Rafael Correa : « La presse est l’arme létale des élites néolibérales »

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© Bernardo Londoy

En exil en Belgique depuis deux ans, persécuté par son successeur qui l’a trahi et qui a récemment livré Julian Assange, Rafael Correa reste déterminé. Nous l’avons rencontré alors que son mouvement venait d’obtenir des victoires significatives au niveau local contre le pouvoir de Lenin Moreno. Au cours de cet entretien, nous avons pu aborder l’expérience de son passage au pouvoir et du processus de Révolution citoyenne, aujourd’hui en danger, mais aussi les barrières qu’il a trouvées sur sa route et la facilité avec laquelle tout ce qu’il avait construit a été démantelé. Presse aux mains de l’oligarchie, élites corrompues, judiciarisation de la politique en Amérique latine, Rafael Correa s’est livré sans détour. Entretien réalisé par Vincent Ortiz. Retranscrit par Aluna Serrano et traduit par Marie Miqueu-Barneche, Guillaume Etchenique et Maxime Penazzo.


LVSL – On assiste depuis quelques années à un retour en force du néolibéralisme en Amérique latine. En Équateur, ce basculement ne s’est pas opéré par l’arrivée de l’opposition au pouvoir (comme c’est le cas en Argentine ou au Brésil) mais par la subversion interne d’Alianza País, le parti qui vous avait porté à la présidence de la République en 2006 et qui a reconduit Lenín Moreno, que l’on désignait comme votre successeur. Comment cela a-t-il été possible ?

Rafael Correa – Tout d’abord, revenons sur le contexte. Nous sommes effectivement revenus en arrière par rapport à la fin des années 2000, où huit des dix pays d’Amérique du Sud étaient dirigés par des gouvernements de gauche. Cependant, le tableau n’est pas aussi sombre que dans les années 90,  où le second tour des élections opposait systématiquement la droite et l’extrême-droite, où la gauche n’existait pas. Aujourd’hui, la gauche existe, et elle ne stagne pas à 3 %. Au Brésil, elle est arrivée en seconde position aux dernières élections, ainsi qu’en Argentine. En Équateur, nous avons gagné, mais nous avons été trahis. Cette année, la gauche peut remporter les élections en Argentine et en Bolivie.

Il n’y a donc pas, comme dans les années 90, une domination généralisée de la droite. En revanche, elle est prête à tout pour anéantir les dirigeants de gauche partout où elle en a la possibilité, comme à l’époque des dictatures. Regardez le cas de Lula, de Cristina Fernandez de Kirchner, le cas de mon vice-président [ndlr l’ex vice-président équatorien Jorge Glas est aujourd’hui en prison, accusé de « corruption » par les autorités judiciaires équatoriennes], et mon propre cas. Ils essaient d’anéantir la gauche, mais celle-ci est encore profondément ancrée dans les sociétés ; il y a une véritable force qui s’est exprimée il y a quelques semaines pendant les élections locales en Équateur, pour ne donner qu’un exemple.

Que s’est-il passé en Équateur ? Nous avons été trahis. Le gouvernement a remis l’Équateur entre les mains des mêmes groupes qui dominaient le pays avant la Révolution citoyenne. Sa popularité est très faible, et il compte sur l’appui du pouvoir médiatique, contrôlé par les multinationales. Le gouvernement actuel sombre dans la dictature : il fait absolument ce qu’il veut, ne respecte pas l’ordre constitutionnel, ni les normes démocratiques, ni les droits humains, persécute ses adversaires politiques – mais comme cette persécution est dirigée contre nous, on ne dit absolument rien dans le reste du monde ; même en Équateur, les médias sont silencieux sur ces violations.

Le mal qui a été fait est immense, mais nous finirons par gagner.

LVSL – Pendant longtemps, le Conseil national électoral équatorien avait invalidé la création d’un Mouvement pour la Révolution Citoyenne qui représenterait vos partisans sous des prétextes divers. Le 24 mars dernier ont eu lieu les élections au cours desquelles vous avez finalement pu être représenté. Est-ce que vous diriez qu’on assiste à une normalisation de la vie politique en Équateur ?

RC – On a voulu empêcher notre participation par tous les moyens. On nous a volé Alianza País, le plus grand mouvement politique de l’histoire d’Équateur. Nous avons essayé de créer un nouveau mouvement, sous le nom de Mouvement pour la Révolution citoyenne, puis mouvement alfariste [ndlr, d’après Eloy Alfaro, personnalité marquante de l’histoire d’Équateur], puis Maná [ndlr, d’après une ville équatorienne] ; le Conseil national électoral nous a interdit la création de ces trois mouvements. Au moment où ils croyaient nous avoir éliminés, et que nous n’allions pas pouvoir participer aux élections locales du 24 mars, nous avons conclu un accord avec Lista cinco, un parti totalement marginal, mais qui nous a permis de participer aux élections. Malgré le grand nombre de candidatures que nous avons improvisées, malgré le fait que je n’ai pas pu faire campagne en Équateur, étant exilé en Belgique, nous avons gagné dans deux des trois provinces les plus peuplées du pays, et dans la plus peuplée nous sommes arrivés deuxième : cela démontre que nous demeurons la première force nationale.

LVSL – Quel bilan faites-vous de ces élections ? Vos candidats ont gagné dans deux provinces importantes, mais dans une grande partie du territoire vous n’avez pas pu vous présenter. Quel est l’état du rapport de force maintenant avec Alianza País ?

RC – Dans ce contexte, la victoire a consisté dans le simple fait de pouvoir participer ! (rires) Il y a trois mois, nous n’avions tout simplement pas de parti politique. Et les conditions étaient telles que lorsque lorsque les élections ont eu lieu, 30% de la population ignorait que Lista cinco représentait la Révolution citoyenne ! Si ces 30% avaient été informés, nous aurions gagné, par exemple, la municipalité de Quito. Nous avons participé à ces élections dans des conditions extrêmement défavorables, contre tout et contre tous – nous avons seulement pu compter sur le soutien de notre peuple.

Nous avons pu inscrire des candidats à la préfecture dans seulement douze des vingt-trois provinces, des candidats aux municipales dans seulement quarante-neuf des deux cent vingt mairies, et malgré cela, j’insiste, nous avons gagné deux des trois plus grandes provinces, nous avons plus de soixante-six représentants. Bien sûr, nous n’avons pas pu nous inscrire dans tout le pays, mais en nous inscrivant dans moins de la moitié du pays, nous avons obtenu plus de 12% du soutien du peuple. Une simple règle de trois nous indique que si nous avions pu participer dans toutes les provinces, dans tous les cantons, nous aurions au moins 25%. Sans que je sois présent en Équateur, sans qu’une partie importante des gens connaisse notre parti, avec un parti-écran…

LVSL – Nous avons évoqué tout à l’heure le basculement politique qui a eu lieu ces dernières années en Amérique latine, avec l’arrivée au pouvoir de forces néolibérales au détriment des gouvernements nationaux-populaires. Comment analysez-vous ce basculement ?

RC – En Amérique Latine, nous avons eu l’opportunité de créer les conditions internes et externes d’un développement souverain, digne, qui aille de pair avec la justice sociale. Ces conditions étaient réunies, par exemple, au sortir de la Seconde guerre mondiale. Quand les élites ont réalisé qu’elles perdaient le contrôle, elles ont opté pour la mise en place de dictatures militaires, dans les années 60 et 70. Aujourd’hui, elles sont de nouveau prêtes à tout pour anéantir tout mouvement progressiste, souverain, nationaliste, promouvant la justice sociale, qui contesterait leur pouvoir. C’est ce qui vient de se produire en Équateur.

Après avoir exercé une domination absolue dans les années 90, elles ont subi défaite après défaite, jusqu’à ce qu’elles en viennent à se dire : « plus jamais ça ! ». Considérant que les États-Unis les avaient négligées, les élites se sont finalement concertées afin de tout mettre en œuvre pour reprendre le pouvoir. Elles sont désormais disposées à anéantir les dirigeants de gauche, comme durant les années 70, à l’époque de l’opération Condor [ndlr, opération conjointe de dictatures militaires et de mouvements paramilitaires en Amérique latine, coordonnée par la CIA et le département d’État américain, visant à anéantir l’influence des communistes en Amérique latine ; elle s’est soldée par des dizaines de milliers d’assassinats et de cas de tortures en quelques années]. Nous assistons en ce moment à un Plan Condor 2.0, sans appui militaire, sans assassinats politiques : les élites se contentent d’assassiner des réputations, par le lynchage médiatique et les accusations judiciaires.

Regardez ce qui est arrivé à Lula, à Cristina Kirchner, à mon vice-président : il s’est écoulé près d’un an et demi depuis qu’on les a mis en accusation judiciaire pour « corruption », sans que l’on ne parvienne à trouver un seul élément concluant.

Cependant, nous ne sommes pas non plus dans les mêmes conditions que dans les années 90. Nous ne sommes plus la « gauche des 3 % » ; j’ai moi-même une base électorale d’environ 40 % en Équateur. Le Parti des travailleurs a fini second aux élections présidentielles brésiliennes, les héritiers du kirchnerisme ont terminé seconds aux élections présidentielles d’Argentine, et remporteront probablement les prochaines élections.

Les élites sont prêtes à tout pour réduire ces alternatives à néant, par l’usage de leur arme la plus létale : la presse. Ceux qui pensent que nous pouvons entamer des processus de changement sans remettre en cause le système médiatique dominant en Amérique latine n’ont rien compris. C’est quelque-chose qui nécessite une réflexion sérieuse : le principal instrument dont disposent les élites pour maintenir en place des gouvernements corrompus et détruire les vestiges du progressisme se nomme la presse. Nous n’avons plus de démocratie, nous avons une démocratie médiatique. La démocratie est censée venir du peuple, et non pas des propriétaires des médias. Si nous souhaitons une véritable démocratie, nous devons réfléchir à quoi faire de cette presse que l’on appelle fréquemment la « gardienne de la démocratie » et qui, lorsqu’on prête attention à l’histoire de l’Amérique Latine, s’est avérée être la gardienne des dictatures – et des pires dictatures.

LVSL – En Équateur, plusieurs ex-responsables de la Révolution Citoyenne ont été mis en accusation judiciaire sous le prétexte de la « corruption ». Votre ex-vice-président Jorge Glas est en prison, vous-même avez été attaqué par le système judiciaire équatorien. Comment analysez-vous ce processus de judiciarisation de la politique en Équateur ? Pensez-vous que l’on assiste au même phénomène qu’en Argentine ou au Brésil ou les juges s’érigent en faiseurs de rois ?

RC – C’est une stratégie régionale. Les élites n’ont plus besoin de l’armée, mais si elles en avaient besoin, elles n’hésiteraient pas à faire appel à elle. Le pouvoir médiatique et les auxiliaires de justice leur suffisent : ils subissent diverses pressions de la part du pouvoir économique et politique, puis  vous désignent comme « coupable ». Ils ne disent plus « faites entrer l’accusé », mais « faites entrer le coupable », comme à l’époque de Franco.

Ils ont pris le contrôle de la justice, ont toujours eu la mainmise sur les moyens de communication, et peuvent ainsi appliquer ce que l’on appelle le lawfare : la guerre légale, la judiciarisation de la politique. Voyez ce qu’ils ont fait à Lula : ils le détiennent depuis près d’un an, lui interdisent de participer aux élections présidentielles, alors qu’il était le seul qui pouvait battre Bolsonaro. Après quoi, le juge Moro, qui lui a interdit de se présenter aux élections, a accepté le poste de ministre de la justice du gouvernement de Bolsonaro. Il s’est passé quelque chose de similaire avec Cristina Fernandez Kirchner et mon vice-président. Ils n’ont trouvé aucun élément concluant contre eux mais les détiennent prisonniers depuis un an et demi. Nous avons mis nous-mêmes à disposition l’intégralité de nos comptes, qui contredisent leur version des faits, mais nous sommes sous le feu de vingt-trois procédures pénales et criminelles. J’ai la chance de pouvoir travailler en sécurité en Belgique, mais dans le même temps Jorge Glas est en prison. En Équateur, de nombreuses personnes doivent se défendre sans pouvoir travailler, contraints de vendre leur maison, leur voiture, etc.

Il s’agit d’une stratégie régionale destinée à anéantir les dirigeants de gauche et le progressisme. Elle se met en place par le martèlement, l’exagération, la sortie du contexte, l’accusation de corruption, qui aboutit à la destruction de vies politiques, permettant aux élites d’obtenir ce qu’elles n’avaient jamais réussi à obtenir par les urnes.

LVSL Dans votre livre publié en 2010, De la Banana República a la No República, vous analysez le cadre financier, économique et juridique imposé par les États-Unis à l’Équateur : la dollarisation, la mise en place de traités de libre-échange, etc. Sous la Révolution citoyenne, vous avez finalement décidé de ne pas sortir du dollar, de ne pas remettre en cause tous les accords de libre-échange ; en 2016, vous avez même signé un nouvel accord de libre-échange avec l’Union européenne. Pourquoi ne pas avoir choisi de rompre avec ce cadre ? Pensez-vous qu’il est possible de mettre en place des mesures sociales dans le cadre de la dollarisation, en acceptant une certaine forme de libre-échange ?

RC – Si j’avais pu sortir de la dollarisation, je l’aurais fait. Mais les coûts étaient trop élevés. Nous avons donc tenté de mettre en place un modèle économique qui soit à la fois hétérodoxe et progressiste, dans le cadre de cette immense restriction qu’implique la dollarisation. Le principal problème tient au fait que nous n’avons pas le contrôle du taux de change ; le talon d’Achille des pays en voie de développement n’est pas le secteur fiscal mais le commerce extérieur. Le manque de productivité est dû aux facteurs suivants : si on n’est pas compétitif, le déficit du commerce extérieur va augmenter, et si on investit, le déficit augmentera pour tout processus de croissance et de développement. Une variable clef est la variation du taux de change, mais nous ne la contrôlons pas : ceci est la restriction de la dollarisation.

Quant au libre-échange, nous avons certes signé un accord avec l’Union européenne portant sur les bananes, à la suite de dures négociations, deux ans après la Colombie et le Pérou. Nous l’avons conclu avec réticence, mais nous étions obligés de le faire. En revanche, nous n’avons par exemple jamais conclu d’accord de libre-échange avec les États-Unis. En l’absence de politique monétaire (avoir le dollar revient quasiment à abandonner sa politique monétaire par l’instrument du taux de change), nous avons en revanche choisi de mettre en place un grand nombre de politiques commerciales (droits de douane, protectionnisme) qui ont rompu avec le libre-échange.

LVSL – La plupart des gouvernements latino-américains ont été confrontés au défi de la diversification, au fait que leur économie reposait généralement sur une logique extractiviste, concernant souvent un petit nombre de matières premières. Rétrospectivement, comment jugez-vous votre tentative de diversification de l’économie équatorienne ? Quelles ont été les principales contraintes qui ont empêché de faire aboutir ce processus ?

RC – Ce fut l’une de nos préoccupations dès le début. Mais ce sont des changements structurels qui ne peuvent advenir du jour au lendemain. L’absence d’une économie diversifiée, la dépendance à certains produits clefs, à certaines matières premières, est la définition même du sous-développement. Le sous-développement implique par nature une faible productivité. Pour dépasser ce modèle, qu’il s’agisse d’un modèle agro-exportateur ou extractiviste, il ne s’agit pas d’arrêter d’exporter – que l’on pense au soja pour l’Argentine ou aux bananes pour l’Équateur –, de fermer les mines, de stopper les extractions pétrolières, mais plutôt de mobiliser ces ressources pour développer d’autres secteurs. C’est ce que nous nous efforçons de faire depuis le début. Mais les résultats n’arrivent pas en une semaine, un mois, un an ou dix ans. Les processus de développement les plus rapides, dans les pays récemment industrialisés au développement tardif comme Singapour, la Corée du Sud ou Taïwan, ont nécessité 25 à 30 ans de dictature, dans un environnement géopolitique qui plus est favorable.

Nous avons fait au mieux, mais c’est impossible en dix ans. Comment nous diversifier ? En investissant dans le capital humain, afin de créer une économie de la connaissance, en investissant dans le tourisme. Quels en sont les principaux obstacles ? Nous devons former du personnel, et cela est l’affaire de générations. De ce point de vue, nous sommes très fiers de notre programme de bourses d’étude. C’est de loin le plus grand de l’Amérique Latine, comparable dans le monde seulement avec celui du Danemark. Il représente près de 20 000 bourses, plus que dans toute l’histoire de l’Équateur. Cela permet à des jeunes d’aller dans les meilleures universités du monde. Ils se familiarisent avec d’autres cultures et reviennent avec une nouvelle manière de voir les choses et de nouvelles réponses à des questions que l’on se pose aujourd’hui. Nous avons beaucoup parié sur le talent humain, avec ces bourses, mais aussi en exigeant beaucoup plus de nos universités.

LVSL – Votre situation actuelle à l’étranger vous oblige à faire campagne depuis les réseaux sociaux. Quelles difficultés cela implique-t-il ? Vous sentez-vous dans la position de Juan Perón lorsqu’il distillait ses consignes depuis la radio ?

RC – Perón a passé vingt-sept ans hors de son pays, j’espère que j’y reviendrai plus tôt ! (rires).

Après avoir quitté mon mandat avec un taux d’approbation de 70 %, j’ai naïvement pensé à me retirer de la vie politique. J’ai cru que nous avions réussi à consolider quelque chose qui allait se poursuivre, que nous avions forgé des cadres durables. Une de mes grandes déceptions a été de voir à quel point il a été facile de détruire ce que nous avions mis tant d’efforts à bâtir. On peut décider de se retirer de la politique, mais la politique ne nous abandonne jamais. Face aux attaques du gouvernement actuel, je suis obligé de m’impliquer en politique, et comme on ne me laisse pas rentrer au pays, je suis obligé de faire de la politique à travers un iPhone. Malgré cela, je reste le principal opposant à ce gouvernement. Et nous tenons ce gouvernement en échec.

LVSL – Vous avez fait le choix de ne pas vous représenter aux dernières élections présidentielles. Est-ce que vous ne tirez pas la conclusion que cela a affaibli votre tentative de Révolution Citoyenne ? Cela ne montre-t-il pas l’importance du leader dans les processus de changement politique ?

RC – C’est la fable de l’âne, du meunier et de son fils. Si j’avais continué, on aurait dit de moi que j’étais un dictateur, un caudillo, qui souhaite un pouvoir à vie. Maintenant que je suis parti, on me demande « pourquoi ? C’est irresponsable ! » (rires). Il n’est pas possible de contenter tout le monde. Je vois là la marque d’une double morale. Si Angela Merkel est au pouvoir pendant seize ans, élue quatre fois, c’est parce qu’elle est une leader et que l’Allemagne est une démocratie ; si c’est Evo Morales qui brigue un quatrième mandat, c’est un caudillo, et la Bolivie est une dictature.

LVSL – Votre exercice du pouvoir s’est légitimé par l’opposition que vous avez dressée entre la patrie d’un côté, et les élites équatoriennes de l’autre. En Europe, le terme de patrie est parfois rejeté à gauche, et associé à la droite. Que pouvez-vous nous dire de la mobilisation du discours patriotique pour articuler différentes demandes issues de la société ?

RC – Lorsqu’en 2006 nous avons commencé cette campagne, notre slogan était « retrouver une patrie » (volver a tener patria). Les spécialistes nous expliquaient que ça n’allait pas fonctionner, parce que les gens pensaient à leur portefeuille : il fallait parler de création d’emplois, de construction de maisons, d’augmentation des minima sociaux, de baisse des impôts, etc. Nous avons répondu : « nous voulons de nouveau faire rêver les gens ; nous voulons de nouveau avoir une patrie ».

Pourquoi ? Parce que notre patrie était détruite – d’où mon livre, De la Banana República a la no República : le néolibéralisme a tout détruit, jusqu’à la République. Quand je suis arrivé en Équateur, il y avait deux millions d’Équatoriens émigrés. C’est une chose de le dire, c’en est une autre de regarder cette réalité en face. Les émigrés ne sont pas des chiffres. Cette situation nouvelle signifie que beaucoup d’enfants (jusqu’à 50% dans certains cantons, comme Chunchi) étaient élevés par des voisins, ou par les aînés des fratries, parce que leurs parents étaient partis en Espagne, en Italie : des exilés de la pauvreté, suite à la crise qu’a produit le néolibéralisme en 1999. Des phénomènes jusqu’ici inconnus sont apparus, comme le suicide infantile. La société était déstructurée et démobilisée, les gens regardaient leurs chaussures, ils avaient honte de dire qu’ils étaient Équatoriens parce que nous symbolisions l’émigration, la pauvreté, l’exclusion, le manque d’infrastructures et de routes, les carences énergétiques, etc.

C’est là un de nos plus grands succès pour moi : nous avons réussi à faire de nouveau rêver les gens. Nous voulions qu’ils sachent qu’il était possible d’avoir de nouveau une patrie. Pour que les gens croient à ce rêve, il fallait réussir à le transmettre : cela ne signifiait pas être de droite, ou de gauche.

Que signifie « retrouver une patrie » ? C’est retrouver une société où chacun puisse trouver sa place, prendre de nouveau soin de sa terre, pouvoir être heureux sur le sol où il est né, ne pas avoir à émigrer de force. Voilà le sens du rêve que nous avons proposé à l’Équateur en 2006 : avoir de nouveau une patrie.

LVSL – Qui étaient les vendepatria [ndlr, terme utilisé en Amérique latine pour désigner les « traîtres à la patrie », littéralement les vendeurs de patrie] ?

RC – La droite, la même qui est au pouvoir aujourd’hui et qui se vend au Fonds monétaire international. Souvent, ce ne sont pas les États-Unis qui nous imposent un agenda, ce sont nos élites qui demandent, d’elles-mêmes, à ce qu’on leur passe la corde au cou. Ils ont eu recours au FMI sans que ce ne soit nécessaire. Ce sont eux-mêmes qui ont inventé la crise qui n’était alors qu’une simple récession créée par leur incompétence. Il y a bien sûr des intérêts en jeu : ils savent que les programmes du FMI signifient des privatisations, une baisse d’impôts pour les riches, etc. Voilà les vendepatria : ceux qui se soumettent à l’extérieur, pour appliquer des recettes qui viennent de l’extérieur, en fonction d’intérêts extérieurs.

LVSL – Les prochaines élections présidentielles en Équateur auront lieu en 2021, quelle est votre feuille de route d’ici là ?

RC – Nous sommes dans un moment très dur, et c’est la Révolution Citoyenne qui doit revenir à la tête du pays. Nous avons incarné le projet progressiste le plus couronné de succès d’Amérique latine ; nous sommes devenus une référence, dépassant même le continent américain. Jean-Luc Mélenchon, dans l’une dans une de ses campagnes, a présenté un programme qui s’appelait « Révolution Citoyenne », suivant ainsi l’exemple de l’Équateur. Il y a des chaires universitaires en Europe et aux États-Unis où l’on enseigne les politiques hétérodoxes de la Révolution Citoyenne, en particulier les politiques économiques et la gestion de crise. Par exemple, la manière dont nous avons réussi à surmonter ce qui est survenu en 2015-2016, lorsque le baril de brut est tombé sous les 30$, que le dollar s’est apprécié de 30%, et qu’un tremblement de terre de quasiment 8 sur l’échelle de Richter s’est produit en Équateur. Malgré cela, nous avons dépassé cet orage en un temps record, à moindre coût, et sans augmenter la pauvreté et les inégalités.

La Révolution Citoyenne doit revenir, et je serai où il sera nécessaire que je sois. Quel est le plan d’action ? Il va sans doute y avoir des élections anticipées, car malgré le soutien qu’apporte la presse corrompue au gouvernement, elle ne pourra pas occulter les scandales de corruption dont il fait l’objet. On a récemment découvert un compte bancaire secret appartenant au président de la République et à sa famille, où il recevait de l’argent sale issu de contrats avec le secteur public pour ses dépenses de luxe. Ils vont devoir organiser des élections anticipées comme l’indique notre constitution. Dès lors,  il faut se préparer à un scrutin national dès que le rapport de force changera. Tout le reste se résoudra, parce que ce n’est pas un problème juridique : c’est un problème politique.

« Le Venezuela révèle les fractures de l’ordre mondial » – Entretien avec Christophe Ventura

Christophe Ventura © http://www.regards.fr/la-midinale/article/christophe-ventura-la-democratie-bresilienne-ne-fonctionne-plus

La récente tentative de coup d’État militaire de Juan Guaidó contre Nicolas Maduro constitue une étape supplémentaire dans l’escalade des tensions entre l’opposition vénézuélienne et son gouvernement. Celui-ci est en butte à des difficultés économiques considérables aggravées par les sanctions américaines, et à une opposition qui ne cache pas sa volonté de renverser Nicolas Maduro par la force. L’élection de Donald Trump marque le grand retour des États-Unis en Amérique latine, qui entendent faire tomber les gouvernements qui s’opposent à leur hégémonie ; une volonté accentuée par la progression fulgurante de la contre-hégémonie chinoise dans le sous-continent américain. Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS, revient sur ces aspects de la crise vénézuélienne. Entretien réalisé par Pablo Rotelli et Vincent Ortiz, retranscription par Adeline Gros.


LVSL – Depuis que Juan Guaidó s’est auto-proclamé président du Venezuela, ce pays traverse une crise profonde. Les médias français présentent Juan Guaidó comme l’émanation des demandes démocratiques du peuple vénézuélien. De quoi est-il vraiment le nom ?

Christophe Ventura – Juan Guaidó est le nom de la victoire de la ligne la plus radicale au sein de l’opposition vénézuélienne au chavisme. Celle qui est devenue aujourd’hui hégémonique et agissante, et qui peut compter avec le soutien direct, actif et chaque jour plus pressant des Etats-Unis. C’est la ligne théorisée et incarnée initialement par Leopoldo López, fondateur du parti Volonté populaire (Voluntad Popular)  – membre de l’Internationale socialiste -, auquel appartient aussi Juan Guaido. Leopoldo López avait théorisé cette stratégie qu’il a essayé d’imposer depuis 2014, époque des dites « Guarimbas » (barricades), les premiers affrontements de rue violents et meurtriers entre l’opposition et le pouvoir.

Ces derniers sont ceux pour lesquels a été condamné Leopoldo Lopez (considéré par le pouvoir et la justice qui lui est favorable comme l’un des principaux responsables). En résidence surveillée et éliminé de la vie politique depuis, il a été libéré par Juan Guaido et des militaires ralliés à lui lors de la « phase finale de l’Opération liberté » lancée le 30 avril 2019. Ce coup de force politico-mediatico-militaire a échoué dans son objectif affiché – la chute de Nicolas Maduro, ce qui en fait une tentative de coup d’Etat – , mais il a permis de libérer la figure fondatrice de Volonté Populaire, aujourd’hui réfugié dans l’ambassade d’Espagne au Venezuela, et de lancer une nouvelle vague de mobilisations contre le gouvernement sous la lumière médiatique internationale.

La ligne théorisée par Leopoldo Lopez et mise en œuvre, dans un contexte de radicalisation de la crise vénézuélienne et d’intervention des Etats-Unis et de plusieurs pays latino-américains, est une ligne de confrontation, de refus de toute forme de compromis et de régulation des conflits avec Nicolas Maduro et le chavisme par le biais de la négociation politique. Cette ligne pose la destitution de Maduro – considéré illégitime depuis sa première élection en 2013 et « usurpateur » depuis celle de 2018 –  comme condition préalable à toute solution aux problèmes du Venezuela – économiques ou sociaux –, étant donné que le pouvoir chaviste est rendu responsable des problèmes économiques et sociaux. Cette ligne est devenue dominante depuis l’élection de l’Assemblée nationale fin 2015. Elle a trouvé alors un premier nom : la salida [la « sortie » en espagnol], qui consistait à faire « sortir » le gouvernement par tous les moyens.

C’est une stratégie basée sur un triptyque : la guerre institutionnelle, la mobilisation de rue (en assumant la violence comme moyen de lutte), l’appel à des soutiens internationaux pour faire tomber le gouvernement.

La guerre institutionnelle d’abord : utilisation de tous les moyens à disposition dans le cadre d’une interprétation radicale de la Constitution et des pouvoirs de l’assemblée pour destituer le président.

La mobilisation de rue : il s’agit d’organiser la confrontation, y compris violente, contre le pouvoir d’Etat au nom de la restauration de la démocratie. Aujourd’hui, cette option connaît un crescendo, avec un appel clair à la rébellion militaire contre le pouvoir constitutionnel.

Cette dimension permet de justifier et d’organiser le troisième niveau : la construction d’une alliance internationale et l’appel à des appuis internationaux visant à faire tomber le gouvernement. Cette option connaît son acmé avec Juan Guaidó : il a obtenu le soutien entier des Etats-Unis – ces derniers, après des mois d’enlisement, le poussent même à aller jusqu’au bout de sa stratégie, au risque d’une guerre civile qui viendrait alors certainement justifier une forme d’intervention plus directement militaire- , la pleine reconnaissance diplomatique, et bénéficie d’une aide financière – puisque les États-Unis bloquent les actifs vénézuéliens pour financer le gouvernement parallèle qu’il cherche à animer.

La montée en puissance de cette ligne au sein de l’opposition a pu se développer à mesure que s’est radicalisée la polarisation entre elle et le chavisme et que s’est, du coup, altéré le cadre démocratique et l’Etat de droit. L’intransigeance entre les deux camps et les échecs des tentatives de dialogue l’ont favorisé.

La situation actuelle est porteuse des plus grands dangers pour le pays. Seul un dialogue minimal entre les deux parties – aujourd’hui deux pays s’affrontent sur le même territoire – pourrait créer les conditions d’une solution politique et pacifique. C’est à cela que devrait s’atteler toutes les énergies, dans le chavisme, l’opposition et à l’extérieur.

LVSL – Selon les chavistes, la situation économique catastrophique du Venezuela est le produit d’une ingérence en provenance des Etats-Unis d’Amérique et d’une « guerre économique ». Selon les médias occidentaux, elle est le signe de la faillite idéologique du chavisme – et du « socialisme ». Qu’en est-il ?

Christophe Ventura – Je ne veux pas faire une réponse de jésuite, mais on trouve un peu de tout cela en même temps. Le sabotage économique est une réalité, ainsi que la «guerre économique », et il est vrai aussi que le pouvoir chaviste a mené de mauvaises politiques économiques qui ont précipité la situation actuelle. Il faut prendre en compte une conjonction de facteurs, et en première instance la conjonction entre un facteur externe – la crise mondiale de 2008 et ses effets – et une situation interne déjà fragile. Les conséquences de la crise économique mondiale ont frappé le Venezuela au moment de la transition entre Chávez et Maduro, transition difficile, dans un contexte où l’opposition lançait son premier assaut contre Nicolas Maduro. Et où ce dernier se refusait, tandis qu’il venait d’être élu avec peu de marge face à Henrique Capriles ( 2013), de réduire les politiques sociales du chavisme.

Equation compliquée…Il faut reprendre ces événements de manière chronologique pour bien en saisir le sens. Nicolas Maduro a été élu en 2013 avec 50,6% des voix : c’est un score relativement faible par rapport à l’hégémonie historique du chavisme. L’opposition considère alors qu’elle peut en finir cette fois-ci avec le chavisme au pouvoir.  Une partie d’entre elle – dont Volonté Populaire – ne reconnaît pas sa victoire. Nicolas Maduro n’est pas Hugo Chavez pense-t-elle. Elle le juge en position de faiblesse et c’est à ce moment que s’impose la ligne Leopoldo Lopez, même si son parti n’est pas le parti majoritaire au sein de l’opposition. Sa ligne intransigeante et de confrontation finira par l’emporter sur ceux, comme Capriles, qui pensaient qu’il fallait toujours combattre le chavisme dans le cadre légal et les urnes.

L’opposition avait en tête un facteur essentiel. Au-delà de la « tarte à la crème » « Maduro n’est pas Chavez », elle savait surtout que le nouveau président n’avait pas la légitimité naturelle de Chavez au sein de l’armée, par définition. Maduro, au départ, était considéré par cette dernière comme un modéré ; il était vu comme le représentant de l’aile la moins radicale du chavisme, parce qu’il avait eu sous Chávez le rôle du négociateur, du conciliateur entre l’opposition et le gouvernement. C’est un rôle qu’on lui a attribué en raison de sa formation d’ancien syndicaliste et de ses talents de négociateurs – Maduro n’a certes pas la vision historique qu’avait Chávez, mais c’est un tacticien habile, doué pour les affaires politiques, la gestion des rapports de forces et l’identification des faiblesses de ses adversaires. Maduro a donc été en quelque sorte testé par les militaires lorsqu’il a pris le pouvoir. Il s’est donc retrouvé au pouvoir, élu avec une marge très faible, pris en tenaille entre une opposition qui a tout de suite multiplié les provocations et une armée qui attendait une réponse ferme de sa part pour savoir si elle pouvait lui faire confiance.

À cela s’ajoute la situation économique à laquelle il n’était pas préparé et à laquelle il ne s’attendait pas. Et qu’il n’a pas su gérer. Quand l’opposition est passée à l’attaque, a déclenché des confrontations de rue qui ont causé plusieurs morts, les chavistes les plus durs voulaient que Maduro ait la main encore plus dure. Diosdado Cabello [ex-président de l’Assemblée nationale et représentant de l’aile la plus radicale du chavisme] a pu publiquement déclarer, pour s’en indigner, que le Venezuela était le seul pays au monde où une opposition armée qui appelait au renversement du pouvoir constitutionnel pouvait opérer en toute impunité sans être réprimée par ledit pouvoir.

C’est dans ce contexte extrêmement tendu que se met en place le scénario économique. Il faut prendre en compte la déflagration que constitue l’effondrement pétrolier de 2014, où la demande chute brutalement, et le cours du baril de 70%. En réponse à cette situation, le gouvernement, pour faire face à l’effondrement des ressources de l’État, a fait tourner la planche à billets, jusqu’à l’excès. Et il n’a pas voulu toucher au système de contrôle des changes. C’est ici que des erreurs ont été commises.  Au Venezuela, il n’y a que la Banque Centrale qui ait accès au dollar et c’est elle qui le donne à ceux (entreprises, importateurs, opérateurs économiques publics et privés, etc.) qui en ont besoin. Avec la crise, un marché parallèle – il existait avant mais dans des proportions bien moins importantes – de la monnaie hypertrophié s’est peu à peu mis en place sur lequel des fortunes en dollars se sont bâties en quelques minutes. C’est ici que se trouve les plus importants foyers de corruption – corruption qui touche l’administration, des fonctionnaires, mais aussi le secteur privé et l’opposition… La conjugaison de tous ces facteurs a mené à l’hyperinflation que connaît actuellement le Venezuela.

Il faut, dans ce cadre, prendre en compte le fait que Nicolas Maduro ne voulait pas être le président qui allait rompre avec les engagements de Chávez. Il s’est toujours refusé à mettre en place la politique préconisée par le FMI. Il l’a fait, mais à quel prix ? Le gouvernement de Nicolas Maduro peut se targuer d’un certain nombre de réussites sociales, comme la mise en place d’un plan de distribution massive de logements. Mais l’économie a subi des dommages profonds et structurels et la population a vécu une baisse considérable, historique, de son niveau de vie.

Les années 2013-2015 sont déterminantes dans la chute libre (même si des signaux existaient avant – manque d’investissements dans la société pétrolière PDVSA par exemple). Pour comprendre l’intensification de la crise économique vécue par le Venezuela, il faut aussi prendre la mesure de l’impact des sanctions imposées par les Etats-Unis. Les premières, décidées par Barack Obama, sont prises dès 2015. Commence alors l’étranglement commercial et financier du Venezuela, qui est aujourd’hui très avancé avec, cette fois-ci, les sanctions mises en place par Donald Trump, notamment en 2017, 2018 et 2019. Ces sanctions mettent le Venezuela dans l’incapacité de renégocier sa dette, de se financer sur les marchés internationaux. Il ne peut plus importer grand-chose, une entreprise, une personne privée, un Etat ne peut plus opérer de transactions financières avec l’Etat vénézuélien, la Banque centrale, la société pétrolière PDVSA si cela passe par un tuyau financier américain (une banque, un fonds, un assureur, etc.). Le marché américain se ferme au pétrole vénézuélien (environ 40% des exportations du pays sont concernées). L’impact sur les revenus du Venezuela est considérable. Le département du Trésor américain gèle les avoirs et bloque les actifs vénézuéliens pour financer l’autorité légitime du pays selon Washington, Juan Guaido. Les Etats-Unis demandent à leurs alliés dans la région et en Europe de faire de même. Selon une étude[1] précise réalisée par les économistes Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs, une des sommités de la discipline économique mondiale, 40 000 personnes seraient mortes en 2017 et 2018 des conséquences de ces sanctions au Venezuela. Ils considèrent que 300 000 autres risquent de connaître le même sort aujourd’hui. Sur les premiers mois de l’année 2019 en cours, les sanctions américaines ont eu pour effet de faire baisser la production pétrolière vénézuélienne de près de 37 % et il est prévu qu’elles réduisent de près de 68% les revenus du pays liés à ses exportations pétrolières par rapport à la déjà difficile année 2018. Un cataclysme qui se traduit par autant de pénuries, d’impossibilités d’importer ce dont le pays a urgemment besoin, etc. Dans ces conditions, la relance de l’économie vénézuélienne est impossible, qui que soit celui qui préside le pays. Ces sanctions ont aggravé les problèmes, jusqu’à les rendre insoutenables. Une grille de lecture manichéenne ne convient absolument pas lorsqu’il s’agit de comprendre les problèmes du Venezuela.

LVSL – Le Venezuela de Maduro risque-t-il de devenir un contre-exemple dystopique brandi pour décrédibiliser toute alternative au néolibéralisme, de la même manière que le Venezuela de Chávez avait constitué un pôle d’attractivité idéologique ?

Christophe Ventura – Bien sûr. C’est l’une des matrices idéologiques de l’offensive que Trump lance contre le « socialisme » en Amérique latine : il faut en finir avec le symbole d’un gouvernement réfractaire qui réactive un anti-impérialisme mobilisateur dans la région. Comme il pense que Maduro est démonétisé, il estime que l’heure est venue pour cette offensive, qui se double d’un vieux fond anti-communiste – il faut en finir avec ce gouvernement qui proclame une alternative à l’ordre néolibéral international.  C’est un facteur idéologique – ce n’est pas le seul – qui justifie un discours aussi radical contre le Venezuela. Et derrière le Venezuela, Cuba, qui est l’autre cible de Washington. L’administration Trump associe les deux pays. Dans son discours, Cuba intervient au Venezuela et accompagne un pouvoir illégitime et anti-démocratique avec ses conseillers militaires et ses différents services présents sur place. Ce faisant, Cuba est responsable de l’altération du cadre démocratique au Venezuela. En retour, ce dernier finance Cuba et lui permet de tenir économiquement avec son pétrole. Il faut donc en faire tomber un pour faire tomber l’autre. Donald Trump voudrait être celui qui mettra fin à la révolution cubaine – l’irréductible adversaire – et aux « régimes socialistes » sur le continent américain. Et si possible, pour sa prochaine candidature à l’élection de 2020 tandis que son bilan sur les dossiers internationaux prioritaires n’a pas été couronné de succès (Corée, Syrie, Afghanistan, Mexique). Donald Trump considère que la victoire est plus facile et possible au Venezuela, un peu comme Bush père avec le Panama en 1989.

LVSL – Certains ont pu lire que le conflit vénézuélien comme le terrain de jeu entre la Chine et les États-Unis, qui possèdent tous deux des intérêts au Venezuela. Plus largement, la Chine investit très massivement en Amérique Latine depuis deux décennies, rachète des entreprises, implante des capitaux, etc., jusqu’à faire concurrence aux États-Unis en la matière. Le sous-continent américain est-il en passe de devenir un gigantesque jeu d’échecs entre la Chine et les États-Unis ?

Chrisophe Ventura – Il y a manifestement un parfum de Guerre Froide qui imprègne l’Amérique Latine. Elle est indéniablement devenue l’enjeu d’un rapport de forces entre les États-Unis et la Chine. Il suffit de lire les documents du Département d’État américain – qui évoque le « défi hégémonique » que pose la Chine aux États-Unis dans la région – pour s’en convaincre.

Bien sûr, dans le cas du Venezuela, même si le pays a continué d’exporter la majorité de son pétrole aux Etats-Unis  – malgré tout – jusqu’à aujourd’hui, il a significativement diversifié ses partenariats aux Russes et aux Chinois ces dernières années. Juan Guaidó incarne aussi pour les États-Unis la promesse d’un retour du Venezuela à la maison mère, à la situation qui prévalait avant le chavisme. Il s’agit de mettre les Russes et les Chinois dehors. Ajoutons à cela que le Venezuela constitue la première ou la deuxième réserve d’or mondiale, et la quatrième de gaz : il s’agit d’une zone que les Américains ne peuvent pas se permettre de perdre.

Le Venezuela est donc un champ polarisé par ces rapports de forces géopolitiques, dont les enjeux sont multiples. Le Venezuela est par exemple le seul pays d’Amérique Latine qui offre son territoire à la force aérienne nucléaire russe. Les Russes ne veulent pas s’installer au Venezuela – nous ne sommes pas en 1962 ! –, mais ils ont relancé un programme d’aviation nucléaire long-courrier, qu’ils avaient perdu depuis l’effondrement de l’URSS, et ont un accord bien compris avec le Venezuela. Les Russes se retrouvent de nouveau en possession d’avions qui ont la capacité stratégique de faire le tour du monde, de voler partout équipés et de lancer des bombes nucléaires – l’Amérique latine étant le passage obligé pour faire la jointure entre l’Atlantique et le Pacifique, le Venezuela est le pays qui a offert aux Russes une escale technique pour leurs avions. Les Américains, bien sûr, y sont hostiles, et comptent sur Guaidó pour mettre un terme à cette situation.

Les Américains restent ceux qui gardent le haut du pavé en Amérique latine. Il suffit  de regarder les chiffres du commerce : la Chine a certes multiplié par 22 ses flux commerciaux avec la région en 10 ans, ce qui représente entre 270 et 300 milliards de dollars ; mais pour les États-Unis, c’est encore entre 800 et 900 milliards de dollars. Il n’en reste pas moins que les Chinois sont aujourd’hui les premiers investisseurs en Amérique latine, en lieu et place des États-Unis. Les Américains veulent donc revenir en force. Ils restent les maîtres en Amérique latine, mais leur hégémonie se fissure.

La crise vénézuélienne est devenue un fait géopolitique international, elle cristallise des fractures au niveau de la « communauté internationale » entre les Occidentaux et les autres. Elle révèle l’état de désagrégation lente du système international et de ses recompositions incertaines et volatiles. Toutes les divisions internationales s’expriment sur le Venezuela. On retrouve la fracture la plus évidente entre la « famille occidentale » – un concept que je rejette – et le bloc Russie/Chine/Inde/anciens non-alignés. Des failles apparaissent au sein du système onusien : le secrétaire général reconnaît Maduro et rejette la stratégie du « regime change », tandis que le conseil de sécurité de l’ONU ne parvient à dégager aucun consensus sur la situation au Venezuela. Des fractures apparaissent de la même manière dans ce que l’on peut appeler le « sous-impérialisme européen » : les Italiens, les Roumains et les Grecs ne reconnaissent pas la présidence de Juan Guaido au nom du respect de la non-ingérence dans les affaires internes d’un pays, tandis que les autres sont alignés sur la position de Washington, moins l’engagement possible en faveur d’une intervention militaire.

Emmanuel Macron a pris une position en rupture avec la tradition diplomatique française. En reconnaissant Juan Guaido, il instaure une nouvelle pratique : la France reconnaît désormais des gouvernements et non plus des États. Cette décision entérine l’ère du relativisme en géopolitique – un processus qui avait débuté avec l’engagement de Nicolas Sarkozy dans la guerre en Libye aux côtés de l’OTAN. On reconnaît donc tel ou tel gouvernement en fonction des intérêts du moment, qui sont très fluctuants. Quels sont les intérêts de la France au Venezuela ? Il y a peu d’intérêts matériels . L’intérêt pour Emmanuel Macron est plutôt à rechercher du côté politique, du côté de la politique intérieure pour commencer. Il s’agit de renforcer une ligne de clivage interne au débat politique en France, celle qui l’oppose à Jean-Luc Mélenchon. En résumé, « votez pour Mélenchon et vous aurez Maduro » est le crédo. L’intérêt de Macron, c’est aussi de tenter de tisser un minimum de solidarité avec  Trump pour un coût modeste sur un dossier secondaire pour la France alors que les divergences se multiplient sur nombre de dossiers de première importance ( Iran, Climat, commerce, etc.).

Relativisme géopolitique, décomposition des principes de l’ordre international, recompositions incertaines et volatiles en fonction d’intérêts à court terme : le Venezuela révèle ces fractures de l’ordre mondial. On trouve bien sûr des récurrences, des acteurs structurés de longue date – l’Empire, le sous-Empire, les intérêts chinois et russes… -, qui donnent à cette crise une colonne vertébrale. Mais tout cela est brinquebalant. Cette décomposition est le premier acte d’une recomposition dont on ne connaît pas l’issue, ni l’ordre duquel elle va accoucher. 

LVSL – Dans cette polarisation croissante du sous-continent américain entre les intérêts des Etats-Unis et de la Chine, l’élection de Bolsonaro, candidat résolument pro-américain, peut-elle être vue comme un pion avancé par les États-Unis, qui permettrait de contre-balancer l’influence de la Chine dans la région ? D’un autre côté, l’agenda ultralibéral de Bolsonaro ne risque-t-il pas au contraire de favoriser les investissements chinois au Brésil, malgré ses diatribes anti-chinoises ?

Christophe Ventura – Sur le plan géopolitique, Bolsonaro est l’expression du réalignement d’une partie des élites brésiliennes sur les États-Unis. Il faut cependant prendre en compte que ce réalignement est mal vu par une partie de l’armée, qui n’y est pas favorable, pas plus qu’à la vente d’Embraer aux Etats-Unis, champion aéronautique et militaire brésilien, ou à l’implantation d’une base militaire américaine au Brésil. Soucieux de leur souveraineté, ils ne veulent pas d’une soumission militaire ou géopolitique du Brésil aux États-Unis, ni d’une crise migratoire vénézuélienne encore plus explosive que ne manquerait pas de produire une guerre civile ou une intervention militaire. Tout le monde a le cas syrien en tête.  Le vice-président brésilien Hamilton Mourão a récemment fait une déclaration raisonnable, affirmant que le Brésil ne soutiendrait pas une intervention militaire au Venezuela. On assiste donc à une dynamique de temporisation au Brésil, qui est en partie le fait des militaires.

Bolsonaro critique la Chine, mais il y a de fortes chances que rien ne change. Il montre à Trump sa disponibilité, son souhait de mieux servir les intérêts des Etats-Unis, mais en parallèle, il a récemment reçu une délégation d’entrepreneurs chinois et se rendra à Pékin au mois d’août. Sur les rapports avec la Chine, le Brésil ne peut pas revenir en arrière. 30% de son commerce extérieur est assuré par l’Empire du milieu. L’élection de Bolsonaro représente donc une inflexion pro-américaine certaine et assumée de la politique étrangère brésilienne – il faudrait ici développer l’influence croisée des églises évangéliques américaines et brésiliennes par exemple -, mais les Brésiliens ne pourront pas rompre leurs relations avec la Chine. Le premier partenaire commercial du Brésil ne sont plus les États-Unis, mais la Chine. 

LVSL – Peut-on penser que l’élection d’AMLO au Mexique va induire des modifications dans cette configuration? 

Christophe Ventura – Cette élection est une expérience à contre-courant des logiques et des dynamiques à l’oeuvre dans la région. L’élection d’AMLO est d’abord le signe de la volonté d’une restauration démocratique au Mexique et de la souveraineté du pays dans les affaires régionales. Le Mexique est actuellement le seul acteur de poids régional qui souhaite proposer une voie alternative mais étroite au scénario du conflit au Venezuela. C’est le pays qui s’oppose à la ligne de « regime change » prônée par Washington, ce qui n’est pas rien quand on sait les relations complexes entre les deux voisins et l’agressivité de Donald Trump sur la question du mur.

LVSL – Le Mexique ne risque-t-il pas de se retrouver rapidement isolée dans cette marée néolibérale qui frappe le continent ? Plus largement, comment analysez-vous les perspectives des mouvements « progressistes », qui sont marginalisés depuis plusieurs années ? Les gouvernements néolibéraux autoritaires sont-ils en train de créer les conditions d’impossibilité du retour de leurs adversaires au pouvoir ?

Christophe Ventura – Ce serait une lecture trop rapide que d’estimer que nous assistons à une « fin du cycle progressiste » en Amérique latine. C’est d’abord une vague de dégagisme et un phénomène d’alternance plus large qui touche l’Amérique Latine. Partout, ce sont les « sortants » qui sont sanctionnés. Il se trouve que 80 % des pays latino-américains ayant été, lors de l’apogée du « cycle progressiste », dirigés par des gouvernements « de gauche » – ou « nationaux-populaires » -, c’est bien la gauche qui est la plus touchée. Elle sort indéniablement fatiguée d’un cycle politique d’une incroyable durée. Elle paie les effets du pouvoir, c’est-à-dire l’usure ; elle a parfois perdu le contact avec les mouvements sociaux et ses bases populaires, prise par la gestion du pouvoir et de l’appareil d’Etat, les campagnes électorales permanentes, touchée par les phénomènes de corruption qui se sont développés dans des sociétés qu’elle a contribué à enrichir à tous les niveaux.  Elle n’a gouverné que dans des pays structurellement périphériques, subalternes dans l’ordre international, et n’a pas changé leur position dans cet ordre. Pouvait-elle même le faire, dans le cadre d’une « démocratie libérale » ? Elle a pu modifier un certain nombre de structures politiques, de réalités sociales, agir sur la répartition des revenus, mais il lui a été beaucoup plus difficile de s’attaquer à la répartition des richesses en tant que telles et aux structures économiques dans ce cadre de « démocratie libérale ». Le seul pays à l’avoir tenté, c’est le Venezuela. Et il s’est retrouvé confronté à un phénomène attendu : une véritable lutte de classes – et derrière, le risque d’une guerre civile.

Mais ces phénomènes et l’alternance concernent aussi la « droite » : on l’a vu au Pérou (chute du président élu pour cause de corruption), en Colombie – où la gauche a atteint un score d’une puissance inédite lors de l’élection présidentielle– et au Mexique. Au Chili, el Frente amplio a fait un score historique aux élections : jamais depuis Allende on n’avait vu une gauche « radicale » aussi forte au Chili.

Cette année verra se tenir des élections cruciales en Argentine, en Bolivie, en Uruguay, au Guatemala et au Panama. En Argentine, l’avenir de Mauricio Macri – le symbole du retour d’une droite libérale au pouvoir en Amérique du Sud en 2015- est loin d’être assuré. La situation économique et sociale de la troisième puissance latino-américaine est bien plus mauvaise que lorsque Cristina Kirchner a quitté le pouvoir. Les recettes libérales qui devaient relancer le pays après douze ans de gouvernements redistributif ont échoué, et le pays, de nouveau lourdement et durablement endetté, est le deuxième en récession dans la région (avec le Venezuela).

L’avenir est ouvert en Amérique latine.

 

Notes :

[1] Economic Sanctions as Collective Punishment: The Case of Venezuela, rédigé par Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs, en avril 2019, pour le Center for Economic and Policy Research. Disponible en ligne.

La gauche américaine à l’assaut de la justice fiscale

Manifestation des Democratic Socialists of America, Minneapolis, 2018.

Galvanisée par sa récente victoire aux élections de mi-mandat et par ses candidats à la Maison Blanche, la gauche américaine investit les débats et multiplie les propositions fiscales. Portées par les figures de proue de l’aile gauche démocrate, elles se veulent des réponses concrètes et réalistes à la problématique des inégalités, au risque d’être mises au ban par un establishment acquis à l’ultralibéralisme. Hémisphère gauche détaille les principales mesures qui peuvent éclairer le débat français. En partenariat avec Hémisphère Gauche


Le socialisme démocratique au chevet de la progressivité fiscale : retour au taux marginal d’imposition sur le revenu à 70%

« Une fois que vous arrivez au sommet — sur votre 10 millionième dollar — vous voyez parfois des taux d’imposition aussi élevés que 60 ou 70 %. Cela ne veut pas dire que les 10 millions de dollars sont imposés à un taux extrêmement élevé, mais cela signifie qu’au fur et à mesure que vous gravissez cette échelle, vous devriez contribuer davantage. »[1]

Portrait officiel de la Rep. (D) du 14e district de New-York, Alexandria Ocasio-Cortez

Schématisant de manière prosaïque la progressivité de l’impôt sur le revenu à l’antenne de CBS, Alexandria Ocasio-Cortez – surnommée AOC – a remis au cœur du débat politique un impôt dont le taux marginal maximum n’a guère plus évolué depuis les Reaganomics : de 69,125 % en 1981, celui-ci sera à 28 % au terme de son second mandat. Aujourd’hui fixé à 37% au-delà de 500 000 dollars, la jeune élue socialiste propose d’ajouter une huitième tranche à 70 % pour les revenus excédant 10 millions de dollars. Concrètement, cela signifie que la taxation des dix premiers millions resterait inchangée puisque seuls les revenus au-dessus desdits 10 millions seraient taxés à 70 %. Il nous faut remonter en 1970 pour trouver une trente-troisième et dernière tranche d’impôt fixée à 70 % pour les revenus dépassant 1,29 million de dollars, inflation prise en compte.[2]

Taux marginaux les plus élevés de l’impôt sur le revenu dans les pays riches entre 1900 et 2017 (Piketty and WID, 2014)

En dépit de ces éléments qui tendent à nuancer le qualificatif radical accolé à la proposition, cette dernière n’a pas été particulièrement bien accueillie dans les rangs du Parti démocrate. L’élu du New Jersey Bill Pascrell, qui est ex-membre du Way and Means Committee chargé des questions fiscales, a qualifié la proposition de « comique » quand l’ancien chef de file démocrate au Sénat Harry Reid s’est reposé sur l’opinion publique pour rejeter l’idée : « Nous devons être prudents parce que le peuple américain est très conservateur dans le sens où il ne veut pas d’un changement radical rapide. »[3]

Selon le think tank Tax Foundation[4], la proposition d’Alexandria Ocasio-Cortez, limitée au revenu ordinaire, rapporterait 291 milliards de dollars en dix ans. À contrario, en s’appliquant également aux revenus du capital, ce montant serait négatif les deux premières années pour aboutir, au terme de la même décennie, à 63,5 milliards de dollars. Cette différence s’explique par l’actuelle loi sur la taxation des capitaux aux États-Unis. En effet, à l’heure actuelle, les gains ne sont imposés que lorsqu’ils sont réalisés, c’est-à-dire lorsque les actifs sont vendus. Reporter une vente d’actifs permet donc de repousser d’autant le règlement de l’impôt.

Ni vraiment radicale, ni vraiment novatrice, la taxe à 70 % qu’appelle de ses vœux la jeune élue socialiste du quatorzième district de New York a le mérite de remettre au cœur du débat la question de la justice fiscale tout en s’assurant, au regard de l’Histoire, de ne pas être prise en défaut sur le terrain de la constitutionnalité. Un écueil qui a agité les débats autour de la proposition d’Elizabeth Warren.

Elizabeth Warren ou l’ISF à l’américaine ?

Elizabeth Warren, sénatrice (D) du Massachusetts, en campagne à Auburn (MA), 2 novembre 2012. Photo : Tim Pierce

« Ultra-millionaire tax », c’est le nom qu’a donné Elizabeth Warren a sa proposition de taxation qui concernerait les 0,1 % des ménages les plus riches du pays, lesquels détiennent un patrimoine net égal ou supérieur à 50 millions de dollars. Divisée en deux tranches, la première impliquerait une taxation de 2 % du patrimoine dépassant les 50 millions de dollars et 3 % pour les patrimoines supérieurs à un milliard de dollars.

À titre d’exemple, un ménage qui dispose d’un patrimoine de 60 millions de dollars serait assujetti à un impôt de 2 % sur cet excédent de 10 millions de dollars au-dessus du seuil fixé à 50 millions de dollars – soit un impôt de 200 000 dollars. Quant à la deuxième tranche, un ménage qui dispose d’un patrimoine de 4 milliards de dollars paierait 2 % pour les 950 millions de dollars de la première tranche, soit 50 millions de dollars moins 1 milliard et 3 % sur les 3 milliards restants, soit un impôt de 109 millions de dollars.

Chiffré par Emmanuel Saez et Gabriel Zucman[5], ce projet d’ISF étasunien comprend également une exit tax égale à 40 % du patrimoine pour celles et ceux qui quitteraient le pays et abandonneraient leur nationalité américaine. Ainsi, l’impôt sur la fortune d’Elizabeth Warren accroîtrait les ressources de l’État fédéral d’approximativement 2750 milliards de dollars en dix ans.[6] La sénatrice du Massachussetts prend ainsi à contre-pied la majorité de l’establishment républicain et démocrate qui n’a cessé d’agiter la question morale autour de la forte taxation des plus riches. Sa version de l’ISF matérialise ainsi ce qu’elle disait dans un clip devenu viral et dans lequel elle reprenait à sa manière les arguments défendus par Thomas Nagel et Liam Murphy dans leur ouvrage The Myth of Ownership [7] :

« Il n’y a personne dans ce pays qui ne soit devenu riche par lui-même — personne. Vous avez construit une usine ici ? Tant mieux pour vous. Mais je vais être claire. Vous mettez vos marchandises sur le marché en utilisant les routes que nous autres avons financées. Vous embauchez de la main d’œuvre dont nous autres avons financée l’éducation. Vous êtes en sécurité dans votre usine parce que nous autres finançons une police et des pompiers. Vous n’avez pas à vous inquiéter des bandes de maraudeurs qui pourraient venir et tout vous prendre — et embaucher quelqu’un pour vous protéger contre cela — en raison du travail que nous autres avons accompli. »[8]

À sa manière, Elizabeth Warren prend à contre-pied une antienne que les deux philosophes qualifient de « libertarianisme de tous les jours », à savoir que la taxation est un vol et que le gouvernement use de la coercition pour spolier les individus de leur propriété. À cela, Nagel et Murphy rétorquent que « Les citoyens ne possèdent rien autrement que grâce aux lois promulguées et appliquées par l’État ». Toutefois, si la question fiscale restera au cœur des débats entre sociaux-démocrates et libertariens, respectivement tenants du positivisme et du jusnaturalisme, la taxe Warren n’échappe pas non plus aux nombreuses questions de constitutionnalité.

En effet, bien que validée par des constitutionnalistes réputés comme Ackerman ou Alstott[9], la proposition phare de Warren soulève selon les voix contemptrices de nombreux risques d’inconstitutionnalité. Dans un article du Washington Post daté du 15 février 2019, Jonathan Turley, professeur de public interest law à l’université George Washington et proche du parti libertarien, s’appuie sur la décision historique de la Cour suprême Pollock c. Farmers’ Loan and Trust Company pour démontrer l’inconstitutionnalité de l’impôt sur la fortune proposé par Elizabeth Warren. Déclarant contraire à la Constitution le Income Tax Act de 1894, la décision Pollock sera ensuite contournée par la promulgation du seizième amendement de la Constitution des États-Unis, lequel autorise le gouvernement fédéral à collecter un impôt sur le revenu. Ainsi, selon le professeur Turley, la proposition Warren « constituerait une expansion radicale de l’autorité fiscale fédérale ». L’avis de M.Turley reste toutefois hypothétique, puisqu’il reconnaît qu’une présidence Warren pourrait s’assurer d’une majorité à la Cour suprême afin de valider la proposition. Dans leur lettre, les constitutionnalistes consultés par Warren avancent que le gouvernement fédéral a le pouvoir de « fixer et de percevoir des impôts […] pour la défense commune et le bien-être général des États-Unis ».

Bernie Sanders, l’héritage en ligne de mire

Bernie Sanders, sénateur (I) du Vermont, NYC, 18 septembre 2015. Photo : Michael Vadon

Outre des propositions désormais classiques comme la taxe sur les transactions financières de 0.5% sur les actions et de 0.1% sur les obligations, proposée conjointement avec Kirsten Gillibrand, le sénateur du Vermont et candidat à la Maison Blanche a ouvert outre-Atlantique un débat lancé en France par Terra Nova[10] : celui de la taxation de l’héritage.

Taux marginaux les plus élevés de l’impôt sur les successions dans les pays riches entre 1900 et 2017 (Piketty and WID, 2014)

Voulant renouer avec les taux des années 1941 à 1976, le candidat démocrate socialiste ferme le ban d’une gauche américaine devenue offensive sur la question de la justice fiscale. Bernie Sanders a ainsi présenté, mardi 29 janvier, sa proposition sur l’estate tax, laquelle prévoit quatre tranches d’imposition.

Couplée à une taxe sur le patrimoine immobilier supérieur à 3,5 millions de dollars, cette proposition fait office de rempart contre la concentration des richesses et la société d’héritiers, d’outil de lutte contre les inégalités et en faveur de l’égalité au point de départ. L’impôt sur les successions est tout à la fois un instrument de justice sociale pour la gauche et un impôt sur la mort pour la droite.

Dans cette même optique, Sanders prône une limitation des rachats d’actions par les entreprises qui n’augmentent pas les salaires de leurs employés. Cette pratique, qui vise in fine à augmenter la richesse des actionnaires, nuit de fait durablement à l’investissement productif des entreprises ainsi qu’à la dynamique salariale. Cette contrainte, immédiatement attaquée par L. Blankfein, ex-PDG de la banque Goldman Sachs, qui inciterait les entreprises à augmenter la rémunération de leurs employés plutôt que celles de leurs actionnaires, porte en elle-même une critique plus profonde du fonctionnement du capitalisme financier actuel, tel que décrit par T. Auvray dans son ouvrage L’entreprise liquidée.

Rompant avec ce débat qui agite les deux hémisphères de la classe politique, l’économiste Branko Milanovic appelle de ses vœux de nouveaux instruments pour lutter contre les inégalités[11] et l’économiste Anthony Atkinson a formulé l’idée d’un revenu de base – basic income[12] qui fait encore débat tant sur la question de sa moralité que sur son hypothétique financement. La plateforme française Hémisphère Gauche, plus récemment, a quant à elle plaidé pour l’instauration d’un Patrimoine républicain qui offrirait à chaque personne devenue majeure les moyens de réaliser ses projets, dans une optique de « asset-based welfare ».

Ce que la droite américaine voit comme un « agenda radical » n’est, au final, qu’un ensemble de propositions ambitieuses qui utilise des instruments éprouvés. La gauche peut néanmoins s’appuyer sur la popularité du trio AOC/Warren/Sanders pour porter une vision morale de l’imposition progressive et, à terme, mettre au cœur du débat politique outre-Atlantique des propositions novatrices. C’est peu ou prou ce qu’a commencé à faire Alexandria Ocasio-Cortez avec son Green New Deal, sur lequel Hémisphère gauche reviendra prochainement.


[1] 60 Minutes, CBS News
[2] Personal Exemptions and Individual Income Tax Rates, 1913-2002, IRS.gov
[3] Harry Reid unplugged, The Nevada Independant
[4] 70% tax analysis, Tax Foundation
[5] Lettre d’Emmanuel Saez et Gabriel Zucman à Elizabeth Warren, 18 janvier 2019
[6] Ibid.
[7] AOC’s 70% Tax plan is just the beginning, Jacobinmag.com
[8] Elizabeth Warren on debt crisis, fair taxation. Youtube.com
[9] Constitutionality letters, Warren.senate.gov
[10] Réformer l’impôt sur les successions, Terra Nova, 4 janvier 2019
[11] Branko Milanovic in Global inequality: a new approach for the age of globalization
[12] Sir Anthony Atkinson in Basic Income: Ethics, Statistics and Economics

Gustavo Petro : « La mafia colombienne est en mesure de dicter ses lois »

Gustavo Petro à Bruxelles © Marcella Via pour Le Vent Se Lève

Ancien guérilléro, Gustavo Petro a été élu président de Colombie. Il dénonce depuis des années la collusion entre le pouvoir politique, les narcotrafiquants et les milices paramilitaires, elles-mêmes organiquement liées aux élites agraires du pays. Porteur d’un agenda résolument écologiste, il souhaite initier une transition vers un modèle post-extractiviste. Économiste de formation, il se montre fortement critique des politiques libérales et libre-échangistes imposées au pays depuis plusieurs décennies. Les obstacles qui l’attendent sont innombrables. Les élites colombiennes possèdent en effet de nombreux liens avec les groupes armés du pays, mais aussi avec les États-Unis. En 2018 nous l’avions rencontré à Bruxelles, au Parlement européen. Vincent Ortiz, Lilith Verstrynge et Denis Rogatyuk l’ont interrogé. Entretien retranscrit et traduit par Maxime Penazzo et Guillaume Etchenique.

Le Vent Se Lève – Vous dénoncez la dimension para-politique de l’État colombien. Qu’entendez-vous par là ?

Gustavo Petro – Cela fait quarante ans qu’un processus entremêle peu à peu le narcotrafic et le pouvoir politique. C’est à partir des routes d’exportation, du cannabis hier et de la cocaïne aujourd’hui, que se sont formées les conditions d’un contrôle social, qui place aujourd’hui des pans entiers du territoire colombien sous l’emprise du narcotrafic.

Cette construction sociale repose sur un régime totalitaire, de terreur absolue, qui subordonne la société aux besoins logistiques de l’exportation de cocaïne, conduite par les narcotrafiquants. Avec ce contrôle sur la population, ils se sont peu à peu rendu compte qu’ils pouvaient prendre le contrôle de la terre, des richesses régionales et du pouvoir politique local. Avec le temps, cette mainmise sur le pouvoir local leur a permis de contrôler le pouvoir national et diverses branches des pouvoirs publics.

C’est par ces mécanismes que s’est bâti ce que j’appelle le pouvoir mafieux en Colombie. La force de la mafia colombienne, c’est qu’elle a un pouvoir politique et un contrôle sur l’État. La fragmentation de l’État et de la société constituent une caractéristique fondamentale de la politique colombienne. La mafia colombienne est ainsi en mesure de dicter ses lois, dans le sens de ses intérêts. Ce processus a été rendu possible grâce et au moyen de la violence.

NDLR : Pour une analyse des liens entre groupes paramilitaires, pouvoir politique et propriété des terres, lire sur LVSL l’article de Gillian Maghmud : « Le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire » et celui de Keïsha Corantin : « En Colombie les accaparements violents blanchis par le marché »

Cette guerre idéologique qui remonte à la Guerre froide, a permis la construction du climat de violence nécessaire à l’ascension de la mafia au pouvoir. C’est ce qui se rejoue aujourd’hui. C’est la mafia et ses appuis politiques qui font campagne pour l’échec de la paix, afin que la violence persiste. Car c’est dans ce climat violent qu’ils gagnent, qu’ils continuent à concentrer les richesses du pays et qu’ils continuent à vendre de la cocaïne au monde entier.

LVSL – Quelles sont les implications et caractéristiques du conflit colombien ? On a accusé les États-Unis d’utiliser la guerre civile comme prétexte pour s’ingérer dans la politique colombienne. Dans quelle mesure la présence militaire des États-Unis dans le pays menace-t-elle sa souveraineté ? 

GP – Aujourd’hui, la présence militaire directe n’est pas indispensable. En effet le moindre porte-avions, satellite ou drone permet d’exercer un contrôle militaire sans besoin d’avoir des soldats sur place.

NDLR : Pour une analyse de l’impact de la présence militaire américaine sur le sol colombien, lire sur LVSL l’article de Jhair Arturo Hernandez : « La Colombie, éternelle tête de pont des États-Unis en Amérique du Sud »

Ce qui a été déterminant est que, sous l’influence de la politique de guerre contre la drogue menée par les États-Unis, nous avons construit une politique diplomatique alignée sur celle de Washington. Le pouvoir d’influence des États-Unis en Colombie est immense en raison de cette guerre contre les drogues.

Le message envoyé par Hugo Chávez était dangereux pour l’oligarchie colombienne car il a lutté contre la concentration des richesses. Cependant, le modèle chaviste de redistribution pétrolière était insoutenable. La vraie révolution au Venezuela aurait consisté à sortir le pays du pétrole, non à le maintenir dans la dépendance vis-à-vis de l’or noir.

Mais la guerre contre les drogues (c’est-à-dire leur interdiction et la lutte militaire contre les narcotrafiquants), n’a pas résolu les problèmes de consommation aux États-Unis. Aujourd’hui, plus de 60.000 morts annuelles par overdose sont dues à des drogues de synthèse provenant de laboratoires et non d’Amérique Latine.

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Et la guerre contre la drogue n’a pas non plus tari l’offre. Le volume de stupéfiants qui sort du territoire colombien n’a pas diminué, voire a augmenté, depuis le début de cette guerre. C’est dire à quel point ces politiques sont inefficaces ! Elles ont cependant été très efficaces pour constituer un bloc de nations dépendant de la politique internationale des États-Unis…

LVSL – Quels sont obstacles auxquels font face les progressistes colombiens en matière de normalisation politique ? Quelles sont les stratégies qui permettront aux progressistes de s’éloigner de cette image de guérilleros marxistes ou de cinquième colonne chaviste ?

Je pense que le progressisme latino-américain, à commencer par le progressisme colombien que je dirige, doit définir un nouvel agenda propre à l’ensemble du continent américain. Nous avons laissé passer une chance dans de nombreux pays où nous avions pourtant remporté les élections, dans le sens où nous n’avons pas eu l’ambition de changer en profondeur le modèle économique latino-américain.

Il ne nous faut pas répéter la grave erreur commise il y a plus de 200 ans lorsque nous avons mimé les formes démocratiques européennes et nord-américaine sans importer la démocratie. Nous avons constitué des Républiques qui n’étaient pas démocratiques, dans la mesure où elles s’appuyaient sur les structures oligarchiques issues du monde féodal et même l’esclavage. C’est pourtant cette erreur qui se répète lorsque les progressistes qui prennent le pouvoir perpétuent le modèle économique venu du système colonial, qui vise à exporter ce qui peut facilement être extrait du sous-sol, c’est-à-dire principalement des matières premières et des combustibles fossiles comme le charbon, le pétrole et le gaz naturel.

NDLR : Pour une analyse des contraintes internationales qui pèsent sur les gouvernements latino-américains cherchant à initier une transition énergétique, lire sur LVSL l’article de Matthieu le Quang : « Rompre avec l’extractivisme : la quadrature du cercle ? », celui de Pablo Rotelli : « L’éternelle malédiction des ressources naturelles en Amérique latine » et d’Andréz Arauz : « Triage monétaire : comment la pandémie révèle les fractures nord-sud »

Grâce aux prix élevés, ce modèle a permis une forme de prospérité et de progrès de la justice sociale, grâce à la redistribution des rentes de l’extraction. Mais ces prix fluctuent, et l’effondrement des cours entraîne des crises insoutenables qui remettent en cause ce modèle économique et rendent indispensable la définition d’un nouvel agenda – que j’appelle le nouvel agenda progressiste. C’est celui d’une Amérique Latine qui construit sa richesse, non sur la base de l’extraction de combustibles fossiles mais sur la réflexion et la connaissance.

LVSL – Pour quelles raisons les relations entre la Colombie et le Venezuela sont-elles devenues plus tendues suite à l’arrivée de Chávez au pouvoir ? Quel regard portez-vous sur le chavisme et l’héritage de Hugo Chávez ?

GP – Chávez a effrayé l’oligarchie colombienne du fait des politiques qu’il a menées au Venezuela. En effet, la redistribution des richesses pétrolières mise en place dans le pays est antinomique avec le modèle colombien de concentration des richesses sans redistribution. Le message envoyé par Chávez était dangereux pour l’oligarchie colombienne.

Cependant, le modèle chaviste qui s’appuie sur la redistribution de la rente pétrolière était insoutenable. La vraie révolution au Venezuela aurait consisté à sortir le pays du pétrole, non à le maintenir dans la dépendance vis-à-vis de l’or noir.

Le charbon et le pétrole, respectivement exportés par la Colombie et le Venezuela, sont, comme vous le savez, utilisés par le grand capital comme source énergétique et provoquent le changement climatique, mettant ainsi en danger d’extinction toute la vie sur terre. Il ne peut donc exister de révolution qui pérenniserait ce modèle.

La révolution consiste à dépasser le modèle du charbon et du pétrole. Cela est aussi vrai pour la Colombie que pour le Venezuela et absolument nécessaire au niveau mondial. Ce sont de nouvelles technologies, cultures, et relations sociales qui doivent être recherchées au niveau local et mondial pour construire une économie post-pétrole. La question reste entière de savoir si cela se fera avec ou contre le capitalisme, et je n’ai pas encore de réponse.

Ce sont la pertinence et la nécessité de définir un agenda de sortie du carbone, qui peuvent régénérer les contenus des programmes progressistes latino-américain et mondiaux. À l’heure actuelle le changement est nécessaire si nous souhaitons vivre. La politique de la vie comme je l’appelle, cette politique basée sur les conditions nécessaires à la reproduction de la vie sur la planète, est la politique progressiste.

Arrestation de Julian Assange : la revanche de l’empire américain

Julian Assange © Telesur

Le 11 avril 2019, Julian Assange, fondateur de Wikileaks, était arrêté à l’intérieur de l’ambassade d’Équateur à Londres, dans laquelle il avait trouvé l’asile politique depuis 2012. Lenín Moreno, l’actuel président équatorien depuis mai 2017, a lui-même « invité » la police londonienne à entrer dans son ambassade, cédant aux pressions des États-Unis. Cet épisode fait suite à une évolution des rapports de pouvoir survenus au sein de l’État équatorien et américain ; il découle des nouvelles orientation géopolitiques prises par la Maison Blanche depuis l’élection de Donald Trump. 


Si Lenín Moreno affirme que l’arrestation de Julian Assange est motivée par la violation des conditions de sa liberté conditionnelle, Jen Robinson, avocate de Julian Assange, y voit la réponse à une demande d’extradition de la part des États-Unis. Le chef d’accusation présumé consiste dans la divulgation des dossiers de guerre classifiés en 2010 obtenus grâce à l’ancienne soldate Chelsea Manning – elle-même de nouveau en prison depuis le 9 mars dernier pour avoir refusé de témoigner contre Wikileaks. Assange, quant à lui, pourrait être condamné à cinq ans de prison d’après le département de la justice des États-Unis.

Ces informations publiées en 2010 dévoilaient l’ampleur des crimes de guerre perpétrés par l’armée états-unienne en Irak et en Afghanistan ; éléments déclencheurs de « l’affaire Assange », ils ont permis d’établir à quel point ces huit années de guerre se sont déroulées en violation avec le droit international. La vidéo « collateral murder », diffusée le 5 avril 2010, prouvait que l’armée états-unienne commanditait des assassinats ciblés, alors couverts comme étant des « dommages collatéraux » et des « bavures » et a fait le tour du monde. Si l’administration Obama a par la suite reproché à Assange d’avoir mis en danger la « sécurité nationale » des États-Unis, une analyse du département de la Défense datant de 2017 établit que ces « leaks » n’ont eu aucun impact ni sur la stratégie militaire états-unienne, ni sur son succès en Irak et en Afghanistan.

Assange et les jeux de pouvoir au sein de l’État américain

Mis en cause par la justice suédoise pour une accusation de viol – classée sans suite -, craignant une extradition vers les États-Unis alors qu’il se trouvait à Londres, Julian Assange s’est réfugié dans l’ambassade d’Équateur en 2012. Ce choix n’avait rien de fortuit : le gouvernement équatorien, alors dirigé par le président Rafael Correa (2007-2017), critiquait ouvertement la géopolitique états-unienne et affichait une volonté de s’affranchir du modèle économique promu par Washington. Julian Assange pariait sur un petit État latino-américain, peuplé d’à peine quinze millions d’habitants, historiquement soumis à l’hégémonie des États-Unis. Cet asile lui a permis de continuer à publier des informations secrètes pendant plusieurs années, demeurant le centre de l’attention mondiale dans les quelques dizaines de mètres carrés de son ambassade, et l’icône des mouvements critiques de la super-puissance américaine.

Rencontre (virtuelle) entre Rafael Correa et Julian Assange, à quelques mois de sa réclusion à l’ambassade d’Équateur.

La présidence de Rafael Correa coïncidait, chronologiquement, avec celle de Barack Obama. Celui-ci critiquait depuis de nombreuses années les erreurs grossières commises par George W. Bush, dont la « grande stratégie néo-impériale » – pour reprendre le concept développé dans un article de l’éminente revue Foreign Affairs – menaçait la stabilité de l’hégémonie américaine sur le long terme. Lorsque Barack Obama arrive au pouvoir en 2009, une partie importante des élites économiques, financières et militaires est acquise à l’idée que la violation ouverte du droit international promue par les néoconservateurs, qui a caractérisé les présidences de George W. Bush, ne peut qu’être défavorable aux intérêts des États-Unis. Les deux mandats de Barack Obama signent ainsi le déclin du courant néoconservateur au sein de l’État américain.

Cette volonté de se départir de l’image « d’État voyou » léguée par son prédécesseur a poussé Barack Obama à adopter une attitude relativement conciliante à l’égard de Wikileaks. Si l’administration Obama n’a jamais renoncé à extrader Julian Assange aux États-Unis, elle n’en a pas fait l’une de ses priorités. Plus sensibles aux revendications de la Chambre de commerce des États-Unis que des néoconservateurs, les diplomates nommés par Obama ont davantage pressuré l’Équateur pour défendre les grandes entreprises américaines (dont la fameuse multinationale Chevron) que sur l’asile accordé à Assange.

L’élection de Donald Trump marque un tournant significatif. Les déclarations laudatives du candidat Trump à l’égard de Wikileaks lors de la campagne présidentielle, ainsi que sa critique erratique des guerres interventionnistes menées par les États-Unis, ont poussé une partie importante des médias à émettre l’hypothèse d’une complicité naissante entre l’outsider milliardaire et l’organisation dissidente. Une fois élu, Donald Trump a rapidement dissipé toute ambiguïté en s’entourant de figures néoconservatrices de l’ère Bush, hostiles à Julian Assange. La fraction néoconservatrice de l’État américain ayant repris le dessus, la sécurité de l’empire devait primer toute autre considération ; l’arrestation d’Assange, symbole vivant de la défiance à l’égard de la super-puissance américaine, devenait une priorité – au même titre que la chute du gouvernement chaviste au Venezuela et du régime des mollahs en Iran.

Ce durcissement de la politique étrangère états-unienne survient alors qu’un changement de pouvoir décisif a lieu en Équateur.

Lenín Moreno, le FMI et les scandales de corruption

En avril 2017, Lenín Moreno, ex-premier ministre de Rafael Correa, remporte les élections présidentielles équatoriennes face au banquier libéral Guillermo Lasso. En apparence, c’est un triomphe pour les « corréistes » ; en réalité, les proches de Rafael Correa savent que Lenín Moreno ne va pas tarder à adopter des orientations politiques bien plus libérales et pro-américaines que son prédécesseur. Peu de temps plus tard, réformes néolibérales et rapprochements diplomatiques avec les États-Unis se succèdent. Celui qui, au sein du gouvernement de Rafael Correa, avait toujours été hostile à Julian Assange, ne tarde pas à montrer qu’il est prêt à faire des concessions sur ce dossier.

Moreno décide progressivement de durcir les conditions « d’hébergement » d’Assange en réduisant son temps de visite et ses communications avec ses proches et avocats. Le paroxysme est atteint le 28 mars 2018, lorsque sa connexion internet lui a été coupée, lui enlevant ainsi tout contact avec le monde extérieur. Le 19 octobre de la même année, son avocat Baltasar Garzon annonce qu’une procédure est en cours pour porter plainte contre l’Équateur pour violation des droits fondamentaux d’Assange.

Cette évolution fait suite à des pressions émanant du département d’État américain, mais répondent peut-être également à des enjeux de politique interne. Depuis plusieurs semaines, en effet, Moreno est embourbé dans de multiples scandales de corruption. Le procureur général de l’Équateur a publié une déclaration le 19 mars dernier, indiquant qu’une enquête avait été ouverte sur le scandale des « documents INA » (acronyme des prénoms des trois filles de Moreno : Irina, Karina et Cristina) impliquant le président Lenín Moreno et sa famille. L’un des proches de Moreno, Xavier Macias, aurait exercé des pressions au sujet du contrat de la centrale hydroélectrique Coca Codo Sinclair (contrat d’un montant de 2,8 milliards de dollars) ainsi que de l’usine Zamora 300MW, afin que ces contrats soient obtenus par Sinohydro, une compagnie de construction détenue par l’État chinois. Les montages financiers de cette entreprise chinoise passent par plusieurs comptes appartenant à la compagnie d’investissements INA, une entreprise fantôme fondée à Belize, paradis fiscal notable, par Edwin Moreno Garcés, le frère même du Président. Les éléments les plus accablants semblent indiquer que les fonds furent utilisés pour l’achat d’un appartement de 140 m² dans la ville d’Alicante en Espagne, et de plusieurs articles de luxe pour le président Moreno et sa famille à Genève en Suisse, durant sa mission d’Envoyé Spécial pour les Droits des Handicapés auprès des Nations Unies. En réaction, le gouvernement équatorien a dénoncé une conspiration visant à le renverser, qui serait orchestrée par Wikileak et l’ex-président Rafael Correa – sans que le moindre élément permette d’établir la responsabilité de Wikileaks quant à la fuite de ces documents.

Le pouvoir de Lenín Moreno voit son impopularité s’accroître de jour en jour. Les élections locales et régionales du 24 mars dernier ont soulevé des controverses quant à leur régularité ; elles ont été accompagnées d’allégations de fraude quant au décompte des voix, notamment des tentatives de validation de votes nuls et de disqualification des candidats de l’ancien président Rafael Correa. Ainsi, les observateurs de l’Organisation des États Américains ont pu relever un manque de transparence et de légitimité dans ce processus électoral. On peut donc interpréter la décision prise par Moreno d’expulser Julian Assange comme une tentative de diversion par rapport aux critiques qui pèsent sur lui.

D’aucuns, du côté des corrésites, estiment que l’éviction de Julian Assange est liée à un autre événement récemment survenu : un prêt de 4,2 milliards de dollars émanant du Fonds Monétaire International (FMI) au gouvernement Moreno. Cet accord coïncide avec le licenciement de plus de 10 000 fonctionnaires et la mise en place d’une politique de réduction du secteur public et des dépenses sociales, symptômes du tournant néolibéral du gouvernement Moreno. A-t-il également été conditionné à l’éviction de Julian Assange ? C’est ce qu’affirment certains critiques de Lenín Moreno, arguant du poids considérable des États-Unis auprès de l’institution financière internationale.

La presse traditionnelle, Wikileaks et la question du journalisme

Dans le bras de fer entre Wikileaks et le gouvernement états-unien, il faut mentionner un acteur essentiel : le système médiatique. La couverture médiatique de Julian Assange, globalement défavorable, s’est refusée à lui reconnaître le statut de « journaliste », le présentant comme un « activiste » – voire un « hacker ». Julian Assange revendique pourtant le statut de journaliste indépendant, dont le travail ne serait pas de s’immiscer dans des conflits d’intérêts inter et intra-étatiques, mais de permettre aux citoyens de savoir ce que font leurs gouvernements en leurs noms. En se positionnant comme un contre-pouvoir, il a logiquement été présenté comme l’ennemi de la sécurité des États – mais aussi, rapidement des journalistes et de la presse traditionnelle. Il est pourtant permis de se demander en quoi le travail effectué par Wikileaks depuis sa création, à savoir la diffusion d’informations secrètes auprès du public, se différencie fondamentalement du journalisme traditionnel – si ce n’est l’ampleur des révélations et la volonté d’indépendance absolue de Wikileaks à l’égard des gouvernements et des organisations privées.

Glenn Greenwald, journaliste du Guardian contacté par Edward Snowden pour révéler en 2013 l’interception illégale et la surveillance de masse perpétrées par la NSA, a subi, dans une moindre mesure, un traitement médiatique similaire. Dans son livre No Place to Hide, il dénonce le dévoiement du « quatrième pouvoir » par les liens interstitiels entre ceux qui gouvernent et ceux qui transmettent des informations. En outre, il pointe du doigt la concentration accrue des richesses qui permet aux sociétés les plus fortunées d’acheter de l’influence dans les journaux, les chaînes de télévision, le secteur cinématographique, les réseaux sociaux, etc. Raison pour laquelle il en arrive à la conclusion qu’il est crucial de conserver des journalistes indépendants et de véritables contre-pouvoirs, à l’instar de Julian Assange.

Qu’espérer de la justice anglaise ou américaine, qui ne reconnaît pas l’activité de Julian Assange comme un travail journalistique, et à cet égard ne le protège pas comme journaliste ? Comme le suggère Juan Branco, avocat français de Julian Assange, la seule réponse est aujourd’hui politique – celle qui émane de la société civile globale.

Par Taysir Mathlouthi, Denis Rogatyuk et Vincent Ortiz. Traduction réalisée par Patricia-Ann Boissonnet et Loïc Dufaud-Berchon.

Trump et le RussiaGate : l’énorme raté de l’opposition néolibérale

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© Gage Skidmore

Au terme d’une enquête tentaculaire de 22 mois, le procureur spécial Robert Mueller vient d’exonérer Donald Trump de tout soupçon de collusion avec la Russie. Un fiasco monumental pour les médias américains ayant agité le spectre d’un RussiaGate depuis près de deux ans et demi, et un camouflet inquiétant pour l’aile droite démocrate qui avait préféré s’accrocher à ces délires conspirationnistes plutôt que de se livrer à une introspection salutaire suite à la défaite d’Hillary Clinton. Par Politicoboy.


« La plus grave faillite du système médiatique américain depuis la guerre en Irak, un fiasco humiliant, une arnaque dont l’ampleur des conséquences passées et futures nous est encore largement inconnue ». C’est en ces termes fleuris que Glenn Greenwald, prix Pulitzer pour ses révélations de l’affaire Snowden et fondateur du journal d’investigation The Intercept, qualifie le RussiaGate auquel le procureur spécial Robert Mueller vient de mettre fin. Si son rapport n’a pas été rendu public dans sa totalité, ses conclusions sont irréfutables : ni Donald Trump ni ses collaborateurs n’ont conspiré avec la Russie pour influencer les élections présidentielles de 2016. De plus, le document précise que l’enquête n’a pas permis de statuer de manière définitive sur une potentielle obstruction de justice commise par le président.

Depuis la France, difficile d’apprécier à sa juste valeur la signification politique de cette affaire. Aux États-Unis, elle a pourtant dominé l’actualité depuis deux ans et demi, au point d’influencer la politique étrangère de l’administration Trump. Plus de 8500 articles sur l’enquête du procureur Mueller ont été publiés par les quatre principaux médias libéraux du pays, le New York Time, le Washington Post, CNN et MSNBC. Soit plus de dix articles par jours pendant 22 mois. L’affaire fut de loin le sujet le plus couvert par les JT des trois premières chaines nationales (ABC, CBS et NBC) en 2018. Rachel Maddow, vedette de MSNBC, a consacré des centaines d’heures d’antennes à cette affaire, allant jusqu’à accuser Donald Trump d’être un agent russe coupable de haute trahison. Le président des États-Unis a ainsi été taxé de compromission avec une puissance étrangère par des individus et institutions de premier plan, de manière récurrente par la section Opinion du New York Time (qui titrait en novembre : « Trump est à la solde de Poutine »), l’ancien directeur de la CIA John Brennan, le président de la commission parlementaire au Renseignement Adam Schiff et le candidat à la présidentielle de 2020 Beto O’Rourke.

Pour le parti démocrate et les principaux médias de centre gauche, les conclusions de Robert Muller devaient permettre d’engager une procédure de destitution du président. Ces espoirs, servis quotidiennement à un électorat rendu furieux par la politique menée par la Maison-Blanche, reposaient sur des théories conspirationnistes douteuses.

Elles viennent de voler en éclat. Pour Donald Trump, il s’agit d’une victoire politique majeure qui jette un profond discrédit sur les principaux grands médias, le parti démocrate, et les douze autres enquêtes en cours qui le visent pour des soupçons de corruption, conflit d’intérêt et violation des règles de financement de campagne électorale. Pire, Trump sort de cette affaire renforcé, bénéficiant de l’image d’un président démocratiquement élu victime d’un procès médiatique doublé d’une tentative de coup d’État judiciaire. Pour saisir la portée de cette affaire, cet article propose de revenir en détails sur l’enquête, avant d’en explorer les conséquences politiques.

Des soupçons d’ingérence russe à l’enquête du procureur Mueller

Dès juin 2016, des soupçons d’ingérence russe dans la campagne présidentielle sont portés à la connaissance du FBI. Georges Papadopoulos, un conseiller de Donald Trump de second rang, aurait été informé par une source russe d’un piratage informatique dommageable pour le parti démocrate. Une enquête de contre-espionnage est ouverte, dans le but de garantir l’intégrité des élections. Le piratage des serveurs informatiques du parti démocrate et la publication des emails par Wikileaks quelques semaines plus tard placent cette affaire au cœur de la campagne. Donald Trump, qui milite pour un rapprochement diplomatique avec Moscou, déclare sur un ton mi-sérieux « La Russie, si vous m’écoutez, essayez d’obtenir les emails du serveur d’Hillary Clinton », en référence à l’autre scandale qui rythme la campagne, celui de l’utilisation maladroite d’un serveur privé par sa rivale du temps où elle occupait les fonctions de cheffe de la diplomatie américaine.

La presse et le camp démocrate voient déjà dans l’attitude du candidat républicain les signes d’une potentielle trahison. Au cours des débats présidentiels, Trump refuse d’admettre les conclusions des agences de renseignement américaines quant à la culpabilité russe dans le piratage informatique. « C’est peut-être la Russie, peut-être la Chine, ou d’autres personnes. C’est peut-être un type qui pèse 200 kilos depuis son lit ».

Le 6 janvier 2017, deux semaines avant sa prise de fonction, la direction du renseignement américain déclassifie avec fracas un rapport sur les soupçons d’ingérence russe. Sans fournir la moindre preuve, le document met en cause Moscou pour les piratages, et évoque de nombreuses opérations de manipulation d’opinion via les réseaux sociaux et la chaîne d’information Russia Today, avec des erreurs factuelles patentes et un langage plutôt comique. On y apprend que : « les reportages de RT dépeignent souvent les USA comme un État pratiquant la surveillance de masse, ils dénoncent des prétendues atteintes aux libertés civiles, allèguent l’existence de violences policières et l’usage de drones. […] dénoncent le système économique américain et une prétendue « avidité » de Wall Street ».

Trump et ses collaborateurs ne sont en aucun cas mis en cause. Mais dans les jours suivants, les directeurs du FBI et de la CIA briefent Trump et Obama de l’existence d’un dossier contenant des informations compromettantes pour le président fraîchement élu. La tenue de ces meetings est fuitée à la presse, ce qui pousse Buzzfeed à publier le fameux dossier dès le 10 janvier. Il s’agit en réalité d’un document compilé par Christopher Steele, un ancien espion britannique. Cette commande provenait du Parti républicain, qui voulait réunir des éléments contre le milliardaire, et avait ensuite été reprise par le comité électoral démocrate. Parmi les nombreuses supputations, le dossier allègue que le Kremlin serait en possession d’une vidéo montrant Donald Trump dans une chambre d’hôtel de Moscou, en compagnie de deux prostituées russes urinant l’une sur l’autre. Ce scénario digne d’un mauvais film d’espionnage fait la une des journaux télévises et alimente la thèse centrale d’un président soumis au chantage de Moscou et manipulé par Poutine.

En dépit d’innombrables contrevérités contenues dans le dossier, facilement démontables lorsqu’elles ne sont pas simplement risibles, les allégations sont souvent prises pour argent comptant.  Selon Matt Taibbi, journaliste à RollingStone, l’affaire n’aurait jamais rencontré un tel écho médiatique si la tenue des fameux briefings du FBI et de la CIA, opportunément fuitée à CNN puis reprise par toute la presse dès le 12 janvier, n’avait pas renforcé le sérieux du dossier.

Le 27 janvier, le FBI interroge Georges Papadopoulos, qui aurait essayé d’organiser des rencontres entre les cadres de l’équipe de campagne de Donald Trump et des représentants russes. Il sera par la suite inculpé pour mensonge au FBI. Puis c’est au tour de Michael Flynn, général à la retraite et principal soutien de Trump pendant la campagne, promu au poste central de conseiller spécial à la défense, de se faire sortir de la Maison-Blanche à cause de ses liens présumés avec des dignitaires russes. Il sera lui aussi inculpé pour parjure devant le Sénat, ayant caché l’existence d’une conversation téléphonique qu’il avait eue avec l’ambassadeur russe en janvier 2017.

Jusque-là, aucune faute répréhensible ni lien direct avec le nouveau président élu n’est établi. Discuter avec des diplomates russes lorsqu’on conseille le président des États-Unis semble d’une banalité confondante, et les inculpations ne sont provoquées que par les parjures des personnes concernées. Plutôt que d’être interprétées comme de l’incompétence, elles alimentent pourtant la thèse d’une conspiration.

Pour Trump, il va devenir de plus en plus difficile de mettre en place un rapprochement diplomatique avec le Kremlin. La première rencontre avec son homologue russe est couverte par la presse comme une potentielle trahison, dans un contexte où l’ingérence russe est qualifiée « d’acte de guerre » par le sénateur républicain John McCain, « du niveau de Pearl Harbor » selon le démocrate Jerry Nadler et « équivalent à un cyber-11 septembre » pour Hillary Clinton [1]. Le président se voit contraint de renoncer à un tête à tête en huis clos avec Poutine, puis forcé d’appliquer de nouvelles sanctions économiques contre Moscou. Selon le Wall Street Journal, certaines informations « secret défense » sont régulièrement cachées au président de peur qu’il ne les transmette à la Russie.

Lien
Donald Trump et Vladimir Poutine au sommet d’Helsinki. ©Kremlin.ru

En mai 2017, frustré par le refus du directeur du FBI James Comey de lui apporter la garantie qu’il n’est pas lui-même visé par l’enquête de contre-espionnage, Donald Trump limoge brutalement ce dernier. Quelques jours plus tard, le président reconnait au cours d’une interview qu’il a pris cette décision « à cause de la chose russe ». Pour résoudre la crise politique qui s’ensuit, le département de la justice mandate un procureur spécial, Robert Mueller, avec mission d’enquêter sur l’ingérence russe et les éventuelles collusions et obstruction de justice commises par Donald Trump ou ses collaborateurs.

L’enquête de Robert Muller : un puissant débunkage et quelques zones d’ombres

Robert S. Mueller, ancien directeur du FBI et membre du parti républicain connu pour ses enquêtes minutieuses contre des organisations mafieuses, jouit de la solide réputation d’un crack à la probité exemplaire. Disposant de pouvoirs quasi illimités et d’une équipe forte de plusieurs dizaines d’agents chevronnés, il va mener une enquête tentaculaire, interrogeant plus de 500 personnes et produisant plusieurs milliers de procès-verbaux. Elle débouchera sur 5 condamnations à des peines de prison, 7 plaidés-coupables et 37 inculpations.

Pour autant, aucune preuve de collusion n’en ressort. Pire, le rapport final du procureur spécial douche deux autres espoirs du parti démocrate.

Premièrement, Mueller refuse de trancher la question de l’obstruction à la justice, délit qui avait provoqué la démission du président Nixon suite au scandale du Watergate. Le licenciement du directeur du FBI James Comey et les nombreux tweets et propos de Donald Trump, qui pouvaient être interprétés comme des pressions sur témoins, n’ont pas été jugés suffisants. Plus exactement, Mueller a choisi de laisser cette décision à la discrétion du garde des Sceaux, nommé par Trump en janvier dernier et confirmé par un vote au Sénat.

Deuxièmement, l’enquête n’a abouti à aucune inculpation pour corruption ou conflit d’intérêts.  Or le président Trump lui-même avait maladroitement indiqué dans une interview au New York Times que ses affaires personnelles et celles de sa famille constituaient une ligne rouge à ne pas dépasser. Son ancien conseiller Stephen Bannon avait confirmé au journaliste Michael Wolff (auteur du livre Fire and Fury) que si Mueller s’aventurait dans cette voie, Trump et ses proches finiraient au mieux en disgrâce, au pire en prison. Il semblerait que le procureur spécial ait refusé d’élargir le champ de son investigation, douchant les espoirs démocrates.

Pour enquêter, Mueller a appliqué les méthodes utilisées par le FBI contre les organisations mafieuses : inculper une personne de second rang, obtenir sa collaboration contre une remise de peine, et remonter petit à petit la filière. Ici, Georges Papadopoulos, Robert Gates et Michael Flynn ont plaidé coupable, ce qui a permis de condamner à sept ans de prison Paul Manafort (ex-directeur de campagne de Donald Trump) pour blanchiment d’argent et fraude fiscale antérieure à 2016, et l’avocat de Donald Trump Michael Cohen à trois ans, pour parjure devant le sénat et violation des règles de financement de campagne politique. Bien que ces deux individus centraux aient accepté de collaborer avec Robert Muller, ils ne lui ont pas fourni d’éléments supplémentaires permettant d’inculper le président ou ses proches.

L’investigation s’arrête donc à ces deux personnages. Paul Manafort représentait la clé de la théorie de la conspiration, car il avait participé avec le fils de Donald Trump à un meeting organisé en présence d’un avocat russe vaguement lié au Kremlin. La presse avait révélé l’existence de cette réunion après le lancement de l’enquête, et publié la boucle d’emails ayant précédé cette rencontre. On peut y lire la réponse de Donald Junior à la sollicitation d’un intermédiaire sulfureux souhaitant organiser cette rencontre, qui prétend pouvoir le mettre en contact avec des personnes proches du Kremlin détenant des informations compromettantes sur Hillary Clinton, par un désormais célèbre « si c’est ce que je pense, j’adore ça ». Trump Junior sera auditionné sous serment par le Sénat pour répondre de ces faits, sans que cette piste ne débouche sur de nouvelles inculpations.

Michael Cohen, fidèle avocat de Donald Trump depuis plus de dix ans, avait caché au Sénat le fait que Donald Trump explorait la possibilité de construire un hôtel à Moscou durant la campagne présidentielle. Fallait-il y voir le signe d’un lien avec Poutine ? Le 17 janvier 2019, Buzzfeed révèle que Trump aurait demandé à Cohen de mentir au Sénat, ce qui constituerait une obstruction à la justice. Robert Mueller démentira la révélation dès le lendemain. Lors de sa seconde audition sous serment devant le Congrès, Cohen confirmera que Trump n’opère pas de la sorte : « il vous fait comprendre que vous devez agir d’une certaine façon, mais il ne vous dira jamais directement de commettre un délit ».

En clair, malgré la collaboration étroite des principaux suspects, leur condamnation à de lourdes peines de prison et les multiples témoignages sous serment produits devant le Sénat, Mueller n’a pu établir la preuve d’une collusion entre Trump et le Kremlin ni arriver à la conclusion que le président avait commis une obstruction de justice [2].

Par contre, le procureur spécial a inculpé 12 agents russes du GRU pour piratage informatique, et 12 autres citoyens russes suspectés d’avoir contribué à des activités de trolling sur les réseaux sociaux pour le compte d’une entreprise privée, dans le but « d’exacerber les tensions sociales pendant l’élection ». Même si ces faits s’avéraient réels, ils constitueraient un impact dérisoire sur l’élection elle-même, comparé aux sommes phénoménales dépensées par les groupes privés de manière légale, souligne le journaliste américain Aaron Maté dans le Monde diplomatique. Six milliards d’un côté, cent mille dollars pour les trolls russes de l’autre. En matière d’ingérence, l’Arabie saoudite et Israël exercent une influence sur la vie politique américaine incomparablement plus sérieuse. Le Wall Street Journal rapporte que le lobby pro-israélien AIPAC, basé à Washington, dispose d’un budget annuel de plus de 100 millions de dollars. Quant à Benyamin Netanyahou, il se fait inviter au Congrès des USA en 2015 pour prononcer un discours dénonçant la politique étrangère d’Obama, sans prendre le soin d’en informer à l’avance le président des États-Unis.

Si l’enquête du procureur Mueller a permis d’éclairer le rôle de certains personnages évoluant dans l’orbite de Donald Trump, elle vient surtout de dégonfler une série de thèses complotistes fumeuses, que le système politico-médiatique néolibéral avait embrassée de manière hystérique. Pour le camp progressiste, le réveil est brutal, mais salutaire.

Le FBI n’est pas votre ami

Depuis l’audition de James Comey devant le Congrès et la nomination du procureur spécial Robert Mueller, les électeurs démocrates et une partie significative de la gauche américaine ont adopté une posture contre-intuitive qui consiste à placer leurs espoirs dans une institution profondément conservatrice et historiquement réactionnaire. Les mêmes agences de renseignement qui avaient vendu la guerre en Irak, infiltré et durement réprimé les mouvements sociaux, et mis en place une surveillance de masse des citoyens américains devenaient le rempart démocratique contre Donald Trump. [3]

Robert Mueller a longtemps incarné la figure du sauveur miraculeux auprès d’un électorat traumatisé. Vêtus de T-shirt « Mueller is coming » en référence à la série Game of Throne ou de pancartes arborant le slogan « It’s Mueller time » (c’est l’heure de Mueller, un détournement d’une publicité pour la marque de bière Millers), des dizaines de milliers de manifestants ont régulièrement défilé à travers le pays pour exiger la sanctuarisation de l’enquête. Trump avait agité à plusieurs reprises le spectre d’un licenciement du procureur spécial, attaqué ce dernier personnellement à de multiples reprises et dénoncé l’investigation comme une « witch hunt » (chasse aux sorcières). Ce faisant, il exacerbait les espoirs de ses opposants.

À la lumière des conclusions de l’enquête, la colère du président s’explique plus simplement. Le New York Time, le Washington Post, Le Guardian, Buzzfeed, CNN et MSNBC ont publié plus de cinquante articles comportant des fake news en rapport avec le RussiaGate [4].

Certains frisent le comique. Le 31 décembre 2016, le prestigieux Washington Post titre « Des hackeurs russes infiltrent le réseau électrique du Vermont ». Le 2 janvier 2018, « Les hackeurs russes n’ont vraisemblablement pas infiltré le réseau électrique du Vermont ». Fortune Magazine révèle que « Russia Today a piraté la chaine parlementaire CSPAN » sans prendre le temps de confirmer cette information auprès de la victime présumée, qui dément immédiatement. En décembre 2017, CNN et MSNBC dévoilent un scoop explosif, révélant que Donald Trump Junior avait obtenu un accès exclusif aux archives de Wikileaks, pour s’apercevoir quelques heures plus tard qu’il s’agissait de données en accès libre.

Le Monde diplomatique s’est également fendu d’un éditorial dénonçant « l’honneur perdu du Guardian ». Le quotidien britannique avait « révélé » que Paul Manafort aurait rencontré Julian Assange à trois reprises à l’ambassade de l’Équateur, le lieu le plus surveillé de Londres, où il s’est réfugié depuis 2012. En dépit de l’absence de preuve, l’information sera reprise par le NYT, CNN et MSNBC, avant d’être mise au conditionnel, puis démentie.

Ces ratés monumentaux présentent deux points communs : les informations proviennent majoritairement de fuites anonymes issues des services de renseignement américain, lorsqu’elles ne sont pas colportées par d’anciens membres de ces agences désormais employés comme « experts » sur les plateaux télé, et sont relayées par les journalistes peu enclins à s’embarrasser d’un travail de vérification. Ainsi, on aboutit au paradoxe suivant : les mêmes institutions qui avaient été décrédibilisées en vendant la guerre en Irak ont cherché à se racheter auprès de l’opinion en attaquant Donald Trump, ce dangereux président, produisant l’inverse du résultat escompté : Trump est plus que jamais légitimé, et la presse et les agences de renseignement décrédibilisées.

Les causes d’une débâcle médiatique sans précédent

La victoire surprise de Donald Trump a provoqué un véritable traumatisme. Même le principal intéressé jugeait son succès impossible, à en croire de nombreuses sources indépendantes [5]. Pour le camp qui soutenait Hillary Clinton, soit la quasi-totalité des grands médias, l’attitude logique aurait consisté à opérer une profonde introspection. Comment expliquer qu’un novice, raciste, xénophobe et sexiste promettant de renverser le système puisse être élu ? Une sérieuse remise en cause des politiques néolibérales qui déciment la classe moyenne depuis quarante ans et exacerbent les inégalités semblait nécessaire.

Les principaux médias audiovisuels méritaient également de se livrer à un exercice d’autocritique, eux qui avaient offert une tribune gratuite au milliardaire, faisant passer leurs intérêts financiers devant leur rôle d’information du public. Le directeur de CBS concèdera que Donald Trump était « probablement mauvais pour l’Amérique, mais vraiment bon pour nos audiences ».

Le RussiaGate représentait une opportunité de se racheter une image tout en récoltant les bénéfices financiers de la captation d’une audience toujours plus avide d’information. Plus Donald Trump s’engageait dans des comportements outranciers ou des politiques impopulaires, plus les électeurs démocrates espéraient qu’une solution miraculeuse allait mettre un terme à leur cauchemar. Plutôt que de se remettre à faire du journalisme, traiter des causes profondes de la victoire de Donald Trump et parler des sujets qui touchent le quotidien des Américains, les péripéties d’un bon thriller d’espionnage promis par le RussiaGate présentaient une alternative bien plus séduisante. Surtout, remettre en cause le système allait à l’encontre des intérêts particuliers des propriétaires des grands médias et de la petite élite médiatique qui sévit dans les cercles du pouvoir, sur les chaines câblées et dans les pages Opinions de la presse papier.

Donald Trump souhaitait explorer les possibilités d’un rapprochement diplomatique avec la Russie. Il avait qualifié l’OTAN d’organisation obsolète et fustigé l’incompétence des services de renseignement. Ce faisant, il s’est attiré les foudres des hauts fonctionnaires de tous bords. La théorie du complot russe présentait un double avantage :  déstabiliser un président honni par une majeure partie de la classe politique, et recadrer la politique étrangère du nouveau chef d’État vers l’éternel affrontement avec l’ennemi russe.

Les nombreux anciens membres du renseignement américain et généraux à la retraite employés comme lobbyistes par l’industrie de la défense et experts par les chaines de télévision avaient tout intérêt à alimenter la thèse du complot. Les néoconservateurs républicains et les faucons démocrates partisans d’un interventionnisme militaire y trouvaient également leur compte.

Enfin, en embrassant la théorie de la collusion, les démocrates associés au camp Clinton s’évitaient tout examen de conscience trop poussé. Pour expliquer leur défaite humiliante face à Trump, Poutine représentait un coupable idéal [6].

En l’espace de quelques semaines, un curieux alignement d’intérêts divers s’est ainsi opéré. Médias néolibéraux, agences de renseignement, démocrates pro-Clinton et néoconservateurs républicains se sont tous ralliés derrière la théorie frauduleuse de l’existence d’un axe Trump-Poutine [7].

Le parti républicain et l’extrême droite allaient également bénéficier de cette formidable diversion médiatique pour mieux faire passer une suite de réformes particulièrement impopulaires, allant de la suppression des normes de protection environnementale à la dérégulation bancaire, en passant par les fameuses baisses d’impôts concentrées sur les ultra-riches, les tentatives de démantèlement de l’assurance maladie Obamacare, la privatisation d’internet, le retrait des USA de l’accord sur le climat et la suppression des objectifs de réduction de consommation des voitures neuves. Un exemple criant résume cette aubaine : le jour où le Sénat examinait la résolution pour le green new deal d’Alexandria Ocasio-Cortez, les JT ouvraient sur les conséquences de l’après-Mueller.

Des conséquences politiques dramatiques

L’hystérie qui s’est emparée des principaux médias n’a pas seulement accouché d’un raté journalistique sans précédent, elle a également privé les journalistes sérieux d’un temps d’antenne précieux pour exposer les nombreuses décisions catastrophiques prises par l’administration Trump. Au lieu d’attaquer le président sur ses nombreuses promesses rompues, que ce soit en matière de santé, d’emploi ou de lutte contre la corruption, les théories complotistes ont monopolisé l’espace médiatique.

Si le but était de détruire l’image du président pour permettre sa destitution, une focalisation sur ses nombreux conflits d’intérêts aurait produit des résultats bien plus probants, appuyés par des faits incontestables. Celui qui avait fait campagne en promettant d’assécher le marais de Washington dans lequel pourrissent les politiciens corrompus s’est rendu coupable de nombreux abus démontrés par la presse, mais souvent passés inaperçus. Sa famille utilise ses propriétés personnelles pour vendre un accès au président. De nombreuses rencontres diplomatiques sont organisées dans son golf de Mar-A-lago aux frais du contribuable, tandis que la carte de membre de ce golf est vendue à prix d’or. Son administration constitue un repère de lobbyistes nageant dans les conflits d’intérêts. Trump lui-même a récemment levé les sanctions pesant sur l’entreprise chinoise ZTE après avoir obtenu un prêt de 500 millions de dollars auprès d’une banque chinoise pour financer un projet immobilier en Indonésie. Sa fille Ivanka et son gendre Jared Kushner auraient fait pression sur le Qatar, menacé d’une invasion militaire par l’Arabie Saoudite, pour obtenir un financement pour la construction d’un building à Manhattan [8]. La liste semble interminable.

Pourtant, l’américain moyen saturé depuis 22 mois par le RussiaGate n’a pas eu accès à ces informations. Désormais, elles seront balayées d’un simple fake news par un Trump triomphal.

Les rebondissements incessants du RussiaGate ont absorbé une partie non négligeable de l’énergie militante des électeurs démocrates. Au lieu d’être encouragés à s’organiser pour manifester, ils ont été incités à s’assoir devant CNN et MSNBC pour digérer les multiples péripéties du RussiaGate. À quoi bon se mobiliser lorsque le père Mueller tient Donald Trump entre ses mains ? Pourtant, ce sont bien les mobilisations massives contre le décret anti-musulman et pour la défense de l’assurance maladie Obamacare qui ont permis d’affaiblir l’administration Trump et d’arracher des concessions. La victoire démocrate aux midterms doit très peu au procureur Mueller, et beaucoup à la campagne menée par l’aile gauche démocrate sur le thème central de l’assurance maladie [9].

Les répercussions internationales doivent également être soulignées. Glenn Greenwald insiste sur la pertinence de la comparaison avec le fiasco journalistique de la guerre en Irak. En 2002, la majeure partie de la presse américaine avait martelé le mensonge sur la présence d’armes de destruction massive en relayant des fuites orchestrées par les agences de renseignement. Ici, ce sont les mêmes types de fuites qui ont alimenté les théories du complot, au point de faire passer le président américain pour un espion russe. Dans le cas de l’Irak, ces fautes journalistiques ont provoqué la mort de centaines de milliers de personnes et déstabilisé durablement le Moyen-Orient.

Dans le cas du RussiaGate, on sait déjà que cette hystérisation a affaibli la réponse politique au réchauffement climatique, et exacerbé les tensions géopolitiques entre les deux super puissances nucléaires, au point que les membres du prestigieux Bulletin of Atomic Scientist ont mis à jour leur célèbre Doomsday Clock à minuit moins deux, soit le plus haut niveau de risque de conflit nucléaire jamais enregistré.

Loin de servir les intérêts russes, Trump a bombardé les troupes de Bachar en Syrie, retiré les États-Unis du traité de non-prolifération des armes nucléaires de portée intermédiaire (INF), livré des armes lourdes à l’Ukraine (ce qu’Obama s’était interdit de faire), imposé de nouvelles sanctions économiques contre Moscou et déchiré l’accord nucléaire avec l’Iran. Au Venezuela, la Maison-Blanche cherche ouvertement à renverser un régime allié et partenaire économique majeur de la Russie, poussant cette dernière à y déployer des troupes. Les États-Unis font également pression sur l’Allemagne pour qu’elle réduise son importation de gaz russe, s’attaquant ainsi aux intérêts vitaux de Moscou. Trump aurait-il adopté une attitude si belliqueuse s’il n’était pas accusé d’être une marionnette russe depuis 1987, comme le rapportait le très sérieux New York Magazine, sur la seule base du fait qu’il avait visité Moscou à deux reprises cette année-là [10] ?

En France et en Europe, l’hystérie du RussiaGate aura entraîné des répercussions non négligeables. Derrière le Brexit, les troubles en Catalogne et le mouvement des Gilets jaunes, nos médias et gouvernements ont cru reconnaître la main du Kremlin. Ces thèses complotistes réfutées par les services de renseignement français ont néanmoins été sérieusement reprises par Emmanuel Macron. En off, dans sa lettre aux Européens, et jusqu’à l’Assemblée nationale. Elles ont permis de justifier des lois réduisant la liberté de la presse, et d’accroître le pouvoir de censure des GAFAM. Sans compter tous les médias alternatifs, journalistes critiques et opposants politiques ostracisés pour leur « complaisance » avec la Russie.

Donald Trump sera défait par les urnes, pas par les tribunaux

Le RussiaGate n’a pas dit son dernier mot. Le garde des Sceaux William Barr a indiqué qu’il rendra public l’essentiel des 300 pages du rapport d’ici fin avril. Mueller sera probablement auditionné par le Congrès. La presse et l’aile néolibérale du parti démocrate s’accrocheront à certains détails du rapport. Les commissions d’enquête parlementaires et investigations judiciaires visant Trump et ses associés suivront leur cours. La Russie continuera d’être accusée d’interférence dans les élections. Mais il sera de plus en plus difficile, après pareil fiasco, de convaincre les électeurs de la pertinence de ces éléments.

La thèse centrale de la collusion de Donald Trump avec le Kremlin vient d’imploser. Elle portait une accusation gravissime de haute trahison, dans un effort de délégitimer un président démocratiquement élu, voire de le destituer. En meeting dans le Michigan, Trump a résumé le sentiment de ses électeurs en une phrase « La folle tentative du Parti démocrate, des médias mensongers et de l’État profond de changer les résultats de l’élection 2016 viennent d’échouer ».

Évoquer la folie semble particulièrement pertinent tant les conséquences de ce fiasco médiatique risquent de revenir à la figure des néolibéraux. Le simple fait d’imaginer que Trump puisse être au service de Poutine, et que les preuves suffisantes seraient réunies pour convaincre les deux tiers d’un Sénat à majorité républicaine de destituer le président apparaît désormais comme une folle entreprise, conduite majoritairement par les mêmes personnes qui avaient sous-estimé Trump en 2016 et accepté de se laisser prendre à son jeu. Comble de l’ironie, ce sont les médias d’extrême-droite et la chaîne conservatrice Fox News, pourtant généralement affable d’exagération grossières  et de théories complotistes, qui tiennent le beau rôle. Eux qui n’avaient eu de cesse de mettre en doute les rebondissements du RussiaGate jubilent :

La fin de l’enquête du procureur Mueller marque ainsi la fin des espoirs d’une procédure de destitution du président. Pour se débarrasser de Donald Trump, les démocrates devront passer par les urnes. Les conclusions de l’investigation arrivent à temps. Il reste un an et demi à l’opposition pour se recentrer sur la politique, et convaincre les Américains d’élire un nouveau président.

 

Principales sources :

  1. Lire cet article de The Intercept pour un résumé du climat de guerre froide qui règne alors à Washington, ainsi que l’article du Monde diplomatique « Trump débordé par le parti anti-russe » pour une analyse plus globale.
  2. L’article « Ingérence russe, de l’obsession à la paranoïa », signé d’Aaron Maté  (le Monde diplomatique, décembre 2017) explique bien les principaux points de l’enquête, l’hystérie qui a accompagné le scandale et en quoi tout ceci semblait destiné à accoucher d’un flop.
  3. Lire à ce sujet Jacobinmag :  The FBI is not your friend
  4. The Intercept a dressé le top 10 des pires ratés journalistiques, plus une mention honorable pour dix autres articles contenant des erreurs importantes.
  5. En particulier le journaliste Michael Wolff, Steve Bannon (cité par Michael Wolff et ayant confirmé par la suite), le cinéaste Michael Moore et l’avocat Michael Cohen (témoignage sous serment devant le Congrès).
  6. Lire, par exemple, Aaron Maté, « Comment le “RussiaGate” aveugle les démocrates », le Monde diplomatique mai 2018
  7. Serge Halimi, « Trump débordé par le parti anti-russe », Le Monde diplomatique, septembre 2017.
  8. The Intercept et le New York Times rapportent la tenue d’un meeting entre Jared Kushner et le ministre des finances qatari, au cours duquel Kushner aurait cherché à obtenir un prêt de 500 millions de dollars pour rembourser des frais avancés pour l’achat d’un immeuble à Manhattan. Après ce refus, le Qatar sera placé sous embargo saoudien avec la bénédiction de Kushner. Sans les efforts du secrétaire d’État Rex Tillerson, le Qatar aurait été envahi par l’Arabie Saoudite. Finalement, Kushner a obtenu un financement du Qatar, un fonds d’investissement ayant accepté de payer en avance le loyer de l’immeuble pour 99 ans, selon Bloomberg. Dans son livre Kushner.inc, la journaliste Vicky Ward explique comment Jared Kushner et Invanka Trump auraient failli déclencher un conflit au Moyen-Orient pour obtenir ce financement.

Cuba après Castro : permanence, changement et durcissement du contexte international

© Vincent Ortiz pour Le Vent Se Lève

À l’heure où les Etats-Unis d’Amérique adoptent des orientations géopolitiques plus agressives que jamais à l’égard de Cuba, des changements semblent se profiler sur l’île. Le 24 février, les Cubains ont adopté à 86% la nouvelle constitution du pays. Celle-ci prévoit le remplacement du « communisme » par le « socialisme » dans les textes, actant la reconnaissance de la propriété privée et l’ouverture aux investissements étrangers. Après de nombreux débats, il ne contient finalement pas d’ouverture en vue de la légalisation du mariage entre personnes du même sexe. L’occasion est propice pour effectuer un bilan de la première année du président Diaz-Canel, dans un contexte international à l’hostilité croissante.


Le durcissement du contexte géopolitique et le risque d’un isolement croissant

Malgré un isolement permanent dû à l’embargo américain sur l’île, les rapprochements avec les pays étrangers se sont multipliés ces dernières années. Ils se sont accompagnés du développement du tourisme, encouragé par les autorités cubaines, qui représente tout de même 4 millions de visiteurs étrangers en 2017, pour un pays de 11 millions d’habitants. La volonté de mettre fin à l’enclavement de Cuba se voit également dans l’arrivée tardive d’Internet sur l’île, avec le développement du wifi public dans les grandes villes. La couverture internet demeure pour le moment beaucoup trop chère pour la grande majorité des Cubains, strictement publique – les boxes personnelles étant interdites -, et limitée à quelques points sur l’île.

Un semblant de dégel s’était amorcé en 2014 sous l’administration Obama, avec l’appui diplomatique du Vatican. Cependant l’embargo imposé sous Kennedy, bien que légèrement assoupli, n’a pas été remis en cause et continue d’étouffer l’île. Le dernier décret de politique étrangère signé par Barack Obama portait sur la confirmation des sanctions américaines contre Cuba, que Donald Trump prévoit de durcir encore. Les pertes pour l’économie cubaine sont considérables. On estime qu’elles s’élèvent chaque année à plusieurs milliards de dollars, et limitent drastiquement les capacités de consommation de la population. L’embargo américain rend difficile pour Cuba d’effectuer du commerce avec d’autres pays, les mesures de rétorsion étant de taille : un bateau qui accoste à Cuba est interdit d’entrée aux Etats-Unis pendant six mois. L’élection de Donald Trump à la tête des Etats-Unis a entraîné un recul du tourisme américain. L’administration Trump s’est en effet employée à mettre des bâtons dans les roues aux potentiels touristes, notamment en empêchant les voyages personnels, c’est-à-dire non-encadrés par un groupe. Il pousse le gouvernement cubain à réaffirmer l’antagonisme structurant entre Cuba et l’impérialisme américain.

Le gouvernement cubain a mené ces deux dernières décennies une stratégie de diversification de ses partenaires. À échelle régionale, le Panama constitue l’un de ses partenaires les plus importants, avec deux millions de dollars d’exportations de celui-ci vers l’île en 2015. Ces liens entre l’île socialiste et le gouvernement conservateur du Panama peuvent paraître contre-nature, mais les importations composant 80% de l’offre de biens cubaine, les accords commerciaux ne peuvent que bénéficier aux deux camps. Cuba a également cherché à contracter des accords économiques avec le Portugal ou encore le Canada, ce dernier servant souvent d’intermédiaire dans les relations avec les Etats-Unis. L’Union européenne a elle aussi revu sa copie en revenant en 2016 sur la « Position commune » de 1996. Cependant, cette évolution positive des relations diplomatico-économiques de Cuba menace d’être compromise par le virage néolibéral et pro-américain d’une majorité de pays d’Amérique latine.

Jair Bolsonaro, président du Brésil, et Juan Guaido, président de l’Assemblée nationale vénézuélienne auto-proclamé président du Venezuela. © Telesur

L’île perd les bonnes relations qu’elle entretenait avec le Brésil – cultivées depuis l’élection de Lula (2002) – avec l’arrivée de Bolsonaro, qui revendique un anti-communisme digne de la Guerre Froide. Le programme Mais Medicos, qui permettait à quelques 8500 médecins cubains de venir travailler au Brésil a pris fin il y a trois mois suite à des critiques du nouveau président. L’Equateur ou l’Argentine, alliés politiques importants du gouvernement cubain sous la présidence de Rafael Correa (2007-2017) et des Kirchner (2003-2015), comptent désormais parmi ses adversaires résolus. La contestation grandissante du gouvernement de Nicolas Maduro pourrait faire perdre un nouvel allié à Cuba, et non des moindres. Le président vénézuélien Hugo Chavez (1999-2013), prédécesseur de Maduro, avait été adoubé par le gouvernement cubain comme « le meilleur ami de la Révolution cubaine ». Il avait mené à un rapprochement considérable des deux pays, qui s’est manifesté par une explosion du commerce bilatéral ainsi qu’une politique d’entraide mutuelle baptisée  « pétrole contre médecins » – le Venezuela fournissant une abondante manne pétrolière à Cuba, Cuba envoyant ses médecins appuyer les « missions sociales » mises en place par Hugo Chavez.  L’avenir des relations cubano-vénézuéliennes dépendra de l’issue de la tentative de coup d’Etat de Juan Guaido contre Nicolas Maduro appuyée par les Etats-Unis. La lutte pour la tête du Venezuela oppose un allié historique de Cuba à un partisan inconditionnel des Etats-Unis, qui affiche ouvertement son hostilité envers le gouvernement cubain. Dans ce basculement global du sous-continent américain, seule la Bolivie d’Evo Morales semble demeurer une alliée stable du gouvernement cubain.

Ce durcissement considérable du contexte international ne doit pas voiler l’importance des mutations que l’on peut observer sur l’île.

« Actualisation » du socialisme et volonté de conserver l’héritage de la Révolution

Les mots ont un sens. Ceux de la nouvelle Constitution cubaine, bien qu’essentiellement symboliques, sont symptomatiques d’un changement en cours sur l’île. Mais quelle est son ampleur réelle ? Le nouveau texte prend pour base la Constitution de 1976, instaurée par le Parti communiste cubain à la suite de la révolution de 1959 contre le despote Batista, tout en la modifiant sur certains points non négligeables. Si dans la version initiale on peut lire : « l’Etat oriente les efforts communs vers les hautes fins de la construction du socialisme et le progrès vers la société communiste », la révision se limite à : « L’Etat oriente les efforts communs vers les hautes fins de la construction du socialisme. Il s’emploie à préserver et fortifier l’unité patriotique des Cubains et à développer des valeurs éthiques, morales et civiques ». En règle générale, le mot « communisme » a disparu du texte, si l’on excepte les expressions liées au parti (« Parti communiste cubain » et « Union des jeunes communistes »).

La transition vers davantage de libéralisme, allant jusqu’à un régime hybride, semble bien être à l’œuvre. Raul Castro a mené depuis son accession au pouvoir en 2006 une politique dite d’actualización, en ouvrant par exemple les secteurs automobiles et immobiliers au privé. 200 corps de métier sont aujourd’hui ouverts au secteur privé. Cuba est-elle en passe de muer en un “socialisme de marché” à la chinoise, alliant multinationales capitalistes et contrôle étatique ? La libéralisation de l’économie, très modeste avec seulement 13% des emplois relevant du secteur privé, donne du grain à moudre aux futurologues. Mais elle semble beaucoup trop faible pour que la comparaison soit pertinente. De même, l’encadrement extrêmement strict de la propriété privée par le gouvernement cubain, excluant tout mécanisme d’accumulation ou d’apparition d’acteurs économiques au poids significatif, n’autorise pour l’instant aucune assimilation avec la dynamique chinoise. Si la politique du gouvernement cubain cherche à encourager l’initiative individuelle, le développement accru de la propriété privée et l’apparition d’un secteur non-étatique de l’économie, il semble qu’elle cherche également à se prémunir du développement d’un capitalisme de milliardaires.

La Constitution réaffirme plusieurs “acquis” de la Révolution cubaine : gratuité des soins et de l’éducation, droit universel au logement, ou encore à l’alimentation. La prise en charge étatique de ces secteurs a permis aux Cubains et leur permet encore de bénéficier d’une espérance de vie supérieure à celle des Etats-Unis et d’un taux de scolarisation de 100% jusqu’à la fin du secondaire.

De quoi Miguel Diaz-Canel est-il le nom ?

L’ère Castro est-elle réellement terminée ? La mort de Fidel fin 2016 et le départ de Raul Castro de la présidence en 2018 ont semblé marquer sa fin. Raul Castro demeure cependant secrétaire général du Parti communiste de Cuba, conservant ainsi un grand pouvoir. L’actuel président Miguel Diaz-Canel est un proche des Castro, ayant été le vice-président de Raul pendant son mandat, mais d’un point de vue symbolique il incarne une époque nouvelle. Né en 1960, il n’a pas participé à la Révolution. L’image est importante : il s’agit de montrer que la Révolution se perpétue même sans lutte armée, sous la forme d’un processus continu.

Miguel Diaz-Canel et Raul Castro. © Telesur

La présidence de Diaz-Canel survient à un moment où une ouverture politique – relative – semble voir le jour. Bien sûr, le cadre autoritaire hérité des années Castro, mis en place pour lutter contre les agressions des Etats-Unis, reste en place : parti unique, contrôle étatique de la presse, censure des opinions critiques. Le développement de nouvelles formes de communication ne permet pas toujours d’y échapper. Récemment, les SMS contenant les mots « Yo voto No » ou « Yo no voto », (« Je vote Non » ou « Je ne vote pas ») ont été filtrés pendant la campagne pour l’adoption de la Constitution.

Force est cependant de reconnaître qu’une place plus grande est accordée à la contestation depuis quelques temps. La campagne physique pour le « Non » au référendum par exemple n’a pas été réprimée et a permis l’émergence d’opposants comme Manuel Cuesta Morua – dont les liens avec Washington sont pourtant de notoriété publique -, qui critique la nouvelle Constitution dans le poids qu’elle continue d’accorder au PCC et la trop timide libéralisation de l’économie. L’accès à internet a également permis au dark web de se développer. Des changements progressifs voient donc le jour. La question de la démocratie à Cuba est cependant sur-déterminée par le contexte géopolitique. Tant que les Etats-Unis maintiendront l’embargo sur l’île et que le spectre d’une nouvelle Baie des Cochons planera sur Cuba, une libéralisation politique réelle semble très peu probable.

Le recul sur la question du mariage gay

Alors que le gouvernement fait profession d’une défense sans concessions des droits LGBT, l’article 68 de la Constitution, qui dispose que « le mariage est l’union volontairement consentie d’un homme et d’une femme », n’a finalement pas été changé en « l’union volontairement consentie de deux personnes ». Il s’agit du débat qui a le plus agité les commissions au moment de la rédaction de cette révision. Il faut dire que Cuba entretient un rapport particulier aux droits des homosexuels.

En 1959, Fidel Castro considérait les homosexuels, selon ses propres mots, comme des produits de la « décadence bourgeoise ». Il a initié une politique d’arrestation et de « rééducation » des homosexuels. Un événement marquant de cette répression est la nuit dite des 3P – prostituées, pédérastes et proxénètes – où des prostituées et homosexuels ont été arrêtés et envoyés dans des camps de travaux forcés, les guanahacahibes. Ils ont été fermés peu de temps après leur ouverture, sur ordre personnel de Fidel Castro, qui y constatait les vexations dont étaient victimes les homosexuels. Le gouvernement a progressivement effectué certaines concessions, dépénalisant l’homosexualité en 1979.

Aujourd’hui, Cuba est devenue une figure de proue de la lutte pour les droits LGBT en Amérique Latine. Mariela Castro Espin, la fille de Raul Castro, est l’une des pierres angulaires de cette lutte. Avec sa défunte mère Vilma Espin, elles ont permis l’acceptation des personnes queer au sein de la société cubaine. Grâce à elles, les Cubains peuvent changer de sexe dans leur pays depuis 2008. Elle a aussi fortement milité pour le droit au mariage des personnes du même sexe mais a, cette fois, essuyé un revers. Le retour en arrière sur le texte constitutionnel du régime cubain s’explique notamment par la pression exercée par les églises évangéliques, encore puissantes sur l’île. La communauté évangélique cubaine se composant d’environ 1 million de personnes, soit 10% de la population, la mention polémique a été retirée du texte. Cette question est cependant loin d’être tranchée : le gouvernement a annoncé que le mariage gay à Cuba serait soumis à référendum d’ici 2 ans, pour savoir s’il sera intégré au Code de la Famille.

À l’abri de la tempête géopolitique qui couve, la société cubaine évolue, lentement mais de manière significative. L’élection de Hugo Chavez au Venezuela en 1999, suivie par celle de ses alliés géopolitiques, avait permis à Cuba de se libérer momentanément de l’asphyxie de l’embargo américain. Plus que Cuba après Castro, c’est peut-être Cuba après le chavisme – et la possibilité pour l’héritage de la Révolution de 1959 de survivre au chavisme – qui devrait poser question.

Alexandria Ocasio-Cortez, l’élue socialiste qui dynamite la scène politique américaine

©nrkbeta

Plus jeune femme jamais élue au Congrès des États-Unis, bête noire de la droite conservatrice, égérie de la gauche progressiste et véritable épine dans le pied de l’establishment démocrate, Alexandria Ocasio-Cortez déchaîne les passions et bouscule la scène politique américaine. Portrait de la nouvelle star de la gauche radicale, par Politicoboy.


Le 6 janvier 2019, la chaîne CBS diffuse en avant-première un extrait « explosif » de son interview « 60 minutes avec Alexandria Ocasio-Cortez ». Pressée d’expliquer comment elle compte financer son « green new deal », la jeune élue du Bronx évoque la possibilité d’une nouvelle tranche d’impôt sur les revenus supérieurs à 10 millions de dollars, au taux marginal de 70 %. La droite crie au scandale, repeignant sa proposition en un taux d’imposition global, jugé confiscatoire. Sean Hannity, présentateur vedette de la chaîne Fox News, s’emporte, affirmant que les multimillionnaires « ne pourront plus aller au restaurant ». Face à ce torrent de critiques, les démocrates de centre droit adoptent leur classique technique de l’autruche en attendant que l’orage passe. Les principaux organes de presse se montrent plus généreux. Le Washington Post et le New York Times saluent une proposition « en phase avec la recherche économique ». Le plus conservateur « The Hill » exprime sa stupeur en publiant les résultats d’un sondage commandé après la diffusion de l’interview : 59 % des électeurs approuvent la proposition, dont 45 % de sympathisants républicains. Puis c’est Fox News, comble de l’ironie, qui s’étrangle devant le résultat de son propre sondage : 70 % des Américains seraient favorables à la proposition d’Ocasio-Cortez. En moins d’un mois, la question de la hausse d’impôt sur les ultras riches, que CBS imaginait susceptible de briser la carrière de la jeune élue, s’impose dans le débat public comme du bon sens, au point de provoquer un début de panique au forum économique de Davos.

Cette séquence médiatique résume parfaitement l’effet « AOC » (surnom d’Alexandria Ocasio-Cortez).

Maîtrisant les codes de communication moderne, son audace surprend et agace l’establishment politique, mais fait mouche dans l’opinion. Au point d’imposer des idées longtemps jugées trop « radicales » au cœur du débat public, que ce soit en matière d’écologie, de fiscalité ou de politique industrielle.

Pour comprendre comment cette jeune serveuse d’origine portoricaine fait désormais trembler Washington, il faut revenir sur son parcours personnel.

Une vocation politique qui prend ses sources dans l’activisme

Née dans le Bronx d’une famille modeste originaire de Porto Rico, Alexandria Ocasio-Cortez connaît la réalité quotidienne de la classe ouvrière américaine pour l’avoir durement éprouvée.

En plein cœur de la crise financière de 2008, son père décède d’un cancer au poumon. Tout juste diplômée de l’Université de Boston, elle doit se battre contre les banques qui espèrent saisir la maison familiale. Pour faire face aux difficultés économiques et rembourser ses lourds emprunts étudiants, elle travaille comme serveuse et barman.

« Les gens ne réalisent pas que les restaurants constituent un des environnements les plus politiques qu’il soit. Vous travaillez épaule contre épaule avec les immigrés. Vous êtes au cœur des inégalités salariales. Votre salaire horaire est en dessous du minimum légal, vous êtes payée par les pourboires. Vous faites face au harcèlement sexuel. Vous voyez comment notre nourriture est distribuée et préparée. Vous observez la fluctuation des prix. Pour moi, ce fut une expérience politique exaltante. » Explique-t-elle au magazine Rolling Stones (27 février 2019).

Ses études en sciences économiques la conduisent à effectuer un stage auprès du Sénateur Ted Kennedy, avant de débuter une carrière d’éducatrice et d’organisatrice pour deux ONG new-yorkaises. En 2016, elle rejoint la campagne présidentielle de Bernie Sanders, où elle travaille comme coordinatrice de terrain. Suite à cette expérience, elle passe deux semaines à Standing Rock auprès des opposants à la construction de l’oléoduc « Dakota Access ». C’est là qu’elle aurait pris sa décision de briguer le poste de représentant au Congrès du 14e district de New York.

Jeune femme « milléniale » d’origine hispanique et modeste, Alexandria Ocasio-Cortez présente un cocktail détonnant auquel les nombreuses catégories sociales qui constituent le cœur de l’électorat démocrate peuvent facilement s’identifier, qu’il s’agisse des jeunes étudiants et diplômés endettés, des travailleurs précaires ou des minorités.

Son ascension fulgurante s’explique en partie par la richesse de son parcours : militante chevronnée issue de la classe ouvrière, sa maîtrise des codes de la classe dirigeante lui permet de tenir le choc sur les plateaux télé, et de briller en commission parlementaire. Ajoutez son aisance à communiquer et sa proximité avec les milieux activistes, et vous obtenez la combinaison idéale pour incarner le renouveau du parti démocrate à l’ère de Donald Trump. Mais avant de secouer Washington, encore fallait-il s’imposer à New York.

Jim Crowley et l’obstacle des primaires démocrates

Le 14e district de New York recoupe l’est du Bronx et une partie du Queens. Dans cette circonscription acquise au parti démocrate, le vainqueur de la primaire est quasiment assuré d’être élu au Congrès.

Face à Alexandria Ocasio-Cortez, Jim Crowley représentait le goliath de la politique new-yorkaise. Candidat en place depuis vingt ans, baron du parti pressenti pour succéder à Nancy Pelosi en tant que chef de la majorité parlementaire, il avait derrière lui la machine électorale démocrate, la presse et les riches donateurs. Avec 3,4 millions de dollars de budget, il disposait de dix-huit fois plus de moyens que sa jeune adversaire.

Dans une interview à la revue Jacobin, cette dernière explique son approche :

« Je ne savais pas exactement dans quoi je m’engageais, mais je savais quel type de campagne mon adversaire allait conduire : une campagne typique de l’establishment, financée par les dons issus d’entreprises privées. En général, ce genre d’opération ne se préoccupe pas du terrain. Moi, j’arrivais avec mon expérience d’organisatrice. Dès le début, je me suis focalisée sur les associations militantes, pour construire une coalition, et l’élargir à d’autres organisations. Ma campagne fut presque uniquement centrée sur le terrain, et les réseaux sociaux (…) Nous avons frappé à 120 000 portes, envoyé 170 000 SMS et passé 120 000 appels téléphoniques ».

Il fallait d’abord s’assurer que ses futurs électeurs soient inscrits sur les listes démocrates, afin de pouvoir participer à la primaire. Dans ce but, AOC mène une large campagne de sensibilisation un an avant l’élection. « Honnêtement, ce fut la période la plus difficile, celle où on m’a claqué le plus de portes au nez”. Les gens ne voulaient pas entendre parler du parti démocrate. Elle a dû les convaincre :  « cette année, une candidate progressiste se présente, elle n’accepte aucun financement du secteur privé, mais pour qu’elle puisse gagner, il faut s’inscrire sur les listes ».

Sa campagne proprement dite débute avec le lancement d’un clip vidéo exemplaire, qui s’est imposé comme la nouvelle référence du genre, et qui résume parfaitement l’essence de sa candidature. Filmée dans son quotidien, elle explique en voix off : «  les femmes comme moi ne sont pas supposées se présenter aux élections ». Elle nous décrit son parcours personnel avant de noter que «  la politique ne faisait pas partie de mes projets, mais après vingt ans avec le même représentant, on doit se demander, pour qui New York a-t-il changé ? Chaque jour devient plus difficile pour les familles des classes de travailleurs comme la mienne ». (…) « Cette élection, c’est l’argent contre les gens. Ils ont l’argent, nous avons les gens  ». « Ceux qui ne respirent pas notre air, ne boivent pas notre eau, ne vivent pas dans nos quartiers, n’envoient pas leurs enfants dans nos écoles, ceux là ne peuvent pas nous représenter. Ce dont le Bronx et le Queens ont besoin, c’est une assurance maladie universelle, une garantie de l’emploi, une réforme de la justice et la gratuité des universités publiques ».
 

Son programme rejoint celui de Bernie Sanders, avec une proposition plus radicale en matière d’immigration : la suppression pure et simple de l’agence de police des frontières « ICE », chargée de l’identification et de l’expulsion des sans-papiers, qui terrorise les habitants du Bronx issus de l’immigration.

Elle est soutenue par quatre organisations clés : le mouvement de Bernie Sanders « Our révolution », le parti démocrate socialiste américain (DSA), qu’elle rejoint après avoir été séduite par sa forte présence sur le terrain, l’ONG Black Lives Matter et l’organisation Justice Democrats, qui recrute des candidats progressistes dans tout le pays pour défier les démocrates “corrompus par les intérêts privés”. (1)

Avec 15 897 voix contre 11 761, Alexandria Ocasio-Cortez remporte la primaire par plus de 15 points d’écart. Le lendemain, la nation toute entière découvre son visage. Le New York Times décrit ce résultat comme « la plus sévère défaite subie par un démocrate sortant depuis plus de dix ans, qui va se répercuter sur l’ensemble du parti et à travers tout le pays ». Le Guardian partage cette analyse, qualifiant le résultat d’un « des plus gros coups de tonnerre de l’histoire politique américaine récente ». (2)

Les talk-shows et chaînes d’informations s’arrachent AOC. Fox News enchaîne les segments où ses journalistes commentent le programme de la jeune démocrate avec un air atterré. Sean Hannity placarde sur écran géant ses principaux points : « santé gratuite pour tous, garantie de l’emploi, université publique sans frais… » offrant une plateforme inespérée aux idées de la gauche socialiste, dont les principales propositions reçoivent entre 80% et 55% d’opinions favorables. (3)

Cette dynamique va se répéter, la classe politico-médiatique américaine pensant systématiquement attaquer Ocasio-Cortez en montrant à quel point ses idées sont « extrêmes », jusqu’à ce que les enquêtes d’opinion lui donnent raison.

Une star est née

La presse néolibérale essaye d’abord de minimiser cette victoire, qu’elle attribue à des raisons purement démographiques (son district étant majoritairement hispanique) pour masquer un raté journalistique embarrassant. Les médias alternatifs comme The Intercept, Jacobin, The Young Turks et le cinéaste Michael Moore avaient pressenti cette victoire, eux.

Profitant de l’effet de surprise, Alexandria Ocasio-Cortez va très rapidement endosser un rôle national.

D’abord en faisant campagne à travers le pays aux côtés de Bernie Sanders, pour soutenir des candidats progressistes en vue des élections de mi-mandat.

Ensuite, en s’imposant progressivement comme une star médiatique. Photogénique et spontanée, elle fait le bonheur des talk-shows télévisés. Son compte Twitter passe de quelques milliers d’abonnés à 3,5 millions, dépassant celui de Nancy Pelosi. Sur Instagram, 2,7 millions de personnes suivent ses « stories » où elle détaille sa routine de soin au visage, partage une recette de macaroni au fromage ou conduit des vidéos « live » depuis sa cuisine pour répondre aux questions de ses constituants, tout en préparant un plat de nouilles chinoises. Toutes les occasions sont bonnes pour faire de la politique. Ces vidéos virales lui valent un succès grandissant. Les chaînes de télévision s’arrachent ses interviews et commentent ses moindres faits et gestes, y compris la très conservatrice Fox News, qui entretient avec AOC une relation obsessionnelle.

Sans surprise, elle remporte l’élection générale face au candidat républicain, avec 78 % des suffrages (et 110 318 voix).

Entrée fracassante au Congrès

Pendant la période de transition, Alexandria Ocasio-Cortez confirme son statut de nouvelle star. En dénonçant la présence de lobbyiste dans des réunions d’orientation, en se plaignant des loyers exorbitants de Washington ou en guidant ses abonnés Instagram dans les arcanes du Congrès, elle déchaîne les passions.

La droite conservatrice semble obsédée par son socialisme assumé, et tente par tous les moyens de la décrédibiliser. Un journaliste poste une photo sur Twitter de sa tenue, commentant « vue la marque de cet ensemble, AOC n’est pas aussi pauvre qu’elle le prétend ». Problème : la photo est prise en traître et de dos, avec un angle digne d’un pervers. Puis c’est un commentateur influent qui fait émerger une vidéo datant de ses années étudiantes, où elle danse sur un morceau de Phoenix. Chaque attaque revient comme un boomerang au visage de ses auteurs, tandis que les répliques d’Ocasio-Cortez dépassent souvent la portée des tweets de Donald Trump lui-même.

https://twitter.com/AOC/status/1081234130841600000

Plutôt que d’embaucher une armée d’assistants parlementaires et stagiaires sous-payés, elle insiste pour rémunérer ses collaborateurs au salaire moyen de Washington DC, quitte à réduire la taille de son équipe. Les conservateurs hurlent au scandale, estimant que son cabinet n’aura pas suffisamment de personnel pour fonctionner correctement. Ses interventions en commission parlementaire et ses questions lors de l’audition sous serment de l’ancien avocat de Donald Trump, salués par la presse pour leur redoutable efficacité, leur ont donné tort. Comble de l’irone, grâce à AOC, la chaîne parlementaire CSPAN renoue avec l’audience.

Ce statut d’étoile montante lui permet de faire une entrée fracassante au Congrès. Le premier jour, elle rejoint des militants écologistes du mouvement Sunrise en « occupant » le bureau de Nancy Pelosi, la présidente de la chambre des représentants (et troisième personnage de l’État après le président et le vice-président). Faisant preuve de tact, elle canalise l’énergie des militants tout en offrant à sa chef une porte de sortie, au sens propre comme au figuré.

La montée du socialisme aux États-Unis

Alexandria Ocasio-Cortez se revendique démocrate socialiste. Comme Bernie Sanders, elle défend une politique de classe qui s’oppose au statu quo. Son agenda législatif s’articule désormais autour de sa proposition phare : un « green new deal » particulièrement ambitieux, qui doit permettre de répondre à l’urgence climatique par une politique d’investissement public massif, tout en plaçant les politiques sociales et la création d’emploi au cœur de l’effort, incorporant ainsi l’essentiel des priorités de la gauche sous un seul projet.

Une vision de « bon sens », qu’elle articule avec brio. Pour elle, les radicaux sont ceux qui ne veulent pas répondre à la double urgence écologique et sociale, ou le font avec des propositions modérées qui ne suffiront pas à prévenir la catastrophe, ceux qu’elle appelle les « climate delayers ».(4) « Si considérer que personne aux États-Unis ne doit être trop pauvre pour vivre dignement est une idée radicale, alors appelez-moi radicale », répond-elle à ceux qui voudraient la peindre comme une extrémiste.

Pour autant, son habileté rhétorique et son pragmatisme médiatique ne doivent pas nous faire oublier ce à quoi elle semble aspirer, en tant que membre du DSA. Son projet est véritablement radical, dans le sens où il se propose de remplacer le capitalisme par un système socialiste, à travers trois axes principaux.

Premièrement, redonner le pouvoir aux classes qui produisent la richesse. Cela passe par un soutien indéfectible aux activistes et organisations militantes, l’amélioration des conditions de vie des classes populaires et une défense du syndicalisme. Derrière cette stratégie, on retrouve la conviction que le changement vient rarement des élus, et toujours des mobilisations sociales.

Ensuite, retirer de la sphère du marché tout ce qui touche aux droits universels : la santé, l’éducation, l’énergie, le logement et même le travail lui-même. C’est en cela que sa proposition de garantie à l’emploi vient court-circuiter la logique capitaliste. Bien que le DSA reconnaisse au marché son utilité et ne remette pas en question la propriété privée, il propose de libérer un maximum de secteurs économiques de son emprise directe.

Enfin, promouvoir la démocratie comme principal remède face à l’influence des intérêts privés, en particulier au sein de l’entreprise, entité vouée à évoluer vers un modèle de gouvernance de type coopérative.

En ce sens, l’assurance maladie universelle et publique (Medicare for all) et le « green new deal » sont des propositions hautement subversives. La première ouvrirait la voie à la socialisation d’un sixième de l’économie américaine, la seconde transformerait le rapport capital-travail en profondeur. En ce qui concerne le financement de ces deux mesures, AOC s’appuie sur la Modern Monetary Theory pour justifier le recours au déficit public. Interrogée sur ces questions, elle commence toujours par renvoyer la balle dans le camp adverse : “Lorsqu’il s’agit de baisser les impôts sur les riches ou d’augmenter le budget militaire, on ne demande pas comment c’est financé. Pourquoi cette question vient seulement lorsqu’il s’agit de  mettre en place des programmes utiles pour la classe moyenne ? ».

Le pouvoir du capital politique

En politique, certains se focalisent sur les fonctions à occuper et conquérir, d’autres sur les textes et réformes à faire passer. Alexandria Ocasio-Cortez a compris que son pouvoir réside ailleurs.

Les démocrates sont majoritaires à la chambre des représentants, mais l’aile gauche socialiste reste un courant minoritaire au sein du parti. De plus, les conservateurs détiennent les trois autres branches du gouvernement (la Maison-Blanche, la Cour suprême et le Sénat). Autant de verrous capables d’opposer un véto à toute réforme socialiste. Enfin, AOC n’est qu’une élue parmi 435 représentants, et dans une institution qui fonctionne à l’ancienneté, son pouvoir législatif reste proche du néant.

Pourtant, en utilisant son capital politique avec agilité et en captant l’attention médiatique, elle a réalisé des miracles en quelques mois. Sa résolution pour un Green New Deal a redéfini l’ordre des priorités du parti démocrate et s’est imposée comme enjeu majeur dans le débat public. Les candidats démocrates à l’élection présidentielle se positionnent en fonction de ses propos, et ont tous approuvé dans les grandes lignes ce plan ambitieux.

 

©Senate Democrats

Son argument en faveur d’une hausse de l’imposition des ultras riches a généré de nombreuses propositions à gauche, et une forme de terreur mal contenue à droite. Enfin, AOC n’est pas étrangère à la capitulation d’Amazon face aux élus et militants du Queens qui s’opposaient à l’implantation du géant du numérique dans ce quartier new-yorkais.

Pour autant, l’establishment démocrate résiste à ses propositions jugées trop radicales, parfois par manque d’ambition politique et inertie, souvent parce qu’elles s’opposent directement aux intérêts des entreprises, lobbies et ultra riches qui financent le parti. Mais la pression est réelle et le risque d’apparaître déconnecté des réalités (et de leur base électorale) est non négligeable pour les cadres démocrates.

Si certains espèrent pouvoir neutraliser la jeune socialiste en lui opposant un néolibéral lors des prochaines élections, ou simplement en redessinant les contours de sa circonscription, d’autres ont peur de se retrouver sur une liste d’élus qui feront l’objet d’une primaire visant à les remplacer par un progressiste soutenu par AOC. L’aile droite démocrate a ainsi été nommément désignée par Alexandria Ocasio-Cortez pour sa complaisance lors du vote pour la réforme du contrôle des armes à feu. Une première rafale dans la lutte qui s’amorce au sein du parti.

La revue Jacobin exprimait ses craintes qu’AOC déçoive, soit isolée au Congrès et absorbée par l’institution. Pour l’instant, c’est plutôt l’inverse qui se produit. Les parlementaires démocrates sont allés jusqu’à lui demander des cours particuliers d’usage des réseaux sociaux, qu’elle s’est empressée de dispenser avec un certain amusement. Mais c’est surtout sa capacité à établir un rapport de force qui explique son ascension fulgurante au sein du parti démocrate.

La gauche peut-elle faire l’économie de personnalités fortes ?

L’influence d’Alexandria Ocasio Cortez dépasse son propre camp. Donald Trump a fustigé le retour du socialisme dans son discours sur l’État de l’Union, et lors de la convention annuelle du parti républicain, son nom figurait sur toutes les lèvres et dans toutes les interventions. Épouvantail pour la droite et égérie pour la gauche, AOC semble appelée à jouer un rôle important dans la politique américaine.

Elle nous pousse ainsi à réfléchir sur les moyens dont dispose la gauche radicale pour influer sur la vie politique. L’appui sur les secteurs militants et les ONG de terrain ; l’utilisation du capital politique acquis grâce à un programme ambitieux et à une rhétorique populiste (au sens de Laclau), dont les propositions phares sont portées au cœur du système médiatique, explique le succès de la jeune socialiste, comme Jeremy Corbyn et Bernie Sanders avant elle. L’articulation de son projet lui permet de combiner les priorités des classes ouvrières en termes de qualité de vie, de pouvoir d’achat et d’emploi avec celles des personnes issues de l’immigration vivant dans les quartiers, et celles de la gauche éduquée qui se préoccupe avant tout d’écologie. En affirmant que ce sont les communautés les plus pauvres qui subissent en premier les conséquences du réchauffement climatique, elle propose une vision politique capable de rassembler une large coalition.

Le parcours d’Alexandria Ocasio-Cortez lui permet d’incarner à merveille cette articulation. Au propre comme au figuré, elle représente le nouveau visage de la gauche démocrate américaine.

***

Notes :

(1) Justice democrats est une organisation fondée par Cenk Uygur, le président de la webTV aux 4,5 millions d’abonnées The Young Turks, qui avait inspiré les proches de la France Insoumise pour la création du Média. Organisée sur le modèle d’un lobby politique, Justice Democrat recrute des candidats progressistes s’étant engagés à ne toucher aucun financement issu d’intérêts privés, pour les aligner contre les candidats démocrates financés par le privé. Son principal objectif est de supprimer l’influence de l’argent privé dans la politique américaine.

(2) : https://en.wikipedia.org/wiki/Alexandria_Ocasio-Cortez#Primary_election

(3) : Contrairement aux idées reçues, les américains sont beaucoup plus favorables aux propositions “progressistes” qu’on ne l’imagine, mais ces dernières ne sont pas suffisamment portées par le parti démocrate pour que cela fasse évoluer le rapport de force électoral. On constate ainsi qu’environ 45% des électeurs se déclarent conservateurs, alors que la hausse de l’imposition des riches est approuvé par 70% des américains, la légalisation du cannabis 66%, le doublement du salaire minimum fédéral (de 7,5 $ à 15 $ de l’heure) 55 %, une garantie à l’emploi à 46%, l’assurance maladie publique pour tous (Medicare for all)  à 56% et 80% approuve le “Green New Deal” : https://prospect.org/article/most-americans-are-liberal-even-if-they-don%E2%80%99t-know-it

(4) Le terme “climate delayer”, que l’on pourrait traduire par “climato-attentiste”  fait écho au terme “climate denier” généralement traduit par climato-sceptique, bien qu’il signifie “personne qui nie la réalité du réchauffement climatique”.

“Le dollar instaure une relation asymétrique entre l’Équateur et les États-Unis” – Guillaume Long

Le jeudi 21 février, le Cercle LVSL de Paris organisait une conférence à l’École Normale Supérieure intitulée : “Euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ?”. Guillaume Long, ministre équatorien des Affaires Étrangères sous le gouvernement de Rafael Correa, est intervenu pour évoquer les conséquences de la dollarisation de l’Équateur, survenue en 1999. L’adoption du dollar comme monnaie nationale a suscité de vives controverses, dans un pays confronté aux ambitions impériales des États-Unis d’Amérique.


Taxer les GAFA ne sera pas suffisant

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Jeff Bezos, patron d’Amazon © Seattle City Council

Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, lance des promesses intenables sur une future taxation française des GAFA, alors qu’on apprend qu’en 2017, Google aurait déplacé aux Bermudes près de 20 milliards de bénéfices réalisés en Europe et aux États-Unis. Avec Google, Amazon, Facebook et Apple, ces champions d’internet, de la Bourse et de l’optimisation fiscale, on commencerait presque à se lasser de ce genre de scandales. Pourtant, leur récurrence ne peut que nous amener au constat simple de l’incapacité de nos États à intégrer ces géants dans une juste redistribution des richesses. La question doit alors évoluer vers celle de leur contrôle.


« Dans le futur, nos relations bilatérales avec Google seront aussi importantes que celles que nous avons avec la Grèce. » Ces paroles ont été prononcées début 2017 par Anders Samuelsen, ministre des affaires étrangères du Danemark. Elles font suite à l’annonce de la création d’un poste d’ambassadeur numérique auprès des multinationales de la Silicon Valley dans le pays. Et le ministre danois poursuit, « Ces firmes sont devenues un nouveau type de nation et nous avons besoin de nous confronter à cela. »

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Anders Samuelsen, Ministry of Foreign Affairs, Denmark © Raul Mee

Ce qui saute aux yeux, c’est d’abord la puissance financière de ces nouvelles « nations », ainsi que la fulgurance de leur ascension. En 2008, notre CAC 40 national était valorisé en bourse à 1600 milliards de dollars ; il pèse, dix ans plus tard, 1880 milliards. Dans le même temps, la valorisation des GAFA est passée de 300 milliards de dollars à près de 3500 milliards. Les deux « A » de cet acronyme (Apple et Amazon) ont tous les deux dépassé la barre symbolique des 1000 milliards. Au-delà de ces chiffres vertigineux, il est nécessaire d’identifier les particularités de ces géants pour sortir de la stupéfaction première, voire de l’émerveillement qu’ils suscitent, pour comprendre les conséquences politiques des changements sociétaux engagés par les GAFA. Car leur croissance économique exponentielle ne saurait cacher l’idéologie qu’ils sous-tendent. Si la face visible de l’iceberg, celle de la réussite financière et du progrès par la technologie, est en effet la plus encensée, nombreuses sont les voix qui alarment sur la face cachée : celle d’un nouveau rapport au travail, à l’information et aux marchés, mais surtout, celle d’un nouveau rapport entre nos représentations démocratiques et ces multinationales.

La question de la taxation de ces acteurs est évidemment essentielle, mais elle ne doit pas éluder celle de leur contrôle. Nous le savons, ces entreprises américaines n’ont que peu d’estime à l’égard des systèmes fiscaux des pays dans lesquels elles travaillent. Google et Apple sont domiciliés en Irlande, Facebook n’a payé que 1,6 millions d’euros d’impôts en France en 2016, Amazon s’arrange avec le Luxembourg, et toutes sont engagées dans un semblant de bras de fer fiscal avec l’UE, sur fond de désaccord franco-allemand. La centralité de cette problématique n’est pas à remettre en cause puisqu’elle montre avant tout l’opportunisme de ces géants, bien contents de profiter d’un marché européen de plus de 500 millions de consommateurs éduqués et en bonne santé, de profiter des infrastructures maritimes et routières, toutes ces choses qu’ils semblent considérer comme gratuites, ou du moins, dont ils ne souhaitent pas aider à l’entretien, à travers l’impôt.

« Imaginez que vous ne puissiez plus voir les vidéos que vous aimez»

Le constat de l’inefficacité des mesures fiscales engagées doit nous permettre de dépasser cette problématique première pour nous concentrer sur celle de la relation qu’entretiennent les GAFA avec nos représentations démocratiques. Ces géants redoublent d’imagination lorsqu’il s’agit d’orienter ces dernières dans le sens de leurs intérêts. « Imaginez que vous ne puissiez plus voir les vidéos que vous aimez» C’est de cette manière que commence la page sobrement intitulé #SaveYourInternet, que Youtube a dédiée à la lutte contre l’Article 13 de la directive sur les droits d’auteur votée par le Parlement européen. Google mobilise directement sa communauté contre cette loi européenne, qu’il considère contraire à ses intérêts. D’une autre manière, le schéma est le même lorsque les GAFA mettent en concurrence les territoires pour faire monter les enchères en termes de cadeaux fiscaux accordés lors de leurs implantations. Ils se jouent de nos juridictions dont ils exploitent les moindres failles, grâce à des armées d’avocats d’affaires sur-rémunérés, contre des systèmes juridiques et fiscaux obsolètes.

Comment donc ne pas faire le constat de l’inefficacité de la quasi-totalité des forces mobilisées pour recadrer ces puissances grandissantes ? Les sermons du congrès américain lors de l’audition de Mark Zuckerberg sont loin d’avoir ébranlé la puissance de Facebook. Tout juste ont-ils ralenti la croissance de son action en bourse.

L’HYDRE DES GAFA

Le constat premier est celui d’une stratégie monopolistique et dominatrice. La stratégie des GAFA est bien souvent complexe sur certains aspects spécifiques, mais semble globalement simple : capturer le marché, et s’étendre.

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Mèches noires (Grand vent) 2015 © Laurent Gagnon

Amazon, connu pour sa plate-forme de vente en ligne, fait bien plus de bénéfices grâce à AWS, son service d’hébergement de données. Il investit massivement dans la production de contenus audiovisuels, dans la grande distribution alimentaire, dans les assurances santé américaines. Facebook est en première ligne de l’innovation sur l’intelligence artificielle, la reconnaissance faciale et la publicité. Google domine le marché des OS smartphone avec Android, développe la voiture autonome, investit massivement dans le cloud…

La diversification, permise par une accumulation de capitaux sans précédent, construit leur puissance économique et leur mainmise sur un vaste ensemble de marchés. Parallèlement, cette diversification permet la consolidation de leur position dominante sur leur marché d’origine respectif. Google favorise ses propres innovations en les mettant en avant sur son moteur de recherche, utilisé par 90% des internautes. Amazon n’hésite pas à utiliser massivement la vente à perte par ses capacités techniques et financières pour réduire la concurrence, comme il l’a fait en 2009 avec Zappos. Ce très rentable marchand de chaussures en ligne avait doublé ses ventes entre 2004 et 2007 et refusait une offre de rachat d’Amazon. Quelques mois plus tard, Amazon lança un site concurrent (Endless.com), qui vend des chaussures à perte et livre gratuitement sous 24 heures. Zappos dû s’aligner sur son nouveau concurrent pour ne pas perdre ses parts de marché et a commencé à livrer aussi rapidement. Mais il perdait alors de l’argent sur chaque paire vendue. Amazon perdit plus de 150 millions de dollars dans cette affaire mais finit par gagner en 2009. Le conseil d’administration de Zappos accepte de vendre.

La réussite des GAFA, et sa consécration par les marchés financiers, permet le développement de mastodontes, qui s’infiltrent progressivement dans tous les secteurs de l’économie. Toutes ces tentacules numériques deviennent très concrètes lorsque, par exemple, Facebook s’associe avec Microsoft pour investir massivement dans les câbles sous-marins qui transportent des données à travers l’Océan. Loin d’être cantonnés au monde immatériel de l’internet, les GAFA s’arment pour s’implanter et se développer partout. Avec un objectif évident de rentabilité, mais aussi avec cette vision claire d’expansion et cette représentation d’eux-mêmes comme marqueurs de l’Histoire.

L’IDÉOLOGIE LIBERTARIENNE

« Nous sommes si inventifs que, quelque soit la réglementation promulguée, cela ne nous empêchera pas de servir nos clients », affirme Jeff Bezos, PDG fondateur d’Amazon. C’est avec M. Bezos que « l’idéologie GAFA » est la plus claire. Rien, même pas une quelconque législation démocratiquement imposée, ne pourra faire plier son entreprise. L’homme le plus riche du monde se revendique volontiers adepte de certaines idées libertariennes. Le développement de la liberté comme principe fondamental, le refus de toute forme de violence légale ou d’expropriation, le respect le plus total des volontés individuelles. Toutes ces idées qui impliquent le recul, l’adaptation, voire la disparition pour certains, du principale obstructeur de liberté : l’État.

“Les GAFA sont de petits voyous devenus grands. Dès qu’ils en ont l’occasion, ils s’affranchissent de l’impôt, contournent les règles et écrasent leurs concurrents dans le mépris le plus total des règles commerciales.”

Si la promulgation de cette idéologie est moins nettement affichée chez les autres GAFA, le dénominateur commun de ces entités reste celui du bras de fer constant avec les autorités publiques. Les GAFA sont de petits voyous devenus grands. Dès qu’ils en ont l’occasion, ils s’affranchissent de l’impôt, contournent les règles et écrasent leurs concurrents dans le mépris le plus total des règles commerciales. Leur existence même dépend de leurs capacités à optimiser. Les barrières imposées par telle ou telle juridiction ne sont que des obstacles temporaires sur le chemin de leur hégémonie. Tel est le danger et la nouveauté de cette situation. Au moment de la libéralisation du secteur financier, les banques privées ont imposé progressivement leur influence sur le fonctionnement des marchés financiers. Notamment sur la fixation des taux, au détriment des Banques Centrales qui ont, par la même occasion, perdu progressivement leur rôle de régulateur. De la même manière, les GAFA, qui ont profité de l’absence de régulations dans le monde en ligne originel, savourent le recul du rôle régulateur des seules entités capables de les contrôler : les États. Ils souhaitent s’imposer sur leur marché d’origine, e-commerce, réseau social, moteur de recherche ou informatique, pour y dicter leurs règles. Mais en développant leurs tentacules dans tous les secteurs de l’économie, ils augmentent du même coup leur capacité à dicter les règles du jeu bien plus largement.

Amazon n’a pas pour but de devenir un acteur du marché du e-commerce, il souhaite incarner ce marché. Au vu de la concurrence, notamment en provenance de la Chine, il n’est pas évident que cette stratégie fonctionne, pourtant tous les mécanismes sont étudiés en ce sens par la marque au sourire. Fidéliser le consommateur et l’enfermer dans un écosystème commercial à travers ses dispositifs phares comme Alexa, son assistante vocale présente dans de plus en plus de dispositifs (enceintes, voitures ou box internet ; il n’a jamais été aussi facile de consommer sur internet). Ou Prime, son cercle de clients les plus fidèles… et les plus coûteux puisqu’une étude a démontré que le coût réel d’un abonnement Prime (au vu de tous les services proposés) serait de près de 800 dollars.

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Amazon, cette inexorable machine de guerre qui étrangle la concurrence, dégrade le travail et menace nos centres-villes © ILSR

Mais qu’importe, perdre de l’argent n’est pas un problème pour Amazon dont l’objectif n’est pas la rentabilité de court terme. Devenir le marché, voilà l’objectif. Pour cela il faut d’abord éliminer tous les concurrents, en passant donc par un enfermement des consommateurs et une pressurisation des prix. Et tant pis si les intérimaires se tuent à la tâche dans les entrepôts du monde entier. En imaginant Amazon réussir à s’imposer réellement sur le marché du e-commerce, certains voient déjà son influence comme celui d’une nouvelle forme de régulateur de ce marché. Les commentaires et avis seraient une forme de contrôle qualité ; pourquoi s’encombrer de règles sanitaires européennes ? Les comptes vendeurs sur la Marketplace seraient une forme de registraire commerciale ; pourquoi s’encombrer de l’INSEE ou de numéro SIRET ? Les commissions du groupe seraient finalement une nouvelle sorte d’impôts sur la consommation, lorsque les services de stockage de données qu’elle facture aux entreprises seraient un impôt sur les sociétés. Pourquoi continuer de faire confiance à un État si Amazon, cette belle entreprise philanthrope qui construit des forêts artificielles et veut explorer l’espace, peut nous en libérer ? Un système d’assurance-santé est même en cours d’expérimentation aux États-Unis. Sur sa Marketplace régneront bien les règles concurrentielles du libéralisme, mais pas pour Amazon qui, à l’image d’un État, se verrait volontiers chapeauter la situation, depuis sa position d’intermédiaire global.

“les comportements de l’ensemble des GAFA nous rapprochent chaque jour un peu plus d’un monde où les citoyens n’auraient plus la légitimité de réguler la manière dont leur économie fonctionne.”

Évidemment cette perspective est pour le moment loin de la réalité, mais il est important de noter que M. Bezos aurait bien du mal à désapprouver cette vision d’avenir. Et que les comportements de l’ensemble des GAFA nous rapprochent chaque jour un peu plus d’un monde où les citoyens n’auraient plus la légitimité de réguler la manière dont leur économie fonctionne. À l’inverse, ce serait ces nouvelles entités supra-étatique qui détermineraient, directement ou non, nos manières de consommer. Le plus terrifiant réside dans le fait que ce basculement est de plus en plus imaginable à mesure de la montée d’une forme de défiance envers les États, que leur rôle historique de régulateurs est attaqué par l’idéologie libérale et que l’image altruiste des GAFA se développe.

FACE À UNE ASYMÉTRIE DES POUVOIRS

L’idée n’est pas celle d’une grande conspiration mondiale des GAFA, qui auraient prévu depuis des années de contrôler le monde, mais bien celle d’un basculement progressif des pouvoirs. Ce n’est pas non plus celle d’une disparition des États, mais plutôt celle d’un renversement hiérarchique partiel entre multinationales, devenues par endroit capables de dicter leurs lois à des représentations démocratiques souveraines, et autorités publiques en recherche aveugle de croissance et d’emplois.

Lorsque M. Macron reçoit Mark Zuckerberg, les deux hommes parlent à l’unisson d’un “nouveau schéma de régulation” pour le plus grand réseau social du monde. Tout cela semble en bonne voie puisque de l’avis de Nick Clegg, vice-président des affaires globales de Facebook, c’est de régulation dont son entreprise a besoin ! « Nous croyons qu’avec l’importance croissante prise par Internet dans la vie des gens, il y aura besoin d’une régulation. La meilleure façon de s’assurer qu’une régulation soit intelligente et efficace pour les gens est d’amener les gouvernements, les régulateurs et les entreprises à travailler ensemble, en apprenant les uns des autres et en explorant de nouvelles idées. Nous sommes reconnaissants envers le gouvernement français pour son leadership dans cette approche de corégulation. » Outre l’idée saugrenue que l’on puisse construire une régulation efficace main dans la main avec le régulé, ne nous méprenons pas : la régulation évoquée ici est celle des utilisateurs et non celle de la plateforme. Les accords passés entre la France et Facebook portent sur la création d’une entité commune de modération des « contenus haineux ». En arguant qu’il est « complexe » de réguler les contenus partagés par plus de 2 milliards de personnes, Facebook, en plus d’éviter l’impôt national, « sous-traitera » donc en partie cette régulation à un groupe qui sera payé directement par les deniers publics. Cette question reste complexe et pose d’autres problèmes, notamment celui de la manière dont Facebook modère ses contenus. Il n’en reste pas moins qu’ici, le groupe américain, sous couvert de co-construction responsable, parvient à imposer la gestion des dommages collatéraux de sa plateforme à la collectivité.

Les GAFA jouent du pouvoir que leur confère leur gigantisme, parfois de manière moins subtile. Lorsqu’en 2014 l’Espagne tente d’imposer à Google une rétribution pour les auteurs d’articles de presse que son service « News » reproduit et diffuse, le géant décide tout simplement de suspendre Google News dans le pays. Fort de la centralité de sa plateforme et de l’obligation d’être référencé sur Google pour exister sur internet, il menace aujourd’hui de faire de même à l’échelle européenne. Dans le combat (déjà évoqué précédemment) que mène l’entreprise américaine contre la loi européenne sur les droits d’auteur, l’argument du retrait pur et simple est de vigueur pour faire plier l’UE. Si le lobbying n’est évidemment pas chose nouvelle, cette confrontation directe et assumée avec les représentations démocratiques nous renseigne sur la manière dont les GAFA voient leur place dans la société. Ce ne sont plus de simples entreprises, mais bien de « nouvelles formes de nations » comme le disait Samuelsen. Des nations d’actionnaires avec pour seul but l’expansion et la rentabilité.

Que penser alors du manque de contrôle, voire de la soumission, de nos démocraties face à ces entités ? Le dernier exemple sera à nouveau celui d’Amazon. L’affaire “HQ2” démontre avec brio l’absurdité de la situation dans laquelle nous conduit l’absence de régulation des GAFA. Fin 2017, le géant du commerce en ligne annonce sa volonté d’ouvrir un second siège social nord-américain, un « Headquarter 2 », sans préciser la localisation de ce projet. À travers une forme « d’appel d’offres », l’entreprise propose très officiellement aux villes et territoires de « candidater » pour l’obtention de cet investissement faramineux de plus de 5 milliards de dollars. Subventions et aides publiques sont expressément demandées dans ce court document. Amazon profitera de la mise en concurrence territoriale engendrée pour faire monter les enchères, jusqu’à des propositions incroyables comme celle de Stonecrest, petite ville américaine proche d’Atlanta, qui souhaitait donner un vaste terrain à l’entreprise, et créer une nouvelle ville nommée « Amazon City » dont Jeff Bezos serait Maire à vie. D’autres propositions plus sérieuses des 200 villes candidates sont tout aussi inquiétantes, du remodelage urbain autour d’Amazon à la promesse d’un crédit d’impôt de plus de 8 milliards de dollars par le Maryland.

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Amazon’s front door © Robert Scoble

Le fin mot de l’histoire surprendra les commentateurs. Amazon a choisi de diviser son investissement et de créer non pas un, mais deux nouveaux sièges sociaux. L’un à Long Island à New York et l’autre à Arlington en Virginie, pour un total de 5,5 milliards de dollars cumulés en subventions et avantages fiscaux. Si la recherche d’incitations financières n’est pas nouvelle, particulièrement aux États-Unis, elle est particulièrement indécente lorsqu’elle est ainsi massivement utilisée par une entreprise redoublant par ailleurs d’imagination pour éviter l’impôt.

“Les contribuables américains financent directement la construction de bureaux flambants neufs dans lesquels des centaines d’experts marketing redoubleront d’imagination pour cloisonner les consommateurs dans l’offre Amazon.”

Mais plus que cela, cette affaire démontre à nouveau la forme de retournement des pouvoirs dont profitent les GAFA. Les pouvoirs publics, avides de croissance et d’emplois se soumettent aux exigences de ces nouveaux géants qui, soutenus par les marchés financiers, sont source d’un dynamisme économique certain. Mais que cache ce dynamisme ? Souhaitons nous réellement participer à la construction de ces géants tentaculaires qui semblent chaque jour plus aptes à imposer leurs idéaux à nos sociétés ? Doit-on aveuglément favoriser la croissance sans questionner ses conséquences politiques ? Avec ces nouveaux Headquarters, les contribuables américains financent directement la construction de bureaux flambants neufs dans lesquels des centaines d’experts marketing redoubleront d’imagination pour cloisonner les consommateurs dans l’offre Amazon ; et des centaines d’experts juridiques feront de même pour positionner l’entreprise là où elle participera le moins à la compensation financière des désastres écologiques dont elle est la cause.

LA CONSTRUCTION D’UNE SITUATION PARTICULIÈRE

Monsanto et McDonald’s influent eux aussi très largement sur nos sociétés, l’un pousse vers l’utilisation intensive de pesticides qui détruisent notre biodiversité, l’autre pousse vers la malbouffe qui détruit nos estomacs. Mais la différence des GAFA se résume en trois points.

D’abord la rapidité de leur expansion qui, loin d’être le fruit du hasard, a été construite par les choix politiques de la libéralisation d’internet. Cette rapidité empêche largement les instances régulatrices de développer les actions nécessaires. La rapidité du développement de Facebook en Birmanie, ou du moins son manque de régulation, a rendu impossible le contrôle des publications haineuses à l’encontre des Rohingya, population opprimée du pays. Jusqu’à ce que l’ONU accuse officiellement le réseau social d’avoir accentué cette crise.

“Les GAFA prennent la place des États qui reculent.”

Ensuite la centralité tentaculaire de ces nouveaux acteurs, qui développent les moyens financiers et techniques de s’imposer sur un ensemble inédit de marchés. Enfin l’orientation idéologique de leur expansion. Les GAFA sont le fruit d’un capitalisme libéralisé et résilient. Ils s’adaptent, se ré-adaptent, contournent et ne se soumettent aux règles qu’en cas d’extrême obligation. Ils se passeraient avec plaisir d’un État outrepassant ses fonctions régaliennes, imposent leurs propres règles à leurs concurrents, aux consommateurs et aux marchés. Et, en profitant d’une période d’idéologie libérale qui prône partout le libre marché, commencent par endroits à prendre la place des États qui reculent.

N’est-il pas temps de réfléchir collectivement à de véritables règles ou instances réglementaires, capables d’encadrer le comportement de ces acteurs, pour ne pas s’enfoncer aveuglément dans l’idéologie libertarienne qu’ils nous proposent ? Car c’est bien de cela dont nous devons nous rendre compte, les GAFA changent le monde socio-économique en y apposant leur vision. Une vision qui, loin d’être démocratiquement construite, s’élabore dans le petit monde fermé de la Silicon Valley. Taxer quelques pourcents de leurs chiffres d’affaires sera alors loin, très loin, d’être suffisant.