Áñez n’est pas sans ignorer qu’elle n’est dépositaire d’aucun mandat du peuple. Cette absence de légitimité devrait la conduire à agir de façon la plus neutre possible, autrement dit, à assurer la gestion administrative de l’État et organiser au plus tôt de nouvelles élections. Or de nombreux actes de son gouvernement relèvent d’un caractère foncièrement politique et jettent ce qu’il faut d’huile sur le feu en mettant sérieusement en doute le souhait exprimé de garantir la paix.
Le principal instigateur de la chute d’Evo Morales, le sulfureux entrepreneur multimillionnaire d’extrême droite Luis Fernando Camacho28 (désormais candidat à la nouvelle élection présidentielle29), par ailleurs cité dans l’affaire des Panama Papers, n’est autre que l’actuel président du Comité Civique de Santa Cruz et l’ex-vice-président de l’Union de la Jeunesse Cruceniste (qui en est l’une des branches), décrite par la Fédération Internationale des Droits Humains comme une organisation paramilitaire raciste ciblant les Indiens Aymaras dont on soupçonne fortement l’implication dans l’assassinat d’une trentaine de paysans dans le département du Béni en 2008 et dans la tentative consécutive de coup d’État puis d’assassinat contre Evo Morales. Persuadé d’être (ou cherchant à persuader qu’il est) chargé d’une mission divine30, il était entré, le 10 novembre, dans le palais présidentiel évacué en y déposant la Bible sur le carrelage tandis que dans la rue des policiers mutinés brûlaient la Wiphala. Jeanine Áñez ne trouva rien d’incongru à déclarer, posant à ses côtés avec le livre sacré dans les bras, que « La Bible est revenue au palais », et de prêter serment devant une croix chrétienne alors que l’État Plurinational de Bolivie est un État laïc (dont elle n’hésite pas à déclarer à la BBC que cette caractéristique est le fruit d’une « manipulation du MAS »31) et que les peuples indigènes, si beaucoup sont chrétiens par le résultat de la colonisation, sont plus volontiers pratiquant de syncrétismes et vénèrent la Pachamama. Par ailleurs, la décision de permettre à de nombreux personnages qui ont nuit aux intérêts nationaux, et qui furent écartés par Evo Morales, de revenir au pays, indigne une grande partie de la population jadis lésée par ces acteurs32. La présidente s’est également retirée de l’ALBA, l’Alliance Bolivarienne pour les Amériques, jadis créée par Hugo Chávez ; mais aussi, comme l’écrivait Amanda Chaparro dans Le Monde le 15 novembre, « le personnel de l’ambassade du Venezuela a été prié de quitter le pays dans les jours à venir alors que le gouvernement intérimaire a rompu ses relations diplomatiques avec Nicolas Maduro, reconnaissant l’opposant Juan Guaido, qui s’est proclamé président par intérim en janvier »33.
C’est que Jeanine Áñez fait parti du Mouvement Social Démocrate (Movimiento Democrata Social), d’obédience catholique, dirigé par Ruben Costas, actuel gouverneur du département de Santa Cruz (où est actif Luis Fernando Camacho), et dont fait parti Oscar Ortiz, adversaire de Morales à la dernière élection et dont on soupçonne qu’il fut à l’origine présumé pour être l’instrument politique du coup d’État ; ce mouvement est affilié à l’Union Internationale Démocrate (IDU – International Democrate Union) fondée en 1983 sous l’impulsion de Jacques Chirac, Georges Bush (père), Margaret Thatcher et Helmut Kohl.
Être légitimement élu ne serait-il pas la condition sine qua non pour trancher de tels sujets ? La parution du Décret Suprême 4078 [retiré depuis, NDLR] termina de refroidir l’échine des plus vulnérables et de soulever l’indignation. Le funeste bilan qui en a découlé est de 34 morts et plus de 1000 blessés en une dizaine de jours. Lorsque l’armée avait dignement invoqué, pour justifier sa mutinerie contre Evo Morales le 10 novembre, qu’elle se refuserait à réprimer le peuple, on ne peut que constater que l’excuse tombe sous le coup du deux poids deux mesures. Lorsqu’il s’agit de paysans indigènes, et sous le faux prétexte que certains soient armés, il est permis d’ouvrir le feu sans trop de scrupules, puisque “certains sont des terroristes”, et que ceux qui ne le sont pas mais se trouvent au milieu “n’avaient qu’à pas s’y trouver” ; en ces termes nous auront exposé leur point de vue plusieurs personnes questionnées dans les rues de La Paz.
Terrible campagne ; paysans malséants
Alors qu’une répression terrible venait d’avoir lieu le 15 novembre à Sacaba, près de Cochabamba, le bon sens nous poussa à nous éloigner de la ville pour aller écouter d’autres voix. C’est que ce « peuple-là » qui a coupé les rues pour forcer Morales à renoncer, et sur qui personne n’a tiré à balles réelles, est principalement urbain et de classe moyenne, bien que parfois rallié par quelques secteurs populaires et syndicats (dont certains, réalisant l’erreur fatale qui fut la leur à se tromper d’allié, eurent vite fait, mais trop tard, de virer à nouveau de bord, comme la COB, la Central Obrera Boliviana)34. C’est que ce peuple n’est pas tout le peuple, loin de là ; il est surtout celui qui a les moyens d’agir, qui dans le cas de certains de ses protagonistes peut se passer de quelques jours de travail, et qui a été coordonné – sauf à La Paz, ou indirectement – par des Comités Civiques liés aux secteurs entrepreneuriaux (dont il conviendrait d’analyser avec plus de distance les ressources et répertoires d’action) ayant bénéficié d’appuis nationaux et internationaux conséquents ; une partie du peuple, donc, dont plusieurs hypothèses portent à croire qu’il fut bel et bien l’idiot utile – et quelles que furent ses sincères motivations – d’un coup d’État savamment orchestré35. Un peuple, donc, auquel la police et l’armée ont juré allégeance, oubliant sûrement l’autre moitié qu’ils répriment aujourd’hui sans soucis de raviver leur si noble esprit de sédition. Aujourd’hui, les « séditieux » sont les autres, les mauvais donc. Et l’on parle un peu moins de « démocratie » que de « pacification », autre mot positif dont il convient d’observer comment il s’applique dans le réel. C’est que l’autre peuple, celui qu’il faut pacifier, c’est-à-dire surtout celui des campagnes (et dont les votes majoritairement en faveur du MAS arrivèrent les derniers au décompte, augmentant sans surprise l’avantage d’Evo Morales dans la dernière ligne droite), se mobilise surtout sur ses terres. La bataille a donc bel et bien cours, superbement ignorée par les médias ou soumis à une distorsion sensationnaliste lorsque le caractère spectaculaire des affrontements ne permet pas de les escamoter.
Près de Mallasa, dans le sud est de La Paz, aux abords de Rio Abajo où nous nous sommes rendus, la communauté de Taypichullu nous présente un autre visage et partage avec nous des discours inédits. Depuis le carrefour où un véhicule nous a déposés, refusant de prendre le risque d’avancer plus loin, nous marchons deux heures dans un paysage de guérilla sur une route parsemée de pierres, de tas de terre, de troncs d’arbres et de pancartes revendicatives. Les habitants nous dévisagent avec suspicion, mais sans aucune agressivité. Les premiers saluts s’échangent avec des sourires. Après avoir passé un premier barrage peu gardé et traversé le pont Lipari, nous grimpons la montagne pour couper les lacets que forme la route et parvenons, sur le plateau, au niveau d’un second barrage. Un énorme tronc d’arbre a été jeté en travers du chemin : assis dessus, et installés tout autour, des centaines de locaux tournent vers nous leurs regards, et notamment sur les deux Blancs de la bande. Aussitôt résonne un, puis plusieurs « Camacho ! Camacho ! ». Mais le sourire est aux lèvres : la perche est tendue, et comme un mot de passe, nos gestes de dénégation et nos « Jamais ! » leur répondent en signe de confiance. Suivent alors les : « Mesa ? Jeanine ? » ; il faut bien montrer patte blanche et entrer dans le jeu : « Encore mois ! Sûrement pas ! ». « Et la Wiphala, elle est où ? », nous lance une femme. « On l’a laissé là-bas, de peur que les militaires nous malmènent ! La prochaine fois on l’apporte ! ». Le chantage aura été très aimable et de courte durée. Ils sont plus de 300, « et ceci n’est qu’une petite partie de la communauté : on se relaie », nous expliquent-ils.
Nous poursuivons notre chemin jusqu’à la communauté dont l’un des habitants a trouvé la mort près de Mallasa, lundi 11 novembre, dans les affrontements entre les habitants et la police appuyée par l’armée. Alors que nous rencontrons un dirigeant et présentons nos condoléances à la famille devant le cercueil, une femme au teint plus pâle que les autres s’avance et insiste sur le fait que « cet homme est mort par accident ! Il faut être bien clair. Car bien souvent la presse vient et déforme la réalité ! Il n’a pas été tué par balles ! De quels médias êtes-vous ? ». Au cours de l’entretien qu’elle nous accorde avec son frère plus mat de peau, l’échange est pour le moins polarisé : l’un cherche à défendre, avec un calme superbe, la raison pour laquelle son confrère, qui avait plus de soixante-dix ans, a basculé dans le vide : « C’est la faute de la police et de l’armée ! Ils nous ont réprimé ! », mais la femme le coupe : « Non, non, c’était un accident, il ne faut pas dire ça, on veut la paix, à présent, la communauté cherche la paix ! ». La discussion se précise : « Je suis chrétienne, je le dis sans détour, et ici nous cherchons tous à ce que tout aille pour le mieux désormais ! Nous ne voulons plus de victimes ! ». L’objectif de calmer la donne, enrobée d’une peur tout à fait audible, semble vouloir couvrir tant la vérité des faits que la nature du conflit. Si son voisin n’appelle pas plus à la violence, il lui semble tout de même nécessaire de clarifier ce qu’il s’est passé, et de rappeler la raison de la lutte : « Rien de tout cela ne serait arrivé s’ils nous avaient laissés conduire notre marche pacifique, et s’ils nous laissaient mener notre lutte à nous, légitime comme la leur ».
Nous nous entretenons alors avec le frère de la victime qui, ému et en peu de mots, nous raconte ce que la communauté a vécu. Selon lui, la désinformation opérée par les médias et les réseaux sociaux conduit aux pires situations. Le 10 novembre, le candidat de l’opposition à la présidentielle, Carlos Mesa, publiait un tweet disant qu’on lui avait dit que des groupes de malfaiteurs s’apprêtaient à brûler sa maison située toute proche de Mallasa. Le frère du défunt en est déconcerté : « Nous ? Brûler la maison de ce monsieur ? Jamais ! Qui aurait fait ça, par ici ? Pourquoi ? Et puis on ne sait même pas où elle est, sa maison ! ».
“La police et les militaires débarquent ici et nous crient : “Les Indiens rentrez chez vous !” Mais c’est ici, chez nous ! Et ensuite ils nous disent : “On va tous vous tuer”. Les militaires nous ont frappés comme ils en avaient envie, avec leurs armes à la main. Ils ont attrapé des voisines par les cheveux et leur ont fait baiser leurs bottes !”
Un peu plus tard, sur le chemin du retour, un même contre-scénario est présenté par un autre habitant au sujet de l’incendie – bel et bien consommé, celui-ci – de la mairie de Mallasa, la semaine précédente, dont on a accusé les riverains36. Un homme, la cinquantaine, est formel : « La mairie de Mallasa, c’était du vandalisme ! Rien à voir avec nous, la communauté ! Et pourtant ils nous ont accusés ! ».
Un peu plus loin, à Jupapina, à mi-chemin entre Mallasa et Taypichullu, une femme méfiante nous a sommé de couper nos caméras alors que nous prenions des photos : « Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous filmez ? Vous allez diffuser ça où, et dire quoi ? On veut pas d’images ! ». Nous lui expliquons que nous sommes indépendants et ferons bon usage de ces clichés, et que nous appuyons la lutte. Le ton se radoucit, et le sujet de la mairie incendiée revient sur le tapis : « Ils disent que c’est nous ! Ils nous traitent de tous les noms ! Mais ce n’est pas nous, et surtout, c’était organisé ! Ils ont eu le temps d’emporter l’essentiel de leur matériel, et pour justifier ça, ils ont dit qu’on avait tout volé avant de mettre le feu ! Des menteurs… », se lamente-t-elle. Elle reprend son souffle, débordée par l’émotion qui monte à mesure que la parole se déploie, et poursuit : « Nous on n’est pas des masistas [du MAS, parti d’Evo Morales]. Ici on fait la olla común[partage d’une soupe cuisinée en communauté]. Il n’y a pas de partis ! La police et les militaires débarquent ici et nous crient : “Les Indiens rentrez chez vous !“ Mais c’est ici chez nous ! Et ensuite ils nous disent : “On va tous vous tuer“. Les militaires nous ont frappés comme ils en avaient envie, avec leurs armes à la main. Ils nous font vider nos aguayos [tissu coloré traditionnel arrimé au dos des femmes pour transporter des marchandises… ou des bébés]. Ils ont attrapé des voisines par les cheveux et leur ont fait baiser leurs bottes ! Personne n’a rien fait ! Et personne ne montre rien ! Ce portail qui porte nos revendications, personne ne le montre jamais ! Ils montrent juste les pierres par terre, et commentent par-dessus ce qu’ils veulent ! ». La rage le dispute aux larmes. Une comparse prend le relais et résume : « On réclame la démission de la présidente, on lutte contre la discrimination, et on les laissera pas entrer, les militaires, on veut la justice, et pour cela on bloque, et on fait des marches pacifiques : nous n’avons pas d’armes ! ». Lorsque nous nous éloignons, ils nous saluent et nous remercient d’avoir recueilli leur parole.
Notre mauvaise foi nous inciterait à croire que tous ces gens obéissent à d’obscures consignes du MAS et nous cachent la vérité, mais alors quels acteurs ! Pour en découdre avec tous ces menteurs, nous décidons de nous asseoir un peu plus loin au milieu des barricades. Plusieurs des habitants mobilisés viennent se masser autour de nous, par curiosité, et peut-être par envie de s’exprimer ; preuve en tout cas que ce n’est pas tous les jours que des étrangers – et encore moins des Blancs – viennent se fourrer dans leur communauté et s’inquiéter de leur sort. Cependant, personne n’ose parler : on nous dit de nous en référer aux dirigeants. Contrôle politique, diront certains, ce qui n’aurait rien de faux ; nous préférons y voir le souci de garder un discours cohérent et centralisé face aux risques d’usurpation des journalistes peu scrupuleux. Mais comme il ne se trouve aucun dirigeant à proximité et que l’on se décide aimablement à acheter quelques pochettes de feuilles de coca, la discussion s’engage sur notre proposition : « Qu’avez-vous à dire, vous ? Que voulez-vous que les gens sachent ? ». La première réponse, à nouveau, est qu’ils ne sont pas masistas : « On est des Indigènes en lutte, c’est tout ! », précise l’un d’eux. Puis la parole émerge, ou plutôt commence à se déverser en torrents de paroles imprégnées de colères et de tristesses, de peurs et de résignation. Chacun veut s’exprimer, mais respecte le temps de l’autre : « On n’est pas payés pour être là ! On est là par conviction ! ». On revient sur les événements du lundi : « On a marché jusqu’à Mallasa, où ils nous ont violemment réprimés et gazés. C’est là que notre compañero est tombé dans le ravin. Ils nous ont réprimé au gaz, puis en tirant de vraies balles. Des militaires en civil ont aussi frappé des femmes. »
Une détonation de dynamite nous fait sursauter : les communautaires en font sauter une de temps en temps pour manifester leur présence, l’œil aux aguets sur la route en contrebas. La dynamite, outil du mineur et qui fait d’eux, selon les médias, de dangereux assassins.
Une vieille femme, d’abord hésitante, s’approche finalement de notre enregistreur : « La Wiphala ! Si elle a étudié [la présidente par intérim Jeanine Añez], et que Evo non, alors elle devrait être plus savante que lui ! Mais elle ne sait rien ! Chaque couleur de la Wiphala a une signification. Elle n’en sait rien, mais nous si, on sait ! Chacun d’entre nous est là pour la conscience, pour le proceso de cambio [« processus de changement », ligne politique instaurée par le MAS] qu’il y a eu, et on va se faire entendre jusqu’à ce qu’ils nous respectent. Avant ils ne nous respectaient pas, et on ne savait pas bien, on se laissait humilier, mais grâce à Evo maintenant nous savons qui nous sommes, nous connaissons nos droits. Ils croient qu’ils sont entrés au pouvoir ? On va pas les laisser faire. « Vandales », ils nous disent. Mais eux ils nous ont marché dessus ! Et on est resté les bras croisés, on a supporté, supporté, on a enduré parce que Evo nous disait patience, patience. Pendant presque 20 jours avec leurs paros cívicos [les coupures de routes des « civiques »] ils ont fait ce qu’ils voulaient en ville, et nous on regardait. Et maintenant que cette présidente est arrivée… pardon mais pour moi c’est personne, elle n’est personne, comparée à Evo, et elle se croit tout permis ! Jusqu’au dernier on va lutter ici. Que croient-ils ? Qu’ici il n’y a pas de morts ? Combien il y a de morts, de blessés ? Qui va les compter ? On va continuer de mourir ! Militaires, policiers, à mes frères de l’est, à Chasquipampa, ils les ont frappés aussi ! Et j’ai aussi de la famille à Santa Cruz. Ils ne sortent pas de leurs maisons, par peur. Hier, des avions nous sont passés au-dessus. Et cette nuit, un drone. »
“Avant ils ne nous respectaient pas, et on ne savait pas bien, on se laissait humilier, mais grâce à Evo maintenant nous savons qui nous sommes, nous connaissons nos droits […] Et maintenant que cette présidente est arrivée… pardon mais pour moi elle n’est personne comparé à Evo, et elle se croit tout permis ! Jusqu’au dernier on va lutter ici. Que croient-ils ?”
Elle nous parle alors des exilés politiques sur le point de revenir au pays ou de prisonniers prochainement relâchés : « Ils vont les faire sortir, ceux qui nous ont tué ? Tout ce qu’on a lutté, dans le sang ! ». Elle s’insurge, valorise la force à venir des mobilisations paysannes : « Si tous les départements sortaient, les 20 départements, je ne sais pas ce qu’il se passerait, mon Dieu, il se passerait des choses, et on ne veut pas en arriver là ! Mais alors qu’elle fasse un pas de côté, un pas en arrière. Tout est très joli de l’intérieur, depuis la ville, mais en dehors, que se passe-t-il ? ». Un point crucial de la stratégie se profile : « Ceux de la ville, qui les fait manger ? Aux riches, moi je leur dis : leur argent, il ne va plus leur servir à rien ! On ne va plus faire parvenir aucun aliment à la ville. Qu’est-ce qu’ils vont manger ? »
Une femme, la cinquantaine, peut-être militante, tient un discours bien rodé et haletant : « Ici le premier objectif qu’on a, avec tous mes frères et sœurs, c’est la démission de la présidente. On n’est pas d’accord avec elle. Il lui reste 60 jours. Mais en 2 jours, combien de morts déjà ? “Je suis le peuple“, elle dit. Pour nous elle n’est pas le peuple. Elle s’est auto-désignée37. Nous, qui souffrons, nous sommes le peuple. Eux, ils parlent de fraude, de vol ! Nous, on a gouverné 14 ans, et eux, combien de temps ils ont volé ? Santa Cruz, Tarija, tous l’ont validé [à la présidente par intérim] ! Mais eux, ce sont des propriétaires terriens ! Nous, ici, on est qui ? Moi je ne comprends pas. Eux, ces politiques de l’ADN [Acción Democratica Nacionalista, parti de droite fondé par le dictateur Hugo Banzer en 1979] et du MNR [Movimiento Nacional Revolucionario, longtemps dirigé par Victor Paz, instigateur de la révolution de 1952, ayant connu par la suite un tournant néolibéral auquel appartient l’ex président Gonzalo Sánchez de Lozada et son vice-président d’alors Carlos Mesa – principal opposant à Evo Morales à la présidentielle 2019 – tous deux responsables des 69 tués par les forces armées en octobre 2003], combien ont-ils dans leurs poches ? Et nous qui avons à peine commencé à avoir quelque chose on va devoir renoncer au peu qu’on a obtenu ? Deux : Camacho : il a incendié tout le pays ! Et il n’écope pas d’un seul jour de prison ? Mais pour nos frères, qui se battent et qui militent, si, il y a de la prison ! Pour ce policier qui a déchiré et brûlé la Wiphala, et nous a humilié, de la prison ? Non plus ! Et nous on va se contenter de ça ? C’est ça, la dignité ? Cette lutte on va la mener jusqu’aux dernières conséquences. La zone sud [quartiers aisés de La Paz, très mobilisés contre Evo Morales] : ils ont commencé, très bien, maintenant qu’ils viennent voir par ici, car ils vont mourir de faim, vraiment je suis indigné par ces jeunes, nous on travaille pour que eux puissent vivre ! Mais ils vont survivre, ils ont tout : ils vont se mettre à manger ces produits transgéniques, importés de Chine ou du Pérou, et ils vont gonfler comme des ballons ! Et à la fin, ils seront malades ! Moi je suis productrice, je sais de quoi je parle, ils vont avoir des maladies ! Nous ce que l’on produit ici c’est bon, c’est frais, c’est sain. »
À la question de savoir pourquoi ces fameux jeunes de la zone sud se sont mobilisés, elle reste perplexe, et cherche une réponse : « Sûrement parce qu’Evo ne devait pas leur donner ce qu’ils voulaient ».
On entend alors des injonctions et des sifflements : « À vos postes ! ». Une voiture se profile au loin sur la route, mais elle est seule, et fait finalement demi-tour. Fausse alerte. La communauté était cependant sur le qui-vive, prête à intervenir.
Une femme, 70 ans au moins, raconte la lutte : « Nous sommes sans manger depuis hier, nous, nos enfants, nos animaux, car nous n’arrêtons pas de marcher : et pendant ce temps on perd des récoltes… Je ne vais pas me plaindre de mes produits, mais je veux que mes enfants aient ce dont ils ont besoin toute leur vie. Mais qu’ils pleurent toute la vie, ça non ! »
Le bilan d’Evo Morales est ici jugé très positif : « Maintenant grâce à Evo on a des collèges, à Palomar, à Huajchilla, à Mecapaca ! », raconte une habitante. « Evo, c’était un paysan, lui il nous protégeait, nous apportait la justice ». Le luxe que s’est parfois offert ce “paysan” – son avion, son hélicoptère, sa suite dans sa haute tour place Murillo à La Paz, présentés par la presse comme l’étalon de sa non crédibilité (sans se préoccuper des richesses historiquement accumulés par l’opposition), et dont on peut en effet regretter l’étalage si on compare ce style de vie à celui, plus rudimentaire, de l’ex-président de l’Uruguay Pepe Mujica – ce luxe, donc, ne préoccupe pas tant la population locale : pour eux, ce n’est pas le problème38. Une autre habitante s’indigne justement du traitement médiatique ayant exhibé les affaires personnelles d’Evo Morales à la télévision après que des soient entrés dans la célèbre tour faisant office de palais présidentiel : « Ils montrent tous ses vêtements ! Mais que font ces gens ? Eux ils ont brûlé, ils ont teinté ses cheveux à la maire [de Vinto, militante du MAS, humiliée en place publique] ! Si on était comme eux, pardon du mot, mais c’est la vérité : drogués ! Si on était drogués comme eux, on pourrait faire des choses aussi, on pourrait aller jusqu’à son hôtel [de Carlos Mesa], il est juste là-bas. Si elle change pas de ligne, la revanche sera double ! On va en arriver là ! Mais on ne veut pas, on est éduqués ! Mais c’est eux qui ont commencé ! ». Elle ajoute une revendication à la liste : « Qu’ils arrêtent de persécuter nos dirigeants ! Ils les suivent, les menacent par téléphone ! Ce sont des racistes ! Ils brûlent leurs maisons, sans faire attention s’il y a des enfants dedans ou non ! Et cette femme [Jeanine Añez] qui est censée être plus éduquée que nous, comment elle l’insulte, à Evo ? Et ils lui offrent une médaille d’or pour ça ? La grâce qu’elle a reçue ! Ces mots qu’elle utilise, nous on ne les utilise pas ! Ils nous traitent de vandales ! Mais on n’est pas armés, contrairement à eux ! Et eux ils sont payés ! Nous non, mais ils disent que si ! Nous sommes là pour notre conscience d’êtres humains, et elle n’a pas de prix ! Personne ne nous achète, ici. Qu’est-ce qu’on a fait nous pour qu’ils nous envoient les militaires ? ».
Une autre femme, du même âge et tout aussi téméraire, ajoute : « Ils nous chassent comme si on était des animaux ! On a des blessés, des morts ! C’est elle, la dictature ! “Je vais te tuer, pute de merde !“, comme ça ils nous parlent, les militaires ! Nous on est Aymaras [principale communauté indigène de Bolivie – avec les Quechuas – dont est issu Evo Morales] ! Moi ça me fait mal, tout ce qu’elle fait cette femme, on ne la reconnaît pas. Elle déteste les Indigènes. À partir de maintenant aucun légume ne va sortir d’ici. Nous sommes la canasta familiar [la « ressource en vivres »] de La Paz. Elle nous humilie tant. Comment ils ont brûlé la Wiphala. Comment on va oublier ça ? Maintenant il n’y a plus de discrimination, elle dit ! Notre président [Evo Morales] nous a fait respecter. Maintenant on peut entrer n’importe où, et ça, ça les a embêté aux k’ara [Les Blancs, en aymara]. Mais on va toujours se battre ! Qu’elle renonce, elle ! C’est une assassine, pour de vrai ! Avec un coup d’État elle est entrée ! C’est ça, l’unité ? Jusqu’au dernier on va se battre. Mais les frères, les pauvres, eux ils vont souffrir ! Mais ça va pas durer… ».
Vient alors le sujet de la fraude, sur lequel les hypothèses vont bon train ; on peut alors questionner quelle est la part de croyance et la part d’intuition pertinente dans les propos tenus : « Quelqu’un a mis de l’argent pour qu’il y ait cette coupure dans le décompte [du TREP, système de comptage rapide du Tribunal Suprême Électoral], pour que les gens de la ville disent qu’il y avait fraude ! ». Puis le thème des prochaines élections censées se tenir en janvier, ou peut-être en mars, se profile : « Je sais pas qui c’est ce Camacho, je sais pas comment l’appeler, je sais pas quel sang il a, il ne doit pas être Bolivien. On va pas accepter ça, s’il se présente. On veut quelqu’un de notre race, un Indigène, quelqu’un d’ici, pas quelqu’un d’en dehors. Que vienne un nouveau leader, quelqu’un qui n’ait pas les mains sales, qui n’ait pas commis d’erreur, à lui, oui, on va l’appuyer ! » On passera sur le racisme inversé à l’œuvre ici : dans un pays où une large majorité d’habitants sont Indigènes ou métis, où presque tous les présidents avant Evo Morales étaient Blancs, où l’ancien président Sánchez de Lozada parlait avec un accent anglais et où l’on soupçonne fortement que Luis Fernando Camacho reçoive l’appui financier des États-Unis, déposant outrageusement la Bible sur le sol du palais présidentiel pour virer son Indien de locataire, on peut comprendre ce qui charrie la réaction de cette interlocutrice.
En partant, on croise une mère avec sa jeune fille, adolescente, vêtues de jeans : « On est de La Paz, on est venues aider nos parents qui vivent ici, leur porter de la nourriture ».
À la sortie de la ville, nous caressons toujours l’espoir, sinon d’entendre au moins une critique du MAS, du moins d’obtenir une autre version des événements afin d’invalider les précédentes. Mais rien n’y fait, les habitants s’obstinent dans leur cohérence, nous livrant d’autres menus détails. Une vieille femme fort dynamique affirme encore, à propos de ce lundi 11 novembre : « Ils nous ont gazéifié ! Ils sont arrivés directement, avec gaz et mitraillettes, et ce type est mort dans la panique qui a suivi ».
Son amie, qui veille avec elle sur le barrage, poursuit : « Cette présidente est très raciste, elle nous déteste, nous les mujeres de pollera [littéralement, « femmes à jupes », désignant l’habit traditionnel bolivien rural, tablier, jupes épaisses à plusieurs volants, chapeaux melons et tresses nouées en bas du dos]. Il n’y a pas de justice pour nous, mais pour les riches, oui ! Quand il y avait la mobilisation en ville, ici il ne se passait rien. Avant il n’y avait ni police ni militaires ici. Et depuis, ils n’arrêtent pas ! Quand Evo a renoncé dimanche, il n’y avait aucun mort. Est arrivée cette femme et elle nous a envoyé aussitôt les militaires ! Combien de morts, combien de blessés, depuis ? Les bourgeois en ville, maintenant tout est normal ils disent, mais non ! Pour eux c’est bien, mais pour nous pas du tout ! ».
Nous apprenons que ce matin-là, alors que nous étions à la veillée funèbre un peu plus en aval, des véhicules militaires sont entrés dans la ville, expliquant le désordre des installations qui ont bougé depuis le matin : « Ils étaient là, à nouveau avec leurs armes, ils ont défoncé nos barrages, mais pas tout heureusement, et j’ai pleuré, mon Dieu, il y aurait pu avoir tant de morts en plus s’ils avaient réussi à rentrer jusque là-bas [jusqu’à Taypichullu] mais heureusement ils n’ont pas insisté. Ils ont aussi attrapé deux jeunes et ils les ont frappé, fort, si fort, et ils leurs ont retiré tous leurs vêtements ! Ensuite ils ont emporté huit personnes dont deux femmes pour les frapper, puis ils les ont relâchés et abandonnés là ! Ils étaient au moins 60 militaires, il y avait 11 camions, dont 3 tanks. On a les vidéos de leur entrée dans la ville. Et ils nous criaient : “Rentrez chez vous, sales merdes !“ Nous on n’est pas rentrés, on s’est échappés. Tout ce qu’on veut c’est qu’ils ne nous fassent plus de mal. »
L’autre femme s’épanche : « Ils nous menacent. Les journalistes, ils ne nous voient pas, ils ne nous prêtent pas attention. Ils nous traitent de malfaiteurs, de voleurs [maleantes, rateros], ils nous accusent de bloquer la route sans chercher à comprendre… Et puis il y en a qui en profitent, bien sûr, qui vandalisent… ».
Un homme en moto s’est approché du barrage, la femme le répugne d’abord : « On ne passe pas ! ». L’autre lui répond, avec le sourire, que c’est pour la communauté. « Bon, mais passe sur le côté alors, ne défais pas le barrage ! ».
Sa comparse s’explique : « Ils ont commencé eux, avec leurs grèves de Comités Civiques, et puis le Camacho est arrivé, la ville était tranquille, mais lui il faisait déjà mourir des gens là-bas, à Santa Cruz. C’est eux qui ont commencé, c’est pour ça que les gens réagissent ici… mais on n’a pas d’armes ! Nous on produit des légumes ! Avec quoi on va se défendre, nos carottes ? Avec quoi ? ».
Nous nous éloignons, songeurs, sincèrement intéressés par l’art de manier la courgette contre la mitraillette. Sur le pont, en sens inverse, un tag à l’orthographe douteuse nous tire un dernier sourire : “Camacho, facho, te vamos a hacer piquemacho“ [ “Camacho, fasciste, on va te cuisiner en piquemacho“ – le piquemacho est un plat relativement lourd composé de portions de frites, de poivron, de tomates, de saucisses et d’œuf].
Retour en ville : l’apparition des communautés
Dans cette communauté indigène comme dans d’autres, beaucoup, sinon la plupart, se préoccupent peu de savoir en fin de compte s’il y a eu fraude ou pas : cela ne remet pas en cause leur vote en faveur du MAS et leur appui à son projet. La perpétuation de ce leader au pouvoir, lui qui leur a tant apporté matériellement et symboliquement, que ce soit avec ou contre certains principes démocratiques, ne les inquiétait pas. Leur préoccupation réside en effet, d’une part, dans le maintien à leurs conditions de vie, ou de survie, toujours en sursis et longtemps précaires avant l’arrivée du MAS et, d’autre part, dans la reconnaissance de leur identité (et, quoique trop peu respectée en pratique, de leur autonomie). La sensation de perdre l’une et l’autre, de surcroît dans des conditions si incongrues et d’une violence symbolique inouïe, risque de les mobiliser pour longtemps. Leur calcul est simple, et non sans fondement : « Ils ont viré Evo, on va virer Jeanine ».
Le bras de fer entre la campagne et la ville est efficace : le blocus paysan fonctionne sur l’épuisement du ravitaillement et engrange conséquemment une inflation soudaine. À Sopocachi, quartier classe moyenne cultivée de La Paz, de 12 bolivianos, le kilo de poulet est monté à 30 bolivianos (4 euros), et le délicieux fromage orange que l’on coupe en tranche pour le petit déjeuner n’est plus disponible. Une vendeuse ambulante, dans la rue à El Alto, soupire : son fournisseur a augmenté le prix des sachets de chocolat qu’elle revend sur le trottoir. Au coin de la rue, à 21 heures, une file s’est formée devant un caddie pour acheter du pain. Mais le plus dur reste l’essence : les stations ne sont plus ravitaillées. Plusieurs véhicules sont sur leur réserve ou ne peuvent déjà plus rouler. C’est le cas des camions poubelles à El Alto : les ordures s’entassent en improbables monticules qui ravissent les chiens errants. Il ne viendrait pas à l’idée aux habitants, se questionne une voisine, de s’organiser pour les ramasser eux-mêmes : ici, à Ciudad Satelite, la seule partie d’El Alto anti-Evo, les gens estiment avoir payé pour un service qui ne leur est pas rendu et désapprouvent pour la plupart ce comportement des communautés paysannes : « Ils ont peut-être le droit de manifester, mais nous, on a le droit de manger ! », s’indigne une habitante.
Sur le Prado, l’avenue principale de La Paz, un père sagement assis avec son fils sur un banc public est un peu plus direct : « Il y a des gens qui commettent actuellement des actes de sédition, qui nous empêchent de vivre. De plus, des Vénézueliens et des Cubains s’en mêlent, c’est un acte de guerre contre la Bolivie. Il faut bien faire quelque chose, les réprimer, leur mettre des balles dans la tête à tous ! ». Un taxi, au contraire solidaire du mouvement, nous livre ses craintes : « À El Alto on pourra pas tenir longtemps comme ça… nos stocks vont s’épuiser ». D’autres, en revanche, estiment que la périphérie peut subsister encore longtemps car sa mobilisation n’a commencé que tardivement alors que les coupures du précédent mouvement civique à La Paz ont épuisé la ville depuis quelques semaines : « El Alto peut assiéger La Paz, puisqu’il est au-dessus, tout autour, et que les principales voies d’accès à la capitale passent par là ; mais La Paz ne peut pas assiéger El Alto », commente un militant culturel de l’association Wayna Tambo qui œuvre depuis presque 30 ans pour le quartier Villa Dolores à El Alto.
