« C’est un film patriote qui parle de la France d’aujourd’hui » – Entretien avec Ladj Ly, réalisateur de “Les Misérables”

Ladj Ly, photo © Dorian Loisy pour Le Vent se Lève

“Les Misérables”, prix du jury au Festival de Cannes 2019, sort ce mercredi 20 novembre dans les salles françaises. Nous avons rencontré son réalisateur, le cinéaste français Ladj Ly, issu du collectif d’artistes Kourtrajmé  dont il a fondé, en 2018, l’école de formation aux métiers du cinéma –, pour évoquer avec lui le contenu de son film lié aux diverses étapes de son parcours, sa vision de la société française contemporaine et le rôle que le septième art tricolore actuel pourrait jouer dans son évolution. Entretien réalisé par Pierre Migozzi, retranscrit par Manon Milcent. 


Premier long-métrage de Ladj Ly, œuvre adaptée de son court-métrage homonyme réalisé 2017  et nommé aux César du meilleur court-métrage en 2018 , le film a été sélectionné pour représenter la France en 2020 à l’Oscar du meilleur film en langue étrangère.
L’intrigue se déploie à travers le prisme d’une journée quotidienne d’été 2018, celle d’une unité de la BAC (Brigade anti-criminalité) de Montfermeil, et se développe autour d’une bavure policière et de ses conséquences. La narration évoluant au gré d’une multitude de points de vue – entre ceux des habitants de la cité et celui des policiers –, l
e film se fait progressivement l’observateur précis d’une mécanique de la violence à l’œuvre dans le récit pour, en définitive, se muer en une expérience particulièrement prenante à l’atmosphère implosive.

LVSL : Je voudrais commencer par l’aspect immersif de votre film. Vous avez déclaré à Cannes : « Le seul ennemi commun, c’est la misère ». Est-ce pour cette raison que vous avez voulu embrasser les différents points de vue des protagonistes de l’histoire, pour mettre le spectateur dans le dur, au cœur de cette réalité brute, en confrontant les regards et les groupes, dès l’écriture jusqu’au montage final ?

Ladj Ly : Oui, totalement. D’une part, dans mon film, je pars du principe qu’il y a plusieurs points de vue. Le point de vue principal est celui de Damien Bonnard, le nouveau qui débarque. Mais qui plus est, on a également celui des gamins, d’une mère, de « La Pince » – qui est un peu l’homme d’affaires. Pour moi, c’était intéressant de parler de ces différents points de vue, pour qu’on puisse comprendre chacun de nos personnages.

LVSL : C’est une manière, pour reprendre vos termes, de « créer du dialogue » entre les différents personnages ?

LL : Oui, entre les différents protagonistes en tout cas.

LVSL : Cette première scène, où l’on suit ces protagonistes enfants qui regardent le match, la finale de la Coupe du monde 2018, et qui célèbrent ensuite la victoire de l’équipe de France sur les Champs-Élysées, d’où est-elle venue ? Qu’est-ce qu’elle signifie pour vous ?

LL : Je garde le souvenir de la coupe du monde 98. À l’époque, j’avais 18 ans ; et j’en garde d’excellents souvenirs : c’était les moments où l’on était tous ensemble, il y avait cette France « black-blanc-beur ». Il se trouve que plus de 20 ans après, l’on se retrouve dans cette même Coupe du monde.
Ce qu’elle raconte surtout, cette séquence, c’est l’histoire de gamins qui quittent leurs cités, qui vont supporter leur équipe, l’équipe de France : il s’agit d’abord des jeunes Français. 
J’estime que c’est un film qui est patriote, qui parle avant tout de la France, de la France d’aujourd’hui. Aussi, j’estime qu’elle a changé, ce n’est pas la même France qu’il y a 50 ans. Avant toute chose, ce film parle donc de la France. Rien qu’à la vue de l’affiche, l’on voit qu’il s’agit là d’une affiche qui rassemble, représentant un moment où tous les Français sont ensemble, unis. L’idée est que le slogan « liberté, égalité, fraternité », à cet instant-là, il marche : pendant le match, tout le monde est uni, tout le monde est français, sans différence aucune. Puis, le match se terminé, chacun retourne un peu à sa condition. Malheureusement, aujourd’hui, seul le foot parvient à tous nous réunir ainsi.

LVSL : Cette idée vous est-elle venue à l’occasion de la Coupe du monde, ou était-elle déjà présente auparavant ?

LL : Elle était déjà présente auparavant. Pendant l’écriture du scénario, l’on avait mis ces quelques lignes : « Intro : Coupe du monde » ; mais on ne savait pas si la France allait passer les différents stades du tournoi, on ignorait si elle allait être en finale ou non. Dès lors, on l’a suivi de près, cette Coupe du monde. Dès qu’on a su qu’ils étaient en finale, on a commencé à préparer les gamins, à préparer les caméras en urgence, et on est parti tourner sur le tas.

L’ouverture du film sur les Champs-Élysées lors de la célébration du titre de Champions du Monde 2018, Les Misérables, 2019 © Le Pacte / DR

LVSL : Donc la séquence où ils sont dans le bar, c’est vraiment France-Croatie en direct à la télé ?

LL : Oui, on a pris le risque d’y aller sur place, avec les gamins, et de suivre ça en direct.

LVSL : Et s’ils n’allaient pas en finale, est-ce que cela aurait existé ?

LL : Cela aurait quand même existé. On avait prévu une autre fin de séquence s’ils perdaient.

LVSL : Vous avez complètement laissé le réel entrer dans votre film.

LL : Voilà, exactement.

« j’ai voulu apporter à la fiction cet aspect documentaire, ce côté très proche des gens, caméra à l’épaule, cette allure réaliste »

LVSL : Du point de vue de sa réalisation, le film est formellement très impressionnant. L’ambiance est étouffante, il y a de magnifiques plans, la tension qui s’en dégage est assez stupéfiante. Était-ce une volonté personnelle que de donner à vivre une expérience haletante aux spectateurs ? Ce sujet nécessitait-il ce traitement cinématographique-là ?

LL : Comme je le dis souvent : je suis un autodidacte, je n’ai pas fait d’école de cinéma. Je ne suis pas un grand cinéphile, je regarde très peu de films, je viens surtout du documentaire. J’ai tout appris sur le tas. Dès lors, j’ai essayé de faire le film dont j’avais envie, clairement.
Souvent, quand je faisais lire le scénario, l’on m’a dit : « Ouais, normalement, l’élément déclencheur doit arriver au bout de 5 minutes. Toi, il arrive au bout de 50 minutes. Ça va pas prendre, ça marche pas, etc. ».
Puis finalement, j’ai fait le film dont j’avais envie. Sachant que je viens de là, j’ai voulu apporter à la fiction cet aspect documentaire, ce côté très proche des gens, caméra à l’épaule, cette allure réaliste. Ensuite – je ne pourrai pas définir –, j’avais le film en tête : je savais exactement comment j’allais le tourner, comment j’allais filmer, quels cadres j’allais faire. Aussi, c’est vrai que, souvent, l’on fait des comparaisons avec telle personne, tel plan ou tel film ; mais clairement, j’avais ce film en tête. J’ai appris à filmer sur le tas, je sais filmer, je sais mettre en scène ; et du reste, les comparaisons, je ne saurai pas dire.

LVSL : Est-ce vous-même qui cadrez le film ?

LL : En temps normal, je cadre tous mes films. Pour autant, sur celui-ci, j’ai bossé avec un chef opérateur à qui j’ai fait confiance et qui, d’ailleurs, a fait un travail incroyable.

LVSL : Vous concernant, la question de l’aspect spectaculaire que revêt le film – avec, entre autres, les séquences de poursuite ou celles d’affrontement – ne participe pas vraiment d’une démarche réfléchie en amont : n’est-ce pas plutôt, pour vous, tout une question d’intuition ?

LL : C’est totalement cela. Au reste, tout est bien sûr découpé. Je sais exactement de quelle manière cela va se passer. Cependant, je ne mets pas moins une grosse énergie sur le tournage. Quand ça tourne, ça tourne. Ça va à 200 à l’heure, cela ne s’arrête jamais : on tourne pratiquement en continu. J’ai d’ailleurs toujours deux caméras. C’est donc une autre énergie : une fois que c’est lancé, c’est lancé.

LVSL : C’est précisément là où réside l’énergie du film. Vous dites qu’il s’agit d’abord d’un film sur des gens racontant leur histoire, celle de leur banlieue. C’est sur ce point que le vôtre se montre pour le moins différent d’autres films français ayant pour thème cette dernière. Soudainement, le film dévoile une énergie, une manière de filmer que l’on n’a jamais vue. Certains pourraient arguer qu’il ne s’agit pas là de la bonne manière, que cela ne saurait être spectaculaire. Pourtant, cela fonctionne. 

LL : Comme je le disais, je n’ai pas fait d’école de cinéma. Dès lors, je ne rentre pas dans le cadre. Je le fais comme j’en ai envie et ne me pose pas la question de savoir si ça se fait ou non. Je ne me pose aucune question ; et j’y vais, mes plans en tête, et je tourne. Quand je trouve qu’elle est bonne, on y va. S’il faut recommencer, changer d’axe ou je ne sais quoi, je recommence. Certes, c’est très écrit ; mais au bout du compte, sur le tournage, tout peut changer à tout moment. Quand un plan m’intéresse, j’y vais. De la même manière, concernant les comédiens, si je vois un passant, il m’arrive de lui demander s’il veut tourner puis de lui expliquer ce qu’il doit faire. De même, s’il m’arrive de tomber sur une mère de famille qui descend, je lui demande si elle peut entrer dans le plan, et ainsi de suite… L’énergie est juste dingue sur le plateau.

LVSL : Votre éducation documentaire doit beaucoup jouer.

LL : Exactement.

LVSL : Vous aviez déclaré, à l’occasion de la cérémonie de clôture du Festival de Cannes, en recevant votre prix : « Mon film est un cri d’alerte ». Votre propos résonne de manière troublante dans les dernières images du film, avec ce dernier plan – magnifique – ayant l’air de suggérer une impasse, laissant comme une impression d’inéluctable confrontation létale. Le spectateur en ressort véritablement crispé, inquiet. Est-ce une volonté de votre part ?

LL : Bien sûr, complètement. J’avais cette volonté, quoi qu’il arrive, d’avoir cette fin ouverte, pour que chacun puisse en faire sa propre interprétation. Comme je l’ai dit, c’est un cri d’alerte. La situation est tendue, la situation est dangereuse, elle risque de dégénérer ; mais cela n’a pas encore réellement eu lieu. Il faut donc, avant que cela n’arrive vraiment, essayer ensemble de trouver des solutions.

« On a eu Mai 68 puis 2005. pour autant, rien ne bouge »

LVSL : Pensez-vous que s’il n’est aucune solution de trouvée, c’est là une direction vers laquelle on irait ?

LL : Oui. Lorsqu’on est témoin du climat actuel en France, lorsqu’on constate tout ce qui se passe ces dernières années, quand on assiste au mouvement des Gilets jaunes qui, depuis 1 an, sont dans la rue et qu’aucune solution n’est apportée, il ne faudra guère s’étonner que cela parte en vrille.

LVSL : Ce que vous dîtes fait écho avec une autre de vos phrases cannoises : « La prochaine révolution viendra des banlieues ».

LL : Je continue à le penser. Cela fait 20 ans qu’il y a ce problème persistant. On a vécu les émeutes de 2005, évènements qui n’en demeurent pas moins un fait historique. On a eu Mai 68 puis 2005. Pour autant, rien ne bouge. Au bout d’un moment, tous ces jeunes – comme ceux-là mêmes qui, dans mon film, parle de l’enfance et de sa place dans ces quartiers, de ce que c’est que d’être un enfant dans ces milieux, de grandir là, de s’interroger quant à savoir quel sera son avenir – se posent ces mêmes questions. Malheureusement, les jeunes sont livrés à eux-mêmes de plus en plus tôt. Ce que l’on voit dans le film, dont l’intrigue se déroule en été pendant les vacances, c’est qu’ils sont obligés de se créer leurs propres clubs de vacances, les 3/4 ne partant pas durant l’été. Il ne faudra guère s’étonner que cette nouvelle génération décide de tout faire éclater. D’ailleurs, ça, le spectateur le voit à la fin du film : cela reste la révolte des « microbes », la révolte des gamins.

Les protagonistes enfants du film, Les Misérables, 2019 © Le Pacte

LVSL : D’ailleurs, le regard que vous avez sur les protagonistes est pour le moins intéressant en ce que vous ne portez aucun jugement sur eux. Comment êtes-vous arrivé à cela ?

LL : Pour moi, c’était quelque chose d’important que de faire un film sans prendre parti, sans porter de jugement sur mes personnages. J’ai surtout voulu témoigner de la situation de ces quartiers, ce en étant le plus juste possible. Comme je l’ai déjà dit, ce n’est en rien un film anti-policier. Au contraire, c’est un film qui comprend également les difficultés des policiers eux-mêmes. Quand je dis « les Misérables », cela englobe tout le monde : les policiers, les habitants, tous ces gens qui évoluent de par ces territoires et qui vivent ces souffrances. « Les Misérables », c’est tout le monde.

L’affiche officielle du film © Le Pacte

LVSL : En parlant des Gilets jaunes, vous aviez affirmé, dans le cadre de la conférence de presse cannoise : « Cela fait 20 ans en banlieue que l’on est traité comme les Gilets jaunes, cela fait 20 ans qu’on est Gilet jaune. Les causes sont les mêmes. Les Gilets jaunes, la banlieue, même combat : on soutient le même combat. » Qu’entendez-vous par là ?

LL : Ce que je veux dire, c’est qu’il s’agit à peu de chose près des mêmes revendications. Il s’agit de gens qui, pour la plupart, travaillent ; mais qui, en revanche, n’arrivent plus à arrondir leurs fins de mois, qui n’arrivent plus à s’en sortir. C’est d’abord un problème social, clairement. Pour la banlieue : c’est pareil ; encore que cela fait désormais 20 ans qu’on revendique cela, que l’on subit des violences, qu’on est mis sur le côté, que l’on a, dans ces quartiers, peut-être 40 % de chômage, etc. J’estime qu’il s’agit approximativement des mêmes revendications ou, sinon à la note ou aux mots près, qu’il s’agit du moins de revendications relativement similaires. C’est le même combat.

LVSL : En définitive, est-ce là un appel à l’union, un appel à créer, par la prise de conscience, une communauté de destins ?

LL : Oui, voilà quelque chose qui serait bien. Du moins, mon film pousse à cela. Quand on découvre l’affiche, il faut comprendre que ce film essaie d’abord de rassembler tous les Français, de ne pas faire de différence. Il est clair que l’on devrait s’unir, qu’il s’agisse des Gilets jaunes ou de tous ceux qui se sentent délaissés, mis de côté.

LVSL : Pensez-vous que cette prise de conscience, celle qui a eu lieu dans la société française, ira jusqu’à rassembler au-delà de tout ? Ces crises et ces violences successives ne renforceront-elles pas une certaine division ?

LL : Je n’en sais rien. Déjà, l’on voit à quel point, en France, le climat devient un brin écoeurant, notamment en ce qui concerne le traitement fait des banlieues. Une fois encore, ce sont les minorités qui en souffrent, les gens de banlieue, les musulmans ; et ce du fait qu’aujourd’hui, la cible, c’est l’islam. Ce sont clairement les gens de banlieue, l’islam et, par-dessus tout, les femmes qui en sont les premières victimes, avec entre autres les femmes voilées, celles-là mêmes qui n’ont rien demandé à personne et qui s’en prennent plein la gueule à longueur de temps. Quant aux propos de Zineb – ndlr. El Rhazoui –, lorsqu’il incite les policiers à tirer à balles réelles sur les « racailles » de banlieue, c’est incroyable que l’on puisse encore se permettre de dire de telles choses, d’en venir à inciter les policiers à assassiner des gosses, de le dire à la télévision, et qu’il ne se passe rien.

Les 3 comédiens interprétant les policiers de la BAC : Damien Bonnard, Alexis Manenti et Djebril Didier Zonga, Les Misérables, 2019 © Le Pacte

LVSL : Il y a quelques mois, Luc Ferry appelait presque à demi-mot les policiers à tirer sur la foule… 

LL : Oui, c’est fou. J’ai l’impression que, dans nos médias, il n’y a plus de limites. J’écoutais il y a peu une pauvre idiote déclarant qu’une femme qui touchait un SMIC ne devait pas divorcer. C’est fou. Comment peut-on laisser ces gens dire cela, à la télévision, sans qu’il n’y ait guère de conséquences ? On a l’impression d’être plongé au sein d’un climat de haine, d’un climat raciste – il faut le dire – avec une partie de la population française qui l’est ouvertement et l’assume. Quand on sait que plus de 30 % des gens votent Le Pen, cela signifie, pour moi, être raciste. L’on a beau dire ce qu’on veut, quand bien même c’est désormais la fille de Le Pen, quand bien même ç’a changé, cela reste le même combat. Le Front National est un parti raciste, le Rassemblement National est un parti raciste. Le fait d’adhérer à ce mouvement, de voter pour lui, c’est l’accepter. C’est déjà énorme, et on a l’impression que cela s’aggrave. En plus des difficultés qu’il y a en France, qu’elles soient financières ou autres, il s’installe malgré tout ce climat de racisme et d’islamophobie. Je pense que cela ira de pire en pire ; encore qu’au bout d’un certain temps, les gens sur qui l’on tape à longueur de journée finiront par se réveiller et par en avoir ras-le-bol. Il ne faut pas l’oublier : l’islam reste sans doute aujourd’hui la première religion en France, du moins en termes de pratiquants. L’on est à peu de chose près 6 millions de musulmans ; et dès lors, je pense que si l’on était tous d’affreux terroristes, cela ferait longtemps que le pays serait à feu et à sang. Il serait temps que cette haine cesse.

« Ce n’est en rien un film anti-policier. Au contraire, c’est un film qui comprend également les difficultés des policiers eux-mêmes »

LVSL : Au bout du compte, ce film semble être une réponse à cela. Lorsque vous pointez le racisme de certains policiers, voire le racisme d’autres habitants de la banlieue vis-à-vis des policiers eux-mêmes, des jugements sur la manière de se coiffer, cela reste une manière de déconstruire. Cela montre, d’une part, qu’un tel racisme est inhérent, mais que, d’autre part, il n’en demeure pas moins un facteur commun, à savoir la précarité dans laquelle vivent les gens.

LL : Exactement. Le fait d’être dans cette situation amène à ce que les gens ne réfléchissent pas. Je sais parfaitement que certains votent Front National par seule opposition. Ils ne sont pas pour autant racistes. Il s’agit simplement d’un ras-le-bol : les gens en ont marre, ils ont marre de vivre dans ces difficultés, ces conditions-là. Dès lors, par opposition, ils votent Front National. Pourtant, cela ne fait qu’aggraver les choses : ce n’est pas parce que l’on est en colère et qu’on s’applique à voter Front National que les problèmes s’arrangeront. Il convient d’être plus malin, et de trouver d’autres solutions.

Lady Ly, photo © Dorian Loisy pour Le Vent se Lève

LVSL : Le mot de la fin : en 1987, Libération publiait un hors-série où la même question était posée à 700 cinéastes venus du monde entier : « Pourquoi filmez-vous ? » Aussi, à notre tour, nous aimerions également vous la poser : « Ladj Ly, pourquoi filmez-vous ? »

LL : Je filme parce que, d’abord, j’aime ça : j’aime l’image, j’aime énormément filmer, et je le fais depuis mes 17 ans. Quand j’avais cet âge, j’ai acheté ma première caméra. Aujourd’hui, j’en ai 39. Cela fait donc plus de 20 ans que je filme. Pour autant, étant donné que je suis un « banlieusard » – je l’assume –, je filme principalement pour témoigner de la situation de ces quartiers. J’ai envie de témoigner de cette situation qui perdure là-bas. De fait, l’on connaît les banlieues à travers nos médias, à travers les politiques. Mais il demeure un fossé énorme entre, d’une part, ce que l’on entend dire et, d’autre part, la réalité du terrain. En définitive, en tant qu’habitant, dans un premier temps, puis en tant que citoyen, que cinéaste, dans un second temps, j’ai d’abord l’envie de témoigner et de dénoncer tout ce qui se passe dans nos quartiers.

Expérience, réflexivité, self-defense : des révolutions d’un nouveau type ?

Manifestation dans la capitale chilienne © Carolina Guimaraes pour Le Vent Se Lève

Les mouvements sociaux impressionnants qui ont émergé presque simultanément au Chili et au Liban il y a maintenant trois semaines ont rappelé les très nombreuses secousses qui ont marqué le néolibéralisme depuis le début des années 2010. La concordance extrême de ces deux mouvements, remplissant spontanément les rues à 14 000 km de distance, interpelle. Au Chili, c’est la hausse du prix des transports qui a fait exploser la colère sociale. Au Liban, c’est une taxe sur les appels via l’application Whatsapp qui a mis le feu aux poudres. Cela rappelle évidemment, toutes proportions gardées, la naissance du mouvement des Gilets Jaunes dans la foulée de l’augmentation des prix de l’essence. Mais on pense surtout à ce qui se passe depuis des mois en Algérie, et à la révolution tunisienne il y a 8 ans, aux printemps qui puisaient leur confiance dans ce qui se passait, simultanément, ailleurs… Une tribune d’Ulysse Rabaté, Président de l’association Quidam, Conseiller municipal de Corbeil-Essonnes (91).


Ces phénomènes, qui interviennent dans des contextes a priori entièrement différents, révèlent des dynamiques structurelles du capitalisme contemporain. Partout, ce sont d’abord les inégalités de répartition des richesses de plus en plus criantes qui fragilisent l’équilibre social et politique, en même temps que celui-ci ne paraît plus en mesure d’’être garanti par l’ordre politique traditionnel, complètement discrédité. Le mot « dégage » est encore là, mais présente quelques évolutions que l’on peut ici commenter, sans prétendre aller au-delà de premières observations et intuitions.

Un des éléments passionnants qui marque à notre sens ce cru 2019 des mouvements sociaux à l’échelle mondiale est la capacité qu’ont ces mouvements à établir et affirmer un discours sur eux-mêmes, notamment en inscrivant ce qu’ils sont en train de réaliser dans un historique et une expérience. Cet élément de réflexivité peut paraître anodin ou superflu, mais il semble au contraire déterminer une forme d’autonomie, voire de protection, de ces mouvements populaires à l’égard du pouvoir politique auquel ils s’opposent. En effet, ce recul des mouvements sur leur propre action se caractérise par une charge critique et lucide à l’encontre du monde politique dans son ensemble, dont les tentatives de réponse sont toujours prévenues et déconstruites par le mouvement social en cours.

Le lieu privilégié pour observer ce phénomène réjouissant est sans aucun doute la « révolution du sourire » en Algérie. Aucune diversion du pouvoir n’a entamé l’enthousiasme du mouvement, qui tourne chaque semaine en dérision les mesures démagogiques sorties du chapeau du pouvoir, ou encore les tentatives de division, comme l’a bien montré l’épisode du drapeau amazigh. Celui-ci avait été interdit par le pouvoir dans les cortèges, au prétexte qu’il mettait en cause l’unité nationale. Le Hirak, en revendiquant la possibilité de faire coexister ce drapeau et le drapeau national dans les rues du pays, impose en pratique une nouvelle définition de l’unité nationale.

Cette force d’anticipation et de résistance ne sort pas de nulle part et dépasse toute perspective dégagiste. Le mouvement algérien revendique explicitement son expérience historique et notamment l’héritage de la décennie noire et la guerre civile des années 90, pour se poser en passeur et protecteur de sa propre histoire. Se protégeant ainsi lui-même, de façon inédite, à l’égard du pouvoir. Ici, connaissance et réflexivité font office en pratique d’une self-defense politique qui repousse très concrètement les limites du possible.

Au Chili, on retrouve l’expression de cette maturité politique dans la manière dont les premières saillies répressives du pouvoir de Sebastien Pinera ont d’emblée été dénoncées, en lien avec les pratiques de la dictature. Ici encore, l’expérience historique et le discours sur cette expérience fait pleinement partie du mouvement. En tant que corps social, celui-ci ne s’oppose pas seulement au pouvoir en place, mais se dresse en meilleur garant d’un « plus jamais ça » très majoritaire au Chili, remettant délibérément en cause l’image de bon élève du libéralisme accolée au pays depuis deux décennies. Au sein du mouvement, nombreux sont les slogans qui remettent en cause cette fausse neutralité chilienne, véritable réécriture libérale de l’histoire de l’Amérique du Sud contemporaine. On pouvait ainsi lire la semaine dernière ces mots, projetés sur un mur immense dans la nuit de Santiago : « On ne retournera pas à la normalité, car la normalité c’était le problème ».

Ici aussi, il est saisissant de voir à quel point le mouvement social s’approprie et entretient spontanément un discours sur lui-même et sa place dans l’histoire, au pays d’Allende. Au Liban, le mouvement social revendique la lucidité quant à « l’entremêlement de plusieurs échelles de conflits dans ce pays réputé être la caisse de résonance des antagonismes régionaux »[1], et surjoue la dimension festive de la mobilisation comme pour s’opposer à toute instrumentalisation de la violence visant à discréditer le mouvement. Cette mise en scène a pris des allures assumées, par exemple lorsque des centaines de chichas sont installées sur les places pour apprécier le spectacle d’un peuple en révolution. Ce phénomène constitue une sorte de méta-discours qui s’oppose de manière instantanée aux tentatives de division et de détournement des revendications premières du mouvement autour de la question sociale. L’intéressant slogan libanais « Tous, c’est tous » exprime quant à lui toute la finesse d’une revendication à plusieurs niveaux de lecture, en forme de message lancé au corps politique dans son entier.

Et en France ? Si le mouvement des gilets jaunes a marqué l’actualité politique et sociale pendant des mois, il est à première vue difficile de lui accorder une portée comparable, tant en terme d’envergure de la mobilisation que de potentiel critique. Ceci explique sans doute une certaine difficulté du mouvement à faire entendre un discours réflexif autonome. Comme dirait Bourdieu, les gilets jaunes ont beaucoup « été parlés » et il est difficile d’appréhender la signification politique du mouvement, presque un an après l’Acte 1.

Contrairement aux mouvements que l’on vient d’évoquer, les gilets jaunes se sont finalement peu inscrits et décrits dans l’histoire politique récente de leur pays. N’est-ce pas ce qui les a rendus plus aisément contournables par le pouvoir en place, et aisés à déconsidérer par une bonne part des médias et intellectuels ? Certes, sur la question des violences policières, phénomène le plus marquant dans la réponse gouvernementale au mouvement, un lien s’est explicitement établi avec les combats contemporains menés notamment par les militants des quartiers populaires depuis de nombreuses années. Ces combats, que le champ politique s’attachait à circonscrire aux quartiers populaires, ont gagné en centralité dans le débat politique par un travail d’alliance, et de médiatisation salutaire des violences perpétrées par les forces de l’ordre lors des manifestations.

Sur ce sujet, le mouvement s’est rendu incontournable en même temps qu’il a contribué à révéler le caractère central de la question politique des violences policières. Car les gilets jaunes nous ont aidés à penser cette idée simple et à l’affirmer dans le champ politique : l’ambition de la non-violence n’est pas la promesse de ne pas insulter les forces de l’ordre ou des membres du gouvernement, comme on a pu le lire dans des chartes absurdes, mais plutôt une forme d’action qui rende immédiatement insupportable (et dans la réalité, infaisable) l’usage de la violence par le pouvoir qui s’y trouve confronté. On peut dès lors considérer que la société française, pour des raisons nombreuses et parfois délibérément, a sous-estimé depuis des mois ce qui se passait, les dynamiques structurelles à l’œuvre, les leçons à tirer d’un mouvement comme celui des gilets jaunes.

Le rappeur Kery James, sur le plateau de Clique TV, déclarait récemment, sans même citer les gilets jaunes : « A toutes ces femmes qui portent le voile par choix, je veux leur dire que je les aime (…) Je pense à ce milliers de gens qui sont descendus dans les rues en France, et qui avaient des revendications claires, nettes et précises. Et dans leurs revendications, il n’y avait pas l’interdiction du port du voile dans l’espace public. A tous ces Français-là, je veux leur dire merci ». Cette réponse magnifique aux dérives racistes d’Emmanuel Macron et son gouvernement a été partagée plus de 150 000 fois sur les réseaux sociaux à l’heure où nous écrivons ces lignes. Ce phénomène (qui n’est qu’un parmi d’autres) fonctionne comme un révélateur d’une lucidité massive et partagée à l’égard des manœuvres du pouvoir en place.

Il montre aussi que le mouvement des gilets jaunes constitue bien une expérience partagée, ancrée dans les représentations politiques ordinaires et agissant encore sur le réel. La suite des événements demeure incertaine. Il y a quelques années encore, la critique du néolibéralisme ou les actions de désobéissance étaient considérées comme un privilège de riche, donc de pays riche : pour les autres, le rattrapage économique sur les pays développés, la sortie de la dictature militaire, le spectre de la guerre civile constituaient des sortes de justifications du rouleau compresseur néolibéral.

À la fois laboratoires et arguments vivants, les pays du Sud justifiaient la dynamique du capitalisme et la fin de l’histoire. L’émergence d’une classe moyenne conformiste était le rempart contre les inégalités, la garantie de la disparition des turbulences sociales. Or aujourd’hui c’est précisément dans ces pays qu’émergent des mouvements sociaux originaux, alliant spontanément classes populaires et classes moyennes. Ces mouvements sans représentants ni partis déconstruisent des équilibres politiques qui se révèlent extrêmement fragiles, pour y opposer un pacte démocratique nouveau, nourri d’une expérience vécue revendiquée.

Leçon singulière des potentiels politiques de la démocratie. Lorsque les manifestants ironisent comme en Algérie sur les tentatives d’instrumentalisation, lorsqu’ils prennent soin les uns des autres et mêmes des rues dans lesquelles ils marchent (au Chili, en Algérie, à Hong Kong), lorsqu’ils osent revendiquer leur mobilisation comme un combat contre le traumatisme de leur propre histoire, ils révèlent comment la construction d’une expérience critique ordinaire ouvre la voie à une proposition politique irrésistible. Elle crée des conditions telles qu’un pouvoir politique, même à tendance autoritaire, ne peut s’y opposer sans se contredire. Pour prendre une métaphore issue du monde de la boxe, le pouvoir est ainsi dans le coin. Cela ne veut pas dire que la répression sanglante est évitée à tous les coups, comme les exemples égyptien ou irakien le montrent. Cette situation assez exceptionnelle vue sous cet angle illustre les mots de la psychologue féministe Carol Gilligan dans son nouvel ouvrage sur la société patriarcale : « L’injonction morale de ne pas opprimer […] coexiste avec l’injonction morale de ne pas abandonner – ne pas agir de façon inconsidérée et négligente (carelessly), ne pas trahir, y compris vous-même »[2]. Ces révolutions inédites sont aussi passionnantes qu’incertaines.

Sans naïveté aucune à l’égard des configurations complexes dans lesquelles elles s’inscrivent, nous y repérons un nouveau rapport à la politique qui combine le rejet de la politique instituée et un travail collectif d’auto-protection par la revendication d’une expertise politique ordinaire et partagée, opposable désormais aux combines politiciennes, aux abus de pouvoir et plus largement à l’autoritarisme. Dans cette perspective, la dialectique de l’endurance et de la réactivation de la violence subie et incorporée, révélée par Elsa Dorlin dans Se défendre.

Cette philosophie de la violence apparaît comme une puissante grille de lecture pour analyser ce que nous appellerons ici des phénomènes de self-defense politique. Ce n’est pas un hasard si dans ce contexte, les femmes jouent un rôle important dans les mouvements en cours. Outre sa légitimité revendiquée à s’élever contre des politiques qui, s’attaquant aux plus vulnérables, la touche en priorité, cette avant-garde féminine recompose les mouvements sociaux en y donnant une place nouvelle aux émotions et aux enjeux de la prise de parole et de l’occupation de l’espace. En Algérie, au Liban, en Amérique, elle rappelle avec force la place occupée dans l’espace des mobilisations depuis les années 90, par les mouvements de femmes, qui ont exigé la vérité pour les morts et disparus sous les guerres et les dictatures et ont été toujours en première ligne dans les luttes environnementales. En France, elle nous incite à donner toute leur place politique aux combats des familles de victimes de violences policières (presque toujours menés par des femmes) ou encore aux mobilisations de « mamans », pour lutter en lieu et place des pouvoirs publics contre les violences entre jeunes dans les quartiers populaires.[3]

Ces expériences qui nous viennent des Suds nous inspirent quant aux formes multiples et originales de désobéissance et de self-défense qu’elles proposent. Il s’agira forcément de décliner celles-ci demain pour sauver la planète de ses dirigeants irresponsables. Soyons donc sensibles à cette nouvelle leçon politique.

Notes :

[1] Khalil, Aya, « Liban, un soulèvement populaire qui remet tout (ou presque) à plat », Contretemps, 2019.

[2] Gilligan, Carol, Le Patricarcat, Climats, 2019

[3] Voir notamment l’engagement, largement relayé ces dernières semaines, des mères de famille contre les violences à Villeneuve-Saint-Georges (94) ou le trafic à Saint-Denis (93).

François Ruffin : « Il faut essayer quelque chose »

©Clément Tissot

François Ruffin fait paraître mercredi 6 novembre son nouvel ouvrage Il est où, le bonheur, un essai rédigé à la suite de l’intervention de Greta Thunberg et des Youth for Climate à l’Assemblée nationale lors du vote sur le CETA. L’ouvrage est l’occasion pour le député picard de renouveler son soutien au mouvement de la jeunesse pour le climat et d’entamer un dialogue avec celui-ci. Nous l’avons rencontré pour échanger sur les défis qui guettent l’écologie politique et qui limitent à l’heure actuelle sa portée hégémonique. Entretien réalisé par Audrey Boulard et Vincent Ortiz.


LVSL – Dans votre ouvrage, vous parlez longuement de vos rencontres avec de jeunes militants de Youth for climate, qui vous ont visiblement inspirés. Vous écrivez : « vous n’êtes pas les comptables d’un monde qui meurt. Vous êtes les prophètes d’un monde qui vient ». Ce « vous », c’est la jeune génération. Or la crise climatique touche toutes les générations : il n’est que de constater les dégâts causés à l’agriculture française par les sécheresses de cet été. En mettant en avant un clivage générationnel, n’avez-vous pas peur que cela fausse le combat et limite l’engagement des « vieux », réduits à une posture de charité, alors que la crise climatique offre justement une occasion de refaire de l’universel ?

François Ruffin – Je n’en fais pas quelque chose « d’universel » parce qu’il y a une question de générations, ainsi qu’une question de classes. Ce phénomène ne concerne d’ailleurs pas toute une génération mais seulement une partie de celle-ci – c’est dans les grandes villes et leurs lycées généraux qu’il y a eu le plus de manifestations. Cela veut dire que l’on parle des milieux les plus éduqués.

Cependant, ce n’est pas parce que ce mouvement possède un contenu de classe et une dimension générationnelle qu’il est à mépriser. Au contraire : c’est la locomotive qui vient tirer le reste. Comment raccroche-t-on les wagons derrière ? Telle est la question.

On a bien assisté à une progression du degré de conscience écologique dans la société tout entière, mais elle est particulièrement prégnante chez les jeunes parce qu’ils sont nés avec. J’avais sans doute déjà une conscience écologique plus forte que celle de mes parents – par le biais de mon rapport aux animaux, à la croissance, etc. Mais ce n’était pas ma matrice politique, alors qu’elle le devient pour toute une génération. C’est ce que je raconte à propos de ces deux jeunes montpelliérains qui n’ont même pas eu à penser l’écologie, que je mets en regard avec de vieux intellos brillants, mais qui sont incapables d’insérer l’écologie à l’intérieur de leur mode de pensée parce que toute leur vie intellectuelle et militante y est étrangère. Je vois des députés « marcheurs » s’interroger sur le sort que l’on réserve à la planète simplement parce que leurs enfants leur en parlent. S’il y a une infusion des questions écologiques dans la société elle s’est faite par ce biais : par l’intermédiaire des jeunes générations.

C’est ici que je trouve une limite : en un sens, je ne pense pas que mon livre soit fait pour tout le monde. C’est un livre à destination des militants, et notamment à cette tête d’épingle qu’est Youth for climate – qui est la pointe avancée de cette génération, qui lui permet de se construire intellectuellement. Je viens avec ce livre lui offrir des billes, lui proposer mon regard sur les erreurs qu’ils pourraient commettre, sur la manière de construire un lien avec les classes populaires, de mener une lutte, par la rue et par les urnes. Peut-être ai-je tort. Je viens m’interroger avec eux.

“Cela fait vingt ans que je me bats pour faire la jonction entre le rouge et le vert en proposant des pistes.”

Je suis convaincu que l’on assiste à une montée du degré de conscience écologique de la même manière que Victor Serge a décrit une montée du degré de conscience socialiste chez les jeunes générations qui ont précédé la révolution russe. Va-t-elle se décourager ? Va-t-elle entrer dans une lutte armée ? Je n’en sais rien, mais je constate que quelque chose d’essentiel se déroule à ce niveau. Cela fait vingt ans que je me bats pour faire la jonction entre le rouge et le vert en proposant des pistes. Vous êtes nés avec une forte conscience que notre planète était au bord de l’effondrement. Pour vous, c’est une évidence. On pourrait même dire que ce qui vous serait difficile à envisager, c’est la remise en cause de ce cadre de pensée.

La question que l’on doit se poser est la suivante : comment fait-on pour que ce pan d’une génération qui se mobilise ne sombre pas dans le découragement, dans l’opportunisme, ou dans l’isolement ? Les locomotives sont intéressantes seulement si elles tirent des wagons derrière. Si elles n’entraînent pas des pans importants de la société, elles ne m’intéressent pas. Youth for Climate ne m’intéresserait pas s’il n’avait comme perspective d’entraîner des pans entiers de la société.

LVSL – Vous évoquez une discussion avec une membre de Youth for climate qui déclare en substance : « vous les politiques, vous devriez abandonner vos clivages rhétoriques désuets pour affronter ensemble la crise climatique ». Vous lui répondez alors que les ennemis de classe sont les ennemis du climat. Deux visions de l’écologie s’affrontent ici. Ne craignez-vous pas d’apparaître comme le “vieux gaucho” qui s’empare de la question écologique pour refourguer sa marchandise anticapitaliste ?

FR – Je ne me positionne pas comme « anticapitaliste ». J’évite les mots en –iste d’une manière générale, parce que ce sont des mots qui font fuir les gens. Maintenant, quand cette personne – Laëtitia –, à l’Assemblée nationale, le jour du vote du CETA, est en compagnie de Greta Thunberg et nous demande de mettre nos différends politiques de côté, je rétorque que ce n’est pas possible. Ce n’est pas par plaisir que je suis en désaccord. Le vote du CETA est le produit du long travail d’un lobbyiste, Jason Langrish, embauché par l’industrie pétrolière, qui a conçu ce traité il y a une vingtaine d’années et l’a présenté aux autorités canadiennes qui l’ont ensuite transmis aux autorités européennes. Le CETA naît donc d’une initiative du lobby du pétrole qui a tout de suite été soutenue par les lobbies des manufactures, de la pharmacie, ou encore de l’industrie chimique. À un certain stade, il faut donc choisir son camp. Soit on est pour le CETA, soit on est contre. Soit on pense qu’il est bon d’importer de la viande bovine nourrie aux farines animales tandis que nous exportons de la viande bovine en Chine, soit on pense que c’est une mauvaise chose et qu’il faut mettre en place une dynamique de relocalisation.

D’une manière générale, je pense que l’écologie n’efface pas la lutte des classes, mais qu’elle la renforce. Aujourd’hui, elle ne touche plus seulement à une question de niveau de vie mais de survie. La question est la suivante : qui dirige la société ? Ceux qui ont actuellement le volant entre les mains sont déterminés à nous envoyer dans le mur, soit par inconscience, soit par cynisme. Soit on récupère le volant entre nos mains et on appuie sur le frein, soit on leur laisse, mais il y a bien une bagarre à mener à ce niveau-là. On ne peut pas dire « soyez tous d’accord ». Je ne suis pas d’accord avec ceux qui conduisent notre société, qui créent les conditions pour que l’eau de demain soit imbuvable – si tant est qu’il en reste, parce qu’on entrevoit déjà des scénarios d’assèchement jusque dans des pays tempérés comme la France –, pour que l’air soit irrespirable, ou pour que l’air ou l’ombre deviennent marchandisables ! Face à une telle configuration, on trouve d’un côté ceux qui l’approuvent, de l’autre ceux qui n’en veulent pas. À l’Assemblée nationale, on trouve ceux qui, consciemment ou inconsciemment mènent par leurs choix la planète dans le mur. Rendre possible le secret des affaires, qui donne à l’industrie chimique un moyen supplémentaire pour ne pas être contrôlée, est un choix de classe ; c’est un choix en faveur de l’oligarchie.

Je ne me suis jamais senti « gaucho », mais de gauche, oui, j’assume. Et cela n’est pas en contradiction avec mon engagement écologiste. J’ai mis en cause la croissance dans mes livres dès les années 2000 pour des raisons qui étaient sociales : je considérais que parler de la croissance était un moyen de dire « attendez demain qu’il y ait deux, trois ou quatre points de croissance pour que l’on redistribue ». De mon point de vue, il n’y avait pas besoin d’attendre que le gâteau grossisse pour que l’on puisse en donner quelques miettes aux gens : celui-ci était déjà assez gros pour être partagé.

Suis-je le gaucho le service ? Ce dont je suis certain, c’est que certaines choses étaient difficilement dicibles et deviennent plus faciles à exprimer parce que l’atmosphère « écolo » rend possible cette libération. On pourrait par exemple interdire la publicité ! J’ai déjà écrit des papiers là-dessus, et c’est longtemps resté totalement inaudible. J’ai le sentiment que ce genre de choses devient audible, que l’on a aujourd’hui la possibilité de mettre en cause ce modèle de consommation et cette emprise des marques sur nos esprits. Dans La guerre des classes, qui est l’un de mes vieux livres, je remettais en cause le bien-fondé de la croissance. Désormais, on peut critiquer la croissance pour des raisons sociales, mais on peut également le faire parce qu’elle mène la planète à sa perte, et enfin parce que le bonheur ne passe plus par là. J’essaie de me saisir de cette opportunité. Le rapport aux animaux, qui relevait un peu de la sensiblerie il y a quelques années, peut maintenant s’inscrire dans un continuum de luttes. Au fond, le capital s’en est pris à la terre, aux arbres, aux hommes, et ainsi de suite. Il s’en prend aux animaux qu’il transforme en minerais et qu’il maltraite, de la même manière qu’il maltraite les hommes : c’est pourquoi on n’a pas à faire un choix entre le rouge et le vert, entre la défense des hommes et de la nature. Notre ennemi est un ennemi commun qui réduit l’homme et la nature à de pures fonctions. Il a pour seul objectif de produire et de consommer.

LVSL – Vous évoquez la dimension de classe de l’écologie. Quelle doit être l’attitude d’un mouvement écologiste par rapport à la classe dominante ? Considérez-vous que le bloc oligarchique dans son ensemble doive être mis en question, ou pourrait-on s’appuyer sur certains secteurs de l’oligarchie qui auraient peut-être intérêt à une forme de transition écologique ?

FR – Il faut un combat permanent contre l’oligarchie. Il faut lui ôter le volant des mains. Je suis un partisan du compromis, et il faut faire des alliances de circonstances si elles sont à faire. Je pense que l’on progresse par le compromis permanent, ce qui signifie que l’on sait qui est l’adversaire et qu’on le nomme comme tel, même si on passe des accords avec lui. Il n’empêche qu’il faut leur ôter le volant des mains et que c’est le nœud du problème.

Sur quel pan de l’oligarchie s’appuyer ? Sur certains secteurs de l’industrie favorables à un certain protectionnisme ? Le protectionnisme, pour moi, est un moyen et non une fin. C’est un outil dans la boîte à outils. Les taxes douanières, les barrières commerciales, sont autant de leviers que l’on peut éventuellement utiliser mais qui ne définissent pas une finalité. Lorsqu’on se rend dans les hôpitaux, dans les écoles, on entend partout parler du manque de moyens. Ce qui me paraît aujourd’hui plus frappant encore est le manque de fins. Quelle est la finalité de ce que l’on fait ensemble ? Quel est le sens de la vie ? Comment définit-on le bonheur ? Comment définit-on le progrès ? Comment définit-on la réussite ? À mon sens, un mouvement de gauche écologique doit avant tout redéfinir le bonheur, le progrès, la réussite… Je doute que l’on tombe d’accord même avec le secteur le plus protectionniste de l’industrie sur ces questions.

“On vit un déjà-là de l’effondrement écologique.”

En matière d’alliances de circonstances, si l’on parle de l’opposition commune de la FNSEA et des militants écologistes au CETA, c’est une alliance que je souhaiterais voir se pérenniser – sinon avec la FNSEA, du moins avec les agriculteurs. Cela suppose de dépasser un certain nombre de clivages en posant la question, par exemple, de la finalité de l’agriculture : c’est un questionnement qui pourrait déboucher sur une alliance puissante. Je comprends très bien que pendant la période d’après-guerre on soit allé vers un modèle de mécanisation, de chimisation, de concentration industrielle parce qu’il était au service d’un objectif et d’une finalité : garantir la souveraineté alimentaire de la France, atteinte dans les années 1970. Depuis ce temps-là, il n’y a plus d’objectif donné à l’agriculture. Elle est sans boussole et en attente que l’on redéfinisse une finalité.

On peut effectuer une analogie avec l’enseignement. Il y a de sérieux manques de moyens et d’effectifs dans les classes. Mais quelle est la finalité de l’enseignement ? Lorsque Jules Ferry met en place l’enseignement gratuit et obligatoire, il le fait en suivant l’analyse d’Ernest Renan selon laquelle nous n’avons pas perdu la guerre franco-prussienne de 1870 avec les cœurs mais avec les têtes ; selon lui, c’est l’instituteur prussien qui a gagné, parce que nos hommes n’étaient pas assez formés. Suivant cette logique, une école républicaine et patriote a été mise en place, qui avait pour objectif de former des soldats pour la première guerre mondiale. On peut le regretter, mais c’est une fin qui est posée. De la même manière, au XXème siècle, on a posé pour objectif l’élévation du niveau d’éducation parce que l’on se dirigeait vers des emplois de plus en plus qualifiés. Désormais, le marché du travail est un marché que l’on ne comprend plus, qui pour une certaine part est déqualifiant, avec une multiplication des petits boulots. Est-ce que la perspective de l’enseignement est d’épouser un marché du travail fluctuant ? Non. On voit bien que cela ne donne aucun sens au métier d’enseignant. C’est la raison pour laquelle je pense qu’aujourd’hui, au-delà de la question des moyens pour l’enseignement, il faut définir sa finalité : les enseignants doivent être les moteurs de la mutation écologique. C’est un horizon qui peut fournir une motivation : construire des hommes et des femmes qui doivent être capables d’habiter cette planète correctement. Aujourd’hui, même si les enseignants en font souvent plus, les programmes scolaires n’intègrent les questions écologiques que de façon marginale.

LVSL – Vous évoquez longuement la collapsologie qui provoque de plus en plus de débats. Sur le plan politique, beaucoup de collapsologues proposent une version verte de la théorie anarchiste, notamment en matière d’auto-organisation. Quel regard portez-vous sur les réponses offertes par ces théoriciens ? N’assiste-t-on pas, là aussi, à une forme de tentation sécessionniste ?

