Victoire écrasante en Iowa : en 2024, le retour de Donald Trump ?

Donald Trump en 2021. © Gage Skidmore

Malgré les affaires et sa tentative de putsch en 2020, Trump a triomphé à la primaire de l’Iowa le 16 janvier dernier, devançant son plus proche adversaire de 30 points. Archi-favori pour représenter le camp républicain, l’ancien Président devrait vraisemblablement affronter de nouveau Joe Biden à la fin de l’année, candidat par défaut du camp démocrate. Compter sur les affaires de Trump, une mobilisation de dernière minute pour « défendre la démocratie » ou un bilan macro-économique positif, comme semble le faire l’actuel locataire de la Maison Blanche, paraît risqué. La ferveur de la base trumpiste tranche en effet avec le manque d’enthousiasme des électeurs démocrates.

Du fait du poids des États-Unis dans le monde, la présidentielle américaine nous concerne tous. Celle de 2024 aura lieu dans un peu moins de dix mois et devrait logiquement voir s’affronter les mêmes candidats qu’en 2020 : le vieillissant Joe Biden côté démocrate, le multi-inculpé Donald Trump côté républicain. Ce dernier vient de triompher dans l’Iowa, première étape des primaires républicaines. Archi-favori pour remporter la nomination de son parti, il semble disposer de sérieuses chances de revenir au pouvoir. Pourquoi l’Amérique semble condamnée à rejouer le match de 2020, alors que trois électeurs sur quatre rejettent cette affiche opposant un criminel putschiste à un octogénaire au charisme d’huître ? Un troisième candidat pourrait-il créer la surprise ?

Côté démocrate : pourquoi Biden est le seul « véritable » candidat

Ceux qui pensaient que Joe Biden ne briguerait pas de second mandat ne connaissent sans doute pas bien le personnage ni son rapport au pouvoir. Lorsqu’il annonce son souhait de se représenter à l’hiver 2023, le Président sortant dispose de solides arguments. Son bilan législatif est largement supérieur à celui d’Obama, avec quatre lois majeures votées en deux ans : le plan de relance Covid, le plan d’investissement dans l’économie (« Build Back Better »), le plan d’investissement dans le secteur électronique (« Chips Act ») et le plan pour la transition énergétique (« Inflation Reduction Act »). En outre, le Parti démocrate a réalisé une performance inespérée lors des élections de mi-mandat, habituellement synonyme de déroute pour le parti au pouvoir : les démocrates ont gagné un siège au Sénat et de nombreux postes de gouverneurs et ont manqué de peu de conserver leur majorité à la Chambre des représentants.

Le bilan législatif de Biden est largement supérieur à celui d’Obama, avec quatre lois majeures votées en deux ans.

Par ailleurs, Biden a profité de sa mainmise sur le Parti démocrate pour redessiner le calendrier des primaires. En plaçant l’État de Caroline du Sud en tête des scrutins, il s’assure un démarrage optimal en cas de challenger sérieux. Si cet État vote largement républicain à l’élection générale, Biden y avait triomphé lors des primaires démocrates de 2020, grâce aux électeurs afro-américains qui lui sont durablement acquis. C’était justement en Caroline du Sud qu’il était parvenu à inverser la tendance dans sa bataille contre Bernie Sanders il y a quatre ans, alors que son concurrent de gauche avait remporté les premiers scrutins dans l’Iowa et le New Hampshire.

Etant donné le bilan honorable de Biden, la difficulté objective à le battre dans des primaires biaisées en sa faveur et le risque de diviser leur camp, les grands argentiers du Parti démocrate n’ont pas jugé utile de convaincre un autre candidat de défier le président sortant. Autrement dit, Biden représente le choix des élites du parti contre celui de ses électeurs, qui préféraient très majoritairement qu’il ne se représente pas. 

Le Parti démocrate ne manque certes pas de talents. Des gouverneurs très en vue et biens financés comme Gavin Newsom (Californie) et Gretchen Whitmer (Michigan) ont préféré patienter. Les gouverneurs Josh Shapiro (Pennsylvanie) et Andy Beshear (Kentucky) avaient également de solides arguments : le premier a remporté l’État clé de l’élection 2020, le second s’était fait élire en terre ultra-trumpiste. Mais l’un comme l’autre doivent d’abord faire leurs preuves au pouvoir dans leur État. Restaient les anciens poids lourds de la primaire 2020, à commencer par l’ambitieux ministre des Transports Pete Buttigieg. L’option logique aurait été la vice-présidente Kamala Harris, mais du fait de son inaptitude politique, elle n’a pas été en mesure de se construire une stature nationale. Moins populaire que Joe Biden, elle aurait eu toutes les peines du monde à justifier de le défier. Tous ces candidats potentiels issus de l’establishment démocrate n’ont donc pas envie de s’opposer à leur chef et préfèrent attendre 2028 pour laisser libre cours à leurs ambitions. 

Biden représente le choix des élites du parti contre celui de ses électeurs, qui préféraient très majoritairement qu’il ne se représente pas. 

Et à gauche ? Bernie Sanders a un an de plus que Joe Biden et aurait fait face à des difficultés structurelles plus importantes qu’en 2020 pour le battre dans des primaires. Il a donc préféré poursuivre sa stratégie d’entrisme en misant sur la réélection de Biden. Dans cette logique, il a rapidement soutenu la candidature du président sortant, coupant l’herbe sous le pied d’un potentiel challenger issu de l’aile gauche.

Alexandria Occasio-Cortez est quant à elle trop jeune et isolée pour se sentir capable de défier Joe Biden. D’autres progressistes comme la présidente du Progressive Caucus Pramala Jayapal ou l’élu californien Ro Khanna restent davantage liés à l’appareil du parti. Du reste, Biden avait pris soin de décourager tous les candidats potentiels mentionnés plus haut en leur réservant une place dans son administration (Harris, Buttigieg) ou en les intégrant dans son dispositif de campagne (les gouverneurs, Ro Khanna…). Quant aux petits candidats qui lui disputeront la primaire démocrate, ils n’ont pas d’envergure nationale. 

Sauf accident de santé ou retournement de dernière minute des cadres du parti, Biden sera donc investi candidat démocrate cet été. Il aurait probablement été plus responsable de sa part de laisser la place, mais Biden a toujours été attiré par le pouvoir. Il est, par bien des aspects, le stéréotype d’un politicien ayant passé toute sa vie à Washington. 

Trump assuré d’obtenir la nomination des Républicains

Si Donald Trump porte mieux son âge (77 ans) que Joe Biden, sa candidature n’était pas nécessairement évidente. En premier lieu, les sondages suggèrent que n’importe quel autre républicain ferait mieux. Cette impression est renforcée par ses performances électorales : en 2018, il perd largement les élections de mi-mandat. En 2020, il rejoint le club très fermé des présidents sortants battus, ce qui n’était pas arrivé depuis 1992, lorsque la droite conservatrice avait aligné deux candidats. En 2021, les républicains perdent le contrôle du Sénat par sa faute lors d’élections spéciales en Géorgie. En 2022, les candidats qu’il avait appuyés aux élections de mi-mandat se sont fait écraser. En cause, sa formidable capacité à mobiliser l’électorat démocrate et indépendant contre lui. 

Deuxièmement, Donald Trump a essayé de renverser le résultat des élections lors d’une tentative de putsch ayant abouti à la mise à sac du Capitole le 6 janvier 2021. Il est d’ailleurs inculpé dans deux procès liés à son rôle dans cette insurrection. Lui-même passe son temps à proclamer qu’une fois réélu, il mettra tout en œuvre pour expédier ses adversaires politiques en prison. Si cette rhétorique mobilise sa base, elle constitue un handicap évident pour l’élection générale. De plus, ses procès risquent de mobiliser une partie de son temps et de ses ressources pendant les derniers mois de la campagne, en plus de présenter le risque d’aboutir sur des condamnations politiquement désastreuses et de générer une couverture médiatique défavorable. 

Pour toutes ses raisons, les cadres du Parti républicain auraient pu tenter d’imposer un autre candidat. Seulement, Trump reste de loin la personnalité la plus populaire auprès de la base qui vote aux primaires et se déplace régulièrement aux élections intermédiaires. Les poids lourds républicains n’ont pas osé défier leur base électorale en prenant des mesures pour stopper Trump en amont. Ils ont ainsi refusé de le destituer après sa tentative de putsch, puis de coopérer avec les démocrates lors de la Commission parlementaire chargée d’enquêter sur le sac du Capitole.

Trump reste de loin la personnalité la plus populaire auprès de la base qui vote aux primaires et se déplace régulièrement aux élections intermédiaires.

Aidé par un écosystème médiatique conservateur extrêmement puissant, Trump a réussi à convaincre une majorité d’électeurs républicains que Joe Biden avait volé l’élection de 2020 et que les violences du 6 janvier 2021 avaient été commises par des agents du FBI infiltrés et des militants antifas venus polluer une « manifestation patriotique ». Un pan entier de l’électorat et de nombreux élus républicains vivent ainsi dans une réalité alternative.

Pour rappel, les tribunaux et la Cour suprême ont tranché plus de 40 fois et de manière unanime contre Trump dans toutes ses plaintes. Trump lui-même a admis dans des conversations enregistrées qu’il cherchait à renverser le résultat sans preuve, de nombreux témoignages de ses équipes et de sa famille attestent qu’il a reconnu en privé avoir perdu l’élection et fabriqué les allégations. Et de multiples gouverneurs républicains et membres de son administration ont rejeté en public et en privé ses allégations de fraudes.

L’establishment républicain et la justice impuissants face à la popularité de Trump

Si des candidats a priori sérieux le défient dans les primaires républicaines, Trump s’est placé au-dessus du lot en refusant de participer aux débats télévisés. Ses adversaires ont majoritairement refusé de l’attaquer de front et promis de le soutenir s’il obtenait la nomination, reconnaissant implicitement leur impuissance.

Parmi les outsiders figurait son ancien vice-président Mike Pence, considéré comme un traître à la cause par la base trumpiste pour avoir osé s’opposer à leur chef. Il a jeté l’éponge avant le scrutin de l’Iowa. Un temps pressenti comme adversaire sérieux, le gouverneur de Floride Ron DeSantis a fait de la lutte contre le wokisme sa marque de fabrique. Sa candidature s’est rapidement effondrée, alors qu’il s’est révélé être dénué de charisme et de capacité à toucher les électeurs. Ses soutiens financiers ont déchanté en observant sa dégringolade dans les sondages, confirmée par une seconde place dans l’Iowa très loin derrière Trump (21%, contre 51 %).  

L’ancienne gouverneur de Caroline du Sud et ambassadrice de l’administration Trump aux Nations-Unies Nikki Haley incarnait, avant la victoire de Trump en 2016, une des étoiles montantes du parti. Cataloguée comme « modérée », elle a su soutenir Trump lorsque cela comptait sans pour autant apparaître comme une extrémiste. Pour autant, ses positions bellicistes (elle avait appelé à bombarder préventivement l’Iran le lendemain de l’attaque du Hamas du 7 octobre) et sa fidélité à la ligne du parti en matière programmatique (baisse des impôts sur les riches, dérégulations de l’industrie, privatisations du secteur public et de la Sécurité sociale, climato-scepticisme…) en font une politicienne extrémiste à tous égards. Mais contrairement à Trump, elle respecte les codes des institutions. Sur les questions internationales, elle est une digne héritière de l’ère Bush, ce qui en faisait le nouvel espoir des grands donateurs du parti républicain. Elle a néanmoins échoué à détrôner DeSantis en Iowa, finissant 3e avec 19 % des voix. L’entrepreneur Vivek Ramaswamy, enfin, avait fait parler de lui comme plus trumpiste que Trump. Après son échec en Iowa, il a mis un terme à sa campagne et apporté son soutien à l’ancien Président.

Au vu des scores réalisés par les différents candidats dans l’Iowa et des faiblesses des concurrents de Trump, ce dernier est donc déjà quasi-assuré de remporter la nomination de son parti. Pour le bloquer, certains placent leurs espoirs dans les procédures judiciaires, mais ce pari semble hasardeux. Certes, lorsque vous tentez un coup d’État, vous n’avez généralement pas le droit à l’erreur ni de seconde chance. Trump ayant maladroitement tenté un coup d’État, le fait qu’il puisse se représenter à une élection paraît incongru. Pourtant, si certains procès devraient déboucher sur une condamnation, la plupart risquent d’avoir du mal à arriver à un verdict avant les élections de 2024. Et Trump pourra, dans presque tous les cas, faire appel. Appel qui sera suspensif, sauf décision contraire du juge.

Parmi les innombrables affaires de l’ancien Président, l’une sera tranchée par la Cour Suprême. Elle fait suite à une condamnation de Trump dans l’Etat du Colorado, qui le rend inéligible dans cet État, en s’appuyant sur la section 3 du 14ème amendement de la Constitution, qui interdit à quelqu’un ayant participé ou soutenu des actes insurrectionnels d’exercer des postes à responsabilité. Dominée par le camp républicain – à 6 juges contre 3, dont 3 nommés par Trump – la Cour Suprême reste critique du trumpisme. Cette élite ultra-conservatrice préfère des candidats tout aussi radicaux sur le fond mais moins instables, comme Ron DeSantis ou Nikki Haley. Toutefois, là encore, s’opposer à une figure aussi populaire dans la base républicaine délégitimerait fortement les juges républicains et le Cour suprême. Ainsi, compter sur la justice américaine pour bloquer Trump paraît illusoire.

Pourquoi Trump est légèrement favori d’après les sondages

Si l’affiche de l’élection 2024 devrait donc être la même que celle de 2020, cette élection ressemble par bien des aspects davantage à celle de 2016. Trump est vu comme un dangereux personnage, mais fascine les médias. Le candidat démocrate est choisi par défaut, incarne la continuité et n’a pas de grand projet politique à proposer à l’Amérique mis à part la sauvegarde des institutions contre la menace incarnée par le milliardaire. Enfin, l’électorat est tout sauf emballé par l’affiche qu’on lui propose et risque de bouder les urnes. Une recette qui avait permis à Trump de l’emporter il y a bientôt huit ans.

Les sondages sont historiquement et objectivement mauvais pour Joe Biden.

Au mieux, les sondages à dix mois de l’élection livrent une photographie de l’état de l’opinion. Aux États-Unis plus qu’en France, ils sont connus pour leur marge d’erreur importante, autour de 4 points aux présidentielles de 2016 et 2020. Et les intentions de vote à l’échelle nationale ne valent pas grand-chose puisque l’élection se joue au niveau des États via le système de Collège électoral. Cela étant, les sondages sont historiquement et objectivement mauvais pour Joe Biden. Si on ne considère que les moyennes compilées par les agrégateurs, sa côte de popularité (38 %) est désastreuse pour un président sortant qui vise un second mandat. Seul Harry Truman, en 1948, était aussi bas. Dans l’hypothèse d’un duel avec Trump, Biden est donné à 1,5% en dessous de son adversaire.

Surtout, des signaux préoccupants inquiètent les stratèges démocrates, à commencer par l’effondrement de Biden auprès des jeunes électeurs. Les sondeurs ont différentes théories pour expliquer ce constat, mais on peut l’expliquer par un mécontement assez général de cette tranche d’âge du fait du manque d’action climatique de Biden, sa complicité avec Netanyahou dans sa guerre atroce à Gaza et des conditions économiques dégradées pour les jeunes actifs et les étudiants. L’annulation de montants considérables de dette étudiante, malgré une tentative de blocage par la Cour Suprême, n’aura visiblement pas suffi à convaincre cette génération qui doit faire face à un coût de la vie de plus en plus élevé.

Une tendance similaire s’observe pour d’autres sous-groupes d’électeurs votant traditionnellement démocrate. Le soutien à Biden chez les Américains musulmans serait par exemple passé de 70 % à 18 % à cause de sa gestion des questions au Moyen-Orient. De même, Biden reculerait auprès des Hispaniques et Afro-Américains. Or l’issue de nombreux États clés dépend fortement du vote de ces minorités.

Ces sondages confirment donc un manque d’enthousiasme de la base militante démocrate pour son candidat. Or, contrairement à 2020, Joe Biden va devoir faire campagne sans se cacher derrière le Covid pour éviter les déplacements. Et il porte son âge d’une manière embarrassante. Au-delà des multiples gaffes, lapsus, il suffit de l’entendre s’exprimer et de comparer sa diction avec ses performances de 2008, lorsqu’il faisait campagne pour Obama, pour réaliser à quel point il est diminué. 

Etat de l’économie, autres candidats, mobilisation… Des facteurs qui comptent

Si Biden part à priori avec plusieurs handicaps majeurs, l’élection est encore loin. D’ici à novembre, de multiples facteurs vont s’inviter dans la campagne et peuvent inverser la tendance. Sauf crise majeure, comme une guerre étendue au Moyen-Orient, la situation économique et les prix à la pompe devraient jouer un rôle majeur. Sur ce plan, Joe Biden a du souci à se faire.

Pour l’américain moyen, Biden est le Président qui leur a sucré divers aides tout en causant une inflation galopante.

Malgré ses victoires législatives indéniables, Biden a présidé pendant une période de forte inflation. Les arguments attribuant celle-ci à ses plans de relance et d’investissement sont peu convaincants : l’Europe a connu une inflation plus forte et persistante sans bénéficier de ce type de politique. Quoi qu’il en soit, la présidence Biden a également coïncidé avec l’expiration de certaines dispositions sociales mises en place par Trump et Biden pour faire face au Covid. En particulier, le moratoire sur le remboursement des prêts étudiants, celui sur les expulsions de logements, la fin du programme d’allocations familiales mis en place entre 2021 et 2023, la fin des subventions publiques pour l’assurance maladie Obamacare et des subventions supplémentaires à l’aide alimentaire.

Autrement dit, pour l’américain moyen, Biden est le Président qui leur a sucré divers aides tout en causant une inflation galopante. Si la réalité est bien plus nuancée, et que le projet du parti républicain est de faire pire, le retour de l’inflation à des niveaux « normaux » n’efface pas le fait que les prix restent élevés. En particulier, l’accès au logement est devenu très difficile, entre les loyers qui explosent et les taux d’intérêt qui ont flambé suite à la politique monétaire de la FED.

Certes, les chiffres de l’emploi et de la croissance feraient pâlir d’envie un dirigeant européen. Sous Biden, l’économie américaine a créé de l’emploi à un rythme sans précédent. Les salaires ont également augmenté, en partie sous son impulsion et celle des syndicats qu’il soutient ouvertement. Mais ces excellents résultats macroéconomiques cachent des perspectives plus difficiles pour l’américain moyen, celui qui ne vote qu’à la présidentielle et se souvient avant tout du mandat Trump comme d’une période – crise de Covid exceptée – où l’économie se portait plutôt bien.

Si l’état ressenti de l’économie est un signal négatif pour les Démocrates, ceux-ci espèrent néanmoins inverser la tendance en rejouant le match des élections de mi-mandat de 2022. Dans d’autres scrutins à l’échelle locale ou au niveau des Etats (référendums locaux, élections de gouverneurs ou autres mandats locaux), les Démocrates ont également réalisé des scores en moyenne supérieur de dix points aux sondages ou résultats de 2020. La suppression du droit à l’avortement à l’échelle fédérale et l’extrémisme du parti républicain ont notamment joué pour mobiliser les électeurs contre ce dernier. Biden aurait ainsi de quoi se rassurer. Mais ces scrutins intermédiaires sont marqués par une faible participation et une surreprésentation d’électeurs aisés ou politisés. Un socle insuffisant pour remporter une présidentielle. 

Inversement, on se souvient de la performance remarquable de Donald Trump en 2020, lui qui avait gagné 12 millions d’électeurs par rapport à 2016 et fait quatre points de mieux que les sondages à l’échelle nationale. Il avait aisément remporté des États qu’on disait disputés comme la Floride, l’Ohio voire le Texas, tout en perdant sur le fil les États qui décidèrent l’élection (de 40.000 voix au total). De nombreux experts estiment ainsi que la portion de l’électorat qui ne se déplace qu’aux présidentielles va favoriser Trump. 

Enfin, reste l’inconnu des candidatures tierces. En 2016, la candidate du Green Party Jill Stein avait potentiellement coûté quelques États à Hillary Clinton. En 2020, c’est le candidat du parti libertarien qui avait peut-être fait perdre Trump. Mais on parle alors de scores marginaux (entre 0.5 et 2 %) et d’électeurs qui n’auraient pas nécessairement voté pour un autre candidat. En 2024 la candidature indépendante de l’excentrique et réactionnaire Robert F. Kennedy est, pour le moment, créditée de 16 points dans les sondages. Reste à savoir comment ce score évoluera, à qui Kennedy prendra le plus de voix et s’il sera capable de figurer sur les listes électorales d’un nombre suffisant d’États clés. Sans le soutien d’un parti institué, il est en effet difficile de figurer sur les bulletins de vote.

Tout pronostic reste donc à cette heure encore incertain. Mais l’hypothèse d’un remake du match de 2020 se profile et la ferveur de la base républicaine en faveur de Trump tranche par rapport au peu d’enthousiasme que suscite Biden dans son camp.

Pour être réélu, il faudrait déjà que Biden ait un programme

Surnomme “Sleepy Joe” pour son inaction par Donald Trump, le Président américain peine à séduire les électeurs. © Gage Skidmore

Joe Biden, qui entame sa campagne de réélection, est confronté à des chiffres historiquement bas dans les sondages. La bonne nouvelle, c’est qu’il peut compter sur un programme tout trouvé, à savoir le défunt projet de loi « Build Back Better » (Reconstruire en mieux). La mauvaise nouvelle ? Il faudra le forcer à faire campagne sur la base de ce programme, qu’il a vraisemblablement abandonné. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

Joe Biden et les Démocrates sont candidats à leur réélection l’année prochaine, dans le cadre d’une campagne qui, selon le président américain, déterminera l’avenir de la démocratie américaine. Alors, que proposent-ils ? Pour le moment, visiblement pas grand chose.

