La grande loi climat de Joe Biden va-t-elle nous sauver ?

Joe Biden © Shoshanna Halevy

Que penser d’une loi sur le climat saluée aussi bien par Shell et ExxonMobil que les ONG et une partie des militants écologistes ? Côté pile, le « plan climat » comporte d’importants investissements publics dans le domaine du renouvelable, financés par des taxes sur les profits des entreprises – qui, pour une fois, paieront. Côté face, il refuse toute logique coercitive face aux pétroliers, et demeure dans une logique d’incitation. Pire : d’importantes concessions ont été faites aux lobbies du pétrole, du gaz et du charbon. Loi « historique » en faveur des énergies renouvelable ou cadeau offert aux pollueurs ? Ces deux versants ne sont pas contradictoires.

Les démocrates viennent d’adopter un texte majeur sur le climat, fruit d’un compromis inespéré entre l’aile droite du parti et la Maison-Blanche. Présenté comme un effort pour réduire l’inflation et le déficit public, l’« Inflation Reduction Act » ou « IRA » n’est pas seulement un clin d’œil douteux aux origines irlandaises de Joe Biden, mais un texte aux composantes multiples. Les 370 milliards de dollars d’investissement en faveur de la transition écologique sont financés par trois grandes dispositions : l’instauration d’un impôt-plancher de 15% sur les multinationales, la lutte contre l’évasion fiscale et une réforme sur le prix des médicaments. Pour un total de 740 milliards d’économies et de revenus supplémentaires, qui seront prélevés directement sur les profits des multinationales, des grands groupes pharmaceutiques et des Américains les plus aisés. La presse a logiquement salué une victoire significative de Joe Biden, susceptible de lui redonner l’ascendant aux abords des élections de mi-mandat.

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© Karsten Würth, Unsplash

Historiquement, le président en exercice perd systématiquement cette échéance électorale déterminante. De plus, la conjoncture économique, sur fond d’inflation galopante et de risque de ralentissement provoqué par la hausse des taux d’intérêt de la FED, est défavorable au Parti démocrate, qui est également structurellement handicapé par la nature des institutions américaines. Joe Biden semble pratiquement assuré de perdre sa majorité parlementaire en novembre, et avec elle, sa capacité à légiférer.

Les différentes dispositions prises par le Parti républicain (découpage partisan des circonscriptions électorales, loi visant à restreindre l’accès au vote des minorités pro-démocrates), la nature des institutions et la direction vers laquelle tend la Cour suprême rendent très improbable le fait que le Parti démocrate se retrouve de nouveau dans une configuration où il dispose de la Maison-Blanche et d’une majorité au Congrès. En clair, il s’agissait probablement de la dernière opportunité de légiférer sur le climat avant de nombreuses années.

Ceci explique le sentiment d’urgence et l’enthousiasme relatif du camp progressiste à l’annonce du deal arraché par la direction du Parti démocrate à son aile la plus conservatrice. Mais à y regarder de plus près, le texte reste insuffisant et potentiellement dangereux. Les plus critiques y voient même une manifestation chimiquement pure de l’incapacité du système capitaliste à agir de manière décisive face à l’urgence climatique.

Pour une fois, le capital passe à la caisse

La principale différence avec les autres « succès » législatifs de Biden vient du fait que ce texte est directement financé par les plus riches des Américains et les multinationales L’instauration d’un prélèvement à la source doit contraindre les entreprises américaines dégageant un profit (avant impôt) supérieur à 1 milliard de dollars à payer 15 % de taxes sur ce montant, quel que soit le pays où sont enregistrés les profits. Le Congressional Budget Office (CBO) estime que cette seule taxe va rapporter 313 milliards de dollars sur 10 ans.

Vient ensuite le renforcement de la lutte contre l’évasion fiscale via une hausse drastique du budget de l’IRS, le fisc américain, censé générer un gain de quelques 280 milliards de dollars en dissuadant les très hauts revenus et les entreprises de tricher sur leur déclaration fiscale. Le parti républicain, qui avait volontairement sapé le budget de l’IRS, est vent debout contre cette mesure.

Enfin, le texte prévoit d’autoriser le régime d’assurance maladie publique Medicare (réservé aux Américains de 65 ans et plus) à négocier directement le prix d’une quinzaine de médicaments. Aussi surprenant que cela puisse paraître, aux États-Unis, les groupes pharmaceutiques sont en mesure d’imposer leurs prix aux compagnies d’assurances. Autoriser Medicare, de très loin le plus gros acheteur  de médicaments, à négocier directement les prix, devrait générer près de 288 milliards d’économies sur dix ans. Autant de profits en moins pour big pharma, qui considère cette mesure comme une véritable déclaration de guerre.

Tous ces économies et revenus supplémentaires doivent permettre de réduire le déficit, de prolonger les subventions à l’Obamacare jusqu’en 2025 (évitant une hausse des tarifs de l’assurance maladie juste avant les élections de mi-mandat) et de financer le grand plan climat.

Dispositions encourageantes et concessions inquiétantes

Les investissements s’élèvent à 370 milliards de dollars sur dix ans, quatre fois plus que les montants inclus par Barack Obama en 2009 au sein de son plan de relance de l’économie. Cependant, on reste loin du Green New Deal souhaité par l’aile gauche démocrate et le Roosevelt Institute (plaidant pour un investissement à hauteur de… 10.000 milliards de dollars), ni du projet initialement négocié par Joe Biden (1500 milliards).

Les grands contours de son plan climat avaient été dessinés par son conseiller économique Brian Deese, ancien responsable de la branche investissement durable de Blackrock. Il consistait en un savant dosage entre incitations financières pour le secteur privé (la carotte), obligations et pénalités pour les pollueurs (le bâton), et investissements publics réclamés par la gauche démocrate et les militants écologistes. Il prévoyait en particulier de financer le secteur des transports en commun, la rénovation thermique des bâtiments, et envisageait la création d’un civilian corp sur le modèle de celui mis en place dans le cadre du New Deal par Roosevelt – censé servir d’embryon de garantie à l’emploi pour effectuer des travaux en lien avec la préservation et la restauration de l’environnement. Cette ambitieuse feuille de route a été passée à la moulinette par le sénateur démocrate Joe Manchin, dont le soutien était indispensable à l’adoption du plan. Seuls les incitations financières et quelques modestes programmes d’investissements publics ont survécu.

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© Matt Palmer, Unsplash

Le cœur du projet adopté repose ainsi sur des crédits d’impôt et subventions destinés à accélérer la transition énergétique. En particulier, il débloque 260 milliards pour le développement des énergies renouvelables. Ce montant inclut le prolongement des subventions existantes pour les producteurs d’électricité ENR (solaire, éolien, hydraulique…) mais également de nouvelles aides pour le nucléaire, l’hydrogène et la technologie CCS (capture et stockage de CO2). Surtout, des aides publiques sont mises en place pour favoriser la production des composants nécessaires à la transition énergétique (matières premières, éléments pour batteries, pompes à chaleur, etc.) afin de garantir l’indépendance des États-Unis et favoriser l’émergence d’un écosystème industriel de l’énergie verte. 9 milliards sont également prévus pour inciter les particuliers à installer des pompes à chaleur et procéder à l’isolation thermique de leur logement, pour un rabais pouvant aller jusqu’à 8000 dollars par foyer éligible.

Suivant la même logique, le plan débloque plus de 80 milliards pour le développement de la voiture électrique, dont des subventions pour aider les constructeurs à modifier leurs chaînes de production et des primes à l’achat de véhicules électriques (7500 dollars pour les véhicules neufs, 4500 pour les véhicules d’occasion). Les ménages gagnant moins de 150.000 dollars par adulte et par an y sont éligibles – soit 95% des Américains. Là encore, le but est de favoriser le développement de toute la filière, en subventionnant l’offre comme la demande.

La création d’une banque publique d’investissement durable (dotée d’un budget de 27 milliards) doit encourager les investissements privés en produisant un effet de levier censé atteindre jusqu’à dix fois le montant des investissements publics. 30 autres milliards sont alloués à la décarbonation de l’agriculture et l’aide à la préservation de l’environnement et des espaces sauvages.

Enfin, un volet « justice climatique » dirige une part importante des investissements vers les populations les plus exposées. 7 milliards de dollars sont prévus pour décarboner les transports en commun des quartiers défavorisés, et permettre d’électrifier la gigantesque flotte d’estafettes du service postal national USPS.  

Pour obtenir le soutien de Joe Manchin, principal opposant au plan climat de Joe Biden au sein de la courte majorité démocrate, le parti a dû faire de lourdes concessions. Les industriels du pétrole, du gaz et du charbon recevront des fonds pour boucher les puits et mines abandonnées et émettant des quantités importantes de méthane – gaz à effet de serre 20 fois plus polluant que le dioxyde de carbone. Les pénalités prévues en cas de fuite de méthane sont calibrées pour toucher d’abord les entreprises de petite et moyenne taille, les multinationales affichant déjà des objectifs ambitieux dans ce domaine. Les subventions à l’hydrogène (qui peut être produit avec du méthane) et au développement de la technologie de capture de CO2 peuvent être interprétées comme une manière de prolonger la viabilité du gaz et du charbon. Surtout, le plan s’accompagne de deux concessions décisives faites à l’industrie pétrolière.

La première est contenue dans le texte voté au Congrès. Chaque année, avant de pouvoir autoriser de nouveaux projets ENR, l’État fédéral devra ouvrir des concessions d’exploitation à l’industrie pétrolière. Le texte force ainsi le gouvernement à mettre à la vente aux enchères 8000 km2 de terres fédérales et 240 000 km2 de concessions offshores, tous les ans. Rien ne garantit que les compagnies pétrolières participeront aux enchères ou réaliseront des projets sur ces terres. Ce qui n’empêche pas David Wallace-Wells, journaliste spécialiste de l’environnement au New York Times, de parler d’un mécanisme « diabolique »…

Deuxièmement, Joe Biden s’est engagé à approuver un second texte visant à modifier un ensemble de règles concernant l’autorisation des nouveaux projets industriels, dans le but de raccourcir les délais d’autorisation et de réduire la capacité des collectivités locales et ONG à s’opposer à leurs constructions. Si cela va aider les projets ENR, c’est également un cadeau effectué aux compagnies pétrolières. D’autant plus que Joe Manchin s’est également vu promettre l’approbation d’un pipeline très controversé traversant son État de la Virginie-Occidentale. Un pacte faustien destiné à obtenir les investissements dans la transition énergétique ?

Un pari risqué aux conséquences potentiellement catastrophiques

Un premier signe inquiétant vient de la réaction des entreprises pétrolières. Un lobbyiste confiait ainsi à Politico : « Si vous prenez en compte les avantages et les inconvénients, les avantages dépassent les inconvénients. Les étrennes que Manchin a insérées dans le texte, sur les concessions pour l’exploration pétrolière, c’est significatif ». Selon le Wall Street Journal, le directeur de Shell USA a « loué le plan et souligné le fait qu’il promettait d’ouvrir de nouvelles concessions à l’exploitation pétrolière ». Pour sa part, le patron d’ExxonMobil s’est dit « satisfait du fait que le texte reconnaisse la nécessité de faire intervenir un large éventail de solutions pour réussir la transition énergétique ». Bloomberg titrait ainsi « Le PDG d’Exxon adore ce que Manchin a fait pour les groupes pétroliers ». Plus mesuré, le porte-parole de British Petroleum a « applaudi les sénateurs pour ce plan climat historique » et loué le fait que ce texte recouvrait « un éventail complet de sources d’énergie propre ».

Toute l’industrie pétrolière ne se réjouit pas pour autant. À l’annonce du plan, L’American Petroleum Institue déclarait : « Bien qu’il y ait des dispositions intéressantes, nous sommes opposés aux politiques publiques qui augmentent les impôts et découragent les investissements dans le pétrole et le gaz américain ».

Du côté des ONG, les réactions sont également mitigées. Le Sunrise Mouvement a estimé qu’en dépit de ses nombreux défauts, ce texte était préférable à l’inaction. L’organisation 350.org, au contraire, a dénoncé « une arnaque » : « les concessions faites à l’industrie pétrolière et au sénateur Joe Manchin sont si importantes qu’elles effacent tous les gains potentiels en termes de lutte contre la crise climatique ». D’autres militants et experts du climat, cités par Jacobinmag, ont qualifié le plan de « dérangé », et ajouté qu’il constituait « une prise d’otage » et une « folie ». Pour Brett Hartl, directeur des relations gouvernementales au Center for Biological Diversity, il s’agit d’un « suicide climatique ». Le porte-parole de Greenpeace, John Noël, résume ainsi le sentiment du mouvement climat : « C’est une grosse somme d’argent pour la transition énergétique. On me dit que c’est nécessaire pour débloquer la situation sur ce front. Mais si cette réforme accélère le développement des énergies carbonées, ça sera un désastre pour le climat ». Comme le précisait David Wallace-Wells, le climat se moque des énergies renouvelables : seule la réduction des émissions compte. Or, il s’agit bien d’une stratégie de développement des renouvelables couplé à un texte favorable aux énergies fossiles.

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© Alexei Scutari, Unsplash

En somme, ce grand plan climat est un pari sur l’avenir qui mise sur l’efficience des mécanismes de marché. Il parviendra à réduire significativement les émissions de gaz à effet de serre si le secteur privé et les particuliers saisissent l’opportunité offerte par les subventions pour enclencher un cercle vertueux susceptible d’accélérer massivement la transition énergétique. Ces effets devront contrebalancer l’augmentation de production d’hydrocarbures qui risque de découler des dispositions particulièrement généreuses envers l’industrie pétrogazière…

Les optimistes pointent du doigt le fait que les compagnies pétrolières, en partie par anticipation de la transition énergétique, préfèrent racheter massivement leurs propres actions plutôt que d’investir dans de nouveaux projets d’extractions. Pour preuves, elles semblent peu intéressées par les concessions ouvertes par l’administration Trump en Alaska. Mais les nouvelles réglementations mises en œuvre par le plan Biden pourraient les rendre moins frileuses. D’autant plus que les ENR restent moins rentables que les projets reposant sur les énergies fossiles…

Or, rien ne garantit que les subventions aux énergies renouvelables et à la voiture électrique vont inciter les particuliers et industriels à effectuer une transition marquée vers celles-ci. Même lourdement subventionnés, l’installation d’une pompe à chaleur, des travaux d’isolations ou l’achat d’une voiture neuve coûtent cher. Et aucune obligation en direction des collectivités locales ou des entreprises ne contraint à faire ce type d’investissement.

De même, le recours massif à la technologie pour décarboner l’économie s’inscrit dans une logique de croissance verte contestable. Le plan ne comprend pas grand-chose en termes de sobriété énergétique et de politique de transports. Surtout, il ne remet pas en cause le modèle de la voiture individuelle, alors que le secteur des transports représente la principale source d’émissions aux États-Unis. Remplacer des Hummer consommant quinze litres au cent par une version électrique de quatre tonnes cinq capable de passer du 0 à 100 en trois secondes constitue une curieuse réponse à l’urgence climatique…

Un peu mieux que de ne rien faire

Selon les estimations mises en avant par le parti démocrate, le plan doit permettre de réduire les émissions de gaz à effet de serre des États-Unis de 40% d’ici 2030. Sur le papier, il s’agit d’un résultat particulièrement significatif. En réalité, les modèles ayant produit cette estimation comparent les émissions avec celle de 2005, année record aux États-Unis. Ils projettent une réduction allant de 31 à 44% (selon les hypothèses considérées en termes d’adoption des ENR et d’augmentation de la production d’hydrocarbures), alors que les s’étendent de 22 à 35 % de réduction si le plan n’est pas adopté, du fait des politiques énergétiques déjà en place et des tendances actuelles. Surtout, les réductions promises viennent essentiellement du déploiement massif des dispositifs de CCS (capture et stockage de CO2), une hypothèse peu crédible compte tenu du statut encore expérimental de cette technologie. En adoptant une lecture plus prudente, on constate que le projet ne devrait réduire les émissions qu’à la marge, alors que le respect des accords de Paris requiert une baisse de 50% d’ici 2030…

Certains militants redoutent le fait que le Parti démocrate et l’administration Biden se contentent de cette petite avancée et renoncent à prendre d’autres mesures importantes. À l’inverse, les optimistes espèrent que cette première victoire législative crève le plafond de verre et entraîne d’autres pays dans ce mouvement.

Une leçon de capitalisme vert ?

Selon l’ONU et L’Agence internationale de l’énergie, organisation historiquement liée à l’industrie du pétrole, aucun nouveau projet d’extraction d’hydrocarbures ne doit voir le jour, sous peine de manquer l’objectif des 2 degrés de réchauffement. Autrement dit, il est impossible de satisfaire les industries de l’énergie fossile et de préserver le climat à la fois. Face à ce choix binaire, les démocrates ont pourtant décidé de ne pas choisir.

De nombreux analystes y voient le produit de la réalité politique. La majorité démocrate ne tient qu’à une seule voix et le sénateur Joe Manchin représente un État trumpiste au possible, où l’industrie du charbon figure parmi les principaux secteurs économiques. Il pourrait sembler logique que ce soit lui qui dicte le contenu d’un texte éloigné des priorités de son électorat.

Pour d’autres, cette analyse constitue une manière commode d’appréhender une situation chimiquement pure de conflit opposant les intérêts du capital avec la nécessité d’agir pour le climat.

Joe Manchin constitue lui-même une forme de caricature du système politique américain. Comme l’écrivait le New York Times il y a tout juste trois semaines : « Joe Manchin a accepté davantage de donations issues de l’industrie pétrolière que tout autre membre du Congrès, il est devenu millionnaire grâce à sa propre entreprise de charbon ». Entreprise qui lui rapporte encore un million de dollars par an. Lors de son précédent exploit législatif, Manchin avait obtenu 15 millions de dollars de subventions pour la préservation du parc naturel sur lequel se trouve sa résidence secondaire. Il discute toutes les semaines avec le lobbyiste en chef d’Exxon Mobil. Or, des enregistrements fuités de réunions qu’il tient avec ses principaux donateurs ne laissent aucun doute sur la manière dont il opère et le peu d’égards qu’il a pour ses électeurs.

Les enquêtes du Washington Post et de Politico sur les tractations ayant abouti à la version finale de cette grande loi climat évoquent différents épisodes éclairants. C’est suite à la pression d’une partie de ses donateurs et de ses amis républicains qu’il aurait décidé de mettre fin aux négociations. Puis, le défilé de nombreux industriels, donateurs, milliardaires et économistes proches des dirigeants du Parti démocrate (dont Bill Gates et Larry Summers) l’aurait convaincu de revenir à la table des négociations. Les nombreux articles négatifs de la presse mainstream et les menaces de ses collègues sénateurs auraient participé à ce revirement. L’élément déterminant semble avoir été la peur de se voir exclure de ce que Larry Summers appelle le club des insiders. Il s’agit autant d’une victoire des élites démocrates, qui semblent enfin avoir montré leurs muscles, que des militants du mouvement écologiste.

En tant que parfait représentant du capitalisme américain, Joe Manchin semble illustrer ce que les intérêts financiers du pays étaient prêts à céder pour répondre à l’urgence climatique, sociale et démocratique. En résumé : pas grand-chose.

En l’espace de dix-huit mois et avec l’aide d’une poignée d’élus démocrates, dont la sénatrice d’Arizona Kyrsten Sinema, Manchin a vidé le projet politique de Joe Biden de sa substance. Outre les dispositions du plan climat initial, les démocrates devaient mettre en place de vastes réformes sociales incluant un système d’allocation familiale, la gratuité des crèches, de l’école maternelle et des deux premières années d’études supérieures,, permettre à Medicare de négocier le prix de tous les médicaments, inclure les soins dentaires et auditifs dans ce système, instaurer des congés parentaux et un système d’aide au logement. Le tout, financé par une hausse du taux d’imposition sur les entreprises et les grandes fortunes.   

