Texas : une loi sur l’avortement déjà condamnée ?

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Le Texas, sous l’impulsion de son ultra-conservateur gouverneur républicain Greg Abbott, a adopté une loi, la Senate Bill 8, qui interdit quasiment de fait l’Interruption volontaire de grossesse (IVG). Ainsi, dès les premières six semaines de grossesse, aucune femme ne pourra avorter. Il n’est pas surprenant qu’elle soit qualifiée de Texas heartbeat act (loi texane du battement du cœur). Saisie en urgence par des associations pro-avortement, et non sur le fond, la Cour suprême (SCOTUS) des États-Unis n’a pas suspendu la loi qui est entrée en vigueur au 1er septembre. Sur le plan juridique, qu’importe la décision de la Cour suprême, la Senate Bill 8 devra bientôt faire face à des obstacles juridiques insurmontables. Même si la décision, historique, de la Cour suprême de 1973 Roe v. Wade, qui a légalisé l’avortement, venait à être renversée, ce qui fait la singularité même de la loi pourrait la mener à sa perte.

Il y a quelque chose d’apocalyptique dans le Lone Star State. La Senate Bill 8, qui est l’une des 666 lois qui sont entrées en vigueur le 1er septembre au Texas, interdit de recourir à une IVG au-delà de six semaines. De l’autre côté de l’Atlantique, le journaliste de Slate USA Mark Joseph Stern proclame gravement : « Par son inaction, la Cour suprême a mis fin à Roe v. Wade ». Décision historique de 1973 ayant consacré un droit constitutionnel à l’interruption volontaire de grossesse, les acquis de Roe v. Wade apparaissent de plus en plus affaiblis au fil des jurisprudences relatives à l’avortement.

Le constat alarmant de Mark Joseph Stern est, en terres américaines, globalement partagé. Bien que tout le monde ne considère pas que la jurisprudence Roe v. Wade a été renversée au terme de cette décision sortie du « shadow docket », elle résonne presque unanimement comme un signal funeste : cet automne, la Cour suprême devrait rendre sa décision dans Dobbs v. Jackson Woman’s Health Organization, une affaire relative à une loi de l’État du Mississippi prohibant l’IVG après quinze semaines. Cette décision très attendue pourrait sonner le glas de la célèbre jurisprudence vieille de près de 50 ans.

Au Texas, où les ressentiments pro et anti-IVG s’exacerbent chaque jour un peu plus, l’entrée en vigueur de la SB8 se ressent déjà : le recours à l’avortement se délocalise dans les États voisins pour les personnes qui en ont les moyens financiers. Néanmoins, la survie de cette loi n’en demeure pas moins incertaine tant ses dispositions sont juridiquement discutables… Des points volontairement éludés par la Cour suprême, qui ne s’est pas exprimée sur le fond.

Qu’a dit la Cour suprême ?

« La demande d’injonction ou, à titre subsidiaire, d’annulation de la suspension de la procédure devant le tribunal de district présentée au juge Alito et renvoyée par ce dernier à la Cour est rejetée. » Pour les militants pro-choix, la colère est grande : outre la réaction tardive de la plus haute juridiction fédérale, la décision leur laisse un goût amer puisque la situation va devenir insoutenable pour de nombreuses personnes ayant besoin de recourir à l’IVG. Il convient cependant de revenir sur ce qui a été dit.

Ce 1er septembre, la Cour suprême a rendu une décision relative à une requête d’urgence, laquelle lui est parvenue après épuisement des voies de recours auprès des cours inférieures : un processus ordinaire conforme aux dispositions des règles fédérales de procédure d’appel. Ces requêtes sont étudiées à l’aune de quatre critères, parmi lesquels la probabilité d’obtenir gain de cause sur le fond. En dépit du fait que cette condition puisse être considérée comme remplie tant l’inconstitutionnalité de la loi au regard la jurisprudence Roe semble flagrante, la Cour a mis en avant la complexité de certaines questions procédurales consécutives aux dispositions atypiques de la loi — la possibilité pour quiconque d’engager des poursuites contre toute personne ayant pratiqué un avortement au-delà de six semaines ou ayant prêté concours —, l’opinion majoritaire rappelant que « les tribunaux fédéraux ont le pouvoir d’enjoindre les individus chargés d’appliquer les lois et non les lois elles-mêmes ». Toujours selon la majorité, « Il n’est pas non plus clair si, en vertu des précédents existants, cette Cour peut émettre une injonction à l’encontre des juges d’État appelés à statuer sur un procès en vertu de cette loi ». Bien que l’on puisse s’étonner puisque que c’est précisément le rôle de la Cour suprême de clarifier ce point, les juges de la majorité ont néanmoins achevé leur argumentation en affirmant que dans cette affaire le seul défendeur privé — Mark Lee Dickson, directeur de l’association Right to Life pour l’Est du Texas — a déclaré sous serment ne pas avoir l’intention de faire appliquer la loi et que par conséquent, les requérants ne peuvent obtenir une injonction. Il est vrai que l’opposition à l’avortement est particulièrement forte au sein de la Cour suprême : d’aucuns se souviennent sans nul doute de l’opinion dissidente du juge Clarence Thomas dans Stenberg v. Carhart (2000). « Bien qu’un État puisse autoriser l’avortement, rien dans la Constitution n’impose à un État de le faire » avait tonné le magistrat taciturne, opposant résolu à la jurisprudence Roe. Pourtant, il convient de noter que la Cour s’est prononcée sur une requête d’urgence et non sur le fond de l’affaire. Un détail qui a toute son importance.

La constitutionnalité de la Senate Bill 8 remise en cause

L’opinion majoritaire a choisi l’euphémisme, affirmant que « les requérants […] ont soulevé de sérieuses questions concernant la constitutionnalité de la loi […] » quand la juge Sonia Sotomayor, dans son opinion dissidente, assène un tonitruant « manifestement inconstitutionnelle ». Dans ses propos conclusifs, la majorité réitère, rappelant que « cette ordonnance n’est pas fondée sur une quelconque conclusion quant à la constitutionnalité de la loi […] ». En clair : aux yeux des cinq juges de la majorité, la loi est inconstitutionnelle, mais ce point devra être traité en bonne et due forme, conformément aux procédures standards de la Cour et non à travers le shadow docket. Une retenue qui interpelle tant ces mêmes juges n’ont pas eu cette rigueur en ce qui concerne le moratoire fédéral sur les expulsions.

Ainsi, il reste tout à fait possible d’engager des recours auprès des tribunaux d’État texans et auprès des cours fédérales, lesquelles pourront juger le cas échéant de la constitutionnalité du texte de loi. Par ailleurs, outre la question de la constitutionnalité, ce qui fait la particularité de la Senate Bill 8 pourrait causer sa propre perte : les recours intentés par celles et ceux qui voudraient faire condamner le corps médical pourraient bien être jugés irrecevables.

Quid de l’intérêt à agir et quelle suite au droit à l’avortement  ?

Question précédemment soulevée dans une lettre ouverte par un ensemble hétéroclite de personnalités issues du domaine du droit, la problématique de l’intérêt à agir (standing) a été dans l’ensemble assez peu commentée depuis l’entrée en vigueur de la loi alors que ce point sera central lorsque surviendront les premiers recours.

Procureure fédérale durant plus de vingt ans, Elizabeth de la Vega s’est exprimée sur Twitter pour rappeler quelques fondamentaux : « La création d’un droit d’action privé ne confère pas, en soi, d’intérêt à agir à quiconque a envie d’intenter un procès.  Le droit texan suit le droit fédéral en ce qui concerne la définition de l’intérêt à agir. […] Je répète : la loi ne confère pas d’intérêt à agir. Elle crée la capacité d’intenter une action en justice, mais ne donne pas, et ne peut pas donner aux plaignants, même à ceux qui ne peuvent revendiquer aucun préjudice (la grande majorité), d’intérêt à agir. »

En effet, les jurisprudences, qu’il s’agisse du droit fédéral ou du droit texan, conditionnent l’intérêt à agir à l’existence (ou à la menace imminente) d’un préjudice. Ainsi, rappelons-le, dans Pike v. Texas EMC Management, LLC (2020), la Cour suprême du Texas a réaffirmé le principe selon lequel « pour intenter une action en justice, capacité et intérêt à agir sont nécessaires. […] Un plaignant a un intérêt à agir lorsqu’il est personnellement lésé […] ».

Dès lors, au regard de ces éléments, comment les plaignants pourraient-ils avoir un intérêt à agir en l’absence d’un quelconque préjudice ? Une question à laquelle devront répondre les cours de justice et qui pousse le professeur de droit constitutionnel Anthony M. Kreis à ironiser : « Et si New York adoptait une loi permettant aux particuliers de poursuivre le clergé pour avoir refusé de célébrer des mariages de personnes de même sexe ? »

Qu’importe que la survie de la SB8 soit soumise à de nombreuses interrogations. Dans les rangs du Parti républicain, son entrée en vigueur a fait des émules et a inspiré d’autres États, à commencer par la Floride : une offensive conservatrice à rebours de l’opinion publique, majoritairement favorable au droit à l’interruption volontaire de grossesse. Selon le Pew Research Center, près de 60 % de la population américaine considère que l’IVG doit être légale dans la plupart des cas. Galvanisés par la foi (l’opposition à l’avortement est particulièrement prégnant chez les évangélistes), la fronde anti-IVG profite également d’une fragilité inhérente à Roe v. Wade, reconnue tant par ses détracteurs que par les juges progressistes, dont Ruth Bader Ginsburg herself, pour qui la célèbre décision de 1973 aurait dû s’appuyer sur la clause d’égale protection plutôt que sur le droit à la vie privée, dont l’exégèse fut débattue dès Griswold v. Connecticut, une décision de 1965 concernant le droit à la contraception.

Parmi l’exécutif fédéral, le président Biden lui-même s’est fendu d’une déclaration sans équivoque, évoquant un « chaos inconstitutionnel » et appelant de ses vœux une réponse globale. Un vœu pieux qui tient davantage d’une opération de communication politique à destination de l’électorat démocrate et de l’Amérique pro-choix : la marge de manœuvre est en effet particulièrement étroite et en partie suspendue à la survie de la jurisprudence Roe v. Wade.

Intelligence économique : un impensé français

© Aymeric Chouquet pour LVSL

De l’affaire Raytheon (1994) à l’affaire Alstom (initiée en 2014), la guerre économique a touché de plein fouet les entreprises françaises. Les États, bien loin des préconisations libérales, sont des acteurs constants de cette guerre économique, en particulier des pays comme le Royaume-Uni ou les États-Unis, qui s’affirment comme les plus en faveur de la libre entreprise. Loin de prendre la mesure des enjeux stratégiques de ce terrain d’affrontements, la politique publique française d’intelligence économique est demeurée insuffisante depuis que la chute de l’URSS en a renforcé les enjeux. La défense des entreprises françaises contre les prises de contrôle étrangères susceptibles de conduire à des transferts de technologies sensibles, ou de mettre en péril des emplois, est donc demeurée une oubliée de l’action publique.

En stratégie économique comme en art militaire, la réussite d’une politique publique demande autant d’initiative que d’anticipation : ce sont de tels préceptes qu’ont appliqué les États-Unis au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. À l’inverse, depuis les années 1990, les gouvernements français ont bien plus réagi à des chocs qui plaçaient les firmes nationales en mauvaise posture, qu’ils n’ont élaboré a priori des éléments stratégiques face aux nouveaux enjeux de la guerre économique. 

L’intelligence économique, une culture aux États-Unis et une lacune française

À la faveur de la guerre froide, et des compétitions militaires, mais aussi techniques, économiques et scientifiques auxquelles elle donna lieu, les politiques publiques américaines ont pris à bras le corps la question de l’intelligence économique dès la fin du second conflit mondial. Il s’agissait dans un premier temps de faire profiter les entreprises américaines de l’information publique : dès les années 1950, des agences fédérales comme la National Science Foundation furent ainsi instituées, pour transmettre aux entreprises stratégiques les informations que produisaient les administrations. À mesure que la perspective d’un affrontement militaire avec la Russie soviétique s’éloignait, l’intelligence économique est devenue une préoccupation cardinale du ministère américain de la Défense, qui a déployé notamment une stratégie de financement et de protection économique de l’innovation : le financement de la recherche scientifique par le département de la Défense, monté brutalement 96% de la R&D publique en 1950, s’est maintenue par exemple à 63% de la R&D publique en 19871.

Cette préoccupation tôt manifestée par la communauté américaine du renseignement pour les sujets de stratégie économique a enraciné de puissants héritages et explique, encore aujourd’hui, la force des liens qui unissent les grands fleurons américains et les services secrets. À la fin de la guerre froide, une partie des moyens du renseignement américain a été du reste réorientée, faute d’ennemi, vers le renseignement économique ; de fait, la compétition entre les acteurs nationaux pour la conquête des marchés s’en est trouvée exacerbée. Cette culture de l’intelligence économique ne s’est toutefois pas implantée dans les mêmes conditions en France, qui est demeurée jusqu’aux années 1990 relativement imperméable à ce concept2. Si la France s’est d’abord intéressée aux politiques publiques d’intelligence économique, c’est qu’elle y a été obligée par le contexte de l’affaire Raytheon. En 1994, Thomson-CSF avait perdu, contre toute attente, le projet brésilien Sivam, un système de surveillance de la forêt amazonienne. Et pour cause : la NSA (National Security Agency) est intervenue pour intercepter des appels téléphoniques français, et livrer à Raytheon, le concurrent américain de Thompson, des informations stratégiques qui lui ont permis de remporter le marché3. Dans le cadre d’une forte mondialisation des marchés, la France s’est découverte mal armée pour parer de tels coups, pourtant distribués entre alliés. Désormais, les décideurs politiques se rendaient compte que, loin de l’idée d’une « concurrence libre et non faussée », les États-Unis faisaient preuve d’un réalisme agressif en faisant participer leurs services de renseignement à la conquête des marchés internationaux par leurs entreprises. 

Les premières prises en compte françaises de l’intelligence économique

Suite à l’affaire Raytheon, des hauts fonctionnaires, comme l’ingénieur aéronautique Henri Martre, alors en poste au commissariat général au Plan, ont été convaincus de la nécessité de combler le « cloisonnement »4 entre les entreprises privées et les administrations publiques pour soutenir les acteurs économiques français. À la faveur de la recomposition de l’ordre mondial après la chute de l’URSS, la « guerre économique », entendue comme l’importance croissante des enjeux financiers dans les luttes globales entre les puissances, a gagné en importance, et a été enfin pleinement considérée, en France, comme une menace pour la sécurité nationale.

La NSA est intervenue pour intercepter des appels téléphoniques français, et livrer à Raytheon, le concurrent américain de Thompson, des informations stratégiques qui lui ont permis de remporter le marché.  

Ces diagnostics ont donné lieu à la rédaction du rapport Martre, document fondateur de l’intelligence économique française, publié en février 1994. Le rapport définit l’intelligence économique comme « l’ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution en vue de son exploitation, de l’information utile aux acteurs économiques. » Les propositions du rapport ont conduit à l’institutionnalisation d’un organisme public dédié à l’intelligence économique, le Comité pour la compétitivité et la sécurité économiques (CCSE), placé auprès du Premier ministre. Cet organe a eu toutefois les plus grandes peines à œuvrer, délaissé par le pouvoir dans le contexte de l’élection présidentielle de 1995, et de la dissolution manquée de 1997. Le rapport Martre avait théorisé l’intelligence économique française, mais celle-ci fut donc d’abord très peu suivie d’effet. 

Parallèlement à la publication du rapport Martre, la France s’est dotée dans les années 1990 d’un arsenal législatif plus adapté aux menaces : jusqu’en 1994, la protection du patrimoine économique était régie par l’ordonnance du 7 janvier 1950 qui mettait l’accent sur la régulation des pénuries, bien loin des impératifs de la guerre économique. Ce n’est qu’en 1994 que la nouvelle version du Code pénal intégra, parmi les intérêts fondamentaux de la nation, « les éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique. » Ce n’est qu’en 2003 que la prise en charge de l’intelligence économique par les pouvoirs publics connut un regain d’intérêt.

Celui-ci fut d’une part causé par une autre affaire de guerre économique, celle de Gemplus, et d’autre part par le fait qu’au lendemain de l’effondrement de la bulle Internet en 2001, les décideurs publics se sont brutalement trouvés sensibilisés aux thématiques de l’intelligence économique. Une affaire servit d’abord de catalyseur aux politiques d’Intelligence Economique : en 2003, la société française Gemplus, leader mondial des cartes à puce, après avoir accepté l’entrée de Texas Pacific Group parmi ses actionnaires, n’a pu empêcher la nomination d’Alex Mandl à la tête de son conseil d’administration… Alex Mandl était un administrateur d’In-Q Tel, fonds d’investissement créé par la CIA, et supervisa le transfert de ces technologies françaises vers les États-Unis. Une fois encore, une entreprise stratégique française était victime des menées américaines en matière de guerre économique ; une fois encore, la France se découvrait mal armée politiquement pour répondre à ces menaces. Les alertes données au gouvernement par la Direction de la sûreté du territoire (DST) n’avaient pas été écoutées, et les services de renseignement français ne purent empêcher ni la destruction de nombreux emplois chez Gemplus, ni le transfert du brevet de la carte à puce vers le sol américain5.

Conscients de ces déboires, le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin et le parlementaire Bernard Carayon ont poussé à la nomination d’Alain Juillet, directeur du renseignement de la DGSE, en tant que pilote et en qualité d’Haut commissaire à l’intelligence économique, le Secrétariat Général à la défense nationale. Service interministériel sous l’autorité du Premier ministre et ayant pourtant fait ses preuves, Nicolas Sarkozy le remplaça en 2009 par la Délégation Interministérielle à l’intelligence économique, dont les orientations étaient fixées par la Présidence de la République. Cette instance entrait alors en concurrence avec le Service de Coordination à l’Intelligence économique, dépendant du ministère des finances. Pour éviter les doublons administratifs, les deux instances furent fusionnées pour créer le Service de l’information Stratégique et de la sécurité économique (SISSE), qui constitue le dispositif existant. Cette nécessaire réforme ne fut achevée qu’en 2016 : cette lenteur témoigne bien de l’absence de prise en compte par les pouvoirs publics de la politique d’intelligence économique, dans un contexte pourtant marqué par le passage de la filière énergie du groupe Alstom, en 2014, sous pavillon américain.

Comment évaluer aujourd’hui l’action du SISSE, outil principal des politiques françaises de sécurité économique ? L’organisme semble réduit à réagir après coup aux menaces qui planent sur les entreprises françaises, et ce pour deux raisons. Premièrement, il ne s’occupe, comme en témoigne sa titulature, que de sécurité économique : cela signifie que la France renonce à faire de l’influence et à soutenir de manière décisive ses entreprises dans la conquête de marchés. Deuxièmement, comme nous le confiait Nicolas Moinet, spécialiste d’intelligence économique6, la structure même du SISSE n’est pas nécessairement la mieux adaptée : face à une menace multiforme qui pèse sur les entreprises françaises, un organisme centralisé auprès de la Direction générale des entreprises (DGE) n’est pas la forme la plus fluide que puisse prendre la politique de sécurité économique. Le renseignement économique demande au contraire des adaptations locales, qui pourraient passer de manière plus décisive par les préfectures, afin de recueillir des renseignements sur le terrain, et de parer plus efficacement les menaces. Certes, les préfectures ont été chargées, par une directive de 2005, de conduire des politiques de sécurité économique. Toutefois, comme le relevaient déjà Floran Vadillo et Nicolas Moinet dans une note de 2012, ces services préfectoraux n’ont pas atteint la taille critique qui permettaient de les rendre véritablement efficaces7.

Lire sur LVSL l’entretien de Nicolas Moinet : « Nous sommes en guerre économique. On ne peut pas répondre aux dynamiques de réseaux par une simple logique de bureau. »

L’intelligence économique française pâtit donc du manque de moyens déployés dans les services déconcentrés de l’État. Si des initiatives germent au niveau des collectivités, elles demeurent très aléatoires, et pour beaucoup insuffisamment opérationnelles : certaines régions, comme la région Auvergne Rhône-Alpes, produisent ainsi des documents à destination des entreprises pour les sensibiliser aux enjeux de la sécurité économique, sans que le résultat de ces communications soit assuré. La stratégie d’intelligence économique française souffre donc de deux carences majeures : d’une part, le SISSE, organe spécialisé dans la sécurité économique, n’est pas parfaitement taillé pour assurer la sécurité des entreprises nationales. D’autre part, les autres acteurs qui interviennent dans le champ sont trop peu dotés financièrement, et trop peu coordonnés entre eux. Quelles perspectives pour la sécurité économique sur le territoire français ? Les outils de contrôle des investissements étrangers pourraient porter leurs fruits s’ils sont mis en œuvre : l’affaire Photonis en fournit une parfaite illustration. Cette entreprise basée à Brive la Gaillarde, spécialisée dans les systèmes de vision nocturne – notamment à usage militaire – avait fait l’objet d’une offre de rachat par le fonds d’investissement Teledyne en septembre 2020. Le ministère des Armées avait alors opposé son veto à la vente de cette entreprise stratégique. Finalement, c’est le fonds européen HLD qui a acquis cette firme de 1 000 salariés.

Dans cette affaire, l’État a su s’opposer au rachat d’une technologie sensible par des investisseurs étrangers. Il ne faut toutefois pas faire de ce succès un triomphe : si le caractère stratégique de Photonis ne faisait pas de doute, du fait des implications militaires évidentes des technologies qu’elle développait, il n’en est pas de même pour toute entreprise. La réflexion sur ce qui doit être ou non un actif stratégique doit donc être engagée pour de bon : à l’échelle des Vosges, les usines textiles de Gérardmer peuvent par exemple être considérées comme un actif stratégique. Leur fermeture pourrait causer un fort taux de chômage sur le territoire, et partant, des mesures efficaces de protection économique doivent être mises en place par les pouvoirs publics pour éviter des rachats qui pourraient mettre en danger l’activité, et pour trouver, en anticipant les offres d’achat qui mettraient en péril la pérennité de l’activité, des repreneurs alternatifs. Il est toutefois peu probable qu’elles fassent l’objet d’un contrôle des investissements similaires à celui qui fut appliqué pour Photonis.

Lire sur LVSL l’entretien de Marie-Noëlle Lienemann : « Soutenir une politique d’intelligence économique, c’est un des moyens du redressement de la France. »

Le contrôle des investissements étrangers est donc nécessaire, et a donné dans l’affaire Photonis des résultats probants ; il n’est toutefois pas suffisant pour définir une politique d’intelligence économique idoine et protéger nos entreprises dans un contexte de guerre économique. La proposition de loi portée par Marie-Noëlle Lienemann au Sénat au printemps 2021 est parmi l’une des réponses formulées, en plus des décrets Montebourg et du nécessaire renforcement de l’arsenal juridique face à l’extra-territorialité du droit américain.

Sources :

1 – Audra J. Wolfe, Competing with the Soviets: Science, Technology and the State in Cold War America Baltimore : The John Hopkins University Press, 2013, 166 p.

2 – Eric DELBECQUE, Gérard PARDINI, Les politiques d’intelligence économique, PUF, 2008

3 – Lepri, Charlotte. « Les services de renseignement en quête d’identité : quel rôle dans un monde globalisé ? », Géoéconomie, vol. 45, no. 2, 2008, pp. 33-53.

4 – Préface d’Henri Martre, rapport Martre. 