Dans son spot publicitaire de lancement de campagne, le président s’est engagé à « finir le travail » sans expliquer en quoi consistait ce travail ni ce qu’il comptait faire pour le terminer. Se fondant sur des entretiens avec ses conseillers, l’Associated Press, l’équivalent américain de l’Agence France Presse, a rapporté en avril que le message de Biden 2024 « ne se distinguera guère » de sa rhétorique des six mois précédents, et qu’il « mettra en avant les réalisations de ses deux premières années, établira un contraste marqué avec les politiques publiques proposées par les Républicaines qu’il juge extrêmes, et balaiera les inquiétudes liées à son âge ». Nous en avons eu un avant-goût lors de son discours de juin à Chicago, où Biden a pointé du doigt les indicateurs macroéconomiques positifs pour démontrer que les « Bidenomics » (c’est-à-dire la gestion de l’économie selon Biden, ndlr) fonctionnent, mis en avant les lois qu’il avait déjà signées, se targuant de son soutien aux syndicats et reprochant aux Républicains de vouloir revenir à la théorie du ruissellement, qui est un échec.

Le problème, c’est que les Américains ne sont pas très enthousiasmés par la présidence de Biden, ni par son bilan économique. La cote de popularité du président est au plus bas depuis plus d’un an. Même les électeurs démocrates ne veulent pas qu’il se représente et confient aux sondeurs qu’ils ne sont pas convaincus par sa gestion de l’économie, en particulier les plus jeunes, les moins riches, les Afro-américains et les Latinos. Quant au bilan sur lequel Biden entend s’appuyer pour être réélu, un sondage récent a révélé que seuls 40 % des électeurs inscrits pensent réellement qu’il a un tel bilan, soit onze points de moins que pour Donald Trump, son adversaire probable.

Malheureusement, comme cela a été souligné à maintes reprises, la « macroéconomie forte » que Biden et ses partisans ne cessent de mettre en avant – faible taux de chômage, fortes augmentations de salaires au bas de l’échelle et ralentissement du taux d’inflation – masque la souffrance et la précarité bien réelles dans lesquelles les travailleurs continuent de vivre. Ils sont confrontés à de plus en plus d’expulsions de leurs logements, à un système de santé dysfonctionnel et meurtrier et à des prix exorbitants pour toute une série de dépenses essentielles allant du logement à la garde d’enfants, en passant par les médicaments sur ordonnance et les produits alimentaires.

Tout cela est d’autant plus grave qu’une grande partie du bilan de Biden consiste en des reculs historiques de l’État-providence, puisqu’il a présidé à la disparition progressive des protections économiques particulièrement généreuses pour des standards américains mises en place pendant la pandémie. Plus de cinq millions de personnes ont été exclues du programme Medicaid et les expulsions ont atteint un niveau plus élevé qu’avant la pandémie. La fin du mois de septembre sera également marquée par la fin du financement des services de garde d’enfants, qui devrait entraîner des pertes d’emplois et peser sur d’innombrables familles, et la reprise du remboursement des prêts étudiants qui coûtera aux millions d’Américains concernés des centaines de dollars chaque mois.

Certes, Biden n’a pas tort de dire que ses « Bidenomics » constituent une rupture importante par rapport à des décennies de pensée conventionnelle sur le rôle que devrait jouer le gouvernement américain dans l’économie du pays. Mais le recours à des incitations fiscales et à des investissements publics pour stimuler le secteur privé n’est pas digne du New Deal 2.0 et est bien éloigné de l’ambitieux programme sur lequel il s’est présenté et qu’il a, au moins dans un premier temps, tenté de mettre en œuvre. Même ses soutiens admettent qu’il faudra un certain temps avant que les avantages économiques de ce programme ne se fassent sentir dans les portefeuilles des citoyens.

En d’autres termes, le président et son parti n’ont pas fait assez pour soulager les difficultés économiques des Américains, et ce qu’ils ont réussi à faire n’a pas encore l’impact qu’ils espéraient. Pour un parti qui tente de se faire réélire l’année prochaine, c’est un problème, d’autant plus que le taux de participation des principaux groupes d’électeurs démocrates semble faible, une situation qui avait déjà condamné le parti en 2016. Que vous pensiez que le message de campagne de Biden soit mauvais, bon ou entre les deux, cela n’a pas vraiment d’importance ; il ne fonctionne manifestement pas.

Heureusement pour eux, il existe une méthode qui a fait ses preuves et sur laquelle d’innombrables politiciens performants se sont appuyés pour remporter des élections et enthousiasmer leur base politique. En fait, c’est la même méthode que Biden a utilisée en 2020 pour obtenir un taux de participation record depuis un siècle, y compris parmi les groupes avec lesquels il est actuellement en difficulté : se présenter avec un programme ambitieux qui promet d’améliorer la vie des gens.

Il y a d’autres bonnes nouvelles pour le président : Biden et son équipe n’ont même pas besoin de consacrer du temps, de l’argent ou de l’énergie à l’élaboration d’un nouveau programme. Ils disposent d’un ensemble de promesses toutes prêtes sous la forme du défunt projet de loi Build Back Better (BBB), autrefois pièce maîtresse de la présidence de Biden. Cette loi promettait tout, de la gratuité des universités de proximité à un salaire minimum de 15 dollars par heure, en passant par l’accès universel aux crèches et l’abaissement de l’âge d’éligibilité à l’assurance-maladie. Autre bonne nouvelle : ce projet de loi et ses différents éléments ont été extrêmement populaires, toutes tendances confondues, jusqu’au bout, même lorsque l’inflation a fait la une des journaux et que la cote de popularité de Biden a commencé à s’effondrer.

Biden pourrait même aller plus loin et promettre de relancer certains des programmes de protection mis en place durant la pandémie et qui ont expiré sous son mandat, comme l’extension de la couverture Medicaid et la distribution de chèques alimentaires ou la suspension des remboursements de prêts étudiants.

Cette démarche s’inscrirait parfaitement dans le cadre de la requête , certes vague, déjà formulée par Biden aux électeurs pour qu’ils le laissent « finir le travail » et pourrait servir de cri de ralliement à son parti lors des scrutins à venir : Vous vous souvenez de ce programme de type « New Deal », qui n’arrive qu’une fois dans une génération, pour lequel vous m’avez élu et que les Républicains ont fait capoter ? Si vous votez à nouveau pour moi et que vous me donnez une majorité au Congrès, je le réaliserai au cours de mon second mandat.

Sauf que Biden ne semble pas intéressé par cette approche. Dans son discours de Chicago, le président a consacré l’essentiel de son intervention à parler de sa politique sur l’offre – à travers un soutien massif aux entreprises américaines – qui n’enthousiasme pas les électeurs. En matière sociale, il s’est contenté d’une vague promesse de relancer les mesures populaires du BBB en une seule phrase : « Je reste déterminé à continuer à me battre pour une éducation préscolaire universelle et des universités de proximité gratuites ».

Cela n’a rien de surprenant. Depuis toujours, Biden est un démocrate très conservateur. Les quelques politiques progressistes qu’il a promulguées lui ont été imposées par la pression de la gauche du parti. Aussi absurde que cela puisse paraître, il devra à nouveau être forcé à embrasser son propre programme présidentiel pour espérer sa réélection.

Les médias ont un rôle à jouer à cet égard. Les commentateurs de gauche ont des sueurs froides en voyant les chiffres alarmants de Biden dans les sondages, déclarant qu’il s’agit d’un grand mystère, et accusant même le petit Green Party (le parti vert américain a un programme plus à gauche que les Démocrates, mais pèse très peu, ndlr) d’être responsable d’une défaite imminente. Plutôt que de s’interroger sur les raisons pour lesquelles les électeurs ne comprennent et ne reconnaissent pas assez cet illustre Président, ils feraient un bien meilleur usage de leur temps et de leur énergie en encourageant le Président à être réellement à la hauteur et en l’incitant à relancer l’ambitieux programme qui était en principe la raison pour laquelle ils l’avaient apprécié au départ.

Au lieu de cela, en seulement deux ans, les médias progressistes ont apparemment oublié son existence. Pour ne citer qu’un exemple, Dan Pfeiffer, de Pod Save America, a qualifié le BBB, qui n’a jamais été adopté, de « performance législative historique » potentielle dont il n’a jamais assez souligné « l’impact et l’importance » et qui pourrait être « notre meilleure, et peut-être dernière, chance » de lutter contre le changement climatique. Mais face aux difficultés de Biden dans les sondages aujourd’hui, la seule suggestion de Pfeiffer est de « communiquer aux jeunes électeurs les exploits de Biden » – même si le projet de loi sur le climat que Biden a fini par signer n’était que l’ombre du projet de loi original, déjà très insuffisant.

S’il l’on estime que le sort de la démocratie américaine est en jeu l’année prochaine, pousser Biden à sortir le grand jeu devrait être une évidence. En l’état actuel des choses, Biden et les Démocrates se lancent dans ce qu’ils prétendent être l’élection la plus importante de notre vie tout en supposant que faire campagne sur un programme est inutile et que le rejet de l’opposition incarnée par Trump suffira. Ce pari peut fonctionner, mais il est tout de même très hasardeux.

Vers un défaut de paiement des États-Unis ?

© Louis Hevier-Blondel pour LVSL

Le bras de fer qui oppose Démocrates et Républicains pour relever le plafond de la dette inquiète de manière croissante les marchés financiers. En cas d’échec des négociations, les États-Unis pourraient faire défaut, provoquant une crise financière mondiale susceptible d’entraîner une grave récession. La situation découle pourtant d’un problème purement politique, qui n’a aucun lien avec des fondamentaux économiques et financiers.

La presse économique internationale et les milieux financiers ne parlent plus que de ça : le spectre d’un défaut de paiement des États-Unis. Le gouvernement fédéral américain a en effet atteint le plafond de dette publique autorisé par le Congrès, relevé à 31381 milliards de dollars en décembre 2021. Dans un courrier remis aux parlementaires, Janet Yellen, ancienne présidente de la FED et désormais secrétaire au Trésor de l’administration Biden (l’équivalent du ministre des Finances) estime que le gouvernement ne sera plus en mesure d’honorer ses obligations dès le 1er juin. Si le Congrès ne relève pas le plafond de la dette d’ici là, la première économie mondiale sera de facto en situation de faillite. Le problème n’a rien d’économique ou de financier, il s’agit purement d’une crise politique provoquée par des limites artificielles et l’extrémisme de responsables politiques déterminés à jouer avec le feu. Mais il cause déjà de sérieux remous sur les marchés.

Une aberration politique dénuée de toute rationalité financière

Un État comme la France doit emprunter sur les marchés pour financer son déficit public. Ces emprunts viennent s’ajouter à la dette existante et sont remboursés moyennant intérêt. Il n’y a pas de limite théorique au montant de la dette d’un État : tant que des créanciers souhaitent lui prêter de l’argent, il est possible d’utiliser les nouveaux emprunts pour rembourser les obligations existantes et « rouler la dette ». La faillite intervient lorsque l’État choisit de ne plus honorer ses créances (que ce soit en suspendant le paiement des intérêts ou en arrêtant de payer ses fonctionnaires et autres factures) ou qu’il y est contraint par le refus des investisseurs de lui prêter de l’argent à un taux acceptable pour financer ses dépenses. 

Les États-Unis ne sont pas dans ce cas de figure. Contrairement aux États de la zone euro, ils disposent de leur propre banque centrale. Et contrairement à de nombreux pays en voie de développement, leur dette est libellée dans leur propre devise : le dollar. Pour dépenser de l’argent, les États-Unis n’ont donc pas à l’emprunter. Au contraire, « ce sont les dépenses autorisées par le Congrès qui entraînent une création monétaire de la part de la FED » rappelle l’économiste Stéphanie Kelton. Cette institution crédite les comptes du gouvernement fédéral du montant voté par le Congrès, qui émet des bons du Trésor pour compenser son bilan. L’émission de ces obligations ne constitue pas une contrepartie indispensable. La FED peut racheter les bons qui ne trouveraient pas preneurs ou simplement conserver la dette de l’État fédéral à son bilan. Le point important à retenir est que l’État américain ne peut pas faire faillite. Du moins en théorie.

En pratique, une loi datant de 1917 instaure un plafond maximal à la dette que le gouvernement fédéral peut encourir. Ce plafond a été relevé d’un montant arbitraire par un vote au Congrès 78 fois depuis 1960, sans aucune conséquence macroéconomique notoire. Ce mécanisme, qui n’existe dans aucun autre pays à l’exception du Danemark, est particulièrement critiqué par les économistes et experts financiers. Quatre anciens secrétaires au Trésor démocrates et républicains (Bob Rubin, Larry Summers, Paul O’Neill, and Tim Geithner) ont publiquement demandé la suppression du plafond. Tout comme de nombreux anciens présidents de la FED, dont Janet Yellen, Ben Bernanke et le très libéral Alan Greenspan. Même l’agence de notation Moody’s partage cet avis.

Refuser de relever le plafond reviendrait à refuser de payer la note du restaurant après avoir terminé son repas.

Autrement dit, le plafond n’est qu’une limite artificielle résultant d’une décision politique. Sa légitimité est d’autant plus contestée que le relèvement du plafond ne vise pas à permettre des nouvelles dépenses, mais à honorer des créances déjà votées et affectées dans le budget fédéral. Ainsi, refuser de relever le plafond reviendrait à refuser de payer la note du restaurant après avoir terminé son repas.

Pourtant, depuis 2011, le Parti républicain a utilisé cette limite pour exercer une forme de chantage auprès des présidents démocrates (Obama en 2011 et 2013, Biden à présent) à chaque fois qu’il disposait d’une majorité dans au moins une des deux chambres du Congrès. Son objectif est de forcer les démocrates à accepter des coupes budgétaires dans des programmes sociaux et autres dispositifs en menaçant de pousser l’État fédéral au défaut de paiement. 

Le chantage du Parti républicain

De nombreux élus républicains et certains démocrates critiquent fréquemment le montant de la dette publique et des déficits. Ce sont souvent les mêmes qui assèchent les ressources de l’État en votant des baisses d’impôts pour les grandes fortunes et les multinationales, augmentent avec entrain le budget de l’armée et votent en urgence des plans de sauvetage du secteur financier à la moindre difficulté. L’opinion publique est globalement de leur côté : les enquêtes montrent régulièrement que les Américains s’inquiètent (à tort) du montant de la dette fédérale et des déficits publics. Mais lorsqu’on demande aux électeurs où faire des économies, l’opinion se renverse : les coupes budgétaires dans les principaux postes de dépenses (la santé, les retraites et l’éducation, soit environ 60 % du budget auquel il fait ajouter quelque 15 % de dépenses militaires et de sécurité intérieure) sont particulièrement impopulaires

Au sein du Parti démocrate, les élus ont compris que les compromis passés par Obama en 2011 et 2013 sont électoralement toxiques. Au Parti républicain, deux types de points de vue coexistent. D’un côté, des élus acquis à l’austérité souhaitent coûte que coûte réduire la dépense publique par dogmatisme économique ou hostilité aux programmes sociaux. Cette faction « traditionnelle » du Parti conservateur est de plus en plus minoritaire et décriée, tant ses positions sont devenues impopulaires (et expliquent en partie la déconvenue de Donald Trump en 2020 et du Parti républicain en 2022). Si les conservateurs veulent encore s’attaquer au modèle social américain, ils évitent majoritairement de le dire tout haut.

Le Freedom caucus, une seconde faction associée à la mouvance Tea party et au mouvement pro-Trump MAGA, généralement qualifié de « populistes » souhaite faire des coupes budgétaires de manière essentiellement rhétorique, en prenant soin de ne pas préciser où et combien. Son discours se résume à prétendre qu’ils existent des dizaines de programmes clientélistes instaurés par les démocrates, qui représenteraient des montants colossaux.

Que ce soit par idéologie ou opportunisme, ces deux factions extrémistes du Parti républicain cherchent à forcer la main des démocrates. Non seulement pour pouvoir revendiquer des victoires législatives devant leurs électeurs, mais également afin de contraindre les démocrates à prendre des décisions impopulaires, voire susceptibles d’affaiblir l’économie du pays avant une échéance électorale. 

Le Parti démocrate coupable de son optimisme et de son propre dogmatisme

La règle du plafond de la dette aurait pu être supprimé par une majorité démocrate au Congrès de deux façons : en votant une loi qui abroge la limite ou en relevant le plafond d’un montant suffisamment élevé pour garantir des décennies de tranquillité. Pourtant, en dépit des précédents où il a laissé des plumes dans ces parties de poker menteur, le Parti démocrate a refusé de supprimer le plafond de la dette lorsqu’il en avait la possibilité. Une partie de ses élus reste acquise au prisme austéritaire et à l’obsession du contrôle des déficits. Ils craignent qu’une rupture avec ces conventions les fasse passer pour d’irresponsables dépensiers. Ce n’est pas le cas de la gauche américaine, qui avait demandé la suppression de cette limite en 2022, redoutant le bras de fer à venir. 

Pour Biden, un défaut sur la dette signerait la fin de ses espoirs de réélection, et accepter des concessions susceptibles d’apaiser les républicains serait politiquement suicidaire.

Malgré ces alertes, Joe Biden a fait le pari que cette confrontation permettra de repeindre une fois de plus ses adversaires en dangereux extrémistes déterminés à couper des programmes sociaux populaires. Au risque de tout perdre : un défaut sur la dette signerait la fin de ses espoirs de réélection, et accepter des concessions susceptibles d’apaiser les républicains serait politiquement suicidaire.

C’est pourquoi, depuis la perte de sa majorité à la Chambre des représentants à l’automne dernier, Joe Biden a accusé les républicains de vouloir pousser le pays vers le défaut et de souhaiter détruire la Sécurité sociale [qui ne couvre que les retraités, les vétérans et les handicapés aux États-Unis, ndlr]. Sa position était simple : les républicains doivent d’abord présenter leur propre plan, et aucune négociation n’aura lieu tant que le défaut sur la dette sera sur la table.

Les républicains ont d’abord semblé lui accorder le point en renonçant à leur programme de coupes dans la Sécurité sociale (qui verse les pensions de retraite) et Medicare (assurance maladie publique pour les plus de 65 ans). Le speaker de la Chambre des représentants, le républicain Kevin McCarthy, semblait dans une position inextricable. Après avoir eu du mal à obtenir le poste de leader de son parti face à la contestation de son aile extrémiste, il devait réunir une majorité pour proposer un texte de loi visant à augmenter le plafond de la dette sous conditions. Contrairement à ce qu’imaginait la Maison Blanche, il est finalement parvenu à faire voter (à une voix près) un premier texte, renvoyant ainsi la balle dans le camp démocrate. Problème : les conditions des républicains sont si draconiennes qu’elles équivalent à exiger le suicide politique des démocrates. 

Un compromis impossible ?

Le texte voté par les républicains n’a aucune chance de passer au Sénat ou d’être signé par Joe Biden en l’état, pour la simple raison qu’il serait politiquement suicidaire pour ce dernier, en plus de constituer une humiliation personnelle. D’abord, les républicains ne proposent en échange qu’un relèvement très succinct du plafond, qui garantirait un nouveau bras de fer dès l’hiver, en pleine campagne présidentielle. En contrepartie, McCarthy n’exige ni plus ni moins que le renoncement de Joe Biden à la principale victoire législative de son début de mandat : la signature de l’Inflation Reduction Act. Plus précisément, il lui faudrait annuler le financement accru de l’IRS (organisme percevant les impôts) qui doit permettre de réduire la fraude fiscale (et donc le déficit), supprimer les subventions à la transition énergétique et abandonner l’annulation de la dette étudiante (en cours d’examen par la Cour suprême).

Les demandes des républicains incluent également une obligation de travail pour être éligible à l’aide alimentaire et à l’assurance maladie publique « Medicaid » destinée aux bas revenus, chômeurs et personnes en incapacité de travail. Au total, ces politiques de workfare toucheraient plusieurs dizaines de millions d’Américains et leurs familles. Enfin, les républicains souhaitent imposer des limites de dépenses à certains programmes sociaux, afin de déconstruire progressivement les maigres filets de sécurité existants. Accepter de telles conditions provoquerait vraisemblablement une récession, en plus d’un profond ressentiment de l’électorat.

Mais qualifier ces propositions d’extrémistes n’est pas chose aisée, pour la simple raison que les démocrates ont eux-mêmes proposé d’inclure dans leur projet de création d’une allocation familiale l’exigence d’occuper un emploi. Les autres dispositions ciblées sont surtout populaires auprès de l’électorat démocrate et indépendant. Si la proposition est politiquement inacceptable pour les démocrates, elle reste relativement défendable du point de vue des républicains.

Si Joe Biden joue sa réélection et son héritage dans ce bras de fer, Kevin McCarthy risque son poste de leader de la majorité parlementaire républicaine et son avenir politique.

D’où cette situation de blocage. Comme l’écrit le spécialiste du Congrès David Dayen, il est difficile de discerner un espace politique pour un compromis. Les coupes que Biden pourrait accepter ne représenteraient qu’une trentaine de milliards d’économies sur dix ans, moins de 1 % du budget annuel. Un tel ajustement « cosmétique » serait, en retour, inacceptable pour la faction radicale du Parti républicain. Si Joe Biden joue sa réélection et son héritage dans ce bras de fer, Kevin McCarthy risque son poste de leader de la majorité parlementaire républicaine et son avenir politique. Interrogé sur cette question pendant son passage sur CNN, Donald Trump a jeté de l’huile sur le feu en répondant « je dis aux parlementaires républicains : si vous n’obtenez pas des coupes budgétaires massives, vous devez aller au défaut ». 

Des alternatives plus ou moins crédibles

En l’absence de vote au Congrès, la Maison Blanche dispose de trois alternatives plus ou moins risquées pour éviter le défaut de paiement. La première serait d’ignorer purement et simplement le plafond de la dette. Biden pourrait le faire en invoquant une loi datant de 1974 qui, selon certains professeurs de droit, invalide de fait la notion de plafond. Une seconde option, plus sérieusement envisagée par l’administration Biden, est d’ignorer le plafond en invoquant le 14e amendement de la Constitution qui stipule que « la dette de l’État et ses obligations (…) ne sauraient être remise en question ».

Dans une interview récente, Janet Yellen a jugé que cette solution déboucherait sur une crise constitutionnelle, sans l’écarter pour autant. Différents constitutionnalistes ont pris position en faveur de cette option, que Joe Biden a commencé à mentionner publiquement. Du point de vue juridique, l’argument repose sur l’idée que le plafond de la dette est un artifice anticonstitutionnel, car il confère au Congrès le pouvoir d’empêcher le président d’appliquer des lois déjà votées par le législateur. Il pointe en réalité une contradiction, puisque la Constitution prévoit également que le pouvoir de contracter des dettes et d’autoriser des dépenses reviennent uniquement au Congrès. La question serait logiquement tranchée par les tribunaux, si les républicains osent provoquer une crise en contestant la décision de Biden en justice.

Dans une tribune du New York Times, le professeur de droit et ancien employée de la Banque fédérale de New York Robert Hockett se prononce en faveur de cette option. Dans le meilleur des cas, le Parti républicain se contenterait de protester vigoureusement et de lancer des procédures parlementaires qui n’auront aucune chance de produire des effets concrets (commissions, auditions, proposition de loi). Seuls quelques remous passagers seraient alors à craindre sur les marchés financiers. Dans le pire des cas, les républicains saisiraient les tribunaux pour forcer Biden à faire défaut — ou du moins à suspendre ses dépenses. Pendant la brève période de délibération de la Cour suprême, on pourrait alors assister à des mouvements de panique sur les marchés. Mais toujours selon Hockett et d’autres experts, la Cour suprême devrait logiquement trancher en faveur de Biden. Toute autre décision provoquerait la faillite des États-Unis, un scénario que même les juges les plus radicaux de la Cour ne semblent pas disposés à assumer, compte tenu de leurs verdicts sur des affaires touchant aux intérêts financiers du capitalisme américain (cette Cour suprême avait également refusé d’invalider l’Obamacare en 2020, quatre juges conservateurs rejoignant les trois juges nommés par des présidents démocrates pour confirmer par 7 voix à 2 la validité de la loi). 

Une alternative plus créative et détournée serait de prendre l’initiative de forcer les tribunaux à lever le plafond de la dette en attaquant l’administration Biden en justice. L’idée, détaillée par le professeur de droit Jonathan Zasloff, serait de trouver un individu ou une organisation détenant des bons du Trésor pour intenter un procès au Trésor. Comme Janet Yellen a déjà indiqué qu’elle ne sera plus en mesure d’honorer ses obligations sans l’intervention du Congrès, cela constitue de facto une rupture de contrat et justifierait une action en justice (standing). L’avantage d’une telle solution serait de permettre au camp démocrate de choisir la juridiction : en portant la procédure judiciaire devant un tribunal fédéral acquis au parti démocrate, le plaignant s’assurerait un jugement favorable de la Cour fédérale et (si nécessaire) du circuit d’appel. L’affaire serait probablement portée devant la Cour suprême par un recours républicain, ce qui reviendrait à la première option tout en dédouanant l’administration Biden. Si cette option ne semble pas être sérieusement envisagée par le camp démocrate, un syndicat de fonctionnaires vient de lancer une action en justice similaire dans ce but précis. 

Si Biden ne dispose que de « mauvaises » options, c’est uniquement parce qu’il n’a pas souhaité relever le plafond de la dette quand son parti en avait les moyens.

Ces deux premières approches présentent l’avantage de placer le parti républicain dans une position politiquement intenable, susceptible de l’endommager durablement. Qu’il choisisse de demander aux tribunaux de forcer un défaut sur la dette ou ravale sa fierté en admettant sa défaite, aucun scénario ne permet à McCarthy et à sa coalition de ressortir idem de la séquence. Mais l’inconvénient de ces solutions réside dans l’incertitude économique qu’elles créent. Il existe toujours un risque que les marchés paniquent devant l’apparente hétérodoxie de ces manœuvres et le délai inhérent à une décision de justice en cas de contestation devant les tribunaux.

D’où la troisième option, qui a le mérite de ne pas exposer le gouvernement à une procédure judiciaire. La presse américaine la désigne sous le terme « mint the coin », car elle repose sur l’émission d’une pièce en platine d’une valeur d’un trillion de dollars. Le département du Trésor pourrait, en vertu d’un paragraphe contenu dans une obscure loi de 1996, forger une pièce de monnaie en platine et lui attribuer la valeur arbitraire de 1000 milliards de dollars. En créant cette pièce et la déposant dans son compte à la banque fédérale de New York, le Trésor réduirait immédiatement sa dette de la valeur du jeton. Janet Yellen avait qualifié cette solution de « gimmick » (gadget, ndlr) et l’actuel président de la FED (nommé par Trump) l’avait fustigé au titre qu’il n’est pas question de « faire sortir des lapins de notre chapeau magique ». Pour autant, des économistes aussi sérieux que le Nobel Paul Krugman et des titres de presses comme Bloomberg ont longtemps argumenté en faveur de cette option, à laquelle les principales critiques opposent un risque inflationniste a priori inexistant

L’inconvénient de cette solution aussi absurde que le plafond de la dette lui-même tient dans son optique : si elle n’était pas suffisamment prise au sérieux, l’opération pourrait provoquer une perte de confiance des marchés financiers et des agents économiques. C’est pourquoi Paul Krugman lui préfère désormais une alternative plus complexe, consistant à émettre des bons du Trésor « premiums » qui « joueraient sur la définition même d’une dette ». L’avantage, pour l’économiste, serait que la complexité de cette solution la rendrait incompréhensible pour le commun des mortels, et lui offrirait donc un cachet de sérieux susceptible de ramener la confiance des agents économiques, du moins davantage que l’émission d’une pièce arbitrairement affublée de la valeur d’un trillion de dollars.

Vers un nouveau renoncement de Joe Biden

Joe Biden osera-t-il recourir à l’une de ces solutions inédites ? Le président est connu pour son indécision et son attachement aux normes. S’il a récemment évoqué le recours au 14e amendement et la pièce d’un trillion de dollars en platine, il a précisé dans la foulée qu’il ne pensait pas que « cela résoudrait notre problème ». Il n’est pas aidé par sa secrétaire au Trésor Janet Yellen, qui alerte quotidiennement sur le risque de défaut tout en dénigrant les solutions citées plus haut.

Si Biden ne dispose que de « mauvaises » options, c’est uniquement parce qu’il n’a pas souhaité relever le plafond de la dette quand son parti en avait les moyens. Et si les solutions sont toutes de natures plus ou moins absurdes, c’est que le problème du plafond de la dette l’est tout autant. 

Selon le Washington Post, la Maison-Blanche commencerait à envisager un compromis avec les républicains. Cette fébrilité s’explique en partie par la couverture médiatique négative et l’angle de traitement journalistique défavorable qu’elle reçoit dans ce bras de fer. C’est pourquoi les démocrates explorent désormais une nouvelle approche au Congrès, qui consisterait à négocier sur deux fronts à la fois : le plafond de la dette et le budget de 2024. L’idée étant de faire des concessions aux Républicains sur le second volet tout en restant ferme sur le premier. Chaque parti pourrait ainsi revenir vers ses électeurs en revendiquant la victoire. Pas certains que les Américains soient dupes, surtout lorsque les coupes budgétaires commenceront à affecter leur quotidien…

Quand la « guerre culturelle » profite aux médias conservateurs

À gauche comme à droite, c’est un « journalisme de guerres culturelles » qui prédomine aux États-Unis depuis l’ère Trump. Sans surprise, les thèmes qui ont conduit ce dernier au pouvoir (la défense d’une Amérique pluriséculaire contre une élite féministe, écologiste et antiraciste) sont prégnants dans les médias pro-républicains. Les médias pro-démocrates répliquent par une surenchère identitaire qui s’adresse à la bourgeoisie diplômée et progressiste du New York Times, ainsi qu’aux diverses « communautés » qu’ils cherchent à représenter. Ils sont cependant en perte de vitesse. Des audiences record de Breitbart News et de Fox News au changement à la tête de CNN (rachetée par un milliardaire proche des Républicains), c’est une droitisation du paysage médiatique américain qui est en cours.

La polarisation des médias américains autour des questions culturelles et « sociétales » découle d’une mutation dans leur structure de financement. Longtemps, la nécessité d’attirer les publicitaires garantissait une ligne éditoriale consensuelle, adressée à un large public, affichant des objectifs de neutralité et d’objectivité. Ce « consensus sédatif », analysent Serge Halimi et Pierre Rimbert, a évolué vers un « dissensus lucratif ».

En effet, ce sont aujourd’hui les réseaux sociaux qui captent l’essentiel de la publicité au détriment des médias. Pour s’adapter à cet état de fait, ceux-ci se tournent vers une audience bien plus ciblée, cherchant à la fidéliser par un contenu spécifiquement produit pour elle – afin de percevoir des abonnements ou s’assurer un audimat élevé. Un changement qui favorise les lignes éditoriales radicales sur les questions culturelles. Ainsi, notent Halimi et Rimbert, les médias « s’emploient à séduire des “communautés qui reçoivent sur les réseaux sociaux les liens d’articles isolés, détachés du reste de l’édition du jour, mais correspondant étroitement à leurs attentes. Sur chacun des sujets qui les mobilisent, ces petits groupes accueilleront tout faux pas par une tempête de tweets indignés ».

C’est ainsi que les fractures culturelles révélées par l’élection de Donald Trump ont été accrues par les médias américains. Lectorat démocrate et spectateurs républicains ont eu accès une information de plus en plus compartimentée et sectorisée. Jusqu’à cohabiter avec deux visions du monde parallèles : les uns persuadés que Donald Trump était un agent de Moscou, les autres qu’il constituait un rempart via la submersion migratoire et la dérive progressiste (woke, dit-on aujourd’hui) qui menacerait les États-Unis.

À cette « guerre culturelle » dans laquelle les médias démocrates se sont engouffrés avec joie – trop heureux de ne pas à avoir à évoquer les questions économiques et sociales -, c’est la droite qui semble ressortir grande gagnante.

Brutalisation de la vie partisane

L’existence d’un consensus bipartisan sur les questions les plus structurantes – économie, finance, géopolitique – n’empêche pas une brutalité croissante de la vie politique américaine. Bien au contraire.

Le 28 octobre 2022, Paul Pelosi a été sauvagement attaqué par un inconnu à coups de marteau dans sa résidence de San Francisco en Californie. Le mari de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, fut attaqué au marteau par un militant d’extrême-droite canadien, David DePape. « Où est Nancy ? » fut le cri de l’agresseur. Arrêté par la police californienne, il était l’auteur d’un blog où il postait plusieurs dizaines de fois par mois des caricatures antisémites, complotistes, reprenant le tristement célèbre « 9/11 was an inside job ».

Âgée de près de 82 ans, Nancy Pelosi est devenue présidente de la chambre des représentants pour la première fois en 2006. En d’autres temps, l’agression du mari de cette élue de premier plan aurait provoqué une vague transpartisane de soutiens. En 2017, plusieurs élus Républicains avaient été visés par un militant démocrate qui leur avait tiré dessus. Steve Scalise, coordinateur du groupe républicain à la Chambre des représentants, avait été gravement touché. Les élus démocrates avaient réagi en dénonçant l’attaque et en affirmant leur soutien aux victimes.

Cinq ans plus tard, la réaction des Républicains est tout autre. Les condamnations de certains élus ont été inaudibles. Donald Trump Jr a tweeté une photo de marteau accompagné d’un caleçon, référence à la tenue de Paul Pelosi lors de l’attaque, et la mention « J’ai mon costume d’Halloween de Paul Pelosi ! ». Ted Cruz, ancien candidat aux primaires des Républicains, a condamné l’attentat puis déclaré que « personne ne sait vraiment ce qu’il s’est passé », surfant sur la théorie du complot selon laquelle les Pelosi connaitraient l’agresseur. Interrogé sur le sujet lors d’une émission de radio, l’ex-président Trump déclarait qu’il y avait « vraiment des choses bizarres dans cette famille. […] Toute cette affaire est étrange. » avant de conclure sur le fait que, selon lui, « la vitre était brisée de l’intérieur et que les policiers étaient là pratiquement depuis le début ».

Ce changement de réaction face à un drame politique est l’effet de plusieurs années de diabolisation des élites démocrates. Hillary Clinton, Nancy Pelosi mais également Joe Biden ont été l’objet d’attaques verbales de plus en plus violentes depuis le début du « moment Trump ». Attaques relayées et permises par un écosystème médiatique américain en pleine droitisation…

Breitbart : une poussée fulgurante, des marges médiatiques au mainstream

Tout commence dans les années 2000. Steve Bannon, fort de ses contacts dans le monde de la finance après son passage à Goldman Sachs, produit une vingtaine de films avant de faire la rencontre d’Andrew Breitbart, journaliste, lors du tournage d’un documentaire pro-Reagan. Breitbart veut alors créer un média alternatif. Robert Mercer, milliardaire qui a fait fortune dans l’intelligence artificielle est devenu rapidement le soutien financier de Steve Bannon. Grâce à son aide, le média passe d’un agrégateur d’articles à un site internet professionnel, le propulsant, en termes d’audience, sur la scène médiatique.

L’attaque du Capitole et le rôle de Trump ont provoqué de vives dissensions, y compris au sein de l’écosystème Fox News. Sans pour autant renier sa ligne idéologique, cette chaîne se tourne également vers de nouveaux poulains…

La mort d’Andrew Breitbart en 2012 profite à Steve Bannon. Celui-ci devient directeur du média. Il l’oriente vers une autre ligne éditoriale, délaissant la volonté d’indépendance pour en faire un outil d’influence politique. Depuis 2012, Breitbart porte l’étendard de l’alt-right (le terme arrivera toutefois dans le débat public plus tard), la droite populiste et nativiste américaine.

À l’origine, il s’agissait d’un média d’opinion parmi d’autres, conçu dans une optique de bataille culturelle. La stratégie commerciale agressive de Breitbart lui a permis de conquérir un public grandissant. Titres racoleurs, republication de contenus viraux provenant de médias similaires mais moins structurés, exclusivités d’un candidat soutenu par la direction du média : tout était bon pour accroître l’audience et fidéliser une communauté. Breitbart a tout d’abord soutenu Ted Cruz début de 2015 avant de pivoter vers un certain Donald Trump…

Breitbart a été, pendant la dernière partie de la campagne présidentielle américaine de 2016, le média le plus influent du camp ultra-conservateur, ayant calqué sa ligne éditoriale sur la campagne de Trump. Quelques mois après sa victoire, les audiences du site ne sont plus aussi bonnes. Breitbart s’était positionné solidement en tant que n° 2 derrière Fox News pendant assez longtemps, mais le média a désormais perdu beaucoup de son influence au profit de cette dernière. En effet, les interventions de Trump sur la chaine câblée ont attiré les électeurs républicains. Ainsi, sa marginalisation est le fruit de son succès : ses thèses extrémistes n’étaient plus cantonnées à quelques médias d’extrême-droite, mais devenaient mainstream

Trump : chef de file de cette nouvelle galaxie ?

La fondation de Fox News remonte quant à elle à 1996. On y trouve le magnat des médias Robert Murdoch et Roger Ailes, ancien consultant du Parti Républicain. Ayant travaillé pour Reagan, Nixon et George H.W. Bush, Ailes donna à la chaîne sa ligne politique directrice : la défense du Parti Républicain et du conservatisme. C’est en 2016 qu’Ailes laissa sa place à Bill Shine. Celui-ci reprit la ligne populiste de droite de Breitbart, et donna une audience croissante à Donald Trump.

Son positionnement politique fut cohérent avec la suite de sa carrière, puisqu’il quitta la chaîne en 2018 pour rejoindre la Maison Blanche en tant que directeur de la communication. Il ne s’agi pas d’un cas isolé : de nombreux liens ont existé entre la Maison-Blanche et les médias de droite sous l’ère Trump. Comme le note Sébastien Mort, universitaire et spécialiste des médias conservateurs américains, on assiste à « un processus de légitimation mutuelle ». Les médias conservateurs reprennent habituellement les éléments donnés par les politiques. Avec Trump, le processus s’inverse également. Les médias conservateurs s’approprient les éléments de langage du chef d’État. Fox News a recruté de nombreux anciens membres de l’administration Trump, tout comme celle-ci a fourni des troupes à l’ancien Président lors de la constitution de ses équipes…

Le milliardaire John Malone, qui possède CNN, est également propriétaire terrien – maître de pas moins de 6000 km2 de terres à travers les États-Unis. Ce « cowboy du câble » a démenti vouloir influencer la ligne éditoriale de sa chaîne…

Sean Hannity, présentateur vedette de Fox News, ainsi que d’autres journalistes de la chaîne, ont servi de cabinet non-officiel de conseil auprès du président Trump. Hannity et Trump ont partagé la scène de plusieurs meetings. Politico rapporte un échange de SMS en décembre 2020. Le sujet ? L’organisation du 6 janvier qui débouchera sur l’invasion du Capitole. Le présentateur a tenté sans succès de dissuader le candidat d’organiser un meeting ce jour-là à Washington, par peur de débordements – ce qui ne manqua pas d’arriver…

Cet épisode a provoqué de vives dissensions, y compris au sein de Fox News. Sans pour autant renier sa ligne idéologique, cette chaîne s’est tournée vers de nouveaux poulains, à l’instar du gouverneur de Floride Ron DeSantis, prétendant à la nomination du Parti Républicain pour les prochaines présidentielles. Récemment, l’un de ses coups d’éclat médiatiques, abondamment commenté et relayé par Fox News et sa galaxie, a constitué à envoyer une cinquantaine de migrants sur l’île de Martha’s Vineyard. Située au bord du Massachusetts, elle est un symbole de l’establishment démocrate : y envoyer cinquante migrants était ainsi censé souligner l’hypocrisie des progressistes face à leurs hésitations quant à l’attitude à adopter…

C’est ainsi que fin 2020, Fox News était la chaîne câblée la plus regardée aux États-Unis, de toute l’histoire de la télévision. Devant CNN, ce qui n’est pas sans conséquence pour cette dernière…

De nombreuses études établissent que le positionnement politique du canal de diffusion influe sur la perception de l’information : un article sur la politique migratoire de Trump diffusée par Fox News sera perçu comme conservateur, tandis que la même information diffusée par CNN sera perçue comme progressiste. Mais CNN tient-elle toujours le rôle de chaîne de centre-gauche qu’elle a historiquement joué ?

CNN, nouvel organe des Républicains ?

C’est lors des manifestations de Black Lives Matter qui ont éclaté après la mort de George Floyd en 2020 que la ligne éditoriale de CNN a sensiblement changé. Sa couverture des manifestations s’est en effet révélée plus critique qu’on ne l’aurait attendu d’un canal de centre-gauche : divers reportages et articles se sont concentrés sur le caractère violent des mobilisations. À l’inverse, le positionnement adopté par MSNBC correspondait à l’opinion des 92 % de Démocrates déclarant soutenir le mouvement Black Lives Matter. Le début de droitisation de CNN était engagé…

Ce processus récent découle d’un changement à la tête de la chaîne. À la suite d’un scandale politico-sexuel, Jeff Zucker, patron iconique de la chaîne, a laissé sa place à Chris Licht, producteur connu pour le show With Stephen Colbert. Licht représente la nouvelle ligne éditoriale souhaitée par David Zaslav, l’un des dirigeants de Warner Bros Discovery : CNN doit être plus « neutre ». L’une des raisons avancées : les revenus publicitaires de la chaîne diminuent. À l’inverse d’autres médias de centre-gauche ayant fait le choix de flatter leur audience en insufflant une charge polémique croissante à leur contenu, CNN a fait le choix d’une neutralisation de sa ligne éditoriale, afin de rassurer les investisseurs publicitaires.

L’une des premières mesures du nouveau patron a été de licencier de nombreux journalistes dont John Harwood, correspondant à la Maison-Blanche pour CNN. Les départs successifs de la chaîne ont conduit le journal américain Washington Post à s’interroger sur une éventuelle « purge » – terme rapporté d’un salarié de la chaîne, qui a provoqué une forte polémique… Le quotidien indique également que la plupart des journalistes licenciés, dont le contrat n’était pas arrivé à échéance, faisait partie de ceux qui étaient les plus critiques envers la présidence Trump…

Un mémo de la nouvelle direction a été envoyé aux différents salariés de la chaîne, détaillant le changement de positionnement. Chris Licht a pour ambition de faire de CNN un média centriste, l’éloignant du positionnement acquis sous l’ère Trump. Une stratégie justifiée par l’impératif de lutte contre les fake news et la nécessité d’une objectivité maximale… qui cache sans doute la volonté de retenir désespérément les publicitaires.

La droitisation de CNN proviendrait-elle seulement du changement de direction ? Plusieurs analystes font état de l’influence de John Malone, plus gros actionnaire de Discovery, le groupe qui possède CNN. Milliardaire, présent au conseil d’administration de Warner Bros Discover, Malone a fait fortune dans le monde des médias. Il est également propriétaire terrien – maître de pas moins de 6000 km2 de terres à travers les États-Unis. Ce « cowboy du câble » a démenti vouloir influencer la ligne éditoriale de sa chaîne… tout en affirmant vouloir tendre « vers la neutralité, dans une Amérique de plus en plus divisée ».

