Guerre commerciale : vers la dédollarisation et la mort de l’industrie européenne ?

L’imposition massive de droits de douane envers le monde entier par Donald Trump rompt de manière brutale la mondialisation néolibérale promue par les États-Unis depuis un demi-siècle. Si la Chine est la première visée – et sans doute celle qui a le plus de moyens pour se détendre – l’Europe est également ciblée. Arc-boutée sur le libre-échange, l’union européenne risque d’ailleurs d’être la principale victime de cette guerre commerciale aux nombreux impacts. Les répercussions pourraient aussi se faire sentir en matière monétaire, la Chine se délestant de ses bons du trésor américains. De premières tensions apparaissent d’ailleurs déjà dans l’administration Trump. William Bouchardon, secrétaire de rédaction du Vent Se Lève, était sur le plateau du Média pour en débattre.

« Les BRICS ne sont pas un “contre-Occident” mais un club non-aligné sur l’Occident » – entretien avec Jean-Claude Trichet

Siège de la Banque Centrale Européenne à Francfort (Allemagne). © Maryna Yazbeck

Depuis sa création, LVSL assume une ligne éditoriale critique de la construction européenne. Nous avons dédié de nombreux articles aux politiques de la BCE, à l’austérité encouragée par le cadre européen, à la polarisation intra-européenne induite par le marché unique, à l’erreur qu’a constitué le passage à l’euro, ou encore à l’inanité géopolitique de l’Union européenne à l’heure du renforcement des empires. Dans cet article nous donnons la parole à Jean-Claude Trichet. Ancien président de la Banque centrale européenne (2003-2011), il a également été gouverneur de la Banque de France (1993-2003). Dans cet entretien, outre les enjeux européens, il revient notamment sur le développement des BRICS et leur rôle dans une remise en question progressive de l’hégémonie du dollar. Il aborde également les responsabilités des institutions occidentales dans la marginalisation des pays émergents. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.

LVSL – Dans quelle mesure les initiatives des BRICS, comme la création de la Nouvelle Banque de Développement ou l’établissement d’une monnaie commune, reflètent-elles leur volonté de s’affirmer face aux institutions dominées par l’Occident ? Quelles en pourraient être les implications pour l’équilibre géopolitique mondial ?

Jean-Claude Trichet – Premièrement, je dois dire que nous assistons en ce moment à une rupture importante entre les différents participants à l’économie internationale. Les BRICS apparaissent comme étant symboliquement tous ceux qui ne veulent pas s’aligner sur l’Occident. Mais de là à considérer qu’ils constituent un ensemble homogène, je crois que ce serait exagéré, puisque nous avons clairement, au sein même des BRICS, des pays très importants – je pense singulièrement à la Chine et à l’Inde – qui ne sont pas sur la même ligne stratégique. Cela introduit – au sein même des BRICS, un climat de tension, un enjeu de réflexion contradictoire, qui n’en fait pas, me semble-t-il, exactement un contre-pouvoir mondial. Donc, je considère que les BRICS, pour le moment, forment un club : un club très important, qui entend ne pas s’aligner sur ce qu’on appelle communément l’Occident. Ce n’est donc pas un “contre-Occident”, mais un club non-aligné sur l’Occident. À partir de là, le leadership des BRICS, en ce qui concerne un certain niveau d’opérationnalité et d’incarnation – vous avez cité la Banque de développement –, repose sur deux institutions majeures créées dans le cadre des BRICS. L’une a son siège à Shanghai et l’autre à Pékin, ce qui montre bien l’importance de l’influence de la Chine au sein de ce “club”. Et j’insiste sur cette notion de club, car entre les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite, la Chine, l’Inde et la Russie, il y a évidemment des différences considérables. 

« Les Européens […] n’acceptent pas volontiers de céder leur influence de détenteurs de quotas et d’actionnaires, comme ils le devraient »

L’Occident, dans la mesure où il a été dominant au sein de toutes les institutions internationales depuis la Seconde Guerre mondiale, a de très grandes responsabilités dans la création des BRICS et de leurs banques. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il a eu énormément de mal à reconnaître la montée en puissance des pays émergents et des pays du tiers-monde en général, et à leur faire la place appropriée – une place qu’ils méritent – compte tenu de leurs niveaux de PIB et de leur développement économique spectaculaire. Cette place ne leur a pas été accordée comme elle aurait dû l’être, que ce soit au FMI ou à la Banque mondiale, ou, d’une manière générale, dans la plupart des institutions internationales, pas seulement financières. Il n’est donc pas étonnant que les membres des BRICS, tout en participant bien entendu au FMI et à l’ensemble des institutions internationales, cherchent, en parallèle, à marquer leur volonté de démontrer qu’on ne leur a pas fait la place qu’ils méritaient. En particulier, je dois dire que les États-Unis portent une responsabilité importante dans ce domaine, notamment parce que le Congrès est régulièrement bien plus conservateur que ne l’est l’exécutif américain. Les Européens, eux aussi, ont d’importantes responsabilités, car ils n’acceptent pas volontiers de céder leur influence de détenteurs de quotas et d’actionnaires, comme ils le devraient. La responsabilité est donc partagée, me semble-t-il, en Occident.

LVSL – L’accélération des tensions géopolitiques, comme le conflit en Ukraine et le retour de la grande rivalité sino-américaine avec l’arrivée de Trump, renforce la fragmentation économique. Ces tensions annoncent-elles la fin de la globalisation financière telle que nous la connaissons ?

Jean-Claude Trichet – Ces tensions géostratégiques jouent un rôle évidemment très important d’une manière générale dans l’ensemble des relations, qu’elles soient financières, économiques, commerciales, et bien entendu politiques. Nous sommes en présence d’une rupture, disons, depuis les événements de Crimée et du Donbass, donc depuis l’année 2014. Cela marque la concrétisation d’un monde différent, un monde dans lequel les tensions géopolitiques prennent une importance considérable. La question est : est-ce qu’elles vont, à elles seules, provoquer la fin de la globalisation ? Je dirais que nous sommes à la croisée des chemins. Mais, fort heureusement, je ne suis pas sûr que ces tensions géostratégiques, par elles-mêmes – à condition, bien sûr, qu’elles ne dégénèrent pas en une guerre mondiale – puissent marquer la fin de la mondialisation au sens large.