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Certes, l’Inflation Reduction Act instaure de nouveaux impôts et doit éroder les profits de BigPharma. Mais le diable est dans les détails. Le contrôle des prix des médicaments ne doit intervenir qu’en 2026, ce qui laisse du temps à l’industrie pharmaceutique pour préparer une riposte et compenser le manque à gagner par une hausse des prix sur d’autres médicaments. De même, rien dans le texte voté ne garantit que les nouveaux moyens de contrôle alloués au fisc ne se concentreront pas sur les classes moyennes et TPE. Enfin, la sénatrice Kyrsten Sinema a veillé à ce que de nouvelles niches fiscales soient intégrées au texte.

Au lieu d’utiliser sa capacité à marchander pour obtenir des choses favorables à son électorat, Kyrsten Sinema a pratiquement fait échouer le vote en imposant un amendement introduisant une niche fiscale protégeant les profits des Hedge Funds et gestionnaires de fonds privés. Au point de provoquer la stupéfaction d’un conseiller républicain.

Malgré toutes ces reculades, les principaux syndicats patronaux et Wall Street ont condamné le texte final en menaçant de représailles les sénateurs qui le voteraient. Pour les démocrates, l’« IRA » reste une victoire politique incontestable, qui va leur permettre d’aborder plus sereinement les prochaines échéances électorales. En particulier, la baisse des prix des médicaments constituait une promesse majeure du Parti, depuis 2006. Mais pour le reste, ce plan ne fournit-il pas surtout la preuve que le capitalisme est incapable de se réformer de lui-même ? Ni de nous sauver du péril climatique ?

Une décroissance qui ne sacrifierait pas les pauvres ? Redécouvrir André Gorz

Sommes-nous condamnés à choisir entre une croissance qui épuiserait les ressources de la planète et une décroissance qui sacrifierait les pauvres ? Le première option conduirait les sociétés occidentales à leur perte. La seconde condamnerait les plus modestes, déjà victimes de l’atonie de la croissance engendrée par le néolibéralisme, à voir leur niveau de vie diminuer encore davantage. Il est de bon ton, dans le monde médiatique, de blâmer la consommation de masse des citoyens, et de songer à des instruments politiques pour la restreindre ou la réorienter – sans dire un mot des structures productives ni des dynamiques d’accumulation du capital qui ont pourtant institutionnalisé cette consommation de masse. C’est l’un des grands mérites de la philosophie d’André Gorz que de les prendre en compte.

Lors de la Cop 26, les principales puissances mondiales, hormis la Chine et la Russie, se sont réunies afin de lutter contre le dérèglement climatique. Sans surprises, ce n’est pas un excès de volontarisme politique qui a caractérisé cette rencontre. Dès 2030, la température pourrait s’accroître de 1,5°c – un seuil dont le dépassement entraînerait des conséquences catastrophiques. Dès lors, un changement radical de système apparaît comme la seule solution pour limiter les effets néfastes de la crise climatique.

La décroissance apparaît comme l’une des voies envisageables. Autrefois perçue comme la marque d’un « retour à l’âge de pierre », voire d’un anti-modernisme technophobe, elle s’est depuis quelques années installée dans le paysage politico-médiatique et tend à devenir un sujet difficile à esquiver lorsque que la question écologique est posée sur la table. Durant la primaire d’Europe Écologie Les Verts (EELV), la décroissance fut l’un des thèmes notables des discussions entre candidats. Cette mise en lumière permet graduellement de la crédibiliser aux yeux des Français.

Les travaux de Gorz peuvent être compris comme une critique directe adressée aux décroissants qui dénoncent le consumérisme sans dire un mot du mode de production dominant. Plutôt que de pointer du doigt les comportements individuels et inciter à restreindre la consommation, ce sont les structures productives, selon Gorz, qu’il faut mettre en cause.

Comme le révèle un sondage réalisé en décembre 2019 par Odoxa pour le MEDEF, 67% des Français seraient favorables à la décroissance, entendue comme « la réduction de productions de biens et de services pour préserver l’environnement et le bien de l’humanité ». Ces données représentent un progrès notable dans l’opinion, mais cette compréhension de la décroissance est réductrice par rapport à la richesse théorique du concept. La pensée d’André Gorz permet d’en prendre la mesure.

La décroissance est à comprendre comme un projet de société dont la philosophie est globale. Elle a pour ambition de refonder le modèle économique et le rapport au travail, mais aussi à émanciper les individus en tant qu’êtres libres. Ce projet politique tend à résoudre – sur un mode non malthusien – une contradiction inhérente au capitalisme : celle d’une croissance infinie dans un monde fini.

Analyse historique du capitalisme et de l’origine du mythe de la croissance infinie

André Gorz s’inscrit dans une perspective marxiste ; la genèse du capitalisme est, pour lui, le produit d’un rapport de classes. Ainsi, Gorz prête une grande attention aux rapports de production. Une démarche appréciable, à l’heure où les décroissants de plateaux de télévision pointent du doigt la consommation, ciblant le consumérisme sans rien dire du système productif et des dynamiques d’accumulation du capital qui l’ont pourtant institutionnalisé.

Dans « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation » (Actuel Marx n°12, 1992), André Gorz retrace l’histoire du capitalisme et souligne le renversement fondamental que ce mode de production a généré concernant le rapport au travail et à la production. En effet, avant la révolution industrielle qui a induit la mécanisation des outils de production, le travailleur, selon Max Weber « ne se demandait pas combien puis-je gagner par jour si je fournis le plus de travail possible ? mais : combien dois-je travailler pour gagner les deux marks cinquante que je recevais jusqu’à présent et qui couvrent les besoins courants ? ». Cette relation au travail est théorisée par la norme du suffisant qui régissait les rapports au travail entre marchands et travailleurs. Un compromis qui se résume par cette maxime efficace « gain suffisant pour l’artisan, bénéfice suffisant pour le marchand ». Ainsi, les ouvriers n’étaient pas dans l’obligation de respecter un certain quantum minimum de travail.

Cette liberté dans le travail qu’accordent Gorz et Weber aux ouvriers qui précède la mécanisation des outils de travail était contradictoire avec les intérêts des capitalistes, dont le désir était la maximisation de leur profit. Cette incompatibilité entre la norme du suffisant, le modèle de travail des ouvriers, et le désir irrémédiable d’enrichissement des capitalistes a fait naître la nécessité d’une industrialisation de la production. Ce bond technologique a permis aux capitalistes de contrôler et donc d’ôter la « maîtrise des moyens de production » aux ouvriers et de leur imposer « une organisation et une division du travail par lesquelles la nature, la quantité et l’intensité du travail à fournir leur seraient dictées ». C’est la logique capitaliste même d’accumulation qui s’oppose à la norme du suffisant : elle empêche les capitalistes de produire toujours davantage puisque les travailleurs peuvent, s’ils le souhaitent, travailler un minimum pour combler les besoins primaires. Dans ce cas, la production de biens est fortement limitée, et par conséquent les profits restreints. Dès lors, les capitalistes doivent trouver un moyen de rendre les travailleurs serviles. La révolution industrielle a donné la possibilité d’imposer une « triple dépossession » aux travailleurs.

La « triple dépossession » est le mouvement initié par la mécanisation des outils de production qui prive les travailleurs de toute liberté dans leur travail. La première dépossession du travailleur est celle qui rend le travail inappropriable. Selon Danièle Linhart, sociologue du travail, « les modèles d’organisation du travail ont toujours cherché à déposséder les salariés de leurs savoirs professionnels. » Ce processus de dépossession passe, notamment dans l’industrie automobile, par la « répétition uniforme » (Thierry Pillon) des gestes du travailleur. Cette « triple dépossession » a rendu possible l’organisation scientifique du travail. À ce propos, Frederick Winslow Taylor affirmait que le savoir était un pouvoir. Par savoir, il faut entendre toutes les compétences techniques acquises par l’ouvrier dans le cadre de son travail, ce qui implique qu’il peut mettre en œuvre ses connaissances afin de les utiliser dans un cadre donné. La division du travail aboutit justement à une répartition telle qu’aucun travailleur ne pouvait comprendre le fonctionnement global des machines. De nos jours, ce rôle est largement attribué aux managers qui ont la tâche de piloter le travail de leurs équipes.

Cette condition de dépossession du travailleur de son travail, lorsqu’elle est atteinte, permet la production de surplus économique dont les ouvriers ne tirent aucun intérêt.

Cette condition de dépossession du travailleur de son travail, lorsqu’elle est atteinte, permet la production de surplus économique dont les ouvriers ne tirent aucun intérêt. L’arbitrage du travailleur n’existe plus sur ce qu’il juge bon comme quantité ou qualité de ce qui doit être produit. Il devient un simple exécutant, victime d’un processus d’aliénation objective, ses supérieurs lui retirant expressément les moyens de maîtriser les tenants et les aboutissants de son travail.

C’est à partir de cette situation initiale que le capitalisme a véritablement commencé à exercer une activité de prédation sur la nature. Les travaux de Gorz peuvent être compris comme une critique directe adressée aux décroissants qui dénoncent le consumérisme sans dire un mot du mode de production dominant. Chez Gorz, la surconsommation est la conséquence de la surproduction – et non d’une pratique culturelle moralement condamnable. Plutôt que de pointer du doigt les comportements individuels et inciter à restreindre la consommation, ce sont les structures productives qu’il faut mettre en cause.

Travailler plus, consommer plus 

La critique des besoins tels qu’ils ont été corrompus par le capitalisme est un thème central chez André Gorz. Les besoins à l’ère capitaliste sont le moteur de la surconsommation de marchandises et de services, lesquels pour la plupart en plus d’être inutiles ont un pouvoir hautement destructeur sur la nature. Ils ont pour seul objet la démarcation sociale, élément moderne de distinction bourgeoise. Ainsi, le seul horizon de la société capitaliste est le projet de consommation, voire d’hyperconsommation, jusqu’au point de non-retour.

NDLR : Sur cette même thématique, lire sur LVSL l’article de Jules Brion : « La “classe des loisirs” de Veblen pour comprendre les crises écologiques modernes »

Pour André Gorz, avant la révolution industrielle, la production de biens et de marchandises visait à assouvir nos besoins naturels. L’avènement de la mécanisation industrielle a conduit à une inversion de cette structure, de sorte que la production de biens n’avait plus pour objectif de répondre à des besoins primaires – le capitalisme générant de nouveaux besoins. Dès lors, le capitalisme est mû par une boucle rétroactive des besoins : un produit est la conséquence d’une création d’un besoin nouveau par le capitalisme. C’est ainsi que le système capitaliste est à l’origine du mythe de la croissance infinie, nécessaire à son bon fonctionnement.

Cette société de l’hyperconsommation ne peut tenir que sur le fondement d’une classe de travailleurs-consommateurs. Les travailleurs, soumis à une organisation scientifique du travail, sont conduits à respecter une certaine quantité horaire de travail. Les patrons le comprennent bien, mus par une obsession de contrôler le temps de travail de leurs employés.

Le patronat a toujours été davantage enclin à accorder des congés qu’à réduire le temps de travail ; dans la perspective de Gorz, cela n’a rien de fortuit. Les vacances sont à comprendre comme une « interruption programmée de la vie active » : elles constituent le moment par excellence de la consommation. Réduire le temps de travail représente en revanche un danger pour le patronat : cela donne la possibilité aux classes laborieuses d’enrichir leur vie quotidienne par un engagement associatif, politique, syndical ou culturel potentiellement subversif. Or, le temps plein limite mécaniquement l’implication dans ces sphères. Ainsi s’esquisse le modèle du travailleur-consommateur qui n’a que le temps de travailler et de consommer.

La décroissance comme philosophie de l’émancipation de l’homme

La décroissance est un projet de rupture avec le capitalisme, fondé sur les constats du rapport Meadows intitulé Les limites à la croissance. Comme son titre l’indique, ce rapport expose pour la première fois les dégâts irréversibles du capitalisme sur la nature. Donella et Dennis Meadows appellent dès 1972 à changer radicalement de système, sans quoi l’humanité irait droit vers l’effondrement de nos sociétés modernes, expression pour laquelle « il ne faut pas entendre la fin de l’humanité, mais la diminution brutale de la population accompagnée d’une dégradation significative des conditions de vie ».

La Terre, en raison de ses limites physiques et biologiques, ne peut supporter le coût d’une croissance infinie additionnée à un accroissement démographique trop important. Le rapport Meadows est en substance une exhortation à la sobriété, élément clé de la décroissance illustrant la fameuse maxime : « mieux, ce peut être moins. » André Gorz reprend cette formule en prônant une diminution du temps de travail ainsi qu’une diminution de la consommation. Mais réduire la décroissance à ce dernier aspect serait une erreur de compréhension ; pour Gorz, il s’agit moins de faire de lourds sacrifices matériels que de se débarrasser de besoins inutiles, au profit d’activités plus fondamentales – parmi lesquelles la « participation à la vie sociale. »

Toujours est-il est qu’une mise en application sans transition des préceptes décroissants semble relever de la gageure. Elle ne ferait qu’accroître les maux du néolibéralisme, qui se caractérise déjà par une faible croissance.

On comprend donc pourquoi aux yeux de Gorz, le capitalisme apparaît comme un système qui asservit l’homme tout en détruisant la biodiversité.

Revenu universel ou garantie à l’emploi ?

André Gorz fut un soutien de « l’inconditionnalité du droit à un revenu de base », qu’il présente comme le prélude à l’émancipation des individus [1]. Gorz affirme avoir longtemps hésité avant de soutenir une telle transformation, tant l’idée semble longtemps avoir été préemptée par les courants libéraux. C’est une telle mesure que soutient par exemple le penseur américain John Rawls, selon lequel le travail est à considérer comme un « bien » qui, au nom du principe de justice sociale, doit être offert à tous les individus.

André Gorz se refuse à penser le travail comme un « bien » : il n’est qu’un moyen nécessaire en vue d’une fin, celle de combler nos besoins essentiels. Le travail en tant « qu’activité nécessaire » confère selon Gorz une reconnaissance au travail, et par là-même une légitimité et une fonction au sein de la société – en cela, le travail est une « dimension de citoyenneté ».

Gorz n’ignore cependant pas les limites du revenu universel – et par exemple le risque qu’il devienne le vecteur d’une consommation accrue. C’est pourquoi il le considère comme un simple outil au service d’une révolution politique plus large. Sans changement structurel, le revenu universel ne serait qu’une manière de perpétuer le système capitaliste – voire de déséquilibrer le rapport de forces entre salariés et patronat, s’il sert à justifier la suppression de certains minima sociaux. Une certaine acception du revenu universel prend pour acquise et irréversible la raréfaction du travail, et sert de palliatif à ce chômage croissant. L’idée n’est pas intéressante par sa portée émancipatrice, l’un de ses angles morts est de ne pas penser le travail comme un droit.

Or – c’est toute la problématique portée notamment par la garantie à l’emploi vert – le travail doit bien être considéré comme un droit, et non comme un bien. Pour cela, il faut reconsidérer le travail pour l’extraire de sa conception capitaliste. Le revenu universel tel qu’il est pensé majoritairement ne serait qu’en définitive une mesure d’adaptation au capitalisme, là où la garantie à l’emploi vert tente de mettre un terme à l’un des piliers du capitalisme : le chômage de masse organisé qui, loin d’être une fatalité, permet aux détenteurs de capitaux de maximiser leurs gains alors que de nombreux emplois utiles à la société restent encore à créer, notamment dans le domaine de la transition écologique.

Seul un bouleversement majeur de notre système engagera un mouvement qui sera en mesure de répondre aux enjeux d’émancipation des individus et du dérèglement climatique. C’est la leçon de la pensée écologique d’André Gorz, dont les préceptes ne se résument pas à protéger la nature.

Toujours est-il est qu’une mise en application sans transition des préceptes décroissants semble relever de la gageure. Dans le cadre d’un système capitaliste – dont on peut supposer qu’il ne sera pas aboli du jour au lendemain -, une dynamique de décroissance se traduirait par la destruction d’un nombre considérable d’emplois et un accroissement de la pauvreté. Elle ne ferait qu’accroître les maux du néolibéralisme ; celui-ci se caractérise déjà par une faible croissance, dont souffre la majorité de la population. Dès lors, ne serait-il pas plus opératoire de songer aux moyens d’indexer la croissance sur des activités non polluantes et respectueuses de l’environnement ? Sur le court terme, une réhabilitation des principes keynésiens sur des bases écologiques semble une perspective plus utile qu’une promotion de la décroissance stricto sensu. Celle-ci demeure un horizon souhaitable pour une société post-capitaliste, dont la pensée de Gorz dessine les contours. Mais elle ne fournit pas les clefs pour rompre avec le capitalisme lui-même – et encore moins le capitalisme néolibéral.

Note :

[1] André Gorz, « Pour un revenu inconditionnel suffisant », Transversales sciences et culture, 2002, 3ème semestre.

Risque de pénurie énergétique : la France est-elle prête ?

© Fré Sonnevald

Après des mois de déni, le gouvernement français a fini par reconnaître que la perspective d’une pénurie énergétique, et notamment d’électricité, cet hiver était bien réelle. Dans l’urgence, une centrale à charbon a été rouverte et un plan de sobriété est en train d’être bricolé. Le manque probable d’énergie avait pourtant été anticipé depuis des années, durant lesquelles tous les choix ont été reportés sine die. À court terme, plusieurs options de sobriété peuvent être mises en place pour pallier le pire. Mais à moyen terme, une véritable planification énergétique et une sortie des mécanismes européens qui ont ruiné et affaibli EDF est indispensable.

Le 25 juin dernier, une tribune des patrons des trois grands énergéticiens – EDF, Engie et Total – faisait l’actualité. Face à la flambée des prix de l’énergie et aux risques de pénuries pour l’hiver prochain, les trois entreprises appelaient à mettre en œuvre un « plan d’urgence de sobriété » au regard d’une situation qui « menace notre cohésion ». Une annonce qui venait contredire le discours officiel du gouvernement, qui évoquait alors une situation énergétique contrôlée et maîtrisée. Ainsi, deux jours plus tôt, Matignon affirmait que « nous sommes dans une situation plus favorable que d’autres pays européens pour assurer notre sécurité d’approvisionnement ». La veille, le gouvernement annonçait pourtant discrètement le prolongement de l’utilisation de la centrale à charbon (une énergie 250 fois plus polluante que le nucléaire ou 70 fois plus que l’éolien) Emile Huchet de St-Avold, près de Metz, afin de répondre aux risques de pénurie.

Depuis, le ton a changé : le 10 juillet dernier, Bruno Le Maire reconnaissait être face à des “choix compliqués” et déclarait que “nous ne pourrons pas continuer à nous chauffer et à nous déplacer comme si de rien n’était”. Quatre jours avant, Elisabeth Borne annonçait quant à elle la renationalisation d’EDF, qui fait face à de grandes difficultés financières. Enfin, le 14 juillet, Emmanuel Macron a évoqué un objectif de 10% d’économie d’énergie d’ici deux ans. La tribune des PDG a donc certainement contribué à faire bouger le gouvernement, qui, sans doute par électoralisme, a refusé pendant des mois de reconnaître l’ampleur du problème, préférant mentir et infantiliser les Français, en leur faisant croire que tout allait bien. Notons ici l’ironie de la situation. Ce sont bien des patrons d’entreprises, dont le business consiste à vendre de l’énergie qui appellent à mettre en œuvre une sobriété d’urgence ! Comment en sommes-nous arrivés là ?

Un problème constamment reporté

Si la France est aujourd’hui menacée par une pénurie d’énergie, cette dernière était évitable. La situation actuelle s’explique en effet par l’impréparation complète des politiques publiques depuis une quinzaine d’année pour assurer l’autonomie énergétique française. Les risques de pénurie portent à la fois sur les énergies fossiles, et notamment le gaz, mais aussi sur l’électricité. Pour chaque énergie, les causes de potentielles pénuries ne sont pas exactement les mêmes. Mais tandis qu’en matière de pétrole et de gaz, les causes sont d’origine géopolitique, en particulier en lien avec la crise en Ukraine, la situation préoccupante en matière d’électricité possède des explications directement liées aux politiques publiques françaises et à l’impréparation gouvernementale en matière de mix électrique. Celles-ci sont de trois ordres : conséquence de la crise en Ukraine et des tensions sur le marché du gaz, dysfonctionnements importants du parc nucléaire de l’Hexagone et retards de développement des énergies renouvelables.