5 – « Stratégie de sécurité nationale et protection du patrimoine économique-industriel de la Nation. Thèse effectuée en 2018 par Alexis Deprau sous la direction du Professeur Olivier Gohin, Université Paris II Panthéon-Assas »

6 – https://lvsl.fr/nicolas-moinet-nous-sommes-en-guerre-economique-on-ne-peut-pas-repondre-aux-dynamiques-de-reseaux-par-une-simple-logique-de-bureau/

7 – Floran VADILLO, Nicolas MOINET, Sortir l’Intelligence économique de l’ornière, note du 5 avril 2012, Fondation Jean Jaurès. 

Nouvelle défaite judiciaire pour Julian Assange

© Hugo Baisez pour LVSL

En janvier 2021, la juge Vanessa Baraitser avait refusé la demande d’extradition de Julian Assange aux États-Unis. Ceux-ci ont demandé à contester la décision. Le 11 août, la Haute cour du Royaume-Uni leur a donné une première satisfaction, en étendant le périmètre des questions sur lesquelles ils pouvaient faire appel. Les défenseurs de Julian Assange dénoncent cette reculade de la justice britannique face aux pressions américaines.

Les États-Unis cherchent à extrader le journaliste australien pour dix-sept chefs d’accusation – notamment violation de l’Espionage Act et « conspiration en vue d’intrusion dans un ordinateur. » L’accusation concernant l’Espionage Act repose sur la publication, au travers de Wikileaks, de câbles du Département d’État, de documents secrets sur l’intervention militaire en Irak ou de rapports concernant les détenus de Guantanamo. Elle constitue la première mise en examen d’un éditeur d’informations depuis la mise en place de l’Espionage Act.

L’affaire est d’autant plus trouble que Julian Assange est un Australien, qui travaille en dehors des États-Unis. Ceux-ci démontrent ainsi qu’ils peuvent non seulement poursuivre un journaliste qui dénonce leurs crimes de guerre, mais encore qu’ils peuvent poursuivre n’importe quel journaliste, où qu’il se situe dans le monde, pour l’avoir fait.

Le 11 août, le juge Timothy Holyrode a noté qu’il était extrêmement rare qu’une juridiction supérieure remette en question les décisions d’un juge sur des questions relatives à une demande d’extradition. Il a pourtant présidé à l’une de ces rares exceptions.

En janvier 2021, la juge Vanessa Baraitser avait bloqué la demande d’extradition des États-Unis. Elle avait cependant rejeté les arguments qui faisaient de l’extradition d’Assange une menace pour la liberté de la presse. Sa décision se fondait uniquement sur les mauvaises conditions carcérales aux États-Unis et sur les risques encourus par Assange quant à sa santé mentale. Elle estimait que l’extradition serait trop brutale pour Assange, et qu’elle pourrait mener à son suicide.

Les choses auraient pu en rester là. Les États-Unis avaient obtenu une victoire technique : leur démarche consistant à accuser d’espionnage un journaliste non Américain, tout en n’ayant pas à répondre sur la légalité de cette persécution politique, était validée.

Au lieu de cela, les États-Unis ont fait appel de la décision de la juge Baraitser sur cinq points distincts. Il était avéré qu’ils feraient appel sur trois d’entre eux, mais pas sur les cinq. Les États-Unis auraient pu faire appel du fait que la juge aurait dû leur notifier ses décisions préliminaires sur les effets des conditions de détention aux États-Unis sur la santé mentale d’Assange : ainsi, ils auraient pu donner des assurances quant à ses conditions de détention.

Les États-Unis n’avaient, cependant, pas la possibilité de faire appel de la décision du juge en ce qui concerne les conclusions basées sur les preuves médicales présentées lors du procès. Plus précisément, les États-Unis voulaient faire valoir que le témoignage d’un témoin de la défense aurait dû être jugé irrecevable, et que la juge a commis une erreur en évaluant le risque de suicide d’Assange. Après l’arbitrage du 11 août, les procureurs pourront également soulever ces problèmes. Une audition d’appel est prévue pour le 27 octobre et devrait durer 2 jours.

« Je n’arrive pas à comprendre »

La partie plaignante a démarré en déclarant que la juge avait rendu son verdict en ne se fondant pas sur l’état mental actuel d’Assange, mais sur son potentiel état futur. Alors que la défense a présenté des rapports d’experts sur ce point, un témoin à charge a affirmé que personne ne pouvait prédire la probabilité qu’une personne se suicide plus de six mois à l’avance. La partie plaignante a de plus déclaré que les témoins de la défense se basaient sur des propos d’Assange lui-même. Elle a ajouté que puisque Assange avait cherché et obtenu l’asile politique de l’Équateur et était resté dans son ambassade, il s’était donné beaucoup de mal pour éviter l’extradition vers les États-Unis. Enfin, elle a saisi cette occasion pour rappeler que lorsqu’il logeait dans l’ambassade équatorienne, Assange a « animé un débat sur Russia Today », supervisé les affaires de Wikileaks, et tenté d’aider Edward Snowden à échapper aux poursuites de la part des États-Unis.

NDLR : Pour une mise en contexte géopolitique de l’affaire Julian Assange, à écouter sur LVSL cet entretien avec Guillaume Long, ex-ministre des Affaires étrangères équatorien : « L’administration Trump sera impitoyable avec Julien Assange »

La plus grande partie de l’audition a été consacrée aux conclusions de Michael Kopelman, professeur émérite en neuropsychiatrie au King’s College de Londres. Kopelman était l’un des quatre psychiatres qui avaient témoigné au sujet de l’état mental d’Assange durant le procès de janvier 2021 – lequel avait temporairement bloqué son extradition. La juge Baraitser avait alors estimé que Kopelman et les autres experts de la défense étaient plus convaincants que ceux de l’accusation. Kopelman s’était notamment entretenu avec Assange, mais aussi avec ses amis et les membres de sa famille, avait préparé deux rapports séparés, et même présenté les notes de ses entretiens à l’accusation.

Lorsque Kopelman avait préparé son rapport préliminaire en décembre 2019, ni le fait qu’Assange ait entretenu une relation avec Stella Morris, ni le fait qu’ils aient eu deux enfants n’étaient connus du public. Stella Morris craignait que sa sécurité, ainsi que celle de ses enfants, puisse être mise en danger si cette relation était dévoilée.

Ces peurs n’étaient pas sans fondement : un ancien employé de l’entreprise de sécurité privée UC Global avait témoigné d’une discussion avec les services de renseignement américains dont l’objet était l’empoisonnement ou le kidnapping de Julian Assange. La même entreprise avait également pensé voler une couche retrouvée dans l’ambassade, appartenant à l’un des enfants d’Assange, afin de recueillir son ADN et d’établir sa filiation.

Ces éléments avaient été discutés en janvier 2021, lors du procès qui avait abouti au blocage de la demande d’extradition de Julian Assange par la juge Vanessa Baraitser. Selon la défense, bien que Kopelman avait choisi de ne pas divulguer cette information dans son rapport préliminaire, il avait prévu de demander des conseils juridiques sur la façon de gérer les craintes de Morris quant à sa vie privée, ainsi que ses obligations auprès du tribunal. Avant qu’il n’ait pu le faire, Assange et Morris avaient dévoilé leur relation aux magistrats. Morris avait ensuite fait circuler cette information dans les médias. Un nouveau rapport de Kopelman, en préparation, contenait toutes ces informations.

L’accusation avait alors déclaré que puisque le premier rapport de Kopelman ne faisait pas mention de ces faits, toutes les preuves qu’il présentait devaient être considérées sinon comme inadmissibles, du moins comme suspectes.

La juge Baraitser avait finalement tranché : le rapport initial était erroné. Elle avait néanmoins ajouté que la décision de Kopelman était « humainement compréhensible face à la situation embarrassante de Mme Morris. » La nature de la relation entre Assange et Morris était du reste connue au moment où le tribunal a entendu le témoignage médical, a tenu à rappeler la juge Baraitser. Si le rapport de décembre pouvait donc être erroné, la juge a estimé que le tribunal n’avait à aucun moment été induit en erreur. Après la prise en compte de l’ensemble des éléments, y compris un deuxième rapport et le partage de notes, la juge Baraitser avait estimé que l’éminent neuropsychiatre était crédible et impartial – et frappait de nullité, sur ces bases, la demande d’extradition des États-Unis.

Sept mois plus tard, la Haute cour du Royaume-Uni permettait pourtant aux États-Unis de faire appel.

Au cours de l’annonce de la décision du 11 août, le juge Timothy Holyrode a noté qu’il était extrêmement rare qu’une juridiction supérieure remette en question les décisions d’un juge sur des questions de cette nature. Il a pourtant présidé à l’une de ces rares exceptions. Il a de la même manière reconnu que dans la plupart des circonstances, la décision d’un juge concernant un risque de suicide n’était pas susceptible d’appel… avant d’ajouter que si l’accusation avait la possibilité de faire appel de l’admissibilité du témoignage d’un des experts, elle devrait également être autorisée à faire appel du fait qu’Assange encourt un risque de suicide en cas de transfert vers les États-Unis…

Jeremy Corbyn, l’ancien leader du parti travailliste, s’est adressé aux manifestants rassemblés devant le tribunal. Il a rendu hommage à Assange, déclarant qu’il s’inscrivait dans une « grande tradition de journalistes courageux »

À l’issue de l’audition et avant que la retransmission en direct ne soit interrompue, on a pu entendre Assange (qui assistait en visioconférence depuis la prison de Belmarsh) dire à ses avocats : « Je n’arrive pas à comprendre. Un expert a l’obligation légale d’empêcher les préjudices, surtout à mes deux enfants. »

Prisonnier politique de l’empire américain

L’audition du 11 août peut paraître cruelle. Mais elle a montré jusqu’où les États-Unis et le Royaume Uni sont prêts à aller pour piéger Assange.

Julian Assange est dans la mire du gouvernement américain depuis qu’il a publié pour la première fois la vidéo « Collateral Murder » dans laquelle des hélicoptères de combat américains ont fait feu et ont tué plus de dix-huit personnes, dont deux journalistes de Reuters, et blessé deux enfants.

Il a passé sept années dans l’ambassade d’Équateur à Londres, soumis à ce qu’un groupe de travail de l’ONU a établi comme une détention arbitraire. Le rapporteur spécial sur la torture de l’ONU a déclaré qu’Assange était victime de torture mentale. Et comme l’ont montré des documents américains déclassifiés, le gouvernement britannique était si déterminé à faire sortir Assange de l’ambassade équatorienne qu’il a créé une campagne gouvernementale nommée « Opération Pélican » pour atteindre son but.

Les questions soulevées lors de l’audition préliminaire peuvent être analysées d’un point de vue juridique, mais elles constituent plus simplement la dernière des tentatives des États-Unis de réduire au silence l’un de ses opposants. L’affaire Assange a suscité un tollé mondial considérable. L’accusation d’Assange a de larges implications en ce qui concerne le premier amendement aux États-Unis, et la liberté de la presse plus généralement. C’est la raison pour laquelle de si nombreux groupes de défense de la liberté de la presse, organisations internationales de défense des droits humains et médias de tous les continents se sont opposés à l’extradition d’Assange vers les États-Unis.

Comme les crimes d’Assange concernent des révélations sur les crimes de guerre et les affaires du département d’État américain, de nombreux militants pacifistes et leaders politiques des pays du Sud ont eux aussi rallié les soutiens à Assange.

Avant l’audition du 11 août, Jeremy Corbyn, l’ancien leader du parti travailliste, s’est adressé aux manifestants rassemblés devant le tribunal. Il a déclaré que de nombreux journalistes risquaient leur propre sécurité pour mettre à jour la corruption publique et les crimes de guerre. Il a rendu hommage à Assange, déclarant qu’il s’inscrivait dans une « grande tradition de journalistes courageux ».

Le combat pour Assange n’est pas terminé. La Haute Cour britannique doit encore rendre sa décision sur l’appel en cours. Mais en donnant la possibilité aux États-Unis de faire appel d’une décision fondée sur un témoignage médical, la justice britannique a ouvert une brèche peut-être décisive, dont il est possible qu’elle conduise en fin de course le Royaume-Uni à livrer le journaliste aux griffes de l’empire américain.

Confrontation avec la Chine : Biden dans les pas de Trump

Au début du mois de juin, Joe Biden a décidé d’élargir la « liste noire » des entreprises chinoises ayant l’interdiction de bénéficier d’investissements américains. Ce décret porte le nombre de sociétés concernées à 59 et témoigne du maintien de la ligne dure à l’égard de la Chine défendue par son prédécesseur, Donald Trump. Si l’on veut saisir toute la complexité de cette rivalité États-Unis – Chine, il est important de rappeler que l’enjeu n’est pas exclusivement commercial, mais aussi technologique et militaire. Pour l’administration Biden, il s’agit de maintenir un statut de première économie mondiale de plus en plus fragile, de contrer l’ascension chinoise dans le domaine de la technologie et d’empêcher l’Armée populaire de libération (APL) de contester une suprématie militaire pour l’instant indiscutable. La Chine, pour sa part, cherche prioritairement à multiplier les partenariats économiques, à développer son immense potentiel technologique afin de servir sa stratégie géopolitique visant notamment à étendre sa souveraineté en mer de Chine.

Au-delà d’une simple « guerre commerciale »

Les tensions actuelles entre les États-Unis et la Chine sont d’abord dues à l’accroissement du déficit commercial américain vis-à-vis de la Chine au cours des deux dernières décennies pour atteindre 345 milliards de dollars (les deux tiers du total) en 2019 [1]. Selon un rapport de l’Economic Policy Institute, ce déficit croissant a eu pour conséquence la destruction d’environ 3,7 millions d’emplois américains entre 2001 et 2018 [2]. Les Américains ont tendance à expliquer ce déséquilibre et ses conséquences par l’ampleur des « pratiques déloyales » chinoises. Or, si les transferts forcés de technologie peuvent être qualifiés ainsi, le soutien de l’État chinois aux entreprises stratégiques ou encore la limitation de l’accès au marché national relèvent tout simplement d’une politique protectionniste.

Si, à l’époque de sa présidence, Donald Trump n’hésitait pas à dénoncer les effets néfastes du libre-échange quand il s’agissait de pertes d’emploi sur le sol américain, il présentait volontiers l’interventionnisme de l’État stratège chinois – visant notamment à permettre aux entreprises de mieux faire face à la concurrence internationale – comme une menace inacceptable. Ainsi, exploitant à la fois l’hostilité d’un nombre croissant de citoyens américains envers la Chine [3] et la volonté du Congrès (Républicains et Démocrates réunis) d’adopter une position plus offensive envers cette dernière, l’administration Trump a développé le concept d’« agression économique » [4], dans l’optique de justifier une politique commerciale offensive à l’égard de la Chine.

Cette politique unilatérale lancée en 2018 s’est premièrement manifestée par la taxation à hauteur de 10% de plus de 5 700 produits chinois (acier, textile, électronique…) représentant un montant d’environ 200 milliards de dollars [5], avant de déboucher à l’été par l’imposition de tarifs douaniers de 25% sur ces mêmes importations [6]. Pékin, qui s’était contentée au départ de riposter par le biais de mesures punitives contre une gamme de produits américains, a fini par dénoncer une « guerre commerciale », puis fit augmenter ses propres tarifs douaniers en représailles. De plus, le Premier ministre Li Keqiang a annoncé un plan d’aide dont l’objectif était de soutenir les entreprises chinoises affectées par les restrictions commerciales [7]. Ce n’est qu’en octobre 2019 que les deux pays ont fini par s’engager à suspendre la hausse de certains droits de douane. Un accord dit de « Phase 1 » a été signé en janvier 2020 afin de formaliser cet engagement.

Si Joe Biden a décidé de maintenir la ligne ferme de son prédécesseur en élargissant la « liste noire » des entreprises chinoises qui ne peuvent plus recevoir d’investissements américains, c’est avant tout dans le but de limiter l’accès de la Chine aux technologies et marchés américains.

La politique offensive de l’administration Trump a certes contribué au ralentissement de la croissance chinoise et mené à la dévaluation du yuan par la Banque populaire de Chine [8]. Cependant, la deuxième puissance économique mondiale a tout de même bien résisté en compensant la baisse des exportations vers les États-Unis par une augmentation des exportations vers d’autres pays, notamment ceux de l’ASEAN (Association of SouthEast Asian Nations). Ce mouvement va probablement s’accélérer grâce à la signature en novembre 2020 du Partenariat économique régional global (PERG ; Regional Comprehensive Economic Partnership en Anglais) qui rassemble 15 pays d’Asie et d’Océanie représentant près d’un tiers du commerce mondial, ce qui en fait le plus grand accord de libre-échange conclu à ce jour [9]. En défendant très activement ce projet, la Chine s’est érigée en grande défenseure du multilatéralisme au moment même où Donald Trump retirait les États-Unis d’un autre accord de libre-échange dont elle ne faisait pas partie, le Partenariat transpacifique (PTP). En rien protecteur sur les plans social et environnemental, le PERG permet en fait à la Chine de se préserver de tout isolement sur le plan économique et de conforter son rôle de premier plan dans une région comprenant plusieurs alliés de Washington.

Consulter le dossier que LVSL a consacré au décryptage de l’expansion chinoise et de sa confrontation avec les grandes puissances : « Comment la Chine change le monde »

En outre, les dirigeants américains savent pertinemment que les ambitions de l’empire du Milieu ne se cantonne pas à la région Asie-Pacifique. Le développement des « nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative) – un grand projet d’investissement transcontinental ayant pour but de construire un vaste réseau d’infrastructures afin de faciliter le commerce de marchandises et le transport d’énergies – en est la meilleure preuve puisqu’elles incluent l’Asie centrale, une partie de l’Afrique de l’Est et même de l’Europe dans leur tracé.

Pour toutes ces raisons, la rivalité entre les États-Unis et la Chine ne se limite nullement à une simple « guerre commerciale ». Du côté américain, l’enjeu dépasse largement la question du déficit extérieur. Si Joe Biden a décidé de maintenir la ligne ferme de son prédécesseur en élargissant la « liste noire » des entreprises chinoises qui ne peuvent plus recevoir d’investissements américains [10], c’est avant tout dans le but de limiter l’accès de la Chine aux technologies et marchés américains afin d’éviter qu’elle concurrence la domination des États-Unis dans des secteurs clés pour la sécurité nationale. Le dévoilement par les dirigeants chinois du plan « Made in China 2025 » et du quatorzième plan quinquennal qui visent en grande partie à accélérer l’innovation, notamment dans les secteurs de pointe [11], a sans doute exacerbé les craintes de Washington.

Technologie et ressources naturelles

Il n’est pas anodin que, déjà à l’époque de la présidence Trump, le géant technologique Huawei ait été placé sur la fameuse liste noire. Désormais première vendeuse de smartphones au monde, cette société a connu une ascension fulgurante et construit à présent des réseaux de télécommunications dans les pays du Sud. Pour le chercheur américain Evgeny Morozov, « [s]a trajectoire illustre les hautes aspirations du gouvernement pour le secteur des technologies. Si d’autres entreprises chinoises venaient à suivre cet exemple, la suprématie économique américaine au niveau mondial pourrait s’en trouver sérieusement ébranlée [12] ».

Vivement inquiétés par cette perspective, les États-Unis ont également mené bataille sur le terrain diplomatique. À titre d’exemple, le Chili et le Royaume-Uni ont tous les deux chassé Huawei de leurs réseaux 5G après avoir subi des pressions [13].

Stand de Huawei au salon industriel de l’Internationale Funkausstellung Berlin © Matti Blume

Au-delà de ce cas précis, l’actuel Président américain et ses conseillers restent persuadés que la technologie est un véritable instrument de puissance permettant à la fois de stimuler la croissance économique, de renforcer les capacités militaires, voire de faciliter la surveillance de masse. Ce constat, largement partagé entre les pays développés et émergents, ne peut que favoriser une compétition dans l’acquisition de technologies de plus en plus sophistiquées. En Chine, les dépenses en recherche et développement ont été multipliées par 12 entre 2000 et 2018, et le pays se classe désormais en deuxième position juste derrière les États-Unis [14]. Bien que le rattrapage ne soit pas encore total, l’État chinois possède un avantage de taille sur l’État fédéral américain : il est plus à même de maîtriser son système productif. En effet, alors que des multinationales américaines telles que Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft pouvaient jusqu’à récemment nouer des partenariats avec des entreprises chinoises, les dirigeants de Huawei n’ont sans doute même pas songé à faire de même avec des sociétés implantées aux États-Unis, bien conscients que Pékin ne tolérerait pas un tel écart. En ce sens, dans la droite lignée de l’administration Trump, l’administration Biden s’est donnée pour objectif de réorienter les investissements des entreprises américaines du secteur des nouvelles technologies hors de Chine.

En Chine, les dépenses en recherche et développement ont été multipliées par 12 entre 2000 et 2018, et le pays se classe désormais en deuxième position juste derrière les États-Unis.

De leur côté, les grandes entreprises technologiques chinoises, qui bénéficient grandement des débouchés qu’offrent les « nouvelles routes de la soie » ainsi que d’un fort soutien étatique, se déploient non seulement en Asie, mais aussi en Europe et en Afrique. Le pouvoir chinois compte bien profiter de ces nouveaux marchés d’exportation afin de diminuer sa dépendance envers les pays développés. Cette dépendance pourrait même, à certains égards, s’inverser, puisque plusieurs entreprises chinoises fournissent des technologies de surveillance par intelligence artificielle à des États européens tels que l’Allemagne, la France, l’Italie, ou encore le Royaume-Uni [15] – dans un contexte où les autorités cherchent à renforcer leurs moyens de surveillance des populations.

Lire sur LVSL l’article de Sarah Vennen : « Cyber-colonialisme : comment le régime de techno-surveillance chinois s’impose au Zimbabwe »

D’autre part, la question des métaux rares, dont certains sont essentiels au développement de l’industrie du numérique ainsi qu’à la construction de batteries, est cruciale pour la deuxième économie du monde. En conséquence, des pays comme la Bolivie, dont le sous-sol regorge de lithium, représentent un grand intérêt pour la Chine qui ne cache pas son ambition de faire rouler l’intégralité de ses automobilistes en voiture électrique d’ici quelques années. En août 2019, le gouvernement bolivien avait conclu un partenariat avec le consortium chinois Xinjiang TBEA Group prévoyant notamment l’implantation d’une usine de batteries lithium-ion sur le sol chinois [16]. Le coup d’État de novembre 2019, soutenu par les États-Unis, fut suivi d’une rupture des relations avec le pays de Xi Jinping. Les actions de l’entreprise américaine Tesla, spécialisée dans la construction de voitures électriques, avaient alors explosé, et beaucoup avaient spéculé sur les éventuels contrats qui pourraient être signés avec la Bolivie. Ce rapprochement entre les États-Unis et la Bolivie a été suspendu par l’élection de Luis Arce, vainqueur des élections de novembre 2020, qui affiche clairement sa détermination à rétablir les ponts avec la Chine. À l’époque de sa campagne, il déclarait déjà à Le Vent Se Lève : « la Chine [met] l’accent sur l’investissement ou le tourisme en même temps que sur le commerce. Par conséquent, il est plus opportun pour l’économie bolivienne de passer des accords avec ce genre de gouvernements, qui proposent des accords plus adaptés à nos conditions que ceux qui sont régis par le libre-échange » [17].

