La difficile construction d’un nouveau bloc hégémonique : sortir de la servitude passionnelle

Le bloc hégémonique qui s’est imposé en 2017 en France sert directement les intérêts d’une élite financière, patrimoniale et statutaire. Mais ce bloc élitaire n’aurait pas pu se constituer s’il n’avait bénéficié du soutien direct ou indirect d’une partie significative des classes moyennes ainsi que de certaines fractions des classes populaires [1]. Le pouvoir des classes dirigeantes s’appuie pour l’essentiel, au-delà de l’imposition de sa propre violence symbolique, sur le consentement, l’accommodement ou la servitude involontaire des catégories dominées. Il semble que les intérêts des différentes catégories sociales soient modelés par les représentations qu’elles se font de leur position dans l’espace social et de leur identité supposée. La construction d’une alternative au pouvoir hégémonique du bloc dominant ne pourra advenir politiquement que sous réserve de présenter, d’organiser et de rendre légitime une nouvelle façon de voir le monde économique et social. Il s’agit de refonder les règles du jeu et les finalités des organisations afin de s’émanciper définitivement du modèle social-libéral et plus généralement du néolibéralisme. Fondamentalement, les questions politiques clefs à venir sont celles qui porteront sur la manière de produire (entreprise), de financer (banques) et de répartir équitablement les richesses (État et planification démocratique). Par Daniel Bachet, professeur émérite à l’université d’Evry Paris-Saclay, chercheur au centre Pierre Naville.


Les processus de globalisation et de financiarisation des grandes économies de la planète n’ont pas conduit à une amélioration générale du niveau de vie des populations mais à une polarisation entre, d’une part, de très grandes fortunes (0,1 % des catégories les plus riches) dont les patrimoines ne cessent d’augmenter, des classes supérieures contrôlant et gérant les moyens de production (cadres financiers et dirigeants salariés de grandes sociétés en particulier) et d’autre part des classes moyennes inférieures de plus en plus paupérisées qui décrochent, suivies par des catégories populaires qui se précarisent. Le caractère prédateur et dangereux pour la nature du mode de production capitaliste ne fait plus aucun doute, tout comme la dimension nocive des politiques de dérégulation des marchés de capitaux et de dérèglementation du commerce des biens et services mises en œuvre durant ces dernières décennies.

La question qui se pose est celle du niveau d’adhésion, de compromis tacite, de réserve critique ou d’opposition affirmée de l’ensemble des catégories sociales qui subissent les effets délétères d’un tel modèle économique et social.

Le bloc économico-politique qui s’est retrouvé majoritaire dans le cadre du processus électoral de 2017 a été préalablement alimenté par « l’ensemble des activités pratiques et théoriques » (Gramsci) des catégories supérieures et par les ressources institutionnelles considérables mises à leur disposition. Les médias ont organisé les procédures formelles et informelles qui filtrent les discours autorisés et les paroles dissidentes en invitant de manière préférentielle les experts des courants mainstream (néoclassiques ou néo-keynésiens par exemple) plutôt que les hétérodoxes postkeynésiens ou marxistes. Il n’y a là rien de bien nouveau. Ce sont les forces dominantes et leurs alliés qui travaillent régulièrement, depuis longtemps déjà, l’imaginaire collectif en vue d’assurer leur hégémonie.

La remise en cause voire le renversement de ce bloc temporairement hégémonique devrait ouvrir la question de son remplacement ainsi que celle d’un réagencement complet des règles du jeu économique et de la vie sociale et politique.

La construction d’alternatives au modèle dominant ne pourra cependant se réaliser que sous réserve d’interpréter et d’organiser autrement le monde social.

Après la crise sanitaire du Covid-19 puis de ses conséquences économiques et sociales désastreuses, le choix devrait en toute logique s’orienter vers un développement durable et sobre, une relocalisation des activités, une politique environnementale et une baisse généralisée de la mobilité. Fondamentalement, tout nouveau modèle écologique et social durable ne pourra faire l’impasse sur une autre manière de produire, de financer et de répartir équitablement les richesses.

Sachant que dans aucune société capitaliste, les classes populaires n’ont pas été en capacité, à elles seules, de remettre en question les fondements du bloc bourgeois dominant, l’alliance entre classes moyennes (cadres intermédiaires, enseignants, petite bourgeoisie intellectuelle, etc.) et populaires devient un enjeu politique décisif pour faire valoir et imposer un autre modèle économique et socio-productif. Le souhait de tout projet hégémonique n’est-il pas de conformer un imaginaire majoritaire et d’y inscrire sa manière de voir et de juger ?

Tout dépendra cependant du degré de clairvoyance et de lucidité, d’auto-mystification, ou de « fausse conscience » des catégories intermédiaires très diverses qui assurent le relais entre le « haut » et le « bas », dans des tâches de médiation, d’animation ou d’encadrement. Il est à noter qu’à l’exception d’une « aile radicale » de la petite-bourgeoisie intellectuelle, les classes moyennes (cadres et professions intellectuelles supérieures en particulier) se sont le plus souvent positionnées dans un rapport de connivence, d’accommodement ou au mieux de compromis critique avec les logiques économiques néo-libérales.

Nous examinerons la dynamique du bloc dominant qui s’est mise en place lors des élections présidentielles de 2017 en France afin de comprendre les ressorts des représentations et des structures passionnelles qui lui ont permis d’émerger. Il devrait apparaître clairement que le pouvoir des dominants tient pour l’essentiel au consentement des dominés et à l’illusion que ces derniers entretiennent sur la position sociale qu’ils occupent réellement dans l’espace social. Cette servitude est involontaire dès lors qu’elle est très fortement structurée par l’imaginaire néo-libéral et par ses instruments de propagande. En acceptant de croire que le social-libéralisme les protègerait des excès d’une dangereuse radicalité politique ou d’un extrémisme irresponsable en matière économique, une partie des classes moyennes et populaires ont servi de forces auxiliaires aux classes dominantes et ont contribué à assurer leur hégémonie.

Si tel est le cas, la priorité devrait être de dégager les conditions de possibilité de réelles alternatives démocratiques au libéralisme économique autoritaire du bloc élitaire dominant.

La constitution d’un bloc hégémonique français en 2017

La constitution du bloc élitaire qui a été mis en place en 2017 en France peut être considéré comme la victoire d’un bloc bourgeois[1]. Ce bloc sert directement les intérêts de « l’élite réelle » (financière, patrimoniale et statutaire) le premier noyau du macronisme c’est-à-dire le 1% des contribuables les plus fortunés. Cette catégorie très minoritaire aurait pu bénéficier tout aussi bien des mesures fiscales et sociales du candidat de la droite conservatrice François Fillon si celui-ci avait gagné l’élection présidentielle. Bénéficiant de l’appui des patrons de presse et de médias appartenant à de grandes fortunes (Bernard Arnault, Patrick Drahi, Arnaud Lagardère, Xavier Niel, etc.), le candidat de « La République En Marche » (LREM) a obtenu rapidement les financements les plus importants lors de la campagne électorale. Entre la création de LREM en mars 2016 et décembre 2017 les organisateurs du mouvement ont levé 16 millions d’euros, certains donateurs ayant encore versé des compléments après la campagne. Jamais un candidat n’avait rassemblé une telle somme auprès des particuliers sans disposer avec lui d’un grand parti politique. Ce financement a été réuni grâce à environ 99 361 dons. Cependant, le candidat n’aurait jamais pu financer sa campagne sans une infime fraction de donateurs fortunés. Ainsi, 48 % de ces 16 millions d’euros, ont été récoltés grâce à « seulement » 1 212 dons de 4 500 euros et plus. Ces « gros chèques » ont été d’autant plus déterminants qu’ils ont longtemps représenté l’essentiel des ressources dont disposait le candidat. La candidature d’Emmanuel Macron a été d’abord soutenue par les fractions dominantes de la bourgeoisie, « zone carrefour située à l’intersection de la politique, de l’administration, du capitalisme d’État, du secteur privé et du capitalisme familial »[2].

Mais au-delà de l’élite réelle et des classes dites supérieures, une élite d’aspiration et de collaboration lui a accordé un soutien significatif. Le vote en faveur d’Emmanuel Macron est majoritaire chez les professions intermédiaires (26%) et surtout chez les cadres (33%). Au premier tour des élections présidentielles, il distance largement François Fillon (20%), Jean-Luc Mélenchon (19%) et Marine Le Pen (14%). En revanche, les retraités se sont essentiellement tournés vers la candidature de François Fillon, à plus de 36%, alors qu’Emmanuel Macron arrive en deuxième position avec 26 %.

L’électorat varie fortement en fonction des catégories socio-professionnelles (ouvriers, retraités, cadres, professions intermédiaires, classes supérieures). Un vote significatif d’une partie du monde ouvrier est allé vers la candidature de Marine Le Pen, qui réalise un score de 37%, devant celle de Jean-Luc Mélenchon (24%). Une catégorie populaire où le candidat Emmanuel Macron n’est pas très prisé (16%).

Au second tour de l’élection présidentielle de 2017, les cadres (à 82 %), les professions intermédiaires (à 67 %) et les retraités (à 74 %) ont choisi de voter pour Emmanuel Macron. Marine Le Pen reste toutefois la candidate la plus appréciée chez les ouvriers (56 %, contre 44 % pour E. Macron). Chez les employés, Emmanuel Macron est resté en tête (54 %, contre 46 % en faveur de Marine Le Pen).

Avec 24 % des suffrages exprimés au 1er tour, Emmanuel Macron savait déjà qu’il était en capacité de constituer un gouvernement car l’issu de ce premier tour entraînait les trois autres. La candidate qualifiée pour le second tour, Marine Le Pen, n’est-elle pas issue du Front national et donc dans l’impossibilité d’agréger sur sa personnalité politique toutes les voix nécessaires à son élection ?

La candidature d’Emmanuel Macron est parvenue à réunir les classes moyennes et supérieures en donnant l’impression de dépasser le conflit culturel entre gauche et droite. Les alliances sociales de droite et de gauche correspondaient à des compromis entre une fraction des classes bourgeoises et une fraction des classes populaires. Le nouveau Président élu en 2017 incarne un bloc bourgeois qui exclut d’emblée l’ensemble des catégories populaires. Ce bloc, à la fois « de droite et de gauche », réunit les catégories aisées et diplômées dont la confiance dans les institutions européennes n’a pas été encore entamée. Il renoue avec une posture encore plus sociale-libérale que social-démocrate. Face à la mondialisation d’un capitalisme financier qui accroît de plus en plus les inégalités sociales, le projet social-libéral s’affiche comme audacieux alors qu’il ne fait que se soumettre servilement aux règles qui structurent et orientent le capitalisme au niveau européen et mondial (réduction des déficits publics, remise en cause des systèmes de protection sociale et des services publics, flexibilité du travail, etc.). Le social-libéralisme accorde aux marchés un pouvoir tel que celui-ci permet aux grandes sociétés d’exploiter leur personnel et d’instrumentaliser les besoins de leurs clients pour accroître leurs profits tout en générant de graves problèmes écologiques.

On peut comprendre que certaines catégories sociales, bien insérées dans la mondialisation, les « mobiles » (ou anywhere)[3] soient en phase avec l’idée selon laquelle il s’agirait moins de changer la société que de libérer l’individu des contraintes qu’il subit afin de lui offrir de nouvelles opportunités de réussite.

En revanche les « sédentaires » (ou somewhere) issus des milieux plus populaires craignent la déconstruction des institutions sociales (sécurité sociale, services publics, etc.) qu’ils associent à un « bien commun » et semblent refuser le modèle de dérégulation venu du monde d’en haut. Nombreux sont celles et ceux parmi ces dernier(e)s qui se réfugient dans le vote d’extrême droite dit parfois aussi « populiste » dont l’ambition affichée serait de les protéger de la mondialisation sauvage.

Une autre partie de ces classes moyennes et populaires, sensible aux thèmes d’une gauche qui se veut plus radicale que la social-démocratie traditionnelle, s’est exprimée en faveur d’un programme économique fondé sur la justice fiscale et sur une politique d’investissement combinant reconquête industrielle, transition écologique et émancipation vis-à-vis des marchés financiers. Le score du candidat de « La France Insoumise » au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, qui atteint près de 20 % des suffrages exprimés, est un indicateur assez net des convergences idéologiques entre certaines fractions des classes moyennes et des classes populaires.

Vote de classe et vote individuel

Les différents instituts de sondage montrent qu’il existe bien un alignement du vote sur les caractéristiques socioprofessionnelles des votants. Les candidats de « La République En Marche » ou des « Républicains » (LR) n’obtiennent-ils pas les meilleurs scores dans les quartiers bourgeois de la capitale et dans les zones prospères des grandes villes ? De manière souvent très ajustée, les convictions idéologiques s’énoncent depuis des positions bien situées dans l’espace social et tentent de les justifier. Mais cette règle n’est pas totalement généralisable. Tous les votants issus de catégories favorisées ne choisissent pas systématiquement les partis de droite ou du centre. De même, le choix des électeurs des catégories populaires se porte parfois vers la droite conservatrice ou l’extrême droite. Autrement dit, si les intérêts sociaux et économiques ne sont pas mécaniquement déterminés à l’avance, c’est parce que chaque électeur dispose d’abord d’une « représentation » ou d’une idée de ce que sont ses intérêts. Ce qui détermine en définitive le choix de l’électeur, outre son milieu d’appartenance au sein de la division du travail dans laquelle il côtoie celles et ceux qui partagent ses préoccupations sociales et professionnelles, c’est sa propre évaluation politique et économique de la situation. Il existe, certes, de réelles déterminations communes au sein de catégories socioprofessionnelles homogènes mais des déterminations plus idiosyncrasiques peuvent faire surgir des différences. Chaque individu est seul à avoir vécu des situations spécifiques et à avoir effectué tel ou tel type de rencontre qui ont marqué son existence au point, parfois, de faire diverger son choix socio-politique de son groupe d’appartenance. « Il est des ingenia qui, cédant plus vite à telle forme de la crainte ou de l’espoir institutionnels, sont plus enclins à l’obsequium, d’autres qui offrant de moindres susceptibilités aux mêmes forces sont plus disposés à la mauvaise volonté, voire à la rébellion » écrit notamment Frédéric Lordon [4].

Autrement dit, non seulement, les idées, les institutions et les discours politiques affectent les individus mais chacun d’eux n’est pas affecté de manière identique. Le moment du vote peut relever d’un choix qui se veut « stratégique » même s’il n’est que le résultat, après coup, d’un discours de rationalisation et de justification. Tel enseignant classé à gauche a fait le pari de voter pour le candidat de LREM dès le premier tour des élections car celui-ci serait, selon lui, le mieux placé pour battre la candidate du Rassemblement National au second tour. Tel ingénieur et dirigeant de PME situé au centre droit/centre gauche de l’échiquier et qui aura valorisé tout au long de son existence, l’idée d’une organisation socio-productive efficace et participative, fera également le choix de la « liberté d’entreprendre » incarnée, selon lui, par Emmanuel Macron. Que la « start-up nation », sous sa forme la plus profitable et rentable, ne soit que la cousine très éloignée de l’entreprise familiale visant avant tout la réussite collective de la structure productive sur le long terme importe peu. C’est le signifiant perçu seul qui compte et non la référence précise à un réel projet productif et entrepreneurial.

Le dirigeant de PME ayant voté LREM en 2017 s’est laissé abusé en confondant l’acte d’entreprendre qui pourrait parfaitement être dissocié du droit de propriété et le principe d’accaparement propriétaire qui le conditionne aujourd’hui. Or, le projet macronien est d’abord celui de l’appropriation actionnariale ou patrimoniale qui privilégie l’argent et la rente bien plus que l’acte de produire.

Des signifiants très spécifiques sont ainsi les marqueurs du discours politique social-libéral : liberté d’entreprendre et liberté des échanges, ouverture des frontières, égalité des chances et méritocratie par opposition aux discours déclarés frileux ou « populistes » qu’ils soient qualifiés d’étatistes, de bureaucratiques, de protectionnistes ou d’égalitaristes.

Jusqu’à ce jour, le discours institutionnel social-libéral macronien a été performatif et est parvenu à agir sur la représentation que les récepteurs (classes dominantes mais également fractions de classes moyennes et populaires) de ce discours ont de la réalité économique et sociale.

En fait, si l’on admet avec Luc Rouban[5] que l’élection présidentielle de 2017 est une élection par défaut, « née d’un décalage inédit entre l’offre et la demande », on constate néanmoins que le nouveau bloc au pouvoir en France est parvenu à véhiculer une vision du monde qui était une promesse de réconciliation et d’équilibre voire d’harmonie. Elu par défaut, le nouveau bloc hégémonique a bénéficié néanmoins de tout l’appui des institutions médiatiques. Dès lors, le gouvernement d’Edouard Philippe disposait ensuite des marges nécessaires pour dérouler son programme, quelle que soit l’intensité des conflits de classe qui pouvaient surgir au cours de l’exercice de son pouvoir (Cf. Gilets jaunes).

Plus généralement, la grande force de l’ordre néo-libéral en place est qu’il tolère beaucoup plus facilement de grossières fautes économiques voire un désastre sanitaire comme celui de ces derniers mois en France alors qu’il n’accepterait pas la moindre erreur d’une expérience alternative si celle-ci était marquée très à gauche de l’échiquier politique. Les catastrophes financières et sanitaires accomplies selon les règles et les conventions légitimes dominantes seraient donc en dernière analyse tout à fait excusables[6].

Certes, le choix du vote n’est pas entièrement dissociable d’un parti pris de classe. Mais les intérêts des électeurs ne sont pas déterminés mécaniquement par des faits matériels (capital économique et/ou patrimoines). Les intérêts sont modelés par les représentations que les individus et les groupes se font de leur position dans l’espace social et de leur identité supposée. Ces identités (culturelles, politiques, religieuses) liées au monde des valeurs, des idées et des affects sont le produit de constructions forgées au cours des interactions sociales. Ainsi, aux États-Unis, en insistant lourdement sur le thème des « identités » culturelles et en les déconnectant des préoccupations socio-économiques, les classes dirigeantes ont pu éviter des révoltes populaires contre les inégalités au cours des dernières décennies, malgré l’explosion et la concentration des très hauts revenus. Derrière la présentation d’oppositions identitaires et/ou nationalistes se retrouvent des conflits politiques fondés sur des clivages de classe. Le Président Donald Trump n’a rien corrigé dans le domaine économique depuis son élection en janvier 2017, ce qui était prévisible, mais il avait réussi à triompher sur le plan électoral avec la mise en avant de plusieurs slogans tels que « l’Amérique d’abord » (American first), le protectionnisme autocentré, la lutte contre l’assistanat abusif visant certaines minorités et la critique des élites.

En France, en s’inspirant d’un livre-programme intitulé Révolution[7], le monde d’en haut a tenté de justifier la déconstruction de très nombreux piliers de l’État social (droit du travail, systèmes des retraites) afin de mettre le pays en conformité avec les institutions qui encadrent la globalisation marchande et financière tout en niant farouchement la remise en cause délibérée des systèmes protecteurs existants.

Aliénation, fausse conscience ou servitude involontaire

Emmanuel Todd a montré dans son ouvrage Les luttes de classe en France au XXIe siècle[9] que la petite bourgeoisie intellectuelle dite CPIS (cadres et professions intellectuelles supérieures) ayant voté pour E. Macron en 2017 avait fait preuve d’un comportement relevant d’une sorte de « fausse conscience ». Le concept de fausse conscience est présent chez des auteurs tels que Karl Marx, Georg Lukacs ou Joseph Gabel. Ce concept, qui illustre le poids de l’idéologie dominante sur la pensée, n’est pas une erreur au sens classique mais une véritable illusion impossible à dissiper. Les mécanismes favorisant l’illusion s’enclenchent lorsque la réalité devient déplaisante et de plus en plus difficile à supporter. Chacun, à la fois dupe et « coupable » (à défaut d’être responsable) devient victime de sa propre erreur de jugement. En créant une fausse réalité qui arrange, on se retrouve dans l’incapacité de remonter et de traiter les causes qui dérangent et qui sont au fondement des problèmes réellement rencontrés.

Le concept de fausse conscience est riche mais tellement polyvalent qu’il peut constituer une clef explicative parfois un peu trop large. Dans les exemples qui nous occupent, il concerne directement toutes celles et ceux qui ont appuyé le bloc bourgeois de 2017 et qui n’avait aucun intérêt ni matériel ni « idéologique » à le soutenir. C’est le cas du « centre majoritaire atomisé » auquel fait référence Emmanuel Todd qui comporte de très larges fractions des classes moyennes mais également des classes populaires (ouvriers, petits paysans, employés). Certes, ce centre majoritaire atomisé, individualiste et non conscient de son « être social » n’est jamais vraiment stabilisé dans ses choix politiques et peut les faire varier sur l’ensemble de l’échiquier au gré des consultations électorales.

Nombre de « citoyens » qui subissent les difficultés économiques s’adaptent aux souffrances sociales infligées par les nouvelles contraintes productives et économiques (flux tendu, intensification du travail, remise en cause du droit du travail) et n’ont pas le temps ni les moyens de prendre du recul pour concevoir d’autres voies que celles proposées par les discours en vigueur. Eloignés de la politique, ils composent une masse atomisée qui ne vote plus ou qui vote indistinctement « à l’humeur » ou encore selon l’idée approximative qu’ils se font de ce que devrait être un élu responsable. C’est souvent un vote à la « tête du client ».

Le cas des petits bourgeois CPIS est différent. Des fractions importantes de ces derniers se croient gagnantes de la mobilité sociale et de l’ouverture à la mondialisation alors qu’elles sont dans l’illusion manifeste concernant leur position qui s’est détériorée dans le temps. Gilles Ringenbach constate à juste titre[10] une évolution de la perception du travail et de l’entreprise chez de nombreux managers de proximité (cadres intermédiaires) au regard de celle qui prévalait au cœur des années 1980 jusqu’à la lisière des années 2000. Ils expriment le net sentiment d’une forme de dépossession de leur rôle contributif réel, ce qui souligne encore plus la coupure entre ces cadres intermédiaires et les cadres dirigeants (classes moyennes supérieures), gravitant dans les sphères stratégiques. Ces managers de proximité se vivent néanmoins encore comme des catégories privilégiées au sein de l’organisation hiérarchique même s’ils supportent de plus en plus mal l’idée de n’être pas associés aux choix stratégiques des directions car les décisions qui en résultent engagent leur avenir et celui de l’entreprise.

Avec l’accroissement vertigineux des inégalités depuis trois décennies (à travers le phénomène de repatrimonialisation des richesses), la baisse du niveau de vie, le rendement décroissant des diplômes, la mobilité descendante et le déclassement résidentiel, les classes moyennes à fort capital culturel continuent à être dans le déni concernant la dégradation de leurs conditions matérielles d’existence. La vision légitimiste et légaliste des cadres et professions intellectuelles supérieures est en général favorable à la préservation de l’ordre établi ou à la rigueur à des changements modérés et avantageux pour eux. C’est pourquoi, les CPIS ont été de grands partisans de la social-démocratie et les soutiens des partis socialistes ou de leurs variantes écologiques. A défaut des bienfaits réellement vérifiables du modèle économique néo-libéral qu’elle a progressivement accompagné, la social-démocratie a su faire illusion en promettant des réussites à venir. La particularité de la petite bourgeoisie intellectuelle CPIS est de ne pouvoir assurer ses missions d’encadrement, d’animation, de surveillance ou de contrôle au service des classes dominantes qu’à la condition de ne pas les « assumer » pleinement c’est-à-dire de fonctionner à la dénégation ou à la mauvaise conscience en dissimulant à ses propre yeux leur nature socio-politique. Les agents de l’encadrement doivent en effet, compte tenu de leur statut intermédiaire, à la fois commander et obéir voire commander en obéissant. D’où leur propension à nier la réalité des rapports de domination à l’intérieur desquels ils se situent mais qu’ils contribuent pourtant à faire fonctionner et qu’ils justifient par des discours d’accompagnement (rationalité scientifique, innovation, progrès social) supposant chez eux la présence d’une part significative d’auto-mystification[11]. De fait, ils ne peuvent faire ce qu’ils font et assurer efficacement cette fonction socio-politique combinant contrainte, contrôle et persuasion qu’à la condition de méconnaître fondamentalement leur position de classe intermédiaire dans les processus de domination.

Il semble qu’une large partie de ces catégories intermédiaires diplômées ont cru que le programme « progressiste » d’Emmanuel Macron allait prolonger le projet réformiste de la social-démocratie sans percevoir la droitisation à l’œuvre sous un habillage moderniste actualisé.

Fondamentalement, les cadres et professions intellectuelles de la petite bourgeoisie n’ont pas collaboré de manière consciente avec les classes qui contrôlent et gèrent les moyens de production ni avec la grande bourgeoisie elle-même (les 0,1 des plus riches). Leur collaboration est moins la conséquence d’un calcul explicite qu’un sens pratique c’est-à-dire une disposition acquise lors de leurs études, au cours de leur socialisation et de leur positionnement de « dominants très dominés »[12] dans l’espace social.

Durant les Trente Glorieuses les cadres et professions intellectuelles supérieures ont été le plus souvent les auxiliaires zélés des classes dominantes et ont bénéficié des avantages de la croissance et de la redistribution d’une partie significative des gains de productivité.

Mais nombre d’entre eux commettent depuis quelques années une grossière erreur d’appréciation sur la nature politique du social-libéralisme. Ces catégories intermédiaires diplômées, perpétuent en effet aujourd’hui des dispositions à adhérer qui tournent à vide car l’époque a profondément changé et elles n’ont pas pris conscience de la spirale du déclassement qui les déstabilisent depuis au moins trois décennies[13]. Cette rémanence dans le présent de conditionnements passés se révèle aujourd’hui décalée et désajustée au regard du nouveau cadre économique néo-libéral dérèglementé et financiarisé. Victimes d’un effet d’hysteresis c’est-à-dire d’un attachement persistant à un état dépassé de l’ordre social (Les Trente glorieuses et le début des années 1980), une fraction importante des cadres et professions intellectuelles de la petite bourgeoisie ne possède plus les structures subjectives qui lui permettraient de comprendre les enjeux socio-économiques d’aujourd’hui et de combler son retard. Prisonnier de l’imaginaire libéral de l’autonomie et de la suffisance individuelle, de nombreux cadres et professions intellectuelles supérieures croient disposer de véritables marges de manœuvre dans l’arbitrage de leurs choix politiques alors qu’ils sont de plus en plus soumis aux déterminations d’un environnement institutionnel qui configurent leurs manières de voir le monde social et de se comporter politiquement.

Les conditions d’un projet politique alternatif

La constitution d’un bloc hégémonique alternatif au social-libéralisme et plus généralement au néo-libéralisme devrait au moins, s’il parvenait à exister politiquement, réunir une grande partie des fractions populaires et des cadres et professions intellectuelles supérieures. Encore faut-il que ce projet politique alternatif possède sa propre cohérence et réussisse à « toucher » c’est-à-dire à « affecter » les catégories sociales concernées.

Un projet politique n’emporte la conviction que si les affects qu’il véhicule sont plus puissants que les émotions attachées aux contre-vérités des autres projets en concurrence.

On peut imaginer raisonnablement qu’un dépassement de la modernité néo-libérale devrait conduire à reconsidérer l’ensemble des formations institutionnelles qui ont modelé les rapports marchands, monétaires et financiers selon les principes de la compétitivité et de la guerre économique. Les entreprises et les banques en particulier font partie des institutions cardinales du capitalisme. Tout projet politique alternatif conséquent ne peut les ignorer.

De même, la pacification des rapports sociaux, en particulier des rapports économiques, suppose un minimum de protection des individus. Or, cette pacification est incompatible avec la mise en concurrence des systèmes sociaux et fiscaux (libre-échange généralisé) et avec la financiarisation des économies qui a été soutenue par l’ensemble des gouvernements libéraux et socio-démocrates depuis plusieurs décennies.

Dès lors que les marchés financiers sont apparus comme étant dans l’incapacité de financer les projets socio-économiques pour un nouveau mode de développement plus sobre et plus écologique, un contrôle citoyen de la monnaie et du crédit devrait logiquement s’imposer[14]. C’est ce contrôle citoyen qui sera en mesure de jouer le rôle clef pour une stratégie de financement des investissements publics indispensables dans une période de transition.

De plus, tout projet politique conséquent ayant pour objectif de donner la priorité à la production de biens et services utiles et au travail devrait fermement desserrer en priorité la contrainte actionnariale (voire l’annuler dans les meilleurs délais) mais également donner un plus grand accès au crédit pour le financement de la transition écologique et économique. Dans cette hypothèse, les actionnaires ne sont que des prestataires de service ou de simples apporteurs de fonds qui possèdent des parts sans pour autant disposer de l’ensemble des pouvoirs. En imposant le respect du principe démocratique un homme/femme = une voix, la représentation des détenteurs de capitaux devient indépendante de leur apport financier.

Toujours selon cette logique, la « socialisation des banques » aurait pour conséquence d’impliquer les différents agents et les représentants de toutes les institutions concernées dans le suivi, l’orientation, la validation et le recadrage de la stratégie bancaire[15]. On saurait alors ce que l’on veut financer et produire, dans quelles conditions et à quel endroit.

La plupart des programmes politiques admettent volontiers que le travail est central dans la vie sociale et qu’il est producteur de valeur et de richesses. Mais le travail n’est pas  dissociable du cadre institutionnel dans lequel il s’exerce c’est-à-dire dans « l’entreprise ». Peut-il dès lors continuer de s’exercer au sein d’un « rapport de subordination », terme juridique qui est contradictoire avec l’idée d’égalité, de dignité et de liberté.

Aucune mesure sérieuse n’a été prise en France par un gouvernement conservateur (marqué à droite), par un gouvernement social-démocrate ou par l’actuel gouvernement social-libéral fondamentalement positionné à droite et mis en place en 2017, afin de rééquilibrer la place du travail dans l’entreprise. Le partage des pouvoirs dans les instances de gouvernement des grandes sociétés françaises n’a jamais été à l’ordre du jour et est resté bien en-deçà de la très prudente codétermination allemande qui réunit toutefois bien plus de membres du personnel dans les instances de direction.

L’article 184 de la loi PACTE (Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation de l’Entreprise) votée en 2019 par l’actuelle majorité vise, du moins dans son principe affiché, à renforcer la représentation des salariés au sein des conseils d’administration des grandes entreprises employant au moins 1.000 salariés en France ou au moins 5.000 salariés lorsque la société a des filiales à l’étranger.

Pour ces sociétés, le seuil d’effectif du Conseil d’administration ou de surveillance déclenchant l’obligation de désigner des administrateurs (ou membres du Conseil de surveillance) est abaissée de 12 à 8. Elles devront ainsi désigner au moins deux représentants des salariés lorsque le Conseil d’administration est composé de plus de 8 membres et un représentant lorsque le Conseil d’administration est composé de 8 membres ou moins.

Comme on peut le constater, le nombre d’administrateurs salariés dans le gouvernement des grandes sociétés est dérisoire et les représentants des salariés n’ont quasiment aucun pouvoir.

La concentration des pouvoirs dans les mains des détenteurs de capitaux et l’éviction des salariés des processus de décision qui engagent pourtant leur existence professionnelle sont contraires à l’idée d’égalité des femmes et des hommes en dignité. Cette situation antidémocratique devrait conduire par conséquent à proposer un nouveau projet politique et social dont l’objectif est de dépasser les rapports de subordination et de soumission dans l’entreprise et de faire en sorte que les salariés associés deviennent collectivement responsables de leur destin commun. C’est déjà ce qu’il se passe, en partie, au sein d’un certain nombre de Sociétés coopératives de production (Scop).

Mais cette émancipation serait inconcevable sans une refondation de la finalité institutionnelle de l’entreprise et de la mission qui lui est traditionnellement assignée à savoir la recherche de la rentabilité financière.

L’entreprise fait partie du rapport capital/travail sans toutefois se confondre ni avec le capital ni avec le travail. C’est une unité institutionnelle qui n’appartient à personne. Elle est le support d’une création collective qui engage des agents et des collectifs aux intérêts multiples. C’est pourquoi l’entreprise est une entité profondément politique qui transforme le monde social.

Sans doute faut-il rappeler que les actionnaires ne sont pas les propriétaires de l’entreprise dès lors que celle-ci n’est pas définie en droit. L’entreprise n’est pas un objet de droit ni une personne. On ne peut donc être propriétaire d’une entité non définie. Ce qui est défini, c’est la « société » (entité juridique), créée par les actionnaires fondateurs, qui va être le véhicule juridique de la structure productive et économique, bien réelle qu’est l’entreprise.

Le discours juridique de la propriété n’est donc pas adéquat pour penser l’entreprise. Le langage le plus approprié pourrait être celui du « pouvoir ». En conséquence, la question n’est plus de savoir qui est propriétaire de l’entreprise mais plutôt qui la contrôle, qui prend les décisions et dans quel but ?

Il devient par conséquent tout à fait possible, cohérent et réaliste d’assigner à l’entreprise la finalité de produire et de vendre des biens et des services dans l’intérêt commun de l’ensemble de ses parties constituantes et non des seuls actionnaires et propriétaires des actions. La finalité de l’entreprise n’est pas a priori le « profit » contrairement à une croyance bien établie par une certaine manière de présenter les comptes.

La notion comptable de « valeur ajoutée » est une grandeur bien plus pertinente que le profit car elle est la contrepartie économique de la richesse créée par l’entreprise (biens et services vendus moins consommations intermédiaires)[16]. Elle mesure la contribution spécifique assurée grâce au potentiel humain réuni au sein de la structure productive. Avec le concept de valeur ajoutée, on tient (pour le moment) la meilleure représentation de l’activité réelle de l’entreprise, de sa participation au processus de création de richesse, qu’il s’agisse de biens ou de services, matériels ou immatériels, fabriqués ou simplement commercialisés. La valeur ajoutée est une « valeur pour tous » si le bilan intègre la conservation et la préservation du patrimoine humain et du patrimoine naturel[17]. La question se pose ensuite de définir démocratiquement les meilleures clefs de répartition afin de redistribuer de manière équitable le résultat. Cela ne sera possible qu’à condition d’un rééquilibrage drastique des rapports de pouvoir.

On peut par conséquent définir l’entreprise comme une unité institutionnelle ou encore un agent économique, social et politique autonome. Elle est composée de la société (entité juridique) et de la structure productive. L’existence de la structure est assurée par la société qui seule dispose d’une personnalité morale. La finalité de la société est de faire exister l’entreprise comme structure productive en vue de produire et de vendre des biens et/ou des services. Le revenu qui en découle (la valeur ajoutée) est la contrepartie économique de la production et de la vente de ces biens et/ou de ces services. Il représente le revenu commun des parties constitutives de l’entreprise et à ce titre, il doit être partagé équitablement. L’intérêt social devient celui de l’ensemble des parties constitutives de l’entreprise, qui sont toutes aussi légitimes les unes que les autres pour être impliquées dans les processus de création et de décision.

Le fait de donner à l’entreprise un autre objectif que le seul profit permet de remettre en question la notion, non fondée en droit, de « propriété de l’entreprise », et de faire en sorte que le pouvoir d’entreprendre ne provienne plus de la seule propriété des capitaux.

A l’échelle de l’entreprise, le temps de la délibération et de la décision est le temps long afin de favoriser l’investissement sur la durée et d’échapper ainsi à la tendance du court-termisme de capitaux volatils.

Au-delà du périmètre de l’entreprise, la manière la plus efficace de s’opposer à la concentration du pouvoir qui accompagne le social-libéralisme est de soumettre l’activité économique aux règles élémentaires d’une démocratie de forte intensité. La démocratie ne peut pas s’arrêter à la porte de l’économie, des banques et des entreprises. La « vraie » démocratie est par définition « radicale » (au sens où elle remonte jusqu’à la racine)[18]. Si elle est admise sans discussion, mais sous une forme modérée dans le cadre parlementaire, pourquoi ne le serait-elle pas également sous une forme plus délibérative et de plus haute intensité au sein des institutions productives, des banques, des administrations, des écoles, des universités et des médias d’information ?

Une authentique démocratie délibérative serait plus à même de questionner le « droit issu de la propriété ». Non pas le « droit à la propriété » qui permet de posséder des biens à usage personnel mais le droit qui donne tous les pouvoirs aux détenteurs de capitaux pour agir sur les moyens matériels en vue de produire et reproduire la vie sociale.

On voit bien que tout nouveau projet politique porteur d’une rupture avec le néo-libéralisme (et avec ses variantes sociales-libérales et sociales-démocrates) doit au moins avoir pour objectif de sortir de l’entreprise capitaliste, de socialiser les banques et d’engager au niveau macroéconomique une planification écologique et négociée afin de faire reculer les forces du marché. Il s’agit d’un processus de coordination négociée qui concerne l’ensemble des investissements privés et publics. L’échange marchand peut subsister mais les forces du marché sont remplacées par un processus de négociation qui permet de parvenir à un ensemble d’investissements interdépendants et coordonnés sur un mode démocratique[19]. La planification démocratique et écologique est le seul moyen de freiner voire d’arrêter la mobilité exacerbée des capitaux entre les branches de l’économie.

Comment pourrait-on se passer d’une planification écologique à la fois nationale et sectorielle pour favoriser des modes de transports collectifs, réduire notre dépendance au pétrole et nos émissions de CO2, accélérer la rénovation thermique des bâtiments et généraliser une agriculture écologique de proximité, moins polluante tout en étant aussi productive que l’agro-industrie ?

Sachant que les classes dominantes (grande bourgeoisie et cadres détenteurs des moyens de production) tenteront de bloquer toute tentative de rupture avec l’ordre économique et politique existant, la question est de savoir quelles sont les orientations à mettre en œuvre pour une autre manière de décider, de produire et de financer les modes de développement à venir ?

Sans doute pourra-t-on s’appuyer sur les attentes des différentes catégories sociales et sur leurs revendications, catégories qui sont de plus en plus affectées négativement par le social-libéralisme comme elles l’avaient été, il y a peu, par les formules sociales démocrates de la gauche dite de gouvernement.

Si au cœur du mouvement des Gilets Jaunes par exemple, les employés et les indépendants (artisans, commerçant et petits chefs d’entreprises) ont été les catégories plus représentées, on peut comprendre que les revendications principales se soient d’abord concentrées sur la baisse des taxes, de certains impôts et sur la demande de transferts monétaires adressée à l’État afin de ne pas subir une nouvelle perte de pouvoir d’achat.

N’était-ce pas alors l’occasion de dévoiler les liens d’interdépendance très étroits qui unissaient la question du pouvoir d’achat avec celui du partage de la valeur ajoutée dans le cadre du rapport capital/travail et par conséquent de l’entreprise ?

Car la reconstruction du rapport salarial (rapport capital/travail), associée à la refondation de l’entreprise et des banques, est la condition essentielle pour produire mieux, détruire moins et redistribuer équitablement les richesses. Dans tout projet politique à venir, c’est la manière de produire, de financer et de redistribuer les richesses qui fera la différence.

Aussi, les ouvertures proposées par des auteurs aux analyses très stimulantes comme celles de Bernard Friot[20] ou de Benoît Borrits[21] (propriété d’usage maîtrisée par les travailleurs, salaire à vie, éviction des actionnaires, etc.) méritent une attention particulière. Leurs propositions ont certes du sens pour préparer une société émancipée de la domination capitaliste mais elles supposent que le pouvoir du capital ait déjà été préalablement bien entamé.

C’est pourquoi, durant la phase de transition vers l’édification d’une démocratie économique et sociale, le mot d’ordre ayant trait à « l’abolition de la propriété lucrative » est susceptible de rester encore trop imprécis pour fédérer certaines fractions des classes moyennes et populaires dans la construction d’un projet politique alternatif réalisable.

La « propriété d’usage » maîtrisée par les travailleurs et chère à Bernard Friot ne nous renseigne guère sur la production concrète des biens et des services qui font partie du monde physique, matériel (et immatériel) et sur les liens à établir avec le monde économique. Elle ne nous informe pas non plus sur les outils comptables ou de gestion à mettre en œuvre au quotidien dans l’entreprise. Or ces instruments comptables sont des technologies politiques redoutables pour orienter la façon de voir l’entreprise, d’organiser le travail et de prendre des décisions[22].

En conséquence, ne faudrait-il pas sortir dans les meilleurs délais de la manière usuelle de compter orientée profit et rentabilité pour atteindre une forme d’efficacité productive et écologique, de qualité et de sobriété des produits qui réponde aux besoins sociaux sans détruire la nature ? On sait qu’il n’y a pas de valeur économique et sociale sans production de valeurs d’usages et sans de nouvelles combinaisons productives efficaces. Les questions « comment produire et décider ? » et « comment vivre ? » vont par conséquent devenir de plus en plus inséparables.

S’il a pour ambition de susciter l’adhésion, un projet politique alternatif au bloc bourgeois ne pourra pas faire l’impasse sur la nécessité d’une authentique délibération collective concernant les équilibres économiques, sociaux et écologiques à respecter. La mise en application de ce projet doit viser autant le bouclage macroéconomique d’ensemble (planification démocratique) que la manière de produire plus sobrement et efficacement les biens et les services dans chaque unité de production. De ce point de vue, le pouvoir d’agir dans le travail et l’émancipation salariale sont indissociables de la finalité institutionnelle assignée à l’entreprise et de sa démocratisation intégrale.

Tout projet politique qui se veut cohérent et crédible auprès du plus grand nombre, ne peut donc se passer, dans l’immédiat, d’une nouvelle représentation de l’entreprise conçue comme un commun productif et économique dissocié de la propriété. Ni d’un nouveau modèle de banques socialisées et sous contrôle « citoyen » pour financer les investissements à court, moyen et long terme.


[1] Voir sur ce thème Bruno Amable, Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois, Alliances sociales et avenir du modèle français, Raison d’Agir, Paris, 2018. Ou encore Jérôme Sainte-Marie, Bloc contre bloc, La dynamique du Macronisme, les éditions du Cerf, Paris, 2019.
[2] François Denord, Paul Lagneau-Ymonet, Le concert des puissants, Raison d’agir, Paris, 2016, p.41.
[3] David Goodhart, Les deux clans, la nouvelle fracture mondiale, Paris, Les Arènes, 2019.
[4] Frédéric Lordon, La société des affects, Pour un structuralisme des passions, Seuil, Paris, 2013, p.147.
[5] Le paradoxe du Macronisme, Les Presses de Sciences Po, 2018.
[6] Frédéric Lordon, Les affects de la politique, Seuil, 2016.
[7] Emmanuel Macron, XO, 2016.
[8] Ce terme est employé ici dans la perspective des travaux d’Alain Accardo.
[9] Seuil, 2020.
[10] Mémoire de doctorat, Contribution à une analyse critique des rapports de domination dans l’entreprise. L’exemple des “formations comportementales” dans le cadre de la formation continue, Mémoire à soutenir en 2021.
[11] Alain Bihr, Entre bourgeoisie et prolétariat, L’encadrement capitaliste, L’Harmattan, 1989. Voir également les travaux de Jean-Pierre Garnier.
[12] Gaëtan Flocco, Des dominants très dominés, Pourquoi les cadres acceptent leur servitude, Raison d’agir, 2015.
[13] Louis Chauvel, La spirale du déclassement, Les désillusions des classes moyennes, Seuil, 2019.
[14] François Morin, Quand la gauche essayait encore, Le récit inédit des nationalisations de 1981 et quelques leçons que l’on peut en tirer, Lux, 2020.
[15] Frédéric Lordon, La crise de trop, Reconstruction d’un monde failli, Fayard, 2009.
[16] Paul-Louis Brodier, La VAD, La Valeur Ajoutée Directe, Une approche de la gestion fondée sur la distinction entre société et entreprise, Addival, 2001.
[17] Jacques Richard, Didier Bensadon et Alexandre Rambaud, Comptabilité financière, Dunod, 2018.
[18] Jean-Michel Toulouse, Histoire et crise du système capitaliste représentatif, Contre le capitalisme représentatif,  la démocratie salariale directe, L’Harmattan, 2017, 2 volumes.
[19] Pat Devine, Democracy and Economic Planning: the political Economy of a Selfgoverning Society, Routledge, 2020.
[20] L’enjeu du salaire, La Dispute, 2012.
[21] Virer les actionnaires, Pourquoi et comment s’en passer ? éditions Syllepse, 2020.
[22] Jacques Richard, Révolution comptable, Pour une entreprise écologique et sociale, Les éditions de l’Atelier, 2020. Édouard Jourdain, Quelles normes comptables pour une société du commun ? 2019. Daniel Bachet, Reconstruire l’entreprise pour émanciper le travail, Uppr, 2019.

Coronavirus et guerre de position

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René Magritte, Le faux miroir, 1928. Museum of Modern Art, New York. © Gautier Poupeau

La crise sanitaire que traverse le pays depuis plusieurs semaines met en lumière les nombreuses failles du paradigme néolibéral. Il est non seulement l’une des principales causes de la gravité de la situation, mais semble également incapable d’apporter les réponses adaptées. Pour autant, rien n’assure qu’il sera remis en cause quand la crise sera surmontée. Si le camp progressiste sous-estime la capacité de ce dernier à s’adapter, il ne s’engagera pas dans la voie de la guerre de position, pourtant nécessaire pour qu’une alternative sociale, écologique et démocratique devienne majoritaire.


La crise sanitaire valide les thèses du camp progressiste

« Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. » Cette phrase n’a pas été prononcée par un membre de l’opposition politique ou par un universitaire, défenseur de l’État social. Elle est issue de l’allocution du 12 mars d’Emmanuel Macron, dont l’idéologie oscille pourtant entre néolibéralisme et libéralisme plus classique[1]. Il est néanmoins difficile de ne pas lui donner raison tant la crise sanitaire accrédite les thèses du camp progressiste, c’est-à-dire de tous ceux qui, dans le champ politique comme dans la société civile, contestent l’hégémonie néolibérale, sur des bases démocratiques, sociales ou écologiques[2].

Emmanuel Macron semble se rendre compte que la santé n’est pas un service comme un autre. Alors que les soignants n’ont cessé, depuis un an, d’alerter sur la détérioration de leurs conditions de travail et, plus globalement, sur la casse du service public de la santé, la révélation tardive du président de la République a un goût amer. Les gouvernements successifs des vingt-cinq dernières années ont cherché à réformer – autrement dit : à déconstruire – les structures publiques de soin. Ce saccage méthodique saute aux yeux lorsque l’on s’attarde sur les lois qui ont modifié l’organisation et la gestion de l’hôpital public. Tarification à l’activité, indices de performance financière et de rentabilité, rationalisation des effectifs : l’introduction de logiques managériales issues de la doctrine du New Public Management est devenue le leitmotiv des ministres de la santé[3]. De Jacques Barrot à Agnès Buzyn, en passant par Jean-François Mattei, Xavier Bertrand, Roselyne Bachelot ou encore Marisol Touraine, le camp néolibéral n’a eu de cesse de s’attaquer à l’hôpital public.

Il devient difficile de ne pas pointer l’hypocrisie de ces dirigeants acquis aux thèses néolibérales qui déplorent opportunément des effets dont ils chérissent, à longueur de lois et de traités, les causes

Les causes de la gravité de la crise sanitaire que nous traversons en ce moment ne sont pas à chercher ailleurs : l’austérité budgétaire et la privatisation de la santé d’hier ont conduit au manque de matériel, d’effectifs et au délabrement de l’hôpital public d’aujourd’hui. Si la France est capable d’affronter la pandémie liée au Covid-19, c’est grâce à l’abnégation des personnels de santé et à leur sens de l’intérêt général. « La santé n’a pas de prix » disait encore Emmanuel Macron lors de la même allocution. Mais le démantèlement méthodique des structures publiques de soin en a un et ce sont aujourd’hui ceux qui sont atteints du Covid-19 et les soignants à bout de souffle qui le paient.

De la même manière qu’Emmanuel Macron vante les services qu’il a lui-même participé à détricoter, il s’aperçoit également que certaines chaînes de production essentielles – d’équipements sanitaires et en particulier de masques filtrants mais aussi de gels hydroalcooliques et de médicaments – doivent être relocalisées ou reconstruites. Comment, dès lors, ne pas imputer à Emmanuel Macron et à ses prédécesseurs la responsabilité de ces risques de pénurie et de dépendance sanitaire, eux qui ont systématiquement laissé faire et encouragé les délocalisations multiples ainsi que le sacrifice d’usines sur l’autel de la sacro-sainte libre concurrence et de son corollaire, le libre-échange ? Il devient difficile de ne pas pointer l’hypocrisie de ces dirigeants acquis aux thèses néolibérales qui déplorent opportunément des effets dont ils chérissent, à longueur de lois et de traités, les causes.

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L’Hôtel-Dieu de Paris en grève, 2014. © Lionel Allorge

La période que nous vivons entérine également la nécessité d’une lutte massive contre le changement climatique et la mise en place d’une politique ambitieuse de transition agroécologique. C’est bien la prédation de l’homme sur la nature – notamment la déforestation et la perturbation voire la destruction des écosystèmes – qui facilite la transmission de virus présents dans le monde sauvage à l’homme. De même, les engrais utilisés pour la culture et les antibiotiques destinés à l’élevage tendent à diminuer les défenses immunitaires humaines, à rendre les corps vulnérables aux bactéries diverses et, in fine, aux virus.

Enfin, le confinement nous oblige à regarder en face certaines inégalités qui traversent notre société. La question de l’accès au logement – et du type de logement – est ici centrale. Tandis que certains sont confinés dans des appartements étroits, surpeuplés voire insalubres, d’autres vivent dans des appartements spacieux ou se réfugient dans des maisons secondaires à la campagne. La Fondation Abbé Pierre évalue à 2 090 000 le nombre de personnes « vivant dans des conditions de logement très difficiles » en France en 2020[4]. Plus encore, la crise sanitaire a détérioré la situation des personnes sans domicile. Ceux-ci peuvent difficilement se protéger du virus, faire face à la diminution des maraudes et à la fermeture de nombreux centres d’hébergement d’urgence – les bénévoles assurant ces services étant confinés. Les associations d’aide aux sans-abris comme la Fondation Abbé Pierre, Emmaüs Solidarité ou encore le Secours Populaire sont, quant à elles, débordées et appellent au don et à la solidarité nationale. Les chèques-services annoncés par le ministre du Logement le 31 mars et destinés à 60 000 sans-abris constituent une première étape, certes essentielle, mais ne suffiront pas à venir en aide aux 143 000 personnes sans domicile que compte la France.

Ce n’est que lorsque ces inégalités se transfigurent en inégalité face au virus que les néolibéraux les perçoivent et, parce qu’ils ne peuvent faire autrement, les commentent

Les inégalités de logement et de conditions de vie sont, durant le confinement, exacerbées. À celles-ci s’ajoutent des inégalités sociales liées à l’emploi : il y a ceux qui peuvent télétravailler et les autres. La sociologue Anne Lambert, chercheuse à l’INED, s’en émeut en ces termes : « Les personnels de soin, les fonctionnaires (police, professeurs), mais aussi le prolétariat urbain (éboueurs, agents de sécurité…) sont en première ligne pour endiguer l’épidémie de covid19 et assurer la continuité de la vie sociale […] tandis que les classes supérieures, surexposées initialement au virus par leur nombre élevé de contacts sociaux et la fréquence de leurs voyages, ont déserté les villes pour se mettre à l’abri. »[5] Ce n’est donc que lorsque ces inégalités, dont la dénonciation est solidement ancrée dans le discours progressiste, se transfigurent en inégalité face au virus que les néolibéraux les perçoivent et, parce qu’ils ne peuvent faire autrement, les commentent.

« Il faut s’adapter »

Investissements massifs dans le service public de la santé, dans la transition agroécologique et plus globalement dans la lutte contre le changement climatique, politique volontariste de réduction des inégalités protéiformes, réquisition des logements vacants, réaffirmation de la souveraineté du pays et contestation des règles économiques bruxelloises… Les sujets que le Covid-19 pourrait mettre à l’agenda du gouvernement, à la fin de la crise, sont nombreux. Ils ont pour point commun d’être en complète contradiction avec les thèses néolibérales et avec la politique menée par le gouvernement d’Édouard Philippe. Or, si Emmanuel Macron a affirmé vouloir « tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour » et a appelé à « sortir des sentiers battus, des idéologies et [se] réinventer », rien ne permet de dire que les leçons de la crise seront tirées. Au contraire, tout laisse à penser que rien ne changera fondamentalement.

Dans The Structure of Scientific Revolutions, l’historien et philosophe des sciences Thomas Samuel Kuhn a forgé le concept de paradigme scientifique. Celui-ci renvoie à un ensemble de théories, d’expériences et de méthodes fondamentales partagées par une communauté scientifique à un moment donné. Contestant la vision linéaire et cumulative du progrès scientifique, il a démontré que la science évolue essentiellement sous l’effet de ruptures appelées changements de paradigme. Étudier, même sommairement, la structure des révolutions scientifiques permet d’apercevoir les potentielles réarticulations du discours politique néolibéral quand la crise sera terminée. Les acteurs du néolibéralisme politique pensent en effet ce dernier comme un paradigme scientifique – il suