Pourquoi les barons de la Silicon Valley se convertissent au trumpisme

Mark Zuckerberg, le couple Bezos, Sundar Pichai (PDG de Google) et Elon Musk lors de la cérémonie d’investiture de Donald Trump. © Free Malaysia Today

Entamée pendant la campagne présidentielle, la conversion de la Silicon Valley au trumpisme semble désormais achevée. Les principaux leaders de la tech figuraient au premier rang des invités à la cérémonie d’investiture de Donald Trump, qui a donné des gages à cette industrie au cours de son discours. Ce ralliement a surpris de nombreux observateurs, tant la Silicon Valley est généralement associée au progressisme et au Parti démocrate. Loin d’être une bifurcation idéologique en forme de réaction aux prétendus excès de la gauche américaine, cette conversion est motivée par des enjeux économiques et des questions de pouvoir bien identifiables. Reste à savoir si les contradictions qui opposent les géants de la tech à la base électorale de Donald Trump finiront par faire imploser cette alliance bancale.

À la fin du film Le Parrain, lorsque Michael Corleone vient d’éliminer ses rivaux, les lieutenants de la mafia américaine le retrouvent dans son bureau pour lui baiser la main et prêter allégeance. Le triomphe électoral de Donald Trump a provoqué une réaction similaire au sein de la Silicon Valley. Dès l’annonce des résultats, les grands patrons de la tech se sont précipités pour féliciter le « Don ». Même Tim Cook, PDG d’Apple, y est allé de sa courbette. Tous ont donné entre 1 et 2 millions de dollars au fonds d’organisation de sa cérémonie d’investiture. Amazon, Microsoft, Google, Meta, Tim Cook, Sam Altman (OpenAI), Elon Musk, Uber, Spotify… il ne manquait personne à l’appel. La plupart de ces entreprises et milliardaires n’avaient rien donné à Joe Biden quatre ans plus tôt. Mais les signes d’allégeance ne se sont pas limités à des versements vers un fonds opaque, non régulé et dont le surplus de trésorerie pourra être utilisé à la discrétion du Président.

Opération séduction

Le ralliement d’Elon Musk et de nombreux gros investisseurs de la Silicon Valley (Marc Andresseen, Peter Thiel, SoftBank, Chamath Palihapitiya, David Sacks, Larry Ellison…) est antérieur à sa victoire électorale. Il prenait la forme de déclarations de soutien, participation à la campagne et dons financiers conséquents. Mais d’autres grands noms de la tech et entreprises majeures avaient soutenu Kamala Harris ou pris soin de rester neutres. Cela a changé dès l’annonce des résultats.

Jeff Bezos a probablement été le premier à ouvrir la danse. Quelques jours avant l’élection, il a censuré la publication du traditionnel éditorial de son journal, le Washington Post, qui devait appeler à voter Kamala Harris. Une fois l’élection passée, Bezos a bloqué la publication d’un dessin de presse caricaturant les patrons de la tech s’agenouillant devant Trump. Puis Amazon Prime, le service de streaming de l’entreprise dont il est resté le principal actionnaire, a offert 40 millions de dollars à Melania Trump pour produire un documentaire sur la première dame. Documentaire dont la réalisation a été confiée à un réalisateur déchu et très proche de Trump. Si cela ne suffisait pas, Amazon vient de mettre fin à ses politiques d’inclusion et antidiscriminatoires (DEI).

Jeff Bezos a probablement été le premier à ouvrir la danse. Quelques jours avant l’élection, il a censuré la publication du traditionnel éditorial de son journal, le Washington Post, qui devait appeler à voter Kamala Harris.

Mark Zuckerberg a suivi les pas de Marc Andresseen en donnant un interview-fleuve à Joe Rogan, soutien de Donald Trump et premier podcasteur du pays. Le patron de Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp) en a profité pour critiquer les démocrates et valider les obsessions de la droite trumpiste. Il avait déjà fait un appel du pied à Trump pendant la campagne en le qualifiant de « badass » suite à la tentative d’assassinat dont il avait été victime. Un compliment curieux lorsqu’on sait que Trump avait menacé Zuckerberg de prison pour avoir suspendu son compte Facebook pendant deux ans, suite à sa tentative de subvertir le résultat des élections de 2020.

Pour officialiser son ralliement, Zuckerberg ne s’est pas contenté du don financier mentionné en introduction. Il a calibré la décision portant sur la suppression de la modération du contenu sur ses réseaux sociaux avec les équipes de Trump et mis fin à de nombreuses politiques internes visant à protéger les minorités ou encourager la diversité. Une manière de rejoindre en grande pompe le camp réactionnaire dans sa guerre culturelle contre le « wokisme » et la « cancel culture ». Ce revirement revient probablement à mettre Facebook et Instagram au service de Trump. Il s’est accompagné d’un accord élaboré avec les avocats de Trump pour que Meta verse 25 millions de dollars de dommage et intérêt à ce dernier. Il poursuivait Facebook au civil en espérant obtenir des dédommagements suite à la suspension de son compte. Trump avait peu de chance de gagner son procès, cet accord à l’amiable tombe à pic.

Le PDG de Tik Tok, interdit aux Etats-Unis quelques jours auparavant, s’inscrit dans une démarche révérencieuse similaire, au point d’utiliser son réseau social pour chanter les louanges de Donald Trump, afin d’espérer un retour en grâce. Lui aussi était présent à l’inauguration. Tout cela a débouché sur une photo digne du Parain, où les pontes de la Silicon Valley trustaient le premier rang de la cérémonie d’investiture, devant les soutiens historiques et élus assurant des fonctions protocolaires.

En 2017, pour éviter de s’aliéner leurs employés, perdre leurs clients et nuire à leur image de marque, ces dirigeants avaient pris soin de garder leurs distances avec Donald Trump, au moins publiquement. Ce changement de comportement peut en partie s’expliquer par les récentes difficultés du secteur et plans de licenciement, qui ont inversé le rapport de force employé-employeur, dans un contexte où les consommateurs sont devenus captifs de ces grands monopoles et peu susceptibles de renoncer à leurs services.

Un ralliement plus opportuniste qu’idéologique

À en croire des personnalités comme Elon Musk, Mark Zuckerberg ou Marc Andresseen, la principale cause du ralliement de la Silicon Valley à Donald Trump serait à chercher du côté des démocrates. La gauche américaine et les libéraux sont accusés d’avoir cédé aux sirènes du « wokisme » tout en s’attaquant à la liberté d’expression. Les soi-disant persécutions judiciaires du DOJ (Departement of Justice, l’équivalent du ministère de la Justice) et du FBI contre Donald Trump sont parfois également citées. Tout comme la tentative d’assassinat à son encontre, qui serait le produit de la complaisance du FBI et de l’extrémisme de la gauche américaine, accusés d’avoir injustement repeint l’ancien Président en dangereux putschiste autocrate. C’est après l’inculpation de Donald Trump que l’influent David Sacks (ex-PayPal) avait appelé à voter pour lui. Et après la tentative d’assassinat que son vieil ami Elon Musk avait officialisé son soutien.

L’idée d’un ralliement idéologique contraint par la radicalisation du camp démocrate est défendue en France par des « experts » comme Fabrice Epelboin (dans Le Point, sur C Ce Soir…) et reprise par de nombreux commentateurs. Elle ignore superbement les faits.

La Silicon Valley n’en est pas à son premier revirement réactionnaire. À ses origines, l’Université de Stanford, située au cœur de la vallée, jouait un rôle central dans la diffusion des thèses eugénistes qui eurent une emprise durable sur la tech. En particulier dans l’entre-deux guerre. William Shockley, l’un des inventeurs du transistor, était un eugéniste et raciste bien connu. Si la contre-culture hippie des années 1960 a donné une coloration progressiste aux géants de la tech, les années 1990 ont été marquées par un retour de la pensée réactionnaire. Des politiciens comme Newt Gingrich, un temps numéro un du Parti républicain et élu de Californie, avaient pris appui sur des figures aussi influentes que Georges Gilder pour poser les jalons d’un internet néolibéral et conservateur. La Hoover Institution et de nombreux think tanks conservateurs ont par ailleurs exercé une influence importante sur cette période cruciale, avant que des individus comme Peter Thiel reprennent le flambeau.

Avant son rachat contraint de Twitter, Musk méprisait déjà la liberté d’expression, par ses attaques répétées contre les journalistes, critiques et lanceurs d’alertes. Suite à cette acquisition, il ne s’est pas contenté de diffuser les Twitter files qui ont montré que démocrates comme républicains contactaient régulièrement la plateforme pour demander la suppression de certains contenus. Il a surtout entrepris d’imposer sa propre censure avant d’interférer publiquement en faveur de Donald Trump au cours de la campagne 2024.

Elon Musk a multiplié les déclarations publiques polémiques bien avant son rachat de Twitter. Rappelons qu’il avait traité un secouriste de pédophile, minimisé l’épidémie de Covid, soutenu publiquement le coup d’État de l’extrême droite bolivienne en 2020 pour empêcher la nationalisation du lithium et qu’il profère des vues eugénistes depuis longtemps. Son usine Tesla californienne était surnommée « la plantation » à cause du racisme systémique qu’il y tolérait. En 2017, malgré le tollé provoqué par le « muslim ban » de Trump, Musk avait refusé de critiquer le président et défendu sa participation à son Conseil économique. L’idée que Musk serait un progressiste libéral soudainement converti à l’extrême droite est plutôt contestable. En 2014, il proclamait « Fuck la Terre. Sérieusement, on s’en fout de la Terre ». Et son obsession pour le « virus wokiste » qui « va détruire la civilisation » débute fin 2021, douze mois avant son rachat de Twitter.

De même, Zuckerberg partage depuis longtemps des opinions conservatrices. Il était déjà proche de l’administration Trump pendant son premier mandat. Son entreprise Meta est connue pour sa pratique d’une forme de censure et la promotion arbitraire de contenus favorables à l’extrême droite américaine et au gouvernement israélien.

Certains pontes de la Silicon Valley, comme Peter Thiel et Larry Ellison, ont toujours soutenu Trump. D’autres ont pris le train en marche au moment qui leur semblait le plus opportun. Chez Elon Musk, la rupture avec les démocrates est concomitante avec les premières tentatives de syndicalisation dans ses usines Tesla, en 2017. L’administration Biden a soutenu ces efforts, promu le syndicalisme (en particulier dans l’industrie automobile) et poursuivi ou entamé de nombreuses enquêtes ciblant les abus et multiples violations de la loi dont est accusé Tesla (droit du travail, normes environnementales, discriminations, sécurité routière…). La Californie est en passe d’interdire les ventes de Tesla sur son territoire du fait des abus constaté avec la fonction Autopilot, faussement présenté comme un système de conduite autonome.

Autrement dit, Musk a tombé le masque progressiste lorsque ses intérêts économiques l’exigeaient. Certains autres géants de la Silicon Valley basculent plus tardivement (Sam Altman) et prudemment (Tim Cook). Mais, quel que soit le degré de proximité idéologique de ces patrons, ce n’est pas par ce prisme qu’on peut comprendre une telle cascade de ralliements.

Ce que les barons de la Silicon Valley espèrent obtenir de Donald Trump

Interrogé par l’ancienne vedette de Fox News, Tucker Carlson, Musk avait déclaré « si Trump perd, je suis foutu ». Il faisait référence aux nombreuses enquêtes fédérales ciblant ses entreprises, dans le contexte d’une baisse des ventes et d’un effondrement des marges de Tesla, de plus en plus concurrencé par les constructeurs chinois comme BYD. Désormais à la tête du Ministère de l’efficacité publique (Department of Government Efficiency, nommé ainsi pour coller à l’acronyme DOGE, du nom de sa cryptomonnaie favorite, initialement conçue comme une parodie du Bitcoin), Musk va pouvoir purement et simplement supprimer les instances gouvernementales enquêtant sur ou chargées de réguler ses activités.

Pour les milliardaires de la tech, le ralliement à Donald Trump présente de nombreuses opportunités : baisses d’impôts anticipées (sur les multinationales et les individus), dérégulations ciblées et contrats publics gargantuesques. Musk et Bezos dépendent de la NASA et du Pentagone pour rentabiliser leurs entreprises spatiales (Blue Origin et SpaceX), dans lesquelles ils ont investi des sommes considérables. Mark Zuckerberg espère que Donald Trump va tuer son principal concurrent (Tik Tok) et protéger Facebook des amendes encourues à l’étranger. Sam Altman et Larry Ellison ont obtenu un coup de pouce inespéré de Trump pour leur projet « Stargate » à 500 milliards.

Amazon est menacé par le regain de syndicalisme que l’administration Biden soutenait et que Trump a déjà promis d’écraser. Google est ciblé par des procès antitrust conduits par la FTC de Biden. Peter Thiel compte sur la politique anti-immigration et militariste pour continuer d’obtenir des contrats juteux pour ses sociétés de surveillance, Palantir et Anduril. Google, Amazon, Oracle et Microsoft comptent parmi les principaux bénéficiaires de contrats de défense chiffrés en dizaine de milliards de dollars. Au minimum, ils ont intérêt à ne pas trop froisser la nouvelle administration pour éviter que le flot d’argent public ne se tarisse.

Pour les milliardaires de la tech, le ralliement à Donald Trump présente de nombreuses opportunités : baisses d’impôts, dérégulation et contrats publics gargantuesques.

Mais les géants de la tech comptent aussi sur Trump pour poursuivre l’impérialisme économique dont ils bénéficient depuis des années, que ce soit en faisant pression sur les autres pays pour empêcher le prélèvement d’impôts sur le chiffre d’affaires, défaire les régulations, obtenir des clauses particulières dans les accords commerciaux ou atténuer le montant des amendes et sanctions auxquelles ils s’exposent. Lors de sa rencontre avec Trump, Tim Cook a évoqué les difficultés d’Apple avec la justice européenne, par exemple.

Par le passé, l’État américain a aidé ses champions de la tech à s’imposer sur la scène internationale tout en empêchant autant que possible l’émergence de concurrents. Le constructeur chinois de smartphones Huawei a été largement banni des États-Unis et l’Union européenne a été contrainte de renoncer à ses services pour mettre en place son réseau 5G. Les diplomates américains sont également souvent intervenus auprès des gouvernements européens en faveur de nombreuses entreprises technologiques, comme l’ont révélé les Uber files.

Le tour d’horizon ne serait pas complet sans mentionner l’industrie des cryptomonnaies, qui a dépensé des sommes colossales et inédites pour faire élire Trump, dans l’espoir d’obtenir des dérégulations et législations favorables. Or, de nombreux gros investisseurs de la Silicon Valley cités plus haut détiennent des intérêts importants dans ce secteur. De manière générale, se rapprocher de Trump permet d’éviter ses foudres potentielles tout en se positionnant pour profiter de sa politique. Apple et Amazon l’ont bien compris, et augmentent de nouveau leurs achats d’espaces publicitaires sur le réseau social de Musk, l’autre homme fort de Washington.

Au-delà des intérêts particuliers, une nouvelle vision pour la Silicon Valley

En pleine campagne électorale, le plus gros fonds d’investissement en capital risque, Andresseen Horowitz, a détaillé une vision alternative à celle proposée de manière souvent incohérente par les démocrates. Intitulé « The little tech agenda », ce manifeste pro-startup dénonce une régulation et une taxation excessives. En résumé, il s’agit de libérer les énergies créatrices des startups en dérégulant le secteur et en mettant en place des baisses d’impôts et exonérations fiscales. Loin de défendre uniquement les « petits », il s’agit surtout de supprimer toute entrave au développement accéléré des dernières lubies de la Silicon Valley : l’Intelligence artificielle, les cryptomonnaies, la blockchain et le commerce des données.

Il s’agit de supprimer toute entrave au développement accéléré des dernières lubies de la Silicon Valley : l’Intelligence artificielle, les cryptomonnaies, la blockchain et le commerce des données.

Parmi les cibles principales, on retrouve deux des agences gouvernementales les plus populaires de l’administration Biden : la FTC (Federal Trade Commission) et le CFPB (Consumer Financial Protection Bureau). Sous la direction de Lina Khan, le premier a tenté de briser les monopoles des Big Tech via les lois antitrust, au nom de la compétitivité et de la protection des consommateurs. Le second, mis en place par Elizabeth Warren lors du premier mandat de Barack Obama à la suite de la crise des subprimes, lutte contre les fraudes financières et vise à protéger les consommateurs des abus des organismes de crédits prédateurs. Sous Biden, cet organisme a restitué plus de 6 milliards de dollars aux consommateurs américains victimes des abus, et infligé près de 4 milliards de dollars d’amendes. Ce n’est pas tout à fait par hasard que des patrons comme Zuckerberg, Musk et Marc Andresseen se sont succédés au micro de Joe Rogan pour dire tout le mal qu’ils pensaient du CFPB et de Lina Khan. Depuis, Trump a limogé les directeurs de ces deux agences.

Les questions de sécurité, de défense et de surveillance constituent un autre front commun assumé de plus en plus publiquement. En septembre dernier, Larry Ellison (Oracle) détaillait sa vision d’une société sous surveillance généralisée. Une idée qu’il défend depuis trois décennies, remise au gout du jour en vantant les nouvelles capacités permises par l’IA. Microsoft, Google et OpenAI ont été critiqués pour leur implication dans le génocide à Gaza. La société Anduril de Thiel vient de signer des partenariats avec OpenAI pour obtenir des contrats militaires. Sam Altman franchit ainsi une ancienne ligne rouge d’OpenAI, initialement conçue comme une entreprise à but non lucratif, fonctionnant sur le principe open source du logiciel libre en se tenant à l’écart du secteur militaire.

Toutes ces initiatives s’inscrivent dans un projet global et publiquement assumé. Marc Andresseen admet, comme les patrons des géants de l’IA, avoir pour but de remplacer un maximum d’emplois par de l’IA pour provoquer un affaissement généralisé des salaires. À cette vision dystopique s’ajoute la promotion de la surveillance de masse, de la monétisation à outrance de nos données personnelles et de la privatisation de l’espace. Un développement qui, à en croire tant l’ancien patron de Google que Bill Gates, doit s’accélérer malgré la crise climatique, qui ne sera résolue que par la technologie et le développement d’une IA supra-humaine…

Premières victoires, premières difficultés

Avec l’élection de Donald Trump, les patrons et financiers de la Silicon Valley ont obtenu ce qu’ils voulaient. L’appréciation des valeurs boursières sur lesquelles reposent leurs fortunes leur a assuré un retour sur investissement immédiat, tout comme la flambée du Bitcoin auquel nombre d’entre eux sont exposés. Au même moment, Trump offrait aux principaux barons de la tech un accès sans précédent aux cercles de pouvoir de Washington.

Marc Andresseen place de nombreux alliés à des postes clés. Peter Thiel dispose de son protégé au cœur du pouvoir, en la personne du vice-président JD Vance, dont il finance la carrière depuis des années. Mais c’est Elon Musk qui est parvenu à tirer des bénéfices sans précédent de son rapprochement avec Donald Trump. Non content d’être le seul individu extérieur à avoir été inclus sur la photo de famille post-électorale, il a obtenu un quasi-ministère sans avoir à se soumettre au processus de nomination sanctionné par le Congrès, avec les auditions sous serment qui l’accompagne. En effet, Trump a renommé par décret l’agence responsable du numérique créé par Obama, le « DOGE ». Ses prérogatives sont larges et définies de manière floue, mais permettent à Elon Musk d’obtenir un accès privilégié aux informations détenues par les administrations fédérales. Il a déjà commencé à utiliser cette agence pour réaliser une sorte de mini-putch inspiré de sa prise de contrôle désastreuse de Twitter et placer des alliés au cœur de l’administration, en plus de jeunes gens non diplômés et inexpérimentés. Sans provoquer de protestation au sein du Parti républicain.

La famille Trump et Elon Musk, photo Kai Trump via Twitter.

Fin décembre 2024, alors que Trump n’était pas encore investi président, le Congrès devait voter une loi de financement de l’État fédéral pour éviter un gel du fonctionnement de l’État. Le texte budgétaire résultait de plusieurs mois de négociations entre démocrates et républicain. Sous prétexte de vouloir « réduire le gaspillage de l’argent public », Musk a mené une intense campagne de lobbying pour faire échouer le vote, utilisant sa plateforme X pour demander à ses abonnés de téléphoner à leurs élus tout en menaçant ces derniers de trouver des adversaires bien financés face à eux lors des primaires aux élections de mi-mandats. Trump, qui espérait obtenir par ce chantage la levée du plafonnement de la dette et ainsi affaiblir la capacité de blocage des démocrates pour la suite de son mandat, s’est rangé derrière Musk.

Suite à la capitulation des élus républicains, le texte a été bloqué au Congrès. Pour éviter un « shutdown » du gouvernement la veille des fêtes de fin d’année, démocrates et républicains se sont rapidement mis d’accord pour voter un prolongement du budget incluant les priorités négociées auparavant. Mais de nombreux compromis qui avaient été inclus dans le texte initial ont été abandonnés. Dont l’amendement protectionniste vis-à-vis de la Chine qui menaçait directement les intérêts de Tesla, et donc d’Elon Musk. Ce dernier a obtenu ce qu’il voulait, contrairement à Donald Trump.

Le second point de tension a concerné le débat sur le sort des visas H1B, ces permis de travail soumis à un quota et réservés aux travailleurs diplômés sponsorisés par une entreprise désirant les embaucher. La Silicon Valley utilise ces visas pour importer de la matière grise à moindres frais, exerçant au passage une pression à la baisse sur les salaires des ingénieurs américains. Parce que l’essentiel des bénéficiaires de ce programme est issu de l’Inde et de l’Asie, les idéologues d’extrême droite proches de Trump veulent supprimer le programme. Inversement, Musk a pris position en faveur de ce dispositif, dont il a bénéficié lui-même par le passé. Sur X (ex-Twitter), il a argumenté que le secteur de la tech américain en dépend pour son succès, avant d’ajouter qu’il se battrait de toutes ses forces pour ce programme.

Le second point de tension concerne les visas H1B. La Silicon Valley utilise ces visas pour importer de la matière grise à moindres frais ; les idéologues d’extrême droite proches de Trump veulent supprimer le programme.

Cette sortie lui a attiré les foudres de la base militante pro-Trump et d’idéologues comme Stephen Miller (le monsieur immigration de Trump) et Steve Bannon. Musk s’est pris un retour de bâton inhabituel par l’intensité et la violence, bien que Trump soit intervenu dans le débat en faveur du programme H1B. Depuis, Musk a tenté de se réconcilier avec la base MAGA en soutenant des figures d’extrême droite au Royaume-Uni et en Allemagne, tout en commençant à censurer méthodiquement de nombreux comptes X qui l’avaient pris à parti.

La dernière friction interne est intervenue dès l’annonce en grande pompe d’un plan d’investissement de 500 milliards dans l’Intelligence artificielle, lors d’une conférence de presse organisée le lendemain de la passation de pouvoir. Flanqué des PDG d’OpenAI (le grand rival de Musk), Oracle et SoftBank, Trump a vanté le projet « Stargate ». Musk s’en est aussi pris au consortium via X. Si les conseillers de Trump étaient furieux de l’attitude du patron de Tesla, accusé de « saboter Trump », ce dernier a balayé ce conflit interne d’un haussement d’épaules en concédant simplement que « Musk déteste un des dirigeants qui fait partie du deal ».

Ces quelques exemples montrent à quel point l’alliance entre Trump et la Silicon Valley revêt un caractère inédit, tout en soulignant la fragilité de l’attelage. La coalition Trump est constituée de factions aux intérêts souvent contradictoires, lorsqu’ils ne sont pas des concurrents majeurs.

Tous conservent néanmoins un but commun : dépecer l’État social et démanteler les agences de régulation fédérales, tout en accaparant l’argent public via des contrats juteux et mobiliser la doctrine « America First » de Trump à leurs avantages. À ce titre, la récente directive produite par la direction du renseignement pour demander aux différentes agences (CIA, NSA, FBI…) de coopérer plus étroitement et en prenant davantage de risques avec les entreprises de la Silicon Valley confirme que l’on entre dans une nouvelle ère. Celle de la fusion entre l’extrême droite trumpiste et la Silicon Valley.

La victoire de Trump, par-delà les fantasmes

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© Gage Skidmore

L’échec historique de la candidature de Kamala Harris va faire couler beaucoup d’encre. Masculinité toxique et suprématisme blanc ont directement été pointés du doigt. L’analyse des résultats démontre pourtant que l’électorat du milliardaire s’est féminisé et diversifié. Mais comment expliquer cet étrange paradoxe ? Par Daniel Zamora, professeur de sociologie à l’Université Libre de Bruxelles. Article initialement publié dans la revue belge Politique.

Alors candidat à l’investiture du parti démocrate pour l’élection présidentielle de 2008, le jeune sénateur de l’Illinois Barack Obama offrait un discours optimiste quant à l’avenir des relations raciales en Amérique. S’il concédait qu’une élection ne permettrait pas de dépasser les divisions raciales du pays, sa « ferme conviction » ajoutait-il, était de pouvoir « dépasser certaines de nos anciennes blessures raciales, et en fait, nous n’avons pas le choix si nous voulons continuer sur la voie d’une union plus parfaite ». 

L’optimisme du futur président était amplement nourri par la publication, six ans auparavant, de l’ouvrage de John Judis et Ruy Teixeira, The Emerging Democratic Majority. Pour les auteurs de cet influent bestseller outre-Atlantique, les évolutions démographiques indiquaient une inexorable hégémonie des démocrates et d’un « centrisme progressiste ». Une coalition de femmes et de minorités en passe de devenir majoritaires allait offrir les clés du pouvoir pour les décennies à venir au parti de Franklin Roosevelt. 

Seize ans et trois élections plus tard, Donald Trump a été réélu président pour un second mandat. Depuis, les analyses et commentaires sur une supposée « revanche » de l’Amérique blanche ont amplement nourri les rédactions de presse et les séminaires universitaires. Trump serait le visage, selon les termes de la journaliste du New York Times Nikole Hannah-Jones, d’une majorité blanche mise en péril par les évolutions démographiques. Face au déclin de son pouvoir et de ses privilèges, les blancs américains auraient « choisi l’autocratie » pour sauvegarder leur pouvoir face à ce  « grand remplacement » qui les guette. Depuis deux décennies, les fantasmes à propos du déclin démographique des blancs ont constitué un motif d’explication récurrent tant du succès de la rhétorique de Trump que de la nécessité pour les démocrates de gagner cette coalition d’avenir. 

Une diversité conservatrice ?

Si ce discours est désormais largement diffusé au sein des élites libérales états-uniennes, il pose cependant plus de questions qu’il n’apporte de réponses. En effet, si Trump est bien une réaction à l’idéal « post racial » d’Obama, comment expliquer sa réélection en 2012 ? Ensuite, si ce que craint cette Amérique est un changement dans les prétendus « équilibres raciaux », pourquoi le nombre d’électeurs se définissant comme blancs et votant pour le parti démocrate n’a cessé d’augmenter depuis 2016, passant de 37 à 43% ? 

Comment expliquer, encore, que les électeurs les plus à gauche sur ces questions soient très majoritairement blancs ? Plus interpellant encore, au cours des trois dernières élections, Trump a permis au parti républicain de conquérir des franges de plus en plus larges de l’électorat dit « non blanc ». Non seulement la majorité (59%) de ses électeurs sont des femmes et des personnes de couleur, mais la part de celles-ci n’a cessé d’augmenter.

En effet, d’un côté, l’écart qui séparait Trump des démocrates vis-à-vis des hommes blancs a considérablement diminué (passant de 31 points d’avance à 20), mais son retard auprès des minorités s’est fortement réduit. Trump a presque doublé son score chez les Latinos, qui votent aujourd’hui à 45% pour lui, et substantiellement augmenté ses résultats que chez les Asiatiques. Si son score auprès des Afro-Américains reste modeste (13%), c’est le meilleur du parti républicain depuis 1980, lorsque Ronald Reagan avait convaincu 14% de ceux-ci. 

Enfin, cette dernière élection manifeste de surprenantes dynamiques en matière de genre. Si beaucoup d’encre a coulé pour dénoncer la masculinité toxique du candidat républicain, ainsi que de ceux dont il s’entoure, la part des femmes ayant voté pour lui a pourtant augmenté depuis 2016, passant de 41 à 44%.

En l’espace de trois élections présidentielles, si le discours de Trump s’est manifestement radicalisé, son électorat est effectivement devenu plus jeune, plus féminin et moins blanc.

En l’espace de trois élections présidentielles, si le discours de Trump s’est manifestement radicalisé, son électorat est effectivement devenu plus jeune, plus féminin et moins blanc. Ces dynamiques ont naturellement joué un rôle central dans les défaites démocrates de 2016 et 2024. Loin d’avoir fait le plein de voix contre un candidat amplement dépeint dans les spots électoraux démocrates comme raciste et misogyne, le parti a pourtant vu sa base électorale fondre comme neige au soleil. 

Si plus de 81 millions d’Américains ont voté pour Joseph Biden, seuls 68 millions se sont mobilisés pour Kamala Harris. Trump, quant à lui, a mobilisé presque autant qu’en 2020. En un sens, il s’agit plus d’une défaite historique du parti démocrate que d’une victoire de Trump. 

Classe contre race

Si la mise en valeur de ces données n’a pas vocation à nier que les meetings de Trump aient été systématiquement ponctués de commentaires racistes et misogynes, elle pose question quant à la nature de sa victoire. Réduite à un « revanchisme racial » ou à un contre-mouvement « anti-woke », l’analyse électorale passe à côté de réalignements sociopolitiques beaucoup plus profonds. 

Comme l’avait déjà souligné Thomas Piketty en 2019, le système électoral américain a évolué vers ce qu’il a appelé un « système d’élites multiples, avec une élite à hauts diplômes plus proche des démocrates (la « gauche brahmane ») et une élite à hauts patrimoines et à hauts revenus plus proche des républicains (la « droite marchande ») »1

Pour la première fois dans son histoire récente, le parti démocrate a perdu le vote des bas revenus, tout en ayant inversé la tendance chez les plus riches. 

Cette dynamique, qui caractérise désormais également les clivages politiques sur le vieux continent, s’est profondément accélérée. En effet, l’un des éléments les plus marquants de cette élection n’est peut-être pas tant la percée des républicains auprès des latinos, que le bouleversement des alignements traditionnels de classe. En effet, pour la première fois dans son histoire, le parti démocrate a perdu le vote des bas revenus, tout en ayant inversé la tendance chez les plus riches. 

Si Hillary Clinton et Joseph Biden avaient tous deux réussi à creuser un écart de 10 points avec Trump, auprès des électeurs dans le bas de la distribution des revenus, Kamala Harris a perdu une grande partie de cet électorat au profit du milliardaire. 

Du côté des plus hauts revenus, le changement est tout aussi spectaculaire. Si Trump perd presque 10 points auprès des personnes qui gagnent plus de 100 000 dollars par an, Harris en gagne 12, pour récolter 54% du vote. 

Cette dynamique se manifeste également chez les minorités, de plus en plus divisées selon leur niveau de diplome. Ainsi, les gains de Trump au sein des minorités sont beaucoup plus importants chez les non-diplômés, que chez ceux ayant un diplôme d’études supérieures2. Cette évolution n’est par ailleurs pas étrangère aux écarts matériels, qui s’amplifient au sein même des différents groupes ethniques sur la même période. 

Ainsi, comme l’ont démontré Angus Deaton et Anne Case dans Deaths of Despair, entre 1990 et 2020, l’écart d’espérance de vie entre les blancs et les noirs a diminué alors que l’écart au sein de chaque groupe s’est considérablement amplifié. En d’autres termes, la classe est devenue plus prédictive que l’appartenance ethnique.

Le changement sur le long cours est donc profond. D’un parti associé aux électeurs peu diplômés et aux revenus et au patrimoine faible, le parti de Kamala Harris est désormais celui qui rassemble la majorité des hauts revenus et des diplômés. Inversement, Trump l’emporte chez les non-diplômés ainsi que chez celles et ceux gagnant moins de 50 000 dollars par an. La conclusion est sans appel : du parti des laissés pour compte, les démocrates semblent être devenus le parti de l’establishment. 

La fin des alignements de classe ?

L’approfondissement de ce que l’historien américain Matt Karp a nommé le « désalignement de classe » annonce une séquence politique ou le système électoral américain tend à se détacher de ses affiliations socio-économiques traditionnelles. Ce lent exode des travailleurs et travailleuses, ainsi que des moins diplômés, vers le parti républicain n’annonce cependant pas un retrait des questions socio-économiques3. Au contraire, cette élection a démontré l’importance centrale que l’électorat américain a donnée à ces problématiques. 

Ainsi, plus d’un tiers des électeurs ont indiqué que l’économie était leur priorité numéro un, alors que seuls 11% ont indiqué l’immigration. Et parmi ceux inquiets quant à l’état de l’économie, 80% ont préféré Donald Trump à Kamala Harris. Enfin, à peine 20% des États-uniens pensent qu’ils sont mieux lotis qu’en 2020. Si les causes de cette insatisfaction devraient faire l’objet d’une analyse plus approfondie, il semble indéniable que la stratégie démocrate n’a pas fonctionné. 

La stratégie du moindre mal ou d’une sauvegarde abstraite de la démocratie n’a manifestement aucun avenir, si elle ne s’adosse pas à un agenda économique capable de rassembler une coalition majoritaire.

Ces chiffres indiquent leur incapacité à offrir un programme économique plus clair, répondant aux inquiétudes largement exprimées au sein de leur électorat traditionnel. La focalisation autour du « danger fasciste » et d’une éventuelle « fin de la démocratie », nourrie depuis 2016 par des best-sellers sur le « nouvel Hitler » et des productions hollywoodiennes sur une « guerre civile » a malheureusement fait oublier que c’est en focalisant son message sur l’économie que Biden l’avait emporté il y a quatre ans. Si l’analogie avec les années 30 est peu convaincante sur le plan historique4, l’usage de cette rhétorique à des fins électorales est vouée à l’échec. La stratégie du moindre mal ou d’une sauvegarde abstraite de la démocratie n’a manifestement aucun avenir, si elle ne s’adosse pas à un agenda économique capable de rassembler une coalition majoritaire. Loin d’être une anomalie, le trumpisme apparait donc comme  le symptôme le plus visible d’un libéralisme en décomposition et, dans sa version européenne, d’une gauche encore incapable d’inverser le cours de l’histoire. 

(1) Thomas Piketty, Capital et Idéologie, Le Seuil, Paris, 2019.
(2) David Leonhardt, « The Morning: When class trumps race », The New York Times, 14 octobre 2024.
(3) Gardons cependant à l’esprit que dans un pays où la participation dépasse rarement les 60%, l’abstention reste l’un des comportements majoritaires au sein de l’électorat le moins nanti.  
(4) Richard J. Evans, “Why Trump isn’t a fascist”, The New Statesman, January, 2021.

Comment Trump est devenu favorable aux cryptomonnaies

Trump au congrès annuel du Bitcoin à Nashville. © Capture d’écran Bitcoin Magazine

Le ralliement de Donald Trump au monde des cryptomonnaies, où dominent les acteurs les plus réactionnaires et les plus stupides de l’industrie technologique, a transformé cette question en un enjeu électoral. Mais cela pourrait bien s’avérer être un faux pas. Par Dominik Leusder, traduction Alexandra Knez [1].

Si vous devez convaincre quelqu’un que quelque chose est de l’argent, il est presque certain que ce n’en est pas. Mais le monde des monnaies numériques et des actifs libellés en cryptomonnaies a connu une évolution marquée : leurs défenseurs ne semblent plus chercher à nous convaincre à propos de leur nouvelle et radicale alternative à ce qu’ils appellent presque ironiquement – et de manière presque imprécise – les monnaies « fiduciaires ».

Les lacunes de cette histoire ont toujours été évidentes. Tout d’abord, les cryptomonnaies n’ont jamais rien eu de particulièrement « nouveau » ou « radical » : le fantasme réactionnaire d’une monnaie apolitique a déjà une longue histoire. D’autre part, le statut de moyen d’échange des monnaies fiduciaires « politiques » (qu’il serait plus juste de décrire non pas comme des monnaies fiduciaires, mais comme des monnaies fondées sur le crédit, soutenues par d’innombrables obligations légales de paiement), en particulier celui des monnaies principales (le dollar, le yen, la livre sterling et l’euro), n’a jamais aussi peu été remis en question.

Pour le bitcoin et ses nombreux équivalents, c’est tout le contraire qui est devenu évident. Ce ne sont pas des moyens d’échange fiables en dehors des frontières de certaines dictatures d’Amérique centrale ; ce ne sont pas des instruments permettant de se prémunir contre l’inflation ; et leur valeur étant fortement influencée par les actifs financiers conventionnels et volatiles comme les actions (ainsi que par l’activité erratique des milliardaires sur les réseaux sociaux), ce ne sont décidément pas des réserves de valeur fiables. L’argument complémentaire, généralement évoqué par ceux qui reconnaissent ces défauts, selon lequel les technologies associées – notamment le système de registre de transactions connu sous le nom de « blockchain », qui n’est en réalité guère plus qu’une version glorifiée de Google Docs ou d’Excel – vont transformer notre relation avec l’argent, est également passé à l’arrière-plan. La consternation générale suscitée par les dommages environnementaux exorbitants associés au  « minage » de crypto-monnaies y est sans doute pour quelque chose.

Les crypto-monnaies se sont révélées être un instrument flagrant de spéculation financière et de fraude, et de surcroît très lucratif.

Au lieu de cela, les crypto-monnaies se sont révélées être un instrument flagrant de spéculation financière et de fraude, et de surcroît très lucratif. Loin d’éloigner la politique de l’argent et de décentraliser le pouvoir aux dépens de l’influence oligarchique, les crypto-monnaies sont devenues un vecteur de pouvoir et d’influence, non seulement pour les acteurs du marché financier – des traders professionnels et des gestionnaires de portefeuille jusqu’aux légions d’insupportables crypto-bros qui exhibent leurs gains dans les rues de Miami et de Los Angeles – mais aussi pour les puissants acteurs de l’industrie technologique qui souhaitent avoir une emprise sur la prise de décision politique. En conséquence, le secteur est devenu une arène importante de la contestation des élites. La campagne électorale en cours aux États-Unis est une parfaite illustration de cette évolution.

Les barons des cryptos craignent un tour de vis réglementaire

Les candidats démocrate et républicain sont tous deux intimement liés à l’industrie technologique californienne. Mais sous la présidence Biden, les Démocrates au pouvoir ont initié – bien qu’insuffisamment et tardivement – les premières réglementations applicables aux cryptos sur le modèle de celles qui existent dans l’industrie financière. Alors que la Securities and Exchange Commission (SEC), actuellement dirigée par Gary Gensler, un choix de Joe Biden, s’est avérée notoirement inefficace au cours de la dernière décennie pour limiter les excès (souvent frauduleux) de la haute finance, sa pugnacité à l’encontre des cryptos a surpris. Inquiets quant à la possibilité de continuer à réaliser d’énormes gains dans le monde peu réglementé des cryptomonnaies, les acteurs de la Silicon Valley ont mobilisé de nombreux acteurs clés derrière Donald Trump, en dépit des remarques initialement désobligeantes de l’ancien président au sujet du bitcoin.

Le catalyseur de ce processus semble avoir été le scandale autour de la faillite de la plateforme d’échange de crypto-monnaies et du fonds spéculatif FTX (dont l’ancien PDG, Sam Bankman-Fried, a récemment été condamné à vingt-cinq ans de prison) et le déploiement de moyens parlementaires et réglementaires (sous la houlette de Gensler et d’Elizabeth Warren) qui y ont contribué.

Le scandale autour de la faillite de la plateforme d’échange de crypto-monnaies et du fonds spéculatif FTX dirigé par Sam Bankman-Fried semble avoir été le catalyseur de la volonté de régulation des démocrates.

La crainte d’une réponse réglementaire concertée de la part d’une nouvelle administration démocrate n’est pas le seul facteur qui mobilise ce contingent particulier de la droite californienne. Comme l’a récemment souligné la journaliste Lily Lynch dans le New Statesman, les barons du secteur technologique qui s’opposent à l’ingérence du gouvernement dans les cryptomonnaies considèrent également Kamala Harris comme la représentante d’une « crise des compétences » en politique. Celle-ci serait causée par l’adhésion de l’élite démocrate à la politique identitaire et sa prétendue déclinaison sur le lieu de travail, les politiques de « diversité, d’équité et d’inclusion » (DEI), dont Harris aurait d’une certaine manière été la bénéficiaire.

L’ampleur de ces événements ne devient que trop évidente. La nouvelle dynamique partisane dans le monde de la crypto-monnaie a fait entrer dans la mêlée plusieurs éminents milliardaires de droite du secteur de la technologie, dont les vastes ressources se déversent dans de nouveaux super PAC, les principaux véhicules de soutien aux campagnes politiques aux États-Unis. Parmi ces étranges personnages, on trouve d’éminents capital-risqueurs et doyens de la néo-droite, Peter Thiel et Marc Andreessen, des investisseurs et des entrepreneurs tels que David Sacks, Cathie Wood, Tyler et Cameron Winklevoss, le gestionnaire de fonds spéculatif et activiste Bill Ackman, ainsi qu’Elon Musk.

La volte-face de Trump sur la question n’a pas seulement absorbé leurs préoccupations dans le baratin républicain pseudo-libertaire habituel (la plateforme du Comité national républicain, sous prétexte de « défendre l’innovation », parle du « droit de miner du bitcoin » et du « droit à l’auto-détention d’actifs numériques » et du « droit à faire des transactions sans surveillance ni contrôle du gouvernement »), mais a automatiquement mêlé le bitcoin à des questions de sécurité nationale. Parmi les nombreuses questions abordées dans son interview troublante à Bloomberg, Trump a proclamé qu’il s’opposerait à toute tentative des Démocrates pour réglementer l’industrie afin d’éviter que la Chine ne prenne l’avantage « dans cette sphère ». Le fait que les monnaies numériques ne confère aucun avantage géopolitique ou que la Chine ait été pionnière dans la répression sévère de la spéculation sans entrave sur les cryptomonnaies, n’importe ni à Trump ni à l’électeur américain moyen, peu informé.

Le soutien de milliardaires fous : un boulet pour la campagne de Trump ?

Le fait que les élections américaines soient littéralement inondées d’argent est loin d’être nouveau. En fait, le système est conçu pour être particulièrement sensible à l’influence de groupes d’intérêts spéciaux bien financés et très motivés. Et si la poussée politique de l’aile droite du monde des crypto-technologies est un facteur nouveau, les dons ne peuvent mener une campagne que jusqu’à un certain point – surtout lorsque le camp adverse est tout aussi bien financé, entre autres, par de grandes entreprises technologiques.

De fait, la prédominance des milliardaires de droite du secteur technologique dans la campagne de Trump pourrait même s’avérer être un handicap. Cela devient plus clair si nous supposons que le choix de Trump pour la vice-présidence, le sénateur de l’Ohio J. D. Vance, un protégé de Peter Thiel, a été motivé moins par des considérations de guerre culturelle (l’auteur de Hillbilly Elegy étant un vétéran de ce théâtre) que par le désir de Trump d’apaiser et de gagner la confiance des personnalités de la Silicon Valley proches du monde des cryptomonnaies qui l’inondent aujourd’hui d’argent.

Si cette manne permettra certainement de mener une vaste campagne publicitaire (les efforts médiatiques relativement bricolés mais fructueux de Trump en 2016 l’ont prouvé), l’enthousiasme de la droite, qui avait initialement applaudi l’ascension de Vance, a récemment été refroidi. La campagne démocrate visant à dépeindre les républicains obsédés par les guerres culturelles comme « bizarres » a été facilitée non seulement par certaines des apparitions publiques de Vance, mais aussi par le simple fait que les protagonistes de l’aventure de la Silicon Valley sont eux-mêmes indéniablement et profondément bizarres.

Trump promet de ne pas réglementer l’industrie afin d’éviter que la Chine ne prenne l’avantage « dans cette sphère ». Le fait que les monnaies numériques ne confère aucun avantage géopolitique ou que la Chine ait été pionnière dans la répression sévère des cryptomonnaies, ne semble pas lui importer.

Non seulement leur préoccupation monomaniaque pour des questions de guerre culturelle toujours plus obscures ne parvient pas à résonner suffisamment au-delà des limites des podcasts et des réseaux sociaux, mais les excentricités de personnes comme Elon Musk (avec son acquisition erratique, sous l’influence apparente de la drogue et de son recent divorce, et sa mauvaise gestion de Twitter, désormais X), Peter Thiel (avec son comportement maladroit et en proie à la sueur sur scène, sans oublier son penchant avéré pour le recrutement de jeunes étudiants de Stanford destinés à le rajeunir grâce à leur don de sang) et Bill Ackman (avec sa déconfiture très médiatique à propos de la fraude universitaire de sa femme israélienne et des manifestations d’étudiants pour Gaza) semblent désormais indissociables de Vance et de ses efforts maladroits pour garder son sang-froid.

La tentative de Vance de raviver les guerres culturelles a été douchée par le choix de la campagne de Harris de ne pas faire campagne sur les questions d’identité (rendant ainsi impuissants les arguments « woke » ou « DEI » avancés contre l’ancien procureur Harris) et de choisir comme colistier le gouverneur du Minnesota Tim Walz, dont les pitreries d’ « homme blanc populaire mais progressiste » mettent encore plus en évidence le caractère faussement terre-à-terre et anti-élitistes de Vance. 

Il est encore trop tôt pour savoir si les Républicains sont en train de se regrouper ou s’ils sont en train de se mettre au pied du mur. Les contributions de Thiel et consorts permettent indéniablement de remplir les caisses de la campagne Trump. Mais il n’est pas certain que cela soit un atout – l’ancien président avait gagné en 2016 bien qu’Hillary Clinton ait dépensé beaucoup plus que lui. Il est indéniable que le rapprochement de Trump avec la section la plus régressive de l’industrie technologique est un pari. S’il porte ses fruits, il rapprochera du pouvoir l’un des secteurs les plus vénaux et improductifs du capitalisme américain ; mais s’il échoue, il pourrait donner aux Démocrates l’occasion de resserrer encore davantage l’étau réglementaire autour du cou de l’industrie technologique. Reste à savoir s’ils se saisiraient alors de cette opportunité.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

Victoire écrasante en Iowa : en 2024, le retour de Donald Trump ?

Donald Trump en 2021. © Gage Skidmore

Malgré les affaires et sa tentative de putsch en 2020, Trump a triomphé à la primaire de l’Iowa le 16 janvier dernier, devançant son plus proche adversaire de 30 points. Archi-favori pour représenter le camp républicain, l’ancien Président devrait vraisemblablement affronter de nouveau Joe Biden à la fin de l’année, candidat par défaut du camp démocrate. Compter sur les affaires de Trump, une mobilisation de dernière minute pour « défendre la démocratie » ou un bilan macro-économique positif, comme semble le faire l’actuel locataire de la Maison Blanche, paraît risqué. La ferveur de la base trumpiste tranche en effet avec le manque d’enthousiasme des électeurs démocrates.

Du fait du poids des États-Unis dans le monde, la présidentielle américaine nous concerne tous. Celle de 2024 aura lieu dans un peu moins de dix mois et devrait logiquement voir s’affronter les mêmes candidats qu’en 2020 : le vieillissant Joe Biden côté démocrate, le multi-inculpé Donald Trump côté républicain. Ce dernier vient de triompher dans l’Iowa, première étape des primaires républicaines. Archi-favori pour remporter la nomination de son parti, il semble disposer de sérieuses chances de revenir au pouvoir. Pourquoi l’Amérique semble condamnée à rejouer le match de 2020, alors que trois électeurs sur quatre rejettent cette affiche opposant un criminel putschiste à un octogénaire au charisme d’huître ? Un troisième candidat pourrait-il créer la surprise ?

Côté démocrate : pourquoi Biden est le seul « véritable » candidat

Ceux qui pensaient que Joe Biden ne briguerait pas de second mandat ne connaissent sans doute pas bien le personnage ni son rapport au pouvoir. Lorsqu’il annonce son souhait de se représenter à l’hiver 2023, le Président sortant dispose de solides arguments. Son bilan législatif est largement supérieur à celui d’Obama, avec quatre lois majeures votées en deux ans : le plan de relance Covid, le plan d’investissement dans l’économie (« Build Back Better »), le plan d’investissement dans le secteur électronique (« Chips Act ») et le plan pour la transition énergétique (« Inflation Reduction Act »). En outre, le Parti démocrate a réalisé une performance inespérée lors des élections de mi-mandat, habituellement synonyme de déroute pour le parti au pouvoir : les démocrates ont gagné un siège au Sénat et de nombreux postes de gouverneurs et ont manqué de peu de conserver leur majorité à la Chambre des représentants.

Le bilan législatif de Biden est largement supérieur à celui d’Obama, avec quatre lois majeures votées en deux ans.

Par ailleurs, Biden a profité de sa mainmise sur le Parti démocrate pour redessiner le calendrier des primaires. En plaçant l’État de Caroline du Sud en tête des scrutins, il s’assure un démarrage optimal en cas de challenger sérieux. Si cet État vote largement républicain à l’élection générale, Biden y avait triomphé lors des primaires démocrates de 2020, grâce aux électeurs afro-américains qui lui sont durablement acquis. C’était justement en Caroline du Sud qu’il était parvenu à inverser la tendance dans sa bataille contre Bernie Sanders il y a quatre ans, alors que son concurrent de gauche avait remporté les premiers scrutins dans l’Iowa et le New Hampshire.

Etant donné le bilan honorable de Biden, la difficulté objective à le battre dans des primaires biaisées en sa faveur et le risque de diviser leur camp, les grands argentiers du Parti démocrate n’ont pas jugé utile de convaincre un autre candidat de défier le président sortant. Autrement dit, Biden représente le choix des élites du parti contre celui de ses électeurs, qui préféraient très majoritairement qu’il ne se représente pas. 

Le Parti démocrate ne manque certes pas de talents. Des gouverneurs très en vue et biens financés comme Gavin Newsom (Californie) et Gretchen Whitmer (Michigan) ont préféré patienter. Les gouverneurs Josh Shapiro (Pennsylvanie) et Andy Beshear (Kentucky) avaient également de solides arguments : le premier a remporté l’État clé de l’élection 2020, le second s’était fait élire en terre ultra-trumpiste. Mais l’un comme l’autre doivent d’abord faire leurs preuves au pouvoir dans leur État. Restaient les anciens poids lourds de la primaire 2020, à commencer par l’ambitieux ministre des Transports Pete Buttigieg. L’option logique aurait été la vice-présidente Kamala Harris, mais du fait de son inaptitude politique, elle n’a pas été en mesure de se construire une stature nationale. Moins populaire que Joe Biden, elle aurait eu toutes les peines du monde à justifier de le défier. Tous ces candidats potentiels issus de l’establishment démocrate n’ont donc pas envie de s’opposer à leur chef et préfèrent attendre 2028 pour laisser libre cours à leurs ambitions. 

Biden représente le choix des élites du parti contre celui de ses électeurs, qui préféraient très majoritairement qu’il ne se représente pas. 

Et à gauche ? Bernie Sanders a un an de plus que Joe Biden et aurait fait face à des difficultés structurelles plus importantes qu’en 2020 pour le battre dans des primaires. Il a donc préféré poursuivre sa stratégie d’entrisme en misant sur la réélection de Biden. Dans cette logique, il a rapidement soutenu la candidature du président sortant, coupant l’herbe sous le pied d’un potentiel challenger issu de l’aile gauche.

Alexandria Occasio-Cortez est quant à elle trop jeune et isolée pour se sentir capable de défier Joe Biden. D’autres progressistes comme la présidente du Progressive Caucus Pramala Jayapal ou l’élu californien Ro Khanna restent davantage liés à l’appareil du parti. Du reste, Biden avait pris soin de décourager tous les candidats potentiels mentionnés plus haut en leur réservant une place dans son administration (Harris, Buttigieg) ou en les intégrant dans son dispositif de campagne (les gouverneurs, Ro Khanna…). Quant aux petits candidats qui lui disputeront la primaire démocrate, ils n’ont pas d’envergure nationale. 

Sauf accident de santé ou retournement de dernière minute des cadres du parti, Biden sera donc investi candidat démocrate cet été. Il aurait probablement été plus responsable de sa part de laisser la place, mais Biden a toujours été attiré par le pouvoir. Il est, par bien des aspects, le stéréotype d’un politicien ayant passé toute sa vie à Washington. 

Trump assuré d’obtenir la nomination des Républicains

Si Donald Trump porte mieux son âge (77 ans) que Joe Biden, sa candidature n’était pas nécessairement évidente. En premier lieu, les sondages suggèrent que n’importe quel autre républicain ferait mieux. Cette impression est renforcée par ses performances électorales : en 2018, il perd largement les élections de mi-mandat. En 2020, il rejoint le club très fermé des présidents sortants battus, ce qui n’était pas arrivé depuis 1992, lorsque la droite conservatrice avait aligné deux candidats. En 2021, les républicains perdent le contrôle du Sénat par sa faute lors d’élections spéciales en Géorgie. En 2022, les candidats qu’il avait appuyés aux élections de mi-mandat se sont fait écraser. En cause, sa formidable capacité à mobiliser l’électorat démocrate et indépendant contre lui. 

Deuxièmement, Donald Trump a essayé de renverser le résultat des élections lors d’une tentative de putsch ayant abouti à la mise à sac du Capitole le 6 janvier 2021. Il est d’ailleurs inculpé dans deux procès liés à son rôle dans cette insurrection. Lui-même passe son temps à proclamer qu’une fois réélu, il mettra tout en œuvre pour expédier ses adversaires politiques en prison. Si cette rhétorique mobilise sa base, elle constitue un handicap évident pour l’élection générale. De plus, ses procès risquent de mobiliser une partie de son temps et de ses ressources pendant les derniers mois de la campagne, en plus de présenter le risque d’aboutir sur des condamnations politiquement désastreuses et de générer une couverture médiatique défavorable. 

Pour toutes ses raisons, les cadres du Parti républicain auraient pu tenter d’imposer un autre candidat. Seulement, Trump reste de loin la personnalité la plus populaire auprès de la base qui vote aux primaires et se déplace régulièrement aux élections intermédiaires. Les poids lourds républicains n’ont pas osé défier leur base électorale en prenant des mesures pour stopper Trump en amont. Ils ont ainsi refusé de le destituer après sa tentative de putsch, puis de coopérer avec les démocrates lors de la Commission parlementaire chargée d’enquêter sur le sac du Capitole.

Trump reste de loin la personnalité la plus populaire auprès de la base qui vote aux primaires et se déplace régulièrement aux élections intermédiaires.

Aidé par un écosystème médiatique conservateur extrêmement puissant, Trump a réussi à convaincre une majorité d’électeurs républicains que Joe Biden avait volé l’élection de 2020 et que les violences du 6 janvier 2021 avaient été commises par des agents du FBI infiltrés et des militants antifas venus polluer une « manifestation patriotique ». Un pan entier de l’électorat et de nombreux élus républicains vivent ainsi dans une réalité alternative.

Pour rappel, les tribunaux et la Cour suprême ont tranché plus de 40 fois et de manière unanime contre Trump dans toutes ses plaintes. Trump lui-même a admis dans des conversations enregistrées qu’il cherchait à renverser le résultat sans preuve, de nombreux témoignages de ses équipes et de sa famille attestent qu’il a reconnu en privé avoir perdu l’élection et fabriqué les allégations. Et de multiples gouverneurs républicains et membres de son administration ont rejeté en public et en privé ses allégations de fraudes.

L’establishment républicain et la justice impuissants face à la popularité de Trump

Si des candidats a priori sérieux le défient dans les primaires républicaines, Trump s’est placé au-dessus du lot en refusant de participer aux débats télévisés. Ses adversaires ont majoritairement refusé de l’attaquer de front et promis de le soutenir s’il obtenait la nomination, reconnaissant implicitement leur impuissance.

Parmi les outsiders figurait son ancien vice-président Mike Pence, considéré comme un traître à la cause par la base trumpiste pour avoir osé s’opposer à leur chef. Il a jeté l’éponge avant le scrutin de l’Iowa. Un temps pressenti comme adversaire sérieux, le gouverneur de Floride Ron DeSantis a fait de la lutte contre le wokisme sa marque de fabrique. Sa candidature s’est rapidement effondrée, alors qu’il s’est révélé être dénué de charisme et de capacité à toucher les électeurs. Ses soutiens financiers ont déchanté en observant sa dégringolade dans les sondages, confirmée par une seconde place dans l’Iowa très loin derrière Trump (21%, contre 51 %).  

L’ancienne gouverneur de Caroline du Sud et ambassadrice de l’administration Trump aux Nations-Unies Nikki Haley incarnait, avant la victoire de Trump en 2016, une des étoiles montantes du parti. Cataloguée comme « modérée », elle a su soutenir Trump lorsque cela comptait sans pour autant apparaître comme une extrémiste. Pour autant, ses positions bellicistes (elle avait appelé à bombarder préventivement l’Iran le lendemain de l’attaque du Hamas du 7 octobre) et sa fidélité à la ligne du parti en matière programmatique (baisse des impôts sur les riches, dérégulations de l’industrie, privatisations du secteur public et de la Sécurité sociale, climato-scepticisme…) en font une politicienne extrémiste à tous égards. Mais contrairement à Trump, elle respecte les codes des institutions. Sur les questions internationales, elle est une digne héritière de l’ère Bush, ce qui en faisait le nouvel espoir des grands donateurs du parti républicain. Elle a néanmoins échoué à détrôner DeSantis en Iowa, finissant 3e avec 19 % des voix. L’entrepreneur Vivek Ramaswamy, enfin, avait fait parler de lui comme plus trumpiste que Trump. Après son échec en Iowa, il a mis un terme à sa campagne et apporté son soutien à l’ancien Président.

Au vu des scores réalisés par les différents candidats dans l’Iowa et des faiblesses des concurrents de Trump, ce dernier est donc déjà quasi-assuré de remporter la nomination de son parti. Pour le bloquer, certains placent leurs espoirs dans les procédures judiciaires, mais ce pari semble hasardeux. Certes, lorsque vous tentez un coup d’État, vous n’avez généralement pas le droit à l’erreur ni de seconde chance. Trump ayant maladroitement tenté un coup d’État, le fait qu’il puisse se représenter à une élection paraît incongru. Pourtant, si certains procès devraient déboucher sur une condamnation, la plupart risquent d’avoir du mal à arriver à un verdict avant les élections de 2024. Et Trump pourra, dans presque tous les cas, faire appel. Appel qui sera suspensif, sauf décision contraire du juge.

Parmi les innombrables affaires de l’ancien Président, l’une sera tranchée par la Cour Suprême. Elle fait suite à une condamnation de Trump dans l’Etat du Colorado, qui le rend inéligible dans cet État, en s’appuyant sur la section 3 du 14ème amendement de la Constitution, qui interdit à quelqu’un ayant participé ou soutenu des actes insurrectionnels d’exercer des postes à responsabilité. Dominée par le camp républicain – à 6 juges contre 3, dont 3 nommés par Trump – la Cour Suprême reste critique du trumpisme. Cette élite ultra-conservatrice préfère des candidats tout aussi radicaux sur le fond mais moins instables, comme Ron DeSantis ou Nikki Haley. Toutefois, là encore, s’opposer à une figure aussi populaire dans la base républicaine délégitimerait fortement les juges républicains et le Cour suprême. Ainsi, compter sur la justice américaine pour bloquer Trump paraît illusoire.

Pourquoi Trump est légèrement favori d’après les sondages

Si l’affiche de l’élection 2024 devrait donc être la même que celle de 2020, cette élection ressemble par bien des aspects davantage à celle de 2016. Trump est vu comme un dangereux personnage, mais fascine les médias. Le candidat démocrate est choisi par défaut, incarne la continuité et n’a pas de grand projet politique à proposer à l’Amérique mis à part la sauvegarde des institutions contre la menace incarnée par le milliardaire. Enfin, l’électorat est tout sauf emballé par l’affiche qu’on lui propose et risque de bouder les urnes. Une recette qui avait permis à Trump de l’emporter il y a bientôt huit ans.

Les sondages sont historiquement et objectivement mauvais pour Joe Biden.

Au mieux, les sondages à dix mois de l’élection livrent une photographie de l’état de l’opinion. Aux États-Unis plus qu’en France, ils sont connus pour leur marge d’erreur importante, autour de 4 points aux présidentielles de 2016 et 2020. Et les intentions de vote à l’échelle nationale ne valent pas grand-chose puisque l’élection se joue au niveau des États via le système de Collège électoral. Cela étant, les sondages sont historiquement et objectivement mauvais pour Joe Biden. Si on ne considère que les moyennes compilées par les agrégateurs, sa côte de popularité (38 %) est désastreuse pour un président sortant qui vise un second mandat. Seul Harry Truman, en 1948, était aussi bas. Dans l’hypothèse d’un duel avec Trump, Biden est donné à 1,5% en dessous de son adversaire.

Surtout, des signaux préoccupants inquiètent les stratèges démocrates, à commencer par l’effondrement de Biden auprès des jeunes électeurs. Les sondeurs ont différentes théories pour expliquer ce constat, mais on peut l’expliquer par un mécontement assez général de cette tranche d’âge du fait du manque d’action climatique de Biden, sa complicité avec Netanyahou dans sa guerre atroce à Gaza et des conditions économiques dégradées pour les jeunes actifs et les étudiants. L’annulation de montants considérables de dette étudiante, malgré une tentative de blocage par la Cour Suprême, n’aura visiblement pas suffi à convaincre cette génération qui doit faire face à un coût de la vie de plus en plus élevé.

Une tendance similaire s’observe pour d’autres sous-groupes d’électeurs votant traditionnellement démocrate. Le soutien à Biden chez les Américains musulmans serait par exemple passé de 70 % à 18 % à cause de sa gestion des questions au Moyen-Orient. De même, Biden reculerait auprès des Hispaniques et Afro-Américains. Or l’issue de nombreux États clés dépend fortement du vote de ces minorités.

Ces sondages confirment donc un manque d’enthousiasme de la base militante démocrate pour son candidat. Or, contrairement à 2020, Joe Biden va devoir faire campagne sans se cacher derrière le Covid pour éviter les déplacements. Et il porte son âge d’une manière embarrassante. Au-delà des multiples gaffes, lapsus, il suffit de l’entendre s’exprimer et de comparer sa diction avec ses performances de 2008, lorsqu’il faisait campagne pour Obama, pour réaliser à quel point il est diminué. 

Etat de l’économie, autres candidats, mobilisation… Des facteurs qui comptent

Si Biden part à priori avec plusieurs handicaps majeurs, l’élection est encore loin. D’ici à novembre, de multiples facteurs vont s’inviter dans la campagne et peuvent inverser la tendance. Sauf crise majeure, comme une guerre étendue au Moyen-Orient, la situation économique et les prix à la pompe devraient jouer un rôle majeur. Sur ce plan, Joe Biden a du souci à se faire.

Pour l’américain moyen, Biden est le Président qui leur a sucré divers aides tout en causant une inflation galopante.

Malgré ses victoires législatives indéniables, Biden a présidé pendant une période de forte inflation. Les arguments attribuant celle-ci à ses plans de relance et d’investissement sont peu convaincants : l’Europe a connu une inflation plus forte et persistante sans bénéficier de ce type de politique. Quoi qu’il en soit, la présidence Biden a également coïncidé avec l’expiration de certaines dispositions sociales mises en place par Trump et Biden pour faire face au Covid. En particulier, le moratoire sur le remboursement des prêts étudiants, celui sur les expulsions de logements, la fin du programme d’allocations familiales mis en place entre 2021 et 2023, la fin des subventions publiques pour l’assurance maladie Obamacare et des subventions supplémentaires à l’aide alimentaire.

Autrement dit, pour l’américain moyen, Biden est le Président qui leur a sucré divers aides tout en causant une inflation galopante. Si la réalité est bien plus nuancée, et que le projet du parti républicain est de faire pire, le retour de l’inflation à des niveaux « normaux » n’efface pas le fait que les prix restent élevés. En particulier, l’accès au logement est devenu très difficile, entre les loyers qui explosent et les taux d’intérêt qui ont flambé suite à la politique monétaire de la FED.

Certes, les chiffres de l’emploi et de la croissance feraient pâlir d’envie un dirigeant européen. Sous Biden, l’économie américaine a créé de l’emploi à un rythme sans précédent. Les salaires ont également augmenté, en partie sous son impulsion et celle des syndicats qu’il soutient ouvertement. Mais ces excellents résultats macroéconomiques cachent des perspectives plus difficiles pour l’américain moyen, celui qui ne vote qu’à la présidentielle et se souvient avant tout du mandat Trump comme d’une période – crise de Covid exceptée – où l’économie se portait plutôt bien.

Si l’état ressenti de l’économie est un signal négatif pour les Démocrates, ceux-ci espèrent néanmoins inverser la tendance en rejouant le match des élections de mi-mandat de 2022. Dans d’autres scrutins à l’échelle locale ou au niveau des Etats (référendums locaux, élections de gouverneurs ou autres mandats locaux), les Démocrates ont également réalisé des scores en moyenne supérieur de dix points aux sondages ou résultats de 2020. La suppression du droit à l’avortement à l’échelle fédérale et l’extrémisme du parti républicain ont notamment joué pour mobiliser les électeurs contre ce dernier. Biden aurait ainsi de quoi se rassurer. Mais ces scrutins intermédiaires sont marqués par une faible participation et une surreprésentation d’électeurs aisés ou politisés. Un socle insuffisant pour remporter une présidentielle. 

Inversement, on se souvient de la performance remarquable de Donald Trump en 2020, lui qui avait gagné 12 millions d’électeurs par rapport à 2016 et fait quatre points de mieux que les sondages à l’échelle nationale. Il avait aisément remporté des États qu’on disait disputés comme la Floride, l’Ohio voire le Texas, tout en perdant sur le fil les États qui décidèrent l’élection (de 40.000 voix au total). De nombreux experts estiment ainsi que la portion de l’électorat qui ne se déplace qu’aux présidentielles va favoriser Trump. 

Enfin, reste l’inconnu des candidatures tierces. En 2016, la candidate du Green Party Jill Stein avait potentiellement coûté quelques États à Hillary Clinton. En 2020, c’est le candidat du parti libertarien qui avait peut-être fait perdre Trump. Mais on parle alors de scores marginaux (entre 0.5 et 2 %) et d’électeurs qui n’auraient pas nécessairement voté pour un autre candidat. En 2024 la candidature indépendante de l’excentrique et réactionnaire Robert F. Kennedy est, pour le moment, créditée de 16 points dans les sondages. Reste à savoir comment ce score évoluera, à qui Kennedy prendra le plus de voix et s’il sera capable de figurer sur les listes électorales d’un nombre suffisant d’États clés. Sans le soutien d’un parti institué, il est en effet difficile de figurer sur les bulletins de vote.

Tout pronostic reste donc à cette heure encore incertain. Mais l’hypothèse d’un remake du match de 2020 se profile et la ferveur de la base républicaine en faveur de Trump tranche par rapport au peu d’enthousiasme que suscite Biden dans son camp.

Pour être réélu, il faudrait déjà que Biden ait un programme

Surnomme “Sleepy Joe” pour son inaction par Donald Trump, le Président américain peine à séduire les électeurs. © Gage Skidmore

Joe Biden, qui entame sa campagne de réélection, est confronté à des chiffres historiquement bas dans les sondages. La bonne nouvelle, c’est qu’il peut compter sur un programme tout trouvé, à savoir le défunt projet de loi « Build Back Better » (Reconstruire en mieux). La mauvaise nouvelle ? Il faudra le forcer à faire campagne sur la base de ce programme, qu’il a vraisemblablement abandonné. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

Joe Biden et les Démocrates sont candidats à leur réélection l’année prochaine, dans le cadre d’une campagne qui, selon le président américain, déterminera l’avenir de la démocratie américaine. Alors, que proposent-ils ? Pour le moment, visiblement pas grand chose.

Dans son spot publicitaire de lancement de campagne, le président s’est engagé à « finir le travail » sans expliquer en quoi consistait ce travail ni ce qu’il comptait faire pour le terminer. Se fondant sur des entretiens avec ses conseillers, l’Associated Press, l’équivalent américain de l’Agence France Presse, a rapporté en avril que le message de Biden 2024 « ne se distinguera guère » de sa rhétorique des six mois précédents, et qu’il « mettra en avant les réalisations de ses deux premières années, établira un contraste marqué avec les politiques publiques proposées par les Républicaines qu’il juge extrêmes, et balaiera les inquiétudes liées à son âge ». Nous en avons eu un avant-goût lors de son discours de juin à Chicago, où Biden a pointé du doigt les indicateurs macroéconomiques positifs pour démontrer que les « Bidenomics » (c’est-à-dire la gestion de l’économie selon Biden, ndlr) fonctionnent, mis en avant les lois qu’il avait déjà signées, se targuant de son soutien aux syndicats et reprochant aux Républicains de vouloir revenir à la théorie du ruissellement, qui est un échec.

Le problème, c’est que les Américains ne sont pas très enthousiasmés par la présidence de Biden, ni par son bilan économique. La cote de popularité du président est au plus bas depuis plus d’un an. Même les électeurs démocrates ne veulent pas qu’il se représente et confient aux sondeurs qu’ils ne sont pas convaincus par sa gestion de l’économie, en particulier les plus jeunes, les moins riches, les Afro-américains et les Latinos. Quant au bilan sur lequel Biden entend s’appuyer pour être réélu, un sondage récent a révélé que seuls 40 % des électeurs inscrits pensent réellement qu’il a un tel bilan, soit onze points de moins que pour Donald Trump, son adversaire probable.

Malheureusement, comme cela a été souligné à maintes reprises, la « macroéconomie forte » que Biden et ses partisans ne cessent de mettre en avant – faible taux de chômage, fortes augmentations de salaires au bas de l’échelle et ralentissement du taux d’inflation – masque la souffrance et la précarité bien réelles dans lesquelles les travailleurs continuent de vivre. Ils sont confrontés à de plus en plus d’expulsions de leurs logements, à un système de santé dysfonctionnel et meurtrier et à des prix exorbitants pour toute une série de dépenses essentielles allant du logement à la garde d’enfants, en passant par les médicaments sur ordonnance et les produits alimentaires.

Tout cela est d’autant plus grave qu’une grande partie du bilan de Biden consiste en des reculs historiques de l’État-providence, puisqu’il a présidé à la disparition progressive des protections économiques particulièrement généreuses pour des standards américains mises en place pendant la pandémie. Plus de cinq millions de personnes ont été exclues du programme Medicaid et les expulsions ont atteint un niveau plus élevé qu’avant la pandémie. La fin du mois de septembre sera également marquée par la fin du financement des services de garde d’enfants, qui devrait entraîner des pertes d’emplois et peser sur d’innombrables familles, et la reprise du remboursement des prêts étudiants qui coûtera aux millions d’Américains concernés des centaines de dollars chaque mois.

Certes, Biden n’a pas tort de dire que ses « Bidenomics » constituent une rupture importante par rapport à des décennies de pensée conventionnelle sur le rôle que devrait jouer le gouvernement américain dans l’économie du pays. Mais le recours à des incitations fiscales et à des investissements publics pour stimuler le secteur privé n’est pas digne du New Deal 2.0 et est bien éloigné de l’ambitieux programme sur lequel il s’est présenté et qu’il a, au moins dans un premier temps, tenté de mettre en œuvre. Même ses soutiens admettent qu’il faudra un certain temps avant que les avantages économiques de ce programme ne se fassent sentir dans les portefeuilles des citoyens.

En d’autres termes, le président et son parti n’ont pas fait assez pour soulager les difficultés économiques des Américains, et ce qu’ils ont réussi à faire n’a pas encore l’impact qu’ils espéraient. Pour un parti qui tente de se faire réélire l’année prochaine, c’est un problème, d’autant plus que le taux de participation des principaux groupes d’électeurs démocrates semble faible, une situation qui avait déjà condamné le parti en 2016. Que vous pensiez que le message de campagne de Biden soit mauvais, bon ou entre les deux, cela n’a pas vraiment d’importance ; il ne fonctionne manifestement pas.

Heureusement pour eux, il existe une méthode qui a fait ses preuves et sur laquelle d’innombrables politiciens performants se sont appuyés pour remporter des élections et enthousiasmer leur base politique. En fait, c’est la même méthode que Biden a utilisée en 2020 pour obtenir un taux de participation record depuis un siècle, y compris parmi les groupes avec lesquels il est actuellement en difficulté : se présenter avec un programme ambitieux qui promet d’améliorer la vie des gens.

Il y a d’autres bonnes nouvelles pour le président : Biden et son équipe n’ont même pas besoin de consacrer du temps, de l’argent ou de l’énergie à l’élaboration d’un nouveau programme. Ils disposent d’un ensemble de promesses toutes prêtes sous la forme du défunt projet de loi Build Back Better (BBB), autrefois pièce maîtresse de la présidence de Biden. Cette loi promettait tout, de la gratuité des universités de proximité à un salaire minimum de 15 dollars par heure, en passant par l’accès universel aux crèches et l’abaissement de l’âge d’éligibilité à l’assurance-maladie. Autre bonne nouvelle : ce projet de loi et ses différents éléments ont été extrêmement populaires, toutes tendances confondues, jusqu’au bout, même lorsque l’inflation a fait la une des journaux et que la cote de popularité de Biden a commencé à s’effondrer.

Biden pourrait même aller plus loin et promettre de relancer certains des programmes de protection mis en place durant la pandémie et qui ont expiré sous son mandat, comme l’extension de la couverture Medicaid et la distribution de chèques alimentaires ou la suspension des remboursements de prêts étudiants.

Cette démarche s’inscrirait parfaitement dans le cadre de la requête , certes vague, déjà formulée par Biden aux électeurs pour qu’ils le laissent « finir le travail » et pourrait servir de cri de ralliement à son parti lors des scrutins à venir : Vous vous souvenez de ce programme de type « New Deal », qui n’arrive qu’une fois dans une génération, pour lequel vous m’avez élu et que les Républicains ont fait capoter ? Si vous votez à nouveau pour moi et que vous me donnez une majorité au Congrès, je le réaliserai au cours de mon second mandat.

Sauf que Biden ne semble pas intéressé par cette approche. Dans son discours de Chicago, le président a consacré l’essentiel de son intervention à parler de sa politique sur l’offre – à travers un soutien massif aux entreprises américaines – qui n’enthousiasme pas les électeurs. En matière sociale, il s’est contenté d’une vague promesse de relancer les mesures populaires du BBB en une seule phrase : « Je reste déterminé à continuer à me battre pour une éducation préscolaire universelle et des universités de proximité gratuites ».

Cela n’a rien de surprenant. Depuis toujours, Biden est un démocrate très conservateur. Les quelques politiques progressistes qu’il a promulguées lui ont été imposées par la pression de la gauche du parti. Aussi absurde que cela puisse paraître, il devra à nouveau être forcé à embrasser son propre programme présidentiel pour espérer sa réélection.

Les médias ont un rôle à jouer à cet égard. Les commentateurs de gauche ont des sueurs froides en voyant les chiffres alarmants de Biden dans les sondages, déclarant qu’il s’agit d’un grand mystère, et accusant même le petit Green Party (le parti vert américain a un programme plus à gauche que les Démocrates, mais pèse très peu, ndlr) d’être responsable d’une défaite imminente. Plutôt que de s’interroger sur les raisons pour lesquelles les électeurs ne comprennent et ne reconnaissent pas assez cet illustre Président, ils feraient un bien meilleur usage de leur temps et de leur énergie en encourageant le Président à être réellement à la hauteur et en l’incitant à relancer l’ambitieux programme qui était en principe la raison pour laquelle ils l’avaient apprécié au départ.

Au lieu de cela, en seulement deux ans, les médias progressistes ont apparemment oublié son existence. Pour ne citer qu’un exemple, Dan Pfeiffer, de Pod Save America, a qualifié le BBB, qui n’a jamais été adopté, de « performance législative historique » potentielle dont il n’a jamais assez souligné « l’impact et l’importance » et qui pourrait être « notre meilleure, et peut-être dernière, chance » de lutter contre le changement climatique. Mais face aux difficultés de Biden dans les sondages aujourd’hui, la seule suggestion de Pfeiffer est de « communiquer aux jeunes électeurs les exploits de Biden » – même si le projet de loi sur le climat que Biden a fini par signer n’était que l’ombre du projet de loi original, déjà très insuffisant.

S’il l’on estime que le sort de la démocratie américaine est en jeu l’année prochaine, pousser Biden à sortir le grand jeu devrait être une évidence. En l’état actuel des choses, Biden et les Démocrates se lancent dans ce qu’ils prétendent être l’élection la plus importante de notre vie tout en supposant que faire campagne sur un programme est inutile et que le rejet de l’opposition incarnée par Trump suffira. Ce pari peut fonctionner, mais il est tout de même très hasardeux.

Vers un défaut de paiement des États-Unis ?

© Louis Hevier-Blondel pour LVSL

Le bras de fer qui oppose Démocrates et Républicains pour relever le plafond de la dette inquiète de manière croissante les marchés financiers. En cas d’échec des négociations, les États-Unis pourraient faire défaut, provoquant une crise financière mondiale susceptible d’entraîner une grave récession. La situation découle pourtant d’un problème purement politique, qui n’a aucun lien avec des fondamentaux économiques et financiers.

La presse économique internationale et les milieux financiers ne parlent plus que de ça : le spectre d’un défaut de paiement des États-Unis. Le gouvernement fédéral américain a en effet atteint le plafond de dette publique autorisé par le Congrès, relevé à 31381 milliards de dollars en décembre 2021. Dans un courrier remis aux parlementaires, Janet Yellen, ancienne présidente de la FED et désormais secrétaire au Trésor de l’administration Biden (l’équivalent du ministre des Finances) estime que le gouvernement ne sera plus en mesure d’honorer ses obligations dès le 1er juin. Si le Congrès ne relève pas le plafond de la dette d’ici là, la première économie mondiale sera de facto en situation de faillite. Le problème n’a rien d’économique ou de financier, il s’agit purement d’une crise politique provoquée par des limites artificielles et l’extrémisme de responsables politiques déterminés à jouer avec le feu. Mais il cause déjà de sérieux remous sur les marchés.