Que cette mondialisation devienne plus précautionneuse, plus prudente de la part de tous les partenaires, qu’elle intègre des éléments d’assurance, de hedging, contre les risques inhérents aux chaînes de valeur internationale très longues et, par conséquent, très vulnérables aux événements imprévus, je crois que c’est certainement le cas. Nous vivons une période où, par rapport à l’expansion presque indéfinie des chaînes de valeur internationale que nous connaissions auparavant, il y a aujourd’hui davantage de prudence. En revanche, je ne crois pas, pour le moment, que nous soyons à la veille d’un changement monumental du commerce mondial et du système monétaire et financier international. Ce système repose non seulement sur le dollar, mais aussi sur l’euro et, disons, sur les grandes devises convertibles. Actuellement, le dollar reste numéro un avec environ 60 % de l’utilisation de ces devises (réserves de changes, etc.) suivi de l’euro (numéro deux) avec environ 20 %. Pour mémoire, au début de l’euro, la répartition était de l’ordre de 70 % pour le dollar et 20 % pour l’euro. Cette proportion est maintenant de 60-20, ce qui montre une certaine diminution relative de la place du dollar au cours des 25 dernières années dans la structure du système monétaire international.

Cela dit, un vrai changement dans ce système dépendrait, selon moi, de deux événements majeurs qui, à eux seuls, pourraient modifier fondamentalement les choses. Premièrement, concernant les Européens, ce serait la création d’une véritable fédération politique, qui donnerait à l’euro le statut d’une monnaie émise au sein d’une entité politique unique – la Fédération Européenne. Étant signé par cette nouvelle fédération, les instruments financiers en euro auraient la même profondeur et la même liquidité de marché que ceux libellés en dollar. Ce scénario pourrait émerger dans une perspective de long terme et transformerait profondément la structure du système monétaire international. Deuxièmement, un événement peut-être plus précoce bien qu’encore lointain serait la convertibilité totale du yuan (Renminbi). Si le yuan devenait librement convertible, sa position sur la scène monétaire internationale changerait profondément.

LVSL – Face à la diminution relative de l’importance du dollar, pensez-vous qu’il serait opportun d’organiser une nouvelle conférence internationale, à l’image de celle de Bretton Woods en 1944 ? Une telle initiative pourrait-elle aboutir à un nouveau système financier international, intégrant d’autres monnaies ou même une monnaie unique mondiale ?

Jean-Claude Trichet – Je crois que la question que vous posez est importante et qu’il faut peut-être distinguer le court, le moyen terme et le très long terme. À court et moyen terme, je dirais que nous avons un élément qui me paraît très important. Nous n’avons plus, comme avant la Deuxième Guerre mondiale, un étalon-or, l’étalon monétaire universel, accepté comme tel. Pas davantage, comme après la deuxième guerre mondiale, un étalon de change-or, où le dollar était pris comme ancre du système monétaire international, mais avec sa convertibilité en or, ce qui faisait que l’on conservait un lien avec l’or. On était passé de l’or lui-même comme ancre du système mondial au dollar comme ancre, sous réserve qu’il soit convertible. C’était le système de Bretton Woods qui a explosé en 1971 ! Nous sommes entrés dans un système de changes flottants, dans lequel il n’y avait plus aucun ancrage. Les Européens ont essayé, avec beaucoup de détermination, de maintenir entre eux un certain ordre via le Système Monétaire Européen, qui a finalement donné naissance à l’euro, c’est-à-dire à une nouvelle monnaie de pleine existence. Mais jusqu’à une période récente – je dirais pratiquement jusqu’à la création de l’euro, nous étions dans un système qui n’était pas ancré au niveau mondial. L’euro a décidé de fixer sa définition de la stabilité des prix : moins de 2% mais proche de 2%. La livre sterling a retenu également 2% lorsqu’elle envisageait de rejoindre l’UE… Après la très grande crise financière, la Fédéral Reserve en 2012 et la Banque du Japon en 2013 ont également précisé leur objectif de stabilité des prix et/ou leur définition de cette stabilité en retenant également 2%. 

Désormais, nous sommes dans un système qui est ancré mondialement, c’est-à-dire que chacune des grandes banques centrales des pays avancés dit publiquement quelle est sa définition, son objectif, en matière de stabilisation des prix dans une perspective de moyen terme : c’est la même référence qui est retenue par les quatre grandes banques centrales.

Il s’agit ici du moyen terme et pas du long terme. C’est un ancrage défini par chaque pays ou banque centrale. Mais l’élément absolument remarquable, sur lequel j’insiste, est que les principales banques centrales du monde ont déclaré qu’elles ancrent leur politique monétaire à une définition précise de la stabilité des prix. Et c’est le cas maintenant de toutes les banques centrales qui émettent les monnaies présentes dans le panier des droits de tirage spéciaux (DTS). Le dollar, le yen, l’euro et la livre sterling sont les quatre monnaies qui, avec le renminbi, forment les cinq monnaies du panier des droits de tirage spéciaux du FMI. Ces quatre monnaies partagent la même définition de la stabilité des prix et ont – j’insiste beaucoup – réitéré leur volonté de maintenir cet objectif de stabilité des prix à 2 % à moyen terme. Elles avaient peut-être l’occasion, avec la montée de l’inflation vers le milieu de l’année 2021, de revoir cette position, mais cela n’a pas été le cas. Elles ont toutes réitéré leur engagement, y compris le Japon et les États-Unis, qui avaient pris cette décision relativement récemment, au début des années 2010. Donc, je considère qu’à moyen terme, nous sommes dans un système mondial qui a un véritable ancrage, un ancrage nominal sur une stabilité des prix autour de 2 %. C’est, disons, un nouvel épisode du fonctionnement du système monétaire international : après l’étalon-or, l’étalon de change-or, et le flottement généralisé, nous avons maintenant au niveau des principales monnaies convertibles du monde, un étalon (2%) unique de stabilité des prix à moyen et long-terme ! J’insiste beaucoup là-dessus, car je considère que c’est de facto la plus importante réforme structurelle du système monétaire international que l’on ait connue depuis l’explosion du système de Bretton Woods.

« L’embranchement “idéal” serait celui d’une monnaie mondiale unique »

Maintenant, je me place dans une hypothèse de long terme ou de très long terme. Il y a plusieurs embranchements possibles. L’embranchement “idéal” serait celui d’une monnaie mondiale unique. Mais cela apparaît chimérique pour des raisons géostratégiques et géopolitiques. Une telle hypothèse supposerait un développement ordonné des différentes économies mondiales, une convergence, une montée en puissance des pays émergents jusqu’à un niveau leur permettant d’atteindre celui des pays avancés en termes de prospérité et de PIB par habitant. 

Il existe d’autres hypothèses, notamment celle d’un ancrage du système international sans qu’il y ait une monnaie mondiale unique, mais autour d’une évolution des droits de tirage spéciaux. Les droits de tirage spéciaux peuvent évoluer. L’entrée du renminbi dans le panier des DTS a été une avancée majeure. Toutefois, comme le renminbi n’est pas encore convertible, il n’occupe pas la place qu’il devrait avoir, compte tenu de la taille de l’économie chinoise. Cela dépendra de la décision de la Chine de rendre le renminbi convertible ou non. On peut imaginer une évolution des DTS, leur conférant un rôle d’ancrage réel pour le système mondial. C’était, d’ailleurs, l’idée initiale du FMI lors de leur création. Cela ne s’est pas concrétisé, mais cela supposerait une forte volonté politique et stratégique. Dans cette hypothèse, les droits de tirage spéciaux pourraient devenir, en quelque sorte, le nouveau dollar des accords de Bretton Woods. Cela supposerait une incorporation de nouvelles monnaies issues des pays émergents, comme la roupie indienne. Mais il n’y a pas trente-six évolutions possibles : soit nous restons dans le système actuel, soit nous évoluons vers une monnaie mondiale unique (peu probable), soit nous renforçons le rôle des DTS (plus réaliste). Le système actuel peut lui-même évoluer vers un système multipolaire, dominé par trois monnaies centrales également influentes : le dollar, l’euro et le renminbi. Même avec un objectif commun de stabilité des prix, ces monnaies continueraient de flotter les unes par rapport aux autres, comme c’est déjà le cas entre elles, dont le flottement est visible par tous.

LVSL – Face à une dette publique mondiale dépassant les 100 000 milliards de dollars, pensez-vous qu’une annulation partielle ou totale de ces dettes pourrait être une solution envisageable pour offrir aux États de nouvelles marges budgétaires ? Serait-il temps d’envisager un « Grand Jubilé » et quels en seraient les principaux risques et bénéfices ?

Jean-Claude Trichet – On a déjà abordé ces grands problèmes de dettes accumulées, principalement par les pays en développement et les pays les plus pauvres. Il y a, à mon avis, deux problèmes différents que je caractériserais de la manière suivante. 

D’abord, la question est de savoir si le système financier mondial tout entier, principalement en raison de l’endettement des pays avancés eux-mêmes – et non de l’endettement des pays les plus pauvres –, n’est pas encore plus vulnérable que celui que nous avions au moment de la crise des subprimes et de la banqueroute de Lehman Brothers. C’est ma thèse : je pense que nous avons, au niveau mondial, laissé l’endettement public et privé augmenter tellement que, au moment où nous parlons, l’encours d’endettement, en proportion du produit intérieur brut, est significativement plus important que ce qu’il était au moment de la banqueroute de Lehman Brothers. Cela concerne les pays avancés, mais aussi, et de façon encore plus marquée, les pays émergents. Nous observons un formidable accroissement de l’endettement par rapport au niveau qu’était considéré comme l’une des causes majeures de la crise financière de 2008. Par ailleurs, l’endettement privé a également augmenté considérablement. Donc, je dirais qu’au total, nous sommes en présence d’une anomalie des encours de dettes en proportion du PIB flagrante : le leverage (l’endettement total en proportion de la richesse de l’économie internationale) nous rend significativement plus vulnérables aujourd’hui qu’au moment de la dernière grande crise financière. C’est une première constatation sur laquelle j’insiste énormément.

Deuxièmement, nous avons un problème plus spécifique, qui n’est pas mondial mais plutôt local, même s’il est très important au niveau mondial. Ce problème concerne un ensemble de pays, en particulier les pays les plus pauvres et les pays émergents les moins développés. Nombre d’entre eux ne sont pas dramatiquement endettés, mais je pense évidemment aux pays les plus vulnérables. Là, nous avons effectivement un certain nombre de pays considérablement entravés par leur endettement total. Dans le passé, nous avons, à plusieurs reprises, permis à ces pays de restructurer leurs dettes dans le cadre de systèmes organisés comme le Club de Paris – que j’ai présidé pendant dix ans – ou encore par des décisions collectives d’annulation de dettes. Tout cela a été fait, et doit continuer d’être fait, à mon avis. La seule transformation structurelle monumentale que nous observons en ce moment est qu’un pays émergent très puissant, avec un excédent important de sa balance des transactions courantes, s’est engagé dans des prêts massifs aux pays en développement. Ce pays, c’est la Chine, qui est devenue le principal prêteur aux pays en développement, notamment en Afrique, au cours des dernières années. Cependant, pour des raisons complexes, la Chine a beaucoup de mal à rejoindre le Club des pays créanciers et à accepter de faire la même chose que ces derniers, qu’il s’agisse de rééchelonnements ou d’annulations de dettes. Pour la Chine, toutes ces opérations étaient nouvelles. Elle n’avait pas envisagé que les pays en question pourraient un jour être incapables de rembourser et avoir des difficultés à honorer leurs dettes.