C’est que John Malone n’a rien d’une personnalité politiquement neutre. Il est membre du laboratoire d’idées Cato Institute – anciennement Charles Koch Institute, institut fondé par les frères Koch, les plus importants donateurs républicains aux États-Unis. Ce think-tank multiplie les prises de position libertariennes et climato-sceptiques. Parmi les nombreuses donations de John Malone, on compte notamment 250.000 dollars pour la cérémonie d’inauguration de Donald Trump…

Ainsi, dans un écosystème médiatique de « guerre culturelle », alors que Fox News et les médias conservateurs radicalisent leurs thèses ethnicistes et ultra-conservatrices, CNN semble demeurer nostalgique d’un journalisme d’avant l’ère Trump. Celui où le consensus permettait d’attirer un large public – et une masse de publicitaires.

Ainsi, face à l’offensive médiatique conservatrice, la stratégie des démocrates aura oscillé entre radicalisation identitaire et volonté de préserver une ligne idéologique neutre et consensuelle. Quant à la stratégie des démocrates proches de Bernie Sanders, visant à mettre en avant les questions économiques et sociales, elle n’aura bien sûr rencontré aucun écho dans un monde médiatique dominé par les puissances de l’argent…

États-Unis : pourquoi les républicains restent maîtres de l’agenda politique

Des partisans de Trump devant le Capitole le 6 janvier 2021. © Colin Lloyd

Bien que les démocrates contrôlent la Maison Blanche et le Congrès depuis 2020, c’est pour une large part le parti républicain qui fait preuve d’initiative et fixe les termes du débat politique. Une tendance qui devrait s’accélérer après les élections de mi-mandat en novembre. Le refus de la part des démocrates de mettre en cause le statu quo économique et social devient chaque jour plus flagrant et démobilise leur base électorale. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

La principale promesse de campagne de Joe Biden, à supposer qu’il en avait une, était que s’il était élu, « rien ne changerait fondamentalement », comme il l’avait affirmé à de grands donateurs en 2019. À bien des égards, cette prédiction s’est avérée exacte : bien qu’ils ne soient plus aux manettes ni à la Maison Blanche, ni même au Congrès, les républicains continuent de diriger l’agenda politique du pays.

Le GOP (Grand Old Party, ndlr) y parvient pour deux raisons essentielles : d’abord parce que l’aile dominante du Parti démocrate a échoué à plusieurs reprises à présenter au pays une vision politique convaincante, et, deuxièmement, parce que les républicains ont trouvé les moyens de renforcer leur pouvoir par des tactiques de plus en plus antidémocratiques.

Les démocrates ont légitimement utilisé leur majorité au Congrès pour enquêter sur la grave violation des normes démocratiques à laquelle se sont livrés Donald Trump et d’autres personnalités du Parti républicain lors de l’insurrection du 6 janvier 2021 au Capitole. Contrairement à de nombreux autres pays démocratiques, il est en effet particulièrement rare que les politiciens américains aient à répondre de leurs actes devant la justice. En ce sens, ces enquêtes constituent un changement bienvenu par rapport au statu quo, même si elles se sont jusqu’à présent révélées insuffisantes pour faire face à la menace réelle pour la démocratie que représentent encore de nombreuses franges du Parti républicain.

Alors que l’enquête du Congrès s’éternise, révélant de plus en plus malversations à la Maison Blanche de Trump et que la possibilité de voir Trump lui-même être accusé d’avoir planifié un coup d’État s’approche, la cote de popularité de ce dernier auprès des électeurs reste remarquablement stable.

Mais, paradoxalement, alors que l’enquête du Congrès s’éternise, révélant de plus en plus malversations à la Maison Blanche de Trump et que la possibilité de voir Trump lui-même être accusé d’avoir planifié un coup d’État s’approche, la cote de popularité de ce dernier auprès des électeurs reste remarquablement stable. En réalité, le taux d’approbation de Trump a même augmenté depuis le début de 2021, époque où l’on en savait beaucoup moins sur le degré d’organisation et de planification de l’insurrection du Capitole. 

Pendant une grande partie de l’été, la cote de confiance de Biden était inférieure à celle de Trump, ne se stabilisant à peu près à égalité que lorsque Biden a annoncé une annulation partielle de la dette étudiante. En d’autres termes, l’enquête peut encore faire courir un risque juridique à Trump, mais jusqu’à présent, elle a échoué à diminuer son attrait auprès des électeurs. 

L’enquête a surtout maintenu l’attention des démocrates sur un président qui n’est plus au pouvoir, alors que l’agenda de celui qui est en poste passe presque inaperçu. La législation majeure de Biden, finalement votée sous le nom d’Inflation Reduction Act, a fait l’objet d’un débat interne intense et complexe au sein du Parti démocrate au cours des deux dernières années, qui a fait perdre espoir à de nombreux électeurs désabusés par l’incapacité des démocrates à se mettre d’accord. Pire encore, les aspects de cette législation qui profiteraient le plus immédiatement et le plus manifestement aux électeurs ont été largement écartés. Le PRO Act, une loi visant à faciliter la constitution de syndicats – un objectif qui devrait être un projet facile à implémenter dans un gouvernement contrôlé par les démocrates – n’a abouti à rien. Même pour cette seule victoire claire et sans ambiguïté qu’est l’élimination partielle de la dette étudiante, Biden a dû être contraint et poussé à l’action à de multiples reprises par l’aile gauche de son parti pour agir. Là encore, ses efforts sont restés bien en deçà de ce qui était requis.

Ainsi, les démocrates sont décidés à faire en sorte que Trump reste le centre de gravité politique du pays. Deux raisons peuvent l’expliquer : d’une part, et cela est légitime, afin de dénoncer sa conduite scandaleuse. D’autre part, et cela est beaucoup moins justifiable, car ils tentent de faire oublier qu’ils sont au point mort. 

Ce paradigme convient parfaitement aux républicains. Loin de s’engager dans une autocritique sur l’éthique civique du trumpisme, le principal débat au sein du Parti républicain consiste à savoir qui de Trump lui-même ou du gouverneur de Floride Ron DeSantis est le plus à même de poursuivre cette dérive ploutocratique, ultra-conservatrice, xénophobe et autoritaire. Cela ne se limite pas aux coups d’éclat cruels de DeSantis et à ceux des autres gouverneurs de droite qui tentent de l’imiter. Depuis la défaite de Trump face à Biden, les républicains, de la base au sommet du parti, ont surtout concentré leurs efforts sur la falsification des règles électorales et sur la nomination de fidèles partisans de Trump à des postes clés de l’administration électorale, ceux-ci ayant bien sûr peu de considération pour la loi ou l’équité. Les citoyens américains sont donc en train d’assister impuissants au vol de leur processus électoral équitable et les démocrates n’ont pratiquement rien entrepris pour y mettre fin, que ce soit d’un point de vue juridique ou en travaillant à saper la popularité politique de ceux qui détruisent ce processus.

Le principal débat au sein du Parti républicain consiste à savoir qui de Trump lui-même ou du gouverneur de Floride Ron DeSantis est le plus à même de poursuivre cette dérive ploutocratique, ultra-conservatrice, xénophobe et autoritaire.

Ensuite, malgré l’élection de Biden, les républicains contrôlent un organe essentiel du pouvoir : la Cour suprême. Après avoir passé cette année à révoquer le droit à l’avortement et tant d’autres droits qu’il est difficile de suivre, le décor est planté pour un nouveau mandat où l’on sapera allègrement la liberté de chaque individu. Non seulement la Cour souhaite désormais s’attaquer au principe même d’élections équitables, mais comme l’a rapporté le média Vox, la Cour semble prête également à réduire considérablement la capacité du gouvernement à réduire la pollution, à l’empêcher de s’assurer que les patients de Medicaid (assistance publique médicales pour les personnes âgées, les pauvres et les handicapés, ndlr) reçoivent des soins appropriés, et à permettre encore plus de « gerrymandering » racial (manipulation des frontières d’une circonscription en vue d’en tirer un avantage électoral, ndlr) que jusqu’à présent. Et ce ne sont là que quelques exemples.

Même si les démocrates trouvaient la volonté politique de faire capoter ces désastres quasi-certains par voie législative, – ce qu’ils ne feront pas – il s’agirait d’un grand chantier de plusieurs années consistant à répliquer inlassablement à la droite pour réussir seulement à rétablir le statu quo ante. Pendant ce temps, les conservateurs inventeraient sans doute de nouvelles façons d’infliger souffrance et indignité au pays, et tout autre programme prétendument progressiste serait bloqué. 

Enfin, même ce scénario improbable suppose que les démocrates conservent leur majorité au Congrès. Bien que les sondages des démocrates se soient légèrement améliorés par rapport au début de l’année, il semble toujours probable que les républicains reprennent la Chambre des représentants, voire le Sénat. Comme l’a souligné le journaliste Ross Barkan dans le New York Magazine, le caucus (groupe parlementaire, ndlr) républicain de la Chambre des représentants qui prendra ses fonctions en 2023 sera encore plus radical que celui qui a largement fait couler le programme de Barack Obama. Tout cela alors même que Biden est un président plus faible et plus désorganisé que son prédécesseur démocrate. Et alors que les républicains ont passé les deux dernières années à utiliser les bases du pouvoir dont ils disposent encore – la Cour suprême et les gouvernements de nombreux États – pour faire avancer leur programme de manière relativement cohérente, rien ne prouve que les démocrates, à quelque niveau de gouvernement que ce soit, aient un véritable programme, et encore moins une stratégie similaire pour le réaliser dans les deux années à venir. 

Depuis que Biden a pris ses fonctions, le pays tout entier semble coincé dans un ascenseur bondé. Il est difficile de bouger et la compagnie chargée de l’entretien, en l’occurrence les démocrates, semble absente. On a beau parler dans l’interphone d’urgence, on ne sait pas s’il y a quelqu’un à l’autre bout. Après novembre, à quelle vitesse les Etats-Unis vont-ils tomber vers le pire ?

Vers le triomphe de Bernie Sanders ?

Bernie Sanders

Le sénateur socialiste espère faire adopter le plan d’investissement de Joe Biden pour le social et le climat au Congrès fédéral, un projet de 4 000 milliards de dollars susceptible de transformer le pays. Le modèle social qui en découlerait, et les investissements dans la transition écologique associés, auraient un profond impact sur l’Amérique et au-delà. Mais le patronat, les intérêts financiers et leurs relais au sein du Parti démocrate livrent une intense bataille pour le faire échouer. Assistera-t-on au triomphe de Sanders ou à l’échec de Biden ?

Du jamais vu. Ce vendredi 27 août, plus de 2 000 personnes se sont déplacées à Lafayette, ville modeste située dans l’État conservateur de l’Indiana, pour assister à un rassemblement politique. Du haut de ses quatre-vingts ans, Bernie Sanders a profité de la pause estivale pour repartir en campagne. En plus de l’Indiana, il a visité la petite ville de Cedar Rapids, dans l’Iowa. « C’est très inhabituel de voir un politicien d’envergure nationale visiter cette région » concède à Jacobin magazine monsieur Jeff Kurtz, ancien élu de Cedar Rapids. Cette fois, Bernie Sanders ne cherche pas à promouvoir sa propre candidature, mais un double projet de loi au cœur de la politique de Joe Biden : le plan d’investissement dans les infrastructures, le social et le climat. « Le projet le plus significatif pour les travailleurs et classes moyennes depuis les années 1960 » selon Bernie Sanders.

Annoncé au mois de mars par Joe Biden, le plan se divise en deux volets distincts. Le premier, d’un montant initialement fixé à 2 200 milliards, couvre les investissements dans les infrastructures et pour la transition énergétique. Le second, chiffré à 1 800 milliards, cherche à renforcer le modèle social, ce que Joe Biden a désigné comme les « infrastructures humaines. » Les montants sont calculés sur dix ans et doivent être financés par des hausses d’impôts sur les entreprises et grandes fortunes, la Maison-Blanche ayant refusé de recourir au déficit budgétaire via la création monétaire, suite aux craintes injustifiées d’une hausse de l’inflation.

De là découle le premier obstacle. Le Parti républicain (Grand Old Party, GOP) s’oppose fermement à toute hausse d’impôts sur les classes supérieures et les grandes entreprises, en plus d’espérer faire échec au plan pour des raisons électoralistes – une économie en berne et une présidence Biden inefficace lui étant favorable pour les élections de mi-mandat.

Ne pouvant compter sur la collaboration du GOP, Joe Biden disposait de deux options législatives pour faire adopter son plan au Congrès : obtenir de la part de la majorité démocrate au Sénat la suppression de la règle du filibuster qui nécessite 60 votes sur 100 pour faire adopter un projet de loi (les démocrates disposent de 50 sénateurs et du vote de la vice-présidente pour départager une éventuelle égalité), ce qui permettrait ensuite de légiférer à majorité simple, ou bien faire passer le texte via la procédure exceptionnelle de « réconciliation budgétaire. » C’est grâce à cette procédure, réservée aux lois impactant le budget fédéral, que Joe Biden avait fait adopter son plan de relance Covid au mois de mars.

Lire : Le plan covid de Joe Biden change-t-il la donne, mars 2021, LVSL

Mais deux sénateurs démocrates, Joe Manchin et Kyrsten Sinema, s’opposent à la suppression du filibuster et rechignent à recourir à la procédure de réconciliation. Plutôt que de concentrer ses efforts de persuasion sur ces deux alliés, Joe Biden a décidé de suivre leur stratégie de négociation avec le Parti républicain, dans l’espoir d’obtenir un accord bipartisan susceptible de passer le Sénat avec soixante voix. Au risque de perdre un temps précieux, la Maison-Blanche préférait laisser Manchin et Sinema tenter cette approche bipartisane afin d’obtenir leur soutien pour passer le volet social par réconciliation budgétaire.

Après trois mois d’âpres tractations, pas moins de dix-sept sénateurs républicains ont voté le texte portant sur les infrastructures. Une première victoire de Joe Biden, néanmoins à double tranchant.

Un accord bipartisan en forme de piège tendu par les intérêts financiers

Des 2 200 milliards de dollars, le premier volet du plan Biden est passé à 550 milliards. Les montants couvrent des investissements dans les infrastructures physiques (routes, ponts, rails, aéroports et ports) pour 268 milliards, ainsi que 65 milliards pour l’accès à l’internet haut débit, 43 pour l’électrification des transports et la rénovation du réseau électrique, 46 pour l’adaptation au changement climatique, 21 pour boucher les sites pétroliers et miniers en fin de vie, et 55 pour la rénovation des canalisations d’eau potable. Des montants significatifs, mais à mettre en parallèle avec la proposition initiale de Joe Biden, déjà inférieure aux 2 600 milliards recommandés par les experts pour la simple rénovation des infrastructures actuelles.

Copie d’écran du NYT, via « The infrastructure plan, what’s in and what’s out » : à gauche le projet initial, à droite ce qui a été voté au Sénat.

Au lieu d’être financé par des hausses d’impôts, ce projet sera payé par des économies plus ou moins crédibles sur la fraude à protection sociale et via la privatisation d’infrastructures publiques existantes. Pour la gauche américaine, le manque d’ambition et les mécanismes de financement sont problématiques. Si les sénateurs les plus progressistes du Parti démocrate, dont Bernie Sanders, ont voté ce texte, c’est que sa ratification à la Chambre des représentants est conditionnée au vote du second volet du plan, portant sur le social.

« Les investissements inclus dans le texte bipartisan ne sont pas tous idéaux, il y a des provisions pour leurs financements qui sont vraiment inquiétantes (…) Bipartisan ne veut pas nécessairement dire que c’est dans l’intérêt du public, souvent ces textes incluent de nombreux cadeaux aux lobbies »

Alexandria Ocasio-Cortez, sur Cable News Network (CNN), le 4 août 2021.

En effet, la stratégie adoptée par Chuck Schumer (président de la majorité démocrate au Sénat), Nancy Pelosi (présidente de la Chambre) et Joe Biden consiste à voter le projet en deux temps : un premier volet bipartisan, déjà voté au Sénat, et un second qui doit être adopté par la procédure de réconciliation budgétaire. Afin d’éviter d’être trahie en cours de route par les démocrates conservateurs, la gauche progressiste a obtenu que les deux plans soient « couplés ». Le plan bipartisan ne saurait être adopté par la Chambre sans que le Sénat passe le second volet par réconciliation. Ce second volet contient les mesures portant sur le climat initialement prévues dans le premier texte mais abandonnées lors des négociations avec les républicains, en plus des réformes sociales.

La Maison-Blanche et les cadres du Parti démocrate souscrivent à cette stratégie. Néanmoins, rien ne garantit que ce second volet « social et climat » ne soit pas également vidé de son essence au cours du processus législatif.

House of Cards au Congrès

En août, le Sénat a ainsi adopté deux textes : le plan bipartisan avec l’aide des républicains, et un projet de loi qui autorise le recours à la procédure de réconciliation pour un montant maximal de 3 500 milliards, ce qui constitue déjà un compromis du point de vue de l’aile gauche. En effet, du haut de sa position centrale de Chef du Comité au Budget du Sénat, responsable de la procédure de réconciliation, Bernie Sanders réclamait 6 000 milliards.

Les 3 500 négociés permettent, en théorie, d’accomplir une longue liste de priorité de la gauche démocrate. Outre les investissements massifs pour la transition énergétique – dont la création d’un Climate civil corps qui agira comme un programme d’emploi public pour effectuer des tâches liées à la transition écologique et pourrait à terme employer des millions de personnes, le plan prévoit d’abaisser l’âge d’éligibilité à l’assurance maladie publique Medicare, de couvrir les frais dentaires et d’audition pour les seniors, de rendre les deux premières années d’enseignement supérieures et l’accès à la maternelle gratuit, de pérenniser l’allocation familiale de 300 dollars par mois et par enfant votée en mars dans le cadre du plan covid, d’instaurer des congés parentaux et arrêts maladie payés… bref de renforcer considérablement le modèle social américain. À cette transformation majeure s’ajoutent les principales dispositions du Pro Act, un texte visant à renforcer significativement le pouvoir des syndicats de travailleurs, ainsi qu’une réforme portant sur l’immigration, dans le but de faciliter la régularisation de nombreux sans-papiers et leurs enfants.

Les sources de financement sont en cours de négociation, mais incluent une hausse de la fiscalité sur les plus riches et les grandes entreprises, la possibilité donnée à Medicare de négocier directement les prix des médicaments avec les laboratoires comme en Europe (au lieu de se les faire imposer par les fabricants négociant directement avec les hôpitaux et assurances privées) et un renforcement de la lutte contre l’évasion fiscale. Autant de propositions qui provoquent une forte mobilisation des intérêts financiers et du patronat contre le texte.

Pour l’instant, deux obstacles se dressent face au camp Sanders. Au sein des commissions responsables de l’élaboration du texte, les démocrates conservateurs les plus proches des lobbies déploient des efforts considérables, souvent contre leurs propres promesses électorales, pour alléger le texte. En particulier sur la baisse des prix des médicaments, suceptible de générer 600 milliards d’économie en dix ans.

Ensuite, au niveau des majorités démocrates des deux chambres, les négociations internes au parti portant sur les grandes lignes du texte restent vives.

Au Sénat, Joe Manchin et, dans une moindre mesure, Kyrsten Sinema, cherchent à amputer le plan de 2 000 milliards pour ne conserver que les dispositions les plus favorables au Capital, tout en réduisant la nécessité d’obtenir des sources de financement.

À la Chambre, un petit groupe d’élus démocrates conservateurs a engagé un bras de fer pour découpler les deux volets du texte. Leur but est simple : voter en premier lieu le plan bipartisan déjà adopté au Sénat afin de priver la gauche du parti de tout levier lors des négociations sur le contenu du second volet, tout en se réservant la possibilité de voter contre celui-ci. Ces démocrates, soutenus lourdement par les organisations patronales telles que la Chamber of Commerce, ne sont pas parvenus à faire plier Nancy Pelosi. Mais ils ont obtenu d’elle la promesse que le texte bipartisan sera « considéré » pour un vote à la Chambre dès le 27 septembre, avant que le vote du second volet ne soit effectif au Sénat. Cette manœuvre explique le soutien des sénateurs républicains au premier volet du plan : il leur offre indirectement une possibilité théorique de faire échec aux réformes portant sur le social et le climat.

Le Progressive Caucus, un groupe parlementaire informel d’élus progressistes, a menacé très sérieusement de voter contre le texte bipartisan, si le découplage des deux volets avait lieu. Fort d’une petite centaine d’élus, il a la capacité théorique d’imposer sa volonté aux démocrates conservateurs récalcitrants.

« L’attitude de Joe Manchin n’est pas acceptable (…) Je sais qu’il s’est énormément investi sur le volet bipartisan (…) les deux volets du plan ont été écrits en tandem et fonctionnent comme un tout, ce serait vraiment regrettable pour les Américains et le Congrès que ces deux volets échouent au Sénat. »

Bernie Sanders, le 12 septembre sur CNN

Mais il n’est pas impossible, si un nombre suffisamment élevé d’élus républicains décidaient de rejoindre les démocrates conservateurs, que l’aile gauche soit mise en échec à la Chambre. Dans pareil scénario, tout dépendra du nombre d’élus progressistes qui aura le courage de voter contre l’accord bipartisan du plan Biden. Or, les primaires pour la législative partielle de l’Ohio ont montré comment les tactiques malhonnêtes et mensongères visant à accuser la candidate pro-Sanders Nina Turner d’être hostile au programme de Joe Biden lui avaient couté son élection face à une démocrate conservatrice.