RTE, Bilan électrique 2021

Pour mémoire, l’électricité représentait environ 25% des consommations énergétiques en France en 2021, principalement produite par le nucléaire (environ 70%), les renouvelables (22%) et les centrales thermiques à gaz, charbon et fioul (8%). La diminution forte des importations de gaz liée à la guerre en Ukraine a une incidence relativement modérée sur le niveau de production. Les centrales à gaz représentent 6% de l’électricité produite en France et moins d’un cinquième du gaz provient de Russie. Toutefois, et de manière très défavorable pour la France, le marché européen aligne le prix de l’électricité sur celui du gaz, qui est généralement utilisé dans la dernière centrale appelée pour répondre à la demande. Ainsi, la guerre a surtout une incidence sur le coût de l’électricité, plus que sur le niveau de production absolu.

La tension sur l’approvisionnement électrique est la conséquence d’une forte diminution des marges du système électrique pour répondre aux pics de consommation.

La tension sur l’approvisionnement électrique est surtout la conséquence d’une forte diminution depuis une décennie des marges du système électrique pour répondre aux pics de consommation : fermeture de plusieurs centrales à charbon, arrêt anticipé de Fessenheim, retards sur l’EPR de Flamanville. Ces fermetures n’ont été que très insuffisamment compensées par de nouvelles capacités renouvelables. Cette marge est donc actuellement réduite à presque rien en raison des fortes secousses que connait le parc nucléaire. Alors que celui-ci garantit historiquement une marge de sécurité importante au pays, il connaît un taux de disponibilité particulièrement bas, et ce pour deux raisons.

D’une part, toute une série d’arrêts pour maintenance, prévus pendant le Covid, ont été repoussés et ont lieu maintenant. D’autre part, le parc fait face à l’événement redouté par les stratèges de la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), celui des défauts dé série. En effet, en fin d’année dernière, un défaut de corrosion sur le circuit secondaire, le circuit de refroidissement du réacteur a été détecté sur les centrales de Penly, Chooz et Civaux, obligeant à les arrêter pour organiser des contrôles. Par la suite, ce sont tous les réacteurs d’un même palier, c’est-à-dire construits à la même période et correspondant à la même technologie, qui vont devoir être arrêtés rapidement pour maintenance et vérification, faisant fortement baisser le nombre de réacteurs disponibles. A l’heure où nous parlons, 27 des 56 réacteurs sont à l’arrêt pour des travaux prévus ou non, soit presque la moitié du parc hexagonal. Cet état de fait est probablement la conséquence des nombreuses années de sous-investissement dont a souffert le parc nucléaire au tournant des années 2000, ainsi qu’à la forte hausse du niveau de sûreté post-Fukushima.

Enfin, le dernier élément expliquant la forte tension en matière de production électrique est le retard conséquent pris en matière de développement des énergies renouvelables (EnR) depuis dix ans en France. En cumulé, la France accuse déjà un retard de près de 20% par rapport à ses objectifs : en 2020, les EnR constituaient 19,1% de l’électricité produite, alors que les objectifs prévoyaient d’atteindre 23%. L’absence de planification et de leadership fort pour soutenir leur développement explique en partie ce retard. A l’heure actuelle, alors que nous possédons la plus grande façade maritime européenne, aucun parc éolien en mer n’est encore raccordé, en raison notamment de retard au niveau des autorisations ! Par ailleurs, la production renouvelable a légèrement reculé (-5% par rapport à 2020), conséquence d’une situation météorologique défavorable qui a vu les barrages être moins productifs et le vent des éoliennes plus faible.

Alors que nous possédons la plus grande façade maritime européenne, aucun parc éolien en mer n’est encore raccordé !

Toutefois de manière plus globale, le retard pris en matière d’éolien et de solaire est aussi la conséquence d’une absence de planification et de construction de filières de production françaises. Là encore, les règles européennes sont largement en cause : en rendant obligatoires les appels d’offre pour la création d’EnR, elles ont encouragé l’achat de matériel étranger moins cher, notamment d’origine chinoise. Par exemple, la société Photowatt, qui produit des panneaux photovoltaïques bas-carbone en France, ne reçoit aucune commande de son propriétaire, EDF, qui souhaite s’en séparer ! En matière d’hydroélectricité, si le potentiel de la France est déjà largement exploité, les investissements dans les barrages demeurent insuffisants. En effet, la menace d’une ouverture à la concurrence exigée par l’UE conduit EDF à retarder les grands travaux : pourquoi améliorer des outils de production qui risquent de se retrouver aux mains des concurrents ? Enfin, l’absence de planification et de portage politique mène à une acceptabilité plus faible, notamment en ce qui concerne l’éolien, donnant un pouvoir démesuré à des intérêts très localisés.

Objectifs et développement des EnR, Observatoire climat-énergie 2021

Globalement, cette situation est le reflet d’une impréparation forte de l’Etat français depuis plusieurs années et de l’absence de stratégie claire. Notre parc électrique se trouve à un tournant déterminant, et nécessite des choix clairs de la part des pouvoirs publics. Quel que soit l’avenir du futur mix électrique, 100% renouvelable ou bien avec une relance du nucléaire, des options doivent être prises pour assurer le fonctionnement de notre production électrique. Pour reprendre les mots de l’étude structurante de RTE : « Quel que soit le scénario choisi, il y a urgence à se mobiliser ». Alors que les centrales du programme de nouveau nucléaire voulu par Macron ne seraient raccordées qu’au plus tôt en 2035, il faut lancer une stratégie de développement du renouvelable très rapide et avec un fort soutien de l’Etat. Pour cela, des investissements conséquents doivent être consentis. Selon le scénario, ces investissements devraient s’élever entre 20 et 25 milliards d’euros par an. Pour l’heure actuelle, ils s’élèvent à environ 13 milliards par an, auxquels il faudrait donc ajouter de 7 à 12 milliards supplémentaires.

Dépenses d’investissements dans le système électrique sur les 40 prochaines années (18 à 25 Md€ par an), RTE, “Futurs énergétiques”

L’urgence d’un plan de sobriété énergétique

Pour faire face à l’urgence qui vient, et en attendant que de nouveaux moyens de production décarbonés ne soient raccordés, il est vital de décréter un plan d’urgence nationale en matière de sobriété énergétique. Qu’entend-on d’ailleurs par cette notion de sobriété ? Il existe en réalité plusieurs types de sobriété : la sobriété d’usage consistant à réduire l’usage de certains équipements ou diminuer certaines activités particulièrement énergivores, la sobriété de substitution consistant à remplacer un appareil énergivore par un autre, plus performant, ou prendre le vélo ou les transports en commun plutôt que la voiture, la sobriété dimensionnelle consistant à ajuster les appareils aux besoins et enfin la sobriété collaborative, consistant à mutualiser des équipements à plusieurs. Chacune de ces dimensions permet de faire des économies d’énergie sans réduire considérablement le confort de nos vies. Elles relèvent à la fois de comportements individuels et de comportements collectifs.

Afin de redonner de la marge de sécurité à notre réseau et à nos approvisionnements, RTE liste dans son étude « Futurs énergétiques » toute une série de comportements et de mesures qui pourraient être mis en œuvre à court ou moyen terme. Autant de propositions utiles pour baisser la consommation lors des pics de froid du prochain hiver. Un plan de sobriété efficace permettrait de baisser la consommation de l’ordre de 5 à 10% dès cet hiver.

En cas de tension sur le réseau électrique, plusieurs mesures permettent d’empêcher les coupures chez les citoyens. Tout d’abord, un certain nombre d’industries, fortement consommatrices, s’engagent chaque année à arrêter leur production. On dit qu’elles « effacent leurs consommations » en échange d’une rémunération fixée par contrat en amont. Dans un deuxième temps, RTE peut baisser légèrement la puissance électrique transmise à l’ensemble des consommateurs, sans que ce soit réellement perceptible pour chaque consommateur. Enfin, il est ensuite possible de procéder à du lissage intelligent de la consommation, en diminuant dans chaque foyer ou entreprise les consommations qui peuvent être repoussées ou diminuées. Ce n’est qu’en dernier recours que RTE procède à des délestages tournants, consistant à couper pendant quelques heures des groupes importants de foyers ou de bâtiments. Les choix de priorisation sont fixé par décret préfectoral avec une seule règle : “tout le monde est délestable”, sans réelle stratégie ni protection prévue des ménages les plus précaires.

La tribune des patrons énergéticiens, ainsi que différents signaux d’alarme, laissent toutefois entendre que sans réel plan de sobriété, nous pourrions en arriver cet hiver à cette dernière extrémité. Pour y échapper, il est donc intéressant d’étudier le scénario de sobriété accrue proposé par RTE dans son scénario. Plusieurs mesures pourraient être mises en place très rapidement en cas de pointe de consommation trop importante. Parmi celles proposées par RTE et permettant de diminuer la consommation d’électricité, notons notamment la réduction des panneaux publicitaires qui pourraient par ailleurs être coupés en priorité (0,5 TWh, -0,1% sur l’année ), la baisse volontaire de la température de consigne de chauffage de 1°C (4 TWh, -0,8% sur l’année), la limitation et la réduction des consommations et du chauffage du tertiaire, et la réduction de leur surface, notamment pour les grands centre commerciaux : jusqu’à 2,9 TWh (2,9 TWh, -0,6% sur l’année) ou encore une hausse du recours au télétravail (jusqu’à 9,1 TWh en moins, soit -1,8%).

Par ailleurs, il est nécessaire en amont d’identifier toutes les industries qui peuvent être arrêtées sans mettre en danger l’économie du pays et les productions essentielles. L’industrie représente en effet 17% des consommations électriques. Enfin, toute une série de mesures à la fois symboliques mais offrant un potentiel non négligeable lorsqu’additionnées, peuvent être mises en place : extinction complète des lumières du tertiaire et des commerces la nuit, interdiction de laisser ouvert alors que la climatisation ou le chauffage est à fond, etc. Bref, il existe de nombreuses mesures rapidement transposables pour baisser la consommation et éviter de relancer des moyens de production fortement carbonés comme les centrales thermiques ou avoir recours à des importations d’électricité tout aussi carbonées. Bien évidemment, toute cette logique s’applique aussi pour ce qui concerne les consommations de gaz, afin de limiter notre dépendance extérieure, qu’elle soit russe, américaine ou qatari.

Gisements de sobriété, RTE, Futurs énergétiques 2021

Rebâtir un système électrique fonctionnel

A moyen terme, afin d’éviter ce genre de situations, il est nécessaire de mettre en œuvre une réelle planification de l’énergie en France, au-delà des documents stratégiques. Il n’y a pas de solution miracle. Garantir notre souveraineté énergétique et éviter les coupures passe tout d’abord par un niveau d’investissement à la hauteur des enjeux, soit entre 7 à 12 milliards d’euros supplémentaires selon RTE. Ces fonds doivent être débloqués dès aujourd’hui pour adapter le réseau électrique au développement d’énergies renouvelables intermittentes et décentralisées, construire ces nouveaux moyens de production décarbonés et garantir l’entretien du nucléaire existant.

Evidemment, rien de cela ne pourra se faire sans EDF. Or, suite à un enchaînement de très mauvaises décisions depuis une quinzaine d’années, l’entreprise est désormais très mal en point. Ainsi, la renationalisation d’EDF (déjà possédée à 87% par l’Etat) annoncée dans le discours de politique générale d’Elisabeth Borne doit se lire à l’aune de la situation financière de la firme : en 2022, sa dette pourrait passer de 48 milliards d’euros à 70 milliards ! Certes, des mauvais choix stratégiques sur le nucléaire, comme la construction de l’EPR d’Hinkley Point au Royaume-Uni ou le rachat au prix fort des turbines d’Alstom qui n’auraient jamais dues être vendues, sont en cause. Mais le principal problème reste celui du marché européen de l’électricité, qui a fait exploser les tarifs pour le consommateur (+45% en dix ans, alors que les coûts de production ont augmenté de seulement 4%) pour le seul bénéfice des spéculateurs. L’ouverture à la concurrence et la vente à perte de près d’un tiers du volume de production d’EDF à ses concurrents dans le cadre de l’ARENH ont ainsi ruiné l’entreprise. Le fait que l’Espagne soit récemment sortie de ce système témoigne de l’impasse absolue qu’il représente.

En outre, si le principe de la renationalisation fait consensus à l’Assemblée nationale, celle-ci pourrait bien être un piège. Le gouvernement n’a en effet donné aucune indication précise sur le périmètre de celle-ci, ce qui fait craindre aux syndicats qu’il ne s’agisse d’un moyen détourné de remettre sur la table le “projet Hercule”, qui visait à étatiser les activités déficitaires (notamment le nucléaire, éventuellement l’hydraulique) et à privatiser celles qui sont bénéficiaires, notamment les EnR. Les propos de Bruno Le Maire, qui a déclaré qu'”il n’y aura pas de débat parlementaire sur la prise de contrôle de l’intégralité du capital d’EDF” laissent planer le doute. En outre, aucun changement de statut n’est prévu : EDF resterait une société anonyme, avec pour mission le profit, et non un EPIC (établissement public industriel et commercial). Ainsi, si sans débat parlementaire sur l’avenir de l’entreprise, la remise en cause des choix désastreux des dernières années et du système européen qui a détruit l’entreprise a peu de chances d’advenir.

Garantir notre souveraineté énergétique et éviter les coupures passe tout d’abord par un niveau d’investissement à la hauteur des enjeux, soit entre 7 à 12 milliards d’euros supplémentaires.

En parallèle, outre la mise en place d’un plan de sobriété d’urgence dès cet hiver, il faut aussi proposer une réelle stratégie s’appuyant sur le diptyque sobriété-efficacité sur le moyen terme. Cela passe en premier lieu par l’isolation des logements et la rénovation des bâtiments publics et privés. Or, en la matière, encore une fois, le gouvernement est défaillant. Très axé sur le remplacement des chaudières ou des fenêtres, le dispositif d’aide à la rénovation MaPrimRénov n’aurait permis de sortir que 2 500 logements du statut de passoire thermique, très loin des 80 000 prévues initialement. A l’heure actuelle, le niveau d’investissements pour la rénovation est de 3,9 milliards d’euros/an (France Stratégie), alors qu’il faudrait ajouter 9,1 milliards d’argent public en plus et garantir un niveau de rénovation équivalent au label bâtiments basse consommation (BBC).

Encore une fois, les instruments de marché (taxes, aides) promulgués par la logique néolibérale montrent leurs limites et leur incapacité à atteindre des objectifs, car ils sont incapables de remettre en cause la logique première du profit. Les incitations économiques et les logiques de marché ne suffiront donc pas. La transition écologique ne pourra faire l’impasse sur une approche qui combine une orientation étatique via l’outil de la planification, une approche réglementaire qui fixe des objectifs clairs et une volonté politique qui porte des politiques publiques ambitieuses et en phase avec la crise écologique et sociale que nous traversons.

Pour en savoir plus sur les pistes de reconstruction d’un service public de l’électricité, lire la note d’Intérêt Général « Planifier l’avenir de notre système électrique »

François Ruffin : « Il y a deux invisibles : les oubliés en bas et les ultra-riches en haut »

François Ruffin © Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Nous nous rendons dans la Somme, sur les pas de François Ruffin et de son équipe. Le candidat y déroule sa campagne effrénée, flanqué du tumulte de ses militants. Porte à porte, poignées de main dans les bars, déambulation, ballons gonflables géants : le député se faufile, parle à tout le monde, attrape les habitants, pour 3 phrases ou 10 minutes. Aux pressés ou aux indifférents, il martèle ses slogans : « n’oubliez pas d’aller voter car les riches, eux, n’oublient jamais ! ». Pendant toute une après-midi, nous le suivons et l’interrogeons, à pied et en voiture, assis sur le bord d’un trottoir. Il nous répond par de longs développements, sans cesse interrompu, sans que jamais la cohérence de son propos en souffre, alternant avec aisance entre le registre du militant et celui de l’analyste. Politique et conflit de classe, désindustrialisation, construction européenne, sociologie électorale, écologie populaire… Nous sommes revenus avec François Ruffin sur les thématiques qu’il n’aura cessé de mettre en avant, dans ses interventions à la tribune de l’Assemblée comme dans ses livres et ses articles. Entretien réalisé par Louis Hervier Blondel et Vincent Ortiz, photographies par Pablo Porlan.

LVSL – Quel bilan tirez-vous de cinq ans de députation ? Vous vous êtes démarqué par vos interventions volontairement polémiques. Certains ont pu vous le reprocher, y compris à gauche, disant qu’on ne construit pas de la politique sur le conflit.

François Ruffin – Au contraire : la politique ne se construit que sur du conflit. La démocratie, c’est du conflit, mais du conflit organisé, organisé pacifiquement. Et le pire, ce sont les moments où l’on tait le conflit, au nom du consensus, dans une fausse démocratie. C’est comme une cocotte-minute : le conflit, étouffé, revient plus tard de manière violente.

Et le conflit qui prévaut, pour moi, c’est le conflit de classe. C’est ce que j’ai tenté de faire il y a cinq ans, en martelant certains slogans – « Ils ont l’argent, on a les gens », « le banquier à l’Élysée, le peuple à l’Assemblée »-, au prix peut-être d’un manichéisme, que j’assume. Cinq ans plus tard, rien n’a changé. Au contraire, le CAC 40 enregistre des bénéfices records : 160 milliards de bénéfices pour 2021 ! C’est supérieur de 60 % à son précédent record [NDLR : en 2007]. Ces chiffres, scandaleux, devraient être martelés à la télévision chaque soir. La question, pour nous, c’est comment on met ça en scène ? Comment on le donne à voir ? Avec mes électeurs, j’essaie ça : en sport, lorsqu’on bat un record, c’est d’un centimètre, ou d’un centième de secondes. Pour le CAC 40, c’est une augmentation de 60 % par rapport au précédent record ! Le patrimoine des cinq premières fortunes françaises, sous Macron, a été multiplié par trois : aux gens que je croise, je demande « et vos salaires, ils ont été multipliés par trois ? Vos retraites, vos allocations ? » C’est un contre-argument efficace lorsque quelqu’un me parle des assistés ou des immigrés. Ou alors, on fait un jeu, « comptez avec moi jusque trois… Un… deux… trois… » Jeff Bezos, le PDG d’Amazon, vient de gagner 10 000 € ! Autant que ma suppléante, Hayat, en un an : elle est accompagnante d’enfants en situation de handicap.

Mon combat, c’est de faire ressentir cette injustice sociale, que les gens ne voient pas, ou rarement. Comme ils éprouvent tout de même un sentiment d’injustice, celui-ci est canalisé dans d’autres directions : les étrangers, les réfugiés, les assistés. Autrement dit : les plus pauvres qu’eux. C’était déjà ma bagarre il y a cinq ans, mais c’est encore davantage conscient aujourd’hui : il y a deux catégories d’invisibles que je cherche à mettre en lumière. Ceux du bas, bien sûr : les auxiliaires de vie sociale, les agents d’entretien, les ouvriers, etc., qui figurent dans mes films. Mais il y a d’autres invisibles à mettre en lumière : ceux du haut.

L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’UE. Nous avons la Révolution française, l’UE a des traités économiques incompréhensibles pour la grande masse des gens.

On vient de passer devant un magnifique château : celui de la famille Saint-Frères, un empire textile, né au XIXe siècle. Les habitants vivaient aux alentours, dans les corons, dans des taudis, dans de la terre battue. Quand ils sortaient de chez eux, ils voyaient où partait leur travail : dans ces superbes châteaux. Aujourd’hui, quand ils sortent de chez Amazon, ils ne voient pas les immenses villas, yachts et jets privés de Jeff Bezos. Alors, il faut donner à voir, à ressentir cette injustice majeure. Si on y parvient, on réactive le conflit de classe, et du vote de classe. Si on n’y parvient pas, ils vont se tourner vers des bouc-émissaires : « pourquoi est-ce que je suis au chômage alors que les immigrés ont un travail ? », etc. Mais c’est une tâche qui a été abandonnée par la gauche depuis longtemps.

Un politiste que j’apprécie, Patrick Lehingue, explique que dans les années 70, la gauche ne faisait pas dans la dentelle : c’étaient des clivages relativement simples, binaires, rustiques, les petits contre les gros, le travail contre le capital, les salariés contre les patrons, etc. Puis, dans les années 80, la gauche arrivée au pouvoir a changé de lexique : les choses devenaient plus « complexes », le marxisme était « dépassé ». Les gens, pourtant, continuaient à ressentir une injustice, le chômage s’amplifiait, les Restos du cœur ouvraient… Mais puisqu’on ne l’exprimait plus en termes de classes, ils se sont tournés vers d’autres oppositions : les vieux contre les jeunes, les hommes contre les femmes, et surtout, surtout, les Français contre les immigrés. Il faut réactiver ce conflit central du capital contre le travail – avec une nuance, tout de même : il y a davantage de petits patrons, d’indépendants, d’auto-entrepreneurs aujourd’hui qu’hier. C’est une transformation, pas seulement économique, psychologique, majeure.

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Il y a cinq ans, dans ma profession de foi, je prévenais mes électeurs : ça n’allait pas être Walt Disney, aucune de mes propositions de loi ne serait acceptée, et peut-être pas même un amendement. De fait, mes amendements ont été rejetés à 99,72 % ! Ce n’est pas à l’Assemblée que se fait la loi, je l’ai déjà dit dans vos colonnes : c’est une hypocrisie de prétendre que le pouvoir législatif s’y trouve alors que, sauf cohabitation, il s’agit de la chambre d’enregistrement des désirs du Président.

Ce qui a fonctionné, en revanche, au-delà de mes espérances, c’est la fonction de caisse de résonance du député. En parlant des femmes de ménage ou des auxiliaires de vie sociale, je n’ai pas cherché à faire des coups d’éclat. J’ai cherché à décrire leur vie. Ce fut, pour elles, pour leurs enfants, un geste de reconnaissance. C’est apparu surprenant, presque choquant, que dans un lieu aussi prestigieux et couvert de dorures que l’hémicycle, on vienne évoquer des vies simples. C’est pour moi une source de grande fierté.

LVSL – Je rebondis sur votre volonté de vouloir reconstruire un front de classe. Certains sociologues estiment que la stratégie visant à reconquérir les électeurs des milieux populaires qui votent RN (les « fâchés pas fachos ») est vouée à l’échec. Manuel Cervera-Marzal, en particulier, estime que le rejet de l’immigration étant la priorité des électeurs du RN, il apparaît improbable que l’on puisse les faire basculer vers un vote de rejet de gauche. Il estime également que ce que vous avez réussi en Picardie n’est pas réplicable à l’échelle de la France.


F.R. – Tout d’abord, j’en fais un devoir moral aussi bien qu’un devoir électoral. Je refuse d’abandonner ces citoyens, souvent dans des bassins industriels, déjà frappés par la crise, je refuse de les laisser au Rassemblement national. Donc, même si c’était impossible, j’essaierai ! Mais ces sociologues doivent être satisfaits : ils estiment que les ouvriers doivent être abandonnés ? C’est ce que fait la gauche depuis quarante ans ! On le voit encore à ces législatives : malgré le bon résultat national de la NUPES, elle ne réunit même pas 20% du vote des ouvriers, alors que le RN fait, lui, 45%… La gauche, depuis les années 1980, a livré la classe ouvrière au Rassemblement national : la mondialisation a alors tracé comme un fil à couper le beurre entre les vainqueurs et les vaincus.

D’un côté, le textile qui part au Maghreb, puis à Madagascar, en Inde et en Chine. Cela a été particulièrement brutal pour les ouvriers non qualifiés, dont le chômage a triplé en une décennie.

De l’autre côté, les professions intermédiaires ont été relativement protégées, de par leur statut, leurs qualifications, etc. Cela produit ce qu’Emmanuel Todd appelle un passivisme des éduqués. Ainsi, la gauche a accompagné la mondialisation. Je parle bien sûr de la gauche sociale-libérale, celle qui signe les traités européens et de libre-échange, avec Jacques Delors à la Commission et Pascal Lamy à l’Organisation Mondiale du Commerce. Parce que la chute du textile, par exemple, ce n’est pas le fruit du hasard. L’apogée de la production de textile a eu lieu en 1975, mon année de naissance. Dix années plus tard, il ne reste plus rien. Pourquoi ? Parce qu’entre-temps on a signé les accords multi-fibres. Avec à la clé des licenciements par milliers, une véritable déshérence sociale, des tragédies, des suicides.

Mais je parle également d’une partie de la gauche « révolutionnaire », « de rupture », « altermondialiste », qui est passée de l’ « antimondialisation » à l’ « altermondialisation », qui a au fond accepté cette mondialisation – sous le prétexte d’en infléchir le cours. Cette gauche répétait à l’envi « qu’un autre monde est possible » : mais dans combien de temps ? Je pense qu’il faut accepter une perspective anti-mondialiste, ou démondialisatrice. Pour plaire aux classes intermédiaires, on a euphémisé cette approche. Pendant ce temps-là, le RN progressait.

On se focalise, bien sûr, sur le Front national et l’immigration, mais on ne dit rien de son programme économique. Je suis allé fouiller, à la Bibliothèque nationale de France, pour retrouver les premiers tracts du Front National, dans les années 1970. Tel un archéologue, j’ai tenté de retracer l’évolution de son programme économique, de sa fondation jusqu’à nos jours. Que s’est-il passé ? Dans les années 1980, le Front national est ultra-libéral. Il s’inspire de Thatcher et de Reagan. Le FN est en faveur de l’Europe libérale. Ils applaudissent à l’Acte unique et à la construction européenne, car ils voient en l’Europe un rempart contre le bolchévisme. À partir du moment où le mur de Berlin s’effondre, ils changent de perspective. Leur adversaire cesse d’être le bolchévisme pour devenir l’étranger. Le Front national aligne alors son programme économique sur une demande populaire : « il faut se protéger ; il faut protéger notre industrie ; on ne peut pas être livré au vent du libre-échange. »

Face à cela, les deux cœurs de la gauche – celle de gouvernement, et celle de rupture – ont ignoré cette demande populaire de protection. En 2001, quand j’ai vu le lave-linge de Whirlpool quitter Amiens, j’ai fait une étude très précise sur le marché du lave-linge, sur les coûts de la main-d’œuvre, de la sous-traitance, des matières premières, etc. À partir de cela, j’ai compris que le choix de délocaliser vers la Slovaquie répondait à une rationalité imparable. Le patron de cette entreprise a simplement veillé à la maximisation de son taux de profit. Non seulement il y gagnait en termes de coût de la main d’œuvre, mais il y gagnait également en termes de coût des pièces sous-traitées et importées depuis les pays de l’Est. Ce processus était parfaitement logique. Si des coûts n’étaient pas ajoutés – soit sur le transport routier, soit aux frontières -, il fallait s’attendre à ce que les délocalisations continuent. Sans surprise, c’est ce qui s’est produit. Dès lors, je suis devenu protectionniste. En 2011, j’ai d’ailleurs publié un livre : Leur grande trouille – Journal intime de mes « pulsions protectionnistes ».

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Les sociologues qui justifient l’abandon des ouvriers au RN, ils réactualisent, d’une certaine manière, le fameux rapport de 2011 produit par Terra Nova. Un rapport que j’avais apprécié : au moins, il disait ce que la gauche faisait sans le dire depuis quarante ans ! Les ouvriers doivent être abandonnés, car les reconquérir impliquerait de défendre le protectionnisme et d’abandonner un agenda libre-échangiste.

En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes.

Le vote RN dans ma région n’est pas un vote prioritairement raciste. C’est un vote de rejet de la mondialisation.

LVSL – Vous évoquez la mondialisation et la construction européenne. Le contexte nous conduit à penser que la question européenne va revenir au centre du jeu dans les prochaines années. La BCE a d’ores et déjà annoncé un relèvement de ses taux, ce qui préfigure un retour à l’austérité après une période de relative permissivité. Paradoxalement, on a peu parlé de l’Union européenne et des enjeux européens durant cette campagne présidentielle. Puis l’union de la gauche autour de la NUPES a, par la force des choses, conduit tout un chacun à lisser ses positions sur l’UE. Pensez-vous que la gauche ait intérêt à radicaliser son discours sur la souveraineté nationale et populaire face au cadre européen ?

F.R. – 2005 est une date fondatrice : 55 % des Français ont dit non à la concurrence libre et non faussée, non à la liberté de circulation des capitaux et des marchandises. 80 % des ouvriers ont voté « non», de même que 71 % des chômeurs et 67 % des employés. C’était un vote de classe marqué.

Je remonte à 2005 car il faut garder à l’esprit qu’aujourd’hui, si l’on reposait la même question à la population, on n’aurait pas 55 % de « non» mais 60 ou 65 % ! Et cela, les dirigeants le savent. Raison pour laquelle depuis 2005 ils mènent leur projet sans le démos, voire contre le démos. Le projet de Macron est un projet minoritaire : la base électorale du « oui» de 2005 ne cesse de se rétrécir. Il se passe de l’avis du peuple pour multiplier les traités de libre-échange : avec le Canada, le Vietnam et le Mexique – en plus des négociations en cours avec la Chine et l’Inde.

C’est ainsi le même projet de mondialisation, de concurrence et de croissance qui se perpétue. Il faut une triple rupture : moins de mondialisation et davantage de protection, moins de concurrence et davantage d’entraide, moins de croissance et plus de répartition. Leur projet est démocratiquement mort et ils le savent.

L’Union européenne semble moins dogmatique depuis la pandémie. Mais au-delà des déclarations des uns et des autres, intéressons-nous à ce que j’appelle le programme caché d’Emmanuel Macron : sa lettre envoyée à la Commission européenne. Il s’engage dedans à une réduction de 3 % des dépenses publiques ! Ce sont encore les hôpitaux et les écoles qui vont en faire les frais. Ces dix dernières années, la Commission européenne a exigé pas moins de soixante-sept fois que les différents États réduisent leurs dépenses de santé ! Si on est arrivé nus face à la pandémie, c’est aussi le produit des injonctions austéritaires de la Commission.

Que faire face à cet état de fait ? Désobéir. L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’Union européenne. Nous avons la révolution française, moment de surgissement du peuple sur la scène de l’histoire. L’Union européenne a des traités économiques, incompréhensibles pour la grande masse des gens. D’où son absence d’ancrage populaire. Une politique de gauche sera amenée à se heurter à l’Union européenne.

LVSL – Face aux lignes de clivages imposées par les médias, la gauche est divisée quant à l’attitude à adopter. Une partie souhaite accepter cette ligne de clivage, et se positionner dans un sens progressiste (défense des minorités, etc), une autre considère qu’il faut sortir du cadre. Où vous situez-vous ? La bonne stratégie politique est-elle ou n’est-elle pas une mise à l’agenda des choses ?

F.R. – Si on ne veut pas avoir à subir l’agenda du gouvernement, de nos adversaires ou des médias, il faut bien qu’on impose le nôtre. Cela n’a rien d’évident, car le gouvernement et les médias ont d’importants moyens pour imposer leur agenda.

Le paradoxe, c’est que nous avons perdu une élection alors que les thématiques qui étaient à l’ordre du jour étaient en partie les nôtres : l’hôpital, le pouvoir d’achat, les services publics, etc. Pendant le temps de la campagne, on est parvenu à marginaliser la question identitaire. Je fais tout mon possible pour ne pas sauter à pieds joints dans ce piège.

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Je parlais tout à l’heure du divorce entre les classes populaires et les classes intermédiaires apparu dans les années 1980. En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes : les quartiers populaires d’une part, les campagnes populaires de l’autre. Mettre sur la table des questions d’ordre sociétal, culturel ou cultuel fait exploser la possibilité d’un bloc. Mettre l’accent sur les questions économiques et sociales rend possible un rapprochement. Notre objectif doit être de mettre fin à ces deux divorces qui durent depuis des décennies.

LVSL – Quid de l’écologie dans ce bloc populaire à construire ?

F.R. – C’est l’horizon qu’on doit poser. Mais avec des obstacles sur le chemin. Durant ma campagne, à plusieurs reprises, lorsque je parlais d’écologie, des gens protestaient ! Ah non, pas ça ! Ca semblait un réflexe populaire. Pourquoi ? Parce que l’écologie, ça va m’obliger à changer de voiture, alors qu’elle roule encore, à changer de chaudière, etc. Il faut donc construire une écologie populaire même si l’écologie n’est pas d’emblée populaire.

C’est une nécessité absolue parce que notre survie commune est en jeu. Face au discours de Zemmour et à son « grand remplacement », je réponds aux gens que le grand défi, la grande perte est ailleurs : durant ma vie, la moitié de ce qui vit sur terre, dans les airs et dans les mers a disparu. Quel monde va-t-on laisser à nos enfants ? La sécheresse est déjà là : on a eu trois mois sans eau en Picardie ! Alors, comment on fait du judo avec ça ? Un tableau que j’aime bien montrer dans mon coin, c’est l’empreinte carbone en fonction des classes sociales. Les 50 % les plus pauvres du pays polluent assez peu, les 40 % du dessus légèrement plus, mais pas de manière considérable, tandis que les 10 % du dessus du panier sont les plus gros émetteurs de CO2.

Comment construire une écologie populaire ? Par une écologie de conflits. Une écologie qui ne cherche pas à nier le conflit de classe. J’écoutais ce matin un reportage sur France Inter qui évoquait le coût environnemental de l’avion, et mentionnait le fait que l’avion demeurerait polluant pour longtemps encore. La question de la limitation des vols n’était même pas posée ! La perspective de limiter les vols pour ceux qui prennent l’avion entre Paris et New York comme je prends le train entre Paris et Amiens n’était même pas évoquée ! C’est pourtant à cette classe qu’il faut remettre les pieds sur terre.

Sur les transports, toujours, plutôt que de chasser la voiture individuelle : Comment faire pour mettre un maximum de marchandises et de voyageurs sur le rail ? Cela nécessite de réduire le coût des billets à un prix abordable et de construire des infrastructures qui soient à la hauteur. La seule loi ferroviaire qui a été votée sous Macron (le « pacte ferroviaire ») contient 87 fois le mot concurrence, tandis que les mots réchauffement, climat ou biodiversité n’apparaissent pas. Bien sûr, on ne s’interroge pas un seul instant sur la manière de démocratiser le rail. Voilà pourtant un biais évident pour rendre l’écologie populaire. J’avais proposé, durant mon premier mandat, que les 1000 premiers kilomètres en train soient gratuits. L’Allemagne vient de lancer le « train illimité à 9 € par mois », avec un immense succès. On doit passer ce message aux gens : « Vous pouvez y gagner ! ». Idem sur le logement, autre gros émetteur de gaz à effets de serre.

Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas.

L’urgence, là, ça devrait être de mettre fin aux passoires thermiques. Il y a cinq millions de passoires thermiques dans le pays. L’année dernière, 2500 passoires ont été rénovées. Cela signifie qu’à ce rythme, il faudra deux millénaires pour en venir à bout ! Autant qu’entre la naissance du Christ et aujourd’hui ! Mettre fin aux passoires thermiques serait pourtant une mesure gagnante à bien des égards : gagnant pour les ménages pauvres, avec moins de factures pour leur chauffage à payer. Gagnant pour l’emploi, afin de combattre le chômage par des métiers manuels qualifiés non délocalisables. Gagnant pour la planète, l’évidence. Gagnant pour l’indépendance nationale, enfin, cela nous permettra d’importer moins de pétrole et de gaz. C’est ce que je répète depuis cinq ans à l’Assemblée nationale ! C’est seulement depuis la guerre en Ukraine que notre dépendance à l’égard de ces sources d’énergie apparaît comme problématique…

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

On peut très bien, en revanche, construire une écologie anti-populaire – et certains, à gauche, savent très bien le faire ! J’ai vu récemment un reportage montrant que le centre-ville d’Amiens, bientôt, ne sera plus accessible aux voitures polluantes. Le même jour, je lis dans le journal que l’on assiste à une explosion de jets privés en France ! On décide donc de réguler les déplacements au ras du sol, d’imposer des obligations à ceux qui prennent leur voiture pour aller au travail, tandis qu’on laisse ceux qui polluent cent fois plus, là-haut, sans aucune contrainte. La priorité, c’est de les faire atterrir ! Je pense, comme Hervé Kempf, qu’il faut consommer moins et répartir mieux. Et consommer moins, cela doit commencer par ceux d’en-haut.

LVSL – L’écologie préoccupe en revanche beaucoup les classes intermédiaires, attachée culturellement au libre-échange… Pensez-vous qu’il soit possible d’unir les classes intermédiaires et les plus populaire à un agenda anti-mondialiste ?

F.R. – Il y a deux choses qui peuvent aujourd’hui rendre possible la jonction entre les classes intermédiaires et les classes populaires : un facteur social et un facteur écologique. L’européanisation et la mondialisation ont commencé par toucher les ouvriers, puis l’agriculture, et, à présent, s’attaquent aux revenus des classes intermédiaires – qui voient que leur salaire gèle, que leurs enfants sont mis en concurrence avec le monde entier, etc.

La mondialisation, comme dans le combat des trois Horaces contre les trois Curiaces, s’est attaquée à ces groupes sociaux les uns après les autres. Si elle s’était attaquée en même temps à la classe ouvrière, à la paysannerie et aux classes intermédiaires, elle aurait eu face à elle un front uni.

D’autre part, il devient chaque jour plus évident que le libre-échange est incompatible avec la lutte contre le réchauffement climatique. Quelqu’un d’aussi peu radical que Nicolas Hulot affirmait que le problème central était le libre-échange, et que la multiplication des éoliennes n’allait en rien le régler.

Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont donc bien là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans nous bercer, et sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas.

Planification écologique : passer des intentions à l’action

Des éoliennes © Fabian Wiktor

Le débat présidentiel a mis sur le devant de la scène la « planification écologique », qui fait quasiment consensus. Désormais perçue comme un outil incontournable, y compris dans le camp du chef de l’État, elle évoque la réussite des Trente Glorieuses. Toutefois, les compétences de l’État se sont largement délitées et la mobilisation des acteurs ne va pas de soi. Bien que la France ait rarement été autant recouverte de plans et de schémas, ceux-ci peinent à se traduire par des transformations concrètes. La crise du Covid a en effet montré les limites d’une administration souhaitant contrôler tous les aspects de la vie et se heurtant aux angles morts et aux cas particuliers. Il reste dès lors à définir une nouvelle méthode orientant l’action publique face à l’urgence climatique. Pour ce faire, il faut admettre la place d’un secteur public fort pour mettre en oeuvre des mesures d’intérêt général et se donner les moyens de mobiliser tous les acteurs pour engager des changements dans toute la société.

La France du plan

La pression pour obtenir une planification écologique commence par un paradoxe : la France a rarement été aussi bien régie par des plans, et autres schémas, sans que les transformations soient visibles. Pour l’environnement, on compte au moins 107 contrats de transitions écologiques, qui viennent se cumuler avec les outils ci-dessous. De même, l’objectif d’un plan alimentaire de territoire par département a bien été atteint avant la date limite fixée (2023). Pourtant, la sécurité alimentaire n’a jamais paru aussi précaire. Cet écart constant entre les objectifs et le ressenti interroge. En effet, cet empilement est loin de pousser les collectivités à mettre en œuvre une politique de développement durable audacieuse. Au contraire, il les corsète dans un canevas réglementaire.

Schéma non exhaustif des outils existants destiné au développement durable. Source : auteur de l’article

Dans les faits, cette « stratégification » peine à se traduire en actions concrètes. Ceci n’est pas totalement un paradoxe. Dans un régime libéral, il apparaît indispensable de donner une direction à l’action, en évitant toutefois tout début d’interventionisme. Hélas, sans moyens ni contrainte, cela se réduit généralement à une construction intellectuelle. La loi pour la transition énergétique et la croissance verte votée en 2015 constitue à ce titre un cas d’école. Définissant de grands objectifs en matière d’énergies renouvelable ou de rénovation énergétique, ou établissant un « droit à l’accès de tous à l’énergie sans coût excessif », elle ne s’est traduite que par quelques mesures techniques. Aucun moyen financier nouveau ni contrainte n’ont été mis en place. En outre, dans le processus législatif, elle s’est réduite à une loi sans lendemain, en l’absence de pilotage et de contrôle. Depuis, le chèque énergie, créé à l’occasion de cette loi, a été étendu. Le crédit d’impôt pour la transition énergétique a lui été intégré dans « Ma Prime Renov’ » sans que l’effet sur notre situation énergétique ne soit probant. Plutôt que réformer en permanence des lois votées quelques années auparavant, il est temps de réintroduire une culture du résultat dans le processus législatif.

Cette logique de plan local appuyé sur la contractualisation a enfermé les collectivités dans un cadre rigide, souvent coupé des réalités territoriales.

Les plans à échelle locale ne sont pas inutiles. Ils ont notamment le mérite, sur plusieurs thèmes, de réaliser des inventaires des structures existantes, ce que ne permettent pas, hélas, les moyens des collectivités ou de l’État déconcentré. Mais l’identification et la transformation relèvent de deux domaines bien différents. En revanche, il existe une hypocrisie de base à engager les collectivités dans la voie de projets audacieux, tout en réduisant en parallèle le niveau de leur dotations. Sur ce point, les 10 milliards d’euros d’économies supplémentaires qu’Emmanuel Macron compte demander aux collectivités territoriales durant les cinq ans à venir s’annoncent de très mauvaise augure.

En outre, cette logique de plan local appuyé sur la contractualisation a enfermé les collectivités dans un cadre rigide, souvent coupé des réalités territoriales. Réduisant l’intervention de l’État à un seul soutien financier, et partiel, sur les projets des collectivités, il présente deux limites majeurs. Tout d’abord, il donne le sentiment aux collectivités que l’État n’est là que pour dire ce qu’il ne faut pas faire, en excluant les projets non éligibles. Au point d’y voir, pour le numéro 2 de l’Association des maires de France (AMF) André Laignel, un outil de « recentralisation massive ». En outre, et c’est le second grief de l’AMF, ils mettent en concurrence les collectivités. La logique d’appel à projet donne en effet un avantage considérable aux grosses collectivités, qui, grâce à leurs équipes de fonctionnaires compétents, ont les moyens de définir des projets correspondant aux attendus ou de recourir à des cabinets d’études pour rendre leurs projets plus crédibles. Et donc de mieux les faire valoir auprès des décideurs. Au point d’encourager des comportements opportunistes, incitant certaines collectivités à moduler leurs projets pour les faire correspondre avec les attendus du moment.

La transition écologique dans l’impasse

À partir de là, deux voies se font face. Tout d’abord, la voie libérale, portée par le Président, qui a foi dans le pouvoir d’auto-régulation des marchés. En suivant ce paradigme, l’intérêt croissant des citoyens, des consommateurs et des investisseurs pour le développement durable va nécessairement conduire les entreprises à changer leur modèle. Il existe néanmoins trois effets qui font de cette option une impasse. La première est de limiter cet engagement des entreprises à des mesures anecdotiques. Ce que l’on appelle de façon général le greenwashing. Ceci se traduit dans les rapports sociaux et environnementaux des entreprises par des mesures principalement internes et limitées. Ainsi, les entreprises réduisent bien volontiers l’usage de papier, de bouteilles en plastique ou limitent les déplacements de leurs employés, mais sans pour autant toucher à leur business model, qui peut pourtant être éminemment polluant. Le second facteur limitant porte sur la force du lobbying, qui incite à toujours reculer les échéances. Il est ainsi éloquent de se figurer que dès 1988, Guy Debord, dans ses Commentaires sur la société du spectacle, cite les entreprises pétrolières qui demandent du temps pour pouvoir préparer l’après-pétrole. Or, à en juger par leur discours actuel, les intérêts de court terme finissent facilement par l’emporter sur l’urgence climatique. La troisième voie, la plus inquiétante réside tout simplement dans la fraude. L’industrie automobile en a livré un puissant exemple avec le dieselgate, la manipulation des tests sur les émissions de CO2.

Entre une écologie des investisseurs et une écologie de la rigueur, une troisième voie est possible.

D’autre part, est apparue une écologie de la contrainte, qui ne cesse d’inquiéter. Au nom de l’urgence climatique, elle s’interroge à voix haute sur les limites de la démocratie. Le paradoxe est qu’elle libère des discours, simplistes, au point d’ouvrir des débats sur la notion de plaisir en elle-même. Stratégiquement elle a préféré prendre à partie des comportements individuels plutôt que de proposer des transformations profondes du système. Ce faisant, cette démarche est apparue comme doctrinale, moralisante et, qui plus est, peu efficace, alors même que de plus en plus de Français sont prêts à des transformations radicales dans leur mode de vie. Ceci produit un large sentiment de frustration, alors que l’idée d’un nécessaire changement de paradigme se fait jour. Et que les petites mesures de contraintes sont plus faciles à prendre que les grandes décisions de mobilisation.

L’indispensable retour de l’État

L’impasse de la contractualisation État-collectivités et des mesures orientées vers le contrôle des actes individuels est aujourd’hui sous nos yeux. L’ampleur de la transition à venir oblige donc à une intervention de l’État débarrassée des objectifs de court terme. Ceci apparaît d’autant plus nécessaire qu’il est désormais acquis qu’avec le retard, le coût des transitions n’en sera que plus élevé, et qu’une véritable volonté politique permettrait de donner à la France un avantage stratégique dans bien des domaines. Le rôle de l’État apparaît bien entendu indispensable pour fixer des objectifs et équilibrer les effets de répartition entre les acteurs, entre les gagnants et les perdants de la transition. Dans le cas spécifique de la transition écologique, son rôle est central pour assurer la cohérence entre les démarches. En effet, optimiser l’emploi de nos ressources en favorisant l’économie circulaire sera un enjeu majeur. Enfin, l’État doit également assumer d’être exemplaire s’il veut pouvoir entraîner les collectivités, les entreprises et les citoyens. Ceci suppose d’assouplir les contraintes financières face à l’urgence climatique.

Les réseaux vont se trouver au cœur des transitions, ce qui justifie leur maintien dans la sphère publique.

À titre d’exemple, les réseaux vont se trouver au cœur des transitions, ce qui justifie leur maintien dans la sphère publique. Une gestion par le secteur privé, comme cela est par exemple largement le cas pour l’eau avec le géant Veolia-Suez, est en effet incompatible avec une stratégie de long terme visant l’intérêt général. En ce qui concerne l’électricité, le développement du renouvelable implique une production d’énergie plus décentralisée, qui va nécessiter de nouveaux investissements, notamment afin de limiter les pertes en ligne, pouvant atteindre jusqu’à 6% de la consommation. Pour y parvenir, il faut tourner le dos au seul objectif de rentabilité de court terme, et adopter au contraire une vision globale de la production électrique et de l’évolution du mix énergétique. Le projet Hercule, qui cherche à démembrer EDF en plusieurs branches et à privatiser certaines activités est ainsi à l’opposé total de ce qu’il faudrait faire.

De même, en matière de transports, la nécessité d’avoir un service public ferroviaire renforcé apparaît également incontournable. En effet, pour réduire l’usage de la voiture, il est nécessaire de desservir de larges parties du territoire. La logique de privatisation actuellement à l’oeuvre condamne nécessairement cette perspective. Le transfert au secteur privé des lignes les plus rentables laissera la SNCF avec celles qui le sont le moins, l’empêchant d’équilibrer son bilan. Les lignes moins fréquentés sont ainsi condamnées, et avec l’égalité entre les territoires. Pourtant, cette démarche est déjà engagée, avec la bénédiction de certaines régions, et est en train de s’accélérer. Ainsi, il est à prévoir que de nouvelles lignes ferment, alors que le train est l’un des modes de transports les moins polluants. Cette préservation du secteur public ne peut se faire que par exception au cadre européen. Ou plus précisément, il est désormais possible d’invoquer les contradictions entre les différents objectifs de la Commission européenne, pour préserver notre spécificité. Une récente tribune sur le modèle suédois rappelle néanmoins que pour y parvenir, un large consensus sur l’objectif et les moyens de la transition écologique doit être trouvé, ce qui n’est pas encore le cas, comme l’a révélé le débat de l’élection présidentielle.

Mobiliser efficacement toute la société

Pour sortir de cette impasse, la planification écologique doit éviter d’être inutile ou inefficace. Alors que la notion fait désormais consensus et est même revendiquée par Emmanuel Macron, sa forme reste à définir. Éviter qu’elle ne demeure un cadre théorique ou symbolique d’une part. Éviter d’autre part qu’elle s’engage dans un bras de fer continu et épuisant. En effet, la planification écologique est d’abord un processus démocratique pour assurer la mobilisation de tous les acteurs.

Schéma de la mise en place de la planification écologique selon la France Insoumise.

À ce titre, le livret sur la planification écologique de la France Insoumise, qui a porté cette notion, apparaît comme le cadre le plus élaboré à ce jour. Celui-ci s’articule autour d’une forme de « convention citoyenne », s’appuyant sur des citoyens tirés au sort à échelle départementale pour les travaux de fond. Elle est complétée d’une consultation des organisation impliquant les collectivités, associations, laboratoires de recherche et représentants des agences de l’État concernés, afin de définir plus précisément des mesures thématiques. L’ensemble de ces travaux doit être animé par le Conseil de la planification écologique, en charge de restituer un projet de loi de planification écologique. L’ensemble de ces réflexions s’articule autour de la règle verte, à savoir ne pas utiliser plus de ressources que la Terre n’en donne chaque année.

Ce cadre doit néanmoins être complété d’une méthode de gouvernement, afin que ces objectifs nationaux ne restent pas théoriques ou n’apparaissent pas déconnectés des enjeux locaux. Il faudra également encourager tous les acteurs à répercuter ces changements à leur échelle. Or comme l’a noté Geoffrey Roux de Bézieux, le patron du MEDEF, l’attitude la plus vraisemblable face à un programme de rupture reste l’attentisme. En complément de l’intervention de l’État et de la définition d’un objectif commun, il reste à déterminer la courroie de transmission au reste de la société.

Tout d’abord, il est absolument indispensable que l’État cesse de se priver de ses propres ressources. Ce point a été largement documenté pour ce qui concerne l’administration centrale dans le rapport parlementaire de la députée LFI Mathilde Panot. L’intérêt de ce rapport est de mettre en valeur les baisses d’effectifs et la diminution des compétences qui en découle. Ceci s’est traduit également dans l’administration déconcentrée par la mise en place de directions interministérielles. Pensées pour apporter plus de polyvalence et de transversalité, elles se sont en réalité traduites par des baisses d’effectifs et un manque de lisibilité dans ses missions. Par exemple, la mise en place de la Direction Départementale des Territoires (DDT) s’est traduite par une baisse de l’intervention de l’État, poussant les collectivités dans les bras des cabinets d’étude privés pour réaliser leurs projets. Au point que l’Inspection générale de l’administration notait dès 2017 que, sous l’effet de la réduction des effectifs et de redéfinition des missions, certaines DDT atteignait « la limite de ce qui est soutenable ». Depuis le phénomène s’est accentué. Depuis leur création, les directions interministérielles dans les territoire ont perdu 30% de leurs effectifs. Dans ce sabrage, les fonctions relatives à l’écologie ont été les plus sacrifiées.

En complément de la question des moyens, c’est une question de méthode qui est posée. Celle-ci est d’autant plus importante qu’elle pourrait s’appliquer pareillement à d’autres objectifs sociaux portant sur la santé, le social et d’autres thèmes. L’atteinte des objectifs climatiques, tel qu’exprimés au travers de traités internationaux comme la COP21 exigent des investissements massifs. Le rapport 2% pour 2°C, produit par l’Institut Rousseau, estime qu’ils devraient atteindre 182 milliards d’euros par an d’ici 2050, soit 2% du PIB, pour décarboner l’économie. Il faudrait que ces montants, notamment pour la dépense publique, soit déduits des ratios européens de déficit public. En outre, ils sont à rapprocher des dépenses qui s’avèrent déjà nécessaires pour prendre en compte l’impact du dérèglement climatique, compris entre 5% et 20% du PIB mondial.

Pour ce qui est des collectivités locales, la méthode consisterait pour l’État à définir des objectifs à atteindre selon un calendrier. Dès lors, les territoires verraient leur dotation augmenter en proportion de l’écart constaté à cet indicateur, pour tirer l’ensemble du territoire vers un même but. Charge ensuite aux élus, à l’échelle territoriale, de définir les projets les mieux adaptés pour combler cet écart. Cette méthode garantirait l’autonomie des collectivités et déchargerait l’administration d’une tâche fastidieuse d’encadrement de leurs activités. En revanche, si l’objectif n’était pas atteint dans les délais, et si le service financé s’avérait inopérant, le préfet aurait pouvoir de mettre en place les mesures adaptées. Suivant ainsi le modèle de la loi Solidarité et Renouvellement Urbain (SRU) pour le logement social, qui prévoit des sanctions financières pour les récalcitrants. Le financement se ferait alors au détriment de la dotation globale sur les années suivantes. Cette méthode permet de garantir l’égalité des territoires, quelle que soit leur taille, et l’avancée du pays vers des objectifs communs.

Pour mener à bien la transition, il faudra mobiliser les acteurs, avec un soutien financier, et des objectifs précis.

De la même façon, cette méthode est applicable aux différents secteurs économiques. Réorienter le crédit d’impôt recherche, qui a atteint 6 milliards d’euros, vers les travaux visant la transition écologique serait une première étape. En complément, l’État fixerait des objectifs de réduction d’émissions de CO2 et de gaspillage de ressources par secteur. Les entreprises seraient incitées, par des budgets dédiés, à atteindre ces objectifs sur une durée fixée issues des négociations. Cette tâche doit notamment mobiliser les ingénieurs en particulier pour réviser les méthodes de production. La gouvernance des grandes entreprises doit être revue pour intégrer un comité dédié à la transformation écologique, réunissant les dirigeants et les représentants des salariés mais également, pourquoi pas, de la société civile.

De la même façon, l’absence d’atteinte de ces objectifs dans le calendrier fixé se traduirait par une sanction. Lorsqu’une entreprise ne respecte pas ses obligations vis-à-vis des créanciers, elle entre sous la coupe d’un mandataire judiciaire. La sacralité de la propriété est-elle supérieure à la préservation de notre environnement ? Dès lors, il est parfaitement envisageable d’imaginer la présence d’un mandataire écologique, en charge de valider les décisions des dirigeants et d’assurer que les objectifs de transition soient bien atteints. Ce mécanisme d’incitation et de sanction permettrait alors d’engager sérieusement les entreprises sur la voie de résultats concrets.

De cette façon, une voie existe pour obtenir des résultats concrets. Cette méthode, reposant tant sur l’incitation que la sanction, pour mobiliser l’ensemble des acteurs, en réduisant le travail technocratique. Cette voie est mobilisatrice, pour conduire à des changements concrets, et pour mettre un terme à une éco-anxiété paralysante.

L’écologie, grande absente du second tour

© William Bouchardon pour Le Vent Se Lève

La dernière chance pour limiter le désastre climatique annoncé vient-elle de nous échapper ? Alors que le dernier rapport du GIEC évoque une fenêtre de trois ans pour échapper au pire, le retour du duel Macron-Le Pen promet au contraire cinq années d’inaction et de greenwashing supplémentaires. Les promesses maintes fois trahies du président sortant et la vacuité du programme écologique de la candidate du RN sont en effet le signe d’un dédain marqué à l’égard des enjeux environnementaux. Ceux-ci sont maladroitement instrumentalisés afin de séduire l’électorat de l’Union Populaire. Décryptage.

L’urgence climatique n’est plus à établir. La succession à un rythme toujours accéléré de vagues de chaleur, de sécheresses, d’ouragans, d’incendies colossaux et d’autres phénomènes de même nature nous le rappelle désormais régulièrement. En parallèle, d’autres crises environnementales majeures se précisent : sixième extinction de masse, zoonoses, pauvreté des sols, accumulation de déchets… Malgré l’importance de ces enjeux, le temps d’antenne qui leur a été consacré durant la campagne présidentielle est ridicule : 5% selon les calculs de l’ONG L’affaire du siècle. Avec la non-qualification de Jean-Luc Mélenchon au second tour, ces thématiques ont même pratiquement disparu du débat public. Multipliant grossièrement les appels du pied à l’électorat de ce dernier, les deux finalistes ont cependant quelque peu évoqué cet enjeu. Mais le vide absolu de leurs propositions a très peu de chances de convaincre.

Macron : des promesses creuses contredites par son bilan

Spécialiste des slogans publicitaires et des coups de com, Emmanuel Macron a récemment mis en scène un énième changement de sa personnalité et de sa « vision » de la France. Lors d’un discours à Marseille réunissant péniblement une audience de 2500 personnes, le Président-candidat a ainsi déclaré « la politique que je mènerai dans les cinq ans à venir sera écologique ou ne sera pas » et formulé quelques vagues propositions pour y parvenir. Un peu plus tard, au micro de France Culture, en bon énarque récitant ses fiches, il a également évoqué combien la pensée du philosophe écologiste Bruno Latour l’avait transcendée. Une confession qui rappelle celle d’Edouard Philippe, qui se déclarait en 2018 « obsédé » par la question de l’effondrement, tout en affirmant dans la foulée qu’il fallait bien sûr continuer de « croître ». Le logiciel de pensée des macronistes étant incapable d’imaginer autre chose que la maximisation des profits privés, une telle contradiction n’est guère surprenante.

L’environnement ne fait nullement partie des préoccupations d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen, trop occupés à multiplier les cadeaux aux entreprises et à chercher des ennemis intérieurs, qu’ils soient « complotistes » et « populistes » pour l’un ou « Français de papier » pour l’autre.

Cependant, après cinq ans au pouvoir, les contradictions béantes entre les discours et la réalité sont devenues flagrantes. Sous le dernier quinquennat, l’État a ainsi été condamné deux fois pour inaction climatique, la sortie du glyphosate n’a pas eu lieu, les pesticides néonicotinoïdes ont été réintroduits, l’éolien offshore accuse toujours un retard considérable par rapport à nos voisins, les centrales à charbon n’ont pas toutes été fermées… La liste des renoncements et des fausses promesses est extrêmement longue et les militants écologistes qui les dénoncent ont été particulièrement caricaturés et violentés au cours des cinq dernières années.

Deux séquences ont particulièrement mis en lumière combien l’action écologique du pouvoir macroniste s’apparente à du simple greenwashing : la démission de Nicolas Hulot et la loi climat. Si l’entrée du présentateur de télé au gouvernement était un joli coup politique, sa démission fracassante sur France Inter, dès 2018, doucha les espoirs de ceux qui espéraient encore que le Président disrupteur se préoccupe de ces enjeux. En dénonçant les lobbys et la politique inefficace des « petits pas », Nicolas Hulot avait déjà pointé du doigt combien Macron avait fait le choix de l’inaction. Après l’éruption des gilets jaunes suite à une surtaxe sur le carburant destinée à compenser la fin de l’ISF et les nombreuses « marches pour le climat », Emmanuel Macron a de nouveau tenté de verdir son action en mettant en place la convention citoyenne pour le climat. Exercice démocratique intéressant, le dispositif permit l’émergence de propositions concrètes, aux effets tangibles sur l’environnement et étant largement approuvées par l’opinion publique. Mais revenant une nouvelle fois sur ses promesses, Macron finit par s’inventer des « jokers », renoncer au référendum et tout faire réécrire par des lobbys. Au final, seules 10% des propositions, évidemment les moins ambitieuses et les moins contraignantes, furent reprises. Invités à donner leur avis sur la loi supposée reprendre leur travail, les 150 citoyens tirés au sort lui donnèrent une note de 3 sur 10…

Pour moins trahir ses promesses, le chantre du « Make Our Planet Great Again » se contente désormais de blabla sans aucun engagement concret. A Marseille, il a par exemple proposé de nommer un Premier Ministre directement chargé de la planification écologique, mais sans fixer d’objectifs clairs ni de budget. Le destin du Haut-Commissariat au Plan, visiblement ressuscité avant tout pour offrir un poste à un allié encombrant (François Bayrou), n’est quant à lui pas précisé. Enfin, sur le modèle des applaudissements aux soignants méprisés, Emmanuel Macron a proposé une fête de la nature… qui existe déjà. En matière environnementale, le vote pour Emmanuel Macron se résumera donc à interdire les touillettes en plastique pendant que le Premier ministre se rend à son bureau de vote en jet privé.

Marine Le Pen : l’autre candidate de l’inaction

La candidate d’extrême-droite semble elle aussi survoler complètement l’enjeu environnemental. Dans son livret consacré à l’écologie, on trouve une litanie de phrases creuses et d’illustrations issues de banques d’image, mais bien peu de propositions concrètes. La plupart des assertions (« ce n’est pas la croissance qui doit s’arrêter, c’est le contenu de la croissance qui doit changer » ou « l’innovation technologique, sociale et territoriale, autant et plus que technique, sera la ressource essentielle de notre politique ») sont à tout le moins peu engageantes. Comme son concurrent, elle propose de laisser les lobbys fixer eux-mêmes les règles dans de nombreux domaines, via des concertations avec les entreprises et les syndicats agricoles. Dans la vision de Marine Le Pen, le changement est également supposé venir du consommateur, qui, « par simple lecture du QR code » aura accès à « tout ce qu’il peut désirer connaître sur la société productrice, le mode de production, d’élevage, d’abattage, les circuits de distribution. » En bref, la main invisible du marché est censée répondre à la catastrophe environnementale.

Certaines mesures relèvent même du registre du ridicule tant elles ne paraissent pas sérieuses. En matière énergétique, la candidate RN souhaite par exemple instaurer un moratoire sur l’éolien et le solaire et démonter les éoliennes existantes ! Pour sortir de « l’impasse énergétique provoquée par la préférence irrationnelle pour les énergies renouvelables », elle s’en remet aux barrages hydroélectriques – une énergie renouvelable dont le potentiel de développement est déjà pratiquement au maximum – et surtout au nucléaire. La construction de nouveaux réacteurs paraît pourtant aujourd’hui difficile, comme en témoignent les déboires de l’EPR de Flamanville. Du reste, le rapport de RTE affirme que le nucléaire seul, comprenant à la fois des nouveaux réacteurs et la prolongation de réacteurs actuels, ne peut assurer la demande prévue pour 2050. Sur le volet des transports, seule une baisse de la TVA sur les carburants est proposée (de 20% actuellement à 5,5%), le développement du train ou du vélo étant totalement ignoré. La mesure vise bien sûr à séduire l’électorat de la France périphérique, mais en condamnant ces derniers à rester dépendants de leur voiture. En outre, elle bénéficiera davantage aux plus riches, qui roulent plus et polluent plus de manière générale.

Enfin, le programme écologique du RN s’articule autour de l’idée d’une relocalisation des chaînes de production et de l’opposition au libre-échange. On ne peut qu’approuver l’orientation générale. Mais le « localisme » ne fait l’objet de pratiquement aucune proposition concrète. Une préférence nationale, voire locale, et en faveur des PME plutôt que des grandes entreprises est bien évoquée, mais celle-ci irait en contradiction avec la « concurrence libre et non faussée » chérie par Bruxelles. Or, contrairement à 2017, Marine Le Pen n’entend aucunement s’opposer aux institutions européennes. Les chances de voir une telle mesure traduite en actes sont donc proches de zéro. Pas à une contradiction près, la candidate se félicite d’ailleurs que « la France figure dans les cinq pays où l’environnement est le moins dégradé » – sans citer sa source – alors même que 49% de nos émissions sont importées. Oubliant ce léger « détail », Marine Le Pen estime par contre que la France doit « apprécier chaque année sa trajectoire de réduction carbone en fonction des trajectoires des autres pays ».

Ainsi l’environnement ne fait nullement partie des préoccupations d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen, trop occupés à multiplier les cadeaux aux entreprises et à chercher des ennemis intérieurs, qu’ils soient « complotistes » et « populistes » pour l’un ou « Français de papier » pour l’autre. Face à une affiche aussi déprimante, la bataille pour la reconstruction écologique du pays apparaît bien mal engagée. Toutefois, malgré les pouvoirs considérables qu’offre le poste de Président de la République, les élections législatives et la rue peuvent permettre de changer le rapport de forces. L’abandon de grands projets inutiles, comme l’aéroport de Notre-Dame des Landes, le centre commercial géant Europacity ou le Center Parcs de Roybon nous rappellent ainsi que des victoires demeurent possibles. Sur le plan environnemental comme sur celui des autres luttes, le quinquennat qui s’ouvre s’annonce donc très agité.

Guillaume Pitron : « Le numérique n’a pas été conçu pour être vert »

© Bastien Mazouyer pour LVSL

Guillaume Pitron consacre son dernier livre L’enfer numérique : voyage au bout d’un like (Les liens qui libèrent, 2021) à déconstruire le mythe de la pseudo-immatérialité du numérique. Data centers polluants, câbles sous-marins tentaculaires, métaux rares extraits au mépris des normes environnementales… les fondements matériels de l’industrie digitale sont peu apparents mais cruciaux pour comprendre son fonctionnement. Le coût écologique des GAFAM commence ainsi tout juste à être pris en compte. Face aux critiques émises les géants du numérique, ceux-ci se livrent à une savante opération de greenwashing. Entretien réalisé par Pierre-Louis Poyau.

Le Vent Se Lève – À la lecture de votre ouvrage, la dématérialisation de l’économie, tant vantée depuis des années, semble relever de l’illusion la plus totale. Comment se fait-il que l’avènement des technologies digitales se traduise au contraire par une consommation croissante de ressources ?

Guillaume Pitron – Les technologies digitales sont faites de matières premières. Au vu de leur complexité, elles nécessitent toujours plus de matière première, dans une grande variété, aux propriétés chimiques peu communes. Je prends l’exemple d’un téléphone portable : aujourd’hui, il contient entre 50 et 60 matières premières, contre une dizaine pour un téléphone des années 1960 et 30 pour un téléphone des années 1990. On observe donc une inflation de l’usage de matière premières. Parce qu’un téléphone aujourd’hui, ça ne sert pas qu’à téléphoner. Il sert à rencontrer l’âme sœur, commander une pizza, prendre une photo, se géolocaliser, etc. L’inflation des ressources s’explique par la multiplicité des usages permis par les les technologies numériques.

Par ailleurs, ces technologies sont extrêmement puissantes. Un téléphone aujourd’hui contient sous sa coque plus de puissance que l’ensemble des outils informatiques qui ont permis d’envoyer l’homme sur la lune. Pour parvenir à une telle performance, il faut toujours plus de métaux aux propriétés extraordinaires, qu’on appelle souvent les métaux rares. Ils sont dilués dans l’écorce terrestre, leur raffinage est particulièrement complexe et il faut mobiliser beaucoup de ressources : électricité, produits chimiques, etc. La dématérialisation est donc une multi-matérialisation, puisqu’il faut toujours plus de ressources pour parvenir à fabriquer les technologies numériques. Les avancées technologiques que nous connaissons se traduisent par une utilisation toujours plus variée de tous les éléments de la table de Mendeleïev. La marche de la dématérialisation est en réalité une grande marche historique vers toujours plus de matérialisation. Ce discours de la dématérialisation vient se fracasser sur cette réalité.

NDLR : Pour une synthèse sur les métaux rares, lire sur LVSL l’article de Nathan Dérédec « Métaux rares : l’empire global de la Chine »

LVSL – Les années qui viennent devraient voir la multiplication non seulement d’objets mais également d’êtres vivants connectés. Vous évoquez ainsi l’exemple d’un père recevant sur son téléphone des alertes lorsque le taux de sucre dans le sang de sa fille diabétique devient trop élevé. C’est ce que vous qualifiez d’« internet du tout ». Ce n’est pas sans rappeler un épisode de la série télévisée technocritique Black Mirror, qui met en scène une mère espionnant les faits et gestes de sa fille grâce à une puce intégrée. Est-ce aujourd’hui la science fiction qui nous permet de penser de la manière la plus pertinente l’avenir du numérique ?

G. P. – Je pense que la science fiction excite les imaginaires. Qui a envoyé l’homme sur la lune sinon Hergé ? Il y a toujours, à l’amorce d’une révolution technologique, un imaginaire créé notamment par la littérature. La science fiction permet de se projeter dans un univers plus ou moins réaliste. À propos de Black Mirror, on pourrait presque parler d’anticipation : à certains égards, on est déjà dans la réalité. Entre la puce sous la peau et le téléphone à la disposition du père pour sa fille diabétique, nous sommes dans des phénomènes très proches. D’une certaine manière, ce n’est plus la science fiction qui rejoint la réalité mais la réalité qui rejoint la science fiction.

Permettez-moi un pas de côté. Pour enquêter, je me figurais parfois des scénarios possibles, en me demandant s’ils pouvaient être réalistes. Prenons l’exemple du chapitre 8 sur la finance passive. Je me suis d’abord demandé si l’usage, dans le monde de la finance, d’un nombre de plus en plus important de machines paramétrées pour prendre des décisions pouvait aboutir à des conséquences environnementales non prévues. Et c’est le cas, la finance passive est plus gourmande en énergies fossiles, notamment en charbon, que la finance active. En partant du résultat pour arriver à la cause, on a réalisé que ça existait réellement. Dans la méthode et l’enquête, il faut parfois être dans l’anticipation.

LVSL – Le terme d’agnotologie, inventé dans les années 1990 par l’historien des sciences Robert N. Proctor, désigne l’étude de la production du doute ou de l’ignorance. Il a été utilisé par les historiens travaillant sur la façon dont les pollutions industrielles ont été occultées par le patronat et les pouvoirs publics au cours du XIXe siècle. Assiste-t-on aujourd’hui à un phénomène similaire avec les pollutions numériques ? Vous évoquez le rôle des premiers théoriciens d’internet, des publicitaires et des designers

G. P. – Je pense que le numérique n’a pas été conçu pour être « vert » ou pour régler un quelconque problème environnemental. À mon sens il n’y pas non plus, au départ, de greenwashing ou d’intention de cacher quoi que ce soit. Cette tentative de relier internet aux questions environnementales est venue après. Je pense qu’elle est apparue très récemment, il y a moins d’une dizaine d’années, dans un contexte de prise de conscience de la gravité de la crise climatique. C’est à ce moment que l’industrie du numérique commence à faire du greenwashing, à établir cette connexion entre numérique et environnement. C’est à partir de là qu’on commence à entendre ce discours du numérique qui va sauver la planète. On l’a encore entendu lors de la COP26, c’était très prégnant. Ces discours sont apparus parce qu’il y a un enjeu de réputation à la clé. Ils sont à mon avis fallacieux. Il ne s’agit même plus de fabrique du doute ou de l’ignorance, c’est la fabrique d’une réalité alternative. L’industrie n’a pas dit « on ne sait pas », elle a affirmé, chiffres précis à l’appui, que le numérique permettait une réduction des émissions de CO2, qu’il allait sauver la planète, etc. L’industrie a été capable de prendre tôt le sujet à bras le corps et d’imposer son narratif. Il s’agit aujourd’hui de le déconstruire pour en proposer un autre.

LVSL – Peut-on vraiment parier sur une auto-régulation des multinationales du numérique ou sur une régulation fondée sur les mécanismes du marché ? Vous évoquez l’échec des crédits d’énergie verte, qui ne sont pas sans faire écho au marché carbone issu du protocole de Kyoto en 2005.

G. P. – Il y a aujourd’hui une pression de plus en plus forte qui pèse sur les entreprises du numérique, sur leur action climatique. D’abord au sein même de ces entreprises : chez Google et Amazon, des pétitions circulent pour demander la diminution des émissions. De l’extérieur surtout. Historiquement, la critique a été portée par Greenpeace, qui est aujourd’hui moins active sur ce sujet. Mais d’autres ONG prennent le relais et font pression, il y a un enjeu de réputation. Les entreprises essaient donc de verdir leur mix électrique, leur approvisionnement d’électricité. L’une des premières réponses à apporter, pour les entreprises, consiste à pouvoir dire qu’elles consomment moins de charbon. Ces entreprises sont d’ailleurs très actives : les GAFAM ont un mix électrique infiniment plus vert que la moyenne mondiale.

Pour autant, il y a des tour de passe-passe comptables, notamment ces crédits d’énergie verte qui sont une escroquerie intellectuelle, pour reprendre les mots de Philippe Luce que j’interroge dans le livre. Une entreprise produit de l’électricité verte et vend cette production, d’un point de vue strictement comptable, à une autre entreprise qui lui achète à un coût fixe. Les sommes versées doivent être réinvesties dans le déploiement des énergies vertes. Cela permet à Netflix de prétendre que son mix électrique est 100% vert, ce qui n’est absolument pas le cas : Netflix dépend, pour son stockage d’informations, d’Amazon Web Service, qui n’est pas une entreprise propre sur ce plan là. C’est doublement fallacieux : d’une part l’entreprise prétend être verte alors qu’elle ne l’est pas, d’autre part ce mécanisme ne permet pas générer suffisamment de fonds pour pouvoir réellement accélérer le déploiement des énergies vertes. C’est évidemment discutable de penser que le marché pourra régler ces problèmes par lui-même, la puissance publique doit toujours plus s’en mêler pour pouvoir assainir tout cela.

LVSL – Plusieurs mesures pourraient selon vous êtres mises en place par la puissance publique : l’établissement de forfaits dont le prix serait fonction des données consommées, etc. Le salut vient-il de la régulation étatique ?

G. P. – Je pense qu’il doit évidemment venir de la régulation étatique. Se pose aujourd’hui la question d’un interdit, ou tout du moins d’une limite à la consommation de certains produits numériques. Une baisse concrète de la pollution générée par internet passe nécessairement par une consommation moindre. Or nous n’en prenons absolument pas le chemin. Néanmoins, s’il faut relever quelques actions prises par les États, ce qui me frappe est la tentative de régulation des plateformes de réseaux sociaux. Aux États-Unis, en Australie, en Europe, en Chine, toutes sortes de mesures législatives sont prises pour mieux encadrer les réseaux sociaux, notamment l’accès des jeunes à ces réseaux. En l’occurrence l’État n’intervient pas pour des raisons écologiques mais au nom de la protection des mineurs. Mais cela montre que seule la loi est en mesure de mettre des barrières. On ne pourra pas faire sans, mais il faudra également qu’émergent de nouveaux modes de consommation. Le consommateur est totalement désensibilisé aux pollutions générées par le numérique, notamment parce qu’il consomme des services qui n’ont pas de prix. L’idée d’établir des forfaits dont le prix serait fonction des données consommées permettrait de remettre de la modération dont la consommation. Or c’est un outil de marché. Je ne pense pas qu’il faille nécessairement opposer régulation étatique, outil de marché et responsabilisation du consommateur, c’est un tout.

LVSL – Vous évoquez la confiance de certains industriels dans des avancées technologiques qui permettraient à un internet plus « vert » de voir le jour. Ainsi des progrès de la physique quantique, qui pourraient permettre de réduire la taille d’un data center à celle d’un livre. Ce n’est pas sans faire écho, en ce qui concerne le réchauffement climatique, aux espoirs placés par certains dans la géo-ingénierie. Pensez-vous que tout cela soit crédible ?

G. P. – Il faut en effet constater que pas un jour ne passe sans qu’on nous annonce l’avènement d’une nouvelle technologie censée permettre une gestion plus efficiente de l’information, un stockage plus efficace, etc. Ce serait une sorte de cercle vertueux, la bonne technologie venant corriger les effets néfastes de la technologie dont on s’est rendu compte après-coup des défauts. Il s’agit effectivement d’un véritable solutionnisme technologique.

Il y a un problème de concordance des temps dans le débat qui oppose les critiques et ceux qui soutiennent ces technologies. Le critique regarde ce qu’il se passe aujourd’hui quand le technologue regarde ce qu’il se passe demain. Quand on fait le constat d’un problème à un instant T, en 2021, souvent la réponse du technologue consiste à dire : « Pourquoi vous vous intéressez à cette question là puisque le futur lui a déjà donné tort, puisque les technologies futures vont régler le problème ? ». Personnellement, j’ai eu l’occasion de faire un débat sur BFM business avec un monsieur charmant qui s’appelle David Lacombled, dirigeant du think tank La villa numeris. Quand je pointais un problème, il ne niait pas la réalité de ce dernier mais sa manière de répondre consistait à opposer à la réalité un futur certain, qui donnerait tort à mon présent. A propos des data centers, il était ainsi convaincu que de nouvelles technologies permettraient bientôt de stocker de manière plus efficiente. C’est un procédé rhétorique qui me fascine. C’est pour moi de la réalité alternative, on ne regarde plus le présent. C’est extrêmement dangereux dans le débat. Si on applique cela à tous les débats, on ne parle plus du présent. Le futur, c’est quand ? Dans deux ans, dans cinq ans, dans vingt ans ? On nous avait promis le cloud il y a trois décennies, on se retrouve avec 3,5 millions de data centers sur terre. Cet optimisme qui convoque sans cesse le futur me paraît très dangereux.

LVSLVous évoquez l’importante consommation d’énergies fossiles, croissante, nécessaire au fonctionnement des infrastructures dont dépend Internet. De même, vous faîtes par exemple la liste de la cinquantaine de métaux rares nécessaires à la fabrication d’un smartphone. Le coup d’arrêt à l’expansion des TIC et du numérique ne pourrait-il pas tout simplement venir de l’épuisement des ressources ? Le pic du pétrole conventionnel aurait ainsi été atteint en 2008, or moins de pétrole, cela veut dire globalement moins de matières premières dépendantes de flux logistiques rapides et à longue portée : terres rares, cobalt, etc.

G. P. – En réalité, les métaux rares ne sont pas rares. Ce sont des métaux dilués mais pas nécessairement rares. Le cobalt, le graphite, on en trouve dans des quantités colossales sur terre et au fond des océans. La consommation de ces matières premières explose. L’Agence internationale de l’énergie a publié un rapport en mai 2021 selon lequel les seuls besoin de la transition énergétique exigeront, en 2040, quarante fois plus de lithium qu’en 2020. Le lithium est également nécessaire au fonctionnement des batteries de téléphone portable, la hausse de la consommation est donc indéniable.

Il y a d’abord la question des ressources : il y en a assez. Ensuite il y a les réserves, c’est-à-dire les stocks connus exploitables compte tenu des technologies d’extraction que l’on maîtrise actuellement et du prix du marché (il faut que cela soit rentable). Il y a nécessairement moins de réserves que de ressources : un stock de cobalt peut ne pas être exploitable de façon rentable ou être trop profond pour que la technologie actuelle en permette l’extraction. On constate par exemple qu’il n’y aurait pas assez de réserves de cobalt par rapport au besoin, il y a donc déjà de premiers signes d’alerte, sur le cuivre également. Pour autant, les technologies évoluent, le coût des matières premières est susceptible d’augmenter, etc. Il est difficile de donner une date précise d’épuisement de ces ressources. La question la plus intéressante est donc la suivante : à quel coût va-t-on extraire ces matières premières ? Théoriquement on peut le faire, mais il va falloir creuser plus profondément, y-compris au fond des océans : il va donc y avoir un coût écologique, un coût économique, un coût en matière de consommation d’énergie et donc un coût social. L’opposition des populations est de plus en plus forte : le Nicaragua a interdit l’extraction minière sur son territoire ; le Pérou de Pedro Castillo veut reconsidérer un certain nombre de projets miniers, qui doivent profiter à la population péruvienne ; en Patagonie, l’entreprise Barrick Gold a du abandonner un projet d’extraction de minerais à Pascua Lama parce que les Diagitas s’opposaient à la fonte des glaciers sous lesquels se trouvaient le métal. Il en va de même pour la mine de Peble en Alaska : les Américains ont suspendu l’extraction car elle risquait d’avoir un impact sur la population de saumons du lac situé à proximité. En définitive, je pense qu’on peut manquer de ressources non pas parce qu’elles feraient défaut mais parce qu’il y a des oppositions sociales de plus en plus fortes.