L’autre peuple, après avoir regardé de loin et d’un œil inquiet le mouvement des « civiques » en ville, puis de s’être longuement concerté dans ses communautés pour décider de la marche à suivre, vient soudain d’apparaître au grand jour, doté d’un protagonisme féminin remarquable. Depuis lundi 18 novembre, ils ont foulé les pavés de la capitale en un déferlement de Wiphalas. On a entendu dans ces marches des « Áñez, asesina, los muertos no se olvidan » (« Áñez, assassine, les morts ne s’oublient pas »), des « La muerte no es transitoria » (« la mort n’est pas transitoire » ; référence ironique au gouvernement actuel « de transition »), accompagnées sur les trottoirs par de nombreux applaudissements bienvenus. Plusieurs communautés indigènes de différentes provinces s’étaient retrouvées sur la place devant l’église San Francisco39 sur fond de chants et de cris : « On est le peuple ! » « La Wiphala se respecte ! ». Nous recueillons sur la place quelques témoignages :
Une femme, la soixantaine : « Je ne suis pas une personnalité politique, je suis venue de ma ville à pied, je suis artisane, je ne touche pas de salaire, je suis locataire, je n’ai pas de maison, alors qu’ils ne viennent pas me dire que j’ai de l’argent ! Non ! Je viens par ma propre volonté ! Ce gouvernement, celui-là oui, c’est une dictature ! De quel droit va-t-elle continuer de nous tuer comme ça ? »
D’un rassemblement de communautés du département d’Oruro, à grands cris de « Oruro está presente ! », se démarque la déclaration d’un leader : « J’ai vécu à Santa Cruz depuis que j’ai 3 ans, jamais de ma vie je n’ai vu de pareilles atrocités commises par un gouvernement autoproclamé ! Pour eux, la démocratie fut de déchirer et de brûler notre Wiphala, ce symbole qui représente les 36 nations indigènes de Bolivie reconnues par la Constitution Politique de l’État (CPE). On a vu comment ils ont humilié les mujeres de pollera, c’est inacceptable ! Nous exhortons les 9 départements de s’unir pour défendre la véritable démocratie ! Passons un appel à la communauté internationale pour qu’elle voit ce qu’il se passe réellement en Bolivie ! Aujourd’hui, ce peuple est le vrai peuple, et non celui qui est sorti les 21 premiers jours pour nous bloquer, à réclamer sa supposée démocratie, qui pour eux est la violation de nos droits constitutionnels, qui est pure discrimination et racisme. Cette femme, Jeanine Áñez, a retiré de sa propre écharpe présidentielle la Wiphala, elle ne nous représente pas ! Nous exigeons que dans l’assemblée législative plurinationale se créer une commission d’enquête qui juge et sanctionne tous les auteurs intellectuels et matériels de ce coup d’état civique, policier et militaire qui jusqu’à maintenant n’a fait qu’humilier le peuple bolivien ! »
Une femme, la cinquantaine : « Amis de la zone sud [classe moyenne aisée], mobilisez-vous aussi ! Moi j’ai des amis là-bas, mobilisez-vous, pour tous ceux qui meurent ! Nous sommes tous citoyens boliviens ! Luttons ensemble pour notre pays, nous n’avons pas besoin d’être militants, défendons notre démocratie ! Cochabamba, Potosí, Tarija, Beni, Pando ! Je viens d’arriver du Beni : ils n’informent de rien ! Amis de la presse : informez ! Moi je préfère renoncer à mon travail plutôt que de dire le contraire de ce qu’il se passe dans mon pays. Il y a des routes, des écoles, des hôpitaux : ce gouvernement a réalisé tant de choses, et je me sens heureuse parce que je vois les jeunes qui jouent dans leur stade de foot, qui vont à l’école, des gens très pauvres dans des maisons ! Avant il n’y avait pas de violence à La Paz, et ces civicos de Santa Cruz sont arrivés, et regardez ! » La fin de ses paroles se noie dans les larmes.
Une autre, la soixantaine : « Je suis de Oruro, j’ai six enfants, l’un est avec moi, les autres sont restés là-bas. Ici les frères et sœurs boliviens sont unis ! Nous n’avons ni défense policière, ni couverture médiatique ! On a besoin d’appui international, ils nous massacrent ! Nous n’avons aucune protection, ils ont brûlé les maisons de nos dirigeants ! Ils ne nous laissent pas sortir de nos provinces ! Nous n’avons pas d’armes ! Eux, ces jeunes de Santa Cruz, oui ils en ont ! Les médias se rient de nous ! Qu’ils s’en aillent du pays s’ils ne veulent pas travailler pour la Bolivie ! »
Une jeune fille de 23 ans : « Nous sommes de Cosmos 79 [quartier d’El Alto], moi je suis étudiante à l’université publique d’El Alto. Je suis là pour mon quartier, pour mes parents, pour mes frères et sœurs. Nous sommes tous là et on veut que la présidente démissionne, qu’elle parte de Bolivie, qu’ils relâchent nos amis emprisonnés, et que les décrets soient annulés, et qu’ils annulent aussi l’autorisation donné aux exilés de revenir. Comment Goni [Gonzalo Sánchez de Lozada] peut revenir en Bolivie après tout le mal qu’il nous a fait ? Que les jeunes se mobilisent et que rien ne sorte du pays ! Le lithium est à nous ! [référence aux abondantes réserve de lithium encore non exploitées dont dispose la Bolivie, dans la région d’Uyuni, ayant attisé la prédation des forces étrangères et supposément motivé le coup d’État] »
Mais c’est à Senkata, au sud d’El Alto, que la véritable et tragique action s’est déroulée le mardi 19 octobre. L’entrée des camions-citernes d’essence y est interrompue depuis plusieurs jours car les riverains ont creusé des tranchées qu’ils gardent jour et nuit pour bloquer tout passage. L’armée est alors “envoyée pour négocier pacifiquement, et sans user d’armes à feu“, comme le relatera ce soir-là le gouvernement. La réalité sur place est sensiblement différente : on dénombrera ce jour-là au moins six morts tués par balle, et de très nombreux blessés. Les images des corps évacués sont bouleversantes. Un infirmier en larmes témoigne du désastre40 dans une vidéo, se disant débordé et effaré par cette violence ; il sera plus tard victime d’une campagne de diffamation l’accusant d’être un militant du MAS infiltré déguisé en médecin (en dépit de la preuve apportée par son badge de fonction), et finalement arrêté par la police. Plusieurs films montrent clairement l’usage qui fut fait des armes à feu, et même des impacts de balles sur le sol issus de tirs depuis l’hélicoptère qui survola la zone tout l’après-midi41.
Le lendemain, une veillée funèbre de plusieurs centaines de personnes est organisée à la mémoire des victimes, la liste de celles-ci s’étant allongée à neuf, mais il y en aurait plus : le scandale en cours est que les militaires refuseraient de rendre certains corps, alimentant de la part des familles le soupçon qu’ils veuillent les faire disparaître. La rumeur court également que les journalistes Fernando Ortega Zabala (argentin) et Fernando Ortiz (mexicain), poursuivis par les militaires et après s’être cachés en livrant quelques tweet désespérés, auraient disparus à El Alto des suites de la répression42.
La bataille du mercredi 20 novembre est alors médiatique. Les réseaux sociaux s’engorgent de fausses communications : entre autres, celle du faux médecin à qui il arrive aussi de se déguiser en policier43 ; ou encore celle concernant l’association culturelle Wayna Tambo, respectée de tous, et qui précisément, parce qu’elle est l’une des seules à se rendre sur le terrain lors des mobilisations et à relater les faits, serait « illégale et séditieuse » et diffuserait des informations « fausses et alarmantes » sur la situation à Senkata tout en abritant « des cubains et des vénézueliens pour leur vendre de la drogue ».
Ces diffamations d’internautes, épaulées par le ton des principaux médias officiels, entrent alors en synergie avec les annonces officielles d’un gouvernement qui se surpasse à communiquer les pires aberrations. La dernière, et la plus démentielle, est le communiqué disant que des militants du MAS, avec l’aide de ressources financières étrangères, menaceraient de faire sauter à coup de dynamite la réserve de gaz de la Planta YPFB de Senkanta, faisant par là courir le risque de raser la moitié de la ville d’El Alto et justifiant, avec l’appui de la partie crédule de la population, le pire de l’intervention militaire (dont le gouvernement continuera de nier qu’elle fit usage de ses armes à feu).
Ces diffamations d’internautes, épaulées par le ton des principaux médias officiels, entrent alors en synergie avec les annonces officielles d’un gouvernement qui se surpasse à communiquer les pires aberrations.
Le jeudi 21, une gigantesque marche s’organise et des milliers de manifestants, dont beaucoup de personnes âgées et plusieurs familles, avaleront à pied les 12 kilomètres qui séparent Senkata de La Paz, transportant les cercueils des victimes sur le toit de véhicules44. Le défilé est pacifique, et les accusations fusent contre ce gouvernement qui occulte les luttes à l’instar des funestes résultats de ses opérations répressives. Une fois la tête de marche parvenue à l’obélisque, au cœur de la capitale, et alors que la foule réclame justice sans heurts, la police déclenche sous nos yeux, de façon totalement arbitraire, ses premiers tirs de lacrymogène. La panique s’empare de la foule, prise de court, qui s’enfuit de façon désordonnée. Des cercueils sont abandonnés sur place, des personnes âgés s’évanouissent sous la quantité des gaz et des enfants se perdent dans la débandade ; assis sur les trottoirs un peu plus loin, des gens pleurent de désarroi et de rage : « Ils ne respectent même pas nos morts ! » 45. Alors que certains manifestants s’insurgent de la situation ou tente de filmer les événements de façon indépendante, ils sont emportés par les forces de l’ordre, parfois même dénoncés par la presse locale et accusés de sédition46. Des dizaines de personnes arborant la Wiphala sont embarquées sans sommation. Des témoignages, recueillis le jour-même, achèvent de laisser pantois : à l’hôpital Holandés de Ciudad Satelite, où 19 blessés ont été reçus le 19 novembre au soir, 10 ont été soit-disant relâchés, selon les informations fournies à l’accueil, au vu du caractère superficiel de leurs blessures. Après enquête, il se trouve qu’ils ont au contraire été expulsés des lieux, blessures béantes, sous le prétexte que leurs familles ne s’étaient pas présentées ; une témoin nous assure qu’en réalité ces blessés furent extrêmement mal traités, relatant les propos affligeants d’un médecin à son patient témoignant de l’efficacité de la désinformation médiatique et de l’hystérie montée en neige au cours des dernières semaines : « Pourquoi je devrais te soigner, espère de sale terroriste ? ».
