Colombie : mettre fin à la « guerre contre la drogue »

Gustavo Petro - Le Vent Se Lève

Des centaines de milliers de victimes, une prolifération de groupes armés et une consommation toujours croissante de stupéfiants : la « guerre contre la drogue » en Colombie détient un sinistre bilan. Durant des décennies, les gouvernements successifs ont adopté une approche répressive, avec des résultats similaires. Gustavo Petro, président du pays depuis août 2022, entend rompre avec cette logique.

« La guerre contre la drogue a échoué » : par cette formule lapidaire, le président colombien Gustavo Petro marquait l’une des priorités de son futur mandat, lors du discours d’inauguration de sa présidence, le 7 août 2022. Durant sa campagne, il avait promis de rompre avec le paradigme anti-drogue qui prévalait alors – dans un pays qui est le premier producteur mondial de cocaïne, et était l’allié le plus proche des États-Unis dans sa lutte contre le trafic. Pour l’ancien guérillero devenu président, l’approche « militaire » de la lutte contre la drogue a accouché de rien de moins qu’un « génocide », qui a coûté la vie à « un million de Latino-américains ».

Sous le titre un titre poétique – « semer la vie, bannir le trafic de drogue » -, le gouvernement a présenté une feuille de route visant à définir les grands axes de sa politique anti-drogue jusqu’en 2033. Le nouveau plan partage bien certains objectifs avec les précédents : éradication de quatre-vingt-dix mille hectares de culture illégale de feuilles de coca, réduction de la production de cocaïne de 43 %, etc. Pour autant, son approche marque une rupture nette, l’objectif étant que la grande majorité des hectares soit éradiqué volontairement, par la promotion d’alternatives pour les agriculteurs qui cultivent la feuille.

Des décennies durant, la lutte contre le trafic de drogue a impliqué des attaques permanentes contre les producteurs de coca, une feuille qui est également utilisée à des fins licites telles que les infusions, ou même les engrais. En Bolivie, la coca bénéficie d’une protection constitutionnelle en tant que patrimoine culturel pour son utilisation par les peuples autochtones ; en Colombie, elle a longtemps été l’objet de tous les stigmates, dont le point culminant fut une campagne organisée autour du slogan la mata que mata [NDLR : la « plante (mata) qui tue (mata, du verbe matar) »]. À l’inverse, la nouvelle politique fait la distinction entre la feuille et la cocaïne qui en est issue.

« Petro a déclaré qu’il ne combattrait pas les petites cultures ; il s’attaquera aux cultures industrielles. Quant aux petites cultures : soit elles sont volontairement remplacées, soit elles demeurent telles quelles », explique Sandra Borda, politologue à l’Université des Andes. « Avant, nous combattions toutes les cultures illicites, y compris celles des petits agriculteurs, et cela créait de graves problèmes et des conflits à répétition entre les communautés et l’armée. Sans jamais faire reculer le trafic. »

Aujourd’hui, environ 115 000 familles vivent de la culture de feuilles de coca. L’objectif affiché du gouvernement est d’en faire transiter la moitié vers des activités licites – culture de la feuille à des fins de consommation légale, reconversion vers un rôle de garde forestier pour prévenir la déforestation, etc.

Défi supplémentaire : « les communautés paysannes continueront à être à la merci de l’ordre social imposé par les groupes armés » qui contrôlent les zones de culture de coca

Cette stratégie n’est pas neuve ; elle faisait partie intégrante des accords de paix entre l’État et les guérillas des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) signés en 2016. Malgré ceux-ci, les zones de culture de coca n’ont cessé de croître selon les estimations de l’ONU : abandon volontaire et éradication forcée semblent tous deux avoir échoué. Sept ans plus tard, l’un des dirigeants d’une municipalité où la substitution des cultures a été d’abord tentée a déclaré que « les engagements convenus avec le gouvernement n’ont pas été respectés – les grands projets productifs ne se sont jamais matérialisés. » Autrement dit : en l’absence d’alternatives économiques, certaines familles sont revenues à la culture de la coca, et les groupes armés sont réapparus.

Pour Carolina Cepeda, politologue à l’Université de Javeriana, l’échec de ce programme tient dans la carnce d’une approche « de terrain, qui tienne compte des dynamiques des territoires où la coca est cultivée ». À l’inverse, le plan de Petro « tente d’instituer des mécanismes de participation qui tiennent compte des connaissances propres aux cultivateurs de coca ».

Défi supplémentaire : « les communautés paysannes continueront à être à la merci de l’ordre social imposé par les groupes armés » qui contrôlent les zones de culture de coca, selon Ana María Rueda, membre de la Fondation des idées pour la paix. De fait, certains volontaires du programme de substitution des cultures ont été assassinés par des paramilitaires ou des groupes dissidents des FARC…

Une politique globale

La nouvelle politique anti-drogue cherche à sortir d’une logique de pure répression. Le gouvernement a affiché une volonté de négocier avec les trafiquants – stratégie que Cepeda estime judicieuse : « La politique de la main de fer s’est avérée inefficace ; négocier est sûrement un moyen plus efficace de traiter le problème ».

La recherche d’accords de désarmement avec les organisations armées s’inscrit dans la logique de « paix totale » portée par Petro. « Il s’agit de défendre le pacte suivant : les trafiquants voient leurs peines réduites et ne sont pas privés de l’ensemble des ressources, en échange de quoi ils procèdent au démantèlement des institutions criminelles qu’ils dirigent. Notamment : restitution des biens, versement des réparations aux victimes, acceptation de leur responsabilité pénale », selon les mots du ministre de la Justice Néstor Osuna.

La répression contre les cultivateurs de coca n’a pas seulement entraîné de nombreuses pertes humaines : de graves dommages ont été infligés à l’environnement, qui découlent notamment de l’épandage des cultures de coca avec du glyphosate, substance classée comme « probablement cancérigène » par l’Organisation mondiale de la santé. Le président conservateur Iván Duque (2018–2022) a acheté 263 000 litres de cet herbicide moins de deux semaines avant que Petro – qui a refusé de l’utiliser – ne prenne ses fonctions. « Les politiques précédentes considéraient ces problèmes [environnementaux] comme des dommages collatéraux », note la politologue Sandra Borda, qui qualifie par contraste la nouvelle politique de « globale ».

Le plan du gouvernement vise également à change l’approche à l’égard des usagers. « La consommation problématique doit être traitée par des centres d’approvisionnement contrôlés, avec un soutien thérapeutique et sanitaire », déclare le ministre Osuna. La sociologue Estefanía Ciro, qui a dirigé le domaine de la drogue de la Commission de vérité sur le conflit armé colombien, a déclaré que la nouvelle politique « favoriserait la déstigmatisation, la protection des utilisateurs et la réduction des risques » – précisant en contrepoint que « c’est la même stratégie qui a été suivie depuis [l’ancien président] Juan Manuel Santos », mais que « jusqu’à présent, il n’y [avait] pas eu d’investissement économique réel ».

Diplomatie des drogues et débat sur la légalisation

Depuis des décennies, la Colombie est un fidèle allié des États-Unis dans sa guerre contre la drogue. « Avec le Plan Colombie, les anciens présidents Andrés Pastrana et Álvaro Uribe ont réussi à recevoir de l’argent pour la lutte contre la drogue et à l’utiliser dans la lutte anti-insurrectionnelle » contre les guérillas, explique Cepeda.

L’administration Biden n’a fait aucune déclaration publique sur la nouvelle approche de la Colombie en matière de drogues, mais Ciro estime que « la nouvelle politique bénéficie du plein soutien des États-Unis. Elle est fondée sur le document de la Commission du Congrès sur la politique des drogues dans l’hémisphère occidental, qui a inventé le terme “politique globale” que Gustavo Petro a utilisé dès le début. »

Le gouvernement colombien a également cherché un soutien dans toute l’Amérique latine et les Caraïbes. En septembre dernier, il a réuni pas moins de trente pays de la région lors d’une conférence à Cali. L’invité d’honneur était Andrés Manuel López Obrador (AMLO), président du Mexique, qui partage avec la Colombie le triste bilan de dizaines de milliers de morts dans la guerre contre la drogue. Derrière les compliments échangés, une réalité contrastée : contrairement à Petro, López Obrador est passé, durant sa présidence, de la promesse de négociations avec les cartels – popularisant le slogan abrazos, no balazos (« des câlins, pas des balles ») à une optique bien plus répressive, dans la lignée des présidences antérieures.

Les alliances internationales constitueront l’une des clés du succès de la nouvelle politique anti-drogue de la Colombie. Reste sa mise en œuvre. Selon les mots de Cepeda, « la politique anti-drogue doit “avoir des dents”, et doit se traduire par des mesures concrètes. »

Absence notable dans la nouvelle politique antidrogue : la légalisation. En décembre dernier, une proposition de réglementation du commerce de la marijuana, promue par la sénatrice María José Pizarro (proche de Petro), a été rejetée pour la cinquième fois au Parlement, où le gouvernement n’a pas la majorité. Plus controversée : la question de la cocaïne. Petro a affirmé que si elle était légalisée, « cela mettrait automatiquement fin à la violence en Colombie », bien qu’il ait souligné que cela « ne [dépendait] pas de [sa] volonté ».

Estefanía Ciro estime que la légalisation « est la voie à suivre pour diminuer les impacts du marché de la cocaïne et du cannabis en termes de violations des droits de l’homme. Il n’y aura pas un soupçon de paix tant qu’il n’y aura pas de régulation légale selon des principes de justice sociale. »

En Colombie, bras de fer entre Gustavo Petro et l’oligarchie

Gustavo Petro, Président de la Colombie depuis 2022. © Fotografía oficial de la Presidencia de Colombia

En 2022, l’élection d’un Président de gauche, Gustavo Petro, pour la première fois dans l’histoire de la Colombie, avait nourri de nombreux espoirs. Mais après des débuts prometteurs, son gouvernement se heurte désormais à une opposition féroce des élites économiques du pays. Bien que dépourvu d’une majorité au Parlement, Petro peut toutefois espérer des victoires politiques, à condition de s’appuyer sur de fortes mobilisations populaires. Par Pablo Castaño, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon [1].

« Si le peuple se mobilise, ce gouvernement ne sera pas renversé. Les réformes seront menées à bien. La stratégie est dans la mobilisation, nous voulons que le peuple s’organise. » Tel était le vœu explicite formulé par Gustavo Petro à la foule rassemblée sur la Plaza Bolivar, à Bogotá, le 27 septembre dernier.

La promesse, faite par le premier gouvernement de gauche de l’histoire de la Colombie, paraissait réaliste. Mais les résultats des élections régionales et municipales du 29 octobre, qui ont vu les partis traditionnels remporter les plus grandes villes et la plupart des régions, ont affaibli le gouvernement déjà sous le feu des critiques et paralysé sa capacité à mettre en œuvre des réformes progressistes.

Pourparlers de paix avec l’Armée de libération nationale (ELN), réforme fiscale ambitieuse, politique environnementale de grande ampleur : des réalisations notables sont à porter au crédit de l’exécutif, dirigé par Petro et la vice-présidente Francia Márquez, au cours de sa première année d’exercice. De récents sondages montrent néanmoins une baisse du soutien populaire dont jouit le Président, et ses principales réformes sont bloquées par un Parlement hostile.

Ces premières difficultés n’ont rien de vraiment surprenant : Petro a été élu avec une faible marge face au populiste de droite Rodolfo Hernández en juin 2022, et, même s’il dispose du premier groupe parlementaire, sa coalition du Pacte historique ne lui assure pas la majorité au Parlement. Pourtant, suite à sa victoire sans précédent, la plupart des partis centristes et conservateurs ont apporté leur soutien au nouveau gouvernement. Un appui qui a facilité l’adoption d’un Plan national de développement et d’une réforme fiscale, deux éléments essentiels au financement de l’agenda social du Pacte historique.

Mais la lune de miel postélectorale n’a guère duré. Après des mois de tensions croissantes, la relation de Petro avec ses alliés libéraux a vacillé quand il s’est agi de réformer le système de santé. Cette opposition a conduit Petro à se séparer de plusieurs ministres centristes, ce qui a été perçu comme un virage à gauche et provoqué l’hostilité des députés centristes. Une série de scandales dans l’entourage du président (son fils a été inculpé pour avoir financé illégalement la campagne de son père et l’ancienne directrice de cabinet du Président a été accusée d’avoir ordonné de mettre sur écoute une de ses employées de maison) a entraîné une chute de sa popularité.

Les résultats des élections régionales et municipales du 29 octobre n’ont rien arrangé. La gauche a remporté seulement neuf des trente-deux gouvernements régionaux et pas la moindre ville d’importance. À Bogotá, l’ancien sénateur du Pacte historique Gustavo Bolivár, qui a mené les manifestations anti-libérales de 2019 et 2021 et qui est très populaire chez les jeunes, est arrivé en troisième position, et c’est le candidat de centre-droit Carlos Fernando Galán qui a été élu maire avec 49 % des voix, un record. À Medellín, la deuxième ville du pays, l’ancien candidat de droite à l’élection présidentielle Federico Gutiérrez « Fico » a remporté une victoire encore plus écrasante avec 73 % des suffrages.

La question reste ouverte de savoir si l’arrivée de politiciens traditionnels à la tête des exécutifs régionaux et municipaux sapera ou non la capacité de Petro à mettre en œuvre son programme.

En Colombie, les élections municipales et régionales ont tendance à refléter les dynamiques locales et non nationales. Cependant, d’après Sandra Borda, politologue à l’Universidad de los Andes, les résultats seront interprétés comme une défaite cinglante pour le gouvernement au pouvoir. De fait, tant les partis d’opposition que les grands médias n’ont pas attendu pour affirmer que la défaite électorale de la gauche marquait un tournant dans la présidence de Petro, et ils ont fait pression sur le gouvernement pour qu’il abandonne ses réformes. La question reste ouverte de savoir si l’arrivée de politiciens traditionnels à la tête des exécutifs régionaux et municipaux sapera ou non la capacité de Petro à mettre en œuvre son programme.

Face à ses difficultés, Petro a fait appel à la mobilisation populaire, celle-là même qui a permis à la gauche d’accéder au pouvoir, tout en négociant simultanément au Parlement. Selon Alejandro Mantilla, politologue à l’Universidad Nacional de Colombia (UNAL), « la force de l’estallido social (explosion sociale) de 2019 et 2021 » fut l’une des raisons majeures de la victoire de Petro.

Selon Mantilla, les relations entre le gouvernement et les principaux mouvements sociaux du pays sont toujours solides. Plus de cinquante organisations sociales ont répondu à l’appel du gouvernement pour un « Carnaval pour la vie » le 27 septembre dernier. L’opposition et les grands médias n’ont pas manqué de dénigrer les marches qui ont envahi les rues des principales villes de Colombie, certains affirmant même que l’État avait en partie financé la mobilisation.

À Bogotá, des milliers d’indigènes venus de tout le pays se sont joints à la marche, y compris de nombreux membres non armés de la Garde indigène, chargée de protéger les territoires ancestraux de la violence de groupes armés illégaux, notamment dans la région Pacifique. Le sénateur Alberto Benavides, du Pôle démocratique alternatif (membre de la coalition du Pacte Historique dirigée par Petro, ndlr), a déclaré espérer que les marches « aideront le Congrès à approuver les réformes sociales proposées par le gouvernement. »

Borda doute cependant que les marches soient vraiment utiles, d’autant plus que les partis traditionnels n’ont aucun intérêt à être à l’écoute des manifestants. Même si, comme le fait remarquer Mantilla, « il existe un solide noyau de mouvements indigènes et paysans qui soutiennent le gouvernement », le mouvement étudiant s’est fait extrêmement discret lors de la mobilisation sur la Plaza Bolivar. Une absence d’autant plus troublante si l’on considère que les étudiants étaient le fer de lance des manifestations anti-libérales de 2019 et 2021 et l’un des principaux viviers électoraux du Pacte historique.

Les deux défis les plus importants à relever pour le gouvernement sont la résolution du conflit armé interne et la redistribution des terres.

Les deux défis les plus importants à relever pour le gouvernement, qui détermineront sans doute largement la confiance que lui accorderont les électeurs, sont la résolution du conflit armé interne et la redistribution des terres. Ils sont étroitement liés : l’accord de paix historique avec les FARC en 2016 prévoyait un désarmement du groupe armé en contrepartie d’une distribution plus équitable des terres. Un processus saboté par la droite au pouvoir les années suivantes, qui doit maintenant reprendre. La Colombie est le deuxième pays le plus inégalitaire d’Amérique latine, et celui où le taux d’occupation des terres est le plus élevé. Le pays connaît également le plus long conflit armé de la région, une violence étroitement liée à la question des inégalités qui ne date pas d’hier. Après plus de deux cents ans de gouvernements de centre et de droite, Petro et Márquez tentent de prouver que la Colombie est capable de changer de cap.

Leur principale opposition vient des élites économiques habituées à bénéficier des faveurs de dirigeants politiques tels Alvaro Uribe (2002-2010) et son héritier, Iván Duque (2018-2022). Les représentants politiques de cette oligarchie ont gagné du terrain lors des dernières élections, et les médias se sont emparés des récents scandales pour salir la réputation de Petro.

La mobilisation populaire et les tractations parlementaires suffiront-elles à permettre de réaliser en partie l’ambitieux programme électoral de Petro ? Si oui, cela montrera que la Colombie n’est pas condamnée à répéter les politiques conservatrices et néolibérales qui ont gangrené le pays la plus grande partie de son passé récent.

Notes :

[1] Article originellement paru chez notre partenaire Jacobin sous le titre « Gustavo Petro’s Left-Wing Government Is Facing Staunch Resistance in Colombia »

Ernesto Samper : « Gustavo Petro incarne une volonté d’en finir avec ce modèle de développement »

Ernesto Samper, président colombien de 1994 à 1998

Favori des élections présidentielles colombiennes, le candidat Gustavo Petro porte un agenda de rupture. Rupture avec des décennies de collusion entre l’État et les milices paramilitaires. Rupture avec un modèle économique extractiviste et libéral. Rupture, enfin, avec l’alignement sur Washington et ses intérêts régionaux. À Bogotá nous avons rencontré Ernesto Samper, président du pays de 1994 à 1998, et soutien de Gustavo Petro. Il est également l’un des membres du Grupo de Puebla, forum régional qui rassemble plusieurs leaders progressistes – Lula, Evo Morales, Rafael Correa… Nous l’avons interrogé sur les enjeux de cette élection, la signification de la candidature de Gustavo Petro et les implications géopolitiques qu’aurait sa victoire.

LVSL – La coalition menée par Gustavo Petro se caractérise par son caractère hétéroclite. On trouve d’anciens guérilléros, mais aussi d’ex-paramilitaires. De tels rapprochements ont été critiqués par la gauche de son mouvement. Quelle est la cohérence de sa coalition politique ?

Ernesto Samper – Cette campagne est caractérisée par de nombreux enjeux. Certains sont conjoncturels : en finir avec le Covid, revenir au taux d’emploi antérieur à la pandémie, etc. D’autres s’inscrivent dans une histoire plus longue : la concrétisation du processus de paix d’une part, et le changement de modèle de développement de l’autre.

Le gouvernement d’Ivan Duque a respecté certaines clauses des accords de paix, mais en abandonné d’autres, y compris parmi les plus importantes : la protection et la réparation des victimes, le partage des terres, l’accompagnement pacifique des trafiquants de drogue vers des activités légales, etc. La mise en place des accords de la Havane est un point structurant du programme de Petro ; ceci explique les nuances politiques que l’on trouve dans sa coalition.

NDLR : Les accords de la Havane ont été signés en 2016 entre les différentes parties prenantes du conflit colombien. Une partie des élites agraires colombiennes y est hostile car ils incluent une réforme agraire. Lire sur LVSL l’article de Gillian Maghmud pour une analyse de ces accords : « Le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire »

Il a souligné qu’il était hors de question de revenir au modèle néolibéral qui prévalait avant le commencement de la pandémie. Son agenda est clair : accroître l’investissement dans le domaine social, accroître la progressivité de l’impôt, faire contribuer les plus aisés à la reconstruction post-pandémie du pays. L’amplitude de la coalition ne l’a pas empêché de tenir bon sur ces deux points.

LVSL – Vous avez été président du pays de 1994 à 1998. Quels seraient, selon vous, les obstacles à un processus de changement structurel si Petro gagnait l’élection ?

ES – Une droite a émergé, ces dernières années, très similaires aux autres droites latino-américaines, incarnant une forme particulièrement dangereuse de populisme. Un populisme fiscal, qui prône la réduction des impôts de ceux d’en-haut sous le prétexte d’améliorer les conditions de la production. Un populisme punitif, qui promeut le durcissement des peines et la prison pour les protestataires. Un populisme nationaliste, qui passe par la le refus de l’intégration régionale et la signature d’accords privilégiés avec les États-Unis, aux dépens des relations avec ses voisins immédiats.

Le pragmatisme de la politique extérieure chinoise est à souligner. Il n’est pas dans l’intérêt de la Chine de faire des Latino-américains ses ennemis. C’est ainsi qu’elle parvient à éclipser les États-Unis.

C’est sous l’influence d’une telle droite que la Colombie a rejoint le forum Prosur [destiné à contrebalancer l’UNSAUR NDLR], qu’il menace Cuba et le Venezuela sous le prétexte que ce sont des pays socialistes, qu’il met en place des réformes fiscales régressives, qu’il s’attaque aux retraites et aux salaires, etc. Cette droite constituera donc un obstacle indéniable aux changements que le pays souhaite et dont il a besoin.

Le contexte récent, cependant, donne des raisons d’être optimiste : un président de gauche a récemment été élu au Pérou, et un autre au Chili.

LVSL – On observe des liens très forts entre cette droite colombienne et les États-Unis. Pensez-vous que l’élection de Joe Biden – partisan d’une approche moins dure vis-à-vis de la gauche latino-américaine que Donald Trump – ait permis de distendre ces liens ?

ES – Raisonnons de manière pragmatique : l’arrivée de Biden au pouvoir ouvre des perspectives impensables sous Trump. Pensons à la question des migrants : c’est une politique davantage permissive qui est mise en place depuis son élection. De même, Joe Biden cherche une issue démocratique à la crise vénézuélienne, tente d’améliorer ses relations avec Cuba. Les États-Unis ont également réintégré l’OMS depuis son élection, ont réitéré leur engagement à combattre le réchauffement climatique : autant de bonnes nouvelles.

Dans le cas de la Colombie, les États-Unis ont réaffirmé leur attachement à la concrétisation des accords de paix.

Mais à côté de ces signaux positifs, on en trouve d’autres qui le sont moins. Joe Biden n’a pas cherché à lever l’embargo contre Cuba. Il n’a pas appuyé le président argentin Alberto Fernandez dans sa volonté de renégocier la dette de son pays. Le panorama est donc en clair-obscur.

LVSL – On observe depuis plusieurs années un tournant politique en Amérique latine. Récemment, plusieurs gouvernements progressistes ont été élus dans la région – au Pérou, au Honduras… De nouveaux projets d’intégration régionale sont mentionnés ici et là, visant à faire contrepoids aux États-Unis. Il leur manque cependant un dirigeant qui assume un rôle de leadership régional – à l’instar de Hugo Chavez ou de Lula, deux décennies plus tôt. Gustavo Petro pourrait-il assumer ce rôle ?

ES – Gustavo Petro pourrait bel et bien impulser une nouvelle alliance régionale. Bien sûr, tout ceci dépendra des élections au Brésil de cette année. Aux côtés de d’Alberto Fernandez en Argentine et d’AMLO au Mexique, l’élection de Lula pourrait bel et bien ouvrir la voie à une nouvelle alliance régionale.

LVSL – Cette volonté d’émancipation vis-à-vis des États-Unis signifie-t-elle un rapprochement avec la Chine ?

ES – Je pense, oui. La Chine s’est rapprochée de manière particulièrement intelligente de l’Amérique latine. Non seulement elle lui a beaucoup apporté en termes sociaux, mais elle a remplacé les États-Unis dans l’impulsion des projets infrastructurels les plus importants – il suffit pour s’en convaincre de jeter un oeil aux mines du Pérou et de Bolivie. Je pense que le pragmatisme de sa politique extérieure est à souligner : il n’est pas dans son intérêt de faire des Latino-américains ses ennemis. C’est ainsi qu’elle parvient à éclipser les États-Unis.

NDLR : Pour une analyse de l’influence croissante de la Chine en Amérique latine, lire sur LVSL l’article d’Arnaud Appfel : « Le projet pharaonique du canal chinois du Nicaragua » et celui de Vincent Ortiz : « Pedro Castillo face aux ‘maîtres de la mine’ »

La Colombie, en particulier, a besoin de la Chine. C’est évident si l’on considère ses impératifs post-pandémiques.

J’ajoute que la Chine possède des problèmes sociaux importants, très similaires à ceux que nous connaissons, mais à une échelle bien supérieure. Raison pour laquelle, sans doute, elle n’a pas une approche paternaliste de l’Amérique latine, mais cherche plutôt des relations d’égale à égale avec les pays du Sud. Sa diplomatie est constructive. Ces cinq dernières années ont été caractérisées par une pénétration non-agressive de la Chine en Amérique latine.

L’agenda des États-Unis vis-à-vis de l’Amérique latine, par comparaison, est d’une grande agressivité, et ne vise qu’à la satisfaction de ses propres intérêts, par le biais de la signature d’accords commerciaux.

LVSL – Ne craignez-vous pas que cette pénétration de la Chine n’induise des relations de subordination à son égard ? Ou n’accouche d’une nouvelle forme d’impérialisme ? Dans de nombreux pays, des tensions sont d’ores et déjà apparues entre les intérêts chinois et les desideratas des gouvernements nationaux…

ES – Le risque que la Chine se transforme en puissance hégémonique et dévoile un visage coercitif existe bel et bien. Mais cela ne s’est pas manifesté, pour le moment. Dans tous les cas, nous n’en voulons pas et devrons demeurer vigilants.

Nous ne souhaitons pas davantage que le monde se divise en pôles antagonistes dominés par des super-puissances : la Chine, les États-Unis et la Russie. Nous croyons au multilatéralisme, qui est au fondement du fonctionnement des Nations-Unies. Nous le renforcerons.

« La Colombie possède la droite la plus sanguinaire du continent » – Entretien avec María José Pizarro

María José Pizarro

Ce dimanche 13 mars, les Colombiens ont été appelés aux urnes pour désigner une nouvelle assemblée législative. Dans moins de deux mois, ils éliront leur président. Le favori, Gustavo Petro – avec qui nous nous étions entretenus à Bruxelles -, promet une réforme agraire, la démocratisation des institutions et la sortie de l’extractivisme. Son élection pourrait signer un basculement dans l’histoire du pays, dominé depuis des décennies par une élite agraire et des groupes paramilitaires à sa solde. À Bogotá, nous avons rencontré María José Pizarro, députée et membre de l’équipe dirigeante du Pacto historico [NDLR : le mouvement dirigé par Gustavo Petro], qui revient pour LVSL sur les enjeux de ces élections. Entretien réalisé par Vincent Ortiz.

Le Vent Se Lève – Depuis des années, la presse colombienne agite deux spectres à propos de Gustavo Petro : celui du retour à la guerre civile (l’élection de Petro signifierait une régression aux années de guerre civile), celui du Venezuela (son élection transformerait la Colombie en un second Venezuela). Quelles stratégies avez-vous mis en place pour contourner ces obstacles médiatiques ?

María José Pizarro – Il existe un principe de réalité : un pays qui est en guerre civile depuis soixante ans ne peut sombrer dans la guerre civile ! La presse s’émeut de la présence d’ex-guérilleros dans notre mouvement… mais on trouve des ex-combattants dans tous les partis politiques ! Nous avons été les acteurs de cette guerre civile… comme la totalité de la société colombienne. Il n’existe pas un seul secteur politique, aussi immaculé prétende-t-il être, qui n’ait pas subi, vécu ou promu la violence dans le pays.

Aussi ce discours associant le Pacto historico à la guerre civile est-il de moins en moins audible. Les Colombiens comprennent que concrétiser la paix implique un grand changement. Elle implique la lutte contre la corruption – les mafias sont littéralement enkystées au sein de l’État colombien. Elle implique de démocratiser la Colombie, d’aller au-delà de cette démocratie formelle que nous connaissons pour instituer une démocratie intégrale. Nous sommes, dit-on souvent, la démocratie la plus ancienne du sous-continent… mais qu’entend-on par démocratie ? Si on prend le mot au sérieux, nous n’avons qu’un simulacre de démocratie.

Quant au parallèle au Venezuela, nous avons notre identité propre. Nous partageons bien sûr une orientation idéologique bolivarienne avec le mouvement chaviste. Mais lorsqu’on en vient au Que faire ? politique, la différence est considérable.

[NDLR : Le bolivarisme fait référence à Simón Bolívar, et plus largement au patriotisme révolutionnaire qui imprègne la gauche latino-américaine. Pour une analyse de celui-ci, lire sur LVSL l’article de Thomas Péan : « “La patrie ou la mort” : la nation, marchepied vers la révolution en Amérique latine ? »]

L’économie colombienne est tributaire des énergies carbonées, c’est le plus grand exportateur de charbon au monde ; en cela, elle est similaire à celle du Venezuela qui est un grand exportateur de pétrole. Les deux systèmes économiques, tournés vers l’extractivisme et l’exportation des richesses du sous-sol, présentent de fortes similitudes : on serait donc mal inspirés de nous accuser de vouloir dupliquer le modèle vénézuélien en Colombien !

L’uribisme [NDLR : de l’ancien président Alvaro Uribe, néolibéral et pro-américain, très proche des secteurs paramilitaires colombiens], qui plus est, fonctionne sur le modèle de la cooptation des divers pouvoirs – le parquet, le contrôleur financier, le procureur, le législatif et l’exécutif -, ce qui présente une autre similitude avec le Venezuela bolivarien. Les uribistes ont critiqué la répression de l’opposition vénézuélienne par le gouvernement de Nicolas Maduro : mais qu’ont-ils fait face à nos manifestants ? La répression a été plus dure que celle qui a eu cours au Venezuela !

[NDLR : Pour une mise en contexte des soulèvements colombiens de mai 2021 et leur répression, voir sur LVSL la vidéo réalisée par Gillian Maghmud et Fabien Lassalle : « Massacres en Colombie, silence d’Emmanuel Macron »]

La corruption, qu’ils critiquent tant au Venezuela, est institutionnalisée en Colombie par la collusion entre les mafias et les pouvoirs publics qui se livrent à de vastes détournements de fonds.

Je pense que Chavez fut un grand leader – bien préférable à Maduro -, mais nous ne voulons pas transformer la Colombie en un nouveau Venezuela : par bien des aspects, la Colombie actuelle ressemble déjà au Venezuela !

Quel discours tenir face à ces éléments de propagande ? La réalité !

LVSL – Le Pacto historico se distingue des autres mouvements progressistes d’Amérique latine par sa forte coloration écologiste. Il défend un agenda environnementaliste radical, proposant notamment d’en finir avec l’extractivisme. Les contraintes sont pourtant nombreuses : la Colombie dépend fortement des investissements étrangers ; elle possède une dette souveraine importante, dont une partie doit être payée en dollars. La monnaie colombienne s’est déjà dépréciée ces dernières années – ce qui accroît le poids relatif de la dette – et une chute des investissements étrangers la déprécierait plus encore. Comment concilier, donc, l’agenda environnemental du Pacto historico et la nécessité pour Colombie d’avoir accès à des devises via les investissements étrangers ?

[NDLR : Pour une analyse des contraintes internationales qui pèsent sur les gouvernements latino-américains cherchant à initier une transition énergétique, lire sur LVSL l’article de Matthieu le Quang : « Rompre avec l’extractivisme : la quadrature du cercle ? »]

MJP – La pandémie nous a rappelé à quel point nous avions en partage des enjeux globaux. La destruction de l’environnement, la faim, la détérioration des conditions matérielles des populations, etc. ne sont pas des phénomènes colombiens mais globaux. Les électeurs devraient l’avoir à l’esprit.

Ceci étant dit, divers problèmes se présentent. L’économie colombienne est fortement carbonée, tributaire du pétrole, des mines et des monocultures. Nous sommes également le premier producteur de coca, ce qui implique une déforestation considérable. Les chercheurs nous indiquent que la production intensive fait partie des facteurs structurants de la détérioration du climat.

Aussi nous devons investir dans les secteurs énergétiques alternatifs pour amorcer une transition, en nous fondant sur les atouts de notre territoire. Nous devons investir dans l’énergie solaire – dans les zones de notre territoire les plus exposées au soleil, en particulier au nord -, les éoliennes et l’énergie hydro-électrique. Nous sommes également un pays à vocation agraire : nous avons de nombreuses terres fertiles avec une forte biodiversité. Les traités de libre-échange nous ont rendus dépendants du reste du monde, mais nous avons pourtant sur notre territoire les conditions de notre auto-suffisance.

Le tourisme est une autre ressource à exploiter [NDLR : il s’agit d’une importante source de devises]. Il a souffert de la guerre civile pendant des décennies, et des territoires entiers restent difficiles à explorer à cause du narcotrafic et des enlèvements. C’est donc un secteur avec une forte marge de progression. C’est une forme d’investissements étrangers qui me paraît préférable à celle des grandes mines canadiennes ! Une forme d’investissements étrangers plus respectueuse de l’environnement, mais aussi de notre souveraineté : cela nous permettrait de nous libérer de l’emprise économique des grands groupes étrangers – une question qui se pose, plus largement, à l’échelle du continent latino-américain.

LVSL – Venons-en justement aux enjeux diplomatiques de cette élection. Ces dernières années ont vu une nouvelle vague de gouvernements progressistes arriver au pouvoir : AMLO au Mexique, Pedro Castillo au Pérou, Xiomara Castro au Honduras… L’élection de Gustavo Petro serait-elle l’occasion de reconstruire un nouveau bloc géopolitique latino-américain ? Une stratégie est-elle prévue pour faire émerger une force non alignée sur la Chine et les États-Unis ?