Pour le moment, les progressistes emmenés par Ilhan Omar, la whip du Progressive Caucus, tiennent bon. Mais plus le vote approchera, plus la pression sera intense et les dissensions lourdes au sein de la majorité démocrate.

Un test parfait pour le capitalisme du XXIe siècle

Pour comprendre pourquoi un texte au pouvoir électoraliste si évident et par ailleurs plébiscité par l’électorat démocrate et républicain peine à voir le jour, il faut revenir aux fondamentaux de la politique américaine.

Les élus répondent à deux grands types de motivations. Leurs perspectives de carrière, en termes de réélection ou de mandat à des postes supérieurs, et leurs opportunités d’enrichissement personnel.

Aux États-Unis, où les intérêts privés peuvent financer les campagnes électorales, se plier aux exigences des différents lobbies et donateurs permet de s’assurer des dons importants pour les futures campagnes. Mais du point de vue électoraliste, voter en fonction des préférences de ses électeurs (localisés dans une circonscription précise pour les parlementaires) est un autre facteur non négligeable. Au minimum, il vaut mieux éviter d’effectuer des votes qui exposeraient ensuite l’élu à des attaques aux prochaines élections, que ce soit face à un candidat républicain ou un démocrate dans le cadre d’une primaire.

Typiquement, les élus issus d’une circonscription solidement acquise à leur parti disposent d’une plus grande marge de manœuvre et doivent avant tout se soucier du risque d’une primaire, alors que les parlementaires issus de territoires contestés doivent soigner l’électorat centriste et leur base.

À l’échelle du parti, il est également indispensable d’obtenir des résultats probants, au risque de provoquer les conditions d’une lourde défaite aux prochaines élections.

C’est pour cela que Joe Biden, Chuck Schumer et Nancy Pelosi se trouvent, pour une fois, davantage en phase avec l’aile progressiste qu’avec les démocrates conservateurs : leur priorité reste de garder leur mandat, et le contrôle des institutions qui va avec (présidence, Sénat et Chambre des représentants). De ce point de vue, l’adoption d’une version à peine édulcorée du projet de Bernie Sanders serait probablement idéale. Sans compter leur hypothétique désir de laisser derrière eux un « héritage » politique fort. Dans le cas de Schumer, la perspective de voir Alexandria Ocasio-Cortez le défier dans le cadre d’une primaire entre probablement en ligne de compte dans son rapprochement avec la gauche du parti. Pour Pelosi, comme l’expliquait récemment le journaliste Ryan Grim, le fait que sa majorité parlementaire dépende de plus en plus des électeurs situés dans la banlieue aisée justifie de faire adopter des textes qu’ils plébiscitent. Si les dépenses fédérales étaient jadis perçues comme de l’assistanat au seul bénéfice des classes défavorisées, elles sont désormais accueillies positivement par les classes moyennes et supérieures inquiètes du réchauffement climatique, des coûts exorbitants de l’assurance maladie et de l’éducation. 

« La finalité pour nous tous est la suivante : on ne peut pas laisser passer cette opportunité. (…) Le Sénat va se montrer à la hauteur de l’ampleur de la crise climatique »

Chuck Schumer, le 13 septembre 2021, à propos du plan d’investissement et des résistances internes à son parti.

Mais certains élus conservateurs démocrates ont d’autres priorités. Si certains espèrent acquérir une réputation en se plaçant au cœur des négociations, d’autres cherchent certainement à s’offrir une retraite dorée dans le privé. C’est ce qui semble motiver une partie des neuf élus conservateurs rebelles à la Chambre, qui se sont opposés à Joe Biden et leurs propres promesses de campagne en cherchant à faire échouer la stratégie législative du parti. Une situation qui ne manque pas d’ironie. Après avoir été élus contre des candidats progressistes avec le soutien de Nancy Pelosi, ils la remercient en cherchant par tous les moyens à faire échouer son agenda législatif. L’establishment démocrate paye son opposition structurelle à l’aile progressiste. La position des élus conservateurs n’en reste pas moins incompréhensible du point de vue électoral : ils représentent des circonscriptions acquises au Parti démocrate et leurs constituants soutiennent très largement le plan Biden/Sanders.

Au Sénat, la corruption est plus avérée. Qualifié de « sénateur préféré » d’Exxon Mobil par le principal lobbyiste de la compagnie pétrolière dans un enregistrement audio fuité à la presse, Joe Manchin est à la tête d’une petite fortune issue de l’industrie du charbon. En plus d’être financé par les principaux représentants de ces industries – Wall street compris – Manchin a donc un intérêt personnel à s’opposer aux hausses d’impôts, à freiner la transition énergétique et à protéger les profits des laboratoires pharmaceutiques.

« Je parle aux équipes de Joe Manchin toutes les semaines. »

Keith McCoy, directeur des relations entre ExxonMobil et le Congrès, dans un échange obtenu par Channel 4.

Différents enregistrements audios obtenus par la presse ont confirmé ce qui pourrait paraitre pour de simples spéculations. Dans l’un d’eux, Manchin reconnait implicitement vouloir protéger la règle du filibuster pour défendre les intérêts de ses donateurs issus de Wall Street, et leur suggère d’acheter quelques voix républicaines pour faire échec à la gauche progressiste, en évoquant la possibilité de promettre à ces élus une place au soleil dans une entreprise privée.

L’allégeance de Kyrsten Sinema envers le patronat est tout aussi explicite. Dans une visioconférence fuitée à la presse, elle sollicitait directement les représentants patronaux pour obtenir des arguments contre la loi Pro Act censée renforcer le pouvoir des syndicats. Elle est également la principale bénéficaire des dons issus de l’industrie pharmaceutique.

Ceux qui prônent un « capitalisme vert » et parient sur le bon sens du patronat et de la Finance pour maintenir la cohésion de la société disposent d’un exemple limpide des conditions nécessaires à cette réalisation.

Bien que Joe Biden revendique son attachement au capitalisme et vise à en pérenniser les structures, les grands intérêts financiers représentés – entre autres – par la Chamber of Commerce et les cadres de Wall Street refusent la moindre concession susceptible de diminuer leur profit à court terme, que ce soit via une faible hausse d’impôt ou une modeste remise en cause de leur chiffre d’affaires potentiel. À cette opposition générale contre toute mise à contribution – malgré les sommes records promises par Joe Biden pour stimuler l’économie – s’ajoutent les intérêts sectoriels.

À ce titre, l’enregistrement du lobbyiste en chef d’Exxon Mobil obtenu par Chanel 4 est particulièrement éloquent. On l’entend détailler sa stratégie d’opposition à la transition énergétique, qui consiste à supporter publiquement des propositions politiquement inapplicables – comme la taxe carbone – tout en s’attaquant aux sources de financement du projet de loi climat pour le vider de sa substance. Ainsi, les lobbies ne dénoncent pas l’investissement dans la rénovation thermique des bâtiments qui réduirait la demande d’énergie carbonée, mais cherchent à convaincre certains élus démocrates de ne pas toucher au taux d’imposition afin d’empêcher le financement de cette mesure. Cette stratégie, adoptée par Manchin et Sinema au Sénat, à de fortes chances de porter ses fruits.

Vers un dénouement imminent ?

Compte tenu des lois mises en place à l’échelle locale par le Parti républicain pour restreindre l’accès au vote des minorités et du nouveau découpage partisan des circonscriptions, il est de notoriété publique que les démocrates ont très peu de chances de se retrouver en capacité de faire adopter des réformes ambitieuses dans les dix prochaines années. Sauf s’ils parviennent à déjouer les pronostics et faire mentir les précédents historiques. Ce qui nécessite a priori de passer une réforme suffisamment significative du point de vue de l’amélioration du quotidien des Américains. Faire adopter le plan de Joe Biden ne constitue pas uniquement une bonne politique pour le climat et le social, mais un impératif pour le futur du Parti démocrate.

Ce qui ne garantit en rien son succès. Si les deux factions démocrates restent campées sur leurs positions, les deux volets échoueront au Congrès. De même, les démocrates conservateurs, aidés par quelques élus républicains, pourraient parvenir à faire adopter l’accord bipartisan et faire échouer le plan complémentaire de 3 500 milliards. C’est l’objectif de la Chamber of Commerce et du Parti républicain.

Une hypothèse moins pessimiste verrait le plan bipartisan adopté avec la version tronquée du plan Sanders, qui serait réduit à 1 500 milliards et ne comporterait plus aucune avancée sociale structurelle ni investissement majeur pour le climat. C’est l’objectif affiché par Joe Manchin, ce qui constitue une volte-face puisqu’il se disait favorable à un plan de 4 000 milliards au mois de mars, avant que les lobbyistes entrent en jeu.

Mais l’hypothèse du succès de Bernie Sanders – que ce soit en obtenant son plan de 3 500 milliards ou une version relativement proche – reste tout à fait envisageable. Plusieurs éléments conjoncturels permettent d’y croire. Les cadres du Parti démocrate ont besoin de cette victoire, la société civile et les différentes organisations citoyennes font pression en ce sens et la gauche progressiste dispose d’une réelle capacité de négociation. De l’autre côté, les élus républicains à la Chambre sont plus proche de la ligne Trump et moins susceptibles de voter avec les démocrates le volet bipartisan. Enfin, la Chamber of Commerce et les grandes entreprises ont besoin des investissements contenus dans le volet bipartisan, ce qui donne un levier à la gauche démocrate pour négocier. Reste à savoir si Joe Biden saura peser de tout son poids pour faire pencher la balance du côté de l’aile Sanders, plutôt que de laisser Manchin et ses alliés le tenir en échec. Du résultat de ce combat politique dépendent probablement beaucoup de choses.

Administration Biden : le retour du statu quo néolibéral

Joe Biden © Wikimedia Commons

Joe Biden a promis un début de présidence ambitieux, en rupture avec Donald Trump. Mais sous couvert de diversité, l’équipe gouvernementale réunie pour conduire ce programme apparaît minée par les conflits d’intérêts et ancrée dans le dogme néolibéral. De quoi tempérer l’enthousiasme qui semble accompagner l’entrée en fonction du 46e président des États-Unis.

Comme Barack Obama avant lui, Joe Biden entre en fonction dans une période particulièrement difficile. À la crise sanitaire et économique s’ajoute la catastrophe écologique – aux conséquences de en plus prégnantes aux États-Unis – et une crise politique profonde. Barricadé derrière dix mille militaires, Biden sera investi dans une capitale transformée en zone de guerre. Son discours devrait appeler à l’unité. Mais pour tourner la page du trumpisme, les mots ne suffiront pas.

Joe Biden doit impérativement réformer le pays. Le président démocrate, dont le parcours politique et les orientations néolibérales et interventionnistes ne plaident pas en sa faveur, n’a pas le droit à l’erreur. Ce sentiment semble largement partagé par le camp démocrate. Jim Clyburn, le numéro trois de la Chambre des représentants et soutien clé de Biden à la primaire, souhaitait que Bernie Sanders obtienne le ministère du Travail. Même Chuck Schumer, président du groupe démocrate au Sénat, milite pour des réformes importantes, dont l’annulation de la dette étudiante. Ces différents acteurs semblent avoir intégré la réalité du moment. Biden ne peut se contenter de gouverner comme Barack Obama, ou de tenir la promesse qu’il avait faite à ses riches donateurs au printemps 2019, lorsqu’il leur avait assuré qu’avec lui, « rien ne changera fondamentalement ». Biden a-t-il pris la mesure des nouveaux enjeux ? La composition de son cabinet permet de se faire une idée précise de la direction qu’il compte emprunter.

Pour constituer son équipe gouvernementale, Joe Biden doit composer avec les différentes factions du Parti démocrate. Outre un électorat qui s’est déplacé vers la gauche, Biden doit son élection au soutien de nombreux groupes d’influences, que ce soit les organisations de défense des droits civiques, les mouvements pour le climat, ou de nombreux syndicats. Mais sa campagne a également une dette envers les intérêts financiers qui l’ont inondé de liquidités, et les anciens candidats centristes qui se sont ralliés derrière lui avant le Super Tuesday. L’exercice d’équilibriste promettait d’être délicat.

Une équipe compétente, diverse et compromise par les intérêts financiers

Dans l’idée d’apaiser la gauche proche de Sanders, Joe Biden a nommé Neera Tanden au Budget. Cette présidente du think tank Center for American Progress a pris position contre l’austérité budgétaire, ce qui en fait un meilleur choix que les alternatives évoquées dans la presse. Mais Neera Tanden est surtout connue pour avoir travaillé pour la campagne de Clinton contre Sanders, et être une des personnes les plus agressives et hostiles au sénateur socialiste et ses électeurs, que ce soit sur Twitter où elle s’est fait une réputation sulfureuse ou sur les plateaux télé. Ses courriels révélés par Wikileaks, encourageant à bombarder la Libye et prendre son pétrole pour financer les interventions en Syrie et combler le déficit, n’ont pas grand-chose à envier aux tweets de Donald Trump. De plus, Tanden traîne la réputation d’un manager honnie par ses équipes, dont la capacité à diriger une administration semble douteuse. Sa compétence s’en trouve remise en question, ses anciens subalternes s’étant dits « choqués » qu’on lui confie un poste au gouvernement. Enfin, Bernie Sanders doit prendre la tête du puissant Comité du Budget du Sénat, ce qui le forcerait à travailler directement avec Neera Tanden. Ce choix a logiquement été interprété comme une déclaration de guerre à l’aile progressiste du parti, alors que les équipes de Biden, qui se vantent de ne jamais consulter Twitter, pensaient faire un geste vers la gauche démocrate en choisissant une femme d’origine asiatique.

À l’agriculture, Joe Biden reconduit l’ancien ministre d’Obama, Tom Vilsack. Critiqué pour sa proximité avec l’agro business, surnommé « Monsieur Monsanto », il est très mal perçu par les agriculteurs Afro-américains de Géorgie, qui n’ont pas digéré le fait qu’il ait licencié sèchement Shirley Sherrod, une légende de la lutte pour les droits civiques. Sa nomination risquait de coûter des voix aux démocrates en Géorgie lors des élections sénatoriales de janvier, qui ont déterminé le contrôle du Sénat. Mais Vilsak est un fidèle de la première heure. Ancien maire et gouverneur de l’Iowa, il a toujours soutenu Joe Biden.

Au logement, Biden nomme Marcia Fudge, une élue afro-américaine de l’Ohio qui avait déclaré vouloir l’agriculture, arguant que les femmes noires devaient obtenir des postes différents de ceux auxquels on les cantonne historiquement, tel que la santé ou… le logement. Ce choix est d’autant plus surprenant que Fudge préside la commission sur l’agriculture au Congrès, qui gère entre autres le programme d’aide alimentaire indispensable en période de Covid-19. Elle était tout aussi compétente que Vilsack pour diriger l’agriculture, et présentait l’avantage d’être très appréciée des agriculteurs afro-américains.

Le choix de Pete Buttigieg au ministère des Transports, un poste pour lequel sa seule qualification est « d’aimer prendre le train et de s’être financé dans un aéroport » selon la radio publique NPR, a provoqué l’hilarité de l’opposition républicaine, et d’une partie de la gauche démocrate qui voue à cet ancien opposant de Sanders une animosité particulière. Sans surprise, la presse a masqué le manque d’expérience de Buttigieg, par le fait qu’il était « le Premier ministre ouvertement homosexuel ».

Il s’agit là d’un thème récurrent, que d’aucuns qualifient de running gag. Souvent, le manque d’expérience ou les compromissions avec le privé des collaborateurs sélectionnés par Biden sont masqués par le fait que leur appartenance à une minorité constitue une avancée symbolique. Ainsi, on vante la nomination au ministère de la Défense du général à la retraite Lyod Austin, un Afro-Américain qui présente l’inconvénient de siéger au conseil d’administration de Raytheon, l’un des principaux fournisseurs de l’armée américaine. Lyod Austin a passé trop peu d’années dans le privé pour être autorisé à effectuer cet aller-retour dans une administration publique. Comme pour le général Mathis nommé par Trump, ce choix nécessite une dérogation spéciale du Congrès.

Dans la même ligne, le ministère de l’Immigration (Department of Homeland Security – DHS) revient à Alejandro Mayorkas, un Hispanique qui travaillait déjà pour Obama. Le rapport interne du DHS l’avait épinglé pour ses multiples tentatives de contournement de la loi migratoire, dans le but de permettre à de riches donateurs démocrates de recruter de la main-d’œuvre étrangère sans se plier aux règles. Au lieu d’évoquer cette casserole, la presse salue la dimension historique de cette nomination : pour la première fois, un latino sera en charge de lutter contre l’immigration illégale.

Le plus révélateur reste les choix effectués en matière de défense et de politique étrangère. Le président démocrate nomme son ancien directeur de cabinet Anthony Blinken au poste de secrétaire d’État, et devait choisir Michèle Flournoy à la Défense. La paire a travaillé dans l’administration Obama avant de partir dans le privé fonder la société WestExec. Son slogan « Bringing the Situation Room to the board room », qui peut se traduire par « amener la cellule de gestion de crise de la Maison-Blanche dans la salle de réunion des comités exécutifs des entreprises » indique clairement le but de ce cabinet de conseil : jouer les intermédiaires entre les sociétés d’armement et le gouvernement. Sur son site, WestExec met en avant les liens de ses fondateurs avec la Maison-Blanche, et propose explicitement d’aider les entreprises à naviguer la complexité de Washington. En clair, il s’agit de faire ce que le New York Times qualifie dans un article dithyrambique de shadow lobbying, une pratique qui permet de contourner les lois mises en place pour encadrer le lobbyisme et le pantouflage. Bien que le Times regrette le fait que WestExec refuse de rendre publique la liste de ses clients, il a pu confirmer que l’entreprise a travaillé pour plusieurs fournisseurs spécialisés dans l’Intelligence artificielle, qui ont obtenu des contrats importants avec le Pentagone. La société emploie nombre d’anciens membres de l’administration Obama, et est partenaire d’un fonds d’investissement privé, Pine Island Capital. Le but de ce fonds est d’investir dans des sociétés d’armements, en particulier spécialisées sur l’intelligence artificielle et les nouvelles technologies. Depuis la victoire de Biden, il a collecté 217 millions de dollars. Face au conflit d’intérêts manifeste, Biden a renoncé à nommer Michèle Flournoy à la Défense, lui préférant Lloyd Austin. Ce dernier n’a aucun lien avec WestExec, mais conseille également Pine Island Capital. Il n’est pas le seul à pantoufler dans le privé. Le poste de directeur du renseignement national (Department of National Intelligence) revient à Avril Haines, elle aussi cadre de WestExec et employée de Pine Island Capital. Le trio Blinken-Austin-Haines a donc été payé par un fonds qui investit dans les entreprises susceptibles d’obtenir les contrats d’armements qu’ils seront eux-mêmes chargés d’attribuer. Bien que légale, cette pratique s’apparente à de gigantesques pots-de-vin.

L’ancien membre de l’administration Obama Jake Sullivan, qui hérite du poste central de Conseiller à la Sécurité nationale, était également employé par un cabinet de conseil spécialisé dans l’industrie de la Défense. Tous ces individus partagent un autre point commun : ils sont situés à la droite d’Obama sur les questions liées à l’interventionnisme militaire. Blinken avait défendu l’invasion de l’Irak, Flournoy l’intervention en Libye, et Sullivan l’armement des groupes affiliés à Al-Qaïda en Syrie. Quant à Avril Haines, après avoir piloté le programme d’assassinat ciblé par drone sous Obama, elle avait défendu l’usage de la torture par la CIA. Ce ne sont pourtant ni leurs conflits d’intérêts majeurs avec le complexe militaro-industriel, ni leur interventionnisme militaire qui a été souligné par la presse, mais le fait que Avril Haines est une femme et Suilvan, un « jeune père ».

Pour la gauche démocrate, ces choix illustrent parfaitement ce que perdre une primaire signifie. Lorsqu’il n’est pas insulté, le camp progressiste doit se contenter des miettes. Tout n’est cependant pas noir. Si l’équipe économique compte deux vétérans du fonds d’investissement BlackRock en lieu et place des anciens dirigeants de Goldman Sachs plébiscités par Obama et Donald Trump, le département du Trésor revient à Jannet Yellen. Cette ancienne présidente de la FED et universitaire présente des prédispositions plus progressistes que Steve Mnuchin ou Timothy Geithner. Wall Street souhaitait imposer le protégé de Geithner, Lael Brainard. Biden a ignoré cette recommandation. Cependant, le fait que Yellen ait touché plus de 7 millions de dollars de rémunérations pour des dizaines de discours prononcés dans des grandes entreprises et institutions financières, depuis qu’elle a quitté la FED, ne plaide pas pour son indépendance.

Plus encourageant, le ministre de la Santé revient à un défenseur de la nationalisation de l’assurance maladie, Xavier Becerra, proche des idées de Sanders. De même, si John Kerry, l’ancien secrétaire d’État d’Obama connu pour ses positions de centre droit, est un choix modéré pour le poste d’envoyé spécial pour le climat, il peut se vanter d’avoir conduit les négociations de la COP21 pour les États-Unis et d’avoir le soutien tacite de la fondatrice du mouvement Sunrise. Surtout, il s’agit d’un nouveau poste qui témoigne d’une certaine prise de conscience de l’enjeu.

L’éducation revient à un ancien professeur et proviseur du secteur public, Miguel Cardona. Ce qui constitue un progrès incontestable, malgré ses dispositions favorables aux charter schools – ces écoles sous contratsqui tendent à se substituer aux écoles publiques. De même, Biden confie l’intérieur à Deb Haaland, une Amérindienne connue pour sa fibre progressiste et son soutien au Green New Deal. Ce ministère gère les terres appartenant à l’État fédéral, où de nombreux conflits entre Amérindiens et exploitants industriels se manifestent. Comparé à Obama, qui avait confié ce poste à un lobbyiste dévoué à la fracturation hydraulique et au développement des gaz de schiste, le progrès est indéniable. Sans même parler du poids hautement symbolique d’un tel choix.

Néanmoins, les deux principes directeurs qui semblent avoir conduit les choix de Joe Biden restent la loyauté et la diversité. De nombreuses femmes et personnes de couleurs rejoignent le gouvernement, mais ils proviennent majoritairement des équipes d’Obama, lorsqu’ils ne sont pas des collaborateurs historiques de Biden. Comme l’élue socialiste du Bronx Alexandria Occasion Cortez le déplore dans une interview, « Biden pioche dans l’administration Obama, qui piochait dans l’administration Clinton ». Si le renouvellement paraît limité, il n’en demeure pas moins réel. Le choix de Ron Klain au poste de directeur de Cabinet de Biden, salué par l’aile gauche démocrate, est incontestablement plus encourageant que ne l’était la nomination de Rahm Emanuel par Obama. Et comparée à Donald Trump, l’équipe assemblée brille par sa compétence. Cependant, nous sommes forcés de constater qu’aucun allié de Bernie Sanders et du courant qu’il représente n’a obtenu de poste majeur. Elizabeth Warren, un temps pressenti au Trésor, restera au Sénat. Si la gauche démocrate peut considérer que les choix de Biden constituent un petit pas dans la bonne direction, le progrès reste marginal.

La séquence de négociation du plan de relance Covid voté en décembre illustre bien le problème. Joe Biden s’était contenté de l’offre des républicains, soit 900 milliards de dollars, dont un chèque de 600 dollars à chaque Américain gagnant moins de 75 000 $ par an. Sanders exigeait des chèques de 2000 dollars. Pour forcer la main des républicains, il a usé d’une procédure parlementaire visant à retarder le vote du budget de la Défense. Biden et les sénateurs démocrates ont soutenu cet effort publiquement, ce qui a permis d’en faire une problématique victorieuse pour les élections sénatoriales de Géorgie. Depuis, Biden a fait machine arrière. Au lieu de demander au Sénat démocrate de voter l’attribution des chèques de 2000 $, il a inclus cette proposition dans un nouveau plan de relance, et revu le montant à la baisse : ce sera 1 400 $, portant le total à 2000 $ en incluant les 600 déjà distribués en décembre. Cette reculade n’est pas le résultat d’une négociation avec les républicains, mais avec lui-même. Dénoncée par la gauche du parti, elle illustre le problème au cœur de l’approche de Joe Biden et rappelle l’attitude d’Obama, qui avait lui-même réduit de moitié le montant de son plan de relance de l’économie, limitant la reprise économique et préparant le terrain pour Donald Trump.

La bataille pour la Cour suprême des États-Unis secoue la présidentielle

Official White House Photo by Andrea Hanks, Flickr

Le décès de la juge à la Cour suprême Ruth Bader Ginsburg (RBG), la doyenne du camp progressiste dans la plus haute institution du pays, bouleverse la présidentielle en plaçant la question de sa succession au cœur de la campagne. Une bataille qui montre surtout les difficultés du Parti démocrate à intégrer les dynamiques de pouvoir et jette un froid sur les futures perspectives politiques du pays. Explications.


« À moins d’un coup de tonnerre dans la dernière ligne droite, Joe Biden devrait remporter la présidentielle. » Sur la base de sondages remarquablement stables depuis six mois, les observateurs se rangent majoritairement derrière cet avis. [1]  Après une guerre évitée de justesse avec l’Iran, une tentative de destitution du présidentl’épidémie de Covid, la crise économique, les soulèvements « Black live matters » et les incendies apocalyptiques sur la côte Ouest des États-Unis, il semble difficile d’imaginer un nouveau rebondissement susceptible de peser sur l’élection. Et pourtant. L’hospitalisation récente de Donald Trump n’a fait que renforcer l’enjeu de la Cour suprême en replaçant cette question au coeur de l’actualité.

Dès l’annonce du décès de Ruth Bader Ginsburg, des milliers de personnes se sont spontanément rassemblées devant la Cour suprême pour une veillée funéraire. Du jamais vu pour un magistrat, fût-il associé à la plus haute juridiction du pays! Figure des luttes féministes, icône du mouvement progressiste, RBG jouissait d’un véritable statut de pop star. Outre les multiples produits dérivés à son effigie et deux films réalisés sur sa vie, son aura récente s’explique par les craintes qu’inspiraient la perspective de son décès pour le futur du pays. Chacune de ses hospitalisations faisait les gros titres et provoquait une angoisse profonde chez les progressistes.

Si son siège venait à être assigné à un juge conservateur, c’est l’essentiel des acquis des cinquante dernières années qui serait menacé  [2] Les larmes aux yeux, l’élue de New York au Congrès Alexandria Ocasio-Cortez a ainsi résumé l’enjeu dans une vidéo Instagram où elle appelle ses 7 millions d’abonnés à se mobiliser derrière le candidat démocrate : « La question n’est pas de savoir si vous êtes d’accord avec Joe Biden ou non, mais si vous voulez que notre démocratie survive ». Que la pérennité de la démocratie américaine soit remise en question par le décès d’une femme de 87 ans montre à quel point les institutions américaines sont fragiles et obsolètes.

La Cour suprême des États-Unis, clé de voûte d’un régime de moins en moins démocratique.

La constitution américaine place la Cour suprême au centre des institutions. En plus de servir de tribunal de dernier ressort, elle se prononce sur la constitutionnalité des lois votées par le Congrès et des actions menées par le pouvoir exécutif. Ses verdicts affectent durablement l’orientation politique du pays.

On associe souvent ses décisions à la conquête de droits nouveaux, comme le fameux Roe v. Wade (1973) qui constitutionnalisa le droit à l’avortement ou encore Obergefell v. Hodges (2015) qui légalisa le mariage homosexuel. Mais les décisions les plus marquantes touchent aux structures même de la démocratie et sont bien souvent le résultat d’efforts concertés pour faire aboutir une décision indéfendable au Congrès.

Parmi les plus importantes, on notera les verdicts aux procès Buckley v. Valeo (1976) et Citizen United v. Federal Election Comission (2010) qui déplafonnent le financement des campagnes politiques par les intérêts privés ; Shelby County v. Holder (2013), qui affaiblit considérablement le Voting Act de 1965 obtenu lors des luttes pour les droits civiques ; et Gill v. Whitford (2018), qui autorise le découpage partisan des circonscriptions électorales dans le but de donner un avantage structurel au parti minoritaire. Autant de décisions qui s’inscrivent dans la continuité du passé réactionnaire et antidémocratique de cette institution, et qui tendent à instaurer une tyrannie de la minorité.

La pérennité de la démocratie américaine semblait suspendue à la lutte contre le cancer d’une femme de 87 ans

De fait, la Cour suprême a presque toujours été plus à droite que le pays. [3] Après avoir défendu l’esclavage coûte que coûte, puis instauré la ségrégation raciale, elle a attaqué le droit syndical et défendu les intérêts économiques des multinationales. Depuis peu, elle s’attaque au droit de vote et aux immigrants. [4] Ce décalage avec l’opinion publique et la représentation nationale s’explique par le fonctionnement de cette institution. La Cour suprême est composée de neuf juges nommés à vie par le président en exercice, et confirmés par un vote au Sénat.

Outre le fait que la Maison-Blanche ait plus souvent été occupée par un républicain qu’un démocrate depuis 1976 (vingt-quatre années contre seize, bien que les démocrates n’aient perdu le vote national qu’une fois en cinq présidences), le Sénat est lui-même une institution particulièrement peu représentative de la population, et structurellement réactionnaire. En effet, chaque État, quel que soit son poids démographique, procède à l’élection de deux sénateurs, ce qui avantage de manière disproportionnée les États ruraux, majoritairement conservateurs. Le demi-million d’habitants du Wyoming a ainsi autant de poids que les 38 millions de Californiens. Autrement dit, le soutien de 9% de la population américaine (moins d’un Américain sur dix) est suffisant pour obtenir une majorité au Sénat. Celui-ci est actuellement contrôlé par le Parti républicain avec 53 sièges contre 47, qui représente toutefois 15 millions d’Américains de moins que l’opposition. [5]

Le fait que les juges soient nommés à vie pose un autre problème. Non seulement le vieillissement de ces magistrats les place en décalage avec les aspirations de la société américaine, mais le doublement de l’espérance de vie depuis 1784 permet d’ancrer cette institution dans une direction politique pour plusieurs décennies, aboutissant à un cas de figure où la pérennité de la démocratie américaine semble suspendue à la lutte contre le cancer d’une femme de 87 ans.

Pour le parti républicain, une aubaine permettant d’asseoir durablement leur pouvoir sur la société américaine.

Malgré la présidence de Donald Trump et une majorité au Congrès pendant deux ans, le Parti républicain s’est avéré incapable d’atteindre nombre de ses principaux objectifs, trop impopulaires auprès de l’électorat. Deux exemples éloquents : l’abrogation de l’assurance maladie Obamacare d’une part, et d’autre part l’annulation du programme de protection des enfants immigrés ayant été amenés sur le sol américain par leurs parents (le DACA). Devant l’impossibilité politique de passer par la voie législative, les conservateurs s’en sont remis aux tribunaux, en montant des procès dans le but de contraindre la Cour suprême à déclarer ces deux réformes anticonstitutionnelles. Pour l’instant, leur majorité à la Cour suprême (5-4) n’a pas tenu face à l’opinion publique, le juge nommé par Georges W. Bush, John Roberts, faisant défection à son propre camp sur ces décisions cruciales.

Avec le remplacement de RBG par un magistrat situé à l’extrême droite de l’échiquier, ce sera désormais à Brett Kavanaugh, le juge nommé par Donald Trump en 2018, d’assurer l’équilibre du pouvoir. Ce dernier a été placé à la Cour suprême pour ses opinions très conservatrices, au cours d’un processus de confirmation au Sénat particulièrement partisan et contesté.

En clair, avec une majorité théorique de 6 juges à 3, et un potentiel centre idéologique incarné par Kavanaugh, le Parti républicain s’assure la mainmise sur la Cour suprême pour deux à trois décennies. De quoi dynamiter toute avancée obtenue par une hypothétique administration Biden ou un futur Congrès démocrate, et revenir sur d’innombrables acquis sociaux. Un fait d’armes remarquable du point de vue du Parti républicain, lorsqu’on sait qu’il n’a gagné le vote populaire dans une élection présidentielle qu’une seule fois en 20 ans et cinq présidences, que Donald Trump a été élu avec un déficit de trois millions de voix, que sa majorité au Sénat représente 15 millions d’électeurs de moins que la minorité démocrate, qu’il a perdu les dernières élections de mi-mandat par un déficit de 18 millions de voix au Sénat et 10 à la chambre des représentants, et que ses trois priorités législatives à la Cour suprême recueillent entre vingt et trente pour cent d’opinion favorable. [6]

La bataille pour la Cour suprême illustre l’incompétence du Parti démocrate à utiliser leur pouvoir, et l’implacable habileté des républicains à faire usage du leur.

La politique est avant tout question de pouvoir, et à ce jeu, les deux principaux partis américains ne jouent pas dans la même cour. Pour citer un adage connu, « le Parti républicain se demande par quels moyens il peut gagner, le Parti démocrate par quels moyens il peut perdre ».

En février 2016, le juge Antonin Scalia, nommé par Ronald Reagan à la Cour suprême en 1986, décède subitement. Barack Obama propose Merrick Garland à sa succession, pariant sur le fait qu’un modéré sera susceptible de recevoir l’approbation d’un Sénat contrôlé par les républicains. Mais Mitch McConnell, passé maître dans l’art de l’obstruction parlementaire, ne l’entend pas de cette oreille. Le président républicain du Sénat refuse d’inscrire l’audition à l’ordre du jour, au prétexte que l’on se trouve en année électorale. Pendant huit mois, la Cour suprême va ainsi être réduite à huit juges, rendant certaines décisions impossibles.

Une fois Trump installé à la Maison-Blanche, le Parti démocrate va tenter de s’opposer à la nomination de Neil Gorsuch, choisi par le nouveau président à la place de Garland pour succéder à Scalia. Face à l’opposition de la minorité démocrate, McConnell fait passer une loi abaissant le nombre de voix nécessaires à la confirmation d’un juge, de 60 à 51. Gorsuch est confirmé à la Cour suprême, qui bascule côté républicain. Il s’empresse de valider le « Muslim Ban » de Donald Trump, entre autres décisions proches de l’extrême droite américaine.

Si les juges de la Cour suprême reconnaissent être des acteurs politiquement motivés, l’institution perd toute légitimité

En 2018, le juge conservateur Anthony Kennedy démissionne de la Cour suprême, à l’âge de 82 ans. Le Parti républicain aurait fait pression afin qu’il cède sa place à un magistrat plus jeune, dans le but d’asseoir durablement sa domination sur la plus haute institution du pays. Obama avait tenté de convaincre RBG de faire de même, lorsque les démocrates étaient encore en mesure d’imposer leurs propres juges, sans succès. La juge estimait en effet qu’une démission dans ce cadre revenait à admettre la dimension politique de la Cour suprême, ce qui briserait l’image d’un conseil des sages neutre et objectif. Si cette dissonance cognitive peut surprendre, elle s’explique par la conséquence logique de son alternative : si la Cour suprême et les juges qui la composent reconnaissent être des acteurs politiquement motivés, l’institution perd toute légitimité. [7]

À gauche, on ne touche pas aux symboles. À droite, on s’embarrasse moins de ces questions. Mitch McConnell remplace le vieil Anthony Kennedy par son ancien stagiaire, Brett Kavanaugh, un mois avant les élections de mi-mandat. À l’accusation crédible de tentative de viol et à celle de mensonge sous serment, aux protestations démocrates et à la mobilisation sans précédent des activistes, le maître stratège républicain répondra par un haussement d’épaules avant d’installer Kavanaugh. [8]

Le décès de Ruth Bader Ginsburg lui permet de faire une nouvelle démonstration de son cynisme. Quatre heures après l’annonce de sa mort, McConnell déclare que le Sénat votera pour son successeur au plus vite, ignorant sa propre règle édictée en 2016. Car nous sommes non seulement en année électorale, mais à six semaines du scrutin. Certains États ont déjà ouvert leurs bureaux de vote. Qu’importe, les promesses n’engagent que ceux qui y croient. D’innombrables sénateurs républicains ayant précédemment déclaré qu’ils s’opposeraient à la confirmation d’un juge aussi près des élections reviennent sur leur parole. Certains justifient ce choix précisément du fait qu’on est en année électorale, et qu’en cas de résultat contesté, le Parti républicain aura besoin d’une majorité à la Cour suprême pour assurer sa victoire. Trump le dit encore plus crûment, lorsqu’il explique en conférence de presse « s’attendre à ce que les résultats de la présidentielles soient contestés à la Cour suprême » afin de justifier « nommer un nouveau juge avant les élections ». Seules les sénatrices républicaines Susan Collins (Maine) et Lisa Murkowski (Alaska), faisant face à une élection en novembre, se déclarent hostiles à cette procédure expéditive.

Sur son lit de mort, RBG aurait émis un seul souhait : que son successeur soit choisi par le vainqueur des prochaines élections. Mais ce genre de décision n’est pas de son ressort. Les Démocrates peuvent s’indigner devant l’impitoyable cynisme des Républicains et se mordre les doigts face à leur propre naïveté, la politique est une question de pouvoir et de conflictualité. Même si cette manœuvre impopulaire et indécente coûte aux républicains le Sénat et la présidence, contrôler la Cour suprême pour les trente prochaines années n’a pas de prix. D’autant plus qu’une bataille pour cette nomination va permettre de faire passer la question du coronavirus et de la crise économique au second plan.

Et enfin, en nommant Amy Coney Barrett, les Républicains tentent l’échec et mat. D’abord, en forçant les sénateurs démocrates à voter contre une femme, ils espèrent retourner contre leurs adversaires le fameux argument identitaire dont ces derniers sont friands. Cela leur permettra ensuite de rendre leur choix plus présentable en plaçant le débat sur le terrain des personnes, non des idées. Or, le problème de madame Barrett ne vient pas du fait qu’elle soit membre d’une secte chrétienne aux pratiques douteuses, mais des décisions prises dans sa carrière contre le droit de vote, la démocratie et les acquis sociaux, décisions qui trahissent un positionnement à l’extrême droite. En ayant systématiquement délibéré en faveurs des intérêts des puissants, son bilan garantit que les jours de l’assurance maladie Obamacare et du droit à l’avortement sont comptés. [9]

Le Parti démocrate, prêt à se rendre sans livrer bataille ?

Sachant cela, on pourrait s’attendre à ce que les Démocrates se battent jusqu’au bout pour empêcher cette nomination, ou au moins s’assurent que le Parti républicain paye le prix électoral maximal pour sa violence institutionnelle. S’ils ne peuvent empêcher Trump de nommer un juge, ni McConnell de planifier un vote au Sénat, ils disposent d’un arsenal d’outils plus ou moins procéduriers pour ralentir le processus, potentiellement jusqu’à ce qu’ils reprennent le contrôle du Sénat.

Le plus évident et le moins dangereux consiste à pratiquer l’obstruction parlementaire pour retarder la procédure. Plus efficace, la Chambre des représentants, contrôlée par les démocrates, peut bloquer le vote pour le budget jusqu’à ce que le Parti républicain accepte d’attendre le résultat des élections. Cette option provoquerait néanmoins la suspension des paiements des fonctionnaires et l’arrêt d’une partie des administrations, ce qui pourrait  être mal perçu juste avant une élection, et en pleine pandémie.

La possibilité de déclencher une procédure de destitution de William Barr, secrétaire à la Justice de Donald Trump, ou du président lui-même, prendrait également le dessus sur l’agenda républicain. Mais ce genre de tactique peut s’avérer à double tranchant, si elle mobilise l’opinion contre le Parti démocrate.

Or, ce dernier est bien placé, pour l’instant, pour remporter la Maison-Blanche et le Sénat en novembre. Le très respecté site d’analyse des sondages Fivethrityeight estime ses chances à 80% et 65%, respectivement.  Soucieux de préserver cet avantage, les cadres du Parti démocrate ont renoncé publiquement à tous les outils que nous venons de décrire. Si le fait que quatre sénateurs républicains ont récemment contracté la covid devrait permettre aux démocrates, temporairement majoritaires, de bloquer la nomination, rien ne permet d’affirmer qu’ils le feront. Mais, et c’est pire, ces derniers avaient également abdiqué sur le plan symbolique.

En effet, la tactique la plus efficace et la moins risquée restait celle de la dissuasion. Elle consiste, si les Républicains forcent cette nomination, à s’engager à rajouter des juges à la Cour suprême dès l’arrivée au pouvoir des démocrates. En théorie, un président Biden disposant d’une majorité au Sénat peut nommer autant de juges qu’il le souhaite, comme cela a été fait par le passé. Une menace crédible qui pourrait faire évoluer le calcul de Mitch McConnell. [10]

Mais même là, les Démocrates font défaut. Malgré le soutien sans précédent de leur base électorale et la mobilisation remarquable des organisations militantes affiliées, le Parti démocrate refuse d’emprunter cette voie. Joe Biden a botté en touche lorsqu’on lui a demandé s’il considérait l’ajout de juges à la Cour suprême, Chuck Schumer n’a formulé aucune promesse dans ce sens, et plusieurs sénateurs démocrates se sont même publiquement prononcés contre. Une telle abdication a de quoi rendre perplexe, lorsqu’on sait que l’opinion publique est majoritairement opposée à la nomination d’un juge à la Cour suprême avant les élections.

Enterrement de Ruth Bader Ginsburg, Image wikimedia, by Coffeeandcrumbs

L’explication la plus cynique revient à conclure que les cadres du Parti démocrate et l’aile néolibérale ne voient pas d’inconvénient majeur à la perte de la Cour suprême. Ils sont motivés par leur propre position de pouvoir, qui n’implique pas de mettre en place des réformes progressistes mais simplement de conserver leur mandat, fût-il dans l’opposition. Tant que les riches donateurs, lobbies et industriels qui les financent n’exigent pas autre chose qu’une opposition de façade, ils ne prendront aucun risque. Là où le Parti républicain avance avec détermination et audace, ils reculent avec prudence. Tant pis si cela leur coûte des électeurs trop désabusés pour se déplacer, comme ce fut le cas lors des élections de mi-mandat de 2014 et de la présidentielle de 2016.

L’autre option est de considérer que les Démocrates, pour diverses raisons que nous avons détaillées ailleurs, ont internalisé la défaite. C’est ce qui ressort de la lecture de la presse néolibérale qui leur est affiliée. Leur manque de courage politique ne date pas d’hier ; il provient en partie d’une incapacité chronique à lire leur électorat, évaluer les rapports de force et apprécier les leçons du passé. Car les cadres du parti et leurs alliés (institutions, médias, donateurs) sont capables de faire preuve du même niveau de cynisme et de détermination que les républicains lorsqu’il s’agit d’écraser leur aile gauche progressiste. Ce n’est que lorsque l’adversaire se nomme Mitch McConnell qu’il n’y a plus personne pour prendre des risques et adopter une stratégie de confrontation.