Lire sur LVSL notre entretien avec le président Luis Arce : « Nous devons garantir la souveraineté de la Bolivie sur le lithium »

De la même manière, on peut interpréter les récentes mutations politiques en République démocratique du Congo comme la conséquence des affrontements sino-américains autour des métaux rares. Ce pays, qui contient plus de 50 % des réserves de cobalt et de coltan, constitue un lieu hautement stratégique en la matière. Alors que l’ex-président Joseph Kabila avait multiplié la signature de contrats miniers avec la Chine, son successeur Félix Tshisekedi affiche sa volonté de les renégocier et de se rapprocher des États-Unis. Une démarche saluée par le gouvernement américain qui, de la fin du mandat de Donald Trump au commencement de celui de Joe Biden, a tendu la main au nouveau président congolais [18].

Lire sur LVSL l’article de Nathan Dérédec : « Métaux rares : l’empire global de la Chine »

On l’aura compris, le fait que la Chine conforte sa place de grande puissance économique et technologique et s’impose comme un acteur incontournable sur la scène internationale a toutes les raisons d’inquiéter les États-Unis, dernier pays à avoir atteint le rang « superpuissance » et peu désireux de voir un adversaire direct se rapprocher de ce statut. Cependant, la rivalité sino-américaine possède bien une dimension militaire. Cette tendance s’est confirmée dès le premier mandat de Barack Obama dont l’administration avait lancé une stratégie de « pivot » (rebalance, en Anglais) vers l’Asie-Pacifique. Depuis, les Américains ont considérablement renforcé leur présence militaire dans cette région tandis que Pékin mène une politique particulièrement offensive en mer de Chine.

Tensions militaires accrues dans l’Indo-Pacifique

La stratégie du « pivot » avait pour finalité de réorienter la politique étrangère des États-Unis. À de nombreux égards, l’administration Obama a considéré dès la fin des années 2000 (une décennie marquée par les interventions en Afghanistan et en Irak) que la menace principale ne provenait plus du Moyen-Orient, mais de la puissance montante chinoise. Cette vision a été conservée durant les deux mandats du Président démocrate, si bien que celui-ci déclarait en 2015 : « La Chine veut écrire les règles pour la région du monde qui connaît la croissance la plus rapide. Pourquoi la laisserait-on faire ? Nous devrions écrire ces règles [19]. »

Toutefois, comme le rappelle le chercheur Hugo Meijer, l’objectif se limitait à l’époque à « dissuader tout comportement agressif ou coercitif de la RPC (République populaire de Chine) [20] ». Pour les dirigeants américains, la Chine ne représentait alors qu’une menace à l’échelle régionale.

Les hauts responsables de l’administration Trump, pour leur part, ont prêté aux ambitions de la Chine une dimension globale. Ainsi, l’on pouvait lire dans le résumé de la National Defense Strategy publié en 2018 que la Chine poursuivait déjà à l’époque « un programme de modernisation militaire qui vis[ait] à atteindre une hégémonie régionale dans l’Indo-Pacifique à court terme et à supplanter les États-Unis pour atteindre la prééminence mondiale dans le futur [21] ». Plus précisément, le Bureau du Secrétariat de la Défense estimait dans son rapport annuel au Congrès de septembre 2020 que l’armée chinoise dépassait déjà l’US Army dans trois domaines spécifiques, à savoir la marine, les missiles balistiques et de croisière conventionnels basés au sol et les systèmes de défense aérienne intégrés [22]. C’est pourquoi un nouveau renforcement de la présence américaine s’est opéré et donc élargi au bassin indo-pacifique, qui comprend à la fois la partie occidentale de l’Océan Pacifique et les parties tropicales et subtropicales de l’Océan Indien. Ceci s’explique notamment par le fait que l’Inde est considérée comme un allié de poids pour contrebalancer la puissance chinoise dans la région. Dans cette perspective, Donald Trump, tout comme son prédécesseur, avait décidé de revitaliser le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad) conclu en 2007 entre les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie dans le but de contenir la puissance chinoise [23].

Lire sur LVSL l’article de Marine Lion : « Inde-Chine : un point de non-retour dans la guerre économique globale ? »

Dès les premiers mois de son mandat, le Président Biden a décidé d’accorder une importance première à cette alliance et a pris l’initiative de réunir les Premiers ministres des trois États partenaires lors d’un sommet virtuel le 12 mars dernier. En attendant la formation d’un potentiel « Quad+ », qui pourrait s’élargir à la Corée du Sud, voire à plusieurs États membres de l’ASEAN [24], le quatuor entretient déjà de solides relations avec la France qui a déployé d’importants moyens militaires dans la région entre mars et juin. En effet, le porte-avions à propulsion nucléaire Charles-de-Gaulle, le sous-marin d’attaque à propulsion nucléaire Émeraude, le porte-hélicoptères Tonnerre et la frégate Surcouf ont été mobilisés dans le cadre d’exercices conduits en coopération avec les armées des États membres du Quad [25]. La fin de la présidence Trump n’a donc absolument pas remis en cause la volonté des États-Unis de former un front aussi large que possible pour faire échec aux visées expansionnistes de Pékin dans la zone Indo-Pacifique. De manière globale, bien que le budget militaire chinois reste largement en-dessous de celui des États-Unis, les dirigeants américains ont très bien noté qu’il était quatre fois plus important que ceux du Royaume-Uni, de l’Allemagne ou encore de la France [26].

La fin de la présidence Trump n’a absolument pas remis en cause la volonté des États-Unis de former un front aussi large que possible pour faire échec aux visées expansionnistes de Pékin dans la zone Indo-Pacifique.

La Chine, de son côté, voit d’un mauvais œil l’élargissement de cette coalition dans sa première zone d’influence. Ceci n’est guère étonnant dans la mesure où elle mène depuis des années une politique offensive en mer de Chine méridionale où elle se dispute les îles Paracels et Spratleys avec des alliés des États-Unis, notamment Taïwan, le Vietnam et les Philippines, provoquant ainsi des incidents à répétition. À la suite de l’adoption, en février, d’une loi maritime, les autorités chinoises ont même renforcé les pouvoirs de leurs garde-côtes [27]. Comme le résume la chercheuse Sophie Boisseau du Rocher : « [l]a Chine agit comme si ses prétentions territoriales étaient déjà une réalité lui permettant de s’affranchir des clauses de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer qu’elle a ratifiée le 15 mai 1996 [28] ». Par conséquent, la perspective d’un apaisement des tensions semble pour l’instant s’éloigner.

Joe Biden cherche des alliés en Europe

Les chefs d’État et de gouvernement des membres du G7 lors du sommet de Cornouailles © Crown Copyright

Au mois de juin, le Président Biden a effectué une tournée diplomatique sur le continent européen afin d’assister à plusieurs sommets (G7, OTAN) et de rencontrer notamment les dirigeants de l’Union européenne (UE) ainsi que le Président russe Vladimir Poutine. Avant même de quitter le sol américain, le chef d’État a déclaré que l’objectif de son voyage était de faire savoir « clairement à Poutine et à la Chine que les États-Unis et l’Europe [étaient] soudés » [29]. Cette déclaration ne s’inscrit pour l’instant dans aucune stratégie clairement définie. Jusqu’ici, les États-Unis et l’UE ont seulement lancé une action collective aux côtés du Canada et du Royaume-Uni dans le cadre de laquelle plusieurs sanctions ont été adoptées contre d’actuels et anciens fonctionnaires chinois impliqués dans la mise en œuvre de programmes de détention et d’assimilation forcée visant les Ouïghours (une minorité vivant dans la région du Xinjiang) [30]. Les paroles du Président démocrate constituent surtout un appel au renforcement de la relation transatlantique et confirment que Washington veut à tout prix éviter d’être isolée face à une puissance chinoise en pleine expansion.

Lire sur LVSL l’article d’Othman el Hadj : « Le doux rêve d’une défense européenne indépendante de l’OTAN »

Notes :

[1] NARDON Laurence et VEILLET Mathilde, « La guerre commerciale sino-américaine : quel bilan à l’issue de la Présidence Trump ? », Potomac Paper, n° 40, Ifri, novembre 2020.

[2] SCOTT Robert E. et MOKHIBER Zane, “Growing China trade deficit cost 3.7 million American jobs between 2001 and 2018”, Economic Policy Institute, janvier 2020.

[3] YOUNIS Mohamed, “New High in Perceptions of China as U.S.’s Greatest Enemy”, Gallup, 16 mars 2021.

[4] EDWARDS John, “‘Economic aggression’: Donald Trump picks a fight with China”, The Interpreter, 20 décembre 2017.

[5] BULARD Martine, « Chine – États-Unis, où s’arrêtera l’escalade ? », Le Monde diplomatique, octobre 2018.

[6] MATELLY Sylvie, « Entre la Chine et les États-Unis, une compétition inévitable ? », Revue internationale et stratégique, 2020/4.

[7] BULARD Martine, art. cit.

[8] RICCI Sébastien, « Dévaluer le yuan, une stratégie à risques multiples pour Pékin », La Tribune, 6 août 2019. [1] BULARD Martine, « Bombe libre-échangiste en Asie », Le Monde diplomatique, janvier 2021.

[9] BULARD Martine, « Bombe libre-échangiste en Asie », Le Monde diplomatique, janvier 2021.

[10] LUBOLD Gordon et LEARY Alex, “Biden Expands Blacklist of Chinese Companies Banned From U.S. Investment”, The Wall Street Journal, 3 juin 2021.

[11] MATELLY Sylvie, art. cit.

[12] MOROZOV Evgeny, « Bataille géopolitique autour de la 5G », Le Monde diplomatique, octobre 2020.

[13] Ibid.

[14] THIBOUT Charles, « La voie technologique du conflit sino-africain », Revue internationale et stratégique, 2020/4.

[15] Ibid.

[16] MARIETTE Maëlle, « En Bolivie, la filière du lithium à l’encan », Le Monde diplomatique, janvier 2020.

[17] « Nous devons garantir la souveraineté de la Bolivie sur le lithium », entretien avec Luis Arce Catacora, Le Vent Se Lève, 19 avril 2020.

[18] « Comment Washington a poussé Tshisekedi à renégocier les contrats miniers signés par Kabila avec la Chine », Africa Intelligence, 25 juin 2021.

[19] « Remarks by the President in State of the Union Adress », Janvier 2015. Disponible ici.

[20] MEIJER Hugo, « L’Asie-Pacifique dans le débat stratégique américains. Obama, Trump et la montée en puissance de la Chine », Politique américaine, 2019/3 (n° 33).

[21] MATTIS Jim, “Summary of the 2018 National Defense Strategy”, p. 2. Disponible ici.

[22] Office of the Secretary of Defense, Military and Security Developments Involving the People’s Republic of China 2020Annual report to Congress, Washington, U.S. Department of Defense, septembre 2020.

[23] MEIJER Hugo, art. cit.

[24] PÉRON-DOISE Marianne, « Le Quad, pilier de la stratégie indo-pacifique de l’administration Biden ? », The Conversation, 21 avril 2021

[25] BULARD Martine, « L’Alliance atlantique bat la campagne en Asie », Le Monde diplomatique, juin 2021.

[26] MAULNY Jean-Pierre et SCHNITZLER Gaspard, « Puissance militaire : la Chine, ennemi public numéro un des États-Unis ? », Revue internationale et stratégique, 2020/4.

[27] BULARD Martine, « L’Alliance atlantique bat la campagne en Asie »

[28] BOISSEAU DU ROCHER Sophie, « Chine et Asie du Sud-Est : les jeux sont-ils faits ? » Politique étrangère, 2021/2.

[29] « Joe Biden veut faire savoir ‘à Poutine et à la Chine que les États-Unis et l’Europe sont soudés’ », Le Monde, 9 juin 2021.

[30] TALLEY Ian et NORMAN Laurence, “U.S. and Its Allies Sanction China Over Treatment of Uyghurs in a Collective Action”, The Wall Street Journal, 22 mars 2021.

Aux États-Unis, la Cour suprême tente-t-elle d’entraver le vote des minorités ?

En 1965, les États-Unis tournaient le dos à des décennies de discrimination raciale sur l’accès au vote. La loi sur les droits civiques, le Voting Rights Act, venait remettre en cause les tentatives dans les États du Sud en particulier d’empêcher les minorités et notamment les Afro-Américains de voter. Plus de cinquante ans après, la Cour suprême est venue remettre en cause des dispositions de la loi dans la décision Brnovich v. DNC. Pourtant, cette remise en cause ne semble pas se traduire dans la réalité.

Huit ans après la terrible décision Shelby County v. Holder, qui avait invalidé la Section 5 du Voting Rights Act qui prévoyait l’accord préalable du gouvernement fédéral (preclearance) dans les anciens États ségrégationnistes avant toute modification de leurs lois électorales et trois ans après Abbott v. Perezla Cour suprême vient de rendre son opinion au sujet deux lois électorales votées en Arizona. Renversant le jugement de la Cour d’Appel du 9e Circuit, la Cour suprême affirme qu’elles ne sont pas de nature à nuire à l’exercice du droit de vote des minorités et que par conséquent, elles n’enfreignent pas la Section 2 du Voting Rights Acts.

Out-of-Precinct policy” et “ballot harvesting

En vigueur depuis 2016, les articles A.R.S. §§ 16-122,-135,-584 d’Arizona prévoient l’annulation des bulletins déposés dans le mauvais district de vote (out-of-precinct policy). En parallèle, l’article A.R.S. § 16-1005(H)-(I) (issu de la House Bill 2023) prévoit l’interdiction et la pénalisation de ce qui est péjorativement désigné comme de la « moisson de bulletin » (ballot harvesting), une pratique consistant à confier son bulletin de vote anticipé à autrui, hors exceptions prévues par la loi. 

La Cour d’Appel, dans son jugement rendu le 27 janvier 2020, avait abouti à la conclusion que cette loi porte atteinte au droit de vote des minorités. La Cour, s’appuyant sur le jugement de première instance (DNC v. Reagan (2018)) avait à la fois mis en avant le manque de transports en commun, la faible proportion de personnes disposant d’un véhicule personnel et la forte proportion de la population concernée à occuper un emploi aux horaires inflexibles. « Les Hispaniques, Amérindiens et Africains-Américains sont nettement moins susceptibles que les autres de posséder un véhicule, plus susceptibles de dépendre des transports publics et plus susceptibles d’avoir des horaires de travail rigides ».

Pire encore, le Département de la Justice de l’administration Biden s’est rangé du côté de l’État d’Arizona à travers un brief en amicus curiæ

Des arguments qui manquent cruellement d’éléments statistiques selon le très conservateur juge Alito qui a renversé le jugement de la Cour d’Appel par le truchement d’un test qui, selon toute vraisemblance, validera les nombreuses lois électorales qui fleurissent dans les États républicains. Des lois qui sont, à l’instar de la House Bill 2023, censées lutter contre la fraude électorale.

Une bataille entre Alito et Kagan

S’étalant sur 84 pages, les opinions du juge Alito (joint par les juges Roberts, Thomas, Kavanaugh, Gorsuch et Barrett) et de la juge Kagan (jointe par les juges Breyer et Sotomayor) s’apparentent à une véritable passe d’armes, le premier reprochant à la seconde d’avoir perdu son « zèle pour la signification statistique », la seconde accusant le premier de « passer sous silence les mots forts que le Congrès a rédigé pour atteindre un objectif tout aussi fort : faire en sorte que les citoyens issus des minorités puissent accéder au système électoral aussi facilement que les Blancs. » Bien que l’argumentation du juge Samuel Alito renferme quelques éléments sujets à interrogation, force est de constater que le camp progressiste n’a pas su démontrer le caractère discriminatoire des deux textes en question. Pire encore, le Département de la Justice de l’administration Biden s’est rangé du côté de l’État d’Arizona à travers un brief en amicus curiæ (amie de la Cour).

Pour les démocrates, le refus de l’État de compter les bulletins de vote déposés dans la mauvaise circonscription et la restriction de la collecte des bulletins de vote « affectent de manière négative et disparate les citoyens amérindiens, hispaniques et afro-américains de l’Arizona », en violation de la Section 2 de la loi sur les droits civiques (Voting Rights Act). Le Comité national démocrate (DNC) avance ainsi que les bulletins rejetés car déposés dans le mauvais district (out-of-precinct) le sont davantage pour les populations issues des minorités et pointe du doigt le nombre considérable de bulletins rejetés en Arizona entre 2008 et 2016, un argument rapidement balayé par le juge Alito qui note que le nombre de bulletins rejetés décroît depuis 2012 et que cette décrue s’est poursuivie en 2016 (année d’entrée en vigueur des textes). 

Précisant qu’il renonçait à annoncer un test qui régirait toutes les affaires impliquant la Section 2 du Voting Rights Act, le juge Alito a présenté alors les cinq facteurs d’évaluation permettant de juger la conformité des lois visées ici :

1 – L’importance de la charge imposée par une loi : « Voter demande du temps et, pour presque qui que ce soit, un déplacement, ne serait-ce que jusqu’à la boîte aux lettres la plus proche. Le fait de voter […] exige le respect de certaines règles », a-t-il précisé.

2 – La mesure dans laquelle une loi visée s’écarte de ce qui était la pratique courante lorsque le paragraphe 2 de la Section 2 a été amendé en 1982.

3 – L’importance de toute disparité dans l’impact d’une loi sur les membres de différents groupes raciaux ou ethniques est également un facteur important à prendre en considération, soulignant qu’« il ne faut pas amplifier artificiellement des différences qui sont au fond très minimes. »

4 – L’existence de possibilités offertes par l’ensemble du système de vote d’un État au moment d’évaluer le fardeau imposé par une disposition contestée. Ce qui fait dire au juge Alito que « lorsqu’un État propose plusieurs moyens de voter, toute charge imposée aux électeurs qui choisissent l’une des options disponibles ne peut être évaluée sans tenir compte également des autres moyens disponibles. »

5 – L’importance des intérêts de l’État.

Parmi ces cinq facteurs, le 2e et le 5e sont ceux qui font le moins l’unanimité. « Si telle ou telle chose n’existait pas en 1981 ou 1982, il est normal que les États l’éliminent. C’est un raisonnement circulaire qui n’a aucune base légale et qui est très opportuniste » tonne Leah Litman, professeure de droit à l’Université du Michigan et co-animatrice du podcast Strict Scrutiny. Néanmoins, ce facteur n’est pas vu par le juge comme étant un critère contraignant. Ce dernier a en effet nuancé en précisant que la Cour ne décidait pas si l’adhésion ou le retour au cadre qui était celui de 1982 était licite en vertu de la Section 2. Ainsi, pour le juge Alito, la longévité d’une loi comme l’étendue de son adoption sont seulement des paramètres dont il faut tenir compte.

Le 5e facteur est tout aussi disputé puisque le juge adoube la crainte somme toute très républicaine de la fraude électorale, bien que cette dernière apparaisse comme tout à fait marginale. Anticipant ce contre-argument, le juge a pris à témoin la commission Carter-Baker de 2004, laquelle avance que le vote par correspondance peut conduire à des pressions et à des manœuvres d’intimidation. Elle conclut ainsi que « les États devraient donc réduire les risques de fraude et d’abus dans le vote par correspondance en interdisant aux tierces parties — organisations, candidats et militants de partis politiques de manipuler les bulletins de vote par correspondance. » En outre, le juriste prétend rappeler une évidence en précisant qu’un État a le droit d’agir pour prévenir la fraude sans attendre que celle-ci ne se manifeste.

Enfin, lorsqu’il s’agit d’analyser le caractère discriminatoire des deux lois, la juge Kagan note la plus forte probabilité pour les minorités de voir leurs bulletins rejetés. Reprenant les éléments mis en avant par la Cour d’Appel, elle rappelle que les bulletins des populations hispanique, africaine-américaine et amérindienne ont une probabilité deux fois plus élevée d’être rejetés. Un trompe-l’œil pour le juge de la majorité qui retourne les statistiques à son avantage.

« Manipulation statistique »

Sans remettre en cause les chiffres énoncés par la juge Elena Kagan, le juge Alito précise qu’une politique qui fonctionne pour plus de 98 % de l’électorat, minorités comprises, a peu de chances de rendre un système « inégalement ouvert ».

Dénonçant une utilisation « très trompeuse », le juge s’attarde sur la méthodologie utilisée par la Cour d’Appel pour le 9eCircuit. « La Cour de District a constaté que, parmi les comtés qui ont déclaré des votes hors circonscription lors de l’élection générale de 2016, environ 99 % des électeurs hispaniques, 99 % des électeurs africains-américains et 99 % des électeurs amérindiens qui ont voté le jour de l’élection ont déposé leur bulletin dans la bonne circonscription, tandis qu’environ 99,5 % des électeurs non issus des minorités l’ont fait. Sur la base de ces statistiques, le 9e circuit a conclu que “les électeurs issus des minorités en Arizona ont voté hors circonscription deux fois plus souvent que les électeurs blancs”. Il s’agit précisément du type de manipulation statistique que le juge Easterbrook a critiqué à juste titre, à savoir 1,0 ÷ 0,5 = 2. Bien comprises, les statistiques ne montrent qu’une petite disparité qui ne permet guère de conclure que les processus politiques de l’Arizona ne sont pas ouverts de manière égale. »

Une démonstration à laquelle semble souscrire la juge Kagan elle-même, qui reconnaît dans une note de bas de page être « d’accord avec la majorité pour dire que les “très petites différences” entre les groupes raciaux n’ont pas d’importance. Certaines disparités raciales sont trop faibles pour étayer une conclusion d’inégalité d’accès parce qu’elles ne sont pas statistiquement significatives – c’est-à-dire qu’elles pourraient être le fruit du seul hasard. […] En outre, il peut exister un certain seuil de ce que l’on appelle parfois la “signification pratique” – un niveau d’inégalité qui, même s’il est statistiquement moyen, est tout simplement trop insignifiant pour que le système juridique s’en préoccupe. »

Cependant, si la juge progressiste semble souscrire aux propos de la majorité, elle persiste à voir dans la loi interdisant la collecte de bulletins de vote (House Bill 2023) une disposition discriminatoire.

Querelle postale

« Les faits critiques pour l’évaluation de la loi sur collecte des bulletins de vote ont trait au service postal » nous dit la juge Kagan. Ainsi, elle affirme que la population amérindienne se repose essentiellement sur ces services de collecte compte tenu du manque criant d’accès aux services postaux. Elle souligne l’absence de service public postal de proximité dans les zones rurales d’Arizona, conduisant la population amérindienne à faire jusqu’à deux heures de route pour trouver une boîte aux lettres. Des preuves considérées comme « circonstancielles et anecdotiques » selon le brief de l’administration Biden. Aux remarques de la majorité, qui reprochent l’absence de données statistiques ou de témoignages, la juge Kagan rétorque que l’Arizona n’a jamais compilé de données sur la collecte des bulletins de vote par des tiers.

Des preuves considérées comme « circonstancielles et anecdotiques » selon le brief de l’administration Biden

En réponse, la majorité s’appuie sur les dispositions légales en vigueur concernant le service public postal, notamment l’article 39 U.S.C. §101(b) qui dispose que le service postal doit fournir un maximum de services postaux efficaces et réguliers aux zones rurales, aux communautés et aux petites villes où les bureaux de poste ne sont pas autonomes et qu’aucun petit bureau de poste ne doit être fermé pour la seule raison qu’il est déficitaire. Par conséquent, le juge Alito conclut qu’ « un prétendu manquement du service postal à ses obligations légales dans un endroit particulier ne constitue pas en soi un motif pour annuler une règle de vote qui s’applique à l’ensemble d’un État. »

À l’heure actuelle, il est donc difficile de soutenir l’argument selon lequel la fin du ballot collection nuit considérablement à l’exercice du droit de vote des populations amérindiennes, à fortiori quand, en 2020, le taux de participation de ladite population a augmenté de 12 et 13 % dans les deux réserves les plus importantes. En outre, la House Bill 2023 prévoit des exceptions permettant à un membre de la famille, du foyer ou à un personnel soignant d’apporter un bulletin : une disposition qui demeure plus permissive qu’en AlabamaNevada, ou Pennsylvanie.

Une décision en demi-teinte

L’opinion du juge Alito a laissé un goût amer aux progressistes et pour cause : son cheminement a abouti à mettre davantage la charge de la preuve sur les minorités que sur les États, lesquels n’ont plus vraiment à justifier la modification de leur droit électoral puisqu’invoquer la lutte contre la fraude suffit à opérer des changements qui ont un impact, même marginal, sur l’exercice du droit de vote des minorités. En cela, le juge Alito ne déroge pas à ce qu’il avait écrit dans Abbott v. Perez : « Chaque fois qu’un plaignant prétend qu’une loi étatique a été promulguée avec une intention discriminatoire, la charge de la preuve incombe au plaignant et non à l’État. » Comme l’a souligné la juge Elena Kagan : « Bien sûr, prévenir l’intimidation des électeurs est un intérêt public important. Bien sûr que la prévention de la fraude électorale l’est aussi. Mais ces intérêts sont également faciles à faire valoir sans fondement ou en guise de prétexte dans les cas de discrimination électorale. »

Pour autant, Brnovich v. DNC ne doit pas être vue comme sonnant le glas du Voting Rights Act : si ni l’intention ni la conséquence discriminante n’ont été reconnues en ce qui concerne l’Arizona, la Section 2 du VRA demeure. Peut-on s’attendre à d’autres lois du même acabit ? Oui, assurément. Il est néanmoins encore trop tôt pour tirer des conclusions sur leurs effets.

Internet Année Zéro : la naissance des monstres numériques

© John Lester – Flickr

Internet Année Zéro (Divergences 2021) est le dernier essai de Jonathan Bourguignon, spécialiste des origines du capitalisme numérique américain. Il y retrace l’avènement de la société de surveillance contemporaine à travers une galeries de portraits (Peter Thiel, Elon Musk) et le récit des chemins de traverse entre la contreculture américaine des années 60-70 et la cyberculture de la Silicon Valley. Fait notable pour un ouvrage de ce genre, une partie conséquente du livre est réservée à l’émergence du numérique chinois, permettant au lecteur de découvrir l’autre empire informatique actuel, celui des BATX et de la « grande muraille numérique », filtrant les influences extérieures. Les lignes suivantes sont extraites de son ouvrage.1

Les héritiers

La bulle Internet connaît son apogée au mois de mars 2000. Son éclatement aurait pu marquer la fin du rêve de cette nouvelle économie vouée à avaler l’ancien monde ; en réalité, il est surtout un assainissement de l’écosystème. Pendant les années de fièvre et d’exubérance de la fin du siècle, certains ont patiemment, rationnellement construit l’infrastructure du web marchand. Alors que les valeurs technologiques s’effondrent et que les industriels et investisseurs traditionnels qui se sont lancés dans l’aventure sauvent ce qu’ils peuvent de leurs investissements, ces bâtisseurs vont consolider durant les années suivantes des actifs qui deviendront des empires. En héritiers de la cyberculture, ils vont investir les fortunes considérables qu’ils ont amassées avant l’explosion de la bulle pour contribuer à l’avènement du monde libertarien, transhumaniste et cybernétique auquel ils croient.

La généalogie de ce nouveau groupe parmi les plus influents de la Silicon Valley remonte à la création du web marchand ; leur action contribuera à faire de la data (données) le nouvel or noir du cyberespace. Entre 1995 et 2000, la croissance du web est stupéfiante : la base d’utilisateurs passe de 16 à 360 millions, près de 6 % de la population mondiale est soudain en ligne. Cette croissance est nourrie par la multiplication des sites web : entreprises, administrations publiques, tous types d’organisations créent soudain leur propre site. Le trafic, anarchique et décentralisé, commence à s’organiser à partir de 1995, sous la forme de portails et annuaires en ligne, tels que AOL et Yahoo!, portes d’entrée dans la toile à partir desquels les utilisateurs n’ont plus qu’à suivre les liens qui sont étalés sous leurs yeux. Les moteurs de recherche les talonnent : Altavista (qui sera racheté par Yahoo!) est créé la même année, Google trois ans plus tard.

Les internautes sont désormais libres de découvrir l’étendue du réseau par simple recherche de mots clés, sans être guidés ou connaître préalablement l’existence et l’adresse précise des sites qu’ils vont visiter. Néanmoins, en 1997, le commerce en ligne aux États-Unis représente moins de 0,1 % de son parent dans la vie réelle. Quelque chose manque pour que les consommateurs et leurs dollars délaissent les devantures désirables des boutiques et magasins. C’est à la même époque que se constituent les trois éléments clés qui permettent à l’écosystème marchand d’éclore : les fournisseurs de services d’applications (l’ancêtre du SaaS ou Software as a Service, littéralement «logiciel en tant que service») qui permettent la multiplication des sites de commerce comme des médias ; les moyens de paiement en ligne qui créent un accès pour dériver l’économie classique vers la nouvelle économie en ligne; et le modèle de revenu publicitaire qui crée la dynamique entre marchands, médias en ligne et entreprises technologiques.

Les entreprises pionnières qui ouvrent la voie à chacune de ces innovations se nomment respectivement Viaweb, Paypal et Netscape. Leurs fondateurs porteront l’héritage idéologique de la vallée. Le modèle publicitaire est l’épine dorsale du web. Fondamentalement, il ne diffère guère de celui qui a fait la fortune des agences publicitaires de Madison avenue. Il fait intervenir trois types d’acteurs : les annonceurs (advertisers), les médias (publishers), et l’ensemble des acteurs publicitaires, agences et plateformes de placement, qui organisent le jeu. Les annonceurs permettent de faire rentrer de l’argent réel dans le cyberespace. Il s’agit essentiellement de commerçants, qui vendent des produits et des services de l’ancien monde, vêtements, objets, billets d’avion, nuits d’hôtel. Leur survie est soumise à une compétition de marché: ils doivent amener les consommateurs sur le cyberespace et les détourner de l’économie classique, mais surtout, ils doivent lutter entre eux. La publicité est leur arme pour attirer les internautes sur leurs services. Les médias ont pour principale valeur leur audience : des sites web et des applications, que visitent des utilisateurs plus ou moins nombreux, plus ou moins qualifiés, c’est-à-dire présentant un profil plus ou moins spécifique et valorisé par les annonceurs.

Les plateformes publicitaires créent les conditions qui permettent aux annonceurs d’atteindre l’audience des médias. Rien de nouveau sous le soleil du cyberespace : qu’ils s’appellent journal, magazine, chaîne de télévision ou station de radio, le modèle économique des médias n’a guère évolué depuis la révolution industrielle au début du XIXe siècle.

Viaweb : audience et données

Le nom Viaweb a laissé assez peu de traces. Et pourtant, l’influence de l’entreprise dans le développement du web marchand est très importante. Viaweb existe sous ce nom entre 1995 et 1998, jusqu’à son acquisition par Yahoo! qui rebaptisera le service Yahoo! Store. Viaweb est une application que l’on accède comme un site web, et qui permet de construire et d’héberger des sites d’e-commerce en ligne. Certains – et en particulier le génie technique derrière Viaweb, Paul Graham – considèrent que le service développé par Viaweb constitue le premier fournisseur d’application en ligne. Il permet de créer des sites web.

Comme son nom l’indique (« via le web ») et contrairement à la plupart des logiciels de l’époque, utiliser cette technologie dispense ses clients d’acheter une version du logiciel, qu’ils devraient ensuite installer sur leurs propres machines, avec laquelle ils généreraient un site qu’ils devraient ensuite héberger sur leurs propres serveurs. Les clients de Viaweb utilisent à distance un logiciel qui tourne directement sur les serveurs de Viaweb, pour générer un site opéré directement par Viaweb, avec des données hébergées elles aussi sur des serveurs gérés par Viaweb. Cette particularité permet d’abaisser le niveau d’expertise requis pour créer des sites web, et contribuera à la multiplication du nombre de services marchands. Des technologies équivalentes, développées pour la publication de contenus, permettront l’émergence du phénomène des blogs, et de transformer les internautes majoritairement visiteurs de site web, jusqu’à présent passifs, en éditeurs actifs (avant que le web 2.0 ne vienne encore brouiller la frontière en rendant les visiteurs eux-mêmes actifs, c’est-à-dire créateurs de contenus et générateurs de données, sur le site web même qu’ils visitent). Surtout, la technologie permet à une entreprise cliente de Viaweb d’héberger ses données chez Viaweb.

Ce qui semble un détail technique en 1995 aura des répercussions très importantes des décennies après : en créant au même endroit des banques de données agrégeant l’activité des employés, clients ou cibles marketing de milliers d’entreprises se constituent les premiers puits de ce nouveau pétrole que le marketing n’appelle pas encore big data ou cloud.

PayPal : le nerf de la guerre

Reste qu’acheter les services de ces nouveaux marchands et nouveaux médias qu’on ne rencontre jamais dans la vie réelle, ni dans un magasin, ni dans un kiosque n’a rien d’évident. Amazon vendait des livres en ligne dès 1994, eBay permettait d’organiser des brocantes virtuelles dès 1995, tandis que Netflix, à partir de 1997, louait des DVDs qui transitaient, aller et retour, par courrier. Le principal moyen de paiements consistait alors à envoyer des chèques par courrier. La promesse d’un univers émancipé et dématérialisé où l’information se transmet à la vitesse des photons dans une fibre optique bute sur les limites mécaniques et musculaires des bicyclettes des facteurs, des camions de ramassage et de l’organisation dans les centres de tri des services postaux fédéraux… Paypal naît du mariage en 2000 de deux entreprises pré-pubères, fondées au cours des dix-huit mois qui précèdent.

La première, x.com, s’est donné pour mission de concurrencer les banques dans le nouvel espace digital. À sa tête : Elon Musk, un jeune entrepreneur sud-africain. À vingt-sept ans, dont à peine quatre dans la Vallée, il a déjà revendu une première startup qui fournissait des outils de développement graphique en ligne aux médias (une époque où un écran standard d’ordinateur affichait des pixels d’environ un demi-millimètre, c’est-à-dire dix fois plus gros que ce que peuvent afficher les smartphones en 2020). La seconde, Confinity, compte un certain Peter Thiel, d’origine allemande, parmi ses fondateurs, et ambitionne de créer une monnaie digitale indépendante des banques et des gouvernements, dix ans avant que la cryptomonnaie Bitcoin ne voie le jour.

Le jeune couple devient Paypal, du nom du produit phare développé par Confinity : un système qui permet de faire circuler de l’argent en ligne de manière sécurisée, de la même façon que le fait une fédération de type VISA à travers ses propres réseaux de terminaux de paiement. À travers son compte en ligne, le payeur donne l’autorisation à Paypal d’effectuer une transaction qui prélève un certain montant du compte bancaire qu’il a spécifié, et le transfère vers le compte du bénéficiaire. Paypal fait circuler cette transaction sur les réseaux bancaires. La banque du payeur débite son compte du montant de la transaction, tandis que la banque du bénéficiaire crédite son compte. Seul Paypal est en mesure de voir les numéros de carte et de compte en ligne du payeur et du bénéficiaire, assurant la sécurité de la transaction. Rapidement, des divergences de culture se font jour entre les anciens de x.com et de Confinity.

En 2000, Elon Musk est évincé de Paypal alors qu’il se trouve dans les airs, un avion l’emportant vers l’Australie pour ses premières vacances depuis la fusion. Peter Thiel reprend les rênes. La compagnie entre en Bourse en 2002, et est rachetée la même année par eBay pour 1,5 milliards de dollars. Musk perçoit plus de 150 millions dans la transaction. Malgré l’audience du web qui explose et les transactions marchandes en ligne qui prennent de l’ampleur, les médias, qui génèrent l’essentiel du trafic, peinent à trouver des revenus. Le volume ne parvient pas à compenser la très faible valeur des emplacements publicitaires, en particulier comparée à la télévision. Une publicité en ligne est perçue comme peu valorisante pour l’image de marque des annonceurs ; leur impact est difficile à mesurer ; à l’instar du commerce, le marché publicitaire en ligne représente en 1997 une fraction de pour-cent.

L’arrivée des cookies

Un détail technique va changer la donne. Il porte le nom inoffensif de cookie. Le cookie est un petit fichier de mémoire, stocké par le navigateur sur l’ordinateur de l’utilisateur, qui ne peut être lu que par le service web qui l’a écrit. Le navigateur transmet le cookie chaque fois qu’une nouvelle connexion est établie avec le service, permettant de créer une relation de longue durée, et privée, entre le service et l’utilisateur. Par exemple, les cookies permettent de maintenir une session ouverte, donc que d’une page à l’autre, l’utilisateur n’ait pas à réintroduire ses identifiants, ou encore que le contenu d’un panier ne disparaisse pas. Le cookie est d’abord développé en 1994 au sein du navigateur Netscape. Trois ans plus tard, une spécification de l’Internet Engineering Task Force (IETF), l’organisme chargé de faire émerger les standards qui composent la suite des protocoles internet, met en garde contre le risque en termes de vie privée de certains types de cookies.

Ces cookies, dits cookies tiers ou third party, sont un cas d’utilisation qui n’avait pas été prévu à leur création – ce que l’industrie appelle, dans la continuité culturelle de l’année 1984, un hack. Les cookies tiers consistent en script hébergé sur le site que visite l’utilisateur, qui s’exécute dans le navigateur, créant une communication invisible avec l’entreprise tierce qui a écrit le code. Il peut y avoir de nombreuses raisons d’intégrer des cookies tiers: ils permettent à des entreprises partenaires de tracer le comportement des visiteurs, et ainsi d’aider à analyser un site web, optimiser son design et ses performances, détecter des bugs, ou… améliorer la publicité en ligne. L’IETF met en garde contre les risques en termes de vie privée pour les internautes : les cookies – tiers permettraient théoriquement à certaines entreprises d’avoir accès à l’activité des internautes sur un grand nombre de sites web, à leur insu. Le cookie est précisément l’un de ces bouts de code au sein desquels se cachent les nouvelles lois invisibles à la majorité des internautes aliénés à la technique.

Cette nouvelle loi révoque tacitement le droit à l’anonymat sur Internet : les cookies permettent de réconcilier facilement les différentes identités endossées par un même utilisateur sur différents sites. L’organisation préconise donc que les navigateurs interdisent nativement les cookies tiers. Pourtant, les deux entreprises qui éditent les navigateurs dominants de l’époque, Netscape de Marc Andreessen et Microsoft de Bill Gates, font la sourde oreille. La mise en garde disparaît de la nouvelle spécification publiée en octobre 2000. En particulier, les cookies vont permettre aux identités de persister entre les trois acteurs du modèle publicitaire: les plateformes technologiques vont être capables d’identifier les mêmes utilisateurs lorsqu’ils visitent le site d’un média ou d’un annonceur. Avant que le traçage des données permette aux publicitaires de prédire le comportement des consommateurs et de générer de la publicité ciblée, les cookies vont révolutionner la mesure de l’efficacité publicitaire. Internet invente la publicité à la performance.

Jusqu’à présent, la publicité était un levier de masse pour les marques et les publicitaires. Des données démographiques et des sondages permettaient d’évaluer l’audience d’un spot publicitaire dans un magazine ou sur une chaîne de télévision. Un spot publicitaire pendant le Superbowl était réservé aux entreprises les plus puissantes. L’impact sur les ventes ne pouvait qu’être grossièrement estimé. Sur Internet, les cookies permettent de savoir si un achat a été influencé par une publicité précise, si une publicité a été suivie d’une visite chez l’annonceur, voire d’un achat. Le jeu se perfectionne alors : les scripts installés par les plateformes publicitaires aussi bien chez leurs clients (les annonceurs) que chez leurs fournisseurs (les médias) captent de plus en plus d’information. Convenablement exploitées, les données d’activité de l’internaute permettent de prédire ses affinités, que ce soit côté marchand (caractéristiques des produits vus et mis au panier) ou côté média (centre d’intérêt, affinités politiques, comportement en ligne…). Nourris de ces données personnelles, les algorithmes sont alors capables de prédire, pour chaque utilisateur, sur chaque emplacement publicitaire et à chaque instant, la probabilité que l’affichage d’une bannière mène à un clic, voire à l’achat du produit mis en exergue.

Chaque fois qu’un utilisateur se présente sur le site d’un média, une mise aux enchères est organisée en quelques millisecondes : le publicitaire le plus offrant décide de ce qui s’affichera sous les yeux de l’internaute. Les annonceurs paient plus cher pour des publicités mieux ciblées. Les médias, eux, maximisent donc la valeur de leur audience à chaque visite. Tout le monde gagne à cette mise en commun de la donnée. Y compris les utilisateurs : alors que le web des premières années est inondé de publicités qui ouvrent des fenêtres pour des services déconcertants jusque dans les recoins les plus saugrenus de l’écran, la valorisation à la performance permet de montrer des publicités mieux ciblées et moins intrusives.

D’un point de vue strictement économique, le système semble vertueux : il met sur un pied d’égalité les mastodontes de la consommation et des petits annonceurs, ces derniers pouvant désormais contrôler leurs investissements marketing. De nouveaux acteurs marchands apparaissent, des pure players (dont l’activité ne s’exerce que dans l’univers dématérialisé du web), qui viennent concurrencer les distributeurs traditionnels. De tout petits médias peuvent eux aussi trouver des lignes de revenu, de nouvelles voix se font entendre. Durant presque vingt ans, les cookies tiers vont se multiplier sans qu’aucune remise en question ne vienne peser sur eux. Ils deviendront la clé de voûte du système économique sur lequel se repose une grande majorité des acteurs du web.

Don’t be evil

Parmi les entreprises de cette nouvelle vague publicitaire générée par les bourrasques violentes de l’année 2000 figure l’icône Google. Google existe depuis deux ans. Il naît du projet de recherche de deux doctorants à l’université de Stanford, Larry Page et Sergey Brin. Contrairement aux moteurs de recherche de l’époque qui se contentent d’indexer les sites web indépendamment les uns des autres à la recherche de mots clés, l’algorithme de Google se déploie en parfaite symbiose avec la philosophie du World Wide Web : il analyse les relations entre sites web, c’est-à-dire les liens hypertexte qui le connectent. Google s’attelle à la tâche monumentale de hiérarchiser l’information à travers le web, et l’écosystème lui sait gré de ce travail de titan: le moteur de recherche supplante tous ses concurrents; les plus prestigieux fonds d’investissement investissent dans Google. À l’époque, Google a plusieurs modèles de revenus. La régie publicitaire Adwords en fait partie mais est alors très minoritaire. Le fonctionnement d’Adwords est assez franc: chaque annonceur peut participer à une enchère pour acquérir un mot spécifique, par exemple dog (chien). S’il gagne, la prochaine fois qu’un utilisateur recherchera le mot dog, il verra apparaître au-dessus de ses résultats de recherche une publicité pour la dogfood (nourriture pour chiens) de l’annonceur.

Google vend aussi des licences pour faire tourner ses modèles au sein des systèmes d’information privés de larges organisations, une offre que n’aurait pas refusée le CERN de Tim Berners-Lee. À l’orée du nouveau millénaire, ce modèle est celui que privilégient ses fondateurs. La devise Don’t be evil («ne sois pas malfaisant»), qui deviendra le code de conduite officiel de l’entreprise, serait née à cette époque. Page et Brin, les fondateurs de Google, font publiquement part de leur sentiment que le mal, evil, ce pourrait bien être la publicité. Dans un papier de recherche, ils soutiennent qu’un moteur de recherche financé par la publicité en viendra tôt ou tard à prioriser les besoins des annonceurs face à ceux des consommateurs. Cette profession de foi ne résiste guère au cataclysme de mars 2000. Alors que les valeurs des stocks technologiques s’effondrent, les sources de financement dans la vallée, qui jusqu’alors semblaient inépuisables, tarissent subitement. Google est né sous les meilleurs auspices : Jeff Bezos, le jeune fondateur d’Amazon, est l’un des trois premiers business-angels à investir dans la startup ; moins d’un an s’écoule avant qu’il soit rejoint par les plus prestigieux fonds de capital-risque de la Vallée. Depuis sa naissance, le gourmand algorithme de Google siphonne les fonds injectés par les fonds de capital-risque – c’est le jeu du capital-risque – sans que personne ne mette en doute la pertinence des algorithmes de Google, qui surclassent la concurrence. Mais en cette période de défiance généralisée, plus personne ne veut risquer le moindre investissement dans une entreprise dont l’horizon de profitabilité est encore flou. Chez Google, c’est l’état d’urgence : il ne reste que quelques mois pour lever des fonds ou l’entreprise fera banqueroute, et pour lever des fonds, il faut réinventer la mécanique financière de l’entreprise. Eric Schmidt entre en jeu.

Poussé à prendre les rênes de l’entreprise par les investisseurs historiques de la firme de Mountain View, l’expérimenté manager orchestre le changement de paradigme qui fait d’Adwords la main de Midas des temps modernes. Ce changement est infinitésimal : à peine une règle du jeu de modifiée ; à peine une loi interne, qui régit la mise aux enchères des mots-clés. Auparavant, qui annonçait la plus forte mise gagnait l’enchère, donc le droit d’afficher un résultat de recherche sponsorisé. Google était payé lorsque (et si) l’internaute cliquait sur la publicité. Désormais, l’enchère est accordée non à l’annonceur le plus offrant, mais à celui dont l’enchère pondérée par la probabilité que l’utilisateur clique sur la publicité est la plus élevée. C’est-à-dire que pour deux enchères égales par ailleurs, Google montrera à l’internaute celle qui a le plus de chances de lui plaire. Cette différence maximise l’espérance de revenu pour chaque publicité montrée par Google; elle augmente aussi le retour sur investissement des annonceurs. Quant aux utilisateurs, ils sont désormais exposés à des publicités plus pertinentes. Il y a encore une conséquence plus profonde. Beaucoup plus profonde.

Pour être capable d’estimer cette probabilité de clic de l’utilisateur, Google doit être capable de prédire ses comportements, ce qui signifie accumuler les données personnelles en vue d’en nourrir ses algorithmes. À cette époque, Google occupe déjà une position de domination presque absolue sur les moteurs de recherche ; le système de surveillance qu’il met ainsi en place s’exerce donc déjà quasiment à l’échelle de la société. Google a découvert le nouvel or noir du cyberespace, la donnée comportementale. Contrairement aux puits de pétrole, propriétés communes pour lesquelles les entreprises pétrolières se voient accorder sous conditions une concession de recherche et d’exploitation, aucune autorité territoriale souveraine ne semble être consciente des forages en cours dans le cyberespace. D’un point de vue technologique, ce nouveau paradigme demande à Google de revisiter profondément ses services. En 2003, Google lance sa régie publicitaire AdSense, qui permet aux médias de mettre aux enchères leur espace publicitaire à travers Google. Deux ans plus tard, l’acquisition de Urchin Software Corp. donne naissance à Google Analytics, un service gratuit qui permet à n’importe quel site d’utiliser le service pour analyser son propre trafic. Pour faire fonctionner AdSense ou Analytics, le propriétaire d’un site web doit installer les scripts ou trackers créés par Google. Tous les visiteurs des sites clients du réseau Google se voient donc poser un cookie-tiers Google. En 2018, on estime que les scripts de Google sont déployés sur 76 % des sites web dans le monde ; c’est donc 76 % du trafic mondial que Google est capable de surveiller. L’état d’urgence instauré par Google en 2000 est devenu l’état permanent qui régit encore internet vingt ans après. Cette transformation était-elle inévitable ?