Or, comme vous le soulignez, un certain nombre de ces pays sont aujourd’hui étouffés par la dette, ne peuvent plus rembourser, et demandent légitimement un allègement – voire, dans certains cas, une annulation – du service de leur dette. Le problème que vous soulevez est donc très important, car il pose également la question des relations entre pays créanciers. Jusqu’à présent, l’idée était que tous les pays créanciers devaient faire les mêmes efforts. Cela paraît légitime, surtout dans un cadre d’aide au développement pour des pays en situation très difficile. Actuellement, des efforts sont déployés pour convaincre tous les pays concernés qu’il faut adopter cette approche collective. On imagine mal que certains pays créanciers acceptent d’alléger ou d’annuler des dettes, simplement pour que les pays en développement puissent rembourser d’autres créanciers qui, eux, ne feraient aucun effort.

C’est un vrai grand sujet. Je ne doute pas qu’il finisse par être réglé, mais, pour le moment, le principal blocage vient des difficultés de la Chine. La Chine, bien qu’étant un pays très respectable et ayant investi de manière considérable dans les pays en développement, peine à comprendre que, dans certaines situations, tous les créanciers doivent collectivement faire des efforts, de manière équilibrée entre eux.

LVSL – En particulier, la dette publique américaine atteint aujourd’hui 36 000 milliards de dollars et continue de croître quotidiennement de plusieurs milliards. Comment analysez-vous cette trajectoire ? Pensez-vous qu’elle est tenable à terme ? Enfin, avec la réélection de Donald Trump, qui a déjà exprimé des critiques sur l’indépendance de la Réserve fédérale, quelles évolutions pourrait-on attendre concernant la gestion de cette dette ?

Jean-Claude Trichet – Premièrement, l’indépendance de la Banque centrale américaine, comme Jay Powell l’a rappelé lui-même, ne dépend pas de l’exécutif américain. Les décisions du Federal Open Market Committee ne dépendent pas de l’exécutif, et de manière plus générale, les objectifs assignés à la Banque centrale américaine ainsi que la structure de la Réserve fédérale sont définis par le Congrès. C’est donc le pouvoir législatif qui fixe les objectifs et la structure de la Banque centrale, et non l’exécutif. L’exécutif, lui, nomme un certain nombre de responsables, mais ces responsables, notamment les membres du directoire de la Banque centrale américaine – les gouverneurs –, doivent être approuvés par le Sénat. On voit donc qu’il existe une coopération entre l’exécutif et le législatif en ce qui concerne la nomination des hommes et des femmes responsables. Cependant, les objectifs eux-mêmes restent fixés par le pouvoir législatif. C’est un premier point très important, car je ne crois pas qu’il soit dans l’intention du Congrès, particulièrement du Sénat républicain, de renoncer à sa responsabilité concernant les objectifs assignés à la Réserve fédérale.

« Les États-Unis doivent au reste du monde presque l’équivalent d’une année entière de production »

En ce qui concerne l’endettement des États-Unis, il est clair, comme vous l’avez souligné, que cet endettement croît année après année. Le résultat est que la position extérieure nette négative des États-Unis représente environ 90 % du PIB annuel ! Autrement dit, les États-Unis doivent au reste du monde presque l’équivalent d’une année entière de production. Cela ne peut pas, me semble-t-il, durer éternellement, même si les Américains n’ont pour le moment aucune difficulté à se financer. Comme je le rappelais, il existe approximativement un rapport de 3 pour 1 entre le dollar et l’euro en termes de réserves de changes, et d’autres indicateurs pertinents : 60 % pour le dollar et 20 % pour l’euro. Cela montre que la liquidité et la profondeur des marchés financiers américains sont sans équivalent pour le moment dans le reste du monde. Par conséquent, jusqu’à présent, ils n’ont aucune difficulté à se financer, malgré leurs déficits jumelés, à la fois budgétaire et de la balance des paiements courants. C’est donc, en dernière analyse, le reste du monde qui finance ces deux déficits. 

Je disais que cela ne pouvait pas durer éternellement, mais cela peut tout de même durer très longtemps. Je crois qu’il serait sage, pour le reste du monde, pour l’ensemble de l’économie internationale, et pour la stabilité et la prospérité mondiales, que les États-Unis reviennent progressivement à une situation plus équilibrée, où ils ne demanderaient plus éternellement au reste du monde de financer leurs déficits. Il semble peu probable que les États-Unis parviennent rapidement à cette conclusion, sauf en cas de nouvelle crise financière internationale majeure, disons une crise équivalente à la très grande crise financière de Lehmann Brothers, qui pousserait les investisseurs et les épargnants mondiaux à se demander s’ils peuvent continuer à financer indéfiniment l’économie américaine.

« Il serait sage […] que les États-Unis reviennent progressivement à une situation plus équilibrée, où ils ne demanderaient plus éternellement au reste du monde de financer leurs déficits »

Un tel scénario serait une catastrophe, que je ne souhaite évidemment pas. Ce que je souhaite, c’est une transition progressive, sans crise grave, sans drame, une évolution du système international. Nous avons déjà évoqué ce système : il pourrait évoluer vers un modèle multipolaire, qui ne donnerait plus au dollar le privilège extraordinaire dont il bénéficie actuellement. Comme je l’ai mentionné, deux événements majeurs pourraient conduire à un tel système : a) des changements politiques en Europe – la création d’une véritable fédération politique achevée – permettant à l’euro de jouer pleinement son rôle ; ou b) une réforme technique majeure en Chine, à savoir la convertibilité du renminbi.

Dans un tel système tripolaire, avec le dollar, l’euro et le renminbi, les États-Unis ne pourraient plus compter sur un financement sans limite venant du reste du monde. Ils seraient soumis à une pression externe, ce qui modifierait leur comportement économique. Pour le moment, il n’y a aucune contrainte externe ressentie par les États-Unis. Contrairement à toutes les autres entités économiques du monde, ils échappent encore à ces contraintes.

LVSL – Passons au niveau européen. Le discours dominant en zone euro prône un désendettement rigoureux des États, mais le « rapport Draghi » estime qu’il faudrait investir 800 milliards d’euros par an pour relever notamment les défis climatiques et technologiques. Est-il envisageable de concilier ces deux injonctions contradictoires ? 