MJP – Je dirais pour commencer que vaincre la droite colombienne serait un signal extrêmement fort envoyé au continent tout entier. Nous possédons la droite la plus radicale et sanguinaire du continent. Aucun autre pays n’a eu à souffrir d’une telle droite. Ce serait un coup d’estoc formidable qui lui serait porté – la droite a été vaincue dans tous les pays d’Amérique latine, sauf en Colombie. Une victoire de Gustavo Petro s’inscrirait dans le sillage de celle de Pedro Castillo au Pérou – par-delà les divergences que nous pouvons avoir avec lui -, pays où la droite était hégémonique et invaincue depuis des décennies.

Nous chercherons à construire un grand bloc historique avec les gouvernements desquels nous nous sentons proches – celui du Chili, du Mexique, du Honduras, d’Argentine, et, peut-être bientôt, avec le Brésil et l’Équateur. Ce serait un message fort envoyé à tout le monde occidental, par-delà l’Amérique latine.

LVSL – Le Pacto historico est une formation politique très hétéroclite. On y trouve d’ex-guérilleros, des militants radicaux proches du marxisme, mais aussi des représentants de secteurs plus conservateurs, et même d’anciens paramilitaires repentis [NDLR : par « paramilitaires », on désigne en Colombie les groupes armés constitués pour défendre les propriétaires terriens face aux assauts des guérillas révolutionnaires]. Comment expliquer cette hétérogénéité ?

MJP – L’accord de paix [signé en 2016, NDLR] s’est fait entre des personnes qui avaient pris les armes il y a trois décennies, les unes contre les autres. La construction de la paix nécessite un grand dialogue national. Je le dis en tant que fille d’un ex-guérilléro, assassiné 45 jours après avoir signé un accord de paix, alors qu’il se présentait aux élections présidentielles [NDLR : Il s’agit de Carlos Pizarro].

Nous ne nous contentons pas d’appeler verbalement à la paix, nous la construisons entre tous au sein du Pacto historico. Il ne peut exister de paix tant que l’autre n’est pas reconnu comme interlocuteur légitime – avec son idéologie, sa condition sociale…

Nous insistons sur la nécessité de respecter la Constitution de 1991, car sa rédaction fut le dernier moment où un grand accord national eut lieu, auquel tous les secteurs de la société colombienne furent conviés à participer – ex-guérilléros comme ex-paramilitaires. Cette Constitution est le dernier contrat social qui nous reste. Elle a été mise en place au prix d’un tel dialogue, entre représentants de traditions politiques opposées. Elle a été rendue possible par une ouverture démocratique, qui a permise à d’autres voix que celles des deux principaux partis, libéral et conservateur, – la Colombie a une longue tradition de bipartisme – de s’exprimer.

Cette demande d’unité afin de concrétiser la paix émane des secteurs les plus militants de notre mouvement : les ex-guérilléros, les étudiants qui ont pris part à la mobilisation de l’année dernière. Notre lutte, votre lutte, est celle de tous, pouvait-on entendre : nous ne pouvions nous recroqueviller sur notre coeur historique. Le Pacto historico est une coalition que l’on ne peut comprendre que dans la conjoncture électorale actuelle. Certains militent dans les secteurs progressistes depuis des décennies, d’autres ne l’apprécient pas mais la rejoignent par nécessité.

Tout n’est pas noir et blanc en Colombie ; c’est un pays d’une extraordinaire diversité culturelle et régionale, que l’on doit intégrer dans un grand récit national. Et cela ne peut se faire qu’en en finissant avec les inégalités, avec la guerre, la violence…

La Colombie à la croisée des chemins

Lien
©Coronades03

La Colombie vit actuellement une période cruciale de son histoire. Les élections présidentielles ont enclenché des dynamiques politiques qui ont placé le pays à la croisée des chemins. Par Sergio Coronado, ex-député de la 2ème circonscription des Français de l’Étranger, et Christian Rodriguez, responsable des relations internationales Amérique Latine de la France Insoumise.


Les Colombiens étaient appelés aux urnes ce dimanche 27 mai pour le premier tour de l’élection présidentielle.

Iván Duque est arrivé en tête avec 39,1% (7 569 693 voix), candidat de l’extrême-droite soutenu par le parti Centro Democrático (Centre Démocratique) de l’ancien président Álvaro Uribe (2000-2010), devançant Gustavo Petro, ancien maire de Bogotá et ancien guérillero du M19, candidat de Colombia Humana (Colombie Humaine), 25,1% (4 851 254 voix). Ces deux candidats sont suivis de Sergio Fajardo, ancien maire de Medellín, soutenu par la Coalición Colombia (Coalition Colombie) composée du Polo Democrático (Pôle Démocratique), qui est le parti de la gauche colombienne, et du Partido Verde (Les Verts).

Le négociateur des accords de paix et candidat du Partido Liberal (Parti Libéral), Humberto de la Calle, est quant à lui arrivé loin derrière avec 2,06% (399 180 voix). Le bulletin de vote en faveur du vote blanc a obtenu 0,3% (6 0312 voix).

L’ancien vice-président Vargas Lleras, représentant de l’oligarchie traditionnelle, enregistre un échec cuisant avec 7,28% (1 407 840 voix), alors même que tout laissait croire qu’il allait bénéficier de ce que l’on appelle traditionnellement la maquinaria (c’est-à-dire les puissants relais clientélistes qui maillent une partie du pays, et qui pèsent lourd lors des élections). Le résultat de l’ancien vice-président a été l’un des symboles de cette élection, l’une des plus propres sans doute de l’histoire politique du pays. Les réseaux clientélistes dont il semblait disposer devaient le hisser au second tour, et il n’en fut rien. Cela ne signifie pas que ces réseaux n’ont pas agi. Mais leur action a été moindre, et au bénéfice de Duque. Il y a eu certes de la fraude, mais sans commune mesure avec le passé, et les électeurs ont pu voter sur l’ensemble du territoire.

Des élections de temps de paix

La presse a pris l’habitude de présenter ce second tour, depuis l’annonce des résultats, comme l’affrontement de deux extrêmes. Il est vrai que les projets en compétition sont tout à fait opposés, mais il est pour le moins discutable de présenter ainsi le duel de cette présidentielle.

Cette élection arrive dans un contexte particulier, historique même. Après des décennies de conflit, elle se déroule dans un pays sans affrontement armé, puisque les FARC sont signataires des accords de paix avec le gouvernement de Juan Manuel Santos, et que la dernière guérilla en activité, l’ELN, a décrété un cessez-le-feu unilatéral et négocie avec le gouvernement.

Les accords de paix sont fragiles puisqu’ils ont été rejetés dans un premier temps lors du référendum d’octobre 2016, et que les principaux soutiens du candidat Iván Duque, arrivé en tête au premier tour de l’élection, ont fait campagne en promettant de les “déchirer”. Ils sont fragiles aussi car ils n’ont pas mis un terme définitif au recours à la violence. En effet, de nombreux assassinats ciblés ont été commis depuis leur signature contre des responsables des communautés indigènes et d’organisations sociales, comme le rappelle Harol Duque dans Mediapart.

L’un des enjeux de tout accord de paix en Colombie, car le pays n’en est pas à son premier, réside dans la capacité de l’État à respecter ses engagements et à garantir la sécurité des combattants armés ayant finalement rendu les armes au profit de l’engagement politique institutionnel. Le massacre de la Union patriótica (Union Patriotique) reste le meilleur exemple des échecs passés.

Ils sont d’ailleurs d’autant plus fragiles que, lors des dernières élections parlementaires, le Centre Démocratique d’Alvaro Uribe, l’ancien président et parrain de la droite dure, est arrivé en tête, et ce même si la répartition au Congrès est diverse, avec notamment une forte présence de la Coalition Colombie.

Un paysage politique en mutation: l’effondrement des partis traditionnels

Dans un pays très longtemps dominé par les deux partis traditionnels, Parti Conservateur et Parti Libéral, le panorama électoral est pour le moins surprenant. En effet, si au Congrès libéraux et conservateurs conservent une forte représentation, cette élection présidentielle a acté la disparition de ces deux partis comme éléments structurants de la vie politique nationale.

Le Parti Conservateur n’était déjà plus en capacité de présenter seul un candidat à l’élection présidentielle puisque l’une des siennes, Marta Lucía Ramírez, l’a quitté pour devenir la candidate à la vice-présidence de Duque ; et le résultat du premier tour marque une forme d’acte de décès du Parti Libéral, gangrené depuis des décennies par la corruption, sa collusion avec le trafic de drogue et les groupes paramilitaires, et aujourd’hui condamné à jouer les seconds rôles, faute de stratégie et d’orientation.

Le candidat libéral, Humberto de la Calle, a été lâché par son parti, dirigé par l’ancien président Gaviria, qui n’a guère tardé à rallier le candidat uribiste. Les bases libérales ne sont pas unanimes dans ce soutien qui marque une rupture dans l’histoire du parti. Il en est de même des figures montantes du libéralisme. En ralliant Duque, la direction du Parti Libéral se prive d’un rôle de premier plan au Congrès.

Après avoir laissé entendre qu’il soutiendrait un rapprochement avec la Coalition Colombie et Gustavo Petro, le candidat libéral a fait savoir qu’il voterait blanc. Campagne et sortie ratée pour cet homme de qualité par ailleurs, qui s’est ainsi extrait du jeu de façon peu élégante. Dans la compétition électorale entre l’oligarchie traditionnelle et les nouvelles élites régionales, liées bien souvent aux groupes paramilitaires, ces dernières sont en train de gagner la bataille qui dure depuis deux décennies.

À l’uribisme triomphant se soumettent désormais les adversaires d’hier, conservateurs et libéraux. Les élites, de l’ancien et du nouveau monde, font corps contre le candidat Gustavo Petro.

La Coalition Colombie, ou l’expression d’un vote d’opinion

Ce fut l’une des surprises de l’élection présidentielle. Sergio Fajardo et Claudia López ratent de peu une qualification pour le second tour, et gagnent à Bogotá, alors que les enquêtes d’opinion les donnaient presque toujours à moins de 20%.

Cette Coalition réunit sur la lancée de la Ola Verde (Vague Verte), Les Verts, et notamment les personnalités en vue de la vie politique nationale (Antanas Mockus, Claudia López, Angélica Lozano, Navarro Wolf…), les amis de Sergio Fajardo et le Pôle Démocratique, et le parti de la gauche colombienne, sous la direction de Jorge Enrique Robledo, dont une partie des militants et des élus choisit néanmoins de soutenir Gustavo Petro, qui fut dans le passé l’un des leurs.

Les Verts et la Vague Verte – qui est une sorte de mouvement politique plus large et plus souple que le parti, surtout dominé par des personnalités – avaient déjà eu un candidat au second tour de l’élection présidentielle en la personne d’Antanas Mockus, ancien maire de Bogotá et ancien président de l’Université Nationale, en 2010.

Cette Coalition est souvent abusivement présentée comme une force de gauche, sans doute en raison de la présence de Robledo et du Pôle Démocratique. Elle est en grande partie l’expression de ce que l’on a coutume d’appeler en Colombie le vote d’opinion, qui est un vote d’adhésion (par opposition au vote clientéliste). Il est la plupart du temps urbain, et le fait d’un électorat en général plus éduqué que la moyenne. Son positionnement, depuis sa création, la situe dans un centre extrême, qui rejette la polarisation de la vie politique colombienne, et fait de la lutte contre la corruption son principal axe de bataille. Son discours sur la rénovation de la participation politique est un élément central de leur offre, même s’il est peu concret. Ils insistent aussi sur la défense des minorités sexuelles. Le volet environnemental est néanmoins moins solide et radical que celui du programme de Petro.

Si nombre de propositions de la Coalition Colombie sont compatibles avec le projet de Gustavo Petro, il semble peu probable qu’elle lui apporte de manière unanime un soutien pour le second tour, alors même que les principales figures firent campagne sur la notion de vote utile les dernières semaines, en expliquant que le meilleur moyen de battre Duque était le bulletin de vote en faveur de Fajardo, dont le rejet dans l’opinion serait moindre que pour Petro.

Avant l’année électorale, Humberto de la Calle, la Coalition Colombie et Colombie Humaine furent pour nombre d’électeurs les composantes d’une coalition rêvée en faveur des accords de paix et de plus de justice.

L’appel au vote blanc du candidat Fajardo avant même que l’ensemble de la Coalition ne se réunisse montre la faiblesse stratégique de celle-ci, et un positionnement parfois opportuniste et politicien. Elle a fait campagne en se présentant comme la plus efficace pour battre le candidat uribiste, et une fois celui-ci qualifié, elle est désormais incapable de prendre une décision claire en tant que coalition.

Le Pôle prit position en faveur de la campagne de Petro sans tenir compte du point de vue de Robledo qui a décidé de voter blanc. Entre Robledo et Petro, le passif est lourd, depuis les années communes passées au Pôle. Des désaccords personnels expliquent en partie cette situation, mais l’essentiel est politique.

La Coalition est d’abord un accord entre des personnalités de premier plan aux parcours politiques parfois éloignés, elle n’est pas une force sociale en tant que telle, alors que Petro doit en grande partie son succès à la mobilisation de communautés organisées (indigènes, quartiers populaires, etc.) et de relais syndicaux de poids. La gauche sociale et politique choisit en très grande majorité Petro depuis longtemps.

La Coalition surfe bien souvent sur l’opinion, s’adresse en priorité à la jeunesse urbaine des universités, a un programme économique aux tonalités libérales et des exigences environnementales modérées. Elle se veut l’avenir du pays, sa face moderne. Elle a fait dans les dernières semaines une campagne ciblée contre Petro pour lui ravir la seconde place, reprenant parfois les arguments de la droite la plus dure (populisme, extrémisme, Venezuela).