Dans le contexte de cette crise financière si intimement liée au manifeste libertarien Cyberspace and the American Dream, peut-être. Néanmoins, des moteurs de recherche concurrents ont par la suite su se créer et survivre en gardant un modèle économique publicitaire réduit aux enchères sans prédiction comportementale. La forme que revêt une technologie est indissociable des conditions économiques et idéologiques qui président à son apparition. Et si Google s’est trouvé sur la trajectoire de collision de l’idéologie libertarienne, son héritage techno-utopiste va aussi se révéler par d’autres traits. Pour les idéalistes Brin et Page, le tournant publicitaire de Google – et la prise de pouvoir d’Eric Schmidt – est une désillusion dont ils se rattrapent en prenant les rênes de Google X. Google X est la moonshot factory («fabrique à envoyer des fusées sur la lune») de Google, un laboratoire secret dont naîtront les lunettes de réalité augmentée Google Glass (2013), les voitures autonomes Waymo (2016), le réseau internet Loom (2018) distribué à travers des ballons (qui arrêtent leur ascension à la stratosphère, bien avant la Lune). Google utilise aussi son propre fonds d’investissement pour se diversifier et soutenir massivement les initiatives transhumanistes. En 2012, Ray Kurzweil, fondateur de la Singularity University, l’un des plus éminents penseurs transhumanistes rejoint Google. Dans les années suivantes, Google intensifie ses efforts de recherche dans une informatique quantique qui pourrait accélérer la marche vers le point de singularité technologique. En 2013, la succursale Calico se donne pour objectif ultime d’éradiquer la mort. Parmi les mille entreprises de la grande famille Google – renommée à partir de 2015 Alphabet, Google restant le nom de l’ensemble des entreprises incluses dans l’industrie des médias – fort peu visent à asseoir plus encore l’empire financier basé à Mountain View. Les autres, quoi qu’il en coûte, travaillent à faire advenir le futur espéré par les fondateurs Larry et Sergei. La déclaration fiscale d’Alphabet montre qu’en 2019, 82 % de ses revenus sont toujours basés sur la publicité, ce mal temporaire que Google a concédé face à la crise. Don’t be evil, répètent pourtant sans fin Larry et Sergei. Peut-être ajoutent-ils tout bas : à moins que la fin ne justifie les moyens.

Notes :

1 : Les lignes suivantes sont issues de son ouvrage.

États-Unis : l’impossible abolition de la peine de mort ?

Peine de mort aux États-Unis © Issia

Abolir la peine de mort au niveau fédéral et inciter les États fédérés à suivre l’exemple du gouvernement fédéral : telle était la promesse de campagne du candidat Joe Biden. Une promesse qui reflète l’important degré de complexité qui entoure la question de la peine capitale et les difficultés, nombreuses, qui entravent le chemin vers l’abolition totale.

Douze hommes et une femme ont subi la peine capitale durant le dernier mois de la présidence de Donald Trump : un retour des exécutions fédérales en période de « lame-duck » (période entre l’élection présidentielle et la fin de mandat d’un président sortant) inédite depuis plus d’un siècle et ce au terme d’un moratoire vieux de dix-sept ans. Son successeur, Joseph R. Biden, avait promis la fin de la peine de mort au niveau fédéral et des mesures incitatives de manière à en réduire l’usage au sein des États fédérés. Une gageure à l’heure où le Département de la Justice appelle la plus haute juridiction du pays à revenir sur le jugement de la Cour d’Appel du 1er circuit et ainsi confirmer la condamnation à la peine capitale pour Dzokhar Tsarnaev, reconnu coupable de l’attentat du marathon de Boston en 2013.

La subtilité de la promesse du président Biden traduit toute la complexité de la question du recours à la peine capitale dans le système fédéral américain. En dépit de la Supremacy Clause de la Constitution qui prévoit une hiérarchie entre loi fédérale et loi des États, l’hypothèse d’une loi fédérale abolissant la peine de mort en préemptant les lois des États se heurterait à une contestation constitutionnelle. Quant aux mesures incitatives promises par Joe Biden, outre les questions qu’elles pourraient soulever sur leur efficacité, elles seraient sans nul doute contestées et laisseraient, là encore, le dernier mot à une Cour suprême dont l’approche interprétative serait plus que défavorable à l’action du président démocrate.

Pourquoi le Congrès ne peut pas voter l’abolition totale

Si le Congrès peut abolir la peine de mort pour les crimes fédéraux, chaque État demeure souverain en matière de droit pénal : il s’agit d’un point essentiel de la doctrine constitutionnelle de la double-souveraineté (dual-sovereignty), particulièrement chère à la Cour du juge John Roberts. Conformément à la Constitution, le Congrès des États-Unis ne peut légiférer qu’en vertu des pouvoirs énumérés par celle-ci dans l’Article 1, Section 1.

L’une des solutions permettant une abolition globale tant au niveau fédéral qu’au niveau des cinquante États seraient que la justice considère la peine de mort comme inconstitutionnelle car en violation du 8e amendement (qui interdit au gouvernement de recourir à des « peines cruelles et inhabituelles ») : aujourd’hui difficilement envisageable compte tenu de la configuration de la Cour suprême, la décision Furman v. Georgia de 1972 avait pourtant conduit les gouvernements des États à revoir leur application de la peine capitale. La décision, historique, s’était attirée les foudres du professeur Raoul Berger, qui, dans son ouvrage intitulé Death Penalties (1982), avait dénoncé la révision du 8e amendement comme « une arrogation de pouvoir de plus sous l’égide du 14e amendement ». Pour l’ancien professeur de droit de Harvard, « Le contrôle de la peine de mort et du processus de condamnation, peut-on affirmer avec assurance, a été laissé par la constitution aux États ».  William J. Brennan et Thurgood Marshall, juges dissidents dans Furman, avaient au contraire considéré la peine capitale comme intrinsèquement contraire au 8e amendement, reprenant les mots du juge Douglas dans Trop v. Dulles : « [Le 8e amendement] doit tirer sa signification de l’évolution des normes de décence qui marquent le progrès d’une société en pleine maturité ».

Cet attachement à l’évolution des normes de décence a été réaffirmé à de nombreuses reprises par les tenants « progressistes » de la Cour, à l’instar du juge Stephen Breyer ou de la juge Ruth Bader Ginsburg dans Roper v. Simmons, une affaire liée à l’exécution des jeunes de moins de 18 ans. Un critère qui n’est toutefois pas celui des juges les plus conservateurs, à l’image du juge Antonin Scalia, qui s’était empressé, dans Simmons comme dans Atkins, de dénoncer l’activisme judiciaire de la Cour, faisant fi de la règle de droit pour lui préférer l’établissement arbitraire d’une certaine norme de décence. Pour ce thuriféraire de l’interprétation originaliste, « la Cour s’autoproclame donc seul arbitre des normes morales de notre nation – et dans le cadre de cette responsabilité impressionnante, elle prétend s’inspirer des opinions des tribunaux et des législatures étrangers ».

Sans revirement de jurisprudence, la question d’une norme commune aux 50 États continuera de se heurter aux particularités du système fédéral américain au sein duquel la peine capitale est une question locale. La compétence étatique en la matière a par ailleurs été rappelée avec force en 2006 dans Kansas v. Marsh : sous la plume du juge Clarence Thomas, la Cour a affirmé que « l’État dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour imposer la peine de mort, y compris la manière dont les circonstances aggravantes et atténuantes sont évaluées ». Répondant aux opinions dissidentes de la minorité de la Cour (Breyer, Ginsburg, Souter, Stevens), le juge Thomas déclare : « Nos précédents n’interdisent pas aux États d’autoriser la peine de mort, même dans notre système imparfait. Et ces précédents n’autorisent pas cette Cour à réduire les prérogatives des États à le faire pour les raisons que la dissidence invoque aujourd’hui ».

Conscient de la difficulté inhérente au système fédéral, le président Biden avait ainsi proposé d’abolir la peine de mort au niveau fédéral et de recourir aux incitations financières par le truchement de la Spending Clause pour convaincre les États fédérés de renoncer à leur tour à la peine capitale. Une solution plausible qui nécessite néanmoins une mise en œuvre minutieuse. 

Les limites de l’incitation fédérale

En 2012, la Cour suprême rendait sa décision dans la colossale affaire NFIB v. Sebelius concernant « Obamacare » (Patient Protection and Affordable Care Act)… Si colossale que le truculent juge Scalia, durant les arguments oraux, s’était fendu d’un trait d’humour : « Qu’est-il arrivé au 8e amendement ? Vous voulez vraiment qu’on parcoure ces 2700 pages ? »

Parmi les points abordés par les neuf sages, la constitutionnalité de l’incitation financière pour l’extension du programme Medicaid. Initialement, le gouvernement fédéral s’était arrogé le droit de suspendre l’intégralité des aides fédérales accordées pour le programme Medicaid aux États refusant d’étendre ce programme conformément aux dispositions prévues par la loi. Le Chief Justice John Roberts est ainsi arrivé à la conclusion que « dans cette affaire l’ « incitation » financière choisie par le Congrès est bien plus qu’un « encouragement relativement léger » – c’est un pistolet sur la tempe », notant que « ce point de vue a conduit la Cour à invalider les lois fédérales qui réquisitionnent l’appareil législatif ou administratif d’un État à des fins fédérales. Voir, par exemple, Printz, 521 U. S. 933 (annulant la législation fédérale obligeant les agents de la force publique des États à effectuer les vérifications d’antécédents exigées par le gouvernement fédéral pour les acheteurs d’armes de poing) ». Les incitations financières émanant du gouvernement ne sauraient donc être trop fortes, au risque d’être considérées comme coercitives. Dès lors, l’efficacité d’une telle mesure pour freiner l’usage de la peine capitale semble toute relative. En outre, dans un pays où la peine de mort est encore soutenue à 55 %, y mettre fin aurait également un coût politique considérable, à fortiori dans les 24 États qui l’appliquent encore, tous républicains. Un électorat républicain qui soutient la peine capitale à près de 80 %. La dernière solution qui permettrait de mettre un terme à la peine de mort serait d’amender la constitution, un processus long et dont les chances d’aboutir sont proches de zéro.

Amender la constitution ?

Vaste programme que d’amender la constitution des États-Unis. Depuis 1791, année d’adoption des dix premiers amendements (Bill of Rights), elle n’a été amendée qu’à 17 reprises. L’article V en précise les modalités, lesquelles sont multiples, bien qu’au cours de l’histoire, les tentatives, fructueuses ou non, ont toujours suivi le même schéma : une adoption de l’amendement à la majorité des 2/3 à la Chambre des représentants et au Sénat, puis une ratification par au moins les trois-quart des États (soit 38 États). Ce moyen serait néanmoins le plus sûr pour garantir l’abolition et satisferait à la fois les plus farouches opposants à la peine de mort et les plus conservateurs, prompts à dénoncer le « gouvernement des juges » (l’ouvrage le plus connu de Raoul Berger étant « Government by Judiciary ») et à s’écrier « Pass a law! » comme savait le faire Antonin Scalia. La configuration politique actuelle, qu’il s’agisse des nombreux États républicains comme de la composition de la Chambre des représentants et du Sénat, ne laisse cependant entrevoir aucun espoir.

Pour l’instant, les espoirs se concentrent sur l’abolition au niveau fédéral. Le 4 janvier, l’élu du 14 district congressionnel de New York Adriano Espaillait a introduit la H.R.97, intitulée Federal Death Penalty Abolition Act of 2021. Le texte est à l’étude au sein du sous-comité au crime, terrorisme et sécurité intérieure depuis le 1er mars. Si le texte sort du comité, même voté par la Chambre, il devra passer sous les fourches caudines d’un Sénat où le Grand Old Party agitera très probablement la menace d’une obstruction parlementaire (filibuster) pour le faire échouer.

Marie-Noëlle Lienemann : « Soutenir une politique d’intelligence économique, c’est un des moyens du redressement de la France »

Marie-Noëlle Lienemann

En dépit de nombreux rapports et travaux sur la question ainsi que de rachats d’actifs stratégiques, l’intelligence économique ne semble toujours pas être une priorité pour Emmanuel Macron. Alors que la domination des GAFAM et du droit américain se renforce et que la Chine commence à racheter des entreprises stratégiques, l’enjeu est considérable pour la France. La sénatrice Marie-Noëlle Lienemann ainsi que ses collègues du groupe CRCE ont déposé une proposition de loi début avril portant création d’un programme d’intelligence économique. Nous avons souhaité revenir avec elle sur la genèse de cette loi, la capacité de la France à disposer d’une telle organisation et les limites qu’elle rencontre au vu du laissez-faire de l’Union européenne. Entretien réalisé par Valentin Chevallier. Retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL – Vous avez déposé avec vos collègues du groupe du CRCE une proposition de loi portant création d’un programme national d’intelligence économique. Quelle est la genèse de cette loi ? 

Marie-Noëlle Lienemann – La question de l’intelligence économique m’est apparue depuis de nombreuses années comme un enjeu majeur parce que, dans la mondialisation et l’Europe libérale actuelle, nous ne défendons pas sérieusement et suffisamment l’intérêt de la France et des Français, nos emplois et nos entreprises. Évidemment j’estime urgent et indispensable de transformer les règles des échanges mondiaux et le cadre de la construction européenne. D’ailleurs je crois que s’ouvre un nouveau cycle, après ces quarante années de domination du néolibéralisme, qui offre des opportunités, mais aussi conforte des risques à savoir la financiarisation, la domination des GAFAM etc. Il faut saisir cette opportunité historique. Mais surtout quel que soit le cadre qui nous entoure et en attendant d’avoir pu le modifier, nous ne devons pas rester l’arme au pied. Il faut prendre la mesure de la guerre économique que nous devons affronter. En France, nous sommes forts pour dire que nous ne sommes pas d’accord avec les règles, sans pour autant créer un rapport de force sérieux dans le but de les modifier. Mais plus encore, cette posture est souvent le prétexte à une grave paralysie pour agir dans le cadre existant, à sous-estimation de nos marges de manœuvre.

Pendant de nombreuses années, comme députée européenne, j’ai hélas vu comment les gouvernements français laissaient s’installer une construction européenne déséquilibrée en sa défaveur, ne réagissaient pas aux graves menaces sur son industrie, ses emplois et tombaient dans une sorte de fatalisme et d’impuissance redoutables. J’ai observé que les autres pays, plus organisés et déterminés comme l’Allemagne, savaient mieux, notamment quand il s’agissait de défendre leurs industries, agir de concert entre toutes les forces pour porter dans les institutions européennes des normes, des politiques qui leur étaient favorables. Ils avaient anticipé, construit des choix en amont des décisions. Hélas en France, nous sommes souvent mal préparés, pas offensifs, on ne voit pas venir les problèmes où on refuse de les voir. Je l’ai vécu s’agissant de l’édiction des normes environnementales. Nous sommes insuffisamment en veille, insuffisamment pro-actifs et coordonnés pour pouvoir, tout en défendant des causes justes comme la question environnementale ou sociale, peser réellement et préparer les entreprises françaises à des mutations, notamment les PME qui sont moins informées. Tout cela m’avait mis en colère.

Je citerai un exemple : alors que nous avions voté en Europe l’interdiction du cadmium – très polluant –, qu’une PME française avait mis eu point une batterie nickel-zinc pouvant en partie se substituer à celle du nickel-cadmium, elle n’a pu trouver, après de nombreuses démarches, les soutiens capitalistiques et industriels en France pour sa production dans l’Hexagone. Elle a pu le faire dans le Land de Sarre en Allemagne, où le coût du travail n’est pas plus bas qu’en France. Cela a manifesté de manière concrète qu’il nous manque des outils permettant d’agir, indépendamment des contraintes dans lesquelles nous vivons.

Mais plus encore, des affaires comme Alstom, Technip ou Nokia montrent à quel point les pouvoirs publics ont failli, laissé notre pays abandonné des pans entiers de sa souveraineté économique, perdu des emplois et des entreprises majeures. Si nous avions une stratégie sérieuse d’intelligence économique, nous aurions pu décoder la stratégie américaine pour prendre le contrôle d’activités d’Alstom ou de Technip que les Américains convoitaient, ne pas être tributaire de décisions de chefs d’entreprises sous pression ou peu motivés par les intérêts de la France. L’intelligence économique permet d’anticiper mais aussi d’agir très vite. En rencontrant les organisations syndicales, j’ai mesuré que ces désastres étaient évitables, que l’on pouvait réagir pour veiller à ce que de telles dérives ne se reproduisent pas et j’ai découvert le travail important qui était fait autour de l’École de pensée de guerre économique, avec Christian Harbulot, Nicolas Moinet, Ali Laïdi et Nicolas Ravailhe que je connais depuis longtemps. 

Lire sur LVSL l’entretien de Nicolas Moinet : « Nous sommes en guerre économique. On ne peut pas répondre aux dynamiques de réseaux par une simple logique de bureau. »

Voilà ce qui m’a amené à préparer et déposer cette proposition de loi. Pourquoi une loi ? Depuis de nombreuses années, se sont multipliés des rapports sur l’intelligence économique souvent très intéressants mais qui n’ont pas été suivi d’effets, et en tout cas ni d’initiatives suffisantes, ni de structures et de politiques globales, pérennes nous mettant à hauteur de ce que font les grands pays développés. La France n’a pas engagé un travail de longue haleine qui, quel que soit le gouvernement, mobilise largement les forces économiques et sociales du pays de manière concertée, opérationnelle pour être suffisamment efficace. Bien sûr, fort heureusement il y a quand même eu des success stories dans certains domaines. Trop peu et c’est cela qu’il faut changer. Il fallait donc aller au-delà d’un énième rapport, du dépôt de questions parlementaires au gouvernement ou des protestations. C’en est assez de voir les syndicalistes, les élus, constatant une prédation ou une fermeture d’entreprise, revenir bredouille d’un rendez-vous avec les services de Bercy où ils se sont entendu dire que tout cela est terrible, qu’ils regrettent, alors qu’ils laissent faire, n’ont pas voulu agir, ou n’ont pas pu agir car c’était trop tard.

Pour que les choses avancent, il faut donc une politique publique inscrite dans la loi, pérenniser une ou des structures qui auront la charge de la mettre en œuvre. C’est une condition essentielle pour s’inscrire dans la durée et atteindre nos objectifs. Il nous faut assurer que l’intelligence économique, l’attention à la défense de notre intérêt national et territorial devienne une véritable culture collective. C’est pourquoi la proposition de loi instaure le principe d’un programme national de l’intelligence économique associant largement les différents ministères, les collectivités territoriales, les forces économiques et syndicales, les chercheurs etc. Ce programme national doit faire l’objet d’une évaluation, d’un suivi parlementaire afin que le sujet ne soit mis sous l’édredon en fonction des circonstances.

J’ai hélas vu comment les gouvernements français laissaient s’installer une construction européenne déséquilibrée en sa défaveur, ne réagissaient pas aux graves menaces sur son industrie, ses emplois.

Bien sûr, le concept d’intelligence économique peut paraître assez flou et allie plusieurs domaines. Elle ne se confond pas avec la seule sécurité économique et dépasse cette idée avec la veille, la collecte et le traitement d’informations, l’anticipation, l’organisation de notre réactivité et les capacités d’influence de la France. Le soft power, dans les sociétés contemporaines, notamment au niveau international, est quelque chose de fondamental, qu’on ne peut pas laisser aux seules multinationales françaises. C’est même parfois contre-performant si on s’en tient à cela. Il y a un problème d’éducation, d’agriculture, etc. C’est un champ large. Et comme c’est un champ large, on ne peut pas le déléguer à un seul département ministériel.

LVSL – Vous proposez la création d’un Secrétariat général à l’intelligence économique (SGIE) qui serait rattaché directement au Premier ministre. N’avez-vous pas une crainte que les nombreux autres services existants comme le SISSE, que vous ne proposez de pas de supprimer, viennent à nouveau ralentir l’aspect offensif de la France en matière d’intelligence économique ? De plus, ce ne devrait pas être à l’Élysée de piloter le SGIE ?

M-N. L. – L’Élysée, ce n’est pas l’exécutif, l’exécutif c’est le gouvernement. L’Élysée n’est pas contrôlé par le parlement. Or, il est fondamental que ce soit sous le regard et avec la coopération du parlement. Aussi, c’est une structure qui relève de l’administration. Ce n’est pas une énième structure de prospective, de pensée théorique qui va phosphorer. On est très bon lorsqu’il s’agit de phosphorer, de faire des textes, etc. Au contraire, lorsqu’il s’agit de mettre en mouvement des acteurs qui peuvent agir, et au bon moment, coordonner les informations et analyses pour établir des stratégies, ce n’est pas le cas. Le SGIE ne doit pas se substituer aux autres administrations quand on doit mener des actions du ressort de tel ou tel ministère, par exemple lorsqu’il s’agit de faire évoluer des éléments de notre fiscalité, nos textes juridiques, afin de réagir face aux menaces sur notre tissu productif. En revanche, ce service doit veiller à la bonne exécution des décisions prises. Nous le voyons avec le Covid-19 : la France est en crise de savoir-faire. Nous savons inventer des dispositifs. En revanche, veiller à ce que les gens le concrétisent, zéro – j’exagère un peu.

Est-ce un service de plus ou pas ? Je n’arbitre pas pour savoir s’il faut faire disparaître le SISSE ou s’il faut l’intégrer sous l’égide de ce service. La loi n’organise pas l’administration en détail. Elle crée une structure qui a vocation à ne pas nous enfermer dans un seul volet de l’intelligence économique, dans un silo de pensée, à savoir celui de Bercy et du Trésor dont je doute de l’efficacité. Il n’y a pas seulement un manque de moyens, il y a une vision trop étroite et un vrai problème culturel. Les élites bercyennes ont accompagné pour ne pas dire provoqué la désindustrialisation de la France, en zélateurs aveugles de la prétendue libre concurrence, en refusant l’intervention de l’État dans le cadre d’une économie mixte, en étant plus royaliste que le roi sur les directives libérales de l’Union européenne. Sans compter la lourde influence des banques et multinationales françaises sur leurs choix et parfois leurs carrières. Même lorsque les politiques le prônaient, Ils n’ont jamais soutenu l’idée de la souveraineté économique, ce qui ne veut en rien dire le repli sur soi, le protectionnisme généraliséIdem pour la réindustrialisation de la France et de nos territoires. Alors pour le SGIE doit rassembler des gens qui portent une culture nouvelle, sur la manière de concevoir notre réindustrialisation, notre développement économique. Lorsque je dis « nouvelle », c’est être tout à la fois conscients de cette guerre économique, des grandes mutations dans le monde, lucides, voyant loin et volontaires. 

Il y a bien sûr ce qui se passe en Asie, en Chine et qui doit être observé et traité avec beaucoup de constance et en se projetant dans l’avenir, car les Chinois eux ont des programmes et visées à long terme qu’il faut bien décoder. Mais, il y a des sujets plus immédiats. J’ai en mémoire le cas d’une PME française d’instruments utilisés dans le secteur du champagne, innovante, bien gérée, dans un domaine qui ne connaît pas la crise, qui en moins de six mois a dû fermer car son concurrent est allé en Pologne grâce à 85 % de cofinancement de fonds européens, a augmenté son volume de production, a bénéficié un peu du dumping social – mais en l’occurrence, là, ce n’était pas décisif – et ensuite sans barrière douanière a pu revenir sur nos marchés. 

Avec les entreprises, la collectivité publique aurait dû surveiller les concurrents, voir les risques de délocalisations selon les activités, anticiper, prévoir d’investir à l’Est pour sauver l’emploi chez nous, avoir des relais de croissance pas pour délocaliser mais contrer ce que d’autres pourraient faire. On peut même dans un tel cas envisager d’acheter le concurrent. On peut dans ce genre de situation, mobiliser des fonds européens et même des fonds publics français. Bref, là où d’autres savent trouver des stratégies – en particulier les Allemands – sachons nous aussi définir les nôtres et ne pas laisser disparaitre des emplois, les activités que l’on pouvait sauver voire même les développer.

Devant de tous ces enjeux, il faut qu’il y ait non seulement de l’interministériel, raison pour laquelle je propose qu’il y ait un représentant dans chaque ministère, mais aussi des liens étroits avec les partenaires sociaux, patronat et syndicats, ainsi qu’avec les collectivités territoriales. 

LVSL – Un ressentiment demeure entre les acteurs économiques et syndicaux avec les acteurs de l’État en matière d’intelligence économique. Pensez-vous que le pilotage au plus près du terrain par le préfet du département sera suffisant pour créer des synergies et à la fois se défendre et être offensifs ? 

M-N. L. – Le travail dans les communes, départements et régions doit se faire à travers la déconcentration mais aussi par un mouvement de bas en haut, avec des fonctionnaires affectés aux préfectures qui se consacrent à bien connaitre le tissu économique local, les acteurs concernés et pouvoir avec eux, anticiper regarder les activités qui pourraient être menacées, celles qui pourraient saisir des opportunités nouvelles, etc. Je peux donner un exemple étranger : la filière italienne de production de raisins. Le libre-échange s’est ouvert entre l’Europe et l’Égypte dans ce secteur et cela a engendré d’importants volume d’importation de raisins égyptiens. On a pu observer qu’un importateur des Pays-Bas a pu, après avoir recruté un ancien salarié de la filière italienne ou éventuellement pirater des fichiers clients, couler une grande partie de production de la filière italienne sans qu’elle ne voit venir le coup.  Entre dumping sur les coûts et démarchage sur sa clientèle, la filière italienne s’est retrouvée en extrême difficulté. La leçon que l’on peut en tirer pour la France est de suivre les accords de libre-échange, mesurer les risques concrets, simuler ceux-ci, dialoguer avec les entreprises locales sur tout cela et créer un réflexe de vigilance et d’action. Beaucoup doit partir du terrain mais il faut aussi regarder ce qui, au niveau national, peut avoir un impact local. L’État déconcentré en la matière doit entretenir un double mouvement de bas en haut et de haut en bas. Mais il faut aussi soutenir les initiatives des collectivités locales, assurer une bonne complémentarité avec elles et avec l’État. Car les collectivités territoriales ont un rôle éminent à jouer. Elles sont très attachées au maintien des activités industrielles locales. Elles voient des choses que d’autres ne voient pas. Il faut leur laisser leur autonomie d’action, il faut qu’elles puissent y être associées et avoir accès aux informations, faire monter les informations qu’elles souhaitent, etc. Le rôle de ce Secrétariat général à l’Intelligence économique est donc différent des fonctions du SISSE.

Les élites bercyennes ont accompagné pour ne pas dire provoqué la désindustrialisation de la France, en zélateurs aveugles de la prétendue libre concurrence.

Prévue dans la proposition de loi, la création du Conseil national de l’intelligence économique associant partenaires sociaux, représentants des collectivités territoriales, universitaires et des chercheurs, différents services concernés de l’État, branches industrielles etc, permettra aussi de rétablir une confiance mutuelle entre État et collectivités territoriales, car si nous avançons ensemble, si nous marquons des progrès, le travail en commun et les convergences seront plus évidents.

LVSL – La France est très en retard, même par rapport à d’autres pays européens comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni. L’idée d’associer directement les préfets de départements, tout comme chaque ministère, ainsi que de nombreux fonctionnaires dédiés nécessitent un investissement important de l’État. Avez-vous réfléchi avec votre groupe à la dimension budgétaire de la loi et pensez-vous que le gouvernement sera favorable à votre proposition de loi ? 

M-N. L. – A minima, je pense qu’il faut 200 à 300 personnes dans ces services, entre les services déconcentrés et les services centraux. Un des grands enjeux, outre l’enjeu budgétaire, est de savoir quel type de profil il faut former et/ou recruter. Il faut des gens, pas tous mais une partie, qui aient déjà mis les mains dans le cambouis : il faut des avocats, des syndicalistes – notamment ceux d’Alstom, Technip, Nokia qui ont vu des choses et savent bien agir en la matière – mais aussi une grande diversité : des gens qui travaillent ou ont travaillé à l’étranger dans ces domaines, des gens qui viennent des collectivités territoriales, etc. Le changement culturel des fonctionnaires ou futurs fonctionnaires doit être net. Mais il faut garantir la neutralité, l’indépendance de ces fonctionnaires, et veiller à ce qu’ils aient chevillé au corps le sens de l’État et de l’intérêt national. La proposition de loi comprend tout un chapitre sur l’anti-pantouflage, le refus des allers-retours vers le privé et tout ce qui favorise des liens d’intérêts. Il faut des gens prêts à défendre un patriotisme économique, avec une diversité de compétences acquises.

Je prends le chiffre de 200-300 personnes car il faut au moins une personne par département, ainsi qu’un réseau de cadres. Des redéploiements de postes sont aussi possibles en formant les agents. Ce n’est pas insurmontable pour la République française. Il pourrait aussi être opportun de faire des économies en réduisant la sous-traitance en millions d’euros confiée par l’État à des cabinets anglo-saxons, – cela a été particulièrement le cas à l’apogée de la crise pandémique avec McKinsey à titre d’exemple – pour renforcer les capacités d’action de la puissance publique. L’Allemagne, afin d’éviter les appels d’offres internationaux en matière d’expertise, internalise dans la fonction publique ces savoir-faire et fractionne avec ses territoires. 

Une proposition de loi ne doit pas comprendre d’inscriptions budgétaires. Mais c’est une bataille à mener lors des lois de finances et en parallèle avec cette PPL je déposerai lors de l’examen du budget 2022 des amendements pour renforcer notre action dans le domaine de l’IE. 

J’insiste sur la proposition prévue dans la PPL de création d’une délégation parlementaire comprenant 10 députés et 10 sénateurs, comme cela existe pour le renseignement afin que le parlement joue pleinement son pouvoir de contrôle de l’exécutif et de l’application des lois. Plus encore depuis la crise du Covid, on se rend compte que ce qui pose problème aujourd’hui en France n’est pas toujours les textes législatifs mais très souvent la mise en œuvre effective des politiques, et ce dans de très nombreux domaine. L’exécutif considère qu’il a les pleins-pouvoirs, les mains libres en la matière, ce qui me paraît aberrant et s’avère trop fréquemment défaillant. Il faut sortir de cette ornière. Néanmoins, le parlement peut contrôler, être mieux informé, porter des préconisations. D’où l’importance de cette structure parlementaire.

Je vais donner un exemple qui en dit long sur la nature patriotique des Allemands : quand vous prenez les cantines françaises, il y a un nombre important de produits, qui viennent de l’étranger : en Allemagne, tout, ou presque, vient d’Allemagne.

La loi 4D peut aussi être l’occasion d’avancer à travers des amendements en particulier pour bien mettre l’intelligence économique comme compétence à différents niveaux et dans l’action déconcentrée. Par ailleurs je soutiendrai la restauration de la compétence économique aux départements car même si la région a des compétences en la matière et que la strate départementale est intéressante, le lien entre des PME très locales et l’instance régionale, notamment depuis qu’on a fait des plus grandes régions, est plus compliqué à mettre en œuvre. Mes collègues sénateurs m’ont fait observer que certains départements qui s’engageaient fortement et apportaient suivi à des secteurs d’avenir – je pense à la chimie du bois dans la Nièvre par exemple – avait bien des difficultés pour mobiliser la région, car celle-ci est trop vaste et se limite aux gros enjeux industriels. Or, en France, on a besoin de consolider l’émergence d’ETI. La force de l’Allemagne c’est tout de même ses ETI. Nous on a misé stratégiquement sur des multinationales – qui d’ailleurs ont été privatisées, et sont souvent passées sous contrôle étranger – et pas assez sur les ETI. Les départements sont le premier échelon où l’entreprise potentiellement capable de devenir ETI peut être repérée.

Concernant le gouvernement, je ne suis pas sûre qu’il y ait une réelle hostilité à cette proposition de loi. À Bercy sans doute, j’en veux pour preuve la réponse de la ministre Agnès Panier-Runacher lors du débat au Sénat sur la souveraineté économique. C’était du genre : on a le SISSE, tout va bien, circulez il n’y a rien à dire. En réalité, l’avis de l’exécutif en privé est beaucoup plus nuancé et moins homogène. Au sein du gouvernement, les propos et intentions sont très contradictoires. Le discours du Bruno Le Maire reste quand même très libéral et dans le même temps, on y trouve des accents de patriotisme économique, un peu à géométrie variable, sans qu’il y ait une vraie stratégie. Chez Le Maire, ce concept parait plutôt défensif, justifie le « sauve-qui-peut » en période de crise, avant de revenir au « bon libéralisme » qui serait salvateur. C’est plutôt une notion de transition face à la crise qu’une pensée économique nouvelle fondée sur une nouvelle organisation entre le privé, le public et le champ de l’économie sociale, qui je crois est plus apte à répondre aux enjeux de la période et de notre réindustrialisation.

Lire sur LVSL l’entretien avec Ali Laïdi : « Le but de la réflexion sur la guerre économique, c’est un objectif d’écologie humaine ».

Il faut retrouver une articulation intelligente entre le capital public ou l’intervention publique et les initiatives privées. Notre programme de relance par des investissements publics est très insuffisant en comparaison des États-Unis. Chez Emmanuel Macron, on entend des propos volontiers plus volontaristes sans qu’on en voit réellement les concrétisations en regardant les dossiers les uns après les autres. C’est plus souvent l’inverse. Il a été l’homme du dépeçage d’Alstom et de Technip ! Heureusement, Photonis a évité la prédation américaine, même si est impliqué un fond du Luxembourg et que la vigilance s’impose. La vente des chantiers de l’Atlantique à Fincantieri a été de justesse refusée. Il y a beaucoup de laisser-faire là où on pourrait réagir. En tout cas, je ne désespère pas de trouver des parlementaires LREM favorables à une stratégie française d’intelligence économique. Mais je souhaite vivement qu’un très grand nombre de parlementaires au-delà des désaccords politiques nécessaires en démocratie s’investissent pour faire aboutir une loi structurante pour l’intelligence en France, car il en va de l’intérêt national. Je travaille à ces convergences.

LVSL – L’Union européenne, dont les traités favorisent la libre concurrence questionne pourtant depuis quelques mois sa capacité d’autonomie sur le plan stratégique. La France n’aurait-elle pas intérêt d’avancer seule sur ce sujet pour se prémunir des attaques de certains États membres et des carences des traités européens ? 

M-N. L. – L’un des freins chez Macron c’est aussi l’eurobéatitude. Rien ne saurait se faire sans l’Europe et la France seule ne pourrait rien ! Grave erreur. Agir au niveau européen c’est mieux mais cela ne saurait suffire. Loin de là. Car si l’on parle beaucoup de la menace chinoise, c’est au sein du marché européen que la France a le plus perdu de parts de marché et cela se poursuit d’années en années. Et ce pour différentes raisons. Évidemment, pour les libéraux et le patronat français l’alpha et l’oméga serait la baisse du « coût du travail » et de la fiscalité. Je ne vais pas polémiquer sur ce point car j’observe que ces baisses ne sont jamais suffisantes depuis 30 ans, qu’on nous promet des millions d’emplois avec le CICE mais que la désindustrialisation, inexorablement, continue. En revanche, quoi qu’on pense de la compétitivité dite coût, force est de constater que s’agissant du hors coût, des politiques de modernisation de l’outil productif, la montée en gamme de nos produits, des politiques de filières, des stratégies industrielles nous sommes très défaillants. Il faut que cela change et c’est très important. Le gouvernement sous-estime notre vulnérabilité intra-européenne.

Le discours, selon lequel la France ne peut pas agir seule et que le salut ne vient que de l’Union européenne ne permet pas d’avancer ; car comme l’Europe n’agit pas, on n’agit pas en France non plus. Disons plutôt qu’on va se battre en Europe, mais que dans le même temps, on prend des initiatives françaises et même des partenariats ou des coopérations avec d’autres États et entreprises européennes. Ces partenariats peuvent être intra-européens mais sans s’obliger à prendre toute l’Europe dans son ensemble. L’intelligence économique doit nous aider aussi à voir comment ces partenariats peuvent être menés. Cela ne doit pas forcément être toujours des partenariats franco-allemands car, jusqu’à aujourd’hui, c’est tout de même l’Allemagne qui a été le grand bénéficiaire de la désindustrialisation française. Je ne dis pas qu’il faut être anti-allemand. Je vais donner un exemple qui en dit long sur la nature patriotique des Allemands : quand vous prenez les cantines françaises, il y a un nombre important de produits, qui viennent de l’étranger : en Allemagne, tout, ou presque, vient d’Allemagne. La France est le pays de la bonne nourriture, le pays de l’agriculture et on trouve le moyen d’importer pour manger dans nos cantines… Il y a quand même un problème ! D’autant que l’Allemagne a les mêmes règles européennes que nous : donc le problème dans ce cas-là ne vient pas de là. 

Ce n’est pas un hasard que la présidence allemande de l’Union européenne se conclue le 23 décembre 2020 par la signature d’un traité d’investissements avec la Chine !

Bercy a un dogmatisme : le marché public doit être ouvert, sans critère de localisation. Je ne sais pas comment font les Allemands, mais en tout cas ils y arrivent. Il faut donc qu’on trouve nous aussi les moyens d’y arriver. Cet exemple permet de montrer qu’il n’y a pas de fatalisme à notre déclin. Certes, cela va être long de remonter la pente. C’est pour cela qu’il faut une structure pérenne. Ce qui me déprime c’est l’esprit munichois des élites françaises quant à la possible réindustrialisation de la France et leur inertie, leur manque de volontarisme. Évidemment, tout ce qui sera entrepris ne marchera pas à 100%. Mais les mêmes qui vante la culture du risque dans les entreprises et se refusent à imaginer qu’on pourrait prendre pour notre pays des risques collectifs sur un certain nombre de terrains. Évidemment il faut des choix raisonnés et le plus partagés possibles, ça évite mieux les déboires. De toute façon, leur immobilisme, leur choix libéraux, la désindustrialisation qu’ils ont provoquée, nous coûtent très cher ! C’est pour cela qu’il faut un changement culturel et dans l’État, la stratégie nationale de l’intelligence économique peut constituer un levier.

Bien sûr, la question de la révisions des traités, du rééquilibrage au sein de l’Europe où les inégalités ne cessent de s’accroitre, le refus des dumpings sociaux et fiscaux au sein de l’Union européenne sans compter les paradis fiscaux intra européens comme les Pays-Bas, l’Irlande ou le Luxembourg, la révision de la doctrine sur les aides d’État constituent des enjeux politiques de premier ordre et sont pour moi très importants mais cette PPL n’embrasse pas tous les changements nécessaires et avec pragmatisme nous arme dans cette guerre économique et nous permet de prendre l’offensive. 

Lire sur LVSL l’article de Valentin Chevallier : « L’autonomie géopolitique de l’Union européenne : une fable à l’épreuve de l’accord avec la Chine. »

Oui l’Europe affirme sa volonté d’autonomie stratégique mais quand je vois que l’Allemagne a un excédent commercial annuel de plus de 70 milliards de dollars avec les États-Unis, j’ai les plus grands doutes sur son intention de tenir tête aux États-Unis au sujet des GAFAM ou de l’extra territorialité du droit américain. Idem côté Chinois. Ce n’est pas un hasard que la présidence allemande de l’Union européenne se conclue le 23 décembre 2020 par la signature d’un traité d’investissements avec la Chine ! Alors, oui, menons des combats en Europe, trouvons des alliés parmi les Vingt-Sept pour sortir de cette complaisance en faveur de la concurrence prétendument libre et non faussée mais n’entretenons pas des chimères, ne nous berçons pas de fausses illusions et prenons le plus souvent possible notre destin en main.

LVSL – Vous faites une proposition audacieuse, à savoir la création d’un module pour l’ensemble des étudiants de l’enseignement supérieur. Justement, davantage que des pratiques, la reconquête de notre souveraineté économique et industrielle ne passe-t-elle par un changement des consciences ? Ce module ne devrait-il pas être envisagé comme une des épreuves aux concours de la fonction publique ? 

M-N. L. – La première étape, c’est de former les gens. Ainsi la PPL prévoit que les établissements d’enseignement supérieur créent un module d’enseignement en matière d’intelligence économique à destination de l’ensemble des formations, sans préjudice d’approche spécifique inhérente à chaque type de formation. Évidemment il va falloir adapter ce module en fonction des spécialités. Mais cela doit concerner aussi bien les scientifiques que les juristes ou la plupart des cursus. Par ailleurs nous proposons de créer un institut national d’études de l’intelligence économique. Il a pour but de former les partenaires sociaux et les différents milieux économiques et sociaux issus des secteurs publics et privés au service de l’influence de la France. Oui je pense que la reconquête de notre souveraineté économique et industrielle passe par une prise de conscience, un regard lucide, une culture partagée. Mais j’insiste, il ne s’agit pas de fermer ni le pays, ni les esprits. À titre personnel j’ai toujours pensé que la France n’était grande que lorsqu’elle se préoccupait du monde, y prenait toute sa part et défendait les valeurs républicaines et l’universalisme. C’est d’ailleurs particulièrement d’actualité avec l’urgence climatique. Mais cela n’est pas possible si nous subissons et si nous déclinons. Je crois que les jeunes générations peuvent s’enthousiasmer pour ces deux perspectives.

Ne nous leurrons pas ! La France subit des attaques sous forme de guerre de l’information, notamment contre son modèle républicain. Les impacts sont importants pour notre pacte social et notre efficacité économique. Le pays se divise dangereusement au lieu d’œuvrer collectivement aux enjeux actuels comme celui des transitions numériques et écologiques. L’intelligence économique permet d’avoir des grilles de lecture pour étudier la guerre de l’information, analyser les risques et organiser des contre-offensives. 

LVSL – La coopération entre les services du renseignement, de la justice et de la veille économique et stratégique sont l’une des clefs du succès des États-Unis. Ne devrait-on pas renforcer cette synergie y compris en France ? Quels freins voyez-vous ?

M-N. L. – C’est également pour cela que notre proposition prévoit un « Monsieur ou une Madame Intelligence économique » dans chaque ministère. Oui la question judiciaire est très importante, d’où la nécessité de sensibiliser et former les magistrats. Bien penser et utiliser le droit est une des clefs. Sachant par ailleurs que le droit américain permet davantage d’agir que le droit européen et français en la matière. Le lien entre le SGIE et le ministère de la Justice doit être permanent pour aussi mieux outiller juridiquement les entreprises et singulièrement les petites. 

Je pense qu’il y a déjà beaucoup de travail effectué par nos services de renseignements. Les services de renseignements français, sur un certain nombre de sujets, voient venir les choses. Et si parfois, dans certains cas, ils ne font pas de recherches complémentaires, c’est peut-être parce qu’on ne leur demande pas et qu’ils n’ont pas le sentiment que notre pays pourrait agir. Quand les services de renseignement voient qu’il y a des lieux où ils peuvent expliquer ce qu’ils observent, que cela peut être utile pour agir, que peuvent leur être demandé des informations complémentaires, je pense qu’ils seront plus valorisés dans ce qu’ils font. Il ne s’agit pas de le claironner tous les matins. Il faut qu’il y ait des gens, dans ces services de l’IE, qui sachent avoir l’indispensable discrétion qui s’impose, si on veut être efficace. Je ne l’ai pas mis dans la loi parce que je pense que le côté espionnage intelligent, échange d’information de l’espionnage, de l’information recueillie, est potentiellement déjà existante en France. C’est plus la valorisation de ce qu’ils ont recueilli qui doit être amélioré. Je ne veux pas que les gens pensent que l’intelligence économique se limite à avoir de l’espionnage.

De la même manière, la cybersécurité est très importante. La manière dont on va chercher les informations, dont les gens qui ont ces informations savent que cela peut être utile à l’action, c’est déterminant. On verra à ce moment s’il y a des coordinations à structurer davantage. Parfois, les structures trop rigides empêchent des transmissions d’informations qui sont parfois meilleures quand il s’agit d’échanges informels. Il faut se méfier de vouloir tout codifier. Ce que je veux, c’est qu’il y ait un lieu où on échange et où on sait qu’on peut échanger, où non seulement on échange mais où l’on réfléchit comment changer les comportements, anticiper, faire valoir une vision française dans certains domaines, etc.

Pour conclure, j’insiste sur le caractère opératif de cette proposition de loi. La France est est un pays qui a de grandes ressources, à commencer par le talent de ses citoyens mais qui s’est appauvri et affaibli en Europe. Le PIB par habitant a chuté par rapport à la moyenne européenne. Il est en dessous dans toutes nos régions sauf en Île-de-France. En Europe, les pays qui s’en sortent le mieux ne sont pas ceux qui pratiquent le moins-disant social. Depuis des années, nos gouvernants ont failli là où on nous promettait l’essor économique. Notre pays oscille maintenant entre colères, sentiments d’humiliation et d’impuissance face aux problèmes. Soutenir une politique d’intelligence économique, c’est un des moyens du redressement, et cela sera aussi utile pour financer la santé, l’éducation, la sécurité, la justice, la défense, pour ne citer que ces sujets.

Le Mexique et la quatrième transformation : « au nom du peuple et pour le peuple » ?

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Andrés Manuel López Obrador © Presidencia de la República

Andrés Manuel López Obrador a entamé la « quatrième transformation » (4T) du Mexique en 2018. Malgré la pandémie de Covid-19 qui touche durement le pays, le président mexicain entend maintenir le cap de sa transformation, à savoir une rupture discrète avec les politiques antérieures visant à bâtir une république forte et protectrice, tant sur le plan social qu’économique et international. Un agenda qui n’est pas sans contradictions.

À l’arrivée de l’aéroport international Benito-Juárez de Mexico, de nombreux drapeaux mexicains flottent. Signe, sans doute, d’un gouvernement dont l’ambition affichée est de « régénérer » – en référence au parti-mouvement Mouvement de régénération nationale, Morena, qui a permis l’élection d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO) à la présidence – une république souveraine. Cette entreprise passe par ce qui est appelée la « quatrième transformation » – 4T, qui désigne la politique menée par le gouvernement fédéral du Mexique depuis l’élection de AMLO en 2018. C’est une expression, d’abord employée par le président et ses partisans puis généralisée, qui a pour but d’inscrire la politique de l’actuel président dans la lignée des trois grandes transformations passées du pays : la première correspond à la guerre d’indépendance du Mexique (1810-1821), la deuxième à la réforme laïque (1857-1860) et la troisième à la Révolution mexicaine (1910-1920).