Jean-Claude Trichet – Ce n’est peut-être pas entièrement contradictoire, car le rapport Draghi, qui intègre une contribution importante de grands spécialistes de la Commission, est un rapport qui fait flèche de tout bois : il s’appuie à la fois sur des capitaux publics, des investissements publics et sur des investissements privés. N’oubliez pas que l’Europe est excédentaire en matière d’épargne. Sa balance des paiements courants est d’environ +3 % du PIB, bon an mal an. Dans le même temps, les États-Unis, auxquels on se compare en permanence – et à juste titre – présentent une situation diamétralement opposée. Les Américains sont en déficit d’épargne : ils empruntent régulièrement au reste du monde, en moyenne environ 3 % de leur PIB, et ce depuis quarante ans. On observe donc un paradoxe : deux grandes entités continentales avancées – les États-Unis et l’Union européenne – avec, d’un côté, un excédent d’épargne flagrant, et de l’autre, un déficit d’épargne tout aussi flagrant. Pourtant, ce sont les États-Unis, en déficit, qui investissent davantage dans les technologies nouvelles, notamment dans la défense, la digitalisation et, plus généralement, les innovations stratégiques !

Concernant les 800 milliards d’euros mentionnés, il est clair qu’ils incluent à la fois des investissements publics et des investissements privés. L’idée est de faire en sorte que le secteur privé, grâce à l’achèvement du marché unique des capitaux et à la mobilisation des forces européennes, puisse effectivement nous permettre d’investir davantage. Je ne crois pas que le rapport Draghi demande, ni que ce serait souhaitable, une augmentation globale des financements publics. Il recommande plutôt, à mon avis, d’inciter le secteur privé à investir en Europe au lieu d’investir aux États-Unis et de redéployer les dépenses publiques en Europe pour investir davantage dans la recherche et le développement, les technologies nouvelles, et l’accompagnement des entreprises innovantes, notamment dans la digitalisation. Le fait que l’Europe ne possède aucune grande plateforme digitale est une anomalie. Cela est partiellement lié au fait que les États-Unis investissent massivement dans la recherche et le développement, y compris via des fonds publics, souvent par l’intermédiaire du Département de la Défense (DoD) et de la DARPA, qui jouent un rôle crucial dans le financement des technologies émergentes aux États-Unis.

Il y a donc certainement matière à redéployer les ressources publiques au sein de l’Europe. Je ne pense pas qu’il soit stratégiquement pertinent que les Européens augmentent encore leurs dépenses publiques totales, d’autant qu’ils dépensent déjà bien plus que les Américains et que la plupart des autres pays avancés. Cela est particulièrement vrai pour la France, mais également pour l’Europe dans son ensemble. Ce qui est nécessaire, c’est un redéploiement efficace de ces dépenses, notamment pour favoriser, grâce à l’achèvement de l’Union des marchés de capitaux, un secteur privé européen beaucoup plus actif dans la recherche et le développement et dans l’essor des nouvelles technologies, comme c’est le cas aux États-Unis. C’est, me semble-t-il, l’essentiel des messages que véhicule le rapport Draghi comme le rapport Letta, du nom d’un autre ancien Premier ministre italien.

LVSL – Certains économistes estiment qu’au cours de votre mandat à la BCE, le maintien de taux d’intérêt élevés en Europe entre 2008 et 2010, contrairement aux États-Unis qui les avaient rapidement abaissés, a freiné la reprise économique européenne et aggravé les récessions dans plusieurs pays. À l’heure où l’écart entre le PIB américain et européen est plus marqué que jamais, qu’en pensez-vous ? 

Jean-Claude Trichet – Cette excellente question, qui porte à la fois sur la période de la très grande crise financière et sur aujourd’hui, mériterait de très larges développements. Je vais tâcher d’être bref. Je réponds d’abord à la première partie de la question. 

Trop souvent, les comparaisons entre les taux d’intérêt des deux côtés de l’Atlantique n’évoquent que les taux d’intérêt les plus courts fixés par les Banques centrales. Ce n’est pas approprié car les taux à six mois et à un an sont très importants en Europe : ils sont utilisés très généralement par les Banques pour prêter aux ménages et aux entreprises. La comparaison avec les taux équivalents aux États-Unis, mesurée sur la période mai-juin 2009, à titre d’exemple, montre des taux de marché interbancaire inférieurs dans la Zone euro à ce que l’on observe aux États-Unis. Les taux interbancaires à 12 mois étaient à hauteur de 1,64 % en Europe contre 1,73 % aux États-Unis, alors que les taux pratiqués par les Banques centrales étaient respectivement de 1 % en Europe et entre 0 % et 0,25 % aux États-Unis. Ce phénomène s’explique par le fait que les écarts entre les taux du marché monétaire garantis et non garantis étaient inférieurs en Europe à ce qu’ils sont aux États-Unis. La raison essentielle de cette différence réside dans la décision de la Banque centrale européenne (BCE) de pratiquer l’allocation de quantités illimitées de liquidités à taux fixes après le dépôt de bilan de Lehman Brothers. 

D’autres considérations permettent de comprendre les différences entre les discours des deux Banques centrales : la FED mettant l’accent exclusivement sur sa politique monétaire accommodante et la BCE mettant en regard sa politique également très accommodante et son souci de stabilité des prix. Dans le contexte de la monnaie unique, monnaie entièrement nouvelle dont la crédibilité aux yeux non seulement de l’ensemble des participants du marché mais aussi des citoyens européens eux-mêmes n’était pas encore totalement établie, seulement 10 ans après sa création, il était important d’insister sur le fait que l’objectif de stabilité de la monnaie et de conservation de sa valeur restait essentiel. C’est la raison pour laquelle mes discours et les discours de la BCE étaient toujours équilibrés en mettant au regard de nos décisions extrêmement audacieuses de politique monétaire, souvent sans équivalent aux États-Unis, la réaffirmation de notre mandat de stabilité des prix. J’avais et nous avions le souci permanent de ne pas donner prise à la critique, toujours possible et parfois bruyante en Europe du Nord, selon laquelle la BCE était prête à abandonner la stabilité des prix au profit de la lutte contre la crise. L’accrédition d’une telle thèse erronée aurait à elle seule contribué à augmenter les anticipations d’inflation future, donc les taux d’intérêt de marché. 

Enfin, il faut souligner que les mesures non conventionnelles de la BCE, par exemple l’octroi de liquidités sans limite en 2008, l’achat des obligations grecques, irlandaises, portugaises, espagnoles et italiennes en 2010 et 2011, avait, en dehors de leur audace, l’intérêt de faire baisser les taux d’intérêt de marché moyen dans l’ensemble de la Zone euro, ne serait-ce qu’en diminuant considérablement les marges supplémentaires correspondant aux primes de risque des pays en difficulté. 

S’agissant de la situation d’aujourd’hui, les taux en Europe sont très inférieurs aux taux américains, le succès de la désinflation en Europe est incontestable et les différences de croissance économique ne sont pas dues, selon moi, aux différences de politique monétaire mais, en dehors des remarquables qualités de flexibilité et d’innovation propres à l’économie des États- Unis, à l’impact de la guerre en Ukraine qui frappe très durement les Européens et à la politique budgétaire exagérément expansive des États-Unis.

Comment les sanctions économiques ont mis fin au « doux commerce »

Allégorie des sanctions contre la Russie. © FlyD

« Doux commerce » : l’expression date du XVIIIè siècle. Sous la plume de Montesquieu, elle renvoie au pouvoir pacificateur des échanges marchands ; plus récemment, elle a été mobilisée pour défendre les vertus de la mondialisation, pensée comme antidote aux conflits. Cette illusion a vécu. Les États-Unis, principaux promoteurs de la globalisation, en sont aujourd’hui les fossoyeurs. Et le dollar, présenté comme un moyen d’échange universel, est aujourd’hui transformé en arme de guerre. C’est ce que défendent les chercheurs Henry Farrell et Abraham Newman dans Underground Empire, un ouvrage dédié à ce phénomène majeur des relations internationales contemporaines. Par Ben Wray, traduction Alexandra Knez [1].

La suprématie mondiale des États-Unis ne repose pas sur des bombes ou une armée surpuissante. Elle réside dans des instruments moins directement visibles : câbles à fibres optiques, microprocesseurs et… le système de compensation en dollars. Dans Underground Empire Henry Farrell et Abraham Newman analysent la manière dont les États-Unis ont transformé des infrastructures numériques apparemment anodines en armes destinées à discipliner leurs alliés et punir leurs ennemis.

En ciblant les « points d’étranglement » de l’économie mondiale, les États-Unis peuvent empêcher leurs rivaux – surtout la Chine – d’accéder aux technologies et aux ressources dont ils dépendent. Si cette arme a été largement couronnée de succès jusqu’à présent, elle incite à présent de nombreux pays à prendre des initiatives de dé-dollarisation.

Aux origines du système

Cet empire souterrain n’a pas été créé à dessein. Il s’est développé de manière spontanée, avant tout en réponse à la nécessité d’établir les connexions les plus rapides possibles entre les États-Unis et le reste du monde dans les domaines de l’internet, de la finance et de la chaîne d’approvisionnement. L’infrastructure de la mondialisation contemporaine a été construite à l’ère néolibérale et, en tant que telle, elle appartient au secteur privé. Mais ce sont en grande majorité des entreprises américaines qui en sont propriétaires, et une grande partie d’entre elles se trouve sur le sol américain.

Les câbles à fibres optiques qui parcourent les fonds marins sont essentiels pour assurer des télécommunications quasi instantanées à l’échelle mondiale. En 2002, plus de 99 % des câbles reliant deux continents passaient par les États-Unis. Le système de paiement supposément international SWIFT permet aux banques du monde entier d’effectuer des transactions en dollars, la monnaie de réserve mondiale. Mais bien qu’il soit basé en Belgique, ses data-centers résident en Virginie du Nord, et son conseil d’administration compte de nombreuses banques américaines…

Si la chaîne d’approvisionnement en semi-conducteurs a été délocalisée il y a plusieurs décennies, les principaux maillons de la chaîne sont toujours aux mains des Américains et le reste est principalement contrôlée par des alliés des États-Unis. Même si la Chine est désormais au cœur de la production capitaliste mondiale, le sang qui coule dans les veines de la mondialisation est encore rouge, blanc et bleu.

Jusqu’en 2001, les États-Unis n’avaient aucune raison d’activer cette arme. Les États-Unis étaient les principaux bénéficiaires de cet ordre mondial dont ils étaient le centre, et à qui la périphérie payait un tribut chaque fois qu’elle commerçait en dollars ou achetait de la technologie issue de la Silicon Valley. Il convenait à Washington de ne pas politiser son hégémonie économique, afin qu’elle relève de l’évidence.

Les choses ont changé avec le 11 septembre. Cet électrochoc a poussé Washington à s’interroger sur l’état des « tuyaux et la plomberie » de la puissance américaine, pour reprendre les termes de Farrell et Newman.

Al-Qaïda avait été en mesure d’utiliser télécommunications américaines et billets verts pour financer et organiser ses attaques. Le gouvernement américain voulait désormais avoir accès à cette infrastructure afin que la National Security Agency (NSA) puisse écouter les appels téléphoniques et que le Trésor américain puisse exclure n’importe quelle entité des circuits financiers globaux. Ces opérations se sont révélées non seulement faisables, mais très aisées.

Comme l’écrivent Farrell et Newman, « L’économie mondiale repose sur un système de tunnels et de conduits que les États-Unis peuvent pénétrer et adapter presque aussi facilement que s’ils avaient été conçus à cette fin et sur mesure par un ingénieur militaire. »

Ce qui n’était au départ que des mesures ad hoc justifiées par la nécessité de faire face à des menaces sécuritaires est rapidement devenu un « outil politique comme un autre ». Et la NSA devait « maintenir et étendre » son réseau mondial d’espionnage, malgré les révélations d’Edward Snowden en 2013, tandis que « la collecte de renseignements et la coercition économique devaient désormais faire partie des missions principales du Trésor américain ».

Dans un premier temps, les sanctions ont ciblé des entités marginales – d’Al-Qaïda à la Corée du Nord. Mais à mesure que la position hégémonique des États-Unis était contestée, Washington a tourné ces armes de guerre vers les centres névralgiques de l’économie mondiale.

L’unilatéralisme du billet vert

C’est l’Iran qui a fait office de test. Les États-Unis le sanctionnaient depuis des décennies, mais ce pays d’Asie occidentale continue d’échanger divers produits de base en dollars – surtout son pétrole – par le truchement de banques européennes.

Les choses ont changé en 2006, lorsque les États-Unis ont exclu une banque iranienne du système de compensation du dollar, qui n’est accessible que par l’intermédiaire des banques américaines. Auparavant, les États-Unis estimaient qu’il était trop risqué de politiser la compensation en dollars au cas où les banques étrangères décideraient alors de trouver des alternatives au dollar.

Washington s’est réjoui de constater que les banques européennes ont réagi aux nouvelles sanctions contre l’Iran en s’y conformant. Ces entreprises craignaient que le Trésor ne les exclue du système de compensation en dollars si elles se rebiffaient ; l’accès au billet vert était une nécessité vitale, tandis que le commerce avec l’Iran ne l’était pas. En 2015, l’Iran a fini par ne plus pouvoir commercer en dollars.

Ces mutations ont eu un impact profond sur le système financier international, mais aussi les pratiques diplomatiques des États-Unis. Lors de leurs déplacements à l’étranger, les fonctionnaires du Trésor cessaient de rencontrer les ministres pour se tourner directement vers les banques : ils n’avaient plus besoin de l’aval des autorités locales pour exclure – ou menacer d’exclure – leurs entreprises des marchés financiers. L’ère de « l’unilatéralisme du dollar » était née.

L’unilatéralisme du dollar s’est d’abord heurté à des résistances. L’Union européenne (UE) et les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies avaient négocié l’accord sur le nucléaire iranien en 2013 et étaient légalement tenus de le respecter. Lorsque Donald Trump a retiré les États-Unis de l’accord en 2018 et a relancé l’ensemble des sanctions contre l’Iran, y compris les « sanctions secondaires », l’UE et les autres États qui avaient signé l’accord ont déclaré qu’ils s’y engageaient toujours.

L’Allemagne, la France et le Royaume-Uni – qui sont loin d’être des ennemis de Washington – ont même mis au point une infrastructure de contournement de SWIFT, appelée INSTEX, pour faciliter les échanges avec l’Iran. Cette solution s’est toutefois soldée par un échec retentissant.

Les signataires de l’accord sur l’Iran n’ont pas pu l’appliquer parce que les entreprises européennes étaient terrifiées par la menace que représentaient les sanctions secondaires américaines. L’effondrement de l’accord avec l’Iran a prouvé à quel point la souveraineté européenne était limitée dans une économie mondiale dominée par le dollar.

La subordination européenne est devenue encore plus évidente lorsque l’UE a décidé d’imposer des sanctions majeures à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022. L’UE a rapidement réalisé qu’elle n’avait pas les armes pour « prendre en charge sa propre histoire ». Comme l’observent Farrell et Newman : « Plus l’UE cherchait à construire ses propres sources de pouvoir et d’autorité, plus elle se rendait compte qu’elle avait besoin de ce que les États-Unis possédaient : informations, institutions, expertise technique et pouvoir sur les marchés mondiaux. »

Microsoft a pris conscience du pouvoir de l’État américain de la même manière. L’entreprise a toujours été une fervente adepte de l’idéologie du « libre marché », se présentant comme une « Suisse numérique » à l’abri des ingérences géopolitiques de Washington ou de tout autre État. Avec la guerre en Ukraine, l’entreprise devait faire volte-face. Elle se vante désormais de son influence dans le combat contre les cyberattaques russes et de son soutien aux ukrainiennes – un engagement qui rappelle celui de Ford Motors dans la construction des chars d’assaut durant la Seconde guerre mondiale. Qu’il s’agisse de la Commission européenne ou de Microsoft, les préceptes du libre marché ont fait place à la Realpolitik brutale de l’empire souterrain…

Le cas Huawei

Les sanctions prises à l’encontre de la Russie sont allées au-delà de tout ce qui avait pu être envisagé auparavant. Plus spectaculaire encore : la saisie de 260 milliards de dollars des réserves de devises étrangères de la Russie, une mesure sans précédent qui a sonné l’alarme dans les capitales étrangères du monde entier quant à leur vulnérabilité par rapport au dollar – et surtout à Pékin. Comme l’a fait remarquer un ancien conseiller de la Banque centrale de Chine : « Si les États-Unis cessent de respecter les règles, que peut faire la Chine pour garantir la sécurité de ses actifs étrangers ? Nous n’avons pas encore de réponse a ce sujet. »

Les interrogations de la Chine ne se limitent pas aux réserves de devises étrangères. La guerre menée par les États-Unis contre l’une de ses principales entreprises, le géant des télécommunications Huawei, a largement porté ses fruits. Washington avait décidé de mettre un terme à l’objectif réaliste de Huawei visant à dominer l’infrastructure 5G mondiale, une ambition qui menaçait directement le contrôle des États-Unis sur les télécommunications mondiales et mettait donc en péril l’empire souterrain.

Les sanctions ont coupé Huawei d’un grand nombre de ses principaux fournisseurs, en particulier du fabricant taïwanais de semi-conducteurs TSMC. En 2021, la part du marché mondial des smartphones détenue par Huawei s’est effondrée de 20 % à 4 %. Des alliés clés des États-Unis, tels que le Royaume-Uni et l’Australie, ont renoncé à lui confier la construction de leurs réseaux 5G. Les États-Unis ont démontré à la Chine qu’ils avaient le pouvoir de limiter son expansion technologique.

Les États-Unis ne se sont pas arrêtés en si bon chemin. Le conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden, Jake Sullivan, a prononcé un discours en septembre 2022 dans lequel il déclarait que l’objectif de maintenir un « avantage relatif » sur la Chine sur le plan technologique ne suffisait plus. Les États-Unis veulent désormais « une longueur d’avance aussi grande que possible ».

Peu de temps après, Biden a annoncé la plus grande série de sanctions concernant les semi-conducteurs, interdisant à toute entreprise américaine de fournir des composants à un fabricant de puces chinois et faisant pression sur ses alliés pour qu’ils fassent de même. Les puces étant désormais nécessaires pour produire à peu près n’importe quoi, ces sanctions constituent un levier majeur dans la guerre économique en cours.

Les États-Unis semblent convaincus de l’efficacité de ces sanctions. Le 17 janvier, la chaîne CNBC a rapporté que les importations chinoises de puces électroniques avaient chuté de 15,4 % en 2023, les États-Unis prévoyant de nouvelles mesures pour combler les « lacunes » du régime de sanctions.

Cependant, Huawei a annoncé en septembre que son nouveau smartphone contenait une puce à deux nanomètres, soit presque la taille des semi-conducteurs les plus avancés au monde… À Washington, ce fut un tremblement de terre.

On ne sait toujours pas exactement comment Huawei a réussi à se procurer la puce à deux nanomètres et si la Chine est capable de la produire à grande échelle. Mais cette faille dans l’empire souterrain soulève des questions plus larges sur les contraintes et les pièges potentiels que pose cette transformation de la puissance économique américaine en arme internationale.

La machine à sanctions

Comme l’a montré le livre récent de Nicholas Mulder sur l’histoire des sanctions, The Economic Weapon, celles-ci ont curieusement tendance à échouer dans leurs objectifs. Le risque le plus évident réside dans le fait qu’en plaçant une si grande partie de l’économie mondiale sous sanctions – environ un tiers du monde – les États-Unis risquent de fournir aux pays concernés la motivation dont ils ont besoin pour mettre en place des infrastructures financières et technologiques alternatives. Cela peut s’avérer difficile, coûteux et inefficace par rapport au système dominé par les États-Unis, mais offre un horizon d’indépendance.

Selon Farrell et Newman, l’Iran a réagi aux sanctions américaines en recourant à des « intermédiaires, à des détournements et à des paiements en espèces » sur le marché noir, ce qui a généré 80 milliards de dollars d’échanges commerciaux par an. La Chine adopte une approche plus sophistiquée, en développant une monnaie numérique de banque centrale (CBDC) qui a potentiellement pour objectif de faciliter les échanges bilatéraux instantanés, en se passant totalement du dollar.

D’autres risques incluent un « découplage brutal » entre les économies des États-Unis et de la Chine si les sanctions « à la chaîne » venaient à s’envenimer. Une telle rupture pourrait déclencher une récession mondiale qui éclipserait les précédentes en intensité.

Comme le soutiennent Farrell et Newman : « Les États-Unis comprennent beaucoup mieux l’économie mondiale et peuvent la manipuler plus facilement que leurs alliés et adversaires. Pourtant, à mesure que les contradictions s’accumulent, le risque d’un échec catastrophique s’accroît ».

Une fois que l’on s’engage sur la voie des sanctions, où s’arrête-t-on ? Matt Duss, conseiller en politique étrangère de Bernie Sanders, a déclaré aux auteurs qu’il existait désormais un « complexe industriel des sanctions » aux États-Unis, avec des agences chargées de trouver de nouvelles raisons d’en imposer davantage – en particulier lorsque ces dernières n’ont pas été aussi efficaces qu’on l’espérait.

Et lorsqu’une sanction est mise en place, il devient politiquement difficile de la retirer. Une fois que l’économie mondiale a été transformée en arme, il est difficile de faire marche arrière – même si les conséquences de long terme pour l’hégémonie américaine peuvent être létales.

Un empire bienveillant ?

Face à cet empire souterrain, que faire ? Pour Farrell et Newman, l’alternative réside dans « un autre type d’imperium, qui servirait l’intérêt mondial ». Pour un livre imprégné de Realpolitik, cette conclusion est sinon fantaisiste, du moins décevante. La simple idée que l’on pourrait confier à un seul État la mission de mettre en place des outils au service de l’humanité est d’une confondante naïveté. Alors même que les auteurs sont d’une grande lucidité sur «l’interdépendance militarisée » entre les États-Unis et la Chine, et qu’ils soulignent que les responsables américains ont instrumentalisé la peur d’un conflit avec la Chine… précisément pour le faire advenir.

Il n’y aura pas d’empire souterrain bienveillant. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les décisions prises par Joe Biden en matière de sanctions, qui ont surtout renforcé celles qui avaient été mises en place par l’administration Trump. L’alternative réside plutôt dans des coalitions diplomatiques altermondialistes, qui défendent la souveraineté des États, favorise les échanges hors dollar et refusent de se conformer aux diktats de toutes les grandes puissances.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « It’s Time to Dismantle the US Sanctions-Industrial Complex ».

Occident : fin de l’hégémonie ? Mélenchon, Ventura, Bulard, Billion

© LHB pour LVSL

Le déclenchement de deux conflits régionaux aux répercussions mondiales, en Ukraine et en Palestine, ont révélé les fractures latentes de l’ordre international. Pour une majorité du monde, l’alignement sur les États-Unis n’est plus une évidence. Ce glissement s’observe également à travers d’autres visages des relations internationales, au-delà des conflits armés : rivalité commerciale, scientifique, industrielle entre la Chine et les États-Unis ; élargissement des BRICS et volonté déclarée de dédollariser les échanges ; dynamiques démographiques contraires entre continents, etc. À l’occasion du la publication du livre de Christophe Ventura et Didier Billion – chercheurs en relations internationales – Désoccidentalisation : repenser l’ordre du monde, Le Vent Se Lève et le département de relations internationales de l’Institut La Boétie ont organisé une conférence intitulée : « La désoccidentalisation du monde est-elle une bonne nouvelle ? ». Sont intervenus les deux co-auteurs du livre ainsi que Martine Bulard, journaliste spécialistes de l’Asie, et Jean-Luc Mélenchon, co-président de l’Institut La Boétie.

Retrouvez ci-dessous la captation vidéo de la conférence, et sur notre site les belles feuilles du livre de Christophe Ventura et Didier Billion ainsi qu’un entretien avec Jean-Luc Mélenchon où il est question de ces enjeux internationaux.