Conclusion. Deux peuples, un pays
Qu’est-ce que la démocratie, sinon le pouvoir équitable et réel de tout le peuple, y compris de cette immense partie qui fut historiquement écartée de la capacité d’exercer le pouvoir et d’exprimer son identité, et à qui Evo Morales a su rendre sa juste part de protagonisme ? Ne fut-il pas, de ce point de vue, le grand moment démocratique bolivien, par-delà son incomplétude et ses incohérences ; sa véritable séquence politique ? Car comme l’écrit Jacques Rancière, « la politique commence quand il y a rupture dans la distribution des espaces et des compétences – et incompétences. Elle commence quand des êtres destinés à demeurer dans l’espace invisible du travail, qui ne laisse pas le temps de faire autre chose, prennent ce temps qu’ils n’ont pas pour s’affirmer co-partageants d’un monde commun, pour y faire voir ce qui ne se voyait pas, ou entendre comme de la parole discutant sur le commun ce qui n’était entendu que comme le bruit des corps47 ». Une opposition qui, se croyant et se voulant l’écho lointain de l’Europe et des États-Unis, continue d’établir des parallèles opportunistes lorsqu’il s’agit de comparer sa Bolivie avec la vision arbitraire qu’elle a des “pays castro-chavistes” – Cuba et le Venezuela – tout en prenant bien soin d’ignorer le désastre du néolibéralisme de longue date installé au Chili et en Colombie ou plus récemment en Argentine ou en Équateur. Une opposition au sein de laquelle beaucoup continuent de croire que le précédent gouvernement eut la bêtise de placer des Indigènes ignorants à des postes-clés de l’État, pour la simple raison qu’ils étaient Indigènes et n’avaient pas la maîtrise de ce discours bureaucratique si excluant dont les pires technocrates ont le secret.
Une opposition qui, se croyant et se voulant l’écho lointain de l’Europe et des États-Unis, continue d’établir des parallèles opportunistes lorsqu’il s’agit de comparer sa Bolivie avec la vision arbitraire qu’elle a des “pays castro-chavistes” – Cuba et le Venezuela – tout en prenant bien soin d’ignorer le désastre du néolibéralisme.
L’ironie est que les auteurs des discours qui ont critiqué ce pouvoir pour sa corruption tendancieuse ne pensent par ailleurs qu’à leurs propres intérêts (leur famille, leur gagne-pain, leur entreprise), et tout laisse à croire qu’arrivés au pouvoir, ils en auraient fait au moins tout autant. Aucune dimension communautaire, collectiviste, sinon celle de s’armer contre les “vauriens“ – à l’instar des classiques mouvances fascisantes – ne fit surface au coin des rues bloquées des premières semaines. C’est que s’unir à d’autres individus n’a jamais été synonyme de lutter pour le bien commun et faire société. Critiquer le MAS pour ses tendances corporatistes et coercitives fut paradoxalement un prétexte pour l’imiter de loin et, en un temps record, faire germer le pire : être violents, mais avec les bons mots issus des “bonnes pratiques”, et se venger de ces répudiés de toujours qui ont gagné trop de pouvoir durant cette dernière décennie.
Sûrement le MAS, parfois plus préoccupé par son maintien au pouvoir que par l’émancipation réelle de tout le peuple, a trop joué sur la dépendance des populations vulnérables à son égard, ayant créé chez elles une peur panique de n’être plus défendues en son absence, attisant exagérément les relations clientélistes. Sûrement ne s’est-il pas non plus assez inquiété de cette contention raciste, bien réelle et périlleuse, qui couvait sous son processus de changement. Mais sans doute et surtout, dans les sordides bastions de cette dernière, n’a-t-on jamais voulu réfléchir à la question de l’égalité réelle dans un pays anciennement colonisé et si métissé au sein duquel la parodie d’un Malcom X indigène (heureusement fictif, quoique certains discours du mouvement katariste48 auraient pu s’en rapprocher) aurait pu tout autant déclarer : « Donnez donc le droit aux Indigènes de mépriser et de soumettre les Blancs pendant 500 ans de plus, et nous serons quittes ».
La question est alors centrale de réaliser quelle partie du peuple – du monde rural et du monde urbain, des Blancs ou des Indigènes et métis, des classes populaires ou des classes moyennes et aisées – est inconcevablement plus vulnérable que l’autre, notamment dans une pareille conjoncture.
Comme l’a très bien remarqué Claude le Gouill au cours de son enquête dans le Nord Potosi, « la mobilisation ne se fait pas au nom d’Evo Morales mais principalement pour la défense de l’État Plurinational et de la Wiphala, du fait de la présence du secteur anti-evista qui n’était pas prêt à se mobiliser pour défendre Evo Morales mais l’est pour les acquis du processus de changement et contre l’extrême droite »49. Une conjoncture qui a fait défaut à l’ex-président et à ses protégés mais attestant d’un peut-être souhaitable « retour au local et aux formes communautaires de mobilisation (cabildos, bloqueos) [révélant] les distances qui se sont créées entre la verticalité accrue du MAS et les organisations de base », étant donné que « le “gouvernement des mouvements sociaux“ promis par l’ancien président [a in fine] renforcé les luttes corporatistes de chaque secteur ». Comme le même auteur l’écrit, « l’un des paradoxes d’Evo Morales est d’avoir romantisé une indianité qu’il a lui-même dissout par ses actions. Elle restera sans doute vivace, mais plus avec les mêmes aspirations ni les mêmes représentations ».
Le vendredi 22 novembre, le MAS est officiellement autorisé à concourir pour de nouvelles élections. La préoccupation politicienne première est de reconstituer une force progressiste et à représentation indigène capable de poursuivre les importantes lignes du “processus de changement“ et de gagner dans les urnes en 2020, voire de trouver le meilleur candidat possible pour le MAS. En ce sens, l’actuelle présidente du Sénat Monica Eva Copa Murga, dont l’activiste féministe Maria Galindo a tiré le portrait50, pourrait être un choix stratégique tant la sincérité de sa parole fut capable de dénoncer le climat de persécution actuel et d’esquisser un horizon démocratique grâce à une attitude dénotant avec le répertoire classique de son parti. Rien ne garantit cependant que les mobilisations diminuent étant donné les propos tenus par un gouvernement qui, sous prétexte de rechercher la paix, s’entête dans ses méthodes meurtrières dérogeant aux principes les plus élémentaires des Droits Humains.
La discussion entre la présidente intérimaire et les représentants des mouvements sociaux a abouti le 23 novembre à une série d’accords qui, sur le papier, semblent prometteurs51. Il demeure curieux cependant que ce même jour Cochabamba essuyait une nouvelle répression sanglante et qu’à La Paz des témoins du massacre de Senkata venaient se confier, la peur au ventre, à la Commission Interaméricaine des Droits Humains, gratifiés sur le chemin des quolibets mensongers d’un groupe pro-gouvernement ayant diffusé sur les réseaux sociaux que des « masistas étaient encore venus dénoncer un faux coup d’État auprès des instances internationales ».
Ce peuple qui s’est mobilisé contre Evo Morales et pour la démocratie : serait-il capable, au-delà de ses cris de guerre convenus, de s’organiser pour réinventer vraiment cette audacieuse et jamais aboutie forme de gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple ? Ou n’en appelait-il finalement qu’à virer du pouvoir un Indien et ses collègues pour en revenir à un bon vieil appareil d’État néolibéral, raciste et excluant ? Sera-t-il disposé, ce peuple-là, à mener réellement la lutte politique qu’il a revendiqué en commençant par reconnaître l’autre peuple de Bolivie, celui qui n’a eu que les 14 ans du gouvernement d’Evo Morales pour jouir d’un peu de reconnaissance après 500 ans d’humiliation ? Celui qui, en plus du défaut d’être majoritaire, indigène et métis, ne dispose que des coupures de vivres pour se faire entendre, faute d’armes ou de capital culturel, économique et symbolique ? Le gouvernement de Jeanine Áñez a pour l’instant emprunté les pires chemins pour donner raison à ce défi. Maladresse d’une prise en main du pouvoir précipitée et inattendue, ou choix délibéré faisant partie intégrante d’un coup d’État (en partie) planifié ? Le fait est que le pays est à cran, et en sang. En attendant les prochaines élections, où une candidature du MAS ou d’une nouvelle force politique équivalente sera indispensable pour garantir une représentativité, la communauté internationale ne peut faire défection : il s’agit, au nom des Droits Humains, de veiller à garantir de vraies conditions démocratiques pour ces élections décisives (que les électeurs du monde rural, notamment, puissent à nouveau s’inscrire à temps et en bonne et due forme et se rendre sans risque aux urnes). Il s’agit également de faire pression pour que le gouvernement actuel, à peine légal et profondément illégitime, change radicalement de cap ou passe la main à une autre équipe non impliquée dans la successions de ces manœuvres anti-démocratiques, sincèrement préoccupée par le sort de tous les Boliviens.
20MARIETTE Maëlle, « La gauche bolivienne a-t-elle enfanté ses fossoyeurs ? Mérites et limites d’une « révolution » pragmatique », Le Monde diplomatique, septembre 2019. Voir : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/09/MARIETTE/60321
37Le contexte de la nomination de Jeanine Áñez est très controversé : après les démissions successives des titulaires chargés de prendre les rênes de l’État en cas de démission du président, tous du MAS, la nomination de la présidente par intérim, à qui il revenait la charge après défection des premiers, eut lieu sans quorum car il manquait dans l’Assemblée un nombre conséquent de députés du MAS. Le gouvernement en place stipule que ces derniers, malgré des appels répétés, ne se sont pas présentés. L’autre camp précise qu’étant donnée la persécution dont les membres du MAS furent et sont toujours l’objet, les conditions pratiques (coupures de route) et de sécurité n’étaient pas remplies pour qu’ils puissent se présenter. Par ailleurs, l’absence de lettre officielle avalisant par écrit la démission d’Adriana Salvatierra (annoncée oralement dans les médias), ex-présidente du Sénat et membre du MAS à qui la présidence de l’État revenait en cas de démission du président et du vice-président, est toujours l’objet d’une âpre discussion.