Les figures les plus jeunes (Claudia López et Angélica Lozano) ont toujours ciblé en priorité les questions sociétales et la lutte contre la corruption, laissant de côté la question des inégalités et de la concentration de la richesse. Même si Claudia López partage avec Petro un combat frontal contre les groupes paramilitaires et l’ancien président Uribe.

Il y a dans leur refus de se prononcer clairement en faveur de Petro à la fois des questions de positionnement, mais aussi une forme de mépris de classe. Petro est une figure populaire. C’est un intellectuel de la politique issu d’un milieu simple. Son succès et son attitude, ni plus ni moins hautaine que celle des autres candidats, suscitent des critiques dans un pays de castes, où tout est dans les mains d’une oligarchie puissante.

Le ticket présidentiel de la Coalition Colombie (Fajardo/López) porte une lourde responsabilité en choisissant le vote blanc. Leur volonté de changement semble avoir été, aux yeux de nombreux électeurs, une tactique électorale plutôt qu’une stratégie de transformation réelle du pays. Heureusement, Les Verts appellent en majorité à voter Petro et rejoignent ce vendredi la campagne du second tour avec ses principales figures parlementaires.

La meilleure façon de conquérir le vote en faveur de Fajardo au premier tour est de remettre la question de la paix dans le débat, de faire de la lutte contre la corruption et de la défense des libertés et de l’état de droit les éléments de plus forte influence sur le vote d’opinion.

Petro, une surprise malgré tout

La qualification de Gustavo Petro pour le second tour de l’élection présidentielle avait été annoncée par les sondages, elle n’en demeure pas moins une surprise. La crainte de fraude était fondée, et il est à souligner que cette élection a été sans doute la plus propre de l’histoire électorale du pays, malgré des fraudes constatées par la Mission d’observation électorale. La présence au second tour d’un ancien membre d’une guérilla dans un pays marqué par plusieurs décennies de conflit armé n’avait rien d’évident, tant le rejet de la lutte armée semble ancré dans l’électorat. Les résultats électoraux des FARC en sont la meilleure preuve : leur candidat s’est retiré faute d’audience et de soutiens, et d’autre part dans les régions longtemps sous contrôle des FARC, c’est le candidat uribiste qui vire très largement en tête.

Gustavo Petro avait fait l’objet d’une campagne d’une violence inouïe lors de son passage à la mairie de Bogotá. Il avait même été destitué pendant un moment et son bilan fait l’objet d’attaques en règle de la part de la presse et de la classe politique traditionnelle, sans que celles-ci soient confirmées par des indicateurs objectifs. La figure d’un mauvais gestionnaire a été alimentée depuis fort longtemps.

La campagne promue par la droite dénonçant les risques de castro-chavisme a eu beaucoup d’impact dans l’opinion, en raison de la proximité de la crise vénézuélienne et de la présence de nombreux vénézuéliens en Colombie, de même que les appels au vote utile en faveur de Fajardo.

Il n’en reste pas moins que pour la première fois dans l’histoire du pays un candidat issu des rangs de la gauche parvient à un tel résultat. Il y parvient, qui plus est, sans l’appui d’un parti, mais grâce au recueil de 846 000 signatures. Il réussit son pari en mobilisant un électorat populaire éloigné du vote, et méfiant à l’égard des institutions. Colombie Humaine s’inscrit dans la foulée du Mouvement progressiste que Petro avait lancé après son départ du Pôle Démocratique dans la conquête de la mairie de Bogotá.

Colombie Humaine réussit à mettre en mouvement la plupart des secteurs de la gauche sociale et politique, des responsables communautaires et des associations des quartiers défavorisés. La campagne fut en grande partie portée et organisée par une plate-forme numérique qui a donné lieu à des manifestations monstres dans les rues et les places, événements rares dans la vie publique colombienne.

Ses propositions se sont articulées sur trois axes : combattre la ségrégation et les discriminations, renforcer le secteur public (santé, éducation…), et lutter contre le changement climatique. Sa campagne s’inscrit dans le cadre très large des soutiens aux accords de paix et aux discussions avec l’ELN. Son ticket présidentiel est Angela Robledo, candidate à la vice-présidence et membre des Verts.

Son adversaire Iván Duque porte un projet opposé. Il a joué sur sa jeunesse, 42 ans, et son entrée récente en politique. Après une vie professionnelle aux États-Unis, il est devenu sénateur. Ses propositions sont, pour un candidat uribiste, “relativement” modérées. Il n’en reste pas moins que son opposition aux accords de paix, sa volonté de suppression des Hautes Cours afin d’en finir avec l’indépendance de la justice, son alignement sur le patronat et son soutien des secteurs les plus réactionnaires font craindre pour la paix, l’État de droit et la situation des plus pauvres et des minorités. Le volet environnemental est inexistant. Il est en fait un soutien de l’extractivisme dans toutes ses formes. Il a aspiré une grande part de l’électorat traditionnellement conservateur et réactionnaire avec une tonalité plus mesurée que celle habituellement utilisée par les uribistes, promettant même un changement des pratiques politiques, via notamment les limitations des mandats.

Il est désormais le candidat de l’oligarchie, du patronat, et des secteurs les plus corrompus du pays. Il bénéficie du soutien de la classe politique traditionnelle dans son ensemble : partis conservateur et libéral, le parti de la U et Cambio radical (Changement Radical).

Un second tour aux enjeux clairs

La situation politique a mis quelques jours à se décanter, notamment en raison des incertitudes du positionnement de la Coalition Colombie et de ses membres. Le paysage est désormais connu. Face à Gustavo Petro se dressent non seulement l’uribisme et son candidat du Centre Démocratique mais l’ensemble de la classe politique traditionnelle colombienne, oligarchie et nouvelles élites régionales, patronat et éditorialistes, et les secteurs les plus conservateurs et corrompus du pays.

À vrai dire, les enjeux de ce second tour ne se résument pas tant à l’affrontement de la gauche et de la droite, mais plutôt au face-à-face du pays et de la société colombienne contre la classe politique traditionnelle, clientéliste et corrompue. Ceux qui tiennent le pays, ceux qui ont toujours préféré la guerre, qui leur rapporte, à la paix, et ceux qui ont un temps déclaré soutenir la paix mais jamais au prix de leur privilèges. Ceux qui volent, trichent, se servent dans les caisses de l’État. Ceux qui au nom de Dieu mènent désormais une guerre contre les libertés individuelles et les minorités. Tous ceux-là sont maintenant réunis, main dans la main, contre Gustavo Petro.

Il serait audacieux de dire que la victoire est à portée d’urne pour Colombie Humaine, mais le candidat Petro apparaît aujourd’hui clairement comme l’alternative à cette classe politique gangrenée. Il peut lever une vague citoyenne, être l’outil de tous ceux qui ont en assez d’un pays sous tutelle. Il peut donner de la force à cette volonté de changement qui est celle d’une grande partie du pays. Place au revolcón (la culbute). Enfin, cependant que les électeurs débattent des options du second tour, la Colombie vient de faire son entrée à l’OCDE et à l’OTAN.