LVSL – Vous évoquez la priorité que devrait avoir un hôpital connecté sur la diffusion de vidéos sur la plateforme Tiktok. Certaines courants technocritiques défendent même le démantèlement pur et simple d’Internet. En définitive, ne faudrait-il pas se résoudre, a minima, à un usage moindre du numérique ?

G. P. – On entend beaucoup ces mots: dé-numérisation, désinformatisation, sobriété, etc. Ce dernier terme relève d’ailleurs bien souvent du greenwashing le plus éhonté, ce sont généralement ceux qui utilisent le plus ces outils numériques qui évoquent la sobriété. Il faut être méfiant à l’égard de ces mots. Qui va revenir à des Iphones 2, avec un temps de téléchargement multiplié par dix ? Qui est prêt à revenir à cet internet là ? Quelques-uns c’est certain. A chaque conférence que je donne, il y a toujours une ou deux personnes qui ont un vieux Nokia à la place d’un smartphone. Mais cela représente au mieux 5% de la population.

Je ne crois absolument pas à la dé-numérisation. Même s’il y a des gens qui sont prêt à cela, et je comprends parfaitement cette volonté de revenir à un mode de vie plus cohérent, la dynamique d’internet est aujourd’hui aux antipodes de cela : explosion de l’économie des données, « internet de tout », etc. Les deux tiers des adolescents américains utilisent Roblox [ndlr : jeu massivement multijoueur en ligne dans lequel le joueur incarne un avatar personnalisable] : quand vous voyez la façon dont les enfants consomment ce type de contenus, la dé-numérisation apparaît comme un rêve.

« L’Amérique latine avait perdu sa place dans le monde » – Entretien avec la ministre des Affaires étrangères chilienne

© Marielisa Vargas

Nouvelle ministre des affaires étrangères au sein du gouvernement du Président Gabriel Boric, Antonia Urrejola était il y a encore quelques mois la Présidente de la Commission Interaméricaines des Droits de l’Homme. Dans cet entretien, elle aborde les chantiers de sa gestion et s’engage dans la reconstruction d’une politique étrangère qui fut très critiquée pendant le mandat de Sebastian Piñera. Priorité aux droits humains, l’environnement, le droit des femmes et l’intégration régionale. Avec un degré de pragmatisme, la nouvelle ministre débute sa gestion dans une région qui confirme un tournant à gauche mais souffre de nombreux reculs notamment en matière de pauvreté à cause de la pandémie. Pierre Lebret l’a rencontrée à Santiago pour Le Vent Se Lève.

Pierre Lebret – Le monde se souvient du « Chile despertó » comme une leçon d’un peuple contre un système profondément inégalitaire, contre les abus. Aujourd’hui, le Chili a le plus jeune président de son histoire et se dirige vers une nouvelle Constitution. À quels changements le peuple chilien peut-il s’attendre en matière de politique étrangère ?

Antonia Urrejola – En matière de politique étrangère, le Chili doit répondre à ce que vous venez de souligner. Effectivement, Chile despertó1, et aujourd’hui nous avons un jeune président avec une forme de leadership qui est nouvelle pour le Chili et la région. C’est un leadership empathique, qui représente non seulement la jeunesse, mais aussi une gauche démocratique, qui a un regard inclusif sur tous les secteurs, toutes les communautés et toutes les diversités, et je crois que la politique étrangère doit être le reflet de ce leadership que témoigne le président Gabriel Boric. Dans cette perspective, nous devons promouvoir une politique étrangère la plus ouverte possible, une politique étrangère en contact avec les pays voisins, avec les différentes chancelleries des autres pays, avec les organisations multilatérales. Je souhaite être également en contact et au plus près des personnes, à la fois vis à vis des attentes de nos citoyens, mais également lors de mes déplacements futurs, j’espère vraiment avoir un espace pour rencontrer et écouter les sociétés civiles au sein des pays là où je me rendrai. Je crois que l’élan que donne le Président Boric, cette empathie, doit se refléter aussi au niveau de la politique étrangère.

PL – Quelles seront les priorités du Chili en matière de politique étrangère ? En quoi consiste cette diplomatie que vous définissez comme « turquoise » et féministe ?

AU – La politique étrangère dialogue avec la politique intérieure, et la diplomatie turquoise répond aux enjeux prioritaires que sont la crise climatique et la question environnementale. La nomination de Maisa Rojas est un message fort en ce sens pour la région et le monde, elle est connue pour sa lutte contre le changement climatique et c’est un signal du Chili vis à vis de l’étranger. La diplomatie turquoise est une vision globale des effets du changement climatique, à la fois de la biodiversité, à cause de la couleur verte, mais également en lien avec la question des océans, et là, je veux reconnaître le travail réalisé par l’ancien ministre des Affaires étrangères Heraldo Muñoz2 dans ce domaine, dans un pays qui compte avec de vastes zones océaniques comme le Chili.

Si nous voulons faire face au changement climatique, nous devons avoir une forte politique environnementale comme axe prioritaire, nous devons traiter les questions de biodiversité et la question océanique et antarctique. C’est pourquoi cette diplomatie turquoise, qui est une synthèse de ces perspectives, devrait nous permettre d’avoir une voix beaucoup plus forte, tant au niveau multilatéral, mais aussi bilatérales avec la mise en place d’agendas communs sur ces questions. Seuls, nous ne pouvons pas faire face à la question climatique, énergétique et environnementale.

En matière d´égalité de genre, le président a été très catégorique sur l’importance d’une politique féministe. Par exemple, c’est la première fois que le Comité politique intègre la Ministre des femmes, ce n’est pas un fait isolé et cela témoigne d’une politique féministe, car cela va permettre à l’agenda de genre d’être une dimension transversale à la politique gouvernementale. La politique étrangère doit également y répondre, y compris la transversalité de la politique féministe. Lorsque nous parlons du changement climatique ou de l’inégalité structurelle que connaît le Chili dans des organisations internationales comme la CEPALC par exemple, la perspective de genre sera également incluse dans toutes ces conversations. Cela aura également un effet sur la nomination des femmes ambassadrices, où la parité sera essentielle. Nous devons commencer à travailler pour réduire l’écart entre les sexes au sein du ministère des Affaires étrangères lui-même, dans la représentation diplomatique elle-même, dans la carrière diplomatique et dans la formation des futurs professionnels diplomatiques. D’ailleurs nous avons nommé une femme, féministe, comme directrice de l’Académie diplomatique.

PL – Ces dernières années, on voit comment des gouvernements conservateurs ont quitté des organisations comme l’UNASUR pour en créer d’autres sans grande ambition intégrationniste. Seule la CELAC a pu être relancée par le gouvernement mexicain. Pour vous, comment et en quoi doit consister l’intégration régionale, vers quoi doit-elle s’orienter pour qu’elle soit durable et utile aux peuples de la région ?

AU – Il existe plusieurs espaces d’intégration régionale. La première des priorités en matière d’intégration c’est celle que nous devons construire avec nos pays voisins, ils représentent une dimension essentielle dans les relations internationales, et il faut d’abord commencer par renforcer la coopération avec ces pays, travailler sur des agendas communs, et notre pays en particulier compte tenu des divergences que nous avons eues sur les questions frontalières. Des divergences continueront d’exister, mais l’important c’est que l’on puisse trouver des objectifs communs pour travailler ensemble et cela doit s’inscrire sur le long terme au-delà des gouvernements en place, il y a des problèmes communs qui nous rassemblent.

Pour le Président, la relation de notre pays avec l’Amérique latine est fondamentale. Il faut récupérer la voix de l’Amérique latine dans les enceintes mondiales, et c’est un enjeu que le Président m’a indiqué comme étant une priorité absolue, pour que la région se repositionne sur des enjeux majeurs comme le changement climatique, étant donné que nous sommes l’une des régions les plus touchées par ce phénomène. Nous devons avoir une voix commune sur ces questions. L’intégration régionale c’est aussi trouver un chemin commun, concernant l’environnement, la crise migratoire, le trafic de drogue, le commerce équitable, le développement durable, nous devons établir ce chemin commun avec les pays de la région au-delà de nos différences idéologiques. Nous pouvons avoir des différences idéologiques, et nous pouvons avoir des alliances dans l’espace idéologique plus proche de nous, avec des points de vue communs, mais cela ne veut pas dire que nous n’allons pas travailler à l’intégration régionale avec tous les pays de la région.

Aujourd’hui, nous avons un continent fragmenté, polarisé, où les espaces de dialogue ont été perdus, et il n’y a que des espaces de dialogue entre ceux qui sont idéologiquement liés et c’est ce que nous voulons laisser derrière nous. Au-delà du fait que le Président va avoir des relations plus personnelles ou un rapprochement avec certains gouvernements de la région en raison de l’existence de points de vus idéologiques communs. Mais en même temps, l’intégration doit être renforcée par rapport aux grands enjeux qui nous concernent tous, et là il ne peut pas y avoir de gouvernements de gauche et de droite. Et en ce sens, l’idée n’est pas de générer davantage d’organisations régionales. Ce qui s’est passé avec des organisations comme Prosur, avec son biais idéologique, ce qui a été fait, c’est qu’ils ont fragmenter le continent, et finalement la région aura perdu sa voix sur la scène globale sur des enjeux communs qui nous concernent tous.

PL – Mais l’UNASUR avait réussi une certaine unité au-delà des gouvernements de l’époque…

AU – Oui exactement. C’est pourquoi il est nécessaire de renforcer les initiatives qui existent et qui ont fonctionné, renforcer le dialogue régional, le dialogue avec les pays voisins, et générer les approches nécessaires pour construire et défendre des agendas communs. Les différences idéologiques sont normales et ont toujours existé, mais nous ne pouvons pas continuer à fragmenter la région. En fin de compte, ce qui se passe avec l’Amérique latine, c’est qu’elle a perdu de la visibilité, qu’elle a perdu de la place sur la scène mondiale, qu’elle a été perdue, sans parler de l’idée que se font certains que l’Amérique latine est une région développée qui n’a pas besoin de plus de coopération alors que la vérité est complètement inverse, les défis sont nombreux et les inégalités structurelles sont présentes et profondes, la coopération internationale est donc essentielle.

PL – Le Président Gabriel Boric a été très catégorique et sans ambiguïté sur le respect des droits de l’homme en tant que marque de sa politique étrangère. Il a critiqué le Venezuela et le Nicaragua. Mais aujourd’hui, des transformations politiques et géopolitiques sont en cours en Amérique latine, où le rapprochement des États-Unis avec le Venezuela pourrait en être une. Quelle part de pragmatisme sera nécessaire dans la politique étrangère du Chili ?

AU – Pour le Président, la question des droits de l’homme sera une question fondamentale pour notre gouvernement et notre politique étrangère. Cela dit, et étant très clair sur les positions que le Président a prises, en ce qui concerne le Venezuela et le Nicaragua, par exemple, nous avons également des relations bilatérales avec ces pays, et ces relations se poursuivront. J’espère que le leadership du Président Boric, un leadership de gauche, une gauche démocratique, pourra être utile pour rechercher un rapprochement avec ces pays, et chercher des solutions aux graves crises que traversent ces sociétés. C’est un défi, et ces gouvernements dont on parle doivent d’abord accepter cette envie de dialogue, cette main tendue que nous souhaitons témoigner. Il me semble que les relations bilatérales doivent continuer à exister avec tout le monde. Par exemple avec le Venezuela, concernant la question migratoire…

PL – Existe-t-il une possibilité d’accord ou une volonté régionale en la matière ?

AU – Il faut que nous puissions commencer à travailler sur une proposition qui doit être discutée avec différents pays. L’idée est de construire une politique migratoire avec les autres pays de la région pour trouver une solution face à cette grave crise sans précèdent en Amérique Latine. Mais cette solution passe aussi par le gouvernement vénézuélien lui-même, et nous devons dialoguer avec eux. En ce qui concerne les droits de l’homme, il est important d’accorder de l’importance aux victimes et de chercher des solutions au-delà des positions idéologiques et des gouvernements en place, l’importance c’est comment ensemble nous pouvons trouver des solutions. Dans le cas de la politique migratoire, il sera donc essentiel d’établir un dialogue avec le Venezuela.

PL – Vous l’avez dit dans une interview au journal La Tercera que le TPP11 ne sera pas une priorité du gouvernement actuel. Le Chili ne devrait-il pas commencer à chercher à renforcer le commerce intra-régional ?

AU – D’une part, le Chili a déjà un grand nombre d’accords de libre-échange avec le monde entier, ces traités sont toujours en vigueur et continueront d’être en vigueur, personne ne remet en cause aucun traité. Concernant le TPP11, il y a eu un long débat qui dure depuis de nombreuses années, et ce n’est pas une priorité, non pas parce que ce n’est pas important, mais parce qu’on comprend que la première chose à tenir compte c’est comment le processus constituant va se dérouler. Le processus constituant va être très important, ainsi que la façon dont la société chilienne considère les traités comme le TPP11. Mais en aucun cas il n’a été dit non à cet accord. Le Chili est aujourd’hui dans un débat qui aura des effets sur notre politique commerciale, sur le type de société que nous voulons, le développement durable que nous voulons, le commerce équitable, la participation des communautés locales au développement économique. Et d’une certaine manière, il sera très important de voir comment nous discuterons ce type de traités. Mais il ne s’agit pas de mettre un terme au TPP11, mais plutôt d’attendre ce qui résultera du débat constituant. J’insiste sur le fait que personne ne demande de modifier les traités, et éventuellement si un processus post-constitutionnel dans un domaine comme le développement durable, la participation des communautés locales, etc., j’évalue un scénario ultérieur qu’il me semble important de souligner …

PL – Mais il y a aussi certaines pressions de la part de certains partis politiques…

AU – Oui, c’est pourquoi il est important de souligner que si nous parlons d’agendas communs tels que le changement climatique, le développement durable, la participation communautaire, si cela finit par conduire à la nécessité de modifier les traités, toute révision est multilatérale, elle n’est pas unilatérale et sur cela nous devons être catégoriques. Mais il faut comprendre qu’il y a un ensemble de traités qui datent des années 90, que le monde a changé, qu’il y a de nouveaux défis. Le changement climatique il y a 20 ans était quelque chose de lointain, aujourd’hui il est là et il est urgent. La façon dont nous regardons les traités doit comporter ce nouveau regard. La question des nouvelles technologies, de la confidentialité des données, des questions qui font aujourd’hui partie de l’agenda mondial, et donc à terme certains traités doivent être vue sous un autre angle que ce qu’est le monde aujourd’hui. Si cela se produit, il doit s’agir de négociations dans le cadre multilatéral ou bilatéral selon l’accord, mais ce n’est pas un débat unilatéral.

PL – Le gouvernement de Sebastián Piñera est accusé d’avoir violé les droits de l’homme depuis le 18 octobre 2019, sa présidence a aussi signifié un profond recul en matière de politique étrangère. Pourtant, le Chili a été un pays reconnu pour son ouverture sur le monde, attaché au droit international et au multilatéralisme, et a eu des relations privilégiées sur les questions commerciales avec de grandes puissances comme les États-Unis et la Chine. Quelle sera la position du pays dans cette « nouvelle ère » définie par le chancelier allemand après l’invasion russe de l’Ukraine ?

AU – La position du Président a été très clair, il a condamné sans nuance, il a parlé d’une invasion, d’une atteinte à la souveraineté et a exprimé sa solidarité avec les victimes. Je crois que le tweet du président, court et précis, parle de lui-même de l’axe de la politique étrangère en la matière. Bien sûr, il y a des relations bilatérales, des relations commerciales, qui sont toujours prises en considération, mais en ce qui concerne l’invasion russe, le président a été très clair. Nous allons continuer à plaider et à insister pour reprendre les canaux diplomatiques et multilatéraux, car si nous n’insistons pas sur cette solution, seuls plus de gens mourront et la crise s’aggravera. De ce petit pays qu’est le Chili, notre voix sera d’élever l’urgence de se rasseoir à la table des négociations, de chercher à nouveau des solutions diplomatiques, à une crise qui, quelles que soient ses causes, la vérité c’est qu’il y a une invasion, il y a des innocents qui meurent, la vérité est que cela provoque une crise migratoire, des gens qui doivent quitter leur pays, se déplacer vers des pays qui ont subi une crise économique à cause de la pandémie. Donc, ce n’est pas seulement la crise du système multilatéral et de la diplomatie, il y a ici une crise humanitaire qui touche des millions de personnes, et au final c’est l’axe central, la vie des gens qui préoccupe le Président Boric. Il n’y a pas beaucoup de présidents qui parlent avec autant d’empathie de la vie des gens. Notre rôle, dans des situations de crise comme celle-ci ou d’autres, c’est de protéger les victimes et de rechercher les meilleures solutions. Si cela conduit à parler avec des gouvernements qui violent les droits de l’homme, bien sûr que nous le ferons, car ce qui compte, c’est de trouver des solutions pour mieux protéger les personnes.

PL – En quelques mots, comment définiriez-vous la politique étrangère de votre administration dans les mois à venir ?

AU – Féministe, multilatérale, avec une forte composante axée sur les droits humains.

Notes :

1 “Le Chili s’est reveillé” Expression faisant reference aux manifestations qui ont éclater en octubre 2019.

2 Ministre des affaires étrangères de Michelle Bachelet – 2014-2018.

« La Colombie possède la droite la plus sanguinaire du continent » – Entretien avec María José Pizarro

María José Pizarro

Ce dimanche 13 mars, les Colombiens ont été appelés aux urnes pour désigner une nouvelle assemblée législative. Dans moins de deux mois, ils éliront leur président. Le favori, Gustavo Petro – avec qui nous nous étions entretenus à Bruxelles -, promet une réforme agraire, la démocratisation des institutions et la sortie de l’extractivisme. Son élection pourrait signer un basculement dans l’histoire du pays, dominé depuis des décennies par une élite agraire et des groupes paramilitaires à sa solde. À Bogotá, nous avons rencontré María José Pizarro, députée et membre de l’équipe dirigeante du Pacto historico [NDLR : le mouvement dirigé par Gustavo Petro], qui revient pour LVSL sur les enjeux de ces élections. Entretien réalisé par Vincent Ortiz.

Le Vent Se Lève – Depuis des années, la presse colombienne agite deux spectres à propos de Gustavo Petro : celui du retour à la guerre civile (l’élection de Petro signifierait une régression aux années de guerre civile), celui du Venezuela (son élection transformerait la Colombie en un second Venezuela). Quelles stratégies avez-vous mis en place pour contourner ces obstacles médiatiques ?

María José Pizarro – Il existe un principe de réalité : un pays qui est en guerre civile depuis soixante ans ne peut sombrer dans la guerre civile ! La presse s’émeut de la présence d’ex-guérilleros dans notre mouvement… mais on trouve des ex-combattants dans tous les partis politiques ! Nous avons été les acteurs de cette guerre civile… comme la totalité de la société colombienne. Il n’existe pas un seul secteur politique, aussi immaculé prétende-t-il être, qui n’ait pas subi, vécu ou promu la violence dans le pays.

Aussi ce discours associant le Pacto historico à la guerre civile est-il de moins en moins audible. Les Colombiens comprennent que concrétiser la paix implique un grand changement. Elle implique la lutte contre la corruption – les mafias sont littéralement enkystées au sein de l’État colombien. Elle implique de démocratiser la Colombie, d’aller au-delà de cette démocratie formelle que nous connaissons pour instituer une démocratie intégrale. Nous sommes, dit-on souvent, la démocratie la plus ancienne du sous-continent… mais qu’entend-on par démocratie ? Si on prend le mot au sérieux, nous n’avons qu’un simulacre de démocratie.

Quant au parallèle au Venezuela, nous avons notre identité propre. Nous partageons bien sûr une orientation idéologique bolivarienne avec le mouvement chaviste. Mais lorsqu’on en vient au Que faire ? politique, la différence est considérable.

[NDLR : Le bolivarisme fait référence à Simón Bolívar, et plus largement au patriotisme révolutionnaire qui imprègne la gauche latino-américaine. Pour une analyse de celui-ci, lire sur LVSL l’article de Thomas Péan : « “La patrie ou la mort” : la nation, marchepied vers la révolution en Amérique latine ? »]

L’économie colombienne est tributaire des énergies carbonées, c’est le plus grand exportateur de charbon au monde ; en cela, elle est similaire à celle du Venezuela qui est un grand exportateur de pétrole. Les deux systèmes économiques, tournés vers l’extractivisme et l’exportation des richesses du sous-sol, présentent de fortes similitudes : on serait donc mal inspirés de nous accuser de vouloir dupliquer le modèle vénézuélien en Colombien !

L’uribisme [NDLR : de l’ancien président Alvaro Uribe, néolibéral et pro-américain, très proche des secteurs paramilitaires colombiens], qui plus est, fonctionne sur le modèle de la cooptation des divers pouvoirs – le parquet, le contrôleur financier, le procureur, le législatif et l’exécutif -, ce qui présente une autre similitude avec le Venezuela bolivarien. Les uribistes ont critiqué la répression de l’opposition vénézuélienne par le gouvernement de Nicolas Maduro : mais qu’ont-ils fait face à nos manifestants ? La répression a été plus dure que celle qui a eu cours au Venezuela !

[NDLR : Pour une mise en contexte des soulèvements colombiens de mai 2021 et leur répression, voir sur LVSL la vidéo réalisée par Gillian Maghmud et Fabien Lassalle : « Massacres en Colombie, silence d’Emmanuel Macron »]

La corruption, qu’ils critiquent tant au Venezuela, est institutionnalisée en Colombie par la collusion entre les mafias et les pouvoirs publics qui se livrent à de vastes détournements de fonds.

Je pense que Chavez fut un grand leader – bien préférable à Maduro -, mais nous ne voulons pas transformer la Colombie en un nouveau Venezuela : par bien des aspects, la Colombie actuelle ressemble déjà au Venezuela !

Quel discours tenir face à ces éléments de propagande ? La réalité !

LVSL – Le Pacto historico se distingue des autres mouvements progressistes d’Amérique latine par sa forte coloration écologiste. Il défend un agenda environnementaliste radical, proposant notamment d’en finir avec l’extractivisme. Les contraintes sont pourtant nombreuses : la Colombie dépend fortement des investissements étrangers ; elle possède une dette souveraine importante, dont une partie doit être payée en dollars. La monnaie colombienne s’est déjà dépréciée ces dernières années – ce qui accroît le poids relatif de la dette – et une chute des investissements étrangers la déprécierait plus encore. Comment concilier, donc, l’agenda environnemental du Pacto historico et la nécessité pour Colombie d’avoir accès à des devises via les investissements étrangers ?

[NDLR : Pour une analyse des contraintes internationales qui pèsent sur les gouvernements latino-américains cherchant à initier une transition énergétique, lire sur LVSL l’article de Matthieu le Quang : « Rompre avec l’extractivisme : la quadrature du cercle ? »]

MJP – La pandémie nous a rappelé à quel point nous avions en partage des enjeux globaux. La destruction de l’environnement, la faim, la détérioration des conditions matérielles des populations, etc. ne sont pas des phénomènes colombiens mais globaux. Les électeurs devraient l’avoir à l’esprit.

Ceci étant dit, divers problèmes se présentent. L’économie colombienne est fortement carbonée, tributaire du pétrole, des mines et des monocultures. Nous sommes également le premier producteur de coca, ce qui implique une déforestation considérable. Les chercheurs nous indiquent que la production intensive fait partie des facteurs structurants de la détérioration du climat.

Aussi nous devons investir dans les secteurs énergétiques alternatifs pour amorcer une transition, en nous fondant sur les atouts de notre territoire. Nous devons investir dans l’énergie solaire – dans les zones de notre territoire les plus exposées au soleil, en particulier au nord -, les éoliennes et l’énergie hydro-électrique. Nous sommes également un pays à vocation agraire : nous avons de nombreuses terres fertiles avec une forte biodiversité. Les traités de libre-échange nous ont rendus dépendants du reste du monde, mais nous avons pourtant sur notre territoire les conditions de notre auto-suffisance.

Le tourisme est une autre ressource à exploiter [NDLR : il s’agit d’une importante source de devises]. Il a souffert de la guerre civile pendant des décennies, et des territoires entiers restent difficiles à explorer à cause du narcotrafic et des enlèvements. C’est donc un secteur avec une forte marge de progression. C’est une forme d’investissements étrangers qui me paraît préférable à celle des grandes mines canadiennes ! Une forme d’investissements étrangers plus respectueuse de l’environnement, mais aussi de notre souveraineté : cela nous permettrait de nous libérer de l’emprise économique des grands groupes étrangers – une question qui se pose, plus largement, à l’échelle du continent latino-américain.

LVSL – Venons-en justement aux enjeux diplomatiques de cette élection. Ces dernières années ont vu une nouvelle vague de gouvernements progressistes arriver au pouvoir : AMLO au Mexique, Pedro Castillo au Pérou, Xiomara Castro au Honduras… L’élection de Gustavo Petro serait-elle l’occasion de reconstruire un nouveau bloc géopolitique latino-américain ? Une stratégie est-elle prévue pour faire émerger une force non alignée sur la Chine et les États-Unis ?

MJP – Je dirais pour commencer que vaincre la droite colombienne serait un signal extrêmement fort envoyé au continent tout entier. Nous possédons la droite la plus radicale et sanguinaire du continent. Aucun autre pays n’a eu à souffrir d’une telle droite. Ce serait un coup d’estoc formidable qui lui serait porté – la droite a été vaincue dans tous les pays d’Amérique latine, sauf en Colombie. Une victoire de Gustavo Petro s’inscrirait dans le sillage de celle de Pedro Castillo au Pérou – par-delà les divergences que nous pouvons avoir avec lui -, pays où la droite était hégémonique et invaincue depuis des décennies.

Nous chercherons à construire un grand bloc historique avec les gouvernements desquels nous nous sentons proches – celui du Chili, du Mexique, du Honduras, d’Argentine, et, peut-être bientôt, avec le Brésil et l’Équateur. Ce serait un message fort envoyé à tout le monde occidental, par-delà l’Amérique latine.

LVSL – Le Pacto historico est une formation politique très hétéroclite. On y trouve d’ex-guérilleros, des militants radicaux proches du marxisme, mais aussi des représentants de secteurs plus conservateurs, et même d’anciens paramilitaires repentis [NDLR : par « paramilitaires », on désigne en Colombie les groupes armés constitués pour défendre les propriétaires terriens face aux assauts des guérillas révolutionnaires]. Comment expliquer cette hétérogénéité ?

MJP – L’accord de paix [signé en 2016, NDLR] s’est fait entre des personnes qui avaient pris les armes il y a trois décennies, les unes contre les autres. La construction de la paix nécessite un grand dialogue national. Je le dis en tant que fille d’un ex-guérilléro, assassiné 45 jours après avoir signé un accord de paix, alors qu’il se présentait aux élections présidentielles [NDLR : Il s’agit de Carlos Pizarro].

Nous ne nous contentons pas d’appeler verbalement à la paix, nous la construisons entre tous au sein du Pacto historico. Il ne peut exister de paix tant que l’autre n’est pas reconnu comme interlocuteur légitime – avec son idéologie, sa condition sociale…

Nous insistons sur la nécessité de respecter la Constitution de 1991, car sa rédaction fut le dernier moment où un grand accord national eut lieu, auquel tous les secteurs de la société colombienne furent conviés à participer – ex-guérilléros comme ex-paramilitaires. Cette Constitution est le dernier contrat social qui nous reste. Elle a été mise en place au prix d’un tel dialogue, entre représentants de traditions politiques opposées. Elle a été rendue possible par une ouverture démocratique, qui a permise à d’autres voix que celles des deux principaux partis, libéral et conservateur, – la Colombie a une longue tradition de bipartisme – de s’exprimer.

Cette demande d’unité afin de concrétiser la paix émane des secteurs les plus militants de notre mouvement : les ex-guérilléros, les étudiants qui ont pris part à la mobilisation de l’année dernière. Notre lutte, votre lutte, est celle de tous, pouvait-on entendre : nous ne pouvions nous recroqueviller sur notre coeur historique. Le Pacto historico est une coalition que l’on ne peut comprendre que dans la conjoncture électorale actuelle. Certains militent dans les secteurs progressistes depuis des décennies, d’autres ne l’apprécient pas mais la rejoignent par nécessité.

Tout n’est pas noir et blanc en Colombie ; c’est un pays d’une extraordinaire diversité culturelle et régionale, que l’on doit intégrer dans un grand récit national. Et cela ne peut se faire qu’en en finissant avec les inégalités, avec la guerre, la violence…

France Relance : derrière les milliards, la mort de l’État planificateur

© Aitana Pérez

À l’approche de la présidentielle, les ministres multiplient les déplacements pour mettre en valeur le plan « France Relance », annoncé en septembre 2020 pour relancer l’activité à la suite de la crise sanitaire. Si certains projets sont des investissements utiles, ce plan ressemble surtout à un saupoudrage incohérent d’argent public, sans vision pour l’avenir du pays. En réalité, derrière la mise en scène d’un retour de l’État stratège, ce programme illustre l’absence de planification, au profit d’une approche néolibérale d’appels à projets.

Un patchwork incohérent

Annoncé en grande pompe à la rentrée 2020 par Emmanuel Macron, le plan France Relance devait permettre, selon le slogan officiel, de « construire la France de demain ». Décomposé en trois grands volets – la transition écologique, la compétitivité des entreprises et la cohésion des territoires -, il représente au total 100 milliards d’euros. Prévus sur deux ans, ces investissements visent un effet d’entraînement rapide pour l’économie française, mise à mal par les restrictions sanitaires, juste à temps pour la présidentielle. Si le versement des aides a effectivement été rapide, avec 72 milliards déjà engagés à la fin 2021, l’impact du plan sur l’économie française demeure difficile à mesurer. En effet, malgré les déclarations optimistes du gouvernement, le comité d’évaluation, présidé par l’ancien banquier central Benoît Coeuré, estimait fin octobre qu’il était « difficile d’établir un lien direct entre ce rétablissement [de l’économie française] et la mise en œuvre de France Relance ».

Quel que soit l’impact réel sur la croissance économique, il est indéniable que certains investissements répondent à de vrais besoins et vont dans le bon sens. On peut notamment citer les rénovations énergétiques de bâtiments publics, la dépollution de friches industrielles ou le soutien à la décarbonation de grosses industries. Toutefois, la floraison des petits logos verts avec les drapeaux français européens sur toutes sortes de projets sans liens évidents pose question. Comment un plan visant à « préparer la France aux défis du XXIe siècle » peut-il à la fois financer les projet cités plus haut, une « structuration du réseau national d’association de protection de l’animal », des rénovations d’églises ou encore l’achat de voitures électriques, pourtant peu écologiques ? En outre, malgré des rénovations ça et là, des services publics essentiels comme la santé, l’éducation ou la justice restent dans un état très dégradé. Comment expliquer un tel paradoxe ?

Le chiffre rond de 100 milliards est en réalité une addition de sommes versées dans le cadre de programmes qui n’ont pratiquement aucun lien entre eux.

Comme l’ont pointé plusieurs économistes dès l’annonce du plan, le chiffre rond de 100 milliards est en réalité une addition de sommes versées dans le cadre de programmes qui n’ont pratiquement aucun lien entre eux. Ainsi, la baisse des impôts de production, qui représente 20 milliards d’euros sur les années 2021 et 2022, peut difficilement être considérée comme une dépense de relance. Pour David Cayla, économiste de l’Université d’Angers et membre du collectif des économistes atterrés, cette baisse d’impôts « diminue les recettes fiscales, mais n’augmente pas l’activité des entreprises. Ce n’est pas parce qu’elles font plus de profits qu’elles vont plus investir. » De plus, France Relance agrège aussi des mesures déjà en place avant le lancement du plan, telles que les aides à la rénovation thermique MaPrime Rénov, le Ségur de la Santé ou le plan « France Très Haut Débit ». Si les enveloppes ont été revues à la hausse, il s’agit donc surtout d’un jeu comptable permettant de grossir artificiellement le montant du plan avant de le présenter à la presse. Enfin, une partie significative du plan n’est pas fléchée vers des investissements étatiques ou dans les entreprises publiques, mais à destination des collectivités territoriales et des entreprises privées. 

Financer plutôt que planifier

David Cayla est clair : pour lui, « il n’y a pas de plan de relance au sens strict ». « Cumuler des petits projets à 10 millions ne fait pas une politique » ajoute-il. S’il ne met pas en cause l’utilité des petites enveloppes destinées à rénover une école ou à relocaliser une usine, il rappelle que le plan de relance n’est qu’une couche de financement supplémentaire, qui vient compléter les apports des entreprises ou des collectivités, ainsi que les fonds européens ou ceux de la Caisse des Dépôts et Consignations par exemple. « On donne l’impression de financer de grands investissements, alors qu’on ne paie que la moitié ou le tiers. L’État ne finance qu’une partie et cherche un effet multiplicateur ».

Ainsi, pour l’économiste, plutôt que de financer directement de grands projets, France Relance est surtout une « agence de moyens », c’est-à-dire que « l’État préfère financer plutôt que faire lui-même ». Concrètement, les montants destinés aux collectivités et aux entreprises font l’objet d’appels à projets, où les demandes de subventions doivent reposer sur des dossiers complexes, remplissant un certain nombre de critères. Or, étant donné que les ministères et agences publiques ont perdu un grand nombre d’ingénieurs et de cadres spécialisés, ce sont bien souvent des cabinets de conseil qui ont établi la grille de critères à remplir. Cayla explique en effet que la haute fonction publique est de plus en plus tournée vers le privé : « l’Ecole des Mines ou Polytechnique, par exemple, ne forment plus des ingénieurs qui vont travailler pour l’État, mais pour des entreprises privées. » Dès lors, « l’État n’est souvent plus capable de savoir ce qu’il finance », ce qui le « met à la merci d’acteurs privés qui peuvent lui faire miroiter des solutions qui n’en sont pas. »

« La manière dont on juge des dossiers ne relève plus du politique, mais du cochage de cases ».

David Cayla, économiste à l’université d’Angers

Plus largement, ce système d’appel à projets crée une énorme bureaucratie à toutes les échelles. Pour obtenir les financements mis à disposition, les entreprises et collectivités font elles aussi largement appel aux cabinets de conseil pour rédiger leurs demandes ou leurs « contrats de relance et de transition écologique » (CRTE). Afin de maximiser leurs chances, elles peuvent même multiplier les projets, ce qui implique un processus de sélection encore plus lourd et le fait que nombre de projets auront été conçus pour rien. « C’est tout le mécanisme dénoncé par l’anthropologue David Graeber lorsqu’il parle de « bullshit jobs », estime David Cayla, qui y voit « un énorme gaspillage d’énergie et de travail. » Si des conflits d’intérêts peuvent exister en raison de l’intervention des mêmes cabinets auprès du financeur et du demandeur de subventions, le dernier mot revient tout de même au politique. Mais sans les capacités techniques pour bien évaluer l’intérêt de chaque dossier, il devient tributaire de la bureaucratie privée. « La manière dont on juge des dossiers ne relève plus du politique, mais du cochage de cases » développe Cayla, qui explique que certains dossiers, pourtant prometteurs, peuvent se voir refuser les aides car ils ne rentrent pas suffisamment dans les clous. « C’est une logique administrative et dépolitisée » résume-t-il.

Un État impuissant ?

David Cayla, économiste à l’université d’Angers, membre du collectif des Economistes atterrés. © Photo de profil Twitter

Si cette mise en œuvre technocratique est critiquable, elle n’est en fait que la conséquence du néolibéralisme. « L’État préfère donner des financements plutôt que de faire lui-même les choses. En somme, il préfère accompagner le marché plutôt que de substituer à lui. » Certes, l’État fixe de grandes orientations et choisit de soutenir des projets « verts », tournés vers le numérique ou visant tout simplement l’accroissement de la compétitivité, mais en définitive, les deniers publics financent bien des projets dont le lien avec l’intérêt général de la Nation n’est souvent pas évident. S’il convient qu’il ne s’agit pas d’une nouveauté, rappelant l’exemple du Grand Paris décidé sous Nicolas Sarkozy, « qui fonctionne lui aussi avec des appels à projets d’une complexité incroyable », David Cayla s’inquiète de l’impuissance croissante de l’État dont ce processus témoigne. Le nouveau plan France 2030, qui semble avant tout conçu pour permettre à Emmanuel Macron d’enjamber la présidentielle et d’avoir un semblant de réponse face aux critiques sur son bilan en matière de désindustrialisation, semble déjà pâtir des mêmes écueils.

Pour résumer le problème, il prend l’exemple du programme nucléaire français, considérablement accéléré après le premier choc pétrolier dans le cadre du « plan Messmer » (1974). En l’espace de deux décennies, ce programme d’investissements massifs est en effet parvenu à réduire la dépendance de la France aux hydrocarbures en matière de production d’électricité. A l’inverse du plan de relance actuel, l’État ne se contentait alors pas de financer; il organisait son action à travers de grandes entreprises entièrement publiques et de structures de recherche dont il était propriétaire, tels que EDF, Framatome ou le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA). Or, au vu de l’urgence écologique, la nécessité de grands programmes de ce type ne semble plus à prouver. Cayla évoque par exemple la question de « l’hydrogène vert », c’est-à-dire fabriqué à partir d’électricité d’origine renouvelable.

« L’État n’est même pas capable d’organiser des rendez-vous de vaccination et demande à Doctolib de le faire ! »

David Cayla

Mais si un tel programme étatique est techniquement possible, il est en pratique interdit par « les règles européennes sur la concurrence, puisque l’État fausserait la concurrence en avantageant ses entreprises nationales. » Si l’État peut toujours intervenir dans certains domaines, tels que la santé ou l’éducation, il se retrouve pratiquement démuni dans d’autres secteurs, comme l’énergie ou les transports, où priment les traités européens. Mais l’obstacle n’est pas seulement juridique selon Cayla : « Politiquement, on pourrait tout à fait défendre le fait de passer outre les règles européennes pour réaliser la transition écologique, mais pour ça il faut une volonté politique. » Or, cette volonté politique d’outrepasser le marché semble aujourd’hui absente dans tous les domaines. « L’État n’est même pas capable d’organiser des rendez-vous de vaccination et demande à Doctolib de le faire ! » rappelle ainsi Cayla.

Ainsi, au contraire du retour de l’État dans l’économie vanté lors de chaque inauguration d’un projet France Relance, c’est bien son impuissance et son effacement au profit du secteur privé qui transparaît dans ce soi-disant « plan ». Si la perte de compétences dans la haute fonction publique et si les règles européennes sont de vrais obstacles à lever pour espérer pouvoir mener une planification digne de ce nom, rien ne se fera tant que la volonté politique ne sera pas au rendez-vous. Sur ce point, Cayla est pessimiste : « les gouvernants actuels, en tout cas au niveau national, ne veulent pas vraiment le pouvoir, seulement ses attributs. Ils veulent passer à la télévision, donner des interviews, avoir une stature etc. Mais ils ne veulent pas le pouvoir car cela est très lourd et implique des responsabilités. » A l’approche de la présidentielle, le choix sera de nouveau ouvert au peuple français : la « relance » de la France sera-t-elle déléguée à des communicants présentant des powerpoints ou sera-t-elle planifiée, à long terme, par de nouveaux responsables politiques déterminés ?