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Vice-président de l’État plurinational de Bolivie depuis 2006 et grand architecte de la politique impulsée par Evo Morales, Álvaro García Linera nous a accordé une interview à Mexico où il a trouvé l’asile, après avoir été contraint de fuir son pays. Dans cet entretien, il raconte le coup d’État de l’intérieur, et livre son analyse des causes, des acteurs et ingérences extérieures. Entretien réalisépar Élodie Descamps et Tarik Bouafia, le 16 novembre 2019 à Mexico. Traduction par Rachel Rudloff.
LVSL – Depuis quelques jours, vos militants, sympathisants et plus généralement les citoyens boliviens qui s’opposent au coup d’état subissent une répression brutale de la part des forces policières et militaires. Comment réagissez-vous face à cette vague de violence qui ne cesse de s’intensifier ?
AGL – Je suis triste et indigné par l’assassinat de sept humbles paysans [NDLR : on comptabilise au moins 30 morts aujourd’hui]. Tous ont été assassinés avec des armes automatiques aux mains de l’armée et de la police nationale alors qu’ils manifestaient leur condamnation et leur rejet du coup d’état. Il y a un massacre en cours en Bolivie et il est clair que, dans un jour, une semaine, un ou cinq ans, les responsables, qu’ils soient policiers, militaires ou civils, devront répondre de leurs actes devant les tribunaux de justice. Ils couvrent de sang le peuple bolivien d’une façon terrible, atroce. Il y a plus de 110 blessés par balle. Plus de 600 arrestations. C’est un coup d’état criminel, sanglant, qui ne recule devant aucun moyen pour s’imposer.
LVSL – Pourtant, vous vous étiez justement retirés pour éviter cette violence dont vous menaçait l’opposition…
AGL – Oui. Nous sommes partis car nous ne voulions pas voir de boliviens tués. La police nous a menacés, les forces armées ont désavoué l’ordre constitutionnel et ont menacé d’user de la force contre nos camarades. Nous avons donc annoncé notre démission, contraints par cette pression policière et militaire, pour qu’aucun mal ne leur soit fait. Et malgré ce renoncement à notre victoire électorale, à gouverner, malgré que nous ayons accepté que nous ne serions pas candidats aux prochaines élections, malgré tout cela, les putchistes, ce gouvernement d’imposture, continuent de tuer des Boliviens, dans ce que l’on peut clairement qualifier de violence raciale contre les indiens. Cette violence que l’on peut voir est un espèce de règlement de comptes de la part d’une élite politique contre des indiens, des indigènes, qui ont osé gouverner, qui ont osé obtenir le pouvoir, obtenir des droits.
LVSL – Pour bien saisir le déroulé des événements : le dimanche 10 novembre, en l’espace de quelques heures, vous annoncez de nouvelles élections et finalement, vous prenez la décision de vous retirer pour mettre un terme aux violences déclenchées par l’opposition de droite. Le chef des forces armées Williams Kaliman vous aurait « suggéré » de démissionner. Que s’est-il passé exactement et comment expliquer que les forces armées aient soutenu si rapidement le coup d’état ?
AGL – Le coup d’État s’est fait en trois étapes. D’abord une étape civile qui s’amorce au lendemain des élections. Nous avons gagné avec plus de 10 % d’écart, ce qui annulait de fait, la réalisation d’un second tour. Devant ces résultats, le candidat perdant Carlos Mesa ne reconnaît pas notre victoire et réclame un second tour. Et immédiatement, surgit une vague insurrectionnelle menée par des classes moyennes traditionnelles qui brandissent un discours de suprématie raciale. Des villes comme Santa Cruz, Cochabamba et La Paz se sont soulevées contre le gouvernement. Ils ont commencé par brûler les institutions de l’État. Sur les neufs tribunaux électoraux, lieux où l’on comptabilise les voix, cinq sont pris d’assaut et incendiés. Des urnes et des bulletins de votes sont brûlés.
Pour la première fois, des groupes paramilitaires fascisants font leur apparition. Ils attaquent des leaders syndicaux, incendient différents sièges de syndicats paysans et ouvriers et en pourchassent les militants. Des femmes paysannes qui manifestaient sont également agressées par des bandes composées de 500, 600 motos portant des personnes munies de battes, de bâtons à clous, de gaz lacrymogènes. Ils ont même enlevé la maire d’une commune de paysans : ils l’ont frappée, maltraitée, jetée à terre, ils lui ont uriné dessus, coupé les cheveux, menacé de la lyncher… Et devant les médias télévisés, ils l’ont couverte de peinture. Ils s’en sont également pris aux paysans et paysannes qu’ils trouvaient sur leur chemin, en les battant comme du bétail, comme des animaux.
Face à ces crimes, les forces populaires ont répondu en appelant à la résistance au coup d’état. Des ouvriers mineurs arrivent alors de la Centrale Ouvrière Bolivienne (COB) de La Paz. Des paysans, des indigènes, des urbains se mobilisent pour défendre le président. Si cette confrontation entre forces civiles insurgées et forces civiles défendant la démocratie s’était maintenue dans cet état, nous les aurions battus. Mais ça, ce n’est que le premier moment du coup d’état, celui des civils, où l’on a cherché à imposer une terreur urbaine en marge de l’État et des institutions légalement constituées.
Vient alors la seconde phase : celle de la police, qui va tout faire basculer. La police désavoue le commandement civil et refuse de protéger les institutions et les organisations civiles agressés. Puis, au bout de 24 heures, c’est au tour du commandant des forces armées de désavouer le commandement civil. Il appelle alors au retrait d’Evo. C’est une escalade civile, policière et militaire. S’il n’y avait pas eu cette intervention policière et militaire, le coup d’État se serait éteint dans sa phase civile.
Le lendemain, après avoir désavoué les autorités légitimes, ceux-là mêmes qui n’étaient pas intervenus pour rétablir l’ordre et protéger la population, ont fait preuve d’une capacité extraordinaire pour déployer des forces répressives afin d’arrêter des paysans, des dirigeants, de gazer des manifestants.
LVSL – On note de la part des putschistes, une volonté de s’en prendre aux secteurs populaires, comme les mineurs, les ouvriers, les agriculteurs, les indigènes, qui historiquement ont constitué la base sociale sur laquelle Evo s’est appuyé pour arriver au pouvoir.
AGL – L’armée et la police ont laissé libre cours aux rebelles et aux putschistes, aux dépens de la Constitution. C’est ce qui a donné le ton brutal du coup d’Etat. Vous avez sûrement vu les images de la “présidente” auto-proclamée avec à ses côtés un général qui lui remet l’écharpe présidentielle. Ce n’était pas arrivé depuis la dictature. Depuis quand un militaire met-il l’écharpe au président ? C’est le rôle de l’Assemblée !
Il n’y avait pas eu de photo semblable depuis les années 1980, quand le chef de l’armée, Garcia Mesa, a mené un coup d’État et tué le leader socialiste Marcelo Quiroga à Santa Cruz ainsi que des dizaines de mineurs, pour s’emparer du pouvoir. Depuis 39 ans, nous n’avions pas vu d’image de ce genre, où politiques et militaires occupent littéralement le palais du gouvernement, et s’auto-constituent en gouvernement. Jeanine Áñez est un pantin, c’est la police et les militaires qui ont réellement le pouvoir.
LVSL – En 2008, il y avait déjà eu une tentative de coup d’État déclenché par des secteurs conservateurs de La Media Luna et soutenu par l’ex-ambassadeur états-uniens en poste Philip Goldberg. Que s’est-il passé pour que ce qui a échoué il y a 11 ans, triomphe aujourd’hui ?
AGL – Deux choses ont particulièrement changé. Tout comme aujourd’hui, il s’agissait d’un coup d’État civil, animé par des Comités Civiques qui sont des structures regroupant corporativement des secteurs très conservateurs des régions de Santa Cruz et de l’ouest du pays. Cela avait commencé par un soulèvement. Cependant, en 2008, ni la police ni les forces militaires ne se sont jointes à eux. Aujourd’hui si, car ils ont appris de leurs erreurs. Beaucoup d’argent a été investi pour ce retournement des cadres policiers et militaires (certainement des milliers de dollars pour acheter la loyauté des forces de sécurité). Ça, c’est une nouveauté. En 2008, ils avaient maintenu une neutralité institutionnelle. A cette époque, la bataille avait tourné en faveur des forces progressistes.
L’autre élément à prendre en compte pour comprendre le changement entre le coup d’État de 2008 et celui d’aujourd’hui, c’est qu’il y a 11 ans, nous avions à faire à un continent uni. Lula gouvernait le Brésil, Chavez le Venezuela, Correa l’Équateur, Kirchner l’Argentine… Immédiatement, l’Amérique Latine s’était positionnée comme un bloc de défense de la démocratie. D’ailleurs, les membres de l’Union des Nations Sud-Américaines (UNASUR) s’étaient réunis en urgence à Santiago au Chili. La réunion avait été dirigée par la présidente Michelle Bachelet et les différents membres rejetèrent ce coup d’État.