FR – J’aime beaucoup L’entraide de Pablo Servigne. À mon sens, c’est un ouvrage clé. C’est presque un début de réponse à une crise car je suis convaincu que l’on se dirige vers un effondrement. Nous vivons déjà dans un effondrement écologique. Durant mes quarante années d’existence, la moitié des vertébrés sauvages a disparu de la planète. Plus du tiers des oiseaux et 80% des insectes ont disparu – 95% d’ici 10 ans. À chaque fois que le GIEC établit une statistique sur le climat, il la dégrade par la suite parce que ses scénarios se révèlent plus optimistes que la réalité. Quand je me rends dans le Jura et qu’on me décrit des rivières qui sont désormais vides de poissons, j’ai l’impression de me retrouver dans le conte d’Amos Oz, Soudain dans la forêt profonde, où tous les animaux ont disparu et où la maîtresse en vient à reproduire des dessins pour que les enfants continuent de garder la mémoire de ce qu’était un renard et à leur faire imiter des cris d’animaux. Dans cette même région, on a assisté à une disparition du Doubs sur 50 km. Plusieurs villages ont été approvisionnés en eau. Cet été, plus de la moitié des départements en France ont vécu un épisode de sécheresse. On vit un déjà-là de l’effondrement écologique.

“C’est la fragilité de l’homme qui fait sa force, parce qu’il se vit ainsi comme un animal hyper social. L’humanité baigne donc dans la coopération et l’entraide.”

Et ce n’est qu’un début, à moins que l’on n’appuie très vite sur le frein et que l’on change de direction. Quelle forme va prendre cet effondrement, comment va-t-on s’y adapter, va-t-on en faire une chance ? Quand je parle de fins, c’est du sens de l’existence dont il est question. L’entraide de Pablo Servigne donne un contrepoint au discours de la concurrence permanente. Que l’on parle du CETA, de la concurrence entre le Canada et l’Europe, entre les agriculteurs français et canadiens, entre les universités, les villes, les régions, que l’on est sommés de rendre plus compétitives pour attirer les multinationales… le leitmotiv de la « concurrence » est omniprésent. J’ai vu hier le film de Ken Loach, Sorry we missed you, qui montre à quel point les conducteurs sont pris dans une concurrence institutionnalisée au sein d’une même entreprise. Contre cette concurrence généralisée, Pablo Servigne vient proposer un autre récit, fondé sur l’entraide. L’entraide existe et elle est tellement massive qu’on ne la perçoit pas, mais on y baigne. Il la montre à l’œuvre dans la nature avec les étourneaux, les abeilles, les poissons-clowns et les récifs de coraux. Il décrit comment la respiration est le fait de bactéries qui au départ ont coopéré entre elles, comment des microbiotes coopèrent à l’intérieur de notre organisme, comment la forêt constitue un vaste champ de coopération entre les vieux arbres, les jeunes arbres, les champignons, etc. Et l’homme ! Il n’y a pas un bébé qui puisse survivre si une vaste coopération n’est pas mise en œuvre autour de lui. C’est la fragilité de l’homme qui fait sa force, parce qu’il se vit ainsi comme un animal hyper social. L’humanité baigne donc dans la coopération et l’entraide.

C’est vers une telle perspective que l’on doit se diriger : moins de biens, plus de liens. À mon sens, dans le film de Ken Loach, c’est Abby, qui tient le rôle du personnage principal, qui porte quelque-chose de fort à la fois dans la construction de sa famille et dans l’aide qu’elle apporte à l’extérieur, étant auxiliaire de vie sociale. Elle va chez les personnes âgées et chez les personnes en situation de handicap pour leur apporter secours. Pour moi, voilà l’avenir : c’est Abby. Ce sont les métiers du lien : assistante maternelle, accompagnateur d’enfants en situation de handicap… ceux qui placent l’entraide au cœur ont des métiers d’avenir.

Mais pourquoi est-ce que ces métiers sont dégradés dans notre société ? Pourquoi est-ce qu’ils sont sans statut et sans revenus ? Parce que ce sont des métiers de femmes à 85 %. Et parce que ce sont des métiers de liens, et le lien est sous-valorisé et dégradé dans la société contemporaine. Ces métiers devraient être au cœur de notre projet politique. Pour des raisons sociales, car c’est 2 millions de personnes que l’on peut faire sortir de la pauvreté. Pour des raisons féministes, puisqu’à 85 % ce sont des métiers de femmes. Et pour des raisons écologiques, car cela permettrait de mettre un frein à la production illimitée de biens dont on n’a pas besoin : l’iPhone 11, l’iPhone 12, bientôt 13, 14, 15, la 5G puis la 6G, etc. Le progrès, ce n’est pas cela. Le progrès consiste à se demander comment on va continuer de parler à la grand-mère, comment elle va continuer de chantonner quand l’auxiliaire de vie lui démêle les cheveux.

LVSL – Il y a justement un sentiment auquel vous faites constamment appel dans le livre, c’est l’empathie. Vous tracez un continuum entre les êtres humains et les animaux, ce qui ouvre la question des droits que la société humaine devrait accorder aux animaux ; quel est votre vision de l’antispécisme ? Quel modèle d’élevage est-ce que vous préconiseriez ?

FR – Je suis Jocelyne Porcher, auteure de Vivre avec les animaux, une utopie pour le XXIème siècle. L’élevage existe dans la société humaine depuis la préhistoire. Ce qui me pose problème c’est son industrialisation et son inhumanité. Qu’il y ait la mort au bout est une chose, que la vie de ces animaux ne soit qu’une souffrance en est une autre. Que l’on se nourrisse en partie de viande, que l’homme soit omnivore donc carnivore, est pour moi un état de fait. Peut-être que l’on fera sans à l’avenir, mais ce n’est pas le cas actuellement. La question qui se pose est la suivante : comment aménage-t-on un système qui soit humain des deux côtés, pour les animaux comme pour hommes ? Comment donne-t-on de l’espace aux animaux ? L’un de mes combats originels est dirigé contre l’élevage des poules en batterie. De l’autre côté, il faut rendre cela humain pour les hommes également. Prenons l’exemple des abattoirs des poulets Doux : les hommes en font des cauchemars la nuit quand ils commencent à y travailler. Cette manière de procéder en série et de couper des têtes à la chaîne n’est pas naturelle pour l’homme. Enfin, pour que cela soit humain pour les éleveurs également, il faut d’abord qu’ils puissent en vivre dignement, ce qui suppose des garanties de prix et le fait de pouvoir être fiers de leur métier.

LVSL – Même si la préoccupation en faveur de l’écologie progresse dans l’ensemble de la société, les classes populaires en font moins leur priorité que les diplômés. De fait, l’écologie revêt un caractère élitaire qui se traduit par la prégnance du discours individualiste en matière de responsabilité écologique. Comment expliquez-vous les difficultés à construire une écologie populaire ?

FR – Ce qu’il faut d’abord prendre en compte, c’est la disjonction entre les paroles et les actes. On a affaire à une classe supérieure qui, quand on l’interroge, place l’écologie et le climat en haut de ses préoccupations. En réalité, elle est nettement plus polluante que les classes populaires. Les 10% les plus riches émettent huit fois plus d’émissions de gaz à effet de serre que les 10% les plus pauvres. Une enquête du CRÉDOC évoque l’engagement de façade des classes supérieures qui passent à Enercoop, achètent bio, mais derrière font un voyage en avion qui décuple leur bilan carbone. Quand bien même les classes populaires ne le placent pas au cœur de leurs propres préoccupations, elles sont néanmoins plus responsables que les classes supérieures.

“La mondialisation, qui avait fait sauter le bloc historique entre les classes populaires et les classes éduquées, pourrait le ressouder.”

Maintenant, je pense qu’avec l’écologie nous avons l’occasion de rassembler la classe éduquée et les classes populaires. Jusqu’à présent, les ouvriers ont pris de plein fouet la mondialisation. Chez moi, les ouvriers de Goodyear, Continental et Whirlpool se sont retrouvés seuls et les éduqués ont dit, avec compassion : « bon c’est triste, mais c’est le fait de l’Europe et de la mondialisation, on ne peut rien y faire ». Désormais, la crise écologique conduit Nicolas Hulot à dire que la mondialisation est une catastrophe, que si on se contente de trois éoliennes tout en continuant les accords de libre-échange, tout va brûler. La mondialisation, qui avait fait sauter le bloc historique entre les classes populaires et les classes éduquées, pourrait le ressouder.

Ma lecture des progrès dans l’histoire de France est la suivante : il y a eu des moments où s’est effectuée une jonction entre la classe éduquée et les classes populaires. En 1789, c’est la petite bourgeoisie, quelques propriétaires terriens et avocats, qui représente le tiers état à l’Assemblée nationale. En revanche, ce sont les classes populaires des villes qui font le 14 juillet, et les classes populaires des campagnes qui mènent la Grande peur. Ce sont six années de ce mélange-là qui font la Révolution française. Le Front populaire, ce sont les intellos qui disent « non » au fascisme et les ouvriers qui demandent les congés payés et les 40 heures. Mai 68 se décline sous la forme d’un mai 68 étudiant et d’un mai 68 ouvrier. Ce n’est pas forcément le grand amour, mais il n’empêche qu’ils vivent un temps commun. Mai 1981, c’est 74 % des ouvriers qui votent pour François Mitterrand à la présidentielle et grosso modo tous les profs.

Depuis 1981, ce bloc historique a été brisé, à cause de la mondialisation qui a fait des vainqueurs et des vaincus, comme un fil à couper le beurre. Du côté des ouvriers on a atteint 20% de chômage pour les non-qualifiés. Toutes les familles populaires sont touchées ou craignent de l’être et sont hantées par ce spectre. Côté classes intermédiaires au contraire, on n’est qu’à 5% de chômage, donc on espère encore qu’un certain niveau de diplôme nous en prémunira. La traduction électorale de cet état des choses a été catastrophique : émergence du Front national, un tiers du vote ouvrier qui va grosso modo au Front national [ndlr, 47% des ouvriers qui ont voté aux élections européennes de 2019], un tiers d’abstention et un tiers qui continue à voter vaguement à gauche. On a une disjonction, même avec le mouvement des gilets jaunes. Les sondages indiquent que 80% des Français des classes populaires sont favorables aux Gilets jaunes, tandis que dans les classes intermédiaires, seuls 50% y étaient favorables au début du mouvement. Parce qu’il y a cet adversaire commun, l’écologie constitue une occasion de rassembler. Cette fois-ci on peut avoir Nicolas Hulot et les Youth for Climate, qui mettent en cause le CETA, aux côtés des travailleurs et des éleveurs. On a l’occasion de créer une jonction. Il faut une rupture avec le trio « croissance, concurrence, mondialisation ». Il faut réaliser cette rupture et poser derrière d’autres choses positives : les métiers du lien par exemple. Il faut proposer un plan pour faire sortir deux millions de personnes de la pauvreté qui soit en même temps une mesure écologique et le levier d’une écologie populaire.

LVSL – Ceci implique a minima de faire appel à certains affects patriotiques. Pensez-vous que l’écologie est l’occasion d’articuler les affects patriotiques qui existent en France avec la préoccupation pour l’écologie, dans une perspective de rupture avec la mondialisation ? Que pensez-vous de l’idée d’un patriotisme vert ?

FR – Cela me renvoie à ce que j’entends parfois à Flixecourt : la France n’est responsable qu’à 0,9% des émissions de gaz à effet de serre mondiaux, donc à quoi bon changer ? Or les progrès ne naissent que du fait de pays ou de blocs de pays qui ont été porteurs de quelque-chose dans l’histoire et en ont entraîné d’autres. Quand en 1793 on décide d’en finir avec la royauté, on ne demande pas à l’impératrice de Russie, à l’empereur de Prusse et au royaume d’Angleterre s’ils sont d’accord : on avance et on entraîne. Cela produit quelque chose en Europe. J’ai la vision d’une France qui peut avancer sur ce terrain-là, qui peut avancer seule sur un certain nombre de points et qui peut être entraînante. Cela s’est déjà vu sur un certain nombre de dossiers mineurs : le diméthoate par exemple, molécule chimique employée sur les cerises, a été interdit d’usage en France. Cela a eu des effets d’entraînement, parce que d’autres pays l’ont interdit à leur tour. Je pense donc que l’on peut avoir un effet d’entraînement par de grands pactes mondiaux, effets d’entraînement qui ne sont pas à négliger. Si les grands accords mondiaux permettent de faire évoluer les consciences, je prends.

“Notre époque c’est celle d’un ciel bas et lourd qui pèse comme un couvercle sur les cœurs. L’absence d’initiative politique participe aussi de ce sentiment d’asphyxie.”

Mais à un certain stade, il faut prendre des mesures concrètes. On marche sur la tête lorsqu’on me dit que l’on ne peut pas faire interdire les publicités a minima sur les 4X4, que dans notre pays la vente de 4X4 a augmenté de 30% en 2019, que les émissions de gaz à effets de serre ont encore augmenté, etc. Sur le marché intérieur au moins, la France pourrait prendre des mesures ; contre la publicité par exemple, qui constitue, à mon sens, un combat central. Actuellement, si je parle à des journalistes, si je tiens un journal depuis vingt ans, c’est parce que je suis persuadé que l’on ne peut changer le monde que si l’on change le regard des gens sur le monde. Et on ne peut changer le regard sur le monde que si on change ce qu’on met dans la tête des gens. À quoi cela sert-il de faire nos articles, nos manifestations de Youth for Climate, quand en face les Français avalent en moyenne les images de 5000 marques par jour ?

Au fond, nous vivons un temps d’absurdité et les gens le ressentent. Cela participe de la perte de sens. Lorsqu’on se rend à Gare du nord et que le panneau des départs a été transformé par un grand panneau pour Audi, constitué avec des leds, que ce type de panneau doit consommer l’équivalent de dix foyers par an, on peut considérer que cette société a perdu son sens. Dans la répétition de « croissance, concurrence, mondialisation », à l’heure où on importe de la viande bovine en France pour exporter de la viande bovine en Chine, les gens ne vivent plus qu’un sentiment d’absurdité. Pour les personnes qui avalent des pubs toute la journée, cela produit une dissonance cognitive permanente. Gramsci parle d’un « temps de détachement de l’idéologie dominante » : les gens le voient bien et le ressentent profondément. Ils se sont détachés de cette absurdité et les gilets jaunes en sont un marqueur.

LVSL – Votre dernier chapitre s’intitule « essayer quelque chose ». Vous plaidez pour l’union des forces de transformation sociale et écologique au sein d’un « Front populaire écologique ». Ne pensez-vous pas que ce type de formules correspond à un imaginaire un peu passé, un peu ringard, alors que l’enjeu serait justement d’inventer quelque chose de neuf et de transversal ?

FR – Je pense que cela ne peut marcher que s’il y a une grosse pression d’en bas. C’est ce qui s’est passé à l’époque du Front populaire. Les organisations politiques ne se rencontrent pas à froid, les unes avec les autres. C’est une pression d’en bas qui l’exige. Je parlais il y a peu de l’idée de lancer une pétition intitulée « arrêtez vos conneries », en disant aux chefs de partis : « maintenant ça suffit, la logique partidaire est suicidaire, on ne sait pas où vous nous emmenez mais on sait que vous n’êtes pas à la hauteur des responsabilités de notre temps », ou quelque chose de cette nature. Cela ne peut marcher que s’il y a une énorme pression qui vient du bas, qui fait sauter les cloisons et les logiques d’appareils et d’individus, au sein desquelles je me trouve et dont je ne peux m’extraire complètement. Cela suppose ensuite qu’un autre imaginaire surgisse dans la société ; un imaginaire en rupture avec le triptyque « croissance, concurrence, mondialisation ». Il faut que cela se répande, et que la majorité veuille mettre en place autre chose. Et là, quoi qu’il arrive, la seule solution sera de ne pas y aller chacun seul dans son coin.

Roosevelt disait que le peuple « ne nous en voudra pas d’avoir échoué, mais il nous en voudra de ne pas avoir essayé ». Il faut essayer quelque chose, car on vit un moment où l’on voit se dessiner, pour parler très concrètement, un 2022 entre l’extrême-argent et l’extrême-droite. Cela participe également d’un sentiment d’asphyxie. C’est pourquoi je vais chercher de l’air dans Youth for climate, ou dans les gilets jaunes, dans des bulles de cette espèce. Notre époque c’est celle d’un ciel bas et lourd qui pèse comme un couvercle sur les cœurs, le ciel de la finance. L’absence d’initiative politique participe aussi de ce sentiment d’asphyxie.

David Dufresne : « À la violence physique, le gouvernement a ajouté la violence des mots »

David Dufresne au restaurant Polidor, à Paris. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.
David Dufresne au restaurant Polidor, à Paris. ©Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.

David Dufresne nous a donné rendez-vous au restaurant Polidor, restaurant apprécié par Étienne Dardel, l’un des personnages centraux de son nouveau roman, Dernière sommation (Grasset, 2019, 228 p.). Une bulle hors du temps, faite d’histoires mystérieuses, d’objets et peintures art-déco authentiques aussi bien que de charmants trompe-l’œil (la climatisation peinte accrochée à l’entrée par exemple qui pourrait faire office de magnifique ready-made). Nous avons pu y recueillir sa perspective précise, documentée et engagée, sur la façon dont l’écriture romanesque peut constituer à l’ère de la guerre des mots et des images, une arme de plus dans la bataille pour la justice et l’égalité dans une société bridée par la violence policière, politique, idéologique et médiatique. Propos recueillis par Simon Woillet et retranscrits par Dany Meyniel.


 

LVSL – Tout d’abord, merci de m’accorder un petit peu de temps, Monsieur Dufresne, pour parler de votre ouvrage Dernière sommation publié cette année chez Grasset. Ma première question portera sur le statut de cet ouvrage, de ce roman. Ce choix de la forme littéraire semble s’inscrire dans le cadre plus général de votre recherche sur les formes pour dire le réel, comme vous le disiez récemment au Média dans un entretien avec Denis Robert. Comment qualifieriez-vous ce roman, est-ce un documentaire-fiction ? De quoi se rapproche t-il? Quel mot utiliseriez-vous pour décrire sa forme? 

David Dufresne – Je parlerai de « roman documentaire » mais parce que vous me le demandez… Depuis quinze ans dans mon travail, chaque sujet amène une forme ; il y a eu des documentaires, il y a eu des récits pour téléphone mobile, il y a eu des documentaires linéaires, « Allô Place-Beauvau » pour les signalements sur Twitter et là je me suis dit que la forme romanesque était la meilleure pour faire ce que j’avais envie de faire. Donc ce n’est pas du tout un hasard et d’ailleurs l’autre jour j’étais à un colloque où quelqu’un a sorti la définition du mot « informer », la connaissez-vous ?

LVSL – Non, dites-moi…

DD – Mettre en forme… C’est génial ! Mettre en forme, ça fait quinze ans que je m’enquiquine à essayer de trouver une forme à chaque fois et je me demandais un peu pourquoi j’étais aussi arc-bouté sur la question de la forme. Là, par exemple si je fais un documentaire je vais chercher une forme particulière à chaque fois. Donc l’avantage du roman par rapport à l’essai que j’aurais pu éventuellement faire, c’est qu’un essai m’aurait pris beaucoup plus de temps. Le bouquin sur Tarnac (Tarnac, Magasin général ndlr) c’est quatre ans de travail mais vraiment quatre années à temps plein. Là, j’avais un sentiment d’urgence et donc la forme romanesque permettait, permet des raccourcis… Un exemple tout bête: il y a un personnage du roman qui est un syndicaliste de police (Serge Andras) et dans un essai, j’aurai dû en faire trois personnages parce qu’en fait c’est à peu près la somme de trois individus que j’ai en tête. C’est donc un personnage composite et ils sont tous comme ça. Ici, l’avantage du roman c’est qu’il permet de synthétiser…

crédits photo Ulysse Guttmann-Faure
David Dufresne au restaurant Polidor, à Paris. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

C’est comme dans le film Le jour le plus long qui est capable en deux heures de vous raconter le débarquement ! Ça c’est la fiction… Après il y a les livres d’histoire, après il y a les livres de sociologie, ça ne remplace pas mais ça complète, ça apporte… et puis j’avais aussi ce sentiment de livrer une bataille, après avoir livré la bataille de l’image par les signalements, je livrais celle des mots. Et ce notamment par rapport à certaines déclarations de Macron qui sont dans le bouquin, la plus importante d’entre elles datant je crois du 7 mars, où il dit : « Vous ne pouvez pas parler de répression et de violences policières, ces mots n’existent pas dans un État de droit. » Et bien tout est là, ça n’existe pas dans un État de droit et donc en voulant capturer le langage il voulait en fait nous empêcher de réfléchir, de débattre. Le roman c’est une réponse à ça… Modeste, mais c’est ma réponse.

LVSL – Pour lutter contre cette capture du langage par la classe politique dominante, et cet usage autoritaire de l’État régalien, avez-vous envisagé ce roman comme un texte de combat, une sorte de courroie de transmission d’un cri révolutionnaire dont le premier témoignage écrit serait le graffiti sur l’Arc de Triomphe : « Les Gilets jaunes triompheront » ?

DD – Alors je ne sais pas si c’est un cri révolutionnaire mais c’est un cri historique et chacun, quand l’histoire surgit, chacun tient son rôle. Donc le boulanger peut décider de mettre un peu plus de cœur à faire ses croissants ou pas, et bien l’écrivain, il écrit… Pas une seconde je ne me compare à Jules Vallès mais Jules Vallès écrit la Commune, il la romance et c’est quelque chose qui a toujours existé.

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David Dufresne au restaurant Polidor, à Paris. Devant lui, un exemplaire de son dernier livre, “Dernière sommation”. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Chaque corps de métier, chaque individu joue son rôle avec ses armes et bien l’écrivain c’est avec le roman. Alors effectivement, l’autre chose c’est que « le médium est le message » (cf. Marshall Mc Luhan ndlr) donc un graffiti qui va être effacé au bout de quelques heures sur l’Arc de Triomphe ou ailleurs, il n’a pas tout à fait le même statut que quand il est en tête de chapitre d’un roman. Donc chacun des chapitres démarrent avec un graffiti. Chaque graffiti a été authentiquement déposé quelque part en France pendant les Gilets jaunes. C’est-à-dire que moi, j’ai collectionné tous les graffitis que je voyais passer. En fait il y a des sites ou des comptes twitter qui les répertorient donc je les suivais, je les notais avec d’autres que je voyais passer etc. Si vous voulez dans ce moment historique, l’idée du roman c’est d’essayer de capter le côté éphémère, c’est d’essayer de faire en sorte qu’il reste quelque chose et notamment face à la parole officielle qui est écrasante, qui est absolument écrasante…

LVSL – Pour filer cette métaphore de la capture du langage, dans Dernière Sommation on dirait que cet enregistrement de la parole éphémère et du bouillonnement social français s’oppose à une sorte de « pouvoir du silence » caractéristique de l’emploi répressif de l’État régalien. Aux graffitis des Gilets jaunes et de Vicky répond l’élégante gravure napoléonienne du bureau du préfet, (qui définit la Préfecture de police comme « une administration pour réunir, entre les mains d’un seul homme, tous les pouvoirs de police de la capitale » p. 59). Et quand dans le début du roman quand Dhomme (le directeur de la Direction de l’ordre public et de la circulation) va voir le préfet, plus il badge, plus il s’approche du lieu effectif du pouvoir, plus les dossiers sont secrets, moins il faut parler fort, les chuchotements, l’interprétation des soupirs, des regards des non-dits, devenant de véritables modes de communication. Donc il y a cette espèce d’opposition que l’on retrouve dans le pays, avec d’un côté le fait qu’une partie de la société commence enfin à sortir du silence et de l’autre, le fonctionnement naturel de notre administration et de notre pouvoir politique qui semble reposer sur la manipulation des faits, des mots. Une conception de l’Etat dans laquelle imposer le silence est un moyen de gouvernement. Vicky dit ainsi p. 86 : «Gouverner c’est décourager les autres ».

DD – Oui, c’est un effet naturel c’est-à-dire que plus vous avez de responsabilités plus votre parole est corsetée. Et puis ensuite, il y a le chef et lui peut dire n’importe quoi… donc ça peut être le chef des syndicalistes ou ça peut être le président de la République mais ses subordonnés sont toujours dans la crainte et ça je crois vraiment que la crainte comme système de gouvernance dans une institution comme la Préfecture de police, c’est extrêmement important et ça explique aussi beaucoup de choses, c’est-à-dire ne pas prendre ses responsabilités, c’est-à-dire ne pas discuter les ordres, c’est-à-dire essayer d’en savoir le moins possible pour être tenu potentiellement le moins responsable possible et ainsi de suite… Et vous avez raison, en vous écoutant, une des phrases fétiches de Dhomme, c’est « les mots sont importants »… en réalité, il demande à ses gars de se taire. De faire ce qu’on leur demande implicitement de faire, mais sans jamais rien dire explicitement, car c’est d’autant moins possible d’être explicite pour lui, qu’il est lui-même gêné aux entournures comme on le découvre dans le livre…

LVSL – Oui, avec sa femme…

DD – Voilà, et si vous voulez, je dirais que c’est le propre de ce travail depuis toujours, c’est-à-dire d’essayer soit d’apporter des informations, soit d’apporter un regard sur le monde. Que ce regard soit documentaire, journalistique ou romancé, l’idée de briser le silence est toujours là. Ou alors de l’expliquer mais pas de s’en contenter.

LVSL – Du coup, ça rejoint un peu l’exergue de Michel Foucault du début de votre livre : il s’agit de « refuser ce que nous sommes », donc par rapport à des personnages de l’Intérieur justement comme Dhomme, est-ce que vous considérez qu’il suffit de rejeter la fonction, en démissionnant par exemple, pour rejeter ce que l’on est ? Comment fait-on pour rejeter ce que l’on est quand on est à l’intérieur de la machine? Pour les Gilets jaunes rejeter ce que l’on est c’est aller sur les ronds-points, mais pour un officier de police…

DD – C’est une des interrogations qui traverse le livre. Et je pense que ça rejoint la question de la lâcheté ou celle du courage, donc certains pourraient dire que ça amène du romanesque. Mais pour moi ça amène de la complexité, ça amène de la réalité. C’est-à-dire que derrière une répression totalement évidente et dégueulasse, il y a en fait des antagonismes, il y a des contradictions. Il se trouve que là, ceux qui ont gagné sont les plus répressifs, sont les plus violents, ce sont les LBD qui ont gagné. Normalement les LBD n’auraient pas dû sortir mais il n’empêche qu’ils sont sortis. Pourquoi? Qui les a fait sortir? Comment ? Qui a essayé de ne pas les faire sortir ? Je trouve que le temps de comprendre ça est venu, et la littérature est un chemin pour y parvenir.

LVSL – Il y a une figure centrale dans votre livre, c’est celle de Malik Oussekine. Il est à l’origine de la vocation pour l’information de votre personnage Étienne Dardel, ainsi que de votre propre travail – on le suppose – à la fois de journaliste, d’enquêteur et d’écrivain. Malik Oussekine ça convoque toute une mémoire, un passé aussi, post-colonial. Vous proposez à votre lecteur de mettre en perspective la situation actuelle de répression policière avec les décisions de Nicolas Sarkozy dont vous décrivez le passage dans les banlieues et l’épisode du « kärcher » en 2005, la suppression de la police de proximité remplacée par la BAC en 2003, le système de la prime au chiffre et au « saute-dessus » que déplorent les policiers de votre roman, qui s’est imposé avec lui et qui aujourd’hui se manifeste sur les Champs-Élysées. Vous décrivez également le retour inopiné des voltigeurs pour réprimer les mouvements des Gilets jaunes. Est-ce que tous ces moments clefs ne seraient pas autant d’illustrations d’un  retour du refoulé de la violence liée à la mémoire de la guerre d’Algérie et propre à la partie répressive de notre État ?

DD – Malik Oussekine, c’était juste en face… Pour moi, Malik Oussekine, au départ, c’est ma jeunesse qui a été fracassée quand j’avais dix-huit ans. Je veux dire que c’est toute une génération qui a été marquée par ça. La question du refoulé colonial, la question de la guerre d’Algérie, sont beaucoup plus présentes que je ne le pensais. C’est quelque chose que j’ai découvert, parce que moi j’ai vécu sept ans au Canada, et avec le recul, je vois qu’en France cette question-là est vraiment prégnante. La France n’a pas fait son examen de conscience sur la guerre d’Algérie. Et quand on ne fait pas son examen de conscience, on le sait bien, l’inconscient revient.

Évidemment on sait que toute l’histoire récente de l’extrême droite, le Front national par exemple, a été fondé par des anciens de l’Algérie française qui ont toujours et qui sont toujours dans la nostalgie… Pas besoin de lire les mémoires de J-M. Le Pen pour imaginer que ça suinte la rancœur à longueur de page par rapport à ça! Mais ce qui est terrible c’est que ça s’est en fait transmis de génération en génération.

David Dufresne au restaurant Polidor, devant lui un exemplaire de son roman Dernière Sommation.
David Dufresne au restaurant Polidor, à Paris. Devant lui, un exemplaire de son dernier livre, “Dernière sommation”. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Cela dit dans la mort de Malik Oussekine, ce qui est le plus notable, du point de vue de la répression policière, c’est le fait que parce qu’un jeune étudiant meurt, le pouvoir en place perd son pouvoir. C’est-à-dire que Chirac qui était alors premier ministre (86) perd en 1988 les élections et il reconnaîtra plus tard que c’est en partie à cause de Malik Oussekine que la jeunesse n’a pas voté pour lui. Donc, de 1986 à il y a encore quelques années, les retenues policières sur la répression des mouvements sociaux sont beaucoup dues à une question politique plus qu’à une question historique.

Politique au sens où tuer un manifestant ça vous fait perdre le pouvoir. Pour autant, dans Dernière Sommation, il y a une allusion à Rémy Fraisse, qui pour moi indique un changement notable de perspective. Rémy Fraisse meurt et vous me direz, le PS est au pouvoir, Cazeneuve est ministre de l’Intérieur, donc Hollande a perdu en partie les élections à cause de cette mort… En réalité ça ne s’est pas joué du tout sur cette question-là. Macron n’est pas élu parce qu’on aurait voté contre la gauche qui aurait tué un manifestant.

Au moment où j’écris ce livre, plus ça va et plus l’histoire de Malik Oussekine revient. Dans un premier temps pour la rappeler, convoquer l’effroi, puis pour illustrer la relativisation médiatique dont nous avons tous été témoins de la part des éditorialistes, intellectuels, et représentants politiques. Ceux-là nous martelant qu’il faut oublier le « syndrôme Malik Oussekine » puis faisant du révisionnisme en disant qu’il n’est pas mort des coups policiers. Si, et d’ailleurs c’est suffisamment rare pour le noter, les policiers ont été condamnés pour coups involontaires ayant entrainé la mort sans intention de la donner, ils ont quand même été accusés d’avoir porté des coups et ils ont été condamnés pour ça…

LVSL – Cette espèce de dénégation de la mort de Malik Oussekine qu’on voit re-poindre médiatiquement et que vous dénoncez dans ce révisionnisme médiatique, est-ce que d’une certaine manière ce n’est pas la même énergie, la même défense, le même contre-investissement – pour employer le langage psychanalytique que vous employez vous-même – qui contribue à nier et refouler les mutilés, les blessés en réalité…

DD – Oui, bien sûr. De toute façon, encore maintenant Castaner est capable de reprendre une formule qui a probablement été inventée par un quelconque conseiller en communication. La phrase c’est « Un Gilet jaune ou un képi bleu c’est un blessé de trop. ». Alors il n’y a plus de képi dans la gendarmerie depuis très longtemps… C’est marrant parce que ça se veut goguenard, ça se veut débonnaire mais en fait déjà, ça nous parle d’un temps qui n’existe plus, et c’est une façon de dire « un partout, la balle au centre, tout ça n’a pas beaucoup d’importance ». Pendant un certain temps, Castaner a refusé de parler des mutilés puis quand il a commencé à en parler, il a parlé des gens qui avaient “des graves atteintes aux facultés oculaires”. Bon éborgnés ça va plus vite, ça va plus vite de dire éborgnés… Il ne voulait pas dire ça.

Quant à ceux qui ont perdu une main dans le roman, je reprends cette phrase d’un syndicaliste « c’est bien fait pour sa gueule » parlant d’un jeune adulte qui voulant repousser une grenade, ne sachant pas que c’est une grenade qui contient du TNT, ne sachant pas qu’une grenade est une arme de guerre, ne sachant pas que cette arme n’est pas utilisée dans les autres pays, repose cette grenade pour se défendre d’une manière ou d’une autre, et perd la main.

Je m’en inspire pour Vicky mais dans la réalité, les gens qui ont perdu leur main n’ont pas perdu que leur main, ils ont perdu leur vie sociale, ils ont perdu leur travail et ça, ça fait partie des choses qui sont insupportables. C’est-à-dire qu’à la violence physique on a ajouté la violence des mots d’où ma réponse par les mots. J’ai montré huit-cent-soixante fois les violences policières sur Twitter, maintenant je vais essayer de rétorquer, de répliquer sur le terrain des mots, par la littérature.

LVSL – Pensez-vous que la militarisation de la police (l’emploi de HKG 36 et de blindés pour encadrer les manifestations) aura des conséquences plus dangereuses pour les mouvements sociaux ?

crédits photo Ulysse Guttmann-Faure
David Dufresne au restaurant Polidor, à Paris. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

DD – Concernant la violence policière, il y a effectivement la question de l’armement. Moi quand je vois les blindés le 8 ou le 15 décembre sur les Champs-Élysées – parce que je ne les avais pas vus à la ZAD – comment dirais-je… je suis sidéré. Des blindés? Sur les Champs-Élysées? Contre les citoyens? C’est sidérant… Et effectivement, que des gens qui portent des fusils mitrailleurs puissent se retrouver à un moment donné en position de faire du maintien de l’ordre c’est ahurissant… Donc ce fusil mitrailleur parcourt le livre comme un spectre de la menace à laquelle nous sommes tous aujourd’hui confrontés.

Il y en a vraiment un qui a été subtilisé dans la vraie vie, et on a vraiment retrouvé des balles sur un SDF mais par contre on n’a jamais retrouvé le fusil mitrailleur ! Donc ça évidemment d’un point de vue romanesque c’est intéressant. Et puis c’est une façon de pointer ce basculement-là: entre un armement incroyable, une judiciarisation, une criminalisation, des moyens de surveillance inédits… tout ça montre que toutes les conditions sont remplies pour basculer dans quelque chose où « le vent qui se lève » ne risque malheureusement pas de nous porter..

 

LVSL – Est-ce que d’une certaine manière il n’y a pas dans votre roman un côté un petit peu cyberpunk – d’où Dardel puise son inspiration – et qui vient des premiers temps du web et de celui des fanzines punk des années 80 où se croisaient critique de l’État policier et développement d’un type nouveau d’information entre art et journalisme de combat? Est-ce qu’on peut dire aujourd’hui qu’on assiste à un affrontement entre la présentation médiatique traditionnelle des faits et de nouvelles stratégies de montage un peu libertaires, un peu révolutionnaires, de la part des utilisateurs des réseaux sociaux? Vous le montrez dans un passage où Dardel est invité sur un plateau télé et se dit à la fois que « c’est perdu d’avance » au vu du public et de la présentatrice, mais d’autre part, que les réseaux sociaux vont arriver comme une défense face à cette puissance de l’officialité bourgeoise, grâce à des petites boucles vidéos qui permettront de saisir et diffuser les moments où le discours aura été bon, là où on aura fait passer le message. Est-ce que vous pensez qu’il y a cette espèce de guerre médiatique où on peut arriver à trouer le décor officiel en quelque sorte grâce à un nouveau maquis médiatique du web ?

DD – Si vous voulez je pense que ces outils-là, les réseaux sociaux, ne sont absolument pas neutres, qu’ils sont avant tout des produits financiers faits pour générer du pognon mais que à leur corps défendant, ils sont, ils peuvent être parfois des leviers d’émancipation. Sans se faire aucune illusion sur la durée de cette chose-là on peut dire que, oui, Twitter peut être à la fois le porte-voix de Trump et le porte-voix de la contestation. Je crois que depuis l’avènement de la presse au XIXème siècle, il n’y a jamais eu autant de possibilités de contredire la presse au même moment qu’elle… Quand je dis la presse, je parle en fait de la fabrication de l’information, la fabrication de l’opinion et là-dedans on va mettre la presse, la télévision, les trucs de divertissement etc. et donc d’un point de vue journalistique ça a changé énormément la donne.

C’est un détail, mais l’autre jour je lisais une interview de je ne sais qui qui s’occupe de l’émission On n’est pas couché et qui expliquait que la critique sur les réseaux sociaux était vraiment très très virulente… C’est extraordinaire parce qu’une émission comme celle-ci il y a dix ans, elle ne demandait l’avis de personne. C’était le centre du monde et aujourd’hui même eux sont obligés de composer avec les réseaux sociaux. Alors après on a vu apparaître – je ne sais pas si ça vous a touché vous – des pages notamment de la gauche radicale qui ont été cachées ou en tout cas mises sous le tapis par Facebook. Sur Twitter le phénomène du Shadow-banning existe vraiment. Voilà il n’y a pas d’illusions à se faire.

crédits photo Ulysse Guttmann-Faure
David Dufresne au restaurant Polidor, à Paris. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Dans les années 90 quand le Web est arrivé, nous étions très influencés par un texte, Zone d’autonomie temporaire  de Hakim Bey qui était un livre sur les utopies pirates du XVIème et XVIIème siècle où les pirates allaient d’île en île former leur communauté en sachant que les méchants anglais ou espagnols ou français allaient les déloger… Mais ils disaient « Ce n’est pas grave avant qu’ils nous délogent, on a ces zones-là d’autonomie ». Et bien, je pense que Facebook et Twitter – le temps des Gilets jaunes – ont été des zones d’autonomie, en tout cas des zones parallèles et je trouve que ça, c’est un moment assez intéressant. On peut dire que c’est comme l’imprimerie clandestine, on peut dire que c’est comme les affiches de Camille Desmoulins etc. mais qu’importe.

Ce que je veux dire c’est que c’est devenu un outil. Et je parle notamment de ces vidéastes, de ces gens qui font des Facebook-Live etc., moi je considère que ça change beaucoup beaucoup la donne. Italie II, à quelque chose près il n’y avait quasiment pas de médias ou très peu. Par contre il va y avoir dix, quinze, vingt vidéastes qui diffusent en direct ou non et voilà donc ça se sait.

LVSL – À travers la figure de Vicky et de sa mère, vous décrivez le mouvement des Gilets jaunes, comme un temps où les liens politiques et familiaux rompus par l’ordre néo-libéral semblent se retisser (ici une anarchiste libertaire rejoint une déçue du hollandisme devenue frontiste) comment percevez-vous ces phénomènes ? Avez-vous été le témoin sur les ronds-points de scènes s’approchant de ça ?

DD – Il faut laisser le mystère au roman… mais ce que je trouve passionnant dans ce que nous vivons, c’est que les cartes sont un peu rebattues. Des questions reviennent ou surgissent. Celle de la violence par exemple et de la non-violence et je pense que le cas de la mère de Vicky qui est passée du Parti socialiste au Rassemblement national, oui ça existe. Et je ne me voyais pas écrire un roman contemporain sans qu’il y ait ce genre de profil parce que c’est en partie là que ça se joue. C’est-à-dire comment une partie des gens de gauche qui se sont sentis trahis, qui se sentent légitimement trahis par la gauche, va chercher ailleurs, dans des endroits dangereux.

Voilà, et le mouvement des Gilets jaunes, c’est un mouvement de retour à la parole, ce sont des gens qui parlent, des gens qui arrêtent les voitures pour parler aux automobilistes et leur dire ce qui se passe. Après chacun a son interprétation ; si on est de droite, on va être plus orienté sur la question des taxes etc. et si on est de gauche, on va être plus orienté sur la question de la justice sociale, fiscale etc. Mais globalement on est dans un mouvement populaire au sens noble du terme et il faut en fait le prendre pour ce que c’est. C’est une chance, c’est une chance de vivre ça, c’est une chance de se dire: « Tiens, il y a des gens qui ont décidé de consacrer une partie de leur vie, de leurs nuits, de leurs jours à réfléchir, à provoquer le débat ».

David Dufresne au restaurant Polidor à Paris. © Ulysse Guttmann-Faure
David Dufresne au restaurant Polidor, à Paris. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Et là-dedans il n’y a pas que des camarades et moi, c’est ça qui m’intéresse. C’est essentiel que les militants et sympathisants de gauche soient là, mais ce sont les autres qui m’intriguent plus… je pense que tout le monde a vécu cette expérience notamment au moment de Noël où des familles entières se sont déchirées sur la question des Gilets jaunes, et c’est extrêmement sain, ça remet la réalité à sa place. C’est ce genre de “remise à zéro des compteurs”, des certitudes, que je tente de saisir avec l’écriture. Je pense que les Gilets jaunes ont remis de l’ordre dans nos priorités.

D’ailleurs on voit très bien l’astuce qui consiste aujourd’hui à mettre en avant une priorité qui n’en est pas une, à savoir l’immigration, question qui n’était pas posée par les Gilets jaunes. Aujourd’hui, on le voit très bien, Macron revient là-dessus comme un classique, comme depuis en gros les combats de coq Le Pen / Mitterrand dans les années 80. Justement les Gilets jaunes ils étaient ailleurs. Ils étaient sur quelque chose de beaucoup plus profond, c’est-à-dire la démocratie, la représentation, la justice fiscale, sociale, économique et c’est de ça dont à mon avis la littérature, la musique, le cinéma, le boulanger, le peintre doivent s’emparer.

On vit un moment qui est trouble, qui est confus mais qui est en mouvement, qui n’est pas figé, qui a une forme de vitalité et moi, ça m’amuse assez de voir qu’il y a plus de vitalité dans la rue et les ronds-points que dans les milieux intellectuels. C’est aussi une façon de secouer un peu ce monde qui est tout le temps en surplomb et qui quand même par certains côtés est bien rouillé.

Crédits photos Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

Les gilets jaunes responsables du « trou de la Sécu » : analyse d’une manipulation médiatique

À l’occasion du nouveau Projet de loi de finances de la Sécurité sociale (PLFSS), passé en première lecture à l’Assemblée nationale malgré une fronde ralliant l’opposition à une partie de la majorité, ressurgit un refrain qui avait déjà entonné cet été : “Les gilets jaunes ont coûté cher au pays”, auquel s’ajoute la rengaine tant attendue sur le “trou de la Sécu”. Non content de faire porter aux gilets jaunes le chapeau des échecs de sa politique de baisse de cotisations sociales, le gouvernement, bien aidé par certains éditorialistes, essaie de masquer aux Français le véritable objectif de la non-compensation par l’État des comptes sociaux. Explications par Léo Rosell et Simon Woillet. 


Depuis cet été, une petite musique s’est installée dans la sphère médiatique à l’instigation du gouvernement : les mesures « sociales » censées répondre à la crise des gilets jaunes seraient à l’origine des difficultés budgétaires du gouvernement, alors que d’autres analyses tendraient à démontrer l’impact relativement positif de ces mesures. Reprise en cœur, entonnée en cadence, cette ritournelle revient ces derniers jours avec la question de la réduction du déficit public, dont le montant actuel s’élève à 3,1 % de PIB pour 2019 au lieu des 2,2 % initialement prévus dans le Projet de loi de Finances pour 2019.

RTL gilets jaunes sécu
Capture d’écran, site RTL.fr

La sanction ne se fait pas attendre : la Commission européenne rappelle le gouvernement français à l’ordre, et le ministre de l’économie et des finances de plaider le contexte social ainsi que le ralentissement économique structurel en Europe. Pourtant un doute surgit : les 10 milliards « offerts aux gilets jaunes » ne seraient-ils pas un écran de fumée destiné à cacher une réalité plus crue, à savoir le coût économique et social des politiques néolibérales du gouvernement Philippe, notamment les baisses de cotisations sociales liées à la conversion du CICE en baisse de « charges » ? Un petit retour historique s’impose pour saisir la profondeur des débats autour de ce nouveau PLFSS, qui constitue une menace majeure contre le modèle social français, en passe d’être sacrifié sur l’autel du néolibéralisme et de la flexisécurité. 

Le modèle social français, enfant chéri de la Révolution et du mouvement ouvrier

L’histoire du modèle social français, dont la Sécurité sociale a pu apparaître comme l’aboutissement, s’inscrit en effet dans le vaste cycle des révolutions qui découlent à la fois des principes de la Révolution française, et de l’émergence du mouvement ouvrier au XIXe siècle. Les principaux acteurs de la mise en place du programme du Conseil national de la Résistance et en particulier de la Sécurité sociale étaient ainsi convaincus de vivre une période révolutionnaire.

En juin 1793 déjà, la République montagnarde proclamait une nouvelle Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, qui reconnaissait pour la première fois des droits sociaux au peuple, en instituant que : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. » À travers ce droit et cette « dette sacrée » de la Nation envers l’individu, se profile déjà le principe de la Sécurité sociale, en lui associant un droit au travail garanti par l’État, et en reconnaissant des droits sociaux à ceux qui ne peuvent travailler, à savoir les invalides, les personnes âgées, ou encore les femmes enceintes.

Ces mesures prévues de façon très précoce, à l’aube de la Révolution industrielle, visent essentiellement les plus pauvres, et ne sont pas, contrairement à la Sécurité sociale, une émanation du travail à vocation universelle. Elles consacrent plutôt la « reconnaissance constitutionnelle d’un droit à la protection sociale » à travers une « dette nationale », selon l’historien Guy Perrin, qui insiste par ailleurs sur « l’influence personnelle de Robespierre dans l’extension des droits de l’homme à la protection sociale ». Toutefois, ce droit est longtemps resté théorique, puisque les Montagnards n’ont eu ni les moyens ni le temps de les appliquer, avant leur chute et l’avènement de la République thermidorienne, d’essence nettement plus libérale.

Les transformations sociales du XIXe siècle, marquées par l’apparition du prolétariat et la constitution du mouvement ouvrier, vont rappeler l’urgence d’une telle législation. Cette reconnaissance d’un droit à la protection sociale des travailleurs est ainsi au cœur de l’idéologie socialiste, qui s’est développée en réponse à la question sociale et aux préoccupations liées aux conditions matérielles d’existence de la classe ouvrière marquées par l’insécurité, la misère et l’insalubrité, et aux inégalités de classes de manière plus générale.

Les premières mutuelles ouvrières de secours apparaissent dans ce contexte de lente organisation de la classe ouvrière, dès le début du XIXe siècle. En 1848, les ouvriers parisiens réclament un droit au travail garanti par l’État, ainsi que le droit à la protection en cas de maladie ou d’incapacité, qui aboutissent à l’établissement des Ateliers nationaux.

L’Internationale ouvrière réaffirme elle aussi, en 1904, le droit aux soins, aux retraites et à l’indemnisation du chômage : « Les travailleurs de tous les pays ont donc à réclamer des institutions par lesquelles la maladie, les accidents, l’invalidité soient le mieux possible prévenus. »

Ces revendications sont au cœur de la pensée républicaine et sociale de Jean Jaurès, qui affirmait par exemple à Albi en 1906 que : « La République, stimulée par le socialisme, pressée par la classe des travailleurs, commence à instituer cette assurance sociale qui doit s’appliquer à tous les risques, à la maladie, comme à la vieillesse, au chômage et au décès comme à l’accident. »

« Telle est la particularité du système de protection sociale qu’il entend bâtir, à savoir non-étatique, et dont le budget doit être géré de façon autonome vis-à-vis de celui de l’État, par les représentants des travailleurs eux-mêmes. »

Faisant écho aux oppositions qui émanaient déjà de certaines organisations contre la loi sur les retraites ouvrières et paysannes de 1910, la CGTU se prononçait contre le projet d’Assurances sociales présenté en 1920, en raison de son opposition au versement ouvrier, affirmant que « c’est la classe ouvrière qui finira par solder les assurances sociales ».