Pour la gauche américaine, l’espoir semble s’évaporer à grands pas. Si la victoire de Donald Trump promet d’être une catastrophe, une présidence Biden avec une Cour suprême conservatrice va s’avérer mort-née. Un précédent historique permet néanmoins d’entrevoir une porte de sortie. Confronté à une Cour suprême radicalisée et déterminée à défendre l’esclavage, Abraham Lincoln était parvenu, avec l’appui de l’opinion publique, à délégitimer l’institution. Au point de pouvoir abolir l’esclavage sans que cette dernière ne s’y oppose, alors que les juges qui y siégeaient venaient deux ans plus tôt de constitutionnaliser cette pratique. [11]

L’explosion des inégalités, l’effondrement de la société américaine et la catastrophe climatique sont autant de moments historiques qui justifieraient une confrontation avec la Cour suprême. Soucieuse de sa propre préservation, l’institution pourrait adopter une ligne moins extrémiste que sa composition le suggère. Et si, malgré tout, elle devient trop extrême, elle prend le risque de radicaliser l’opinion publique contre elle en retour et de perdre sa légitimité. Pour que ce constat soit suivi d’effet politique, deux conditions demeurent nécessaires : les Démocrates doivent reprendre le pouvoir au Congrès et élire un président capable de se montrer à la hauteur des enjeux.

***

1) https://projects.fivethirtyeight.com/polls/president-general/national/

2) Ces affirmations sont basées sur les antécédents de la Cour suprême et les efforts en cours du Parti républicain pour revenir sur de nombreux acquis. Notamment, elle a déjà validé de nombreux efforts pour empêcher les minorités et les classes populaires à accéder au vote, affaibli fréquemment le droit syndical, va se prononcer pour la 3e fois sur la constitutionnalité de la réforme de l’assurance maladie Obamacare qui protège les gens avec des antécédents médicaux, et pourrait à l’avenir bloquer toute législation ambitieuse sur le climat. Lire par exemple : https://fivethirtyeight.com/features/how-a-conservative-6-3-majority-would-reshape-the-supreme-court/

3) Lire https://www.jacobinmag.com/2020/09/supreme-court-socialists-ruth-bader-ginsburg-death

4) Elle a par exemple validé le « muslim ban » de Donald Trump et refuse de protéger clairement les immigrants sous la protection du programme DACA. Elle a surtout démantelé une partie cruciale du Voting act de 1965 obtenu par le Mouvement pour les droits civiques, et depuis, continue de valider des lois visant à empêcher des groupes sociologiques de voter.

5) Revue Jacobin, numéro 36, « Political revolution », page 19-33.

6) A propos de l’avortement, de l’assurance maladie et de l’accès au vote, une majorité d’Américains sont du côté des démocrates.

7) Lire https://www.currentaffairs.org/2020/09/why-ginsburg-didnt-retire

8) Lire https://theintercept.com/2018/09/29/the-unbearable-dishonesty-of-brett-kavanaugh/

9) Lire le bilan législatif de Barrett dans cet article très pédagogique : https://www.currentaffairs.org/2020/09/why-amy-coney-barrett-should-not-be-on-the-supreme-court

10) https://www.nytimes.com/2020/09/28/us/politics/democrats-filibuster-supreme-court-biden.html

11) https://www.jacobinmag.com/2020/09/abraham-lincoln-supreme-court-slavery

L’ambiguïté de Joe Biden envers les Afro-américains

Joe Biden et Barack Obama

S’il existe un élément qu’il est possible de prédire pour l’élection présidentielle américaine de novembre, c’est l’orientation du vote des minorités. Dans le cas des Afro-américains, 91% d’entre eux ont voté pour Hillary Clinton en 2016. Cet excellent résultat masque pourtant une chute du taux de participation de ces derniers de 7 points lors de ce scrutin présidentiel par rapport à 2012. Si en 2020 ce schéma de soutien massif au candidat démocrate devait se reproduire au profit de Joe Biden, leur mobilisation serait, cette fois encore, un facteur déterminant. L’ancien vice-président, qui semble être apprécié par la communauté noire, n’a pourtant pas un passé qui plaide en sa faveur. Pour le comprendre, un retour sur sa longue carrière politique s’impose. Par Théo Laubry


Élu pour la première fois sénateur du Delaware en 1973, Joe Biden arrive sur la scène politique nationale dans un contexte totalement nouveau. Les États-Unis, au cours de la décennie précédente, ont entamé une transition législative pour plus de reconnaissance et d’inclusion envers les Afro-américains. Grâce à la mobilisation des militants et de figures comme Martin Luther King ou Jesse Jackson, le Mouvement des droits civiques obtient dans les années 1960 l’abolition des lois Jim Crow qui avaient institutionnalisé la ségrégation raciale au sortir de la guerre de Sécession, et la promulgation du Voting Right Act sous la présidence de Lyndon Johnson. Les avancées sont considérables. En moins de dix ans, l’Amérique semble s’être débarrassée d’une grande partie de ses démons. Ces changements ne sont pourtant pas vus d’un œil favorable par une partie des Américains et de la classe politique. Le Parti républicain, bien qu’héritier d’Abraham Lincoln, s’y oppose dans son ensemble tout comme la frange la plus conservatrice du Parti démocrate.

Un positionnement politique conservateur dans les années 1970

À son arrivée à Washington, Joe Biden tente de trouver sa place au sein de la majorité démocrate à laquelle il appartient désormais. Il tâtonne et fait preuve de positionnements parfois paradoxaux, notamment sur les thématiques raciales. Alors même qu’il soutient l’extension de la loi Voting Right Act, les sanctions contre le régime sud-africain promoteur de l’apartheid ou encore la création du Martin Luther King Day, Joe Biden s’oppose pourtant à une mesure emblématique d’intégration raciale : le busing. Mise en place en 1971 à Charlotte pour la première fois, cette pratique consiste à modifier les itinéraires des bus scolaires pour favoriser la mixité sociale dans les écoles. En effet, les communautés vivant chacune au sein de quartiers distincts, l’organisation des transports scolaires sur le critère géographique favorise des écoles blanches et des écoles noires. Bien qu’abandonnée à la fin des années 1980 car inefficace, notamment parce que les familles blanches contournent le busing en envoyant leurs enfants dans des écoles privées, cette mesure a représenté un réel espoir deux décennies plus tôt. Lors d’une interview en 1975 dans un journal de son état d’adoption, le Delaware, Joe Biden détaille la vision qui le guide à propos des politiques d’intégration raciale : « Je n’adhère pas au concept, populaire dans les années 60, qui disait : nous avons réprimé l’homme noir pendant 300 ans et l’homme blanc est maintenant bien en tête dans la course à tout ce qu’offre notre société. Pour égaliser le score, nous devons maintenant donner à l’homme noir une longueur d’avance, voire retenir l’homme blanc ». Au-delà de propos qui paraissent aujourd’hui conservateurs, ils traduisent surtout l’état d’esprit politique des années 1970. Le Parti démocrate est sur le point de mettre fin à la parenthèse keynésienne initiée par Roosevelt au sortir de la Grande Dépression. L’individu va prendre le pas sur le collectif. Le chacun pour soi va s’imposer. La place de l’État va reculer. La tornade Ronald Reagan arrive à grand pas.

En 1977, quatre ans avant cette révolution néo-libérale et conservatrice, Joe Biden justifie son opposition à certaines mesures d’intégration comme le busing : « À moins que nous ne fassions quelque chose à ce sujet, mes enfants vont grandir dans une jungle raciale avec des tensions tellement élevées qu’elle va exploser à un moment donné ». Cette fois, toute la rhétorique raciste est présente. Sans conséquence, voire même banale pour l’époque, cette déclaration refait surface en 2019. Kamala Harris, actuelle colistière de Joe Biden, l’attaque frontalement lors d’un débat télévisé durant les primaires démocrates. Elle-même a pu bénéficier de ce dispositif lorsqu’elle était écolière en Californie : « Il y avait une petite fille qui faisait partie de la seconde génération à intégrer les écoles publiques. Et elle était emmené en bus à l’école tous les jours. Cette petite fille, c’était moi. » lui explique-t-elle. Kamala Harris, qui fait grande impression ce soir-là, enchaîne en évoquant les liens qu’entretenait Joe Biden avec certains hommes politiques ouvertement racistes et ségrégationnistes. Quelques semaines auparavant, Joe Biden avait très maladroitement exprimé de la nostalgie à propos de son travail avec deux élus de ce type : « Eh bien devinez quoi ? Au moins il y avait une forme de courtoisie. Nous n’étions pas d’accord sur grand-chose mais on travaillait ». Les deux hommes en question se nomment James Eatland et Herman Talmage. Le premier, sénateur du Mississippi jusqu’en 1978, ne cessa de répéter que les Afro-américains appartenaient à une race inférieure. Le second s’opposa à toute mesure visant à mettre fin à la ségrégation raciale au cours de ses différents mandats. Quoique moins extrême et ne votant pas comme ces derniers, Joe Biden n’en représente pas moins l’archétype même du politicien appartenant à l’establishment de la capitale, prêt à s’attabler avec n’importe qui par simple proximité de classe.

Crime Bill 1994 : qu’en conclure vingt-cinq ans après ?

Pendant presque quinze ans, Joe Biden est un sénateur parmi d’autres. Sa carrière politique décolle réellement lorsqu’il est désigné président du Comité judiciaire du Sénat en 1987. À cette période, les États-Unis connaissent une flambée des crimes violents. Une augmentation de 39% de faits de violence constatée entre 1983 et 1993 pousse Bill Clinton à agir. Joe Biden se charge alors de l’écriture d’une nouvelle loi pour lutter contre le crime, et mène le processus législatif. Après de longues négociations avec les différentes sensibilités démocrates, un consensus émerge. Le VCCLEA, acronyme pour Violent Crime Control and Law Enforcement Act, voit le jour et se décline en deux volets. Le premier prévoit le recrutement de 100 000 policiers en six ans dont 50 000 affectés à la police de proximité ainsi qu’une enveloppe de 9 milliards de dollars pour le système pénitentiaire. L’Habeas corpus pour les trafiquants de drogue est restreint et l’on prévoit la création de camps pour les jeunes délinquants. Ainsi, un budget d’environ 2 milliards de dollars est consacré à la prévention. Le second volet s’attache aux violences faites aux femmes. Les peines sont durcies pour les coupables de ce type d’acte, notamment les récidivistes. Cette partie de la loi prévoit aussi une meilleure reconnaissance des violences au sein du foyer. À ces deux volets s’ajoute une clause visant à réglementer les armes à feu, notamment les fusils d’assauts, et une extension de la peine capitale.  Le pari de Bill Clinton et de Joe Biden s’avère payant puisqu’ils réussissent à ranger en ordre de bataille le camp démocrate, notamment le caucus noir représentant les élus afro-américains du Congrès, pour que ce nouvel arsenal judiciaire soit voté.

Le taux national de criminalité baissant de 21% entre 1993 et 1998, les deux hommes politiques y voient les bienfaits du VCCLEA. La corrélation entre les deux n’est cependant pas probante ; d’autres facteurs explicatifs pourraient être pris en compte, notamment la baisse du nombre de consommateurs de crack et le vieillissement de la population. Par ailleurs, d’après une étude indépendante du Gouvernment Accountability Office, l’augmentation des effectifs de police n’aurait permis qu’une baisse de 2,5% des crimes violents. Vingt-cinq ans après, l’efficacité et les conséquences de cette loi, particulièrement de son premier volet, sont discutées par l’aile gauche du Parti démocrate. En effet, elle a fortement contribué à la hausse du taux d’incarcération aux États-Unis notamment pour les Afro-américains très largement surreprésentés parmi les prisonniers. En 2010, le pays compte 2,2 millions de personnes derrière les barreaux dont 37% sont noires. Autre chiffre éloquent, 47% des déclarations d’innocence après des erreurs judiciaires concernent cette communauté depuis 1989. Bill Clinton et Joe Biden reconnaissent en 2015 la responsabilité du VCCLEA sur l’incarcération massive des Afro-américains au cours des deux dernières décennies. Pour autant, le candidat démocrate ne renie pas son travail et continue d’avoir le soutien de hauts responsables politiques afro-américains tel que Jim Clyburn. Dans une interview récente publiée dans le livre de Sonia Dridi « Joe Biden, le pari de l’Amérique anti-Trump », ce dernier tempère les critiques : « Beaucoup d’entre nous au sein du Caucus Noir ont voté en faveur de cette loi. Le crack, la cocaïne, vous n’imaginez même pas à quel point c’était un fléau dans la communauté afro-américaine. ». Du VCCLEA, cependant, seul le second volet consacré aux violences faites aux femmes fait aujourd’hui consensus.

Vice-président du premier président noir, un tournant dans cette relation

Jusque dans les années 2000, l’image de Joe Biden est donc celle d’un démocrate plutôt conservateur, peu concerné par la situation des Afro-américains. Un nouveau tournant s’opère dans sa carrière politique lorsque Barack Obama le choisit en 2008 comme colistier pour la vice-présidence. Ce dernier cherche à rassurer les conservateurs du Parti démocrate et a besoin d’un coéquipier d’expérience à ses côtés pour renforcer sa candidature. De ce fait, le ticket semble équilibré et rassure les plus sceptiques. Barack Obama n’est pas rancunier. En proposant ce poste à Joe Biden il tire un trait sur les propos ouvertement racistes tenus par ce dernier à son encontre. Le sénateur du Delaware, candidat lui aussi à la primaire démocrate de 2008, a en effet affirmé quelques mois plus tôt que « Monsieur Obama est le premier Afro-américain populaire, qui est intelligent, s’exprime bien et propre sur lui ». Difficile d’imaginer à ce moment-là que les deux hommes travailleront main dans la main durant huit années. Au-delà de leur relation professionnelle, Barack Obama et Joe Biden nouent même une réelle amitié. Le président américain prononce d’ailleurs l’éloge funèbre du fils de Joe Biden, Beau Biden, décédé en mai 2015 d’un cancer du cerveau. Le 44ème président des États-Unis conclut même sa présidence en remettant à son vice-président la médaille présidentielle de la Liberté, plus haute distinction civile américaine. Cette cérémonie, pendant laquelle Joe Biden fond en larmes, vient sceller officiellement le lien qui unit les deux hommes. Plus tard, lors de son discours d’adieu, Barack Obama emploie des mots forts pour le remercier : « A Joe Biden, le gosse fougueux de Scranton devenu sénateur du Delaware, tu es le premier choix que j’ai fait en tant que nominé, et c’était le meilleur. Pas seulement parce que tu as été un excellent vice-président, mais parce que par la même occasion, j’ai gagné un frère. Nous vous aimons, Jill et toi, comme si vous étiez notre famille, et votre amitié est une des grandes joies de notre vie. ».

Ces deux mandats de vice-président redorent son image auprès des Afro-américains. Pour l’illustrer, à la question « Pourquoi les Afro-américains soutiennent Joe Biden ? » posée fréquemment par des supporters déçus de la défaite à la primaire de Bernie Sanders, une internaute répond dans un message devenu viral : « Il a été le premier homme blanc à se mettre au service d’un homme noir au sommet de l’État et ça nous ne l’oublierons jamais. ».

Joe Biden, en ayant pris fait et cause pour Barack Obama pendant huit ans, en l’ayant accompagné et défendu face aux attaques répétées et parfois ouvertement racistes du camp conservateur, a fait preuve d’une loyauté à toute épreuve envers le premier président afro-américain. Ce détail, qui n’en est pas un, permet de mieux appréhender le caractère paradoxal et ambigu de la relation qu’entretient Joe Biden avec la communauté noire. En devenant le soldat et le compagnon de route de Barack Obama, en protégeant ses arrières, il a su se racheter. C’est cette sincérité qui est perçue par les électeurs.

La dette de Joe Biden auprès des Afro-américains

Après deux échecs en 1988 et 2008, Joe Biden se lance dans un dernier tour de piste en se présentant à la primaire démocrate pour l’élection présidentielle de 2020. Bien mal embarqué suite à des résultats catastrophiques en Iowa, dans le New-Hampshire et au Nevada, l’ancien vice-président semble proche de l’abandon. Le scrutin en Caroline du Sud sera décisif. L’électorat démocrate de cet État est majoritairement constitué de citoyens noirs et Joe Biden mise tout sur leur soutien. Avec l’appui du sénateur Jim Clyburn, ancien leader du Mouvement des droits civiques, il gagne haut la main le scrutin avec 48,65% des voix, loin devant ses concurrents, et reprend espoir. Peu importera l’énorme mensonge sur son emprisonnement en Afrique du Sud pour rendre visite à Nelson Mandela, la machine Biden ne s’arrêtera plus jusqu’à sa désignation comme candidat démocrate à la présidence, dès la mise en retrait de Bernie Sanders, son principal adversaire. Les électeurs afro-américains de Caroline du Sud lui ont donc offert la survie et la possibilité de devenir le 46ème président des États-Unis. Cette main tendue à un candidat au bord de l’abandon est un acte fort et le signe d’une bienveillance à son égard. C’est aussi et sûrement la nostalgie des années Obama qui a joué en sa faveur. Quelles-que soient les raisons de ce sauvetage, Joe Biden vient de contracter une dette immense envers les électeurs afro-américains en ce 29 février 2020.

Pour autant, « Joe la gaffe » comme le surnomment certains de ses détracteurs, ne peut se retenir d’aller trop loin dans ses propos. En témoigne sa réflexion en mai dernier lors d’une interview avec Charlemagne Da God « qu’un Noir n’est pas un Noir s’il vote pour Donald Trump ». Il s’excuse le lendemain suite au tollé suscité par son propos. Cette phrase a au moins eu le mérite de mettre en lumière un système électoral qui piège la communauté noire aux États-Unis : un système qui favorise uniquement deux partis. les Afro-américains se retrouvent en effet presque contraints de voter pour le Parti démocrate, quel que soit le candidat, tant le Parti républicain les néglige. Pourtant, les démocrates ont depuis bien longtemps abandonné les questions sociales et raciales. La parenthèse Obama n’aura pas été suffisante et aura engendré beaucoup de déception même si l’homme est aujourd’hui devenu une icône pour la communauté noire et la grande majorité des électeurs démocrates.

Très longtemps conservateur sur les sujets de l’intégration et du vivre ensemble, parfois ouvertement raciste, sa proximité avec Barack Obama semble avoir ramené Joe Biden sur un chemin plus acceptable. Il a la confiance d’une grande majorité des électeurs et élites politiques afro-américains. Surfer sur la nostalgie Obama ne sera pourtant pas suffisant, il faudra des preuves et des actes pour honorer la dette qu’il a contractée envers l’électorat noir. Alors que l’élection présidentielle américaine approche à grands pas, le taux de participation des Afro-américains pourrait se montrer décisif. Dans les États-clés, la défaite d’Hillary Clinton en 2016 s’est parfois jouée à quelques dizaines de milliers de voix. Joe Biden doit donc trouver les arguments et les leviers qui entraînera leur déplacement massif dans les bureaux de vote. S’il parvient à le faire et s’il devient le prochain locataire de la Maison Blanche, le candidat démocrate, d’origine irlandaise, se souviendra peut-être du proverbe d’Edmund Burke : « Il vient un temps où la tête chauve de l’abus ne s’attire plus ni protection, ni respect ». Saura-t-il en profiter pour définitivement faire oublier ses errements ?

https://www.cbsnews.com/news/2020-daily-trail-markers-90-of-black-likely-voters-back-biden-cbs-battleground-tracker-poll-finds-2020-08-19/

https://www.nytimes.com/2019/07/15/us/politics/biden-busing.html

https://www.washingtonpost.com/politics/biden-faces-backlash-over-comments-about-the-civility-of-his-past-work-with-racist-senators/2019/06/19/c0375d2a-92a8-11e9-b58a-a6a9afaa0e3e_story.html

https://www.washingtonpost.com/politics/bidens-tough-talk-on-1970s-school-desegregation-plan-could-get-new-scrutiny-in-todays-democratic-party/2019/03/07/9115583e-3eb2-11e9-a0d3-1210e58a94cf_story.html

https://journals.openedition.org/chs/1674

https://www.factcheck.org/2019/07/biden-on-the-1994-crime-bill/

https://www.prison-insider.com/articles/etats-unis-l-incarceration-de-masse-des-hommes-noirs-denoncee-dans-une-serie-photo

Joe Biden, Trump 2.0 ?

https://www.flickr.com/photos/gageskidmore/48244001437
Joe Biden © Gage Skidmore

En choisissant le vice-président de Barack Obama, les démocrates ont voulu jouer la sécurité. Pourtant, Joe Biden présente des risques évidents. Véritable repoussoir pour la gauche américaine, accusé d’agression sexuelle, il semble constituer l’adversaire idéal pour Donald Trump. Ce qui pose la question de ses chances à la présidentielle, des causes de son succès aux primaires démocrates et de l’intérêt d’une présidence Biden du point de vue progressiste.


Cet automne, les Américains devront choisir entre un menteur invétéré, corrompu et népotique, accusé d’agression sexuelle, soupçonné de troubles mentaux, connu pour ses propos racistes, ses prises de position anti-avortement, sa participation à l’expulsion de millions d’immigrés et sa vision belliqueuse de la politique étrangère, ou bien Donald Trump.

Joe Biden, candidat anachronique

Entré au Congrès en 1972, Joseph Biden s’illustre par ses positions contre le mouvement des droits civiques et se lie d’amitié avec le sénateur Strom Thurmond, un suprémaciste blanc ouvertement raciste. En 2003, il sera le seul démocrate à se rendre à son enterrement, où il prononcera un éloge dithyrambique, parlant d’un « homme décent ».  Parmi leurs nombreuses collaborations, Biden s’opposera avec lui à la politique de déségrégation des écoles. Une position qui lui sera reproché par Kamala Harris au premier débat télévisé des primaires 2020 lors d’un échange mémorable.

Dans les années 90, Joe Biden sera l’un des fers de lance de la politique d’incarcération de masse qui ciblera particulièrement avec dureté la communauté noire. Le vice-président d’Obama a longtemps revendiqué son rôle dans le durcissement de la répression policière et judiciaire, aux côtés de Thurmond. Si Hillary Clinton avait été attaquée par Trump pour ses propos sur les « supers prédateurs » qui rodent dans les villes (sous entendu, les Noirs), Biden a fourni de longues tirades encore plus problématiques. En 2007, il continuait de produire des gaffes aux accents racistes, qualifiant Barack Obama de « premier Afro-Américain mainstream qui soit éloquent, intelligent et propre ». [1]

Biden s’est retrouvé du mauvais côté de tous les combats politiques majeurs. Lui qui disait en 1974 qu’une femme « n’avait aucun droit à disposer de son propre corps » a combattu l’accès à l’avortement jusqu’aux années 2000. Dans la même veine, il a joué un rôle déterminant pour la nomination du conservateur Clarence Thomas à la Cour suprême, un juge qui votera en faveur des décisions les plus réactionnaires de l’institution. La manière dont il a conduit l’audition de Thomas et minimisé le témoignage d’Anita Hill, une femme accusant le futur juge de harcèlement sexuel, a provoqué une controverse qui le suit encore aujourd’hui. 

En matière de liberté fondamentale, uncle Joe peut se vanter d’avoir proposé la première monture du Patriot Act, dès 1998, avant de voter en faveur de la version de Bush suite aux attentats du 11 septembre.

Son rôle dans l’invasion de l’Irak débute en 1998, lorsque Biden affirme que « la seule façon de se débarrasser de Sadam, c’est d’y aller seul ». Il sera un allié clé de George Bush pour faire accepter la guerre aux Américains. 

Même sur les questions d’immigration, Joe Biden semble mal placé pour critiquer Donald Trump. Durant la présidence Obama, il a participé à l’expulsion de 2,5 millions de sans-papiers tout en accélérant la militarisation de la frontière mexicaine, au point (déjà) de séparer des familles et de jeter des enfants en cage. [2] 

Mais c’est encore sur les questions économiques que Joe Biden s’illustre le mieux. À la fin des années 80, il a fait partie des cadres démocrates incarnant le virage à droite, fondé sur la décision de tourner le dos aux syndicats pour embrasser les financements privés issus du patronat.[3]

Il en résulte une obsession pour le contrôle des déficits, le soutien aux traités de libre-échange et à la dérégulation bancaire. Biden s’efforce de réduire les budgets de l’assurance maladie publique (Medicare) et de la sécurité sociale, au point de prendre souvent position avec les républicains contre son parti, notamment sur le recul de l’âge de départ à la retraite et la baisse des pensions. Mais c’est en dirigeant les efforts législatifs pour la loi de 2005 visant à encadrer les faillites personnelles que Joe Biden atteindra la postérité.

En tant que sénateur du Delaware, paradis fiscal abritant le siège social des principaux organismes de crédit bancaire, Biden jouera un rôle essentiel pour interdire aux particuliers de se déclarer en faillite, obligeant ces derniers à honorer jusqu’au bout les dettes liées aux cartes de crédit, tout en autorisant des taux d’intérêt de plus de 20 %. Baptisé « Bankruptcy Bill », cette loi posera les jalons de la crise financière de 2008. [4]

Ce bilan désastreux l’expose aux critiques de Donald Trump, davantage qu’Hillary Clinton. Il témoigne aussi d’une vision très réactionnaire de la politique, qui risque de permettre au président sortant de le déborder par la gauche. 

Joe Biden compte opposer à Donald Trump sa « personnalité ». À l’entendre, le milliardaire est un raciste incompétent qui divise le pays, au point de représenter un danger existentiel. Biden promet de « restaurer l’âme de l’Amérique » en incarnant une alternative au style de Donald Trump. Pourtant, en termes de « caractère », Joe Biden n’a pas grand-chose à envier à l’ancienne star de télé-réalité.

Le risque Joe Biden

Comme le milliardaire, Joe Biden présente un comportement problématique envers les femmes. Il fait désormais l’objet, lui aussi, d’accusation de harcèlement et d’une plainte pour agression sexuelle pour des faits s’étant déroulés en 1993.

Mais c’est sur les questions de corruption, préoccupation de 90 % des Américains, que Joe Biden reste probablement le plus exposé. 

Dans une tribune publiée par le Guardian, la spécialiste anticorruption Zephyr Teachout dénonce le bilan législatif de Joe Biden comme une illustration parfaite de la corruption passive de la politique américaine, le vice-président ayant systématiquement accepté les dons des entreprises avant de voter directement pour leurs intérêts et contre ceux des Américains.

Si cet aspect reste commun à Washington, Biden traîne d’autres casseroles plus problématiques. Il a notamment réalisé une plus-value de 600 % sur une maison revendue à un dirigeant d’une entreprise finançant sa campagne et installé son fils Hunter au conseil d’administration de plusieurs sociétés. Pour justifier de sa présence au CA à la compagnie ferroviaire Amtrak, son PDG a sarcastiquement indiqué qu’Hunter Biden “prenait souvent le train”. Si des conflits d’intérêts similaires ont également profité au frère de Joe Biden, la récente affaire ukrainienne a durablement exposé son fils.

L’entreprise gazière Burisma, accablée par des scandales de corruptions, a payé Hunter Biden 50 000 dollars par mois pour siéger à son CA, dans le but d’améliorer sa réputation et sa solvabilité. Lorsque l’administration Obama a aidé au renversement du régime ukrainien, Joe Biden a publiquement menacé le nouveau président de suspendre une aide d’un milliard de dollars tant qu’il ne renverrait pas le procureur chargé de lutter contre la corruption. Selon le Times, le magistrat en question ne remplissait pas sérieusement sa mission, et devait être remplacé par un procureur plus déterminé. En clair, l’intervention du vice-président allait à l’encontre des intérêts de Burisma et de son fils. [5]

Mais le journal russe Novaya Gazeta, connu pour son opposition au Kremlin, a publié une enquête affirmant qu’au contraire, Burisma se trouvait dans le collimateur du procureur dont Biden obtint le renvoi. [6] Dans le meilleur des cas, Biden a fourni un emploi fictif à son fils, grassement rémunéré par une entreprise ukrainienne baignant dans les scandales financiers. Au pire, il a utilisé l’État américain et l’argent public à des fins personnelles, ce qui est précisément le grief qui a motivé le lancement de la procédure de destitution contre Donald Trump.

Pourtant, les problèmes de corruption constituent le véritable talon d’Achille de Donald Trump, lui qui avait promis « d’assécher le marais » de Washington tout en se présentant comme un candidat « anti-establishment ». Depuis, Trump a recruté une armée de lobbyistes et anciens dirigeants de Goldman Sachs aux postes clés de son administration, emploie sa fille et son gendre à des positions cruciales et utilise la présidence pour s’enrichir personnellement de manière incroyablement transparente.

Si Bernie Sanders incarnait le candidat idéal pour exposer la corruption de Trump, Biden représente la pire alternative. Comme Hillary Clinton, il a profité de son mandat pour se faire grassement payer différents discours. En particulier, Biden a touché deux cent mille dollars pour une intervention publique ayant valeur de soutien à la candidature d’un républicain dans une circonscription disputée du Michigan. Une trahison invraisemblable qui aura couté cher aux démocrates dans le Midwest, selon le New York Times

Et comme Donald Trump, Biden est un menteur invétéré dont le comportement tient de la pathologie. Sa première candidature à la présidence du pays date de 1987. En début de campagne, il délivre un discours sur ses origines modestes, déclarant « Comment se fait-il que Joe Biden soit le premier de sa famille à faire des études supérieures… » avant d’évoquer la vie de mineur de fond de son grand-père. 

Malheureusement, ce discours avait déjà été prononcé quelques jours plus tôt en Angleterre par le chef du parti travailliste, au mot près et avec la même gestuelle. Pris la main dans le sac, Biden recommence à piocher dans des discours d’anciens sénateurs américains, tout en commettant des mensonges énormes, que la presse se fait un plaisir d’exposer. Entre autres, Biden affirme avoir terminé premier de sa promotion, avoir suivi trois cursus universitaires, et avoir remporté un prix des sciences au lycée. Trois mensonges qu’il sera contraint de clarifier publiquement avant d’abandonner les primaires en disgrâce. [7]

Les circonstances ont manifestement changé. Les médias américains ne semblent plus aussi pointilleux sur les faits, et ont laissé Biden proférer une litanie de contre-vérités plus surprenantes les unes que les autres pendant les primaires de 2020. Le site de vérification PolitcFacts à tendance démocrate et les fact checkeurs du Washington Post lui ont même donné raison lorsqu’il niait les propos de Sanders l’accusant d’avoir défendu la baisse des prestations sociales au Sénat, malgré les vidéos d’archives où il fait exactement cela. Grâce à cette surprenante indulgence, Biden a pu réécrire l’histoire en de multiples occasions, que ce soit au sujet de son soutien à la guerre en Irak, son rôle dans l’administration Obama ou lorsqu’il refusait de reconnaître ses anciennes prises de position controversées.[8]

Habitué depuis des décennies à s’inventer un passé de militant auprès de Martin Luther King, il est allé jusqu’à prétendre qu’il avait été arrêté par la police sud-africaine en cherchant à rendre visite à Nelson Mandela. Cette fable, qu’il embellissait à chaque meeting de Caroline du Sud malgré les protestations de ses conseillers, finit par être dénoncée par le New York Times, mais trop discrètement et tardivement. 

Parce que Biden semble souffrir d’une forme de déclin cognitif, les observateurs hésitent souvent à signaler ses mensonges les plus flagrants : faut-il y voir de la malice, des lapsus, des gaffes ou une perte de mémoire ? Lors du très attendu débat contre Bernie Sanders, ce dernier a cherché à mettre en cause Biden pour son rôle dans les coupes budgétaires de la sécurité sociale et l’invasion de l’Irak. Avec un aplomb qui prit Sanders de court, Biden a simplement nié les faits, au point de finir par se contredire lui même. [9]

Ce qui nous amène au dernier problème de Joe Biden : son déclin cognitif potentiel. S’il avait été souligné par ses adversaires démocrates lors des premiers débats télévisés et par une poignée de présentateurs de CNN, ce problème a ensuite été largement mis sous le tapis. Difficile de se faire une opinion sur le sujet : Biden bafouille souvent, mais met cela sur le dos de son ancien bégaiement. S’il est connu pour ses gaffes et lapsus récurrents, il semble avoir de plus en plus de trous de mémoire, ne sait plus toujours où il est, qui est son interlocuteur et à quelle élection il candidate. Le fait que ses équipes de campagne ont refusé toute demande d’entrevue pendant les primaires et cherchaient à limiter au maximum ses apparitions en public interroge. Ses rares interventions sans téléprompteur tournent souvent au désastre, Biden multipliant les bourdes lorsqu’il ne confond pas sa sœur et son épouse ou ne rassure pas le public en affirmant « je ne suis pas en train de devenir fou ». S’il est désormais plus présent dans les médias et produit à son tour un podcast et des vidéos, il semble avoir systématiquement recours à un téléprompteur ou lire des notes, y compris lorsqu’il est interrogé par des journalistes. Souvent, il perd le fil de sa pensée ou cherche désespérément un mot. [10] Il est ainsi devenu rapidement la risée d’internet et la cible préférée des comiques, dont Joe Rogan, le principal youtubeur du pays aux millions d’abonnés.

En même temps, il a livré un bon débat en Caroline du Sud avant d’exceller dans son face à face de deux heures contre Sanders. Le qualifier de sénile semble prématuré. Mais le simple fait que la question se pose et que les médias conservateurs matraquent cette idée devraient terrifier les électeurs démocrates. Compte tenu de tout ce que nous venons de voir, on est en droit de se demander pourquoi un tel personnage a été plébiscité par les électeurs des primaires démocrates ?

En devenant le vice-président d’Obama, son passé problématique a été effacé de la mémoire collective au profit d’une image d’homme chaleureux et proche du peuple, le fidèle lieutenant d’un président très populaire. Un fait particulièrement ironique, puisque Obama l’avait choisi pour apaiser les électeurs blancs aux tendances réactionnaires et envoyer un signal rassurant aux milieux financiers conservateurs.

Biden : une victoire aux primaires qui rappelle celle de Donald Trump

Avant de se lancer pour la présidentielle, Donald Trump disposait d’une notoriété conséquente liée à son statut de milliardaire flamboyant et à son rôle dans la célèbre émission de télé-réalité The Apprentice. Sa candidature déclarée, il se hisse rapidement en tête des sondages. Pendant que ses adversaires dépensent des fortunes en publicité, conseillers et logistique de terrain, Trump bénéficie de centaines de millions de dollars de couverture médiatique gratuite en étant invité sur tous les plateaux pour commenter la dernière controverse qu’il a provoquée.

Malgré un budget de campagne minimum et l’absence d’infrastructure de terrain, Trump ne sera jamais mis en difficulté par ses adversaires républicains. Convaincus que sa candidature s’effondrera tôt ou tard, ils refusent de l’attaquer de front, chacun attendant qu’un autre candidat fasse la sale besogne. La presse ne le prit pas plus au sérieux, avant qu’il n’enchaîne les victoires et ne s’impose rapidement comme le candidat nommé.

Les ressemblances avec la campagne de Biden sont intéressantes.

Uncle Joe a lui aussi bénéficié de sa notoriété pour s’installer confortablement en tête des sondages dès l’annonce de sa candidature, obtenant de ce fait une couverture médiatique conciliante et le bénéfice d’apparaître constamment dans les enquêtes d’opinions comme le meilleur candidat à opposer à Trump. Pour autant, son hypothétique déclin cognitif, sa propension à multiplier les gaffes et ses échecs passés poussent les riches donateurs et élites démocrates à parier sur d’autres candidats (Kamala Harris puis Buttigieg et Bloomberg) tout en convainquant ses adversaires qu’il ne représentait pas une menace sérieuse. 

Si Kamala Harris, Juan Castro et Cory Booker l’ont attaqué lors des premiers débats, leurs efforts n’ont eu aucun effet durable, lorsqu’ils n’ont pas contribué à l’écroulement de leurs campagnes respectives. 

Les critiques ont porté sur son bilan politique et les ratés de l’administration Obama. Or ces notions étaient nouvelles pour des électeurs démocrates vivant dans leur propre bulle médiatique gonflée par des médias comme MSNBC, tout aussi partisans que ne l’est Fox News côté républicain. 

Biden s’est ainsi imposé par défaut, sans infrastructure militante et avec un des plus faibles budgets de campagne, grâce à l’ampleur de la couverture médiatique gratuite et la bienveillance de ses adversaires. 

Comme Donald Trump, il a bénéficié d’un scandale pour conforter sa position. Placé au cœur de l’affaire ukrainienne qui débouchera sur la procédure de destitution de Trump, il devient le visage du parti qu’il convient de protéger face au président. Il profitera ainsi de la création d’un “SuperPac” destiné à contrer les attaques de Trump, entité qui maintiendra sa candidature à flot financièrement dans les phases critiques des primaires. [11] 

Surtout, la procédure de destitution contre Trump oblige ses adversaires démocrates à le défendre lors des débats télévisés, et à l’épargner durant la majeure partie de la campagne, le plaçant en position idéale pour réaliser un come-back décisif après le Nevada. Il remporte les primaires rapidement, propulsé par une couverture médiatique extrêmement positive dont la valeur sera évaluée à 72 milliards de dollars sur les seules 48 heures précédant le Super Tuesday. [12]

Biden promet lui aussi le retour à un passé nostalgique et témoigne d’une étonnante capacité à passer entre les gouttes des scandales tout en résistant aux polémiques lancées contre lui, de l’Ukrainegate aux accusations d’agression sexuelle en passant par la mise en cause de sa santé mentale. 

Mais si ses adversaires et médias démocrates lui ont facilité la tâche, vaincre la machine électorale et médiatique de la droite américaine sera une autre paire de manches.

Joe Biden peut-il battre Donald Trump ?

Une enquête d’opinion datée du 28 mars a montré que 53 % des personnes qui pensaient voter Trump se disait « très enthousiastes », contre seulement 24 % pour les électeurs préférant Biden. 

Le président sortant peut compter sur une base électorale motivée, un parti uni derrière lui, un trésor de guerre de 450 millions de dollars, la puissante sphère médiatique conservatrice entièrement dédiée à sa réélection et l’avantage du président sortant. De plus, Trump dispose d’une capacité à lever des fonds via les dons individuels et d’une infrastructure militante avec laquelle seul Bernie Sanders est capable de rivaliser.

Joe Biden, à l’inverse, peine à lever des fonds et doit composer avec une aile gauche aux antipodes de son positionnement. Avant de déclarer à ses riches donateurs « avec moi, rien de significatif ne changera », Biden a insulté les moins de 45 ans en déclarant « la jeune génération me dit que les conditions économiques sont difficiles. Sans rire », et d’ajouter « je n’ai aucune empathie pour elle ». Il a même affirmé qu’il opposerait son veto à la nationalisation de l’assurance maladie, ce qui constitue la position la plus extrême qu’un démocrate puisse adopter sur le sujet. 

Le ralliement de l’establishment démocrate derrière Biden et l’intervention d’Obama en coulisse ont été vécus comme un gigantesque bras d’honneur par les électeurs de Sanders, ce qui explique que certaines figures influentes de la gauche américaine appellent à l’abstention. Plusieurs partis politiques (dont le DSA) et cadres de la campagne de Sanders ont également revendiqué ne pas « soutenir » Biden. 

Cela dit, le taux de participation record des primaires, la mobilisation de l’électorat plus âgé et l’impopularité de Donald Trump suggèrent que Biden conserve toutes ses chances. D’autant plus que le coronavirus et sa gestion désastreuse de la crise place Trump dans une situation délicate.

Ce ne sera pas la première fois que Biden profite d’une crise pour rebondir.

Une présidence Biden serait-elle souhaitable du point de vue de la gauche américaine ?

En rejoignant Obama, Biden a montré sa plasticité idéologique et sa volonté d’obtenir des compromis. Trop vieux pour espérer un second mandat, si tant est qu’il finisse le premier, il devrait être un président relativement facile à influencer pour la gauche américaine. En fonction de son choix de vice-président, une fenêtre plus sérieuse pourrait s’ouvrir pour le mouvement progressiste.

C’est du moins le pari que font différent leaders de la gauche américaine, de Bernie Sanders à Alexandria Ocasio-Cortez (AOC) en passant par la très médiatique syndicaliste Sara Nelson. Pour l’instant, ils n’ont pas obtenu grand-chose en retour, à l’exception d’une place de choix dans les fameuses “task force” créées par la campagne Biden pour travailler le programme du candidat. AOC sera ainsi la coprésidente de l’équipe “climat” qui compte également la présidente du mouvement “Sunrise” à l’origine du fameux New deal vert. À l’économie, on retrouve la principale théoricienne de la Modern Monetary Theory et de la garantie universelle à l’emploi Stephanie Kelton, alors que Sara Nelson figure au rang de coprésidente de l’équipe. Sur la santé, c’est la présidente du groupe parlementaire “progressive caucus” et principale responsable de la réforme de l’assurance maladie “Medicare for All” Pramila Jayapal qui dirigera l’équipe. Des gestes significatifs de la part de Biden, mais qui lui permettent d’éviter d’adopter les propositions phares de Sanders tout en donnant l’impression de chercher un compromis. [13]

 

Pas certain toutefois que cela suffise à convaincre la gauche américaine de faire campagne pour Joe Biden. Mais la perspective d’un second mandat de Donald Trump galvanisé par un plébiscite électoral après la crise du Covid-19 et une tentative de destitution manquée, revêt un potentiel terrifiant. Plus grand-chose ne le retiendra dans son action, sans même parler de l’extrême droitisation de l’appareil judiciaire qui résulterait de quatre ans supplémentaires de nomination de juges par Trump. En particulier, la Cour suprême basculerait à l’extrême droite pour une génération. 

Mais en se ralliant de nouveau pour un candidat centriste, la gauche américaine prouvera une fois de plus que le Parti démocrate peut continuer de la mépriser, de l’ignorer et de l’insulter. Puisqu’il y aura toujours pire en face, la prise d’otage électorale se poursuivra indéfiniment.

Pour cette raison, la tentation abstentionniste sera forte, surtout dans les États acquis à l’un ou l’autre des candidats. Il appartient à Joe Biden d’éviter cet écueil.

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  1. L’essentiel du profil de Joe Biden est résumé à partir des article de Current affairs https://www.currentaffairs.org/2020/03/democrats-you-really-do-not-want-to-nominate-joe-biden, de The Intercept https://theintercept.com/2020/03/10/we-need-to-talk-about-joe/: Rollingstones : https://www.rollingstone.com/politics/politics-features/joe-biden-paradox-taibbi-898603/ de Médiapart : https://www.mediapart.fr/journal/international/250419/joe-biden-candidat-anachronique?onglet=full
  2. Ibid 1
  3. Ryan Grim “We’ve got people, from Jesse Jackson to Alexandria Ocasio-Cortez, the end of big money and the rise of a mouvement”, Strong Arm press, chapitre 3 et 4.
  4. https://www.rollingstone.com/politics/politics-features/joe-biden-paradox-taibbi-898603/
  5. Ibid 4.
  6. Ibid 4.
  7. https://theintercept.com/2020/03/10/we-need-to-talk-about-joe/
  8. https://jacobinmag.com/2020/03/joe-biden-mainstream-media-lies-trust-reporting
  9. https://www.foxnews.com/politics/sanders-clashes-with-biden-at-debate-over-claims-he-sought-social-security-cuts
  10. https://theintercept.com/2020/03/09/it-was-democrats-and-their-media-allies-who-impugned-bidens-cognitive-fitness-yet-now-feign-outrage/
  11. https://www.rollingstone.com/politics/political-commentary/democratic-debate-ukrainegate-joe-biden-900132/
  12. Lire aussi notre article “Pourquoi Bernie Sanders a perdu son pari
  13. Lire Jacobinmag pour une critique de cette “task force” : https://www.jacobinmag.com/2020/05/joe-biden-move-left