Près de deux semaines se sont écoulés depuis le coup, on compte des dizaines de morts, mais aujourd’hui l’UNASUR est une coquille vide, il n’existe aucun organisme régional ne dépendant pas des États-Unis capable de garantir la souveraineté et la paix sur le continent. Pire, nous observons des attitudes comme celle de l’OEA, qui joue un rôle déplorable, en légitimant et sanctifiant des décisions qui mènent au massacre du peuple bolivien.
LVSL – À ce propos, le site d’information Behind Back Doors a publié début octobre une série de 16 audios qui révèlent des conversations entre des dirigeants de l’opposition bolivienne (l’ex-préfet de Cochabamba Manfred Reyes Villa, l’ex-député Cochachamba Maurico Munos), des ex-militaires et des sénateurs états-uniens (Marco Rubio, Ted Cruz, Bob Menendez), dont l’objectif est de déstabiliser le pays dans le cas de votre réélection. Il s’agit en partie de monter un soulèvement militaro-policier, d’incendier et d’attaquer les maisons de députés du MAS pour qu’ils soutiennent votre renoncement… Selon vous, doit-on prendre ces révélations au sérieux ?
AGL – Oui, il faut les prendre très au sérieux. Ces informations racontent des plans qui se sont préparés en coulisses au cours des derniers mois. Je crois que le signal qu’ils attendaient était l’ampleur de notre succès aux élections. En 2014, nous avions gagné avec 62%, aujourd’hui, avec 47%. Il est clair que nous ne l’avons pas remporté avec le large avantage des années précédentes. Pour lancer l’offensive contre Evo, il était nécessaire pour l’opposition que nous ne franchissions pas la barre symbolique des 50%, et c’est malheureusement ce qu’il s’est passé. La droite s’est alors dit “c’est leur moment de faiblesse, nous devons agir”.
LVSL – Comme vous l’avez précisé, vous êtes passés de 62% à 47% entre 2014 et 2019. Durant ces 5 années, une partie de la classe moyenne qui vous soutenait, a tourné le dos au processus de transformation que vous aviez impulsé. Comment expliquez-vous que de larges secteurs de la population qui sont sortis de la pauvreté, ont eu accès à l’université, à des postes de fonctionnaire, ont finalement arrêté de vous soutenir ?
AGL – Ce phénomène appelle une réflexion plus approfondie. Cependant, on peut avoir plusieurs lectures. Gagner avec 62% puis avec 47%, c’est normal. D’ailleurs, dans de nombreux pays du monde, les gouvernements sont élus avec 40%, 35%, voire moins. Pour un gouvernement classique, gestionnaire, cela fait partie de la routine. Mais pour un gouvernement progressiste qui soutient des transformations sociales réelles, gagner avec moins de 50% impose d’autres défis.
Un de ces défis est : comment neutraliser, comment légitimer la coercition légitime de l’État ? Sur ce point, le Venezuela est en avance sur nous. Et pour cause, en dehors des problèmes qu’il peut avoir, le Venezuela a eu la vertu de créer en parallèle de l’État, une structure de défense de son processus révolutionnaire. Chose que nous n’avons pas faite. Non pas que cela ne nous semblait pas nécessaire, car en réalité nous avons essayé, mais peut-être pas avec la volonté et la profondeur suffisante. C’est un élément clé.
Ce débat nous vient de Salvador Allende [NDLR président chilien renversé en 1973 par le général Pinochet avec l’appui des Etats-Unis]. Est-ce possible d’arriver au socialisme de manière démocratique ? Oui. Mais il faut construire des structures qui défendent la démocratie. Ce que j’appelle démocratie n’est pas seulement le processus électoral, mais un concept bien plus profond. La démocratie c’est l’égalité. C’est l’extension des droits. C’est la déracialisation des pouvoirs, déracialisation des opportunités de chacun. C’est pour cela qu’il ne peut y avoir de transformations que si le processus est démocratique. Et cette transformation doit concerner les institutions mais aussi les organisations civiles, afin qu’elles soient capables de défendre les conquêtes sociales face aux ingérences extérieures. C’est ce que le Venezuela a réalisé et que nous n’avons pas su faire. Ça, c’est la première leçon. Car il est certain que l’argent qui a circulé dans les rangs de la police et des militaires venait de l’extérieur. Et il s’agit de beaucoup d’argent.
La seconde leçon est que si les processus progressistes le sont vraiment, ils doivent générer des mécanismes d’ascension sociale. Si tu es très pauvre, tu deviens juste pauvre. Si tu es pauvre, tu te mets à avoir des revenus moyens. Si ce n’est pas le cas, c’est n’est pas une démocratisation des biens collectifs. De même, il est compréhensible que les populations issues des secteurs populaires qui accèdent à des revenus moyens développent d’autres attentes. On ne peut pas les blâmer pour cela. D’ailleurs, et c’est ce qui nous a différencié du Brésil, les processus régressifs de certains pays du continent sont survenus quand cet ascenseur social de classe populaire à moyenne n’a plus fonctionné. De là, surgit un moment de conservatisme. Dans notre cas, comme nous l’avons déjà vu dans d’autres pays, nous avons fait en sorte que l’ascenseur social persiste, même si son rythme s’est considérablement réduit.
Mais que s’est-il passé ? La classe moyenne s’est sentie envahie par des secteurs populaires et indigènes qui avaient acquis une formation académique, davantage de capital culturel et économique, lui permettant d’accéder aux fonctions publiques. La classe moyenne traditionnelle n’a pas supporté qu’une nouvelle classe moyenne d’origine populaire accède à ces positions qui leur était jusque-là réservées. Elle s’est sentie paralysée, si bien qu’elle a adopté des positions extrêmement conservatrices. Que nous a-t-il manqué ? Tant pour cette classe intermédiaire traditionnelle que pour des parties de la nouvelle classe moyenne, il aurait fallu que nous élargissions notre discours. Les classes s’étaient modifiées économiquement, et notre discours est peut-être resté, pendant un temps, déconnecté de la réalité.
LVSL – Dans les médias “mainstream”, Carlos Mesa est présenté comme un politique de centre-droite, alors que Luis Fernando Camacho serait le “leader d’une contestation populaire”. Que pouvez-vous nous dire sur la trajectoire politique et idéologique de ces deux acteurs clés du coup d’état ?
AGL – Carlos Mesa a été président de Sanchez Losada, puis candidat à la présidentielle. Il se présente comme un homme de centre-droite, mais lors des derniers événements, il s’est radicalisé, comme la classe moyenne en général. Il a donc ignoré notre victoire puis appelé à se rassembler le lundi 21 octobre. Ce même soir, les sièges électoraux ont brûlé. Dès le début du coup d’état, il a refusé toute possibilité de négociation. Il a aussi été la première personne à reconnaître madame Áñez comme présidente et a gardé le silence absolu sur les attitudes dictatoriales, sur la violation de la Constitution, sur le massacre du peuple. Il est passé de libéral modéré à putschiste. Mais cela nous rappelle que dans les moments de crise, derrière chaque libéral modéré, se trouve un fasciste.
De son côté, Luis Fernando Camacho vient d’une famille très conservatrice. Son père était membre de l’Action Démocratique Nationaliste, qui était le parti de l’ex-dictateur Banzer Suarez. Homme d’affaire, il a su tirer profit d’une disponibilité régionale anti-gouvernementale avec une certaine base sociale. Il a su aussi faire usage d’un discours religieux, racialisé, pour manipuler et mobiliser cette population. C’est l’homme qui a fait prier les gens publiquement et qui affirmait à tout va que Pablo Escobar était son héros, parce que comme lui, il tenait une liste noire des personnes qu’il souhaitait éliminer.
LVSL – Le contexte régional actuel n’est pas anodin. Alors que l’Amérique Latine est secouée par des protestations massives contre les gouvernement néo-libéraux (Haïti, Chili, Équateur), que des candidats progressistes ont gagné les élections dans des pays clés comme le Mexique ou l’Argentine : comment analysez-vous ce coup d’État dans cette période de conflit et de reconfiguration géopolitique que vit le continent ?
AGL – On a beaucoup parlé de la fin du cycle progressiste. Selon moi, l’image du cycle n’est pas pertinente. Je préfère le concept de vague parce que si l’on parle d’un cycle, il ne devrait y avoir de gouvernement progressiste, ni au Mexique ni en Argentine. Ce sont des vagues, plus intenses ou plus basses. La métaphore de la révolution comme vague utilisée par Marx pour expliquer les révolutions de 1848 me permet de me représenter le moment actuel. C’est un moment de grand chaos. Mais ce n’est pas un cycle, c’est une vague. Elle avance au Mexique et en Argentine, elle recule en Bolivie, et on observe des protestations contre le modèle néolibéral en Équateur et au Chili…
LVSL – La Bolivie a été un pilier du progressisme latino-américain qui a émergé au début des années 2000. Est-ce que vous considérez le coup d’État contre Evo comme une façon de freiner une possible nouvelle vague progressiste ?
AGL – Oui, parce que c’était un projet qui avait du succès : une économie qui fonctionne, une répartition de la richesse qui fonctionne, un processus d’industrialisation qui fonctionne, une gestion macroéconomique qui fonctionne. Comment, alors, arrêter tout cela ? Par la politique. Par la violence.
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