La Sécurité sociale telle qu’elle est envisagée à la Libération reprend donc les revendications principales de cette longue tradition. Couverture des risques, volonté de mettre fin aux angoisses du lendemain et d’instaurer un « ordre social nouveau », gestion par les travailleurs eux-mêmes : tous ces principes trouvent déjà bel et bien leur expression dans les luttes antérieures des partisans d’une République sociale et du mouvement ouvrier. En ce sens, 1945, en plus de tourner la page de la guerre, doit aussi renouer avec l’esprit de 1936 et des conquêtes du Front populaire.

Cette tradition était revendiquée par Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale, qui insistait dans un discours le 23 mars 1945, sur la nécessité d’inscrire la Sécurité sociale dans ce qu’il assimile à une tradition nationale : « Or, la tradition française dans le domaine de la sécurité sociale n’est pas une tradition d’étatisme bureaucratique ; c’est une tradition d’entraide volontaire, […] c’est la tradition du vieux socialisme français, du socialisme de Fourier, de Louis Blanc, de Proudhon, c’est cette tradition qui a son nom inscrit dans notre devise nationale, c’est la tradition de la fraternité. »

Cette énumération vise à justifier la particularité du système de protection sociale qu’il entend bâtir, à savoir non-étatique, dont le budget doit être géré de façon autonome vis-à-vis de celui de l’État, et par les représentants des travailleurs eux-mêmes. L’évocation de la fraternité dresse un pont entre l’héritage révolutionnaire et les réalisations à venir, dans le cadre de la République et de la solidarité nationale, allant de pair avec l’exaltation d’une « foi révolutionnaire ».

Croizat Laroque
Au centre, Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Assis, à sa droite, Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale. Ils sont considérés comme les “pères de la Sécu”.

Dix ans plus tard, Pierre Laroque mettait en perspective la dimension révolutionnaire du projet de Sécurité sociale avec l’histoire des révolutions : « Peut-être y a-t-il aussi à cet échec partiel des volontés révolutionnaires de la Sécurité sociale une autre raison que nous retrouvons dans toute l’histoire politique française depuis un siècle et demi, c’est que les transformations profondes en France […] se sont toujours faites par des révolutions violentes et brutales. » Ce commentaire démontre en tout cas l’inachèvement de cette « révolution », terme auquel on préférera d’ailleurs rapidement l’expression moins ambitieuse et moins clivante de « réforme de structure », qui se généralise dès l’automne 1945, alors que les communistes entrent au gouvernement fin novembre, et avec eux Ambroise Croizat, au ministère du Travail et de la Sécurité sociale.

Réformer la “Sécu”, pour mieux la détricoter

Quelque temps seulement après la mort de ce dernier, consacré par la tradition cégéto-communiste comme le « père de la Sécu », les premières réformes de la Sécurité sociale commencent à amputer le système pensé par le CNR. Le général de Gaulle de retour au pouvoir en 1958 instaure d’abord le contrôle des budgets des caisses par l’État, ainsi que la nomination des directeurs de caisses.

En 1967, les ordonnances Jeanneney instaurent un découpage des risques de la Sécurité sociale en branches, contraire au principe de la caisse unique, la suppression des élections et surtout la mise en place du paritarisme, de telle sorte que les Conseils d’administration devaient désormais être composés à 50 % de représentants des salariés et à 50 % de représentants du patronat, ces derniers pouvant s’allier temporairement au syndicat le plus modéré et former ainsi une majorité défendant leurs intérêts.

« Décrit comme dépassé et incompatible avec le contexte économique et social du XXIe siècle, le modèle social français est ainsi remis en cause par une série d’attaques violentes et répétées contre les conquêtes du CNR. »

En 1990, la Contribution sociale généralisée remet en cause le financement par la cotisation en instaurant un impôt non progressif tandis qu’en 1995, l’instauration de la Loi de finance de la Sécurité sociale par Alain Juppé marque une nouvelle étape d’étatisation de la Sécurité sociale, son budget étant désormais voté par le Parlement. Le régime général a ainsi subi des attaques répétées de la part de ces gouvernements successifs, toujours selon l’objectif annoncé de « sauver » la Sécurité sociale, mais qui masque en fait une volonté inavouable de libéraliser le système de protection sociale, de surcroît lorsqu’ils traitent de sa nécessaire « modernisation » pour l’adapter aux défis contemporains.

Décrit comme dépassé et incompatible avec le contexte économique et social du XXIe siècle, le modèle social français est ainsi remis en cause par une série d’attaques violentes et répétées contre les conquêtes du CNR. Pendant la campagne présidentielle, Emmanuel Macron avait d’ailleurs annoncé la couleur, lorsqu’il avait déclaré le 4 septembre 2016, sur France inter, que « le modèle de l’après-guerre ne marche plus. Le consensus politique, économique et social, qui s’est fondé en 1945 et qui a été complété en 1958, est caduc. […] Le monde du travail de demain, c’est un monde dans lequel chacune et chacun devra plusieurs fois dans sa vie changer vraisemblablement d’entreprise, de secteur, et peut-être de statut, et donc, c’est un monde où il faut permettre à chacune et chacun de s’adapter à ces cycles économiques qui sont en train de se retourner. »

La portée polémique était manifestement assumée et recherchée de la part du candidat d’En Marche!, dans sa stratégie d’établissement d’une nouvelle ligne de clivage entre d’un côté des « conservateurs », responsables du ralentissement économique du pays et représentants d’un ancien monde, et de l’autre côté des « progressistes », responsables et déterminés à adapter la France aux exigences de la mondialisation. L’histoire du mouvement ouvrier et la page de la création de la Sécurité sociale qu’on peut y lire seraient dès lors la preuve, pour ce tenant du nouveau monde, que le modèle social français appartient désormais au passé.

La rhétorique médiatique et le projet néolibéral

La rhétorique médiatique de légitimation des choix gouvernementaux actuels en matière de gestion du budget et des comptes sociaux, qui appliquent en quelque sorte le projet du « monde du travail de demain » décrit par le candidat Macron, se déploie d’ailleurs sur un mode pernicieux : commenter – ou critiquer selon les opinions économiques – la forme, c’est-à-dire l’arbitrage du gouvernement sur les 10 milliards alloués aux gilets jaunes en baisses d’impôts et de cotisations sociales, pour naturaliser implicitement l’argument de fond jamais remis en cause. Le principal problème du pays, c’est la réduction du déficit public en hausse cette année de 0,1 %.

À travers cette stratégie inconsciente, les chroniqueurs étant sincèrement (idéologiquement) convaincus de leurs arguments, se dessine un projet de société plus profond et une cohérence du discours sur le long terme : la rhétorique médiatique néolibérale. On invoque les vocables « réductions de la dépense publique », « réduire la dette », « accélérer les réformes », que la majorité des chroniqueurs du PAF impose depuis plusieurs décennies au débat public, justifiés par la technostructure libérale. Se répand ainsi l’idée que les politiques sociales coûtent cher, que les Français se plaignent trop, qu’il faut prendre en compte le vieillissement démographique, et qu’il faut tailler dans le gras des politiques sociales en prenant soin de faire de la « pédagogie »

Ainsi la stratégie globale déployée par le pouvoir politique libéral est entérinée par l’acquiescement quotidien des chroniqueurs médiatiques court-termistes, et laisse le citoyen sans perspective d’explication de la cohérence d’ensemble de ces politiques, dont l’objectif est de grever d’année en année le budget de fonctionnement des services publics (4,2 milliards d’économies réalisées dans le budget de la santé cette année encore).

Toute cette rhétorique du Français fainéant et naïf face aux impératifs budgétaires est alimentée et diffusée dans la société par deux facteurs. D’une part, l’homologie d’intérêts entre sphère médiatique et sphère politique décrite par Pierre Bourdieu (cf. Langage et pouvoir symbolique, partie II, ch.2), qui fait que les chroniqueurs n’ont pas besoin de réagir à autre chose qu’au stimulus apparemment décousu de l’actualité quotidienne – dont le rythme est donné par le gouvernement – pour rendre service à la fois à leur propre carrière de commentateur audiovisuel ou écrit, mais dans le même temps au discours dominant. En passant du coq à l’âne en permanence, la chronologie thématique de l’écosystème médiatique donne le spectacle d’un monde complexe, incompréhensible pour le Français moyen, surtout en matière économique, ce qui tend à légitimer l’idéologie dominante de l’ensemble de la classe sociale bourgeoise à laquelle appartiennent les acteurs des mondes politiques et médiatiques : le néolibéralisme. 

Deuxième facteur, donc: la cohérence interne de l’idéologie néolibérale qui donne leurs directions aux politiques publiques, et dont la formule pourrait être résumée par Christian Morrison, dans son rapport de 1996 pour l’OCDE intitulé « La faisabilité politique de l’ajustement » : rendre dysfonctionnels les services publics, afin de légitimer davantage leur privatisation auprès de l’opinion, puisque le marché est meilleur gestionnaire de l’accès aux services que l’administration étatique. De la même façon que l’ouverture à la concurrence du secteur ferroviaire s’appuie ainsi sur le traditionnel usager mécontent face à la grève des cheminots, ici, la ritournelle de la nécessité de réformer le système de retraites et de santé est soutenue par les séquences médiatiques autour du déficit des comptes de la Sécurité sociale.

Mais la volonté du gouvernement de ne plus compenser les pertes des comptes sociaux, révèle ici une faille dans le dispositif classique « usager mécontent = nécessité de réformer », qui repose lui-même sur le mythe que « la concurrence fera baisser les prix et améliorera les services ». En effet, en créant une levée de boucliers jusque dans sa propre majorité, le gouvernement donne ici une image trop criante de sa cohérence néolibérale, et rend difficile la tâche d’explication-justification (cf. « pédagogie ») dévolue aux médias, ces derniers doivent composer avec l’argument donné par le gouvernement : hausse des déficits à cause des mesures gilets jaunes inopinées, rappel à la rigueur de la Commission européenne …

« Le gouvernement révèle au grand jour son intention véritable. D’une part, prendre le contrôle sur les comptes sociaux, tout en paraissant donner de l’argent aux salariés avec le trompe l’œil de l’augmentation du salaire net. D’autre part, augmenter par ce biais le déficit de la Sécu, et légitimer un peu plus la nécessité de réformer le système social français, au bénéfice du secteur privé. »

En réalité la pilule est un peu trop grosse pour être avalée, et un soupçon légitime commence à se faire jour : n’y a-t-il pas ici une volonté délibérée de détruire le modèle social français à travers les baisses de cotisations, outil de destruction des comptes sociaux? 

L’argument fallacieux de « la faute aux gilets jaunes » cache en effet une couleuvre que même une partie de la majorité présidentielle ne parvient pas à avaler. En revenant sur la disposition de la loi Veil de 1994, qui impliquait la compensation par l’État de toute baisse de cotisations sur le déficit de la Sécurité Sociale, le gouvernement tente à nouveau de surfer sur la vague médiatique de l’été : la faute aux gilets jaunes, à hauteur de 2,7 milliards selon eux. Mais il révèle surtout au grand jour son intention véritable. 

D’une part, prendre le contrôle sur les comptes sociaux (ne pas rembourser les baisses de cotisations, c’est agir sur le budget de la Sécurité sociale), tout en paraissant donner de l’argent aux salariés avec le trompe l’œil de l’augmentation du salaire net. D’autre part, augmenter par ce biais le déficit de la Sécu, et légitimer un peu plus la nécessité de réformer le système social français, au bénéfice du secteur privé.

Enfin, la non-compensation des baisses de cotisations entérinée par le nouveau PLFSS renforce à long terme la projet de société néolibéral prôné par les plus grands fonds d’investissement du monde, comme Black Rock, qui organise un puissant lobbying auprès de la Commission européenne en vue de l’ouverture des systèmes de retraites européens au modèle par capitalisation. Rappelons au passage que Black Rock détient 5% du capital d’Atos, entreprise dont Thierry Bretton était le patron avant d’être désigné par Emmanuel Macron comme candidat au poste de commissaire aux questions industrielles et numériques.

Centre commercial occupé : Extinction Rebellion remporte une première victoire

Derrière le rideau, @Ugo Padovani

Samedi 5 octobre 2019, le mouvement écologiste Extinction Rebellion a occupé le centre commercial parisien Italie 2. Prélude à une semaine d’actions de désobéissance civile à travers le monde entier, cette opération s’est inscrite sous le signe de la convergence entre différents mouvements sociaux. La tactique d’occupation du millier d’activistes présents a laissé les forces de l’ordre relativement désarmées et incapables de reprendre les lieux. Retrouvez le récit d’une démonstration de force qui s’est déroulée dans une atmosphère bouillonnante et conviviale.


« Mais vous êtes qui vous, bordel ? » s’exclame Michel, commerçant au visage sanguin, lorsqu’il découvre un groupe de jeunes gens qui bloquent sa galerie commerciale alors qu’au loin monte le tumulte d’une fanfare. La scène se déroule le matin du 5 octobre 2019, un samedi pluvieux, à l’abri du centre commercial Italie 2 dans le XIIIe arrondissement de Paris. Un jeune homme souriant et chevelu, écologiste aisément détectable avec son écharpe et son pull délavé, commence à expliquer la démarche d’Extinction Rebellion au vendeur. « C’est quoi encore ces guignols, vous êtes des sortes de gilets jaunes ? » s’étrangle Michel alors que dans le hall, un millier d’activistes multicolores chante toujours plus fort.

Dying des membres de XR, sous les yeux d’une version virtuelle de Raphaël Varane.

Né à Londres en novembre 2018 et lancé en France en mars 2019, Extinction Rebellion ou XR est un mouvement international de désobéissance civile exprimant ses revendications écologistes par l’action non-violente. Il est mieux connu du grand public depuis l’affaire du Pont de Sully qui a vu ses militants écologistes et non-violents, gazés par les forces de l’ordre le 28 juin 2019 dans un contexte caniculaire dans tous les sens du terme. Avec la montée en puissance de la conscience écologique au sein des opinions et le développement croissant de ses effectifs, XR entre dans une nouvelle étape de sa lutte pour l’environnement avec la Rébellion internationale d’octobre (RIO).

La RIO est une semaine d’actions fortes coordonnées dans plusieurs grandes métropoles du monde et menées par les différentes antennes nationales de XR. Quelques jours après avoir publié une tribune de convergence des luttes – Nous ne demandons rien à l’État, nous voulons tout reprendre : la joie, la liberté, la beauté, la vie, publiée sur Reporterre, et à quelques heures du lancement de la RIO, Extinction Rebellion France est passée à l’action avant l’heure en réunissant ses cosignataires dans une opération de blocage qui vraisemblablement fera date.

Lancement de l’action de blocage dans le hall du centre commercial Italie 2

 

Extinction Rebellion affirme la convergence autour de la question écologique 

Il est environ 10h quand le collectif pénètre dans le hall du centre commercial, entame ses chants et déploie ses banderoles. L’action a été préparée en toute discrétion, le lieu et l’heure précises ayant été dévoilés au dernier moment. Les journalistes ont été invités sur les lieux par le biais de canaux sécurisés. Autour de XR qui compose le gros des effectifs de cette opération, plusieurs mouvements cosignataires de la tribune précédemment évoquée et aussi variés que Youth for Climate, le Comité Adama, Cerveaux non disponibles, ou encore, plusieurs groupes de gilets jaunes sont présents. Médusés ou agacés pour certains, amusés pour la plupart, les passants continuent à déambuler entre les scènes de dying et les chants anti-Macron, alors que les magasins qui venaient tout juste d’ouvrir commencent à fermer.

Des militants de XR et de Youth for Climate

À l’aube de cette journée d’occupation qui commence dans une ambiance très festive, on rencontre Lorette, membre de Youth for Climate, qui se retrouve tant dans la radicalité des objectifs de XR que dans le principe de désobéissance civile : « Il faut souvent désobéir à ses parents pour désobéir au gouvernement. Mais on le fait pour une bonne raison : on veut embarquer le maximum de gens dans une révolution sociale et écologique. » L’objectif, nous explique un membre de Extinction Rebellion, qui répond au pseudonyme de Soir, « C’est de mobiliser 3,5% de la population pour bloquer le pays. Des études ont montré que c’est la part de la population qu’il fallait en général pour qu’un mouvement populaire entraîne un changement de système. C’est ce qu’il faut pour obliger le gouvernement à agir face au désastre écologique face auquel il reste inactif de manière criminelle. »

Le homard, symbole politique fort depuis la démission de François de Rugy

Dans la foule, on retrouve également des membres de mouvements dont les premières revendications n’étaient pas forcément orientées sur l’écologie. Le lien avec les gilets jaunes, mouvement plutôt représentatif de la France des petites villes et de la ruralité, on le retrouve bien dans le témoignage de Guillaume, la quarantaine qui porte le fluo : « La convergence, c’est devenu l’évidence parce que ce qui fait du mal à l’humain fait du mal à demain, et vice-versa ! ». Quant à Assa Traoré, porte parole du Comité Adama – du nom de son frère, elle estime que le monde écologique doit parler des quartiers populaires, mais aussi de l’Afrique et de l’Asie dont les populations sont et seront les premières victimes du système productiviste. « C’est important de dire que quand on parle d’écologie ou de violence policière, on ne peut pas le faire sans parler des quartiers populaires. Nous avons tous ce même système répressif face à nous : l’État, la police, les gendarmes, cette machine de guerre que nous avons en face de nous, c’est la même ! Nous sommes devenus soldats malgré nous, ils ont construit en nous des soldats, face à cette machine de guerre qui n’a ni sentiment ni états d’âmes ni remords. Mais cette machine de guerre, il faut la renverser. »

La machine de guerre, elle ne tarde pas à se mettre en place puisque juste après 11h commence le siège du bâtiment par les forces de l’ordre qui tenteront de premières incursions légères aux alentours de 12h20, sans succès : le blocage semble alors parti pour au moins quelques heures.

Un centre commercial transformé en village : l’affirmation d’une culture alternative commune

Alors qu’il semble acquis que le blocage durera au moins jusqu’en fin d’après-midi, les militants écologiques de XR commencent à mettre en place l’organisation auto-gérée des lieux dans une atmosphère radicalement conviviale et festive. En plus des toilettes du théâtre de la ville dont on s’assure du bon usage, on construit des latrines supplémentaires, bricolées sur place, afin de répondre du mieux aux besoins. Rapidement, aux côtés des boutiques fermées, on voit apparaître des échoppes qui fabriquent des cookies dans de petits fours amenés pour l’occasion, qu distribuent des vivres et qui parviennent du dehors par de petites trappes et portes dérobées : tout le monde est nourri gratuitement ou à prix libre, et seul le café aura véritablement manqué.

Atelier de préparation de tartines pour les bloqueurs

On trouve même une librairie improvisée avec la présence des éditions du Goéland, dont l’un des membres, Camille, qui nous présente un ouvrage qui semble avoir du succès aujourd’hui : « Il s’agit d’un texte critique de l’écologie du renoncement. On ne renonce pas, on créé un nouveau monde en détruisant l’ancien. L’écologie c’est des nouveaux lieux, de nouveaux liens. Ça marche pour une ZAD comme pour un rond-point où se rencontrent des êtres humains. On veut sortir d’une écologie un peu chiante pour amener une écologie plus souriante. » Des sourires justement, on en lit de nombreux sur les visages, notamment ceux de Jeanne et Sara : « Jamais on a été autant d’écologistes dans un centre commercial, ni si longtemps, et c’est pas si nul que ça finalement ! » lance la première en riant. « Plus sérieusement, reprend Sara, vu l’impact de la consommation sur le réchauffement climatique, c’était intéressant de venir bloquer un centre commercial aujourd’hui et montrer qu’on a pas besoin d’eux. »

Affichage de la communication d’Exctinction Rebellion sur les vitrines

En lieu et place de la logique du centre commercial, on voit naître une petite Cité éphémère avec ses institutions : très régulièrement, une assemblée générale se réunit au sous-sol pour traiter des affaires communes, des questions de principes aux enjeux les plus pratiques (gestion des entrées et sorties, élaborations de nouveaux messages et de banderoles communes, etc.). Sur l’esplanade située tout en haut, à côté de l’Hippopotamus désormais fermé, on trouve une assemblée plus ouverte où chacun est invité à prendre la parole librement sur des sujets au choix : on trouve autant un gilet jaune syndicaliste qui parle d’éco-féminisme qu’une habitante de quartier populaire qui fait le constat du relatif manque de diversité sociale et ethnique du mouvement. Au loin, on entend toujours le bruit d’un tambour, un chant anti-fasciste ou encore un « Extinction, rébellion ! ». Ainsi semble naître une culture collective dans ce village naissant au cœur de Paris.

Une militante de XR rebaptise les lieux

Tout autour de cette partie du centre commercial qui est au main des occupants écologistes, on voit des visages curieux tendre l’œil par une vitre ou échanger quelques mots par une grille. On voit se dessiner la frontière entre deux mondes qui fonctionnent de manière radicalement différente, et pourtant, de part et d’autres, on ne peut s’empêcher d’échanger, de se raconter ce qui se passe. Du côté d’Italie 2, on assiste à une séance de méditation improvisée de part et d’autre de la grille. De l’autre côté, les gens chantent et dansent de chaque côté des grandes baies vitrées. Tout est ainsi comme un jeu et une fête, jusqu’à ce qu’aux alentours de 18h, les sentinelles écologistes annoncent l’arrivée de fourgonnettes bleues en renfort des troupes déjà présentes autour du bâtiment. On se rappelle alors pourquoi on est là : il y a bel et bien une lutte entre deux visions du monde, et la RIO est un affrontement, une bataille de l’image et des corps pour l’occupation politique d’un espace.

Séance de méditation organisée de part et d’autre du rideau de fer

 

La question de la violence : entre bataille de l’image et réalité terrain

En ce début de soirée, l’excitation et l’amusement font bientôt place à une certaine forme de nervosité : cela fait maintenant près de huit heures que dure l’occupation et le crépuscule se mêle à la fatigue. Au moindre mouvement des forces de l’ordre, des bloqueurs sont appelés de part et d’autre de la zone occupée, de sorte que les activistes courent beaucoup ce qui entraîne de petits mouvements de foules, jamais dangereux mais certainement énergivores. Pendant ce temps, de jeunes gens masqués et vêtus de noir s’occupent de neutraliser les caméras : la présence et l’action de probables membres du black bloc crée forcément le débat au sein d’Extinction Rebellion, dont la non-violence fait partie des principes les plus fondamentaux. Mais la violence reste un concept flou et le débat envahit les discussions, bien résumé par Marwan : « Si je frappe qui me frappe, suis-je violent ? Si je casse quelque chose qui casse le monde, suis-je violent ? Si je dessine ou j’écris sur ce qui n’a aucun sens, suis-je violent ? Personne n’a la même réponse. »

Le siège par la gendarmerie, du centre commercial occupé

Si la non-violence est un enjeu si important pour XR, nous explique Adrien, « c’est qu’on a besoin d’un certain seuil de population qui nous soutient si on veut pouvoir battre le gouvernement. Et on a besoin de la non-violence pour conserver une bonne image. C’est une batille de l’image et si on la perd, il nous arrivera la même chose qu’aux gilets jaunes.» On recroise Camille, le libraire qui cette fois s’exprime en son nom propre : « On a pas de ligne politique aux éditions du Goéland mais on met à disposition un texte qui dit Comment la non-violence protège l’État ? La désobéissance civile oui, mais ce n’est pas la question qu’elle soit violente ou non-violente. Moi je suis favorable à une convergence entre les différentes stratégies de désobéissance civile. Pour détruire le système, la désobéissance civile est nécessaire, la non-violence a une utilité certaine qui fait venir les gens en nombre mais il faut articuler les différentes tactiques. »

“On ne négocie pas avec les pyromanes”

Violence ou non-violence, l’horloge indique bientôt 20h et avec la lassitude de l’attente se fait sentir chez chaque activiste. On repense à Hommage à la Catalogne de Georges Orwell où l’auteur qui s’est embarqué aux côtés des milices anarchistes espagnoles contre Franco, se retrouve dans une guerre longtemps dénuée d’affrontement et d’héroïsme, à regretter que cette « guerre manque si cruellement de vie ». Et au centre-commercial Italie 2 où une faim et une fatigue se font sentir, l’arrivée continue de ravitaillement constitue le principal événement avant l’orage. Et puis une street medic arrive au milieu d’une assemblée générale avec un talkie-walkie, expliquant qu’elle capte la fréquence des unités de gendarmerie et que ces dernières disent se regrouper avant l’assaut. Les bloqueurs se préparent alors plus activement et forment des groupes compacts, debout ou assis, autour des points d’accès au bâtiment afin d’empêcher la pénétration des forces de l’ordre.