Une offensive contre la corruption réussie ?

Elle touche en premier lieu les institutions. Après avoir introduit dans la loi un équivalent du Référendum d’initiative citoyen – RIC, le gouvernement dirigé par Andrés Manuel López Obrador a ajouté de nouveaux articles dans la constitution mexicaine. Entre autres, le président peut désormais être jugé, durant son mandat, pour trahison à la patrie, fait de corruption ou tout autre délit grave d’ordre commun par le Sénat. Le président ne sera puni que si le Sénat réunit une majorité des deux tiers. La peine encourue sera la fin immédiate du mandat du président et l’interdiction à vie d’exercer un mandat public[1]. Depuis le mandat de Carlos Salinas de Gortari (1988 – 1994), la corruption du président est une constante dans la vie publique mexicaine. De fait, Salinas est connu pour avoir privatisé partiellement les autoroutes mexicaines ce qui a profité à sa société autoroutière. Felipe Calderón, lui est connu pour avoir lancé la meurtrière guerre contre le narcotrafic qui a toutefois permis la croissance du cartel de Sinaloa, cartel dont les liens avec Calderón se font chaque jour plus limpides. Cette modification de la Constitution vise donc à mettre fin à ce phénomène.

Toutefois – et on pourra penser au cas de Dilma Rousseff au Brésil – cette possibilité dans la Constitution peut être utilisée pour d’autres buts, moins vertueux, que la lutte contre la corruption comme la protection de puissants intérêts privés. En effet, on peut très bien imaginer qu’une accusation à l’encontre du président fondée sur des faits fictifs commence à circuler dans la presse, retourne une ample majorité des citoyens contre lui et permet, in fine, de faire condamner le chef de l’État par le Sénat sans que la supercherie n’apparaisse. Le Mexique a, après tout, été classé au 143ème rang de la liberté de la presse par Reporters sans frontières. Théoriquement, la cohérence de cette mesure est critiquable. AMLO reconnaît régulièrement, d’une part, que le souverain légitime est le peuple. D’autre part, il donne la possibilité aux sénateurs, qui ne sont que des représentants du peuple en nombre réduit, de défaire l’élection du président, qui est une décision du peuple, sans avoir à aucun moment à consulter le supposé souverain légitime.

La lutte contre la corruption ne se limite pas qu’à la création d’un contre-pouvoir au pouvoir présidentiel. Cela passe aussi par une réforme globale du système juridique. En effet, une réforme de la justice, via la modification de sept articles de la Constitution et l’introduction de deux lois fédérales, est en train d’être approuvée par le Congrès mexicain. La Cour suprême de la Justice ne pourra s’occuper dès lors, si cette réforme venait à passer, que d’aspects purement constitutionnels ou d’aspects relevant de traités internationaux. De plus, toute nouvelle décision établira une jurisprudence à caractère national dès la première fois alors que pour l’instant ce n’est qu’au bout de cinq fois. Cela aura pour conséquence de réduire l’opacité juridique et d’accélérer l’administration de la justice. Cette réforme a aussi pour ambition d’éradiquer le népotisme régnant dans la nomination des magistrats, via de nouvelles facultés institutionnelles, la solidification des carrières judiciaires, et l’instauration d’une évaluation éthique des magistrats tous les six ans dont l’issue est leur maintien ou non[2].

« C’est pourquoi Morena cherche à faire passer la Ley de Banco de Mexico […]. Cela constitue une attaque claire à l’un des piliers du néolibéralisme : l’autonomie de la banque centrale. »

Au niveau financier, la lutte contre la corruption est notamment menée par l’Unité d’intelligence financière (UIF)[3]. En 2019, première année du mandat effectif de AMLO, celle-ci a présenté 177 dénonciations concernant des dépôts et retraits de provenance illicite ou liés au financement terroriste tandis qu’elle en a présenté 129 en 2020. En comparaison, durant le sexennat précédent d’Enrique Peña Nieto, l’UIF a fait en moyenne moins d’une centaine de dénonciations par an. Au total, les dépôts concernés dépassent le montant de 321 milliards de pesos soit l’équivalent d’environ 13 milliards d’euros tandis que les retraits dépassent celui de 289 milliards de pesos, soit au total l’équivalent d’un dixième du budget fédéral annuel du Mexique[4]. Elle a aussi fait bloquer pour la même raison 12 191 comptes, évalués en dollars, pour un montant total de l’ordre de 1 milliard de pesos mexicains[5].

Pour l’heure, les dollars qui se trouvent dans les mains des banques mexicaines, qu’ils proviennent de compte bloqué, d’envoi par les migrants mexicains ou autre, peuvent soit être vendus, soit être rapatriés aux États-Unis. Toutefois, à cause d’une série de décisions prise par le Département du Trésor des États-Unis, le nombre d’opérations financières en dollars que les banques mexicaines peuvent faire, ainsi que leurs montants, se sont vus être limités. En conséquence, les banques mexicaines se retrouvent obligées de conserver des dollars, dont le volume augmente à la suite d’opérations de congélation menées par l’UIF ou avec le flux des remises migratoires. C’est pourquoi Morena cherche à faire passer la Ley de Banco de Mexico (la loi de la Banque du Mexique). Cette loi vise à faire en sorte que la Banque centrale du Mexique achète automatiquement les surplus de dollars en échange de pesos mexicains. Ces dollars se retrouveraient ensuite dans les réserves internationales du pays.

Cela constitue une attaque claire à l’un des piliers du néolibéralisme : l’autonomie de la banque centrale. Alors que le Sénat avait approuvé la réforme le 9 décembre 2020, le 14 décembre l’agence de notation Moody’s a averti que si cette réforme venait à passer, la note du Mexique s’en trouverait affectée tandis que le pesos mexicain perdait de sa valeur relativement au dollar (le 9 décembre, le dollar valait 19,93 pesos, le 14, il en vaut 20,201). Le 15 décembre 2020 la réforme est suspendue. Cette réforme était censée être examinée à nouveau en février dernier mais il n’y a pas eu d’avancée notable et elle est donc pour l’heure congelée. Les marchés financiers ont donc réussi à bloquer une timide réforme affectant l’autonomie de la Banque centrale mexicaine dont l’un des buts était de permettre la réinjection de liquidités issues de la lutte contre la corruption dans l’économie mexicaine. L’amélioration des conditions économiques ne semble donc pouvoir se faire que dans la mesure où le cadre néolibéral est respecté.

https://www.bloomberg.com/quote/USDMXN:CUR 
Site consulté en janvier 2021
Évolution du cours dollar – pesos mexicain au cours de l’année 2020 © Bloomberg

Un chemin cahoteux vers une république protectrice

L’un des premiers effets de la 4T a été une amélioration rapide des conditions de vie des plus précaires via notamment des bourses attribuées directement par le nouvel organisme fédéral « El Banco del Bienestar » – la Banque du bien-être. Ce système de bourse, ainsi qu’un droit à la mobilité et un droit au développement intégral pour les jeunes, font désormais partie de la Constitution mexicaine[6].

Les revenus de bons nombres de petits paysans ont aussi pu s’accroître grâce à un système de prix garanti pour des produits de base tel le riz, les haricots, le maïs, etc. Ce système continue d’ailleurs de s’étendre tandis que le salaire minimum continue de grimper : après l’avoir augmenté de 16% en 2019, le gouvernement mexicain l’a encore augmenté de 20% en 2020 et de 15% en 2021. Le salaire horaire s’établit donc maintenant à 17,7 pesos. Ces relèvements successifs n’ont pas entraîné une hausse du chômage, celui est resté à un niveau inférieur à 5% et son augmentation est sans doute dans une large part due à la pandémie de Covid-19. Par ailleurs, l’inflation cumulée sur la période janvier 2019 – décembre 2020 se situe à un niveau acceptable de 6% d’après les chiffres avancés par l’« Instituto Nacional de Estadística y Geografía » (Institut national de statistiques et géographie, INEGI). Tout cela laisse donc penser que la 4T bénéficie réellement sur le plan des revenus à l’ensemble des classes populaires mexicaines.

https://www.inegi.org.mx/temas/empleo/ 
Site consulté en janvier 2021
Évolution du taux de chômage sur la période 2006 – 2020 © INEGI

Cette politique d’aides et d’augmentation des revenus visent, en particulier, à diminuer la délinquance et la criminalité[7] en évitant que la population ne soit tentée de survivre en volant ou en servant des cartels de narcotrafiquants. Cette politique, conjuguée à la création de la Garde nationale, une garde qui a été créée à partir de l’armée mexicaine et qui est chargée de protéger la paix et les citoyens, a pour l’heure un bilan mitigé. Certes, le nombre de vols, séquestrations et féminicides a diminué, relativement à novembre 2018, de l’ordre de 30 %. Mais, dans le même temps, les extorsions et homicides douloureux ont respectivement augmenté de 12,7 % et 7,9 %[8]

Outre la volonté de créer un pays plus sûr, AMLO et son gouvernement entendent aussi mettre en place un système de santé gratuit et universel. Il existe une sécurité sociale mexicaine qui prend en charge une partie des coûts de soins publics mais elle ne concerne que ceux qui cotisent. Ceux qui ne cotisent pas représentent environ 69 millions de personnes, soit à peu près la moitié de la population totale. Cette partie de la population était prise en charge par le Seguro Popular. Mais cet institut était inefficace et corrompu : un manque de médicaments était déploré régulièrement tandis qu’une partie non négligeable des dépenses, que ce soit pour acheter des médicaments, payer des salaires ou autres, était de fait des dépenses non justifiées. Il a été remplacé début 2020 par l’« Instituto de Salud para el Bienestar » (Institut de santé pour le bien-être, INSABI), un institut décentralisé fédéral. Il vise à terme à incorporer tous les centres de santé et hôpitaux publics, qu’ils soient fédéraux ou étatiques, en mauvais état[9] ou non et ce dans le but de garantir un accès aux soins gratuits et pour tous. Pour l’heure, 14 États sur 23 ont accepté de s’insérer dans ce nouveau système[10] et la création de l’INSABI s’est accompagnée d’un investissement supplémentaire prépandémique de 40 milliards de pesos pour recruter le personnel manquant, rénover les hôpitaux en mauvais état, etc.

Mais l’action transformatrice dans le domaine de la santé de la 4T ne se limite pas qu’aux soins. Elle incorpore aussi une dimension préventive : depuis septembre 2020, tous les produits alimentaires sont obligés de signaler, à l’aide de gros hexagones noirs, s’ils contiennent trop de sucres, trop de graisses saturées, trop de sel ou s’ils sont trop énergétiques. La première cause de mortalité au Mexique n’est pas les agressions physiques (au cinquième rang en 2019 avec 36 661 morts) mais en réalité les maladies cardiovasculaires (156 041 morts) suivies par le diabète (104 354 morts)[11]. Par ailleurs, 70 % de la population est en surpoids et quasiment un tiers est obèse[12]. Le Mexique fait donc face à une véritable épidémie et cette mesure s’entend comme un moyen de protection de la population face à la prédation des grandes multinationales, comme Coca-Cola dont les produits et la publicité sont présents quasiment partout au Mexique, que ce soit dans la plus petite supérette ou dans la moindre fête de famille.

Photo prise par Julien Trevisan
Des bouteilles de Coca-Cola avec le nouvel étiquetage © Julien Trevisan

La réforme des retraites de la 4T vise elle aussi à modifier en profondeur la structure de l’ordre économique et social. Au Mexique, celle-ci se fait par capitalisation privée. C’est un héritage du tournant néolibéral qu’a pris le pays dans les années 80[13]. Les pensions des travailleurs sont donc gérées par des fonds privés (désignés par Administradoras de Fondos para el Retiro, AFORES) qui prélèvent, en particulier, des commissions sur celles-ci. La Ley del IMSS (la loi de la Sécurité sociale) et la Ley de Sistema del Ahorro para el Retiro (la loi du Système d’épargne pour la retraite) visent à plafonner ces commissions : de 0,98% actuellement, celles-ci pourront au plus être égale désormais à la moyenne arithmétique des commissions aux États-Unis, à la Colombie et au Chili, soit 0,54%[14]. Le gouvernement de la 4T entend donc limiter la liberté des AFORES dans le choix du niveau des commissions afin de garantir des pensions plus élevées.

« On peut donc s’attendre à ce que la part du budget fédéral allouée aux retraites augmente conséquemment, ce qui pose la question épineuse de l’équilibre budgétaire. »

Toujours dans l’optique d’augmenter le niveau des pensions, les cotisations patronales augmenteront progressivement, passant de 5,15% à 13,88%, tandis que la cotisation salariale restera bloquée à 1,13%. L’État augmentera graduellement sa part de 6,5% à 15% (cela ne concerne que les travailleurs qui gagnent entre 1 et 15 fois le salaire minimum) et la pension minimale de 3 289 pesos sera portée à 4 445 pesos. La durée de cotisation nécessaire pour toucher sa pension minimale sera dans le même temps abaissée progressivement, passant de 1 250 semaines à 1 000 semaines[15]. Cette réforme a donc aussi pour objectif d’améliorer les conditions de départ à la retraite. Cependant, cette réforme va renforcer l’intérêt pour les employeurs d’employer des personnes à bas salaires étant donné que les cotisations patronales vont augmenter pour tous les salaires. Un effet probable de cette réforme est donc une baisse du salaire moyen. Or cette réforme prévoit aussi une augmentation de la la contribution de l’État mexicain vis-à-vis des bas salaires. On peut donc s’attendre à ce que la part du budget fédéral allouée aux retraites augmente conséquemment, ce qui pose la question épineuse de l’équilibre budgétaire. Ce qui explique pourquoi cette réforme a pu se faire sans opposition véritable du patronat mexicain.

En revanche, la partie de la réforme ayant attrait aux commissions des Afores a suscité une levée de boucliers immédiate. En effet, dès que la réforme a été connue, les secteurs financiers ont fait part de leurs inquiétudes de voir lesdites commissions plafonnées, faisant valoir que ce plafonnement était contraire au nouvel accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM). Ce traité de libre-échange a été signé le 30 novembre 2018, deux jours avant l’entrée en fonction d’AMLO en tant que président et a commencé à être appliqué le 1er juillet 2020 suite à quelques négociations supplémentaires entre les trois pays. Il est beaucoup plus volumineux que son prédécesseur, l’accord de libre-échange nord-américain (Aléna), 34 chapitres contre 22 et traite de domaines nombreux comme, par exemple, l’énergie ou les « bonnes pratiques régulatrices ». En lien avec ce dernier sujet, ce traité prévoit l’utilisation de tribunaux d’arbitrage pour régler des différends entre investisseurs et États[16]. Les investisseurs mexicains, à la différence des investisseurs nord-américains, peuvent d’ailleurs porter les affaires à la fois devant les cours locales du pays et à la fois devant les tribunaux internationaux prévus par le traité. Les secteurs financiers peuvent donc profiter d’une asymétrie du traité désavantageuse pour l’État mexicain pour obtenir gain de cause et, in fine, briser le plafonnement des commissions.

« Autrement dit, AMLO est en train de réaliser une exclusion douce du secteur privé du domaine de l’énergie. Mais des représentants d’entreprises privées ont déjà fait part de leur volonté de porter plainte dans le cadre de l’ACEUM et il n’est donc pas dit qu’AMLO parvienne à ses buts. »

Un autre secteur clé où l’ACEUM et sa possibilité d’arbitrage risquent d’interférer avec la 4T est le domaine énergétique. Certes, l’ACEUM reconnaît la souveraineté du Mexique sur ses hydrocarbures et n’empêche pas les expropriations indirectes. Mais, dans le même temps, il prévoit des mécanismes pour assurer une sécurité juridique aux investisseurs, importateurs, exportateurs et prestataires de service dans le domaine énergétique. Or, la politique énergétique d’AMLO vise, entre autres, à assurer l’autonomie du pays et à renforcer le rôle de Petróleos Mexicanos (PEMEX), entreprise publique chargé de l’exploration, de la production, du raffinement et de la distribution du pétrole, ainsi que de la Comisión Federal de Electricidad (CFE), l’équivalent mexicain d’EDF. En particulier, de nouveaux investissements dans PEMEX et CFE sont en cours, tout nouveau contrat de pétrole ne pourra être attribué qu’à PEMEX et la CFE va devenir la source d’électricité prioritaire[17]. Autrement dit, AMLO est en train de réaliser une exclusion douce du secteur privé du domaine de l’énergie. Mais des représentants d’entreprises privées ont déjà fait part de leur volonté de porter plainte dans le cadre de l’ACEUM et il n’est donc pas dit que López Obrador parvienne à ses fins.

Outre l’ACEUM, une autre épine dans le pied de la 4T est de nature financière. Si en 2019 la dette publique n’a pas varié par rapport à 2018 (11 000 milliards de pesos, 45% du PIB environ), ce n’est pas le cas pour l’année 2020. Au contraire, celle-ci, du fait de la pandémie de Covid-19 et de la dépréciation subite du pesos par rapport au dollar au courant du second trimestre 2020, a augmenté de 7 points de PIB (soit 12 000 milliards de pesos). Dans le même temps, on estime que le PIB du Mexique a diminué de l’ordre de 10 % en 2020. L’économie mexicaine a certes recommencé à croître, de l’ordre de 12% au troisième trimestre 2020, et le niveau de prélèvement d’impôts s’est maintenu relativement à 2019, ce qui est notable compte-tenu de la dégradation du contexte économique, mais il n’est pas certain que cela suffise à calmer les agences de notations. D’autant plus qu’AMLO entend financer la 4T en utilisant toujours les mêmes sources : la lutte contre la corruption et l’austérité républicaine, excluant en particulier toute hausse d’impôts.

Ndlr : l’austérité républicaine consiste à diminuer les salaires des dirigeants de l’État et hauts-fonctionnaires, ainsi que toutes les dépenses inutiles effectuées au bénéfice de la classe politique.

Réaffirmation sur le plan international

Si la signature de l’ACEUM a sans doute permis de satisfaire les États-Unis, il est peu probable que celui-ci apprécie l’affirmation du Mexique sur le plan international sous la 4T. Le Mexique est connu pour favoriser les solutions diplomatiques pacifiques pour résoudre les conflits : il s’est par exemple opposé à la guerre en Irak en 2003. Cette réputation lui a permis de recevoir le soutien de 187 États sur les 195 composant l’ONU pour siéger de 2021 à 2022 au Conseil de sécurité dans le but d’y promouvoir les solutions multilatérales ainsi que le respect des droits humains. La prise de position du Mexique devant l’ONU pour une répartition plus équitable des vaccins contre le Covid-19 s’inscrit dans cette perspective.

C’est aussi dans cette idée de respect des droits humains que le Mexique avec la 4T a renoué avec sa tradition d’asile politique – l’un des cas les plus connus d’asile accordé étant sans doute celui de Léon Trotski en 1937. En effet, alors qu’Evo Morales tentait de fuir la Bolivie à la suite du coup d’État, AMLO lui a offert l’asile politique et a affrété un avion de l’armée mexicaine pour le ramener. Au bout du compte, cette opération a permis au Mexique de s’affirmer par rapport aux États-Unis, ces derniers ayant pris une part active dans le coup d’État en Bolivie, de construire une image de pays progressiste et de renforcer les liens avec la Bolivie (le Mouvement vers le socialisme (MAS), parti dirigé par Evo Morales étant revenu au pouvoir)[18].

Photo prise par Julien Trevisan
Affiche en soutien à la 4T © Julien Trevisan

Cette politique internationale qui vise à s’affirmer comme une puissance souveraine et qui conduit donc parfois à s’opposer aux États-Unis n’a pas conduit AMLO à s’aliéner le soutien du peuple mexicain et ce alors même que les élites médiatiques ont tendance à s’aligner sur le voisin du nord. D’une manière plus globale, la politique protectrice et visant à affirmer le peuple comme sujet qu’est la 4T bénéficie d’un ample soutien, la popularité de López Obrador s’établissant fin janvier 2021 à 60%. Mais les dangers, qu’ils soient financiers, juridiques, internationaux ou relevant de grands intérêts privés s’amoncellent et pourraient venir à bout des fragiles fondations républicaines qui sont en train d’être mises en place. Ce dont AMLO semble avoir conscience : « Je suis convaincu que le meilleur moyen d’éviter les reculs dans l’avenir dépend en bonne partie de la poursuite de la révolution des consciences afin de créer pleinement un changement de mentalité qui, au moment venu, se transformera en volonté collective, prête à défendre ce qui a été obtenu au profit de l’intérêt public et de la nation. »[19]

Sources :

[1] : Article 110 de la Constitution mexicaine, paragraphe 3 : « Las sanciones consistirán en la destitución del servidor público y en su inhabilitación para desempeñar funciones, empleos, cargos o comisiones de cualquier naturaleza en el servicio público. »

[2] : BALLINAS, V. et BECERRIL, A., « Comisiones del Senado aprobarán Reforma Judicial de AMLO », La Jornada, 25/11/2020. Disponible ici : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2020/11/25/comisiones-del-senado-aprobaran-reforma-judicial-de-amlo-7539.html

ANIMAL POLÍTICO, « Senado aprueba en lo general y lo particular la reforma judicial de AMLO », Animal Político, 27/11/2020. Disponible ici : https://www.animalpolitico.com/2020/11/aprueban-comisiones-reforma-judicial-pleno-senado/

[3] : On aurait aussi pu parler de la reprise en main par l’État mexicain des fiducies mises en place par le passé dont le but était le développement de différents secteurs (agriculture, éducation, transition énergétique, défense …) qui ont en réalité permis d’opérer des transferts d’argent publique en direction du privé de manière plus ou moins opaque. Rien que dans la recherche scientifique et l’innovation technologique, le montant du transfert dépasse les 41 milliards de pesos. Cf ANIMAL POLÍTICO, « AMLO pide auditoría a fideicomisos tras su desaparición ; Conacyt denuncia transferencias a particulares », Animal Político, 21/10/2020. Disponible ici : https://www.animalpolitico.com/2020/10/amlo-ordena-auditar-fideicomisos-despues-desparicion-conacyt/

[4] : Tiré de la conférence de presse matinale du gouvernement fédéral mexicain datant du 04/03/2020. Voir : https://lopezobrador.org.mx/2020/03/04/129244/

Pour un article faisant un bilan de l’action de l’UIF sous le mandat de M. Nieto, voir GUTIÉRREZ, F., « Número de denuncias de la UIF cayó el último año de Peña Nieto », El Economista, 18/03/2019. Disponible ici : https://www.eleconomista.com.mx/economia/Numero-de-denuncias-de-la-UIF-cayo-el-ultimo-ano-de-Pena-Nieto-20190318-0066.html 

[5] : On a pris comme base de conversion 1 $ = 20 pesos mexicains.

[6] : Article 4 de la Constitution mexicaine.

[7] : Sur le sujet plus spécifique de la violence qui est un sujet central au Mexique, voir REYGADA, L., « Mexique : Lopez Obrador face au défi de la violence », LVSL, 01/02/2020. Disponible ici :  https://lvsl.fr/mexique-amlo-defi-violence/

[8] : Tiré du Segundo Informe de Gobierno datant du 01/09/2020. Voir : https://lopezobrador.org.mx/2020/09/01/discurso-del-presidente-andres-manuel-lopez-obrador-en-su-segundo-informe-de-gobierno/

L’Informe de Gobierno est un bilan annuel réalisé par le gouvernement fédéral sur son action.

[9] : Le nombre d’hôpitaux abandonnées, saccagées ou dont la construction n’était pas terminée était de 401 au moment de l’arrivée au pouvoir d’AMLO d’après le Seconde Informe de Gobierno.

[10] : Les neuf États restants étant gouvernés par des opposants politiques à AMLO. Voir : CRUZ MARTÍNEZ, Á., « Desde hoy, la gratuidad de servicios en hospitales de alta especialidad », La Jornada, 01/12/2020. Disponible ici : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2020/12/01/desde-hoy-la-gratuidad-de-servicios-en-hospitales-de-alta-especialidad-8033.html

[11] : STATISTA, « Principales causas de mortalidad según el número de defunciones registradas en México en 2019 », Statista Research Department, 10/2020. Disponible ici : https://es.statista.com/estadisticas/604151/principales-causas-de-mortalidad-mexico/

[12] : INSTITUTO DE SEGURIDAD Y SERVICIOS SOCIALES DE LOS TRABAJADORES DEL ESTADO, « La Obesidad en México », Gobierno de México, 19/01/2016. Disponible ici : https://www.gob.mx/issste/articulos/la-obesidad-en-mexico

[13] : CHINAS SALAZAR, D. D. C., « La privatización del sistema de pensiones en México. Reforma a la ley del ISSSTE. », Asociación Latinoamericana de Sociología, Guadalajara, 2007.
Disponible ici : https://cdsa.aacademica.org/000-066/1495.pdf

[14] : Si cette moyenne venait à augmenter, le plafond resterait cependant bloqué à 0,54%.

[15] : EL ECONOMISTA, « Principales cambios con la reforma al sistema de pensiones de México », El Economista, 11/12/2020. Disponible ici : https://www.eleconomista.com.mx/economia/Principales-cambios-con-la-reforma-al-sistema-de-pensiones-de-Mexico-20201211-0035.html

MONROY, J., « AMLO propone tope a cobro de comisiones por manejo de afores », El Economista, 25/09/2020. Disponible ici :
https://www.eleconomista.com.mx/politica/AMLO-propone-tope-a-cobro-de-comisiones-por-manejo-de-afores-20200926-0003.html

[16] : ECIJA México, S.C., « México : El Arbitraje de Inversión y el T-MEC », ECIJA, 02/07/2020. Disponible ici : https://ecija.com/sala-de-prensa/mexico-el-arbitraje-de-inversion-y-el-t-mec/

ALARCÓN, G. L., MANZANO, P., MATSUI, C. et DUQUE, P., « México : T-MEC disposiciones para la resolución de controversias entre inversionistas y estado : principales diferencias para México », DLA Piper, 26/10/2020. Disponible ici :
https://www.lexology.com/library/detail.aspx?g=37b9a103-56fb-470f-a838-b96b0a929bda

[17] : ALEGRÍA, A., « CFE invertirá más de 381 mil millones de pesos en seis años », La Jornada, 22/01/2021. Disponible ici : https://www.jornada.com.mx/notas/2021/01/22/economia/cfe-invertira-mas-de-381-mil-millones-de-pesos-en-seis-anos/

NAVA, D., « Pide AMLO a reguladores privilegiar a Pemex y CFE », El Financiero, 04/08/2020. Disponible ici : https://www.elfinanciero.com.mx/economia/amlo-lee-la-cartilla-a-reguladores-energeticos-les-pide-ajustarse-al-fortalecimiento-de-cfe-y-pemex

[18] : On aurait aussi pu parler de l’offre d’asile politique à Julian Assange, de la mise en place de procédures de contrôle sur les agents étrangers ou encore de la critique d’une procédure de la Drug Enforcement Administration (DEA), agence fédérale nord-américaine. À ce sujet, on pourra consulter respectivement : PÉREZ, M., « México ofrece asilo político a Julian Assange, fundador de WikiLeaks », El Economista, 04/01/2020. Disponible ici : https://www.eleconomista.com.mx/internacionales/Mexico-ofrece-asilo-politico-a-Julian-Assange-20210104-0013.html

LOPEZ, O., « México aprueba una reforma que restringe a los agentes extranjeros, expertos dicen que es una represalia contra EE. UU. », The New York Times, 15/12/2020. Disponible ici : https://www.nytimes.com/es/2020/12/15/espanol/america-latina/mexico-agentes-estados-unidos.html

ANIMAL POLÍTICO, « Hay muchísimos errores, hicimos lo correcto: AMLO tras críticas de EU por caso Cienfuegos », Animal Político, 18/01/2021. Disponible ici : https://www.animalpolitico.com/2021/01/hicimos-correcto-amlo-criticas-eu-cierre-caso-cienfuegos/

[19] : Segundo Informe de Gobierno, op. cit.  : « Estoy convencido que la mejor manera de evitar retrocesos en el futuro depende mucho de continuar con la revolución de las conciencias para lograr a plenitud un cambio de mentalidad que, cuando sea necesario, se convierta en voluntad colectiva, dispuesta a defender lo alcanzado en beneficio del interés público y de la nación. »

L’autonomie géopolitique de l’Union européenne : une fable à l’épreuve de l’accord avec la Chine

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L’appartenance à l’Union européenne permet-elle, comme le veut la formule consacrée, « de faire le poids face à la Chine et aux États-Unis » ? Sa dépendance à l’égard des États-Unis tout comme sa perméabilité aux ambitions chinoises permettent d’en douter. L’accord commercial conclu avec la Chine fin décembre illustre une nouvelle fois l’incohérence géopolitique de l’Union. Signé sous la pression de l’Allemagne, désireuse d’écouler ses exportations, il accroîtra sans nul doute la pénétration des capitaux chinois en Europe. Dans le même temps, sous la pression des États-Unis, des sanctions étaient prises contre des responsables chinois du Xinjiang…

Après sept ans de négociations et plus d’une trentaine de sessions bilatérales, la Chine et l’Union européenne sont parvenues à s’entendre sur un accord global sur les investissements. Le CAI, pour Comprehensive Agreement on Investment, n’est pas à proprement parler un accord de libre-échange – Free Trade Agreement dans le jargon bruxellois – et ne saurait être analysé sous le même prisme que le CETA ou le JEFTA, les deux principaux traités négociés par l’Union européenne avec le Canada et le Japon. Si les conséquences sur le plan économique devraient être limitées, l’aboutissement de cet accord est une nouvelle illustration de l’incapacité de l’Union européenne à affirmer une quelconque autonomie stratégique.

En 2013, l’Union européenne, alors empêtrée dans la crise des dettes souveraines et incapable de s’extraire de ses apories en matière de politiques d’austérité, est sur le point de conclure dans la douleur le CETA ou AECG pour Accord économique commercial et global, l’accord régional de libre-échange avec le Canada. Pour les hiérarques bruxellois, c’est l’aboutissement de Maastricht et de la mission dévolue à l’Union européenne : la libéralisation des échanges partout et la primauté du droit sur les jeux de puissance. C’est dans cette logique que le commissaire européen au Commerce, le néolibéral Belge Karel de Gucht, a lancé sans aménité des consultations en vue d’un accord d’investissement avec la Chine. Cet accord, contrairement à ceux susmentionnés, ne vise pas à abaisser les barrières tarifaires ou l’entrée de nouveaux produits en Chine et au sein de l’Union européenne. Sa principale ambition est d’obtenir un rééquilibrage dans la pénétration au marché chinois, de limiter les subventions aux entreprises chinoises sur leur sol et de sécuriser les investissements des Européens tout en protégeant leurs technologies, brevets et leurs savoir-faire. La deuxième puissance économique mondiale est alors le deuxième partenaire commercial de l’Union européenne derrière les États-Unis, l’Union étant elle-même le premier partenaire commercial de la Chine.

Pour une mise en perspective des accords commerciaux signés par l’Union européenne, lire sur LVSL nos articles consacrés au CETA, au JEFTA, au traité de libre-échange UE-Vietnam, UE-Mercosur et UE-Tunisie.

C’est également en 2013 que Xi Jinping est devenu le nouveau président de la République populaire de Chine. Le dirigeant chinois, sous couvert de multilatéralisme à travers les Nouvelles routes de la soie (BRI), appelées également « One Belt, One Road », avec l’appui de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB) ou l’accroissement de l’influence chinoise dans les organisations internationales dont l’ONU ou l’OMS, cherche à accroître la domination de l’empire du Milieu non seulement dans sa sphère d’influence constituée de l’Asie et de l’Afrique mais également dans le reste du monde face aux Occidentaux et tout particulièrement aux États-Unis. Pour la Chine, un accord d’investissement avec les Européens est une brèche ouverte dans la relation transatlantique et un moyen pour les Chinois de conquérir de nouveaux marchés, en particulier en Europe centrale. Les investissements directs chinois représentent ainsi en 2016 au sein de l’Union européenne 35,9 milliards d’euros, le déficit commercial de l’Union européenne à l’égard de la Chine étant de 185 milliards d’euros en 2018, sachant que le montant total du commerce entre les deux partenaires atteint un peu plus de 604 milliards d’euros en 2018.1 Quant aux Européens, leurs entreprises ont investi depuis vingt ans 148 milliards d’euros en Chine. Cet accord ne saurait donc être formellement autre chose, l’Europe étant davantage vue à Pékin comme le marché prospère du XXIe siècle plutôt que comme un acteur à part entière dans le jeu des puissances. C’est du reste l’un des points de la feuille de route du Made in China 2025 – 中国制造2025 qui prévoit que la Chine soit suréminente dans les hautes technologies de pointe, les énergies renouvelables ou encore l’agriculture. 

Angela Merkel, pressée par de nombreux industriels dont Volkswagen de signer l’accord d’investissement avec la Chine, s’est soudainement employée à ce qu’il aboutisse coûte que coûte

Régulièrement chapitrée, en particulier depuis l’élection de Donald Trump en 2016 à la présidence des États-Unis, pour sa naïveté criante à l’égard de la Chine mais également sur sa dépendance aux choix impérialistes des Américains dans les domaines technologiques, commerciaux, militaires et juridiques, la Commission européenne, par la voix du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), a publié en mars 2019 un document sur la relation stratégique avec la Chine. Pêle-mêle, l’institution représentée par Jean-Claude Juncker témoigne du fait que « la Chine ne peut plus être considérée comme un pays en voie de développement » mais surtout que « la Chine est, dans différents domaines stratégiques, un partenaire de coopération avec lequel l’Union européenne partage des objectifs étroitement intégrés, un partenaire de négociation avec lequel l’Union européenne doit trouver un juste équilibre sur le plan des intérêts, un concurrent économique dans la course à la domination technologique et un rival systémique dans la promotion d’autres modèles de gouvernance ». Les négociations autour de l’accord global d’investissement entre l’Union européenne et la Chine sont l’un des principaux éléments mentionnés dans le document stratégique. 

Est-ce à dire que l’Union européenne vit une « révolution copernicienne2 », pour reprendre les termes de l’expert et sinologue François Godement de l’Institut Montaigne ? Du moins, lors de son discours introductif au Parlement européen à la rentrée 2019 comme nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen s’est appliquée à parler du « langage de la puissance », rejointe peu après par le nouveau président du Conseil européen, Charles Michel. L’ancien Premier ministre belge a déclaré à l’Institut Bruegel en septembre 2019 que « l’autonomie stratégique européenne est l’objectif de notre génération ». Il ajoute, au sujet de la Chine : « Enfin avec la Chine : nous sommes engagés. C’est un acteur essentiel pour relever les défis globaux comme le changement climatique ou le Covid-19.  Mais sur le plan économique et commercial, nous sommes en train de rééquilibrer la relation : nous voulons plus de level playing field, plus de réciprocité. Et sur la question des droits de l’Homme, nous ne baissons pas les yeux, et assumons la promotion de nos valeurs. » La crise pandémique du coronavirus aidant, l’Union européenne a montré les muscles tout au long de l’année 2020 face à la Chine tant sur les origines de la Covid-19, que sur la situation à Hong-Kong ou au Xinjiang. En juin 2020, le sommet Chine-UE s’est traduit par des clabaudements de la partie européenne face au Premier ministre Li Keqiang et au président Xi Jinping. 

La réalité économique et surtout l’institutionnalisation d’une concurrence sans pitié par les traités entre les États-membres sont venues se fracasser sur les nouvelles ambitions géopolitiques de l’Union européenne. L’Allemagne, pourtant soucieuse des matoiseries chinoises depuis le rachat de l’industriel des hautes technologies Kuka par Midea en 2016 pour 4,8 milliards d’euros, a pris la tête de la présidence tournante du Conseil européen. Directement menacée par la possibilité d’une taxe sur les automobiles allemandes par l’administration Trump, lequel se plaignait régulièrement de voir « trop de Mercedes dans les rues de Manhattan à New York », Angela Merkel, pressée par de nombreux industriels dont Volkswagen de signer l’accord d’investissement avec la Chine, s’est soudainement employée à ce qu’il aboutisse coûte que coûte. Il est vrai que 28% des investissements européens en Chine concernent le secteur automobile – soit 41,7 milliards d’euros depuis 2000 – et 22% les matériaux de base, pour l’essentiel chimiques, ce qui représente depuis 2000 29,2 milliards d’euros. Deux secteurs où les multinationales allemandes sont à la pointe – Daimler, BMW, Volkswagen, BASF, Bayer pour ne citer qu’elles. Les réalités sanitaires sont venues stopper un temps la conclusion de l’accord, prévue en septembre 2020 à Leipzig, en dépit des pressions de Berlin. L’influence allemande à Bruxelles n’est pas étrangère à l’accélération des négociations. La directrice du département du Commerce à la Commission européenne, Sabine Weyand, l’ambassadeur à Bruxelles, Michael Cross, et ancien ambassadeur d’Allemagne à Pékin, Michael Hager, chef de cabinet du vice-président exécutif et commissaire au Commerce Valdis Dombrovskis ainsi que Björn Seibert, chef de cabinet d’Ursula von der Leyen, ont tous en commun d’être Allemands.

Ainsi, Angela Merkel, responsable jusqu’au 31 décembre 2020 de la présidence tournante, et la Commission européenne ont mis la pression sur les États-membres pour qu’aboutisse l’accord, en particulier avant l’intronisation de Joe Biden à la présidence des États-Unis. De nombreuses chancelleries, en Italie, en Espagne ou encore en Pologne, ont critiqué l’empressement de l’Allemagne à parvenir à un accord, officialisé le 30 décembre en présence d’Ursula von der Leyen, de Charles Michel, d’Angela Merkel et d’Emmanuel Macron. D’un côté, certains se sont réfugiés derrière la question des droits de l’Homme. Le sous-secrétaire d’État italien aux Affaires étrangères Ivan Scalfarotto a déclaré au Corriere della Serra : « Nous donnons un signal positif à la Chine à un moment où les droits de l’Homme sont importants ». D’autres, comme le ministre des Affaires étrangères polonais Zigbeniew Rau se sont alignés sur les positions américaines sans sourciller : « Nous avons besoin de plus de consultations et de transparence pour faire participer nos alliés transatlantiques. Un bon accord équilibré vaut mieux qu’un accord prématuré ». Les avantages pour les autres États demeurent de fait très limités en matière d’investissements de leurs entreprises en Chine. C’est davantage la question d’une amélioration des standards d’entrée dans le marché chinois et un rééquilibrage entre les deux parties qui est à souligner que d’avantages spécifiques pour l’essentiel propres aux intérêts des constructeurs automobiles allemands et à quelques rares domaines de pointe.

Il n’est pas peu dire que l’Union européenne est de nouveau sortie souffreteuse de cette annonce d’un accord tandis que Xi Jinping a pu savourer sa victoire. La Chine a bousculé la tradition d’alignement sur les Américains de l’Union européenne, tout en s’assurant d’une plus grande pénétration du marché européen sans pour autant réellement l’ouvrir aux investisseurs du Vieux continent. Asymétrique, cet accord l’est et reflète davantage une piètre tentative de la part de l’Union européenne de jouer un rôle de puissance d’équilibre entre les États-Unis et la Chine. Les annonces de la Chine sur sa possible ratification de deux conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur le travail forcé (conventions C29 et C105) ne sont en effet pas conditionnées par des sanctions de la part de l’Union européenne, tandis que l’accord souligne que c’est « à la propre initiative de chaque partie – donc de la Chine ici » que toute ratification se fera. D’autre part, l’accès au marché chinois ne demeurera dans de nombreuses filières possible, comme dans le secteur manufacturier, que sur un engagement des Chinois de l’ouvrir aux Européens sans contreparties – comme la cession d’une partie du capital des entreprises européennes – alors que le marché européen est déjà largement ouvert aux investisseurs chinois.

L’Union européenne devait-elle automatiquement suivre la voie de l’axe Washington-Londres-Ottawa ? Manifestement, la présence du secrétaire d’État américain au sommet européen montre que la timide tentative d’autonomisation de l’Union européenne a fait long feu.

De plus, la plupart des concessions arrachées à la Chine ne sont que des concrétisations d’engagements formels déjà pris par ce pays auprès de l’OMC. L’Union européenne refuse toujours d’accorder le statut d’économie de marché à la Chine au sein de l’OMC pour se protéger du dumping. Quant aux marchés publics chinois, qui représentent des centaines de milliards de dollars, ils resteront pour l’essentiel fermés aux investisseurs européens. La Chine a par ailleurs déployé une nouvelle loi sur les investissements étrangers en 2019 qui est plus favorable qu’auparavant pour les acteurs économiques. Mais son impact demeure très limité au vu du nombre conséquent de secteurs fermés à l’extérieur. La principale concession qu’ont offert les Européens à la Chine reste néanmoins l’accès à la distribution d’énergie en détail et en vrac sur l’ensemble du continent européen.

Il n’a pas fallu longtemps pour que de nombreux députés du Parlement européen, seul habilité à ratifier l’accord puisqu’il ne s’agit pas d’un Free Trade Agreement (FTA), se mobilisent contre lui. Les oppositions diverses, et par nationalités, montrent davantage la cacophonie européenne que l’image d’une Union disposant d’une quelconque « autonomie stratégique ». Le 21 janvier 2021, 597 eurodéputés ont adopté la résolution sur « la répression de l’opposition démocratique à Hong Kong ».

L’Union européenne ne s’est pas arrêtée à cette résolution. Face au choix coordonné du Royaume-Uni, du Canada et des États-Unis de sanctionner mi-mars la Chine pour le traitement qui serait réservé à la minorité Ouïghour dans le Xinjiang, les chefs d’États européens se sont entendus pour placer sous sanctions quatre responsables chinois de la région. Attitude de malappris pour la diplomatie chinoise, qui a immédiatement répondu en sanctionnant à son tour plusieurs organisations spécialisées sur la Chine et plusieurs eurodéputés comme le social-démocrate Raphaël Glucksmann, dont les propos primesautiers ont provoqué à de nombreuses reprises le courroux de l’ambassade de Chine à Paris. Aussitôt, les sociaux-démocrates européens ont appelé à « la levée des sanctions chinoises contre les eurodéputés, [une] condition pour que le Parlement entame des pourparlers sur l’accord d’investissement UE-Chine ». L’Union européenne devait-elle automatiquement suivre la voie de l’axe Londres-Ottawa-Washington alors même qu’elle vient justement de signer l’accord d’investissement et qu’elle ne cesse de chercher à se détacher de l’emprise américaine dans ses affaires ? Manifestement, la présence du secrétaire d’État américain Blinken fin mars au sommet européen montre que la parenthèse de tentative de prise de distance de l’Union européenne à l’égard des États-Unis depuis 2016 semble bel et bien terminée. 

Reste qu’il n’existe pratiquement aucune dénonciation de l’existence même de ce type d’accord qui devrait pourtant se suffire à lui-même pour être pointé du doigt comme l’un des derniers legs d’une vision du monde néolibérale où multilatéralisme et libéralisation des échanges, des marchés financiers et des biens et des services semblent signifier la même chose. Il n’est pas évident de concevoir que les échanges économiques entre les nations puissent être permis autrement que par un accroissement de la compétition. De fait, les nombreux accords régionaux de libre-échange que l’Union européenne a conclu, à l’image de celui avec la Corée du Sud ou le Vietnam, par exemple, ne font que renforcer l’abaissement des standards sociaux des travailleurs nationaux et participent de la dégradation de l’environnement3 par l’accroissement de la compétition à travers le dumping commercial4, entre autres. On pensera par exemple au soja brésilien, au porc canadien ou à l’agriculture ovine néo-zélandaise. De plus, ce type d’accord commercial est un chantage exercé auprès de pays qui ne peuvent s’y soustraire, à l’image de la quasi-totalité des pays africains ou d’Amérique latine où la libéralisation de l’économie est particulièrement dévastatrice comme au Chili5 6

L’Union européenne se révèle encore une fois incapable d’être autonome sur le plan stratégique. Sur l’autel de ses dogmes libre-échangistes, elle a cru bon de conclure un accord avec un partenaire dont les visées prédatrices n’ont rien à envier aux États-Unis tout en le sanctionnant finalement trois mois après sur pression… des États-Unis. L’impérialisme grandissant de la Chine est une menace qui ne semble pas suffisamment prise au sérieux et qui a deux objectifs principaux. Le premier est bien d’asseoir sa domination dans le courant du siècle en mettant fin à celle de l’Occident : « Au milieu de ce siècle, la Chine se hissera au premier rang du monde en termes de puissance globale et de rayonnement international », (déclaration lors du congrès du PCC en 2017)7. Le second est de diviser les États-membres de l’Union européenne à travers des pressions sur le plan économique et commercial comme le partenariat 16+1. Pour autant, l’absence complète de prise en main d’une réelle politique autonome sur le plan stratégique par l’Union européenne montre combien elle dessert davantage les intérêts nationaux plutôt que le contraire.

Dans Le pousse-pousse, Lao She révèle un Pékin de la fin des années 1930 ravagé par l’argent avec une obsession mercantile chez de nombreux commerçants locaux. Il serait temps pour l’Union européenne de non seulement s’affranchir de sa naïveté et de sa position défensive qui la caractérisent au sujet de la Chine de Xi Jinping mais également de se passer définitivement du libre-échange comme unique outil de politique étrangère. Instrument inhérent à l’Union européenne dont il est fort possible de croire que son existence même ne puisse survive au changement d’une telle doctrine.

Notes :

1 – Gwendolène Chambon. La relation entre l’Union Européenne et la République Populaire de Chine: la stratégie chinoise en Europe : une illustration des divisions européennes ?. Science politique. 2019.

2 – François Godement, L’Europe face à la Chine, une révolution copernicienne. Institut Montaigne. 22 mars 2019

3 – Mathilde Dupré – Le CETA un an après, un bilan inquiétant. Institut Veblen. 20 septembre 2018

4 – Emmanuel Maurel – UE-Vietnam: notre maison brûle et nous signons des accords de libre-échange. Tribune dans l’Opinion. 27 janvier 2020

5 – « Chapitre 1. Réduire la pauvreté au Chili grâce aux transferts monétaires et à de meilleures possibilités d’emploi », Études économiques de l’OCDE, 2012/1 (n° 1), p. 49-93. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-economiques-de-l-ocde-2012-1-page-49.htm

6 – Romo Hector Guillén, « De Chicago à Santiago : le modèle économique chilien », Revue internationale et stratégique, 2013/3 (n° 91), p. 107-115. DOI : 10.3917/ris.091.0107. URL : https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2013-3-page-107.htm

7 – Gwendolène Chambon – Ibid