Une aberration politique dénuée de toute rationalité financière

Un État comme la France doit emprunter sur les marchés pour financer son déficit public. Ces emprunts viennent s’ajouter à la dette existante et sont remboursés moyennant intérêt. Il n’y a pas de limite théorique au montant de la dette d’un État : tant que des créanciers souhaitent lui prêter de l’argent, il est possible d’utiliser les nouveaux emprunts pour rembourser les obligations existantes et « rouler la dette ». La faillite intervient lorsque l’État choisit de ne plus honorer ses créances (que ce soit en suspendant le paiement des intérêts ou en arrêtant de payer ses fonctionnaires et autres factures) ou qu’il y est contraint par le refus des investisseurs de lui prêter de l’argent à un taux acceptable pour financer ses dépenses. 

Les États-Unis ne sont pas dans ce cas de figure. Contrairement aux États de la zone euro, ils disposent de leur propre banque centrale. Et contrairement à de nombreux pays en voie de développement, leur dette est libellée dans leur propre devise : le dollar. Pour dépenser de l’argent, les États-Unis n’ont donc pas à l’emprunter. Au contraire, « ce sont les dépenses autorisées par le Congrès qui entraînent une création monétaire de la part de la FED » rappelle l’économiste Stéphanie Kelton. Cette institution crédite les comptes du gouvernement fédéral du montant voté par le Congrès, qui émet des bons du Trésor pour compenser son bilan. L’émission de ces obligations ne constitue pas une contrepartie indispensable. La FED peut racheter les bons qui ne trouveraient pas preneurs ou simplement conserver la dette de l’État fédéral à son bilan. Le point important à retenir est que l’État américain ne peut pas faire faillite. Du moins en théorie.

En pratique, une loi datant de 1917 instaure un plafond maximal à la dette que le gouvernement fédéral peut encourir. Ce plafond a été relevé d’un montant arbitraire par un vote au Congrès 78 fois depuis 1960, sans aucune conséquence macroéconomique notoire. Ce mécanisme, qui n’existe dans aucun autre pays à l’exception du Danemark, est particulièrement critiqué par les économistes et experts financiers. Quatre anciens secrétaires au Trésor démocrates et républicains (Bob Rubin, Larry Summers, Paul O’Neill, and Tim Geithner) ont publiquement demandé la suppression du plafond. Tout comme de nombreux anciens présidents de la FED, dont Janet Yellen, Ben Bernanke et le très libéral Alan Greenspan. Même l’agence de notation Moody’s partage cet avis.

Refuser de relever le plafond reviendrait à refuser de payer la note du restaurant après avoir terminé son repas.

Autrement dit, le plafond n’est qu’une limite artificielle résultant d’une décision politique. Sa légitimité est d’autant plus contestée que le relèvement du plafond ne vise pas à permettre des nouvelles dépenses, mais à honorer des créances déjà votées et affectées dans le budget fédéral. Ainsi, refuser de relever le plafond reviendrait à refuser de payer la note du restaurant après avoir terminé son repas.

Pourtant, depuis 2011, le Parti républicain a utilisé cette limite pour exercer une forme de chantage auprès des présidents démocrates (Obama en 2011 et 2013, Biden à présent) à chaque fois qu’il disposait d’une majorité dans au moins une des deux chambres du Congrès. Son objectif est de forcer les démocrates à accepter des coupes budgétaires dans des programmes sociaux et autres dispositifs en menaçant de pousser l’État fédéral au défaut de paiement. 

Le chantage du Parti républicain

De nombreux élus républicains et certains démocrates critiquent fréquemment le montant de la dette publique et des déficits. Ce sont souvent les mêmes qui assèchent les ressources de l’État en votant des baisses d’impôts pour les grandes fortunes et les multinationales, augmentent avec entrain le budget de l’armée et votent en urgence des plans de sauvetage du secteur financier à la moindre difficulté. L’opinion publique est globalement de leur côté : les enquêtes montrent régulièrement que les Américains s’inquiètent (à tort) du montant de la dette fédérale et des déficits publics. Mais lorsqu’on demande aux électeurs où faire des économies, l’opinion se renverse : les coupes budgétaires dans les principaux postes de dépenses (la santé, les retraites et l’éducation, soit environ 60 % du budget auquel il fait ajouter quelque 15 % de dépenses militaires et de sécurité intérieure) sont particulièrement impopulaires

Au sein du Parti démocrate, les élus ont compris que les compromis passés par Obama en 2011 et 2013 sont électoralement toxiques. Au Parti républicain, deux types de points de vue coexistent. D’un côté, des élus acquis à l’austérité souhaitent coûte que coûte réduire la dépense publique par dogmatisme économique ou hostilité aux programmes sociaux. Cette faction « traditionnelle » du Parti conservateur est de plus en plus minoritaire et décriée, tant ses positions sont devenues impopulaires (et expliquent en partie la déconvenue de Donald Trump en 2020 et du Parti républicain en 2022). Si les conservateurs veulent encore s’attaquer au modèle social américain, ils évitent majoritairement de le dire tout haut.

Le Freedom caucus, une seconde faction associée à la mouvance Tea party et au mouvement pro-Trump MAGA, généralement qualifié de « populistes » souhaite faire des coupes budgétaires de manière essentiellement rhétorique, en prenant soin de ne pas préciser où et combien. Son discours se résume à prétendre qu’ils existent des dizaines de programmes clientélistes instaurés par les démocrates, qui représenteraient des montants colossaux.

Que ce soit par idéologie ou opportunisme, ces deux factions extrémistes du Parti républicain cherchent à forcer la main des démocrates. Non seulement pour pouvoir revendiquer des victoires législatives devant leurs électeurs, mais également afin de contraindre les démocrates à prendre des décisions impopulaires, voire susceptibles d’affaiblir l’économie du pays avant une échéance électorale. 

Le Parti démocrate coupable de son optimisme et de son propre dogmatisme

La règle du plafond de la dette aurait pu être supprimé par une majorité démocrate au Congrès de deux façons : en votant une loi qui abroge la limite ou en relevant le plafond d’un montant suffisamment élevé pour garantir des décennies de tranquillité. Pourtant, en dépit des précédents où il a laissé des plumes dans ces parties de poker menteur, le Parti démocrate a refusé de supprimer le plafond de la dette lorsqu’il en avait la possibilité. Une partie de ses élus reste acquise au prisme austéritaire et à l’obsession du contrôle des déficits. Ils craignent qu’une rupture avec ces conventions les fasse passer pour d’irresponsables dépensiers. Ce n’est pas le cas de la gauche américaine, qui avait demandé la suppression de cette limite en 2022, redoutant le bras de fer à venir. 

Pour Biden, un défaut sur la dette signerait la fin de ses espoirs de réélection, et accepter des concessions susceptibles d’apaiser les républicains serait politiquement suicidaire.

Malgré ces alertes, Joe Biden a fait le pari que cette confrontation permettra de repeindre une fois de plus ses adversaires en dangereux extrémistes déterminés à couper des programmes sociaux populaires. Au risque de tout perdre : un défaut sur la dette signerait la fin de ses espoirs de réélection, et accepter des concessions susceptibles d’apaiser les républicains serait politiquement suicidaire.

C’est pourquoi, depuis la perte de sa majorité à la Chambre des représentants à l’automne dernier, Joe Biden a accusé les républicains de vouloir pousser le pays vers le défaut et de souhaiter détruire la Sécurité sociale [qui ne couvre que les retraités, les vétérans et les handicapés aux États-Unis, ndlr]. Sa position était simple : les républicains doivent d’abord présenter leur propre plan, et aucune négociation n’aura lieu tant que le défaut sur la dette sera sur la table.

Les républicains ont d’abord semblé lui accorder le point en renonçant à leur programme de coupes dans la Sécurité sociale (qui verse les pensions de retraite) et Medicare (assurance maladie publique pour les plus de 65 ans). Le speaker de la Chambre des représentants, le républicain Kevin McCarthy, semblait dans une position inextricable. Après avoir eu du mal à obtenir le poste de leader de son parti face à la contestation de son aile extrémiste, il devait réunir une majorité pour proposer un texte de loi visant à augmenter le plafond de la dette sous conditions. Contrairement à ce qu’imaginait la Maison Blanche, il est finalement parvenu à faire voter (à une voix près) un premier texte, renvoyant ainsi la balle dans le camp démocrate. Problème : les conditions des républicains sont si draconiennes qu’elles équivalent à exiger le suicide politique des démocrates. 

Un compromis impossible ?

Le texte voté par les républicains n’a aucune chance de passer au Sénat ou d’être signé par Joe Biden en l’état, pour la simple raison qu’il serait politiquement suicidaire pour ce dernier, en plus de constituer une humiliation personnelle. D’abord, les républicains ne proposent en échange qu’un relèvement très succinct du plafond, qui garantirait un nouveau bras de fer dès l’hiver, en pleine campagne présidentielle. En contrepartie, McCarthy n’exige ni plus ni moins que le renoncement de Joe Biden à la principale victoire législative de son début de mandat : la signature de l’Inflation Reduction Act. Plus précisément, il lui faudrait annuler le financement accru de l’IRS (organisme percevant les impôts) qui doit permettre de réduire la fraude fiscale (et donc le déficit), supprimer les subventions à la transition énergétique et abandonner l’annulation de la dette étudiante (en cours d’examen par la Cour suprême).

Les demandes des républicains incluent également une obligation de travail pour être éligible à l’aide alimentaire et à l’assurance maladie publique « Medicaid » destinée aux bas revenus, chômeurs et personnes en incapacité de travail. Au total, ces politiques de workfare toucheraient plusieurs dizaines de millions d’Américains et leurs familles. Enfin, les républicains souhaitent imposer des limites de dépenses à certains programmes sociaux, afin de déconstruire progressivement les maigres filets de sécurité existants. Accepter de telles conditions provoquerait vraisemblablement une récession, en plus d’un profond ressentiment de l’électorat.

Mais qualifier ces propositions d’extrémistes n’est pas chose aisée, pour la simple raison que les démocrates ont eux-mêmes proposé d’inclure dans leur projet de création d’une allocation familiale l’exigence d’occuper un emploi. Les autres dispositions ciblées sont surtout populaires auprès de l’électorat démocrate et indépendant. Si la proposition est politiquement inacceptable pour les démocrates, elle reste relativement défendable du point de vue des républicains.

Si Joe Biden joue sa réélection et son héritage dans ce bras de fer, Kevin McCarthy risque son poste de leader de la majorité parlementaire républicaine et son avenir politique.

D’où cette situation de blocage. Comme l’écrit le spécialiste du Congrès David Dayen, il est difficile de discerner un espace politique pour un compromis. Les coupes que Biden pourrait accepter ne représenteraient qu’une trentaine de milliards d’économies sur dix ans, moins de 1 % du budget annuel. Un tel ajustement « cosmétique » serait, en retour, inacceptable pour la faction radicale du Parti républicain. Si Joe Biden joue sa réélection et son héritage dans ce bras de fer, Kevin McCarthy risque son poste de leader de la majorité parlementaire républicaine et son avenir politique. Interrogé sur cette question pendant son passage sur CNN, Donald Trump a jeté de l’huile sur le feu en répondant « je dis aux parlementaires républicains : si vous n’obtenez pas des coupes budgétaires massives, vous devez aller au défaut ». 

Des alternatives plus ou moins crédibles

En l’absence de vote au Congrès, la Maison Blanche dispose de trois alternatives plus ou moins risquées pour éviter le défaut de paiement. La première serait d’ignorer purement et simplement le plafond de la dette. Biden pourrait le faire en invoquant une loi datant de 1974 qui, selon certains professeurs de droit, invalide de fait la notion de plafond. Une seconde option, plus sérieusement envisagée par l’administration Biden, est d’ignorer le plafond en invoquant le 14e amendement de la Constitution qui stipule que « la dette de l’État et ses obligations (…) ne sauraient être remise en question ».

Dans une interview récente, Janet Yellen a jugé que cette solution déboucherait sur une crise constitutionnelle, sans l’écarter pour autant. Différents constitutionnalistes ont pris position en faveur de cette option, que Joe Biden a commencé à mentionner publiquement. Du point de vue juridique, l’argument repose sur l’idée que le plafond de la dette est un artifice anticonstitutionnel, car il confère au Congrès le pouvoir d’empêcher le président d’appliquer des lois déjà votées par le législateur. Il pointe en réalité une contradiction, puisque la Constitution prévoit également que le pouvoir de contracter des dettes et d’autoriser des dépenses reviennent uniquement au Congrès. La question serait logiquement tranchée par les tribunaux, si les républicains osent provoquer une crise en contestant la décision de Biden en justice.

Dans une tribune du New York Times, le professeur de droit et ancien employée de la Banque fédérale de New York Robert Hockett se prononce en faveur de cette option. Dans le meilleur des cas, le Parti républicain se contenterait de protester vigoureusement et de lancer des procédures parlementaires qui n’auront aucune chance de produire des effets concrets (commissions, auditions, proposition de loi). Seuls quelques remous passagers seraient alors à craindre sur les marchés financiers. Dans le pire des cas, les républicains saisiraient les tribunaux pour forcer Biden à faire défaut — ou du moins à suspendre ses dépenses. Pendant la brève période de délibération de la Cour suprême, on pourrait alors assister à des mouvements de panique sur les marchés. Mais toujours selon Hockett et d’autres experts, la Cour suprême devrait logiquement trancher en faveur de Biden. Toute autre décision provoquerait la faillite des États-Unis, un scénario que même les juges les plus radicaux de la Cour ne semblent pas disposés à assumer, compte tenu de leurs verdicts sur des affaires touchant aux intérêts financiers du capitalisme américain (cette Cour suprême avait également refusé d’invalider l’Obamacare en 2020, quatre juges conservateurs rejoignant les trois juges nommés par des présidents démocrates pour confirmer par 7 voix à 2 la validité de la loi). 

Une alternative plus créative et détournée serait de prendre l’initiative de forcer les tribunaux à lever le plafond de la dette en attaquant l’administration Biden en justice. L’idée, détaillée par le professeur de droit Jonathan Zasloff, serait de trouver un individu ou une organisation détenant des bons du Trésor pour intenter un procès au Trésor. Comme Janet Yellen a déjà indiqué qu’elle ne sera plus en mesure d’honorer ses obligations sans l’intervention du Congrès, cela constitue de facto une rupture de contrat et justifierait une action en justice (standing). L’avantage d’une telle solution serait de permettre au camp démocrate de choisir la juridiction : en portant la procédure judiciaire devant un tribunal fédéral acquis au parti démocrate, le plaignant s’assurerait un jugement favorable de la Cour fédérale et (si nécessaire) du circuit d’appel. L’affaire serait probablement portée devant la Cour suprême par un recours républicain, ce qui reviendrait à la première option tout en dédouanant l’administration Biden. Si cette option ne semble pas être sérieusement envisagée par le camp démocrate, un syndicat de fonctionnaires vient de lancer une action en justice similaire dans ce but précis. 

Si Biden ne dispose que de « mauvaises » options, c’est uniquement parce qu’il n’a pas souhaité relever le plafond de la dette quand son parti en avait les moyens.

Ces deux premières approches présentent l’avantage de placer le parti républicain dans une position politiquement intenable, susceptible de l’endommager durablement. Qu’il choisisse de demander aux tribunaux de forcer un défaut sur la dette ou ravale sa fierté en admettant sa défaite, aucun scénario ne permet à McCarthy et à sa coalition de ressortir idem de la séquence. Mais l’inconvénient de ces solutions réside dans l’incertitude économique qu’elles créent. Il existe toujours un risque que les marchés paniquent devant l’apparente hétérodoxie de ces manœuvres et le délai inhérent à une décision de justice en cas de contestation devant les tribunaux.

D’où la troisième option, qui a le mérite de ne pas exposer le gouvernement à une procédure judiciaire. La presse américaine la désigne sous le terme « mint the coin », car elle repose sur l’émission d’une pièce en platine d’une valeur d’un trillion de dollars. Le département du Trésor pourrait, en vertu d’un paragraphe contenu dans une obscure loi de 1996, forger une pièce de monnaie en platine et lui attribuer la valeur arbitraire de 1000 milliards de dollars. En créant cette pièce et la déposant dans son compte à la banque fédérale de New York, le Trésor réduirait immédiatement sa dette de la valeur du jeton. Janet Yellen avait qualifié cette solution de « gimmick » (gadget, ndlr) et l’actuel président de la FED (nommé par Trump) l’avait fustigé au titre qu’il n’est pas question de « faire sortir des lapins de notre chapeau magique ». Pour autant, des économistes aussi sérieux que le Nobel Paul Krugman et des titres de presses comme Bloomberg ont longtemps argumenté en faveur de cette option, à laquelle les principales critiques opposent un risque inflationniste a priori inexistant

L’inconvénient de cette solution aussi absurde que le plafond de la dette lui-même tient dans son optique : si elle n’était pas suffisamment prise au sérieux, l’opération pourrait provoquer une perte de confiance des marchés financiers et des agents économiques. C’est pourquoi Paul Krugman lui préfère désormais une alternative plus complexe, consistant à émettre des bons du Trésor « premiums » qui « joueraient sur la définition même d’une dette ». L’avantage, pour l’économiste, serait que la complexité de cette solution la rendrait incompréhensible pour le commun des mortels, et lui offrirait donc un cachet de sérieux susceptible de ramener la confiance des agents économiques, du moins davantage que l’émission d’une pièce arbitrairement affublée de la valeur d’un trillion de dollars.

Vers un nouveau renoncement de Joe Biden

Joe Biden osera-t-il recourir à l’une de ces solutions inédites ? Le président est connu pour son indécision et son attachement aux normes. S’il a récemment évoqué le recours au 14e amendement et la pièce d’un trillion de dollars en platine, il a précisé dans la foulée qu’il ne pensait pas que « cela résoudrait notre problème ». Il n’est pas aidé par sa secrétaire au Trésor Janet Yellen, qui alerte quotidiennement sur le risque de défaut tout en dénigrant les solutions citées plus haut.

Si Biden ne dispose que de « mauvaises » options, c’est uniquement parce qu’il n’a pas souhaité relever le plafond de la dette quand son parti en avait les moyens. Et si les solutions sont toutes de natures plus ou moins absurdes, c’est que le problème du plafond de la dette l’est tout autant. 

Selon le Washington Post, la Maison-Blanche commencerait à envisager un compromis avec les républicains. Cette fébrilité s’explique en partie par la couverture médiatique négative et l’angle de traitement journalistique défavorable qu’elle reçoit dans ce bras de fer. C’est pourquoi les démocrates explorent désormais une nouvelle approche au Congrès, qui consisterait à négocier sur deux fronts à la fois : le plafond de la dette et le budget de 2024. L’idée étant de faire des concessions aux Républicains sur le second volet tout en restant ferme sur le premier. Chaque parti pourrait ainsi revenir vers ses électeurs en revendiquant la victoire. Pas certains que les Américains soient dupes, surtout lorsque les coupes budgétaires commenceront à affecter leur quotidien…

Quand la « guerre culturelle » profite aux médias conservateurs

À gauche comme à droite, c’est un « journalisme de guerres culturelles » qui prédomine aux États-Unis depuis l’ère Trump. Sans surprise, les thèmes qui ont conduit ce dernier au pouvoir (la défense d’une Amérique pluriséculaire contre une élite féministe, écologiste et antiraciste) sont prégnants dans les médias pro-républicains. Les médias pro-démocrates répliquent par une surenchère identitaire qui s’adresse à la bourgeoisie diplômée et progressiste du New York Times, ainsi qu’aux diverses « communautés » qu’ils cherchent à représenter. Ils sont cependant en perte de vitesse. Des audiences record de Breitbart News et de Fox News au changement à la tête de CNN (rachetée par un milliardaire proche des Républicains), c’est une droitisation du paysage médiatique américain qui est en cours.

La polarisation des médias américains autour des questions culturelles et « sociétales » découle d’une mutation dans leur structure de financement. Longtemps, la nécessité d’attirer les publicitaires garantissait une ligne éditoriale consensuelle, adressée à un large public, affichant des objectifs de neutralité et d’objectivité. Ce « consensus sédatif », analysent Serge Halimi et Pierre Rimbert, a évolué vers un « dissensus lucratif ».

En effet, ce sont aujourd’hui les réseaux sociaux qui captent l’essentiel de la publicité au détriment des médias. Pour s’adapter à cet état de fait, ceux-ci se tournent vers une audience bien plus ciblée, cherchant à la fidéliser par un contenu spécifiquement produit pour elle – afin de percevoir des abonnements ou s’assurer un audimat élevé. Un changement qui favorise les lignes éditoriales radicales sur les questions culturelles. Ainsi, notent Halimi et Rimbert, les médias « s’emploient à séduire des “communautés qui reçoivent sur les réseaux sociaux les liens d’articles isolés, détachés du reste de l’édition du jour, mais correspondant étroitement à leurs attentes. Sur chacun des sujets qui les mobilisent, ces petits groupes accueilleront tout faux pas par une tempête de tweets indignés ».

C’est ainsi que les fractures culturelles révélées par l’élection de Donald Trump ont été accrues par les médias américains. Lectorat démocrate et spectateurs républicains ont eu accès une information de plus en plus compartimentée et sectorisée. Jusqu’à cohabiter avec deux visions du monde parallèles : les uns persuadés que Donald Trump était un agent de Moscou, les autres qu’il constituait un rempart via la submersion migratoire et la dérive progressiste (woke, dit-on aujourd’hui) qui menacerait les États-Unis.

À cette « guerre culturelle » dans laquelle les médias démocrates se sont engouffrés avec joie – trop heureux de ne pas à avoir à évoquer les questions économiques et sociales -, c’est la droite qui semble ressortir grande gagnante.

Brutalisation de la vie partisane

L’existence d’un consensus bipartisan sur les questions les plus structurantes – économie, finance, géopolitique – n’empêche pas une brutalité croissante de la vie politique américaine. Bien au contraire.

Le 28 octobre 2022, Paul Pelosi a été sauvagement attaqué par un inconnu à coups de marteau dans sa résidence de San Francisco en Californie. Le mari de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, fut attaqué au marteau par un militant d’extrême-droite canadien, David DePape. « Où est Nancy ? » fut le cri de l’agresseur. Arrêté par la police californienne, il était l’auteur d’un blog où il postait plusieurs dizaines de fois par mois des caricatures antisémites, complotistes, reprenant le tristement célèbre « 9/11 was an inside job ».

Âgée de près de 82 ans, Nancy Pelosi est devenue présidente de la chambre des représentants pour la première fois en 2006. En d’autres temps, l’agression du mari de cette élue de premier plan aurait provoqué une vague transpartisane de soutiens. En 2017, plusieurs élus Républicains avaient été visés par un militant démocrate qui leur avait tiré dessus. Steve Scalise, coordinateur du groupe républicain à la Chambre des représentants, avait été gravement touché. Les élus démocrates avaient réagi en dénonçant l’attaque et en affirmant leur soutien aux victimes.

Cinq ans plus tard, la réaction des Républicains est tout autre. Les condamnations de certains élus ont été inaudibles. Donald Trump Jr a tweeté une photo de marteau accompagné d’un caleçon, référence à la tenue de Paul Pelosi lors de l’attaque, et la mention « J’ai mon costume d’Halloween de Paul Pelosi ! ». Ted Cruz, ancien candidat aux primaires des Républicains, a condamné l’attentat puis déclaré que « personne ne sait vraiment ce qu’il s’est passé », surfant sur la théorie du complot selon laquelle les Pelosi connaitraient l’agresseur. Interrogé sur le sujet lors d’une émission de radio, l’ex-président Trump déclarait qu’il y avait « vraiment des choses bizarres dans cette famille. […] Toute cette affaire est étrange. » avant de conclure sur le fait que, selon lui, « la vitre était brisée de l’intérieur et que les policiers étaient là pratiquement depuis le début ».

Ce changement de réaction face à un drame politique est l’effet de plusieurs années de diabolisation des élites démocrates. Hillary Clinton, Nancy Pelosi mais également Joe Biden ont été l’objet d’attaques verbales de plus en plus violentes depuis le début du « moment Trump ». Attaques relayées et permises par un écosystème médiatique américain en pleine droitisation…

Breitbart : une poussée fulgurante, des marges médiatiques au mainstream

Tout commence dans les années 2000. Steve Bannon, fort de ses contacts dans le monde de la finance après son passage à Goldman Sachs, produit une vingtaine de films avant de faire la rencontre d’Andrew Breitbart, journaliste, lors du tournage d’un documentaire pro-Reagan. Breitbart veut alors créer un média alternatif. Robert Mercer, milliardaire qui a fait fortune dans l’intelligence artificielle est devenu rapidement le soutien financier de Steve Bannon. Grâce à son aide, le média passe d’un agrégateur d’articles à un site internet professionnel, le propulsant, en termes d’audience, sur la scène médiatique.

L’attaque du Capitole et le rôle de Trump ont provoqué de vives dissensions, y compris au sein de l’écosystème Fox News. Sans pour autant renier sa ligne idéologique, cette chaîne se tourne également vers de nouveaux poulains…

La mort d’Andrew Breitbart en 2012 profite à Steve Bannon. Celui-ci devient directeur du média. Il l’oriente vers une autre ligne éditoriale, délaissant la volonté d’indépendance pour en faire un outil d’influence politique. Depuis 2012, Breitbart porte l’étendard de l’alt-right (le terme arrivera toutefois dans le débat public plus tard), la droite populiste et nativiste américaine.

À l’origine, il s’agissait d’un média d’opinion parmi d’autres, conçu dans une optique de bataille culturelle. La stratégie commerciale agressive de Breitbart lui a permis de conquérir un public grandissant. Titres racoleurs, republication de contenus viraux provenant de médias similaires mais moins structurés, exclusivités d’un candidat soutenu par la direction du média : tout était bon pour accroître l’audience et fidéliser une communauté. Breitbart a tout d’abord soutenu Ted Cruz début de 2015 avant de pivoter vers un certain Donald Trump…

Breitbart a été, pendant la dernière partie de la campagne présidentielle américaine de 2016, le média le plus influent du camp ultra-conservateur, ayant calqué sa ligne éditoriale sur la campagne de Trump. Quelques mois après sa victoire, les audiences du site ne sont plus aussi bonnes. Breitbart s’était positionné solidement en tant que n° 2 derrière Fox News pendant assez longtemps, mais le média a désormais perdu beaucoup de son influence au profit de cette dernière. En effet, les interventions de Trump sur la chaine câblée ont attiré les électeurs républicains. Ainsi, sa marginalisation est le fruit de son succès : ses thèses extrémistes n’étaient plus cantonnées à quelques médias d’extrême-droite, mais devenaient mainstream

Trump : chef de file de cette nouvelle galaxie ?

La fondation de Fox News remonte quant à elle à 1996. On y trouve le magnat des médias Robert Murdoch et Roger Ailes, ancien consultant du Parti Républicain. Ayant travaillé pour Reagan, Nixon et George H.W. Bush, Ailes donna à la chaîne sa ligne politique directrice : la défense du Parti Républicain et du conservatisme. C’est en 2016 qu’Ailes laissa sa place à Bill Shine. Celui-ci reprit la ligne populiste de droite de Breitbart, et donna une audience croissante à Donald Trump.

Son positionnement politique fut cohérent avec la suite de sa carrière, puisqu’il quitta la chaîne en 2018 pour rejoindre la Maison Blanche en tant que directeur de la communication. Il ne s’agi pas d’un cas isolé : de nombreux liens ont existé entre la Maison-Blanche et les médias de droite sous l’ère Trump. Comme le note Sébastien Mort, universitaire et spécialiste des médias conservateurs américains, on assiste à « un processus de légitimation mutuelle ». Les médias conservateurs reprennent habituellement les éléments donnés par les politiques. Avec Trump, le processus s’inverse également. Les médias conservateurs s’approprient les éléments de langage du chef d’État. Fox News a recruté de nombreux anciens membres de l’administration Trump, tout comme celle-ci a fourni des troupes à l’ancien Président lors de la constitution de ses équipes…

Le milliardaire John Malone, qui possède CNN, est également propriétaire terrien – maître de pas moins de 6000 km2 de terres à travers les États-Unis. Ce « cowboy du câble » a démenti vouloir influencer la ligne éditoriale de sa chaîne…

Sean Hannity, présentateur vedette de Fox News, ainsi que d’autres journalistes de la chaîne, ont servi de cabinet non-officiel de conseil auprès du président Trump. Hannity et Trump ont partagé la scène de plusieurs meetings. Politico rapporte un échange de SMS en décembre 2020. Le sujet ? L’organisation du 6 janvier qui débouchera sur l’invasion du Capitole. Le présentateur a tenté sans succès de dissuader le candidat d’organiser un meeting ce jour-là à Washington, par peur de débordements – ce qui ne manqua pas d’arriver…

Cet épisode a provoqué de vives dissensions, y compris au sein de Fox News. Sans pour autant renier sa ligne idéologique, cette chaîne s’est tournée vers de nouveaux poulains, à l’instar du gouverneur de Floride Ron DeSantis, prétendant à la nomination du Parti Républicain pour les prochaines présidentielles. Récemment, l’un de ses coups d’éclat médiatiques, abondamment commenté et relayé par Fox News et sa galaxie, a constitué à envoyer une cinquantaine de migrants sur l’île de Martha’s Vineyard. Située au bord du Massachusetts, elle est un symbole de l’establishment démocrate : y envoyer cinquante migrants était ainsi censé souligner l’hypocrisie des progressistes face à leurs hésitations quant à l’attitude à adopter…

C’est ainsi que fin 2020, Fox News était la chaîne câblée la plus regardée aux États-Unis, de toute l’histoire de la télévision. Devant CNN, ce qui n’est pas sans conséquence pour cette dernière…

De nombreuses études établissent que le positionnement politique du canal de diffusion influe sur la perception de l’information : un article sur la politique migratoire de Trump diffusée par Fox News sera perçu comme conservateur, tandis que la même information diffusée par CNN sera perçue comme progressiste. Mais CNN tient-elle toujours le rôle de chaîne de centre-gauche qu’elle a historiquement joué ?

CNN, nouvel organe des Républicains ?

C’est lors des manifestations de Black Lives Matter qui ont éclaté après la mort de George Floyd en 2020 que la ligne éditoriale de CNN a sensiblement changé. Sa couverture des manifestations s’est en effet révélée plus critique qu’on ne l’aurait attendu d’un canal de centre-gauche : divers reportages et articles se sont concentrés sur le caractère violent des mobilisations. À l’inverse, le positionnement adopté par MSNBC correspondait à l’opinion des 92 % de Démocrates déclarant soutenir le mouvement Black Lives Matter. Le début de droitisation de CNN était engagé…

Ce processus récent découle d’un changement à la tête de la chaîne. À la suite d’un scandale politico-sexuel, Jeff Zucker, patron iconique de la chaîne, a laissé sa place à Chris Licht, producteur connu pour le show With Stephen Colbert. Licht représente la nouvelle ligne éditoriale souhaitée par David Zaslav, l’un des dirigeants de Warner Bros Discovery : CNN doit être plus « neutre ». L’une des raisons avancées : les revenus publicitaires de la chaîne diminuent. À l’inverse d’autres médias de centre-gauche ayant fait le choix de flatter leur audience en insufflant une charge polémique croissante à leur contenu, CNN a fait le choix d’une neutralisation de sa ligne éditoriale, afin de rassurer les investisseurs publicitaires.

L’une des premières mesures du nouveau patron a été de licencier de nombreux journalistes dont John Harwood, correspondant à la Maison-Blanche pour CNN. Les départs successifs de la chaîne ont conduit le journal américain Washington Post à s’interroger sur une éventuelle « purge » – terme rapporté d’un salarié de la chaîne, qui a provoqué une forte polémique… Le quotidien indique également que la plupart des journalistes licenciés, dont le contrat n’était pas arrivé à échéance, faisait partie de ceux qui étaient les plus critiques envers la présidence Trump…

Un mémo de la nouvelle direction a été envoyé aux différents salariés de la chaîne, détaillant le changement de positionnement. Chris Licht a pour ambition de faire de CNN un média centriste, l’éloignant du positionnement acquis sous l’ère Trump. Une stratégie justifiée par l’impératif de lutte contre les fake news et la nécessité d’une objectivité maximale… qui cache sans doute la volonté de retenir désespérément les publicitaires.

La droitisation de CNN proviendrait-elle seulement du changement de direction ? Plusieurs analystes font état de l’influence de John Malone, plus gros actionnaire de Discovery, le groupe qui possède CNN. Milliardaire, présent au conseil d’administration de Warner Bros Discover, Malone a fait fortune dans le monde des médias. Il est également propriétaire terrien – maître de pas moins de 6000 km2 de terres à travers les États-Unis. Ce « cowboy du câble » a démenti vouloir influencer la ligne éditoriale de sa chaîne… tout en affirmant vouloir tendre « vers la neutralité, dans une Amérique de plus en plus divisée ».

C’est que John Malone n’a rien d’une personnalité politiquement neutre. Il est membre du laboratoire d’idées Cato Institute – anciennement Charles Koch Institute, institut fondé par les frères Koch, les plus importants donateurs républicains aux États-Unis. Ce think-tank multiplie les prises de position libertariennes et climato-sceptiques. Parmi les nombreuses donations de John Malone, on compte notamment 250.000 dollars pour la cérémonie d’inauguration de Donald Trump…

Ainsi, dans un écosystème médiatique de « guerre culturelle », alors que Fox News et les médias conservateurs radicalisent leurs thèses ethnicistes et ultra-conservatrices, CNN semble demeurer nostalgique d’un journalisme d’avant l’ère Trump. Celui où le consensus permettait d’attirer un large public – et une masse de publicitaires.

Ainsi, face à l’offensive médiatique conservatrice, la stratégie des démocrates aura oscillé entre radicalisation identitaire et volonté de préserver une ligne idéologique neutre et consensuelle. Quant à la stratégie des démocrates proches de Bernie Sanders, visant à mettre en avant les questions économiques et sociales, elle n’aura bien sûr rencontré aucun écho dans un monde médiatique dominé par les puissances de l’argent…

États-Unis : pourquoi les républicains restent maîtres de l’agenda politique

Des partisans de Trump devant le Capitole le 6 janvier 2021. © Colin Lloyd

Bien que les démocrates contrôlent la Maison Blanche et le Congrès depuis 2020, c’est pour une large part le parti républicain qui fait preuve d’initiative et fixe les termes du débat politique. Une tendance qui devrait s’accélérer après les élections de mi-mandat en novembre. Le refus de la part des démocrates de mettre en cause le statu quo économique et social devient chaque jour plus flagrant et démobilise leur base électorale. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

La principale promesse de campagne de Joe Biden, à supposer qu’il en avait une, était que s’il était élu, « rien ne changerait fondamentalement », comme il l’avait affirmé à de grands donateurs en 2019. À bien des égards, cette prédiction s’est avérée exacte : bien qu’ils ne soient plus aux manettes ni à la Maison Blanche, ni même au Congrès, les républicains continuent de diriger l’agenda politique du pays.

Le GOP (Grand Old Party, ndlr) y parvient pour deux raisons essentielles : d’abord parce que l’aile dominante du Parti démocrate a échoué à plusieurs reprises à présenter au pays une vision politique convaincante, et, deuxièmement, parce que les républicains ont trouvé les moyens de renforcer leur pouvoir par des tactiques de plus en plus antidémocratiques.

Les démocrates ont légitimement utilisé leur majorité au Congrès pour enquêter sur la grave violation des normes démocratiques à laquelle se sont livrés Donald Trump et d’autres personnalités du Parti républicain lors de l’insurrection du 6 janvier 2021 au Capitole. Contrairement à de nombreux autres pays démocratiques, il est en effet particulièrement rare que les politiciens américains aient à répondre de leurs actes devant la justice. En ce sens, ces enquêtes constituent un changement bienvenu par rapport au statu quo, même si elles se sont jusqu’à présent révélées insuffisantes pour faire face à la menace réelle pour la démocratie que représentent encore de nombreuses franges du Parti républicain.

Alors que l’enquête du Congrès s’éternise, révélant de plus en plus malversations à la Maison Blanche de Trump et que la possibilité de voir Trump lui-même être accusé d’avoir planifié un coup d’État s’approche, la cote de popularité de ce dernier auprès des électeurs reste remarquablement stable.

Mais, paradoxalement, alors que l’enquête du Congrès s’éternise, révélant de plus en plus malversations à la Maison Blanche de Trump et que la possibilité de voir Trump lui-même être accusé d’avoir planifié un coup d’État s’approche, la cote de popularité de ce dernier auprès des électeurs reste remarquablement stable. En réalité, le taux d’approbation de Trump a même augmenté depuis le début de 2021, époque où l’on en savait beaucoup moins sur le degré d’organisation et de planification de l’insurrection du Capitole. 

Pendant une grande partie de l’été, la cote de confiance de Biden était inférieure à celle de Trump, ne se stabilisant à peu près à égalité que lorsque Biden a annoncé une annulation partielle de la dette étudiante. En d’autres termes, l’enquête peut encore faire courir un risque juridique à Trump, mais jusqu’à présent, elle a échoué à diminuer son attrait auprès des électeurs. 

L’enquête a surtout maintenu l’attention des démocrates sur un président qui n’est plus au pouvoir, alors que l’agenda de celui qui est en poste passe presque inaperçu. La législation majeure de Biden, finalement votée sous le nom d’Inflation Reduction Act, a fait l’objet d’un débat interne intense et complexe au sein du Parti démocrate au cours des deux dernières années, qui a fait perdre espoir à de nombreux électeurs désabusés par l’incapacité des démocrates à se mettre d’accord. Pire encore, les aspects de cette législation qui profiteraient le plus immédiatement et le plus manifestement aux électeurs ont été largement écartés. Le PRO Act, une loi visant à faciliter la constitution de syndicats – un objectif qui devrait être un projet facile à implémenter dans un gouvernement contrôlé par les démocrates – n’a abouti à rien. Même pour cette seule victoire claire et sans ambiguïté qu’est l’élimination partielle de la dette étudiante, Biden a dû être contraint et poussé à l’action à de multiples reprises par l’aile gauche de son parti pour agir. Là encore, ses efforts sont restés bien en deçà de ce qui était requis.

Ainsi, les démocrates sont décidés à faire en sorte que Trump reste le centre de gravité politique du pays. Deux raisons peuvent l’expliquer : d’une part, et cela est légitime, afin de dénoncer sa conduite scandaleuse. D’autre part, et cela est beaucoup moins justifiable, car ils tentent de faire oublier qu’ils sont au point mort. 

Ce paradigme convient parfaitement aux républicains. Loin de s’engager dans une autocritique sur l’éthique civique du trumpisme, le principal débat au sein du Parti républicain consiste à savoir qui de Trump lui-même ou du gouverneur de Floride Ron DeSantis est le plus à même de poursuivre cette dérive ploutocratique, ultra-conservatrice, xénophobe et autoritaire. Cela ne se limite pas aux coups d’éclat cruels de DeSantis et à ceux des autres gouverneurs de droite qui tentent de l’imiter. Depuis la défaite de Trump face à Biden, les républicains, de la base au sommet du parti, ont surtout concentré leurs efforts sur la falsification des règles électorales et sur la nomination de fidèles partisans de Trump à des postes clés de l’administration électorale, ceux-ci ayant bien sûr peu de considération pour la loi ou l’équité. Les citoyens américains sont donc en train d’assister impuissants au vol de leur processus électoral équitable et les démocrates n’ont pratiquement rien entrepris pour y mettre fin, que ce soit d’un point de vue juridique ou en travaillant à saper la popularité politique de ceux qui détruisent ce processus.

Le principal débat au sein du Parti républicain consiste à savoir qui de Trump lui-même ou du gouverneur de Floride Ron DeSantis est le plus à même de poursuivre cette dérive ploutocratique, ultra-conservatrice, xénophobe et autoritaire.

Ensuite, malgré l’élection de Biden, les républicains contrôlent un organe essentiel du pouvoir : la Cour suprême. Après avoir passé cette année à révoquer le droit à l’avortement et tant d’autres droits qu’il est difficile de suivre, le décor est planté pour un nouveau mandat où l’on sapera allègrement la liberté de chaque individu. Non seulement la Cour souhaite désormais s’attaquer au principe même d’élections équitables, mais comme l’a rapporté le média Vox, la Cour semble prête également à réduire considérablement la capacité du gouvernement à réduire la pollution, à l’empêcher de s’assurer que les patients de Medicaid (assistance publique médicales pour les personnes âgées, les pauvres et les handicapés, ndlr) reçoivent des soins appropriés, et à permettre encore plus de « gerrymandering » racial (manipulation des frontières d’une circonscription en vue d’en tirer un avantage électoral, ndlr) que jusqu’à présent. Et ce ne sont là que quelques exemples.

Même si les démocrates trouvaient la volonté politique de faire capoter ces désastres quasi-certains par voie législative, – ce qu’ils ne feront pas – il s’agirait d’un grand chantier de plusieurs années consistant à répliquer inlassablement à la droite pour réussir seulement à rétablir le statu quo ante. Pendant ce temps, les conservateurs inventeraient sans doute de nouvelles façons d’infliger souffrance et indignité au pays, et tout autre programme prétendument progressiste serait bloqué. 

Enfin, même ce scénario improbable suppose que les démocrates conservent leur majorité au Congrès. Bien que les sondages des démocrates se soient légèrement améliorés par rapport au début de l’année, il semble toujours probable que les républicains reprennent la Chambre des représentants, voire le Sénat. Comme l’a souligné le journaliste Ross Barkan dans le New York Magazine, le caucus (groupe parlementaire, ndlr) républicain de la Chambre des représentants qui prendra ses fonctions en 2023 sera encore plus radical que celui qui a largement fait couler le programme de Barack Obama. Tout cela alors même que Biden est un président plus faible et plus désorganisé que son prédécesseur démocrate. Et alors que les républicains ont passé les deux dernières années à utiliser les bases du pouvoir dont ils disposent encore – la Cour suprême et les gouvernements de nombreux États – pour faire avancer leur programme de manière relativement cohérente, rien ne prouve que les démocrates, à quelque niveau de gouvernement que ce soit, aient un véritable programme, et encore moins une stratégie similaire pour le réaliser dans les deux années à venir. 

Depuis que Biden a pris ses fonctions, le pays tout entier semble coincé dans un ascenseur bondé. Il est difficile de bouger et la compagnie chargée de l’entretien, en l’occurrence les démocrates, semble absente. On a beau parler dans l’interphone d’urgence, on ne sait pas s’il y a quelqu’un à l’autre bout. Après novembre, à quelle vitesse les Etats-Unis vont-ils tomber vers le pire ?

Vers le triomphe de Bernie Sanders ?

Bernie Sanders

Le sénateur socialiste espère faire adopter le plan d’investissement de Joe Biden pour le social et le climat au Congrès fédéral, un projet de 4 000 milliards de dollars susceptible de transformer le pays. Le modèle social qui en découlerait, et les investissements dans la transition écologique associés, auraient un profond impact sur l’Amérique et au-delà. Mais le patronat, les intérêts financiers et leurs relais au sein du Parti démocrate livrent une intense bataille pour le faire échouer. Assistera-t-on au triomphe de Sanders ou à l’échec de Biden ?

Du jamais vu. Ce vendredi 27 août, plus de 2 000 personnes se sont déplacées à Lafayette, ville modeste située dans l’État conservateur de l’Indiana, pour assister à un rassemblement politique. Du haut de ses quatre-vingts ans, Bernie Sanders a profité de la pause estivale pour repartir en campagne. En plus de l’Indiana, il a visité la petite ville de Cedar Rapids, dans l’Iowa. « C’est très inhabituel de voir un politicien d’envergure nationale visiter cette région » concède à Jacobin magazine monsieur Jeff Kurtz, ancien élu de Cedar Rapids. Cette fois, Bernie Sanders ne cherche pas à promouvoir sa propre candidature, mais un double projet de loi au cœur de la politique de Joe Biden : le plan d’investissement dans les infrastructures, le social et le climat. « Le projet le plus significatif pour les travailleurs et classes moyennes depuis les années 1960 » selon Bernie Sanders.

Annoncé au mois de mars par Joe Biden, le plan se divise en deux volets distincts. Le premier, d’un montant initialement fixé à 2 200 milliards, couvre les investissements dans les infrastructures et pour la transition énergétique. Le second, chiffré à 1 800 milliards, cherche à renforcer le modèle social, ce que Joe Biden a désigné comme les « infrastructures humaines. » Les montants sont calculés sur dix ans et doivent être financés par des hausses d’impôts sur les entreprises et grandes fortunes, la Maison-Blanche ayant refusé de recourir au déficit budgétaire via la création monétaire, suite aux craintes injustifiées d’une hausse de l’inflation.

De là découle le premier obstacle. Le Parti républicain (Grand Old Party, GOP) s’oppose fermement à toute hausse d’impôts sur les classes supérieures et les grandes entreprises, en plus d’espérer faire échec au plan pour des raisons électoralistes – une économie en berne et une présidence Biden inefficace lui étant favorable pour les élections de mi-mandat.

Ne pouvant compter sur la collaboration du GOP, Joe Biden disposait de deux options législatives pour faire adopter son plan au Congrès : obtenir de la part de la majorité démocrate au Sénat la suppression de la règle du filibuster qui nécessite 60 votes sur 100 pour faire adopter un projet de loi (les démocrates disposent de 50 sénateurs et du vote de la vice-présidente pour départager une éventuelle égalité), ce qui permettrait ensuite de légiférer à majorité simple, ou bien faire passer le texte via la procédure exceptionnelle de « réconciliation budgétaire. » C’est grâce à cette procédure, réservée aux lois impactant le budget fédéral, que Joe Biden avait fait adopter son plan de relance Covid au mois de mars.

Lire : Le plan covid de Joe Biden change-t-il la donne, mars 2021, LVSL

Mais deux sénateurs démocrates, Joe Manchin et Kyrsten Sinema, s’opposent à la suppression du filibuster et rechignent à recourir à la procédure de réconciliation. Plutôt que de concentrer ses efforts de persuasion sur ces deux alliés, Joe Biden a décidé de suivre leur stratégie de négociation avec le Parti républicain, dans l’espoir d’obtenir un accord bipartisan susceptible de passer le Sénat avec soixante voix. Au risque de perdre un temps précieux, la Maison-Blanche préférait laisser Manchin et Sinema tenter cette approche bipartisane afin d’obtenir leur soutien pour passer le volet social par réconciliation budgétaire.

Après trois mois d’âpres tractations, pas moins de dix-sept sénateurs républicains ont voté le texte portant sur les infrastructures. Une première victoire de Joe Biden, néanmoins à double tranchant.

Un accord bipartisan en forme de piège tendu par les intérêts financiers

Des 2 200 milliards de dollars, le premier volet du plan Biden est passé à 550 milliards. Les montants couvrent des investissements dans les infrastructures physiques (routes, ponts, rails, aéroports et ports) pour 268 milliards, ainsi que 65 milliards pour l’accès à l’internet haut débit, 43 pour l’électrification des transports et la rénovation du réseau électrique, 46 pour l’adaptation au changement climatique, 21 pour boucher les sites pétroliers et miniers en fin de vie, et 55 pour la rénovation des canalisations d’eau potable. Des montants significatifs, mais à mettre en parallèle avec la proposition initiale de Joe Biden, déjà inférieure aux 2 600 milliards recommandés par les experts pour la simple rénovation des infrastructures actuelles.

Copie d’écran du NYT, via « The infrastructure plan, what’s in and what’s out » : à gauche le projet initial, à droite ce qui a été voté au Sénat.

Au lieu d’être financé par des hausses d’impôts, ce projet sera payé par des économies plus ou moins crédibles sur la fraude à protection sociale et via la privatisation d’infrastructures publiques existantes. Pour la gauche américaine, le manque d’ambition et les mécanismes de financement sont problématiques. Si les sénateurs les plus progressistes du Parti démocrate, dont Bernie Sanders, ont voté ce texte, c’est que sa ratification à la Chambre des représentants est conditionnée au vote du second volet du plan, portant sur le social.

« Les investissements inclus dans le texte bipartisan ne sont pas tous idéaux, il y a des provisions pour leurs financements qui sont vraiment inquiétantes (…) Bipartisan ne veut pas nécessairement dire que c’est dans l’intérêt du public, souvent ces textes incluent de nombreux cadeaux aux lobbies »

Alexandria Ocasio-Cortez, sur Cable News Network (CNN), le 4 août 2021.

En effet, la stratégie adoptée par Chuck Schumer (président de la majorité démocrate au Sénat), Nancy Pelosi (présidente de la Chambre) et Joe Biden consiste à voter le projet en deux temps : un premier volet bipartisan, déjà voté au Sénat, et un second qui doit être adopté par la procédure de réconciliation budgétaire. Afin d’éviter d’être trahie en cours de route par les démocrates conservateurs, la gauche progressiste a obtenu que les deux plans soient « couplés ». Le plan bipartisan ne saurait être adopté par la Chambre sans que le Sénat passe le second volet par réconciliation. Ce second volet contient les mesures portant sur le climat initialement prévues dans le premier texte mais abandonnées lors des négociations avec les républicains, en plus des réformes sociales.

La Maison-Blanche et les cadres du Parti démocrate souscrivent à cette stratégie. Néanmoins, rien ne garantit que ce second volet « social et climat » ne soit pas également vidé de son essence au cours du processus législatif.

House of Cards au Congrès

En août, le Sénat a ainsi adopté deux textes : le plan bipartisan avec l’aide des républicains, et un projet de loi qui autorise le recours à la procédure de réconciliation pour un montant maximal de 3 500 milliards, ce qui constitue déjà un compromis du point de vue de l’aile gauche. En effet, du haut de sa position centrale de Chef du Comité au Budget du Sénat, responsable de la procédure de réconciliation, Bernie Sanders réclamait 6 000 milliards.

Les 3 500 négociés permettent, en théorie, d’accomplir une longue liste de priorité de la gauche démocrate. Outre les investissements massifs pour la transition énergétique – dont la création d’un Climate civil corps qui agira comme un programme d’emploi public pour effectuer des tâches liées à la transition écologique et pourrait à terme employer des millions de personnes, le plan prévoit d’abaisser l’âge d’éligibilité à l’assurance maladie publique Medicare, de couvrir les frais dentaires et d’audition pour les seniors, de rendre les deux premières années d’enseignement supérieures et l’accès à la maternelle gratuit, de pérenniser l’allocation familiale de 300 dollars par mois et par enfant votée en mars dans le cadre du plan covid, d’instaurer des congés parentaux et arrêts maladie payés… bref de renforcer considérablement le modèle social américain. À cette transformation majeure s’ajoutent les principales dispositions du Pro Act, un texte visant à renforcer significativement le pouvoir des syndicats de travailleurs, ainsi qu’une réforme portant sur l’immigration, dans le but de faciliter la régularisation de nombreux sans-papiers et leurs enfants.

Les sources de financement sont en cours de négociation, mais incluent une hausse de la fiscalité sur les plus riches et les grandes entreprises, la possibilité donnée à Medicare de négocier directement les prix des médicaments avec les laboratoires comme en Europe (au lieu de se les faire imposer par les fabricants négociant directement avec les hôpitaux et assurances privées) et un renforcement de la lutte contre l’évasion fiscale. Autant de propositions qui provoquent une forte mobilisation des intérêts financiers et du patronat contre le texte.

Pour l’instant, deux obstacles se dressent face au camp Sanders. Au sein des commissions responsables de l’élaboration du texte, les démocrates conservateurs les plus proches des lobbies déploient des efforts considérables, souvent contre leurs propres promesses électorales, pour alléger le texte. En particulier sur la baisse des prix des médicaments, suceptible de générer 600 milliards d’économie en dix ans.

Ensuite, au niveau des majorités démocrates des deux chambres, les négociations internes au parti portant sur les grandes lignes du texte restent vives.

Au Sénat, Joe Manchin et, dans une moindre mesure, Kyrsten Sinema, cherchent à amputer le plan de 2 000 milliards pour ne conserver que les dispositions les plus favorables au Capital, tout en réduisant la nécessité d’obtenir des sources de financement.

À la Chambre, un petit groupe d’élus démocrates conservateurs a engagé un bras de fer pour découpler les deux volets du texte. Leur but est simple : voter en premier lieu le plan bipartisan déjà adopté au Sénat afin de priver la gauche du parti de tout levier lors des négociations sur le contenu du second volet, tout en se réservant la possibilité de voter contre celui-ci. Ces démocrates, soutenus lourdement par les organisations patronales telles que la Chamber of Commerce, ne sont pas parvenus à faire plier Nancy Pelosi. Mais ils ont obtenu d’elle la promesse que le texte bipartisan sera « considéré » pour un vote à la Chambre dès le 27 septembre, avant que le vote du second volet ne soit effectif au Sénat. Cette manœuvre explique le soutien des sénateurs républicains au premier volet du plan : il leur offre indirectement une possibilité théorique de faire échec aux réformes portant sur le social et le climat.

Le Progressive Caucus, un groupe parlementaire informel d’élus progressistes, a menacé très sérieusement de voter contre le texte bipartisan, si le découplage des deux volets avait lieu. Fort d’une petite centaine d’élus, il a la capacité théorique d’imposer sa volonté aux démocrates conservateurs récalcitrants.

« L’attitude de Joe Manchin n’est pas acceptable (…) Je sais qu’il s’est énormément investi sur le volet bipartisan (…) les deux volets du plan ont été écrits en tandem et fonctionnent comme un tout, ce serait vraiment regrettable pour les Américains et le Congrès que ces deux volets échouent au Sénat. »

Bernie Sanders, le 12 septembre sur CNN

Mais il n’est pas impossible, si un nombre suffisamment élevé d’élus républicains décidaient de rejoindre les démocrates conservateurs, que l’aile gauche soit mise en échec à la Chambre. Dans pareil scénario, tout dépendra du nombre d’élus progressistes qui aura le courage de voter contre l’accord bipartisan du plan Biden. Or, les primaires pour la législative partielle de l’Ohio ont montré comment les tactiques malhonnêtes et mensongères visant à accuser la candidate pro-Sanders Nina Turner d’être hostile au programme de Joe Biden lui avaient couté son élection face à une démocrate conservatrice.

Pour le moment, les progressistes emmenés par Ilhan Omar, la whip du Progressive Caucus, tiennent bon. Mais plus le vote approchera, plus la pression sera intense et les dissensions lourdes au sein de la majorité démocrate.

Un test parfait pour le capitalisme du XXIe siècle

Pour comprendre pourquoi un texte au pouvoir électoraliste si évident et par ailleurs plébiscité par l’électorat démocrate et républicain peine à voir le jour, il faut revenir aux fondamentaux de la politique américaine.

Les élus répondent à deux grands types de motivations. Leurs perspectives de carrière, en termes de réélection ou de mandat à des postes supérieurs, et leurs opportunités d’enrichissement personnel.

Aux États-Unis, où les intérêts privés peuvent financer les campagnes électorales, se plier aux exigences des différents lobbies et donateurs permet de s’assurer des dons importants pour les futures campagnes. Mais du point de vue électoraliste, voter en fonction des préférences de ses électeurs (localisés dans une circonscription précise pour les parlementaires) est un autre facteur non négligeable. Au minimum, il vaut mieux éviter d’effectuer des votes qui exposeraient ensuite l’élu à des attaques aux prochaines élections, que ce soit face à un candidat républicain ou un démocrate dans le cadre d’une primaire.

Typiquement, les élus issus d’une circonscription solidement acquise à leur parti disposent d’une plus grande marge de manœuvre et doivent avant tout se soucier du risque d’une primaire, alors que les parlementaires issus de territoires contestés doivent soigner l’électorat centriste et leur base.

À l’échelle du parti, il est également indispensable d’obtenir des résultats probants, au risque de provoquer les conditions d’une lourde défaite aux prochaines élections.

C’est pour cela que Joe Biden, Chuck Schumer et Nancy Pelosi se trouvent, pour une fois, davantage en phase avec l’aile progressiste qu’avec les démocrates conservateurs : leur priorité reste de garder leur mandat, et le contrôle des institutions qui va avec (présidence, Sénat et Chambre des représentants). De ce point de vue, l’adoption d’une version à peine édulcorée du projet de Bernie Sanders serait probablement idéale. Sans compter leur hypothétique désir de laisser derrière eux un « héritage » politique fort. Dans le cas de Schumer, la perspective de voir Alexandria Ocasio-Cortez le défier dans le cadre d’une primaire entre probablement en ligne de compte dans son rapprochement avec la gauche du parti. Pour Pelosi, comme l’expliquait récemment le journaliste Ryan Grim, le fait que sa majorité parlementaire dépende de plus en plus des électeurs situés dans la banlieue aisée justifie de faire adopter des textes qu’ils plébiscitent. Si les dépenses fédérales étaient jadis perçues comme de l’assistanat au seul bénéfice des classes défavorisées, elles sont désormais accueillies positivement par les classes moyennes et supérieures inquiètes du réchauffement climatique, des coûts exorbitants de l’assurance maladie et de l’éducation. 

« La finalité pour nous tous est la suivante : on ne peut pas laisser passer cette opportunité. (…) Le Sénat va se montrer à la hauteur de l’ampleur de la crise climatique »

Chuck Schumer, le 13 septembre 2021, à propos du plan d’investissement et des résistances internes à son parti.

Mais certains élus conservateurs démocrates ont d’autres priorités. Si certains espèrent acquérir une réputation en se plaçant au cœur des négociations, d’autres cherchent certainement à s’offrir une retraite dorée dans le privé. C’est ce qui semble motiver une partie des neuf élus conservateurs rebelles à la Chambre, qui se sont opposés à Joe Biden et leurs propres promesses de campagne en cherchant à faire échouer la stratégie législative du parti. Une situation qui ne manque pas d’ironie. Après avoir été élus contre des candidats progressistes avec le soutien de Nancy Pelosi, ils la remercient en cherchant par tous les moyens à faire échouer son agenda législatif. L’establishment démocrate paye son opposition structurelle à l’aile progressiste. La position des élus conservateurs n’en reste pas moins incompréhensible du point de vue électoral : ils représentent des circonscriptions acquises au Parti démocrate et leurs constituants soutiennent très largement le plan Biden/Sanders.

Au Sénat, la corruption est plus avérée. Qualifié de « sénateur préféré » d’Exxon Mobil par le principal lobbyiste de la compagnie pétrolière dans un enregistrement audio fuité à la presse, Joe Manchin est à la tête d’une petite fortune issue de l’industrie du charbon. En plus d’être financé par les principaux représentants de ces industries – Wall street compris – Manchin a donc un intérêt personnel à s’opposer aux hausses d’impôts, à freiner la transition énergétique et à protéger les profits des laboratoires pharmaceutiques.

« Je parle aux équipes de Joe Manchin toutes les semaines. »

Keith McCoy, directeur des relations entre ExxonMobil et le Congrès, dans un échange obtenu par Channel 4.

Différents enregistrements audios obtenus par la presse ont confirmé ce qui pourrait paraitre pour de simples spéculations. Dans l’un d’eux, Manchin reconnait implicitement vouloir protéger la règle du filibuster pour défendre les intérêts de ses donateurs issus de Wall Street, et leur suggère d’acheter quelques voix républicaines pour faire échec à la gauche progressiste, en évoquant la possibilité de promettre à ces élus une place au soleil dans une entreprise privée.

L’allégeance de Kyrsten Sinema envers le patronat est tout aussi explicite. Dans une visioconférence fuitée à la presse, elle sollicitait directement les représentants patronaux pour obtenir des arguments contre la loi Pro Act censée renforcer le pouvoir des syndicats. Elle est également la principale bénéficaire des dons issus de l’industrie pharmaceutique.

Ceux qui prônent un « capitalisme vert » et parient sur le bon sens du patronat et de la Finance pour maintenir la cohésion de la société disposent d’un exemple limpide des conditions nécessaires à cette réalisation.

Bien que Joe Biden revendique son attachement au capitalisme et vise à en pérenniser les structures, les grands intérêts financiers représentés – entre autres – par la Chamber of Commerce et les cadres de Wall Street refusent la moindre concession susceptible de diminuer leur profit à court terme, que ce soit via une faible hausse d’impôt ou une modeste remise en cause de leur chiffre d’affaires potentiel. À cette opposition générale contre toute mise à contribution – malgré les sommes records promises par Joe Biden pour stimuler l’économie – s’ajoutent les intérêts sectoriels.

À ce titre, l’enregistrement du lobbyiste en chef d’Exxon Mobil obtenu par Chanel 4 est particulièrement éloquent. On l’entend détailler sa stratégie d’opposition à la transition énergétique, qui consiste à supporter publiquement des propositions politiquement inapplicables – comme la taxe carbone – tout en s’attaquant aux sources de financement du projet de loi climat pour le vider de sa substance. Ainsi, les lobbies ne dénoncent pas l’investissement dans la rénovation thermique des bâtiments qui réduirait la demande d’énergie carbonée, mais cherchent à convaincre certains élus démocrates de ne pas toucher au taux d’imposition afin d’empêcher le financement de cette mesure. Cette stratégie, adoptée par Manchin et Sinema au Sénat, à de fortes chances de porter ses fruits.

Vers un dénouement imminent ?

Compte tenu des lois mises en place à l’échelle locale par le Parti républicain pour restreindre l’accès au vote des minorités et du nouveau découpage partisan des circonscriptions, il est de notoriété publique que les démocrates ont très peu de chances de se retrouver en capacité de faire adopter des réformes ambitieuses dans les dix prochaines années. Sauf s’ils parviennent à déjouer les pronostics et faire mentir les précédents historiques. Ce qui nécessite a priori de passer une réforme suffisamment significative du point de vue de l’amélioration du quotidien des Américains. Faire adopter le plan de Joe Biden ne constitue pas uniquement une bonne politique pour le climat et le social, mais un impératif pour le futur du Parti démocrate.

Ce qui ne garantit en rien son succès. Si les deux factions démocrates restent campées sur leurs positions, les deux volets échoueront au Congrès. De même, les démocrates conservateurs, aidés par quelques élus républicains, pourraient parvenir à faire adopter l’accord bipartisan et faire échouer le plan complémentaire de 3 500 milliards. C’est l’objectif de la Chamber of Commerce et du Parti républicain.

Une hypothèse moins pessimiste verrait le plan bipartisan adopté avec la version tronquée du plan Sanders, qui serait réduit à 1 500 milliards et ne comporterait plus aucune avancée sociale structurelle ni investissement majeur pour le climat. C’est l’objectif affiché par Joe Manchin, ce qui constitue une volte-face puisqu’il se disait favorable à un plan de 4 000 milliards au mois de mars, avant que les lobbyistes entrent en jeu.

Mais l’hypothèse du succès de Bernie Sanders – que ce soit en obtenant son plan de 3 500 milliards ou une version relativement proche – reste tout à fait envisageable. Plusieurs éléments conjoncturels permettent d’y croire. Les cadres du Parti démocrate ont besoin de cette victoire, la société civile et les différentes organisations citoyennes font pression en ce sens et la gauche progressiste dispose d’une réelle capacité de négociation. De l’autre côté, les élus républicains à la Chambre sont plus proche de la ligne Trump et moins susceptibles de voter avec les démocrates le volet bipartisan. Enfin, la Chamber of Commerce et les grandes entreprises ont besoin des investissements contenus dans le volet bipartisan, ce qui donne un levier à la gauche démocrate pour négocier. Reste à savoir si Joe Biden saura peser de tout son poids pour faire pencher la balance du côté de l’aile Sanders, plutôt que de laisser Manchin et ses alliés le tenir en échec. Du résultat de ce combat politique dépendent probablement beaucoup de choses.

Administration Biden : le retour du statu quo néolibéral

Joe Biden © Wikimedia Commons

Joe Biden a promis un début de présidence ambitieux, en rupture avec Donald Trump. Mais sous couvert de diversité, l’équipe gouvernementale réunie pour conduire ce programme apparaît minée par les conflits d’intérêts et ancrée dans le dogme néolibéral. De quoi tempérer l’enthousiasme qui semble accompagner l’entrée en fonction du 46e président des États-Unis.

Comme Barack Obama avant lui, Joe Biden entre en fonction dans une période particulièrement difficile. À la crise sanitaire et économique s’ajoute la catastrophe écologique – aux conséquences de en plus prégnantes aux États-Unis – et une crise politique profonde. Barricadé derrière dix mille militaires, Biden sera investi dans une capitale transformée en zone de guerre. Son discours devrait appeler à l’unité. Mais pour tourner la page du trumpisme, les mots ne suffiront pas.

Joe Biden doit impérativement réformer le pays. Le président démocrate, dont le parcours politique et les orientations néolibérales et interventionnistes ne plaident pas en sa faveur, n’a pas le droit à l’erreur. Ce sentiment semble largement partagé par le camp démocrate. Jim Clyburn, le numéro trois de la Chambre des représentants et soutien clé de Biden à la primaire, souhaitait que Bernie Sanders obtienne le ministère du Travail. Même Chuck Schumer, président du groupe démocrate au Sénat, milite pour des réformes importantes, dont l’annulation de la dette étudiante. Ces différents acteurs semblent avoir intégré la réalité du moment. Biden ne peut se contenter de gouverner comme Barack Obama, ou de tenir la promesse qu’il avait faite à ses riches donateurs au printemps 2019, lorsqu’il leur avait assuré qu’avec lui, « rien ne changera fondamentalement ». Biden a-t-il pris la mesure des nouveaux enjeux ? La composition de son cabinet permet de se faire une idée précise de la direction qu’il compte emprunter.

Pour constituer son équipe gouvernementale, Joe Biden doit composer avec les différentes factions du Parti démocrate. Outre un électorat qui s’est déplacé vers la gauche, Biden doit son élection au soutien de nombreux groupes d’influences, que ce soit les organisations de défense des droits civiques, les mouvements pour le climat, ou de nombreux syndicats. Mais sa campagne a également une dette envers les intérêts financiers qui l’ont inondé de liquidités, et les anciens candidats centristes qui se sont ralliés derrière lui avant le Super Tuesday. L’exercice d’équilibriste promettait d’être délicat.

Une équipe compétente, diverse et compromise par les intérêts financiers

Dans l’idée d’apaiser la gauche proche de Sanders, Joe Biden a nommé Neera Tanden au Budget. Cette présidente du think tank Center for American Progress a pris position contre l’austérité budgétaire, ce qui en fait un meilleur choix que les alternatives évoquées dans la presse. Mais Neera Tanden est surtout connue pour avoir travaillé pour la campagne de Clinton contre Sanders, et être une des personnes les plus agressives et hostiles au sénateur socialiste et ses électeurs, que ce soit sur Twitter où elle s’est fait une réputation sulfureuse ou sur les plateaux télé. Ses courriels révélés par Wikileaks, encourageant à bombarder la Libye et prendre son pétrole pour financer les interventions en Syrie et combler le déficit, n’ont pas grand-chose à envier aux tweets de Donald Trump. De plus, Tanden traîne la réputation d’un manager honnie par ses équipes, dont la capacité à diriger une administration semble douteuse. Sa compétence s’en trouve remise en question, ses anciens subalternes s’étant dits « choqués » qu’on lui confie un poste au gouvernement. Enfin, Bernie Sanders doit prendre la tête du puissant Comité du Budget du Sénat, ce qui le forcerait à travailler directement avec Neera Tanden. Ce choix a logiquement été interprété comme une déclaration de guerre à l’aile progressiste du parti, alors que les équipes de Biden, qui se vantent de ne jamais consulter Twitter, pensaient faire un geste vers la gauche démocrate en choisissant une femme d’origine asiatique.

À l’agriculture, Joe Biden reconduit l’ancien ministre d’Obama, Tom Vilsack. Critiqué pour sa proximité avec l’agro business, surnommé « Monsieur Monsanto », il est très mal perçu par les agriculteurs Afro-américains de Géorgie, qui n’ont pas digéré le fait qu’il ait licencié sèchement Shirley Sherrod, une légende de la lutte pour les droits civiques. Sa nomination risquait de coûter des voix aux démocrates en Géorgie lors des élections sénatoriales de janvier, qui ont déterminé le contrôle du Sénat. Mais Vilsak est un fidèle de la première heure. Ancien maire et gouverneur de l’Iowa, il a toujours soutenu Joe Biden.

Au logement, Biden nomme Marcia Fudge, une élue afro-américaine de l’Ohio qui avait déclaré vouloir l’agriculture, arguant que les femmes noires devaient obtenir des postes différents de ceux auxquels on les cantonne historiquement, tel que la santé ou… le logement. Ce choix est d’autant plus surprenant que Fudge préside la commission sur l’agriculture au Congrès, qui gère entre autres le programme d’aide alimentaire indispensable en période de Covid-19. Elle était tout aussi compétente que Vilsack pour diriger l’agriculture, et présentait l’avantage d’être très appréciée des agriculteurs afro-américains.

Le choix de Pete Buttigieg au ministère des Transports, un poste pour lequel sa seule qualification est « d’aimer prendre le train et de s’être financé dans un aéroport » selon la radio publique NPR, a provoqué l’hilarité de l’opposition républicaine, et d’une partie de la gauche démocrate qui voue à cet ancien opposant de Sanders une animosité particulière. Sans surprise, la presse a masqué le manque d’expérience de Buttigieg, par le fait qu’il était « le Premier ministre ouvertement homosexuel ».

Il s’agit là d’un thème récurrent, que d’aucuns qualifient de running gag. Souvent, le manque d’expérience ou les compromissions avec le privé des collaborateurs sélectionnés par Biden sont masqués par le fait que leur appartenance à une minorité constitue une avancée symbolique. Ainsi, on vante la nomination au ministère de la Défense du général à la retraite Lyod Austin, un Afro-Américain qui présente l’inconvénient de siéger au conseil d’administration de Raytheon, l’un des principaux fournisseurs de l’armée américaine. Lyod Austin a passé trop peu d’années dans le privé pour être autorisé à effectuer cet aller-retour dans une administration publique. Comme pour le général Mathis nommé par Trump, ce choix nécessite une dérogation spéciale du Congrès.

Dans la même ligne, le ministère de l’Immigration (Department of Homeland Security – DHS) revient à Alejandro Mayorkas, un Hispanique qui travaillait déjà pour Obama. Le rapport interne du DHS l’avait épinglé pour ses multiples tentatives de contournement de la loi migratoire, dans le but de permettre à de riches donateurs démocrates de recruter de la main-d’œuvre étrangère sans se plier aux règles. Au lieu d’évoquer cette casserole, la presse salue la dimension historique de cette nomination : pour la première fois, un latino sera en charge de lutter contre l’immigration illégale.

Le plus révélateur reste les choix effectués en matière de défense et de politique étrangère. Le président démocrate nomme son ancien directeur de cabinet Anthony Blinken au poste de secrétaire d’État, et devait choisir Michèle Flournoy à la Défense. La paire a travaillé dans l’administration Obama avant de partir dans le privé fonder la société WestExec. Son slogan « Bringing the Situation Room to the board room », qui peut se traduire par « amener la cellule de gestion de crise de la Maison-Blanche dans la salle de réunion des comités exécutifs des entreprises » indique clairement le but de ce cabinet de conseil : jouer les intermédiaires entre les sociétés d’armement et le gouvernement. Sur son site, WestExec met en avant les liens de ses fondateurs avec la Maison-Blanche, et propose explicitement d’aider les entreprises à naviguer la complexité de Washington. En clair, il s’agit de faire ce que le New York Times qualifie dans un article dithyrambique de shadow lobbying, une pratique qui permet de contourner les lois mises en place pour encadrer le lobbyisme et le pantouflage. Bien que le Times regrette le fait que WestExec refuse de rendre publique la liste de ses clients, il a pu confirmer que l’entreprise a travaillé pour plusieurs fournisseurs spécialisés dans l’Intelligence artificielle, qui ont obtenu des contrats importants avec le Pentagone. La société emploie nombre d’anciens membres de l’administration Obama, et est partenaire d’un fonds d’investissement privé, Pine Island Capital. Le but de ce fonds est d’investir dans des sociétés d’armements, en particulier spécialisées sur l’intelligence artificielle et les nouvelles technologies. Depuis la victoire de Biden, il a collecté 217 millions de dollars. Face au conflit d’intérêts manifeste, Biden a renoncé à nommer Michèle Flournoy à la Défense, lui préférant Lloyd Austin. Ce dernier n’a aucun lien avec WestExec, mais conseille également Pine Island Capital. Il n’est pas le seul à pantoufler dans le privé. Le poste de directeur du renseignement national (Department of National Intelligence) revient à Avril Haines, elle aussi cadre de WestExec et employée de Pine Island Capital. Le trio Blinken-Austin-Haines a donc été payé par un fonds qui investit dans les entreprises susceptibles d’obtenir les contrats d’armements qu’ils seront eux-mêmes chargés d’attribuer. Bien que légale, cette pratique s’apparente à de gigantesques pots-de-vin.

L’ancien membre de l’administration Obama Jake Sullivan, qui hérite du poste central de Conseiller à la Sécurité nationale, était également employé par un cabinet de conseil spécialisé dans l’industrie de la Défense. Tous ces individus partagent un autre point commun : ils sont situés à la droite d’Obama sur les questions liées à l’interventionnisme militaire. Blinken avait défendu l’invasion de l’Irak, Flournoy l’intervention en Libye, et Sullivan l’armement des groupes affiliés à Al-Qaïda en Syrie. Quant à Avril Haines, après avoir piloté le programme d’assassinat ciblé par drone sous Obama, elle avait défendu l’usage de la torture par la CIA. Ce ne sont pourtant ni leurs conflits d’intérêts majeurs avec le complexe militaro-industriel, ni leur interventionnisme militaire qui a été souligné par la presse, mais le fait que Avril Haines est une femme et Suilvan, un « jeune père ».

Pour la gauche démocrate, ces choix illustrent parfaitement ce que perdre une primaire signifie. Lorsqu’il n’est pas insulté, le camp progressiste doit se contenter des miettes. Tout n’est cependant pas noir. Si l’équipe économique compte deux vétérans du fonds d’investissement BlackRock en lieu et place des anciens dirigeants de Goldman Sachs plébiscités par Obama et Donald Trump, le département du Trésor revient à Jannet Yellen. Cette ancienne présidente de la FED et universitaire présente des prédispositions plus progressistes que Steve Mnuchin ou Timothy Geithner. Wall Street souhaitait imposer le protégé de Geithner, Lael Brainard. Biden a ignoré cette recommandation. Cependant, le fait que Yellen ait touché plus de 7 millions de dollars de rémunérations pour des dizaines de discours prononcés dans des grandes entreprises et institutions financières, depuis qu’elle a quitté la FED, ne plaide pas pour son indépendance.

Plus encourageant, le ministre de la Santé revient à un défenseur de la nationalisation de l’assurance maladie, Xavier Becerra, proche des idées de Sanders. De même, si John Kerry, l’ancien secrétaire d’État d’Obama connu pour ses positions de centre droit, est un choix modéré pour le poste d’envoyé spécial pour le climat, il peut se vanter d’avoir conduit les négociations de la COP21 pour les États-Unis et d’avoir le soutien tacite de la fondatrice du mouvement Sunrise. Surtout, il s’agit d’un nouveau poste qui témoigne d’une certaine prise de conscience de l’enjeu.

L’éducation revient à un ancien professeur et proviseur du secteur public, Miguel Cardona. Ce qui constitue un progrès incontestable, malgré ses dispositions favorables aux charter schools – ces écoles sous contratsqui tendent à se substituer aux écoles publiques. De même, Biden confie l’intérieur à Deb Haaland, une Amérindienne connue pour sa fibre progressiste et son soutien au Green New Deal. Ce ministère gère les terres appartenant à l’État fédéral, où de nombreux conflits entre Amérindiens et exploitants industriels se manifestent. Comparé à Obama, qui avait confié ce poste à un lobbyiste dévoué à la fracturation hydraulique et au développement des gaz de schiste, le progrès est indéniable. Sans même parler du poids hautement symbolique d’un tel choix.

Néanmoins, les deux principes directeurs qui semblent avoir conduit les choix de Joe Biden restent la loyauté et la diversité. De nombreuses femmes et personnes de couleurs rejoignent le gouvernement, mais ils proviennent majoritairement des équipes d’Obama, lorsqu’ils ne sont pas des collaborateurs historiques de Biden. Comme l’élue socialiste du Bronx Alexandria Occasion Cortez le déplore dans une interview, « Biden pioche dans l’administration Obama, qui piochait dans l’administration Clinton ». Si le renouvellement paraît limité, il n’en demeure pas moins réel. Le choix de Ron Klain au poste de directeur de Cabinet de Biden, salué par l’aile gauche démocrate, est incontestablement plus encourageant que ne l’était la nomination de Rahm Emanuel par Obama. Et comparée à Donald Trump, l’équipe assemblée brille par sa compétence. Cependant, nous sommes forcés de constater qu’aucun allié de Bernie Sanders et du courant qu’il représente n’a obtenu de poste majeur. Elizabeth Warren, un temps pressenti au Trésor, restera au Sénat. Si la gauche démocrate peut considérer que les choix de Biden constituent un petit pas dans la bonne direction, le progrès reste marginal.

La séquence de négociation du plan de relance Covid voté en décembre illustre bien le problème. Joe Biden s’était contenté de l’offre des républicains, soit 900 milliards de dollars, dont un chèque de 600 dollars à chaque Américain gagnant moins de 75 000 $ par an. Sanders exigeait des chèques de 2000 dollars. Pour forcer la main des républicains, il a usé d’une procédure parlementaire visant à retarder le vote du budget de la Défense. Biden et les sénateurs démocrates ont soutenu cet effort publiquement, ce qui a permis d’en faire une problématique victorieuse pour les élections sénatoriales de Géorgie. Depuis, Biden a fait machine arrière. Au lieu de demander au Sénat démocrate de voter l’attribution des chèques de 2000 $, il a inclus cette proposition dans un nouveau plan de relance, et revu le montant à la baisse : ce sera 1 400 $, portant le total à 2000 $ en incluant les 600 déjà distribués en décembre. Cette reculade n’est pas le résultat d’une négociation avec les républicains, mais avec lui-même. Dénoncée par la gauche du parti, elle illustre le problème au cœur de l’approche de Joe Biden et rappelle l’attitude d’Obama, qui avait lui-même réduit de moitié le montant de son plan de relance de l’économie, limitant la reprise économique et préparant le terrain pour Donald Trump.