Les groupes de bloqueurs se préparent en équipe

 

Victoire tactique, questions stratégiques : XR sait remporter une bataille, qu’en est-il de la guerre ?

Autour de 20h30, des membres forces de l’ordre viennent tenter de débloquer une grille séparant la partie du centre commercial occupée par Extinction Rebellion et ses alliés. Au même moment un autre groupe des forces de l’ordre tente une incursion par une porte dérobée et non-bloquée par les activistes écologistes. Rapidement les activistes non-violents de XR, doivent reculer devant le choc, et ce sont bientôt des membres d’autres collectifs qui vont au contact. Les personnes présentes sont largement intoxiquées par les gaz lacrymogènes. Des jets de mobilier urbain opposent les deux forces autour de la porte, et ce sont finalement les activistes qui ont le dernier mot puisqu’ils parviennent à bloquer l’issue après environ une demi-heure d’affrontements. De l’autre côté du centre commercial, les forces de l’ordre ne parviendront jamais à débloquer la grille et partout ailleurs, elles renonceront à intervenir devant le dispositif de blocage des membres de XR. La plupart des unités se replieront après cet échec.

Porte bloquée à l’issue de l’affrontement avec les forces de l’ordre

Au-delà de la non-violence, le succès de cette action de blocage tient probablement à la pluralité des modalités tactiques de désobéissance civile des différents mouvements et collectifs présents : comme dans les écosystèmes, c’est la diversité qui fait la résilience, la résistance et la pérennité du milieu. Le débat sur le sujet de la compatibilité entre ces différentes modalités d’action, au sein de XR, et entre XR et ses alliés, n’a probablement pas fini d’agiter les organisations concernées. Se pose également la question de la portée d’une telle action dans l’opinion publique, car si elle prend aux tripes ses participants, il faut être également être capable de l’exploiter médiatiquement pour massifier. Or pour cela, il faut dépasser le microcosme des collectifs militants, et donc développer une communication centralisée notamment.

L’effervescence contamine bientôt l’ensemble des bloqueurs qui font redoubler leurs chants à travers un centre commercial Italie 2, dont le visage a bien changé en quelques heures. Cyprien, militant de XR nous parle avec enthousiasme : « la RIO ça peut être un déclic, parce qu’avec plusieurs jours d’actions, la réflexion pourrait amener un nouvel élan. Parce qu’en bloquant un bâtiment avec un peu de monde, on montre que c’est possible de le faire partout ailleurs. » On a bientôt la sensation étrange que cette victoire a surpris jusqu’à celles et ceux qui l’ont orchestré : plus personne ne semble savoir exactement ce qu’il convient de faire de ce lieu acquis mais qui semble désormais sans enjeu. Il sera finalement décidé de l’évacuer aux alentours de 4h30 mais cet apparent vide stratégique sera certainement un point de réflexion à aborder pour l’avenir du mouvement. Maharbal, général de la cavalerie qui servait le célèbre Hannibal l’avait ainsi averti : “Tu sais vaincre Hannibal, mais tu ne sais pas tirer profit de la victoire.”

Débat-graffiti sur la thématique de la violence

Extinction Rebellion France peut toutefois se satisfaire tant de la convergence qu’elle a orchestré avec ses alliés que de cette première action victorieuse qui lui permet de se lancer dans la RIO, plus sûre de ses ambitions et de sa capacité à mettre en échec les forces de l’ordre.

“La population est en avance sur les politiques” – Entretien avec Esther Benbassa

credits : Jean-Christophe Attias

Esther Benbassa est sénatrice de Paris et membre d’Europe Écologie Les Verts. Sa personnalité détonne dans le paysage politique français : première titulaire femme et laïque de la chaire d’histoire du judaïsme moderne à l’École pratique des hautes études, Esther Benbassa est aussi tri-nationale franco-turco-israélienne. Elle s’est fait remarquer en se plaçant en première ligne sur de nombreux sujets “sociétaux” comme la PMA ou la légalisation du cannabis, le droit de vote des étrangers, le délit de solidarité, les réfugiés climatiques mais aussi par son implication lors du mouvement des Gilets jaunes. Alors que EELV vient de réaliser de bons résultats aux élections européennes (13,5%), la question de l’évolution de son positionnement idéologique et de sa stratégie est en débat. Entretien réalisé par Maximilien Dardel, retranscription Loïc Renaudier.


 

LVSL – Parmi vos faits politiques notables, vous avez été la première à déposer une proposition de loi pour la légalisation d’un usage contrôlé du cannabis, alors même qu’il y a un énorme tabou politique en France sur ce sujet. On a l’impression que dans la société, cette idée gagne beaucoup de terrain et est même aujourd’hui majoritaire. Comment s’explique ce paradoxe ? 

Esther Benbassa – Je pense que la population est en avance sur les politiques. Nous avions d’ailleurs organisé un colloque après le dépôt de la proposition de loi. Dans un sondage IPSOS fait pour ce colloque en octobre 2016, nous avons constaté que 84% des Français trouvaient que la législation en vigueur en la matière n’était pas efficace, que la répression actuelle ne permettait pas d’endiguer l’augmentation du nombre de consommateurs de cannabis, et donc qu’il fallait changer la loi. 52% des Françaises et Français jugeaient que la vente du cannabis sous le contrôle de l’État serait efficace.

Les politiques sont toujours en retard, ils pensent que bousculer le statu quo leur ferait perdre des voix. C’est un véritable problème à droite et à gauche, même si la droite est beaucoup plus conservatrice. Je l’ai constaté lorsque j’ai suscité un débat sur le cannabis thérapeutique au Sénat, en mai dernier.

J’ai entendu des collègues de droite dire : « Oui, mais les médecins vont prescrire le cannabis aux consommateurs récréatifs… » Je ne connais pas un médecin qui ferait une prescription à quelqu’un qui n’en aurait pas besoin pour des raisons médicales. Nous sommes en retard, car nous sommes frileux, et en même temps le coût de la répression des consommateurs de cannabis est faramineux, et malgré cela le nombre de consommateurs, lui, ne fait qu’augmenter. C’est bien la preuve que la répression n’est pas efficace. La consommation de cannabis est quasiment admise dans la société, ce n’est plus une question de délinquance. Mais les politiciens restent bloqués sur leurs préjugés.

LVSL – Pensez-vous que même une nouvelle formation politique comme En Marche restera aussi frileuse sur ces questions ? 

EB – Oui, je le crains. Quand on regarde par exemple les États-Unis, qui sont à certains égards très conservateurs, on trouve de nombreux États ayant adopté le cannabis thérapeutique, et qui, par la suite, se sont rapidement convertis au cannabis récréatif. Ils avaient l’expérience de la culture, de la diffusion, de la vente de ce produit. Et cela n’a pas posé de problème.

Au début, il y a eu une augmentation du nombre de consommateurs, car tout le monde voulait savoir de quoi il s’agissait. Mais aujourd’hui le niveau de consommation est revenu à la normale. Et pendant ce temps, on a pu combattre l’économie parallèle, faire un véritable travail de prévention et un vrai travail d’accompagnement et créer des emplois. Les taxes dans certains États ayant légalisé le cannabis permettent la restauration d’écoles et tout un tas d’autres engagements en matière de prévention et d’accompagnement. Or chez nous, il n’y a pas de prévention parce que c’est tabou, et pas de véritable accompagnement, parce qu’on n’a pas d’argent. On est toujours dans une sorte de zone grise.

LVSL – Vous avez aussi déposé le premier projet de loi concernant la PMA. Nous voudrions interroger avec vous la dichotomie entre les questions sociétales et les questions sociales. Y-a-t-il une différence entre ces questions ? Est-ce qu’elles s’alimentent ou, au contraire, sont-elles en conflit ? 

EB – D’un point de vue sémantique, il n’y a pas de différence fondamentale. Société, sociétal, social… Je ne fais pas la distinction. Mais en France, on utilise « sociétal » pour certaines questions actuelles, alors que le « social », c’est la redistribution des richesses, l’égalité, le combat contre la pauvreté et l’exclusion… Je ne vois pas la ligne de démarcation. Sociétal, d’un point de vue rhétorique, c’est plus noble. Lorsqu’on agit sur le terrain et au Parlement, on ne fait pas de distinction.

LVSL – Pensez-vous que séparer les deux soit un écueil ?

EB – Sans doute. C’est une sorte de séparation entre sujets nobles et d’autres moins nobles. C’est une manière d’occulter certaines réalités. Et c’est pour remplir une sorte de vide idéologique, une mode actuelle.

Je suis pour une écologie populaire, mais là aussi, ceux qui font de l’écologie sociale disent qu’ils font de l’écologie populaire. Je pense que l’écologie sociale, c’est ce que fait EELV, par exemple. Normalement, on ne devrait pas faire de distinction entre la justice sociale et l’environnement, la biodiversité, la lutte contre le réchauffement climatique… Mais quand on parle de justice sociale, il faut faire plus d’écologie populaire. Par exemple, il faut aider l’agriculture à produire du bio moins cher pour que les cantines collectives en servent. Il faut faire en sorte que les couches précaires puissent aussi en acheter et ne pas laisser le bio qu’aux classes moyennes et supérieures, qui sont davantage dans une démarche de bien-être personnel. Il faut dépasser les frontières du public naturel, plutôt bobo. Combien de personnes, en pourcentage, consomment du bio ?

Aujourd’hui, tout est verdi en politique mais les personnes précaires n’ont pas accès aux valeurs nutritives du bio. C’est la même chose pour la pédagogie écologique. Il faudrait créer des maisons de l’écologie ; introduire à l’école, et pas seulement à l’université, un enseignement prenant également en compte l’écologie ; élire par exemple des référents écolos dans chaque établissement scolaire pour assurer la transmission ; assurer la circulation des fondamentaux écologiques au sein des groupes sociaux qui n’y ont pas spontanément accès. Les moyens pour y arriver sont là, il ne serait pas non plus inutile de changer de vocabulaire pour rendre l’écologie accessible à tous. Il reste encore beaucoup à faire, la tâche est immense.

J’ai suivi les Gilets jaunes pendant 38 semaines. J’ai organisé un débat aux journées d’été d’EELV intitulé « Gilets jaunes, gilets verts : même combat ». Les Gilets jaunes que j’ai pu rencontrer ne parlent pas comme les écologistes, pas avec les mêmes mots, ils n’en parlent pas moins du réchauffement climatique, des passoires thermiques, de l’asthme de leurs enfants, de la malbouffe. Ils décrivent des situations, sans utiliser le vocabulaire consacré. Les Gilets jaunes rejoignent les marches pour le climat, mais peu de marcheurs pour le climat rejoignent les Gilets jaunes. C’est là que le bât blesse. Il y a une perméabilité à l’écologie chez les Gilets jaunes, car ils ne sont pas seulement pauvres, ils souffrent directement de ce système. Ils achètent du low-cost, leurs légumes et fruits sont bourrés de pesticides, ils sont les premières victimes de la pollution, ne serait-ce que par l’utilisation de voitures diesel. Mais j’ai l’impression qu’on ne s’adresse pas à ces personnes-là, car on imagine qu’elles ne seront jamais sensibles à ces thèmes. On les considère en dehors de notre vision écologique immédiate.

LVSL – Comment avez-vous perçu l’attitude des partis politiques vis-à-vis du mouvement des Gilets jaunes ? Notamment EELV. 

Credits : Benjamin Boccas

EB – 11% des sympathisants des Gilets jaunes ont voté pour la liste conduite par Yannick Jadot aux élections européennes. Ce qui n’est pas mal !

J’ai souvent entendu de la part des partis dits de gauche : « Écoutez, on ne va pas les instrumentaliser. » « Descendre dans la rue avec eux, ce serait problématique ». Certains ont craint que le mouvement des Gilets jaunes soit d’extrême droite. D’autres ont estimé qu’il s’agissait d’individus violents, en rupture avec le pacifisme prôné par l’écologie. Et ainsi de suite. Tout le monde a eu peur des Gilets jaunes, en réalité, pas uniquement le gouvernement. C’est un phénomène qu’ils ne comprenaient pas, qu’ils ne maîtrisaient pas, et qui ne ressemblait à aucun autre mouvement social ou au fonctionnement des syndicats. C’était tout à fait nouveau.

D’autant qu’on est face à un mouvement hétérogène, à l’inverse d’un mouvement syndical. Les Gilets jaunes représentent un spectre très large de la société française : l’extrême droite, des gens de gauche, des gens sensibles à l’écologie (d’ailleurs certains groupements de Gilets jaunes se sont donnés le nom de « Gilets verts »), des gens sans appartenance politique. C’était l’essence du mouvement que de ne pas faire la distinction entre droite et gauche. C’est ainsi que l’extrême droite a tenté de le récupérer, pendant que sa propre réserve a signé une relative défaite pour la gauche.

Quand j’étais avec les Gilets jaunes, je ne voulais pas manifester avec mon écharpe d’élue, pour ne pas être accusée de récupération politique. Ils m’ont répondu qu’à l’inverse, je les représentais et que ma place était chez eux avec mon écharpe.

Cette coupure est quand même problématique, car elle éloigne encore plus de la gauche, qui aurait dû très vite créer des ponts avec ce mouvement social.

LVSL – Vous avez participé, sans signer, à l’appel lancé par Clémentine Autain « Pour un big bang de la gauche ». EELV semble pourtant prendre de la distance avec le référentiel de gauche, du moins Yannick Jadot. Souhaitez-vous que EELV se réinscrive symboliquement dans le camp de la gauche ? 

EB – La gauche, ça ne veut plus rien dire aujourd’hui. Il y a des valeurs de gauche, auxquelles j’adhère personnellement. Justice sociale, égalité, lutte pour l’émancipation des femmes, soutien aux migrants, aide aux précaires, combat contre la pauvreté, soutien des LGBTQI+, lutte contre les féminicides… Nous avons des projets économiques aussi qui ne vont pas dans le sens du néolibéralisme. À EELV par exemple, nous sommes non productivistes, nous luttons pour une société non consumériste. Nous sommes pétris de principes de gauche. Aujourd’hui, les rejeter, ce serait de la légèreté. Mais de là à se dire simplement de gauche… Ce ne sont pas les mots qui comptent, ce sont les actes et les engagements. Alors essayons de dire que nous avons une maison commune. Mais aujourd’hui la gauche n’a pas le même profil que la gauche du passé ou que la social-démocratie d’il y a quelques années.

LVSL – La question politique sous-jacente, c’est de savoir si EELV vise un électorat transpartisan ou vise à hégémoniser ce qui reste de l’électorat de gauche ? 

EB – Avec 13,5% aux élections européennes, on peut difficilement nourrir des visées hégémoniques. Nous sommes la troisième force politique, ce qui est très bien. Nous pourrons devenir la seconde, ou la première, si autour de projets écologiques et d’écologie sociale et populaire, nous réussissons à rassembler des membres d’autres partis, ONG, associations, société civile, etc. L’important, c’est de créer une convergence autour du projet écologique et de justice sociale que nous portons.

Aux prochaines élections, on va peut-être gagner quelques villes, mais on ne les gagnera pas seuls. On les gagnera avec d’autres, toujours autour d’un projet. Ainsi, je n’appelle pas à un rassemblement de type « tambouille politique », où on fait des compromis de circonstances. La jeunesse d’aujourd’hui va au-delà de cela. C’est une jeunesse qui n’a pas eu d’engagement idéologique et qui voit dans l’écologie un espace libre pour évoluer, apprendre et faire de la politique, défendre la planète et défendre son bien-vivre. On est dans une nouvelle étape, et si nous ne nous y engageons pas, nous risquons tous de sortir perdants.

LVSL – Vous êtes une des voix qui portent la question du “vivre ensemble”. Je voudrais interroger le rapport d’EELV et de l’écologie politique à la question de l’universalisme républicain. Vous considérez-vous comme une républicaine ? Le vivre ensemble se construit-il plutôt par un dialogue intercommunautaire ? 

EB – J’avais fondé une structure associative, « Le Pari(s) du vivre-ensemble » avec l’universitaire et écrivain Jean-Christophe Attias, il y a bien longtemps. Je ne sais pas ce qu’est vraiment le « communautarisme ». Si on écoute les théoriciens politiques anglo-saxons, le regroupement communautaire n’est pas négatif. Ce qui se ressemble s’assemble. En pleine période de mondialisation, de précarisation et de blocage de l’ascenseur social, il convient de trouver les bonnes solutions. Comme les États peinent à le faire, on assiste à un repli communautaire. D’ailleurs, ce repli face à la mondialisation se retrouve aussi dans le groupe majoritaire. Regardez le succès du RN et des discours identitaires. Pour une ancienne puissance impériale et coloniale comme la France, ce repli est surprenant sans l’être vraiment lorsqu’on se penche sur ses raisons historiques.

Les replis identitaires en France occasionnent, c’est notre spécificité, des polémiques sur le « communautarisme » sous son aspect le plus négatif. Le système de regroupement communautaire a eu du bon et du mauvais aux États-Unis. En France, l’universalisme mérite débat parce qu’il est essentiellement blanc, catholique, et masculin. En fait l’universalisme est une belle formule qui a permis de trouver un modèle intéressant et contrastant avec le nationalisme. Mais aujourd’hui il est en panne, parce qu’il ne permet pas, à ceux qui sont exclus de cette conception universaliste, d’aller de l’avant, dont bien sûr les minorités dites issues de l’immigration.

La France aime le terme de « méritocratie ». Mais celle-ci n’aide que ceux qui ont déjà le background pour être méritant… Ceux qui ne l’ont pas éprouvent des difficultés pour avancer. Je crois même qu’on est en deçà de ce qui s’est passé au début du XXe siècle, où il y a eu une intégration assez importante en France. Certes, c’était une époque de migrations catholiques (italiens, polonais, portugais, espagnols…), donc un problème différent de celui d’aujourd’hui. Il y a eu aussi des mouvements migratoires juifs, qui ont payé pour nombre d’entre eux de leur vie, avec les déportations, une forme de rejet radical de l’Autre. L’immigration, depuis les années 1970, est plus diversifiée, venant notamment d’Afrique du Nord, d’Afrique subsaharienne, de Syrie, etc. On a cristallisé le débat autour de ces migrants qui soi-disant ne se seraient pas intégrés, voire même ne seraient pas intégrables, principalement à cause de leur religion.

Aux XIXe et XXe siècles, les juifs ont contribué à l’avancement de la nation, en occupant par exemple des positions importantes dans l’appareil d’État. C’étaient des “fous de la République”, des fonctionnaires, des politiciens, qui ne juraient que par la France, qui les avait émancipés à la fin du XVIIIe siècle. Sans compter les grands artistes de l’École de Paris, des écrivains, etc. Avec la résurgence de l’antisémitisme actuel, les juifs ont commencé eux aussi, à l’inverse, à se replier sur leur communauté.

On observe ce même repli chez les arabo-musulmans. On ne parle que des banlieues, de la violence, de la pauvreté des arabo-musulmans. Alors qu’il y a une classe moyenne musulmane dont on ne parle quasiment jamais. Tout cela semble si biaisé…

Ces replis, à l’ère de la mondialisation, ne sont pas un mystère, ni une surprise. Nous ne sommes pas encore un pays qui fonctionne à l’anglo-saxonne par regroupements communautaires. Or les communautés peuvent fonctionner comme des sas, et précisément aider à l’intégration de leurs membres, spécialement dans des périodes où cette intégration est difficile. Ces replis ne soustraient pas les intéressés à la société dans laquelle ils évoluent. L’erreur est de le penser.

LVSL – Préconisez-vous une réinvention de l’universalisme ? Ou bien faudrait-il évoluer vers un modèle anglo-saxon communautaire, avec un respect mutuel entre les communautés ? 

EB – Je suis une cosmopolite, j’ai changé trois fois de pays, je parle six langues. Pour moi, le repli est une notion étrangère. Je regarde le monde ou la France ou les êtres humains avec mon bagage, un bagage qui peut être trompeur.

Néanmoins, je pense qu’il convient de réinventer un modèle d’universalisme : l’élargir, l’étoffer de nouveau avec ce qui est bon dans l’auto-organisation communautaire, et en même temps le mettre en état de fonctionner vraiment (authentique liberté du culte, aide à l’intégration, aide à l’ascension sociale, égalité de traitement, etc.).

Avec les catastrophes écologiques actuelles et à venir, nous devrons hélas faire face au déplacement de plus de 143 millions de réfugiés climatiques dans le monde. Avec les crises politiques et leurs répercussions, doublées d’un capitalisme sauvage dans les pays africains, nous aurons de même énormément de migrants fuyant la guerre et la pauvreté.

Notre gouvernement pro-mondialisation ne veut prendre que ce qui est « bon ». La mondialisation est un paquet, avec le bon et le « mauvais ». Elle ne s’arrête pas à la circulation des biens mais inclut celle des êtres humains.

LVSL – En 2016, vous avez signé une lettre polémique dans Libération, intitulée « Le voile n’est pas plus aliénant que la mini-jupe ». Considérez-vous que dans l’islam – ou toute religion – se trouve une forme de projet politique, et donc que le voile pourrait recouper une fonction prosélyte ? 

EB – Qu’il y ait du prosélytisme au sein du groupe musulman en France, ce n’est un mystère pour personne. Il est issu principalement de ses segments salafistes par exemple. La politisation de l’islam n’est pas nouvelle non plus. Dans le catholicisme, la politisation de la religion existe également, on l’a vu avec le mariage pour tous. Dans les religions minoritaires, son fonctionnement se traduit quelque peu différemment. Il y a un retour au religieux qui fait partie de ce repli dont je vous ai parlé, face à l’hostilité réelle ou supposée de la société globale. Il n’est pas utile de donner des arguments aux prosélytes radicaux en poursuivant vainement la jeune fille qui porte un voile léger assorti à la couleur de sa robe ou à son jean skinny.

Les filles des femmes qui ont jeté leur voile en venant en France, portent pour certaines le voile aujourd’hui. Est-ce que le voile n’est pas d’abord, ici, un élément identitaire ? À faire l’amalgame, on ne fait que renforcer le repli. Ces personnes voilées par choix ne sont pas moins intégrées que les autres. Il y a aussi, incontestablement, un phénomène de mode.

Dans les facultés de médecine, on voit des étudiantes voilées, signe de leur émancipation et de leur intégration. Le voile intégral, c’est sans doute différent, car l’espace public doit bien sûr rester fluide et cette fluidité ne doit pas être compromise. Mais va-t-on s’en prendre aussi aux orthodoxes juifs portant un costume conforme à leur appartenance ou aux porteurs de kippa ? Vous remarquerez qu’on ne s’attaque pas aux femmes juives qui achètent chez H&M ou ailleurs les mêmes vêtements « pudiques » que les femmes pieuses musulmanes.

Qu’on fasse une loi contre le port du voile à l’école, je peux éventuellement le comprendre. On aurait pu s’en passer, mais, bon, d’accord… Quand j’étais jeune professeure de collège, les jeunes filles portaient des jeans avec string apparent, et c’était tout aussi gênant, certes pour d’autres raisons…

Nous avons un problème avec l’islam, c’est un abcès de la décolonisation qui n’a jamais été crevé. Nous avons la vision d’un islam envahisseur, parce que nous avons inconsciemment du mal à digérer le fait que nous ne soyons plus colonisateurs et que ces personnes, dont les aïeux étaient colonisés, soient des Françaises et des Français comme les autres.

Récemment, lorsqu’un migrant afghan a tué une personne et en a blessé plusieurs autres à Villeurbanne, à la télévision, l’extrême droite a directement parlé de rétablir les frontières et posé la question migratoire comme source des violences sur le territoire. Or tout cela reposait sur du sable. Cet individu avait été régularisé comme demandeur d’asile et n’avait rien à voir avec tout ceci. Il avait juste des problèmes psychiatriques, et son acte n’avait rien d’une attaque terroriste. Tant que l’abcès perdurera, la société continuera d’être fracturée.

LVSL – Comment jugez-vous la récente séquence politique et le débat autour de l’islamophobie ?

EB – Je suis historienne : je pars du terme « judéophobie ». Ce terme a été utilisé en 1882 par Léon Pinsker, intellectuel et médecin juif russe et est devenu synonyme d’« antisémitisme ». Quand on parlait de la religion juive, on utilisait « antijudaïsme ». Une forme d’hostilité au judaïsme qui remonte aux sociétés païennes, et qui s’est développée au Moyen Âge et dans la France d’Ancien Régime. Cet antijudaïsme avait pour premier fondement l’accusation portée contre les juifs d’avoir tué Jésus et de n’avoir reconnu ni sa messianité, ni sa divinité. Ainsi étaient-ils considérés comme inférieurs. La détérioration de leur situation concrète en découlait mécaniquement : ségrégation, persécutions, etc.

Pour désigner la critique ou le rejet de l’islam comme religion, il semble qu’on n’ait pas d’autre mot qu’islamophobie. Je suis pour la critique des religions. La religion est pour moi un objet d’étude et pas de foi. Mais en France, le terme « islamophobie » n’est utilisé que dans une perspective de rejet des musulmans.

Ceux qui souhaitent dépasser les principes de la laïcité telle que prévue dans la loi de 1905 se drapent parfois dans une nouvelle religion qu’on pourrait qualifier de « laïcisme ». La laïcité servant de paravent. Certains insoumis sont tombés apparemment dans le piège, en considérant que l’islamophobie était la critique de l’islam et pas du racisme anti-arabo-musulman. Les mots ont pourtant un sens et il est préférable d’éviter d’entretenir les confusions.

Concernant la tribune polémique « Le voile n’est pas plus aliénant que la mini-jupe », je rappelle que son titre n’est pas de moi… La mini-jupe était considérée à ses débuts comme impudique, comme inappropriée pour une jeune femme. C’est la même chose aujourd’hui avec le voile qu’on considère comme allant à l’encontre de la laïcité. Si certains veulent porter des vêtements pudiques, c’est leur droit. Allez à Londres, en arrivant à l’aéroport, à la sécurité, vous verrez des femmes couvertes. Au Parlement américain, la députée Ilhan Omar se couvre les cheveux. En France, une élue porterait un voile à l’Assemblée ou au Sénat, ce serait catastrophique, pas seulement polémique. On ferait vite fait une loi pour l’interdire…

Nous avons ces sensibilités qui paraissent comme des coquetteries déplacées à nos voisins qui construisent d’autres relations avec les religions, malgré la séparation entre l’Église et l’État. Nous avons notre propre histoire et notre culture sur cette question. La question musulmane revient inlassablement, sous une forme polémique, comme un serpent de mer dans le débat politique. L’État français n’est pas raciste, mais c’est bien un racisme systémique qui touche ses institutions à différents niveaux.

Violences et transformation sociale : peut-on faire la révolution sans la révolution ?

©Harald Lenuld Pilc

Les gilets jaunes auront marqué de façon indélébile l’année 2019. Sans chercher à affirmer ou infirmer les reproches de ces conservateurs de tout poils, ceux ayant vu dans ce mouvement une lueur d’espoir vers une transformation de nos sociétés initiée par les masses sont inévitablement ramenés à ce débat qui n’est pas neuf : que faire de la stratégie de la violence ? Ceux qui enragent de l’injustice de nos sociétés, de la prédation de son économie sur les hommes et la nature doivent-ils entretenir cette rage, la propager, en faire une arme de transformation et une force de visibilisation ou doivent-ils au contraire en craindre les excès, les risques et les dérives ?


« Citoyens, vouliez-vous la révolution sans la révolution ? (…) Toutes ces choses-là étaient illégales, aussi illégales que la Révolution, que la chute du trône et de la Bastille, aussi illégales que la liberté elle-même »[1]. Ces mots de Robespierre résonnent avec d’autant plus de profondeur à la lumière des événements de ces derniers mois. Quand, à grand cri de « Macron démission », des gilets jaunes envahissent ronds-points et avenues durant 29 semaines consécutives « pour l’honneur des travailleurs, pour un monde meilleur », et quand, dans le même temps, on nous rebat les oreilles du soir au matin dans les différents médias à grand cri de « Mais, rassurez-moi, vous condamnez ces violences ? », alors oui ces mots de Robespierre font échos en nous et nous interrogent.

Car après tout, qu’est-ce qu’une révolution sinon cette « rupture avec le cadre de la légalité »[2] ? Comment ne pas associer les transformations radicales qui se sont opérées dans nos sociétés à des épisodes clés de violence populaire ? Comment ne pas penser aux révoltes contre l’injustice fiscale lors des jacqueries de 1358, à la prise de la Bastille, au saisissement des canons du peuple et à l’expulsion de l’armée par la Commune de Paris naissante le 18 mars 1871, aux pavés arrachés en mai 1968, aux Champs-Élysées saccagés lors de l’acte XVIII des gilets jaunes ? Certains des événements cités nourrissent encore l’imaginaire révolutionnaire et ont indéniablement conduits à des transformations, petits pas ou grandes révolutions. Mais tous ont aussi vus la morts des meilleurs des nôtres, des Etienne Marcel, des Desmoulins, des Robespierre, des Varlin et des Zineb Redouane. Tant et si bien que certains ont substitué à cet idéal de révolution, conçu comme le soulèvement armé des masses contre la légalité en place, un autre modèle, celui de -496 et de la grève des travailleurs de l’Aventin donnant naissance aux tribuns du peuple, celui des Gandhi et des Luther King, celui des masses vénézuéliennes insurgées contre le prix du ticket de bus ouvrant la voie à la révolution bolivarienne de Chávez ou plus récemment celui du peuple algérien assemblé dans les rues, criant halte à l’humiliation, réclamant le départ d’un président amorphe et de sa caste au pouvoir. Bref, à la révolution prolétarienne certains ont préféré la révolution citoyenne, telle que théorisée par Rafael Correa, ancien président de la République de l’Équateur, et reprise par Jean-Luc Mélenchon, celle qui « s’enracine dans le mouvement social, [qui] se déclenche et se mène par les bulletins de vote et les élections »[3]. D’autres, à l’instar de Lutte ouvrière de Nathalie Arthaud, continuent de refuser cette ligne pacifiste en tant que telle et appellent à une acception plus classique de la révolution, celle qui consiste à « renverser la bourgeoisie au pouvoir, [l’exproprier], [faire] que les travailleurs eux-mêmes prennent le pouvoir »[4].

La question reste donc entière, peut-on faire « la révolution sans la révolution » comme la moquait Robespierre ? La violence est-elle cette « accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs »[5]ou amène-t-elle, en particulier dans le cadre de nos démocraties pluralistes, à un rabougrissement des mouvements sociaux qui ne conduit nulle part sinon à l’amoncellement de morts dans nos rangs ?

« C’est partout la misère qui nous rend méchants » : une violence qui en appelle une autre

Topos, diront certains, et pourtant il faut bien commencer par-là. On ne saurait céder au piège injonctif de la condamnation en cadence des violences de tel ou tel sans rappeler, encore et toujours, qu’elles ne peuvent être comprises sans les mettre en perspective avec la violence sociale existante. Comprise, ce qui n’est pas synonyme d’excuser comme l’affirmait à tort un ancien Premier ministre aujourd’hui en perdition à Barcelone.

Violence sociale, donc, en laquelle certains voient le propre du politique, dont le légitime monopole serait détenu par l’État et ses appareils dans la conception wébérienne tandis qu’une autre lecture, celle d’Althusser ou de Pierre Clastres, dénonce le caractère coercitif desdits appareils. Mais beaucoup, sinon l’écrasante majorité, ne se posent pas la question de la violence en ces termes. Ils n’agissent pas consciemment en réponse aux appareils répressifs d’État tels que définis par Althusser : ils laissent s’exprimer leurs affects. Comme le dit le plus simplement possible la plume de Ferrante à travers la voix de sa narratrice, une jeune fille ayant grandi dans les quartiers pauvres de Naples durant les années de plomb : « C’est partout la misère qui nous rend méchants »[6].

En somme, face à de pareilles situations, on peut aisément comprendre que certains basculent dans la violence, pour la simple et bonne raison qu’ils n’ont plus que cela.

Barbara [7] est une mère de famille qui, du fait de ses difficultés financières, a vu son électricité brièvement coupée en plein hiver 2008, avant d’être basculée en service restreint où elle devait arbitrer entre le chauffage le soir et l’eau chaude le matin, et ce alors même qu’elle avait à sa charge deux enfants en bas-âges. Quand on l’interroge sur ces mois de difficulté, elle les décrit comme suit : « Plus de lumière, plus de gazinière, plus de téléphone, plus de frigo, plus de machine à laver, plus de chauffe-bain donc plus d’eau chaude, enfin plus rien, plus rien (…) Tu ne peux plus vivre ». Quand on la questionne sur ce qu’elle ressent alors, quand les agents EDF se présentent à son domicile, elle évoque un sentiment d’injustice :  « C’est à l’EDF et à l’État [que j’en veux], comment on peut laisser faire ça ? »

Loin d’être unique en son genre, cette violence d’État qui a tant marqué les esprits de Barbara et de sa famille irrigue l’actualité quotidienne.

Violence d’un État prédateur ou impuissant, ne répondant pas voire se faisant le protagoniste des fameux « plans sociaux », où la violence d’une chemise arrachée ou d’une voiture renversée répond à celle de plusieurs milliers de vies fragilisées voire brisées d’un trait de plume, comme l’illustre si crûment la vague de suicide chez France Télécom, l’épisode chaotique de la restructuration d’Air France en 2015, plus récemment les 1050 suppressions d’emploi annoncées en France par General Electric en dépit de toutes les promesses annoncées lors du rachat de la branche énergie d’Alstom initiée par un État stratège dont l’économie était alors pilotée par un certain Emmanuel Macron, ou encore sur le terrain de la fiction par le puissant film de Stéphane Brizé, En Guerre, où 1100 salariés se battent pour sauvegarder leur emploi face aux promesses non tenues de leur employeur et à l’absence de volonté étatique.

Violences policières, de la mort d’Adama Traoré aux barbouzeries d’Alexandre Benalla en passant par les milliers de blessés, mutilés et éborgnés dans les rangs des gilets jaunes. Violences judiciaires d’un État dont la ministre de la Justice vantait en mars dernier les 2000 condamnations dont 40% de prisons fermes, soit autant de vies brisées, comme s’il s’agissait là d’une source de fierté du parti de l’ordre ayant été en mesure de mater la contestation sociale.

En somme, face à de pareilles situations, on peut aisément comprendre que certains basculent dans la violence, pour la simple et bonne raison qu’ils n’ont plus que cela.

Violence et conflictualité, le propre du politique

Une fois qu’on a dit cela, nécessité il y a d’aller plus avant dans la réflexion. Car si la violence est à bien des égards compréhensible, reste à savoir si elle est, d’un point de vue plus stratégique, souhaitable ; savoir si elle peut, dans le cadre de nos sociétés du XXIe siècle, conduire à une transformation radicale de la société et ainsi apporter une réponse aux situations telles que nous les avons décrites.

En préambule d’une telle discussion, il convient d’interroger la nature-même de la politique. On refusera une conception idéaliste faisant de la politique l’art du consensus et de la résolution du conflit, pour privilégier l’idée selon laquelle la politique, c’est précisément une voie d’expression de la conflictualité d’une société ou, pour le dire en des termes foucaldiens « La politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens »[8]. Une telle lecture, héritée d’une longue tradition politique et philosophique et qui s’exprime aujourd’hui notamment par la voix de la réinterprétation de Carl Schmitt opérée par Chantal Mouffe, considère qu’en politique « l’antagonisme est une dimension impossible à éradiquer »[9], que cette dichotomie schmittienne ami/ennemi est une grille de lecture indispensable pour comprendre le fait politique. En d’autres termes, la politique, c’est le conflit.

Mais alors, qui dit conflit dit-il nécessairement violence ? Si la politique, c’est l’antagonisme, ayant pour tâche « de distinguer correctement ami et ennemi »[10], alors l’expression du politique, dans son acception schmittienne, c’est précisément la réalisation du conflit entre ces deux pôles antagonistes. À certains égards, la tradition marxiste et à sa suite le marxisme-léninisme, ne disent pas autre chose, comme l’analyse Schmitt lui-même : « Une classe au sens marxiste du terme (…) devient un facteur politique (…) quand elle prend la lutte des classes au pied de la lettre en traitant l’ennemi de classe en ennemi véritable et en le combattant »[11]. Lénine, dans son fameux Que Faire, décrivait ainsi l’insurrection comme « la riposte la plus énergique, la plus uniforme et la plus rationnelle faite par le peuple tout entier au gouvernement »[12].

On pourrait pourtant dresser une autre voie à cette lecture qui ne se contente pas de faire le constat positif de la conflictualité, mais qui appelle à en pousser la logique jusqu’à l’affrontement violent, opposant ainsi amis et ennemis jusqu’au dépassement, vers une société sans classe ou un État total, selon l’obédience. L’école de pensée mouffienne, irriguée d’une relecture de Schmitt et de Gramsci et dont on voit aujourd’hui l’influence sur la gauche radicale européenne, dresse une autre voie possible résumée en ces termes par Íñigo Errejón, ancien cadre de Podemos :

« En fin de compte, une partie du pouvoir politique, dans nos sociétés, provient de la capacité à convaincre, et dans le fait que cette conviction s’exprime dans la bataille électorale, et une autre partie du pouvoir politique, comme disait Mao Tsé-Toung, est « au bout du fusil », c’est à dire renvoie à la capacité de réaliser des actions violentes »[13].

Si l’on prend comme présupposé l’idée que la politique repose sur la conflictualité, deux voies s’offrent donc à nous : celle de la rupture violente ou celle du dépassement de la violence. La première a déjà été explorée. Quant à la seconde, elle s’exprime sous la plume de Chantal Mouffe à travers l’idée d’une démocratie agonistique, c’est-à-dire une forme sublimée de la relation antagonique, où la relation d’ami à ennemi se meut en une opposition d’adversaires politiques, reconnaissant leur légitimité mutuelle et réglant leurs différends dans les urnes. Qu’en est-il néanmoins quand c’est précisément cette légitimité  des urnes qui est remise en cause ?

La violence, un mal nécessaire ? Pour une sortie par le haut de nos crises démocratiques

Dans de pareils cas, quand se confrontent, comme c’est le cas depuis maintenant 29 semaines, la légitimité rationnelle légale des urnes, à celle de la rue qui appelle à un changement de paradigme, que faire ? Si beaucoup de gilets jaunes n’ont eu de cesse de condamner la violence de certaines franges du mouvement, certains, à l’instar de Johny, 37 ans, n’hésitent pas à la décrire comme un mal nécessaire : « On a pris conscience qu’il n’y a que quand ça casse qu’on est entendu »[14].

L’absence de recours démocratique dans nos démocraties libérales, en France et en Europe, n’a de cesse de revenir sur le devant de la scène comme le point de crispation des citoyens du XXIe siècle en mal de démocratie. Cette crise démocratique n’a eu de cesse de se manifester ces dernières années dans le quotidien des Français et des Européens. Du Non de 2005 à la Constitution européenne par voie référendaire au Oui parlementaire du traité de Lisbonne qui en reprend la quasi totalité ; du Brexit de 2016 à l’incapacité de le mettre en place trois ans plus tard ; de l’illisibilité des votes à la proportionnelle ou de certains régimes parlementaires perturbés par les coalitions et en particulier des grandes coalitions, où la démocratie continue d’être monopolisée par les deux partis dits de gouvernement, à l’amertume des scrutins majoritaires à deux tours où de deux maux il faut toujours choisir le moindre (situation instrumentalisée par un Emmanuel Macron faisant le pari du maintien au pouvoir d’un l’extrême marché qui ne rivaliserait plus qu’avec l’extrême droite). Dans tous ces cas de figure, la voie des urnes a déçu, frustré, et peine aujourd’hui à convaincre. À ces votes illisibles, bafoués, tronqués ou vidés de sens, s’ajoute la difficulté à s’exprimer en dehors des périodes électorales, frustration cristallisée par la demande d’instauration d’un référendum d’initiative citoyenne par les gilets jaunes.

Dès lors, à l’heure de cet Hiver de la démocratie tel que le caractérise Guy Hermet, où nous « touchons au terme d’un futur ancien régime, d’un régime finissant, voué à céder à place à un autre univers politique encore dépourvu de nom » [15], où le vieux se meurt et le neuf hésite à naître pour le dire gramscien, la voie des urnes ne laisse à certains que peu d’espoir de transformations. Or, quand la voie démocratique sembler mener sur une impasse, la violence est-elle l’ultime recours ?

 Oui, la violence populaire est parfois inévitable et peut, dans certains contextes, servir de point d’appui à une transformation radicale de la société.

Il convient d’affirmer tout d’abord qu’il ne s’agit pas de condamner en cadence la violence ni même d’adopter une position manichéenne sur le sujet. Oui, la violence populaire est parfois inévitable et peut, dans certains contextes, servir de point d’appui à une transformation radicale de la société. Inévitable, quand un pouvoir en place n’a plus d’autre alternative que la force brute pour se maintenir en place : c’est ce que Gramsci définirait comme une crise organique. Alors, pour reprendre la terminologie de Frédéric Gros, quand l’obéissance de s’obtient que par la soumission, il est normal et même légitime que le recours soit celui de la rébellion[16]. Mais recours il ne sera que si l’alternative proposée n’est pas la violence pour la violence, la violence comme fin en soi. S’il n’en est pas l’instigateur mais seulement le répondant, alors le peuple en armes apparaît comme l’alternative, à condition qu’il se définisse comme tel. Or, se définir comme alternative, c’est proposer une voie de sortie politique, par le haut. L’alternative c’est ce qui se propose de mettre fin à la soumission du régime qui se meurt et qui, pour se faire, quand bien même il y aurait nécessité ponctuelle de se rebeller, construit l’alternative politique vers un régime de la masse et du consentement plutôt que vers celui de l’avant garde et de la terreur révolutionnaire.

Pour illustrer cette ligne de démarcation qui parfois peut paraitre ténue, on pourrait, à l’instar de Podemos dans ses Leçons politiques de Game of Thrones, convoquer certains éléments de la culture populaire (attention spoiler). Pourquoi certaines violences de Daenerys nous semblent justifiées et même nécessaires dans les premières saisons alors qu’elles nous sont insupportables dans la dernière ? Précisément parce que les premières offrent une voie de sortie par le haut, une perspective politique, quand les dernières se laissent déborder par la violence elle-même. Ainsi le spectateur est-il conquis par le meurtre des maîtres d’Astapor dans le quatrième épisode de la saison 3 précisément parce que Daenerys fait immédiatement suivre cette scène de violence d’un discours politique, où elle appelle les esclaves d’hier à agir en hommes libres d’aujourd’hui. Alors, « Après la mobilisation destituante, s’ouvre un moment constituant qui instaure de nouvelles positions »[17].

Inversement, le discours que tient Daenerys à ses immaculés après avoir réduit Port Réal à feu et à sang relève précisément des dérives qu’il peut y avoir à adopter la voie de la violence : « Immaculés, vous avez été arrachés aux bras de vos mères et élevés comme esclaves. A présent, vous êtes des libérateurs. Vous avez délivré la ville de l’emprise d’un tyran. Mais la guerre n’est pas terminée. Nous ne déposerons pas nos lances tant que nous n’aurons pas libéré tous les peuples du monde ».

Enfermé dans la spirale de la violence, Daenerys glisse vers ce que dénonce précisément Camus dans L’homme révolté, quand il affirme avec force que l’utilisation de fins injustes, même au service de fins justes, n’a pour effet que de corrompre ces fins et de les rendre injustes elles-mêmes. Pareille révolution, selon Camus, « pour une justice lointaine, [légitime] l’injustice pendant tout le temps de l’histoire (…) elle fait accepter l’injustice, le crime et le mensonge par la promesse du miracle »[18].

Le risque donc d’une stratégie de la violence visant à imposer ses vues quand elles ne parviennent pas à s’exprimer par les urnes, c’est précisément de tomber dans la spirale de la violence, celle de la peur de la conspiration, de l’ennemi de la révolution ou de l’ennemi de classe omniprésent, en d’autres termes, de faire une révolution de pseudo avant-gardistes, révolutionnaires professionnels d’hier ou black-blocks d’aujourd’hui, et de la faire à contre-courant des masses.

Dès lors, si violence il doit y avoir, qu’elle ne soit qu’un dernier recours, une ultime réponse face au tyran qui soumet par la force des armes. Et quand un tel pari risqué peut-être évité, alors qu’il le soit. D’abord, comme on l’a dit, parce que la violence, c’est la mort par milliers, et souvent des meilleurs d’entre nous, ouvrant parfois sur des situations de chaos comme on en connait en Libye. Ensuite, parce que la violence rabougrit les mouvements sociaux, dissout les masses et ne laisse place qu’à ces minorités agissantes, révolutionnaires de salon qui pensent, parlent et se mettent en mouvement à la place des peuples. Alors la violence, laissée aux mains de quelques-uns, devient la plus grande menace d’une cause qui, pourtant, pouvait paraitre juste.

Nous avons la chance de bénéficier d’un cadre démocratique qui rend possible ces révolutions citoyennes, ces mobilisations de masse, par la pression de la rue couplée à la clarté des urnes, pour une transformation radicale de nos sociétés. Le Front populaire de 1936 n’est rien d’autre que la rencontre du politique et de la masse, d’un Léon Blum élu par les urnes qui, plutôt que d’aller directement à Paris, encourage les soulèvements populaires dans son fief de Narbonne, pousse à se mettre en mouvement pour l’alternative après s’être électoralement mobilisé contre le pouvoir en place : en somme passer de la phase destituante à la phase constituante. Sans dogmatiquement rejeter la violence, on ne peut ignorer que cette voie de recours démocratique existe : saisissons-nous en.


[1] Gauchet (Marcel), Robespierre: L’Homme Qui Nous Divise Le Plus. Gallimard, Paris, 2018, p. 99

[2] Ibid

[3] Mélenchon (Jean-Luc), Qu’ils s’en aillent tous: Vite, La Révolution Citoyenne, Flammarion, Paris, 2010,p.16

[4] Arthaud (Nathalie), Réunion Publique de Nancy, 04/05/2019, [online] : https://www.lutte-ouvriere.org/multimedia/extraits-de-debats/apres-le-1er-mai-les-blacks-blocs-la-violence-et-comment-changer-la-societe-120232.html

[5] Friedrich Engels, Le Rôle de la violence dans l’histoire, Paris, Éditions sociales, 1969, pp. 37-8

[6] Ferrante (Elena), L’amie prodigieuse, Tome 1,  Gallimard, Paris, 2014, p.336

[7] Le prénom a été changé

[8] Foucault (Michel), Dits et écrits, 1952-1988, Gallimard, Paris, 2001, texte n°148

[9] Mouffe (Chantal), Errejón (Íñigo), Construire Un Peuple: Pour Une Radicalisation De La Démocratie, les Éditions du Cerf, Paris, 2017, p.88

[10] Schmitt (Carl), La notion de politique, Flammarion, Paris, 1992 (1932), p.76

[11] Ibid

[12] Lénine, Que faire, Editions Science Marxiste, Paris, 2004 (1902)p.224

[13] Mouffe (Chantal), Errejón (Íñigo), opus cite, p.135

[14] Leclerc (Aline), « La violenceun « mal nécessaire »pour les « gilets jaunes » », Le Monde,  mardi 19 mars 2019, p.10

[15] Hermet (Guy), L’hiver de la démocratie ou le nouveau régime, Armand Colin, Paris, 2007

[16] Gros (Frédéric), Désobéir, Éditions Albin Michel, Paris, 2017, pp.41-51

[17] Errejón (Íñigo), « Power is Power, Guerre et politique », in Iglesias (Pablo) (dir.), Les leçons politiques de Game of Thrones, Post-éditions, 2015, p. 94

[18] Camus (Albert), L’homme révolté, Gallimard, Paris, 1985, p.292

Comment l’imaginaire révolutionnaire français perdure à travers le mouvements des gilets jaunes

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Acte IX des gilets jaunes, devant l’Arc de Triomphe © Olivier Ortelpa

Le mouvement des gilets jaunes est né et a pris racine en France, mais ses différentes déclinaisons ont été révélatrices de la permanence de l’imaginaire révolutionnaire français dans bien des endroits du monde. Cette diffusion par-delà les frontières nationales témoigne aussi des transformations actuelles de l’expression des conflits sociaux. 


Le mouvement des gilets jaunes a été un événement bouleversant les grilles d’analyse classiques des mobilisations sociales. Il s’est développé en France et a été grandement commenté pendant plus de six mois. Fait moins connu, le mouvement s’est aussi propagé bien au-delà des frontières françaises.

Presque tous les pays européens ont été touchés à l’exception de bastions de richesse (Suisse, Luxembourg, Norvège), de pays autoritaires (Turquie, Biélorussie, Russie) et de quelques cas isolés (Finlande, Danemark, Slovaquie, Slovénie). De telles mobilisations ont été liées à des facteurs multiples, comme la colère contre les élites, la cherté de la vie ou encore la contestation de l’immigration.

Elles se sont souvent concentrées sur des questions relatives au coût de la vie. Aux Pays-Bas par exemple, les gilets jaunes critiquaient la politique libérale du gouvernement Rutte et demandaient une baisse des taxes et du coût du carburant, ainsi qu’un plan de lutte contre la pauvreté. Ces manifestations ont aussi été importantes en Belgique et se sont orientées vers un désir de justice sociale, entre le 16 novembre 2018 et le 12 janvier 2019.

Des pays aussi divers que Taïwan, l’Irak et la Tunisie ont vu des manifestations de gilets jaunes apparaître, sur des thèmes comme le niveau de vie, le prix de l’essence ou le poids des impôts.

En revanche, lorsque le mouvement était plus faible, les revendications étaient largement focalisées sur l’immigration, sous l’influence de l’extrême droite, comme en Finlande ou au Portugal. Cela a aussi été le cas dans des pays où le gros de la gauche était tétanisé à l’idée de se joindre à des mobilisations communes avec des éléments d’extrême droite, comme en Allemagne pour des raisons historiques compréhensibles. Enfin, en dehors de l’Europe, des manifestations gilets jaunes ont fleuri au Canada, contre le gouvernement Trudeau, qui a mélangé politique économique libérale et affichage de son progressisme sur les questions non socio-économiques.

Ces manifestations ont aussi pu prendre un tour antigouvernemental dans des pays comme la Bulgarie, la Serbie, le Monténégro et la Hongrie où il existe un dissensus très fort entre le parti au pouvoir et une frange de l’opposition ou de la population. Enfin, elles ont servi à des mobilisations catégorielles par exemple en Pologne où les agriculteurs ont récupéré ce symbole pour faire entendre leurs revendications.

Le gilet jaune, un signifiant vide

Mais les gilets jaunes ne se sont pas arrêtés aux frontières de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Des pays aussi divers que Taïwan où une manifestation a eu lieu le 19 décembre, l’Irak et la Tunisie ont vu des manifestations de gilets jaunes apparaître, sur des thèmes comme le niveau de vie, le prix de l’essence ou le poids des impôts. L’Argentine a vu une très forte mobilisation des forces de gauche qui ont repris le symbole des gilets jaunes contre le gouvernement libéral de Macri. De même, en Israël, plusieurs manifestations dénonçant la corruption de Netanyahou ont vu le jour, mais leur impact sur les législatives a cependant été nul.

Les mobilisations de gilets jaunes en dehors de l’Europe sont souvent des mobilisations plus importantes que celles antérieures au mouvement des gilets jaunes ou qui n’y étaient pas directement liées. Elles se sont emparées du symbole pour accroître leur médiatisation dans les médias internationaux et remobiliser leur base grâce au sentiment d’appartenance à un mouvement plus vaste. L’Égypte, par exemple, a ainsi vu des opposants à Sissi tenter de relancer la mobilisation contre son gouvernement en endossant des gilets jaunes.

De nombreux pays ont tenté d’imiter la Révolution française. La plupart des courants de gauche du 19e siècle s’y sont référé.

On peut d’abord expliquer l’ampleur de ces protestations par le fait que le gilet jaune en lui-même est très répandu et est un « signifiant vide » de toute réalité politique ou culturelle préexistante. A partir de là, chaque groupe politique mécontent de son gouvernement quel qu’il soit peut s’en emparer pour médiatiser son action. Cependant, cela amène une deuxième question : pourquoi une telle action est-elle si médiatisée ? C’est en bonne partie car cette manifestation prend son épicentre en France. Les gilets jaunes sont donc un symbole d’opposition au gouvernement en place quel qu’il soit, mais aussi un symbole révolutionnaire. On ne peut que rappeler, en effet, que la France est l’un des seuls pays avec la Russie à avoir mené une révolution faisant école et perçue comme réplicable dans d’autres pays.

La Révolution française, toujours une référence

De nombreux pays ont tenté d’imiter la Révolution française et la plupart des courants de gauche du 19e siècle, incluant parfois des mouvements uniquement favorables au libéralisme politique, s’y sont référé. Cela a donc imprégné l’imaginaire collectif de nombreux pays, on peut penser par exemple à la scène des révolutionnaires dans Les Fils de l’homme d’Alfonso Cuarón où ceux-ci brandissent un drapeau français ou aux références à la Révolution française lors de la révolution soudanaise. Ce rayonnement d’une France dont l’aspect révolutionnaire est vu comme une caractéristique explique comment ce signifiant vide a pu tellement prendre : par sa neutralité première politique et culturelle et par le fait qu’il vienne de France.

Ce mouvement dans son extension est révélateur d’un nouvel âge politique. En effet, les partis politiques transnationaux ne s’en sont pas saisis, ni les confédérations syndicales paneuropéennes. Cela montre à la fois que l’échelon national reste le premier échelon d’identification et de mobilisation mais aussi que les forces les plus aptes à saisir un signifiant vide d’une manière internationale sont les plus détachées des anciens clivages politiques (voir à ce sujet le marketing qu’a fait le mouvement 5 étoiles auprès des gilets jaunes).

Cependant, cela pose la question aux forces engagées dans la transformation sociale et écologique des sociétés quant à savoir comment capter à leur profit – c’est-à-dire accomplir leurs buts politiques de justice sociale et de transition écologique – ce signifiant vide. Le gilet jaune peut être qualifié de signifiant vide car il traduit, dans son exigence de démocratie directe et sans représentation, une critique radicale de la médiation de la représentation. Une illustration supplémentaire est notamment le rôle joué par un réseau social comme Facebook grâce auquel le mouvement a constitué une partie de sa base (au contraire de Twitter, qui reste politiquement maîtrisé par des militants politiques professionnels de diverses idéologies).

Enfin, il est vide par la conjonction qu’il fait entre la crise écologique, l’impact social dévastateur pour les classes les plus pauvres de certaines mesures censées y répondre et une protestation n’affectant plus la production mais les flux de celle-ci. On peut d’ailleurs se demander si une augmentation brutale du prix du pétrole pourrait rejouer ce rôle de déclencheur social dans différents endroits du monde.

Où est Steve ? Un disparu et le silence assourdissant des pouvoirs publics

Les Champs Elysées © Marion Beauvalet

Steve Caniço a disparu le soir de la Fête de la musique à Nantes. A 4h30, les forces de l’ordre sont intervenues pour disperser un groupe. Les premiers témoignages évoquaient des tirs de grenades lacrymogènes en direction de la Loire. Il y a plus d’un mois maintenant, les appels pour comprendre se multiplient sans réponse de la part du gouvernement et du ministre de l’Intérieur Christophe Castaner.


 

À ce jour, peu de réponses sont apportées par le gouvernement de plus en plus pressé concernant la disparition de Steve. Les initiatives et rassemblements se multiplient : à Nantes, 700 personnes se sont rassemblées le 20 juillet. Sur Twitter, le hashtag #OùEstSteve exhorte Christophe Castaner. La maire de Nantes, Johanna Rolland a adressé un courrier au ministre de l’Intérieur après avoir sollicité le préfet à la fin du mois de juin.

Emmanuel Macron s’est dit « très préoccupé par cette situation » lorsqu’il a été interpellé à Bagnères-de-Bigorre sur une étape du Tour de France. Il a néanmoins ajouté que s’il faut « que l’enquête soit conduite jusqu’à son terme », « il ne faut pas oublier le contexte de violence dans lequel notre pays a vécu » et que « le calme doit revenir dans le pays ».

Un point pour le chef de l’Etat. Depuis le 17 novembre, le pays connaît bel et bien des épisodes de violence.

Ces violences ont cela de différent avec celles du passé qu’elles ne sont plus invisibilisées. Cela serait en effet se leurrer que d’estimer que la répression et l’usage d’une violence disproportionnée sont un phénomène inédit dans notre pays. Il y a un peu plus de trois ans maintenant mourait Adama Traoré à Beaumont-sur-Oise. En octobre 2014, Rémi Fraisse recevait une grenade offensive. Avec les gilets jaunes, les chaînes d’information ont montré des mois durant des rues en feu et des heurts entre manifestants et forces de l’ordre.

La question qui se pose est la suivante : comment justifier l’usage d’un tel arsenal répressif en France ? Plus précisément, comment est-on parvenu à le faire passer comme justifié sans qu’il ne puisse en être autrement ? Si certains sont pour faire interdire certains dispositifs, il s’agit souvent de personnes issues de la sphère politique, en témoigne la proposition de loi des députés insoumis pour faire interdire les tirs de Flash-Ball en janvier 2019. Par répression, ce n’est pas uniquement ce qui se passe lors des manifestations qu’il faut prendre en compte. Début juin, les donateurs à la cagnotte pour Christophe Dettinger étaient convoqués pour être auditionnés. Le 14 juillet, les figures du mouvement des gilets jaunes Eric Drouet, Maxime Nicolle et Jérôme Rodrigues ont été interpellées peu de temps après leur arrivée sur les Champs Élysées.

Si Emmanuel Macron est le président qui incarne l’arrivée des intérêts du capital au pouvoir, ce que n’incarnaient pas à ce point les présidents précédents, il est aussi un des membres du parti de l’Ordre. Le libéralisme est économique, par contre pas de liberté pour les adversaires du système. Les grands de ce monde peuvent dormir tranquillement, le président veille.

En portant les intérêts des dominants économiques au sommet de l’État et en tenant le pays avec fermeté, il tâche à nous faire croire qu’il est, qu’il incarne la fin de l’Histoire. Son gouvernement est celui de l’inéluctable : les réformes doivent se faire, il ne peut pas en être autrement. La vision du monde qu’il porte, opposant les progressistes aux réactionnaires, cristallise ce fatalisme. Son projet est le bon, toute remise en cause est le fait d’une incompréhension de la part de la population. Le cap doit être tenu, il ne faut que mieux l’expliquer. Sa figure est légitimée par un groupe dont il défend les intérêts.

La dissolution du Peuple est une des conséquences du système néolibéral et une des conditions du maintien de ce dernier.

Tout va pour le mieux pour les dominants. Cependant, à regarder la société française en bas, on ne peut pas en dire de même. Le mouvement des gilets jaunes a pu mettre en avant des éléments saillants en les médiatisant. Plus personne ne pouvait se refuser à voir ce que les études de l’INSEE montrent : plus de 40% des Français ne partiront pas en vacances cet été, plusieurs millions d’entre eux ne peuvent vivre un mois avec ce qu’ils gagnent.

La fin du mois commence par ailleurs bien tôt pour nombre d’entre nous. La vie de toute une partie de nos compatriotes pourrait se résumer de la manière suivante : travailler, consommer, rembourser des crédits et se serrer la ceinture. Ce tableau révoltant prend forme dans des espaces dédiés : des vastes zones commerciales où on peut aller en famille le week-end, à défaut d’avoir encore des centres-villes attractifs. Cela a pour conséquence de diluer le commun au profit d’une individualisation de l’existence contrainte et forcée.

Là où les dominants, les 1%, peu importe la manière dont on les nomme, sont unis, ont conscience de leurs intérêts et constituent une classe tant en soi que pour soi, les dominés sont en fait des personnes qui s’additionnent et se juxtaposent. Malgré les points communs, plus rien ne les relie. La dissolution du Peuple est une des conséquences du système néolibéral et une des conditions du maintien de ce dernier.

La situation est en ce sens paradoxale : ce qui pourrait unir le Peuple, ce qui rassemble une majorité d’entre nous fait que par là-même nous n’avons pas l’envie de nous battre, de faire cause commune. Tout est fait pour nous maintenir dans une forme d’engourdissement et les conditions de vie objectives ne facilitent pas le désir de se ré-approprier son existence. Le système aliène et le lien social s’en trouve désintégré.

C’est là que réside l’intérêt de ce dont témoigne la répression du mouvement des gilets jaunes. La répression peut être violente, sans mesure aucune, elle est assumée et légitimée. Il faut de l’ordre et garder coûte que coûte le cap. Pour cela, tous les moyens sont bons. Tout cela se fait cependant de manière progressive, maîtrisée comme pour acclimater le pays à cette petite musique qui est celle des tirs de sommation et à l’odeur qu’est celle du souffre.

“L’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle”

Pour comprendre cette dynamique, les travaux de Giorgio Agamben sont particulièrement éclairants. Le philosophe italien spécialiste de Carl Schmitt et disciple de Martin Heidegger s’intéresse notamment à la question de l’état d’exception. Sa thèse majeure est que l’état d’exception tend à devenir la norme dans les Etats-nations contemporains. En 1922, Carl Schmitt écrit dans Théologie politique : « est souverain, celui qui décide de la situation exceptionnelle » là où Walter Benjamin estime que « l’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle ». Le paradoxe qu’est celui de la normalisation de l’exception constitue le « point de départ » de l’analyse de Giorgio Agamben selon le sociologue Razmig Keucheyan dans Hémisphère Gauche.

L’état d’exception est défini par ce dernier comme « la suspension provisoire de la constitution et du droit afin de les sauver d’un péril ». C’est une absolue nécessité qui guide cette suspension : il faut temporairement suspendre le droit pour le préserver et envisager un rétablissement à venir une fois le péril passé.

Cependant, face à cette définition classique, Giorgio Agamben indique que l’état d’exception est devenu un « paradigme de gouvernement ». Le déclenchement d’une « guerre infinie » contre le terrorisme après les attentats du 11 septembre 2001 sont symptomatiques de cela. Les travaux de Bernard Harcourt vont également dans ce sens. Agamben estime de plus que les mutations qui ont entrainé l’émergence de ce nouveau mode d’exercice du pouvoir trouve ses racines profondes dans les modifications du droit pendant la Première Guerre mondiale. Ce n’est donc en soi pas un phénomène nouveau mais une lente dérive depuis un peu plus d’un siècle maintenant.

911: President George W. Bush Signs Patriot Act, 10/26/2001.
© Eric Draper, Courtesy of the George W. Bush Presidential Library

Si le cas étasunien semble épuiser les exemples (le Patriot Act, Guantanamo ce qui correspond à ce que Foucault qualifierait d’hétérotopie…), il peut être intéressant de retourner de l’autre côté de l’Atlantique et envisager l’état d’exception par le biais des exemple qu’est celui de la France.

La place croissante des décrets dans la vie politique est intéressante. Agamben explique que dans l’état d’exception permanent, les pouvoirs législatif et judiciaire sont comme absorbés par le pouvoir exécutif. Qu’est-ce qu’un décret si ce n’est l’effectivité de cette idée ? « Un décret est un acte réglementaire ou individuel pris par le président de la République ou le Premier ministre dans l’exercice de leurs fonctions respectives. En effet, la plupart des activités politiques et administratives de ces deux autorités se traduisent, sur le plan juridique, par des décrets. Ils constituent des actes administratifs unilatéraux » peut-on lire sur le site vie publique.

En 2018, ce ne sont pas moins de 1267 décrets réglementaires qui ont été pris. En 2017, ils étaient 1769. Ainsi, la manière de produire des textes évolue, correspond à une cadence plus élevée. De même, l’activité législative a tendance à croître, cette inflation entraînant ce qui est parfois vu comme un abaissement de la qualité de la norme.

Dans ce cadre, les techniques de répression déployées possèdent une acuité particulière. « Le régime contre-insurrectionnel de la guerre devint le mode de gouvernement américain à l’étranger, mais aussi sur le territoire national » écrit Bernard Harcourt. Le spécialiste des questions de surveillance et de la théorie juridique dessine une dynamique en trois temps pour ce qui est des Etats-Unis :

Lors des guerres menées en Irak et en Afghanistan, l’armée a redéployé des techniques utilisées pendant les guerres coloniales comme par exemple les éliminations ciblées sur de nouveaux terrains. Ces stratégies ont ensuite été étendues pour par exemple s’appliquer en-dehors des zones de guerre, tout en collectant des informations (l’exemple du Patriot Act est encore une fois un exemple majeur).

Le dernier temps qui est peut-être le plus intéressant pour comprendre ce qu’est la contre-insurrection est le retour et l’application de ce qui s’est fait hors du territoire sur le sol étasunien. « Ils militarisèrent à l’extrême une police local dotée d’un arsenal guerrier excessif pour affronter des manifestants afro-américains sans armes et en T-shirts : fusils d’assaut classés comme armes de guerre, véhicules blindés, lunettes infrarouges, lance-grenades. La police new-yorkaise infiltra des mosquées et des groupes d’étudiants et se mit à surveiller des commerces pour la simple raison qu’ils appartenaient à des musulmans » écrit-il dans une pièce théorique donnée au site Grand Continent.

Selon lui, la présidence de Donal Trump constitue un parachèvement qui lie ces trois temps en mettant en place une contre-révolution sans révolution. Dans son essai Exposed, il analyse le fait que le numérique dessine une « société d’exposition », dépassant ainsi ce que Foucault et Debord ont pu étudier, il n’y a que peu de temps. Entre surveillance et spectacle, les médias et réseaux sociaux viennent divertir, distraire et diminuent l’attention en saturant l’espace public de petites informations.

Tout cela conduit à une forme de normalisation de ce qui n’était pas initialement censé être la « norme ». L’intensité, la fréquence des informations qui deviennent de par leur nombre difficiles à hiérarchiser diminuent l’attention et rendent difficile l’opposition. Comment s’étonner d’une arrestation presque préventive de figures des gilets jaunes sur les Champs Élysées le 14 juillet quant tout cela ne semble qu’être la suite logique de la trame de fond de ce qui se passe dans le pays depuis maintenant 8 mois ?

Comment être choqué de la violence d’une nasse place de la République quand toutes les images produites par certains médias ne font qu’accoutumer et acclimater à des images de violence que les discours politiques tendant à rendre légitimes ? Ces scènes qui se sont banalisées ont également mis en avant le recours à un arsenal particulièrement violent : une sur-utilisation des agents de la BAC, la présence de motards qui rappellent étrangement les voltigeurs. Leur arme a changé, ils ne disposent plus de matraques mais de Flash-Balls.

La manière dont les images sont produites, leur orientation et la fréquence avec laquelle elles abondent tendent ainsi à normaliser ce qui devrait surprendre. Est érigé en norme ce qui ne devrait l’être.

Ainsi, outre le fait que les violences policières n’ont pas émergé avec les gilets jaunes, la grande différence avec l’avant, c’est qu’une forme d’état d’exception a été rendu public, sans discontinuer des mois durant et a transformé en une forme de routine hebdomadaire le déploiement d’un arsenal répressif sans pareil. Indépendamment des personnes touchées par la répression, c’est la manière dont la répression s’est imposée dans le paysage français comme une norme qui permet d’envisager un avant et un après gilets jaunes. Les discours du chef de l’État, du ministre de l’Intérieur et des membres du parti présidentiel qui invoquaient la nécessité d’un retour à l’ordre étaient légitimés par ces images et les discours légitimaient la répression.

Pour celles et ceux qui ne manifestaient pas, peu importe le fait de soutenir ou non la mobilisation, ce sont les images qui ont imprimé dans les esprits.

L’accoutumance de la population marque une rupture progressive entre la surprise des premiers actes et le moment où voir défiler les agents de la BAC, les tirs de LBD, l’usage à outrance des gaz lacrymogènes et des instruments de dispersion semblait devenir la règle pour quiconque voulait se rendre à un acte des gilets jaunes : dans certaines villes, on allait aux gilets jaunes malgré la peur, malgré la possibilité de subir la répression. Le 5 juillet, le journaliste David Dufresne recensait 859 signalements. Parmi eux, un décès, 314 blessures à la tête, 24 éborgnés et 5 mains arrachées.

Pour celles et ceux qui ne manifestaient pas, peu importe le fait de soutenir ou non la mobilisation, ce sont les images qui ont imprimé dans les esprits. Il est certes possible de s’émouvoir de l’utilisation de tel ou tel dispositif, pourtant il a bel et bien été utilisé des mois durant. La question de la légitimité, de l’intérêt ou non à utiliser des grenades de désencerclement, des LBD semble ne pouvoir que difficilement se poser.

Tout est fait pour générer de l’indifférence, normaliser l’anormal. De plus, comment se mobiliser ? Les syndicats peinent à mobiliser et à construire des rapports de force. Outre la prise de conscience générée, les débouchés politiques obtenues par les gilets jaunes sont très minces. Les images scandaleuses se succèdent mais que faire ? Des lycéens agenouillés, les mains sur la tête le 6 décembre à Mantes-la-Jolie, des manifestants écologistes gazés à outrance lors d’un rassemblement pour le climat, les images se succèdent et se ressemblent du fait de la violence qu’elles montrent.

Sans tomber dans une forme de fatalisme, le fait de comprendre les phénomènes à l’oeuvre actuellement permet de donner à voir un autre horizon, d’envisager une autre voie à tracer. Les images qui imprègnent les esprits tendent à normaliser ce qui devrait n’être qu’une exception. Déconstruire ce qui constitue aujourd’hui la norme et les mécanismes qui ont permis de faire glisser l’exception vers la norme est déjà une première manière de reprendre le contrôle et de quitter une forme d’anomie.

Ainsi, la disparition de Steve, l’absence de réponse et de responsabilité concernant sa disparition de même que l’indigence de la justification apportée par le chef de l’Etat se situe dans la continuité de ce qui se passe depuis de longs mois maintenant en France et trouve ses racines dans un état d’anomie profonde. La répression est disproportionnée et cette fois-ci, elle a fait une victime : un jeune homme de 24 ans qui a pour seule tort d’avoir voulu poursuivre sa soirée. La normalisation des dispositifs d’exception prouve toute son absurdité.

Combien de Steve, combien d’Adama, combien de mains arrachées avant de confiner à nouveau l’état d’exception à ce qu’il devrait être : une parenthèse pour sauvegarder l’Etat de droit et non le fil conducteur d’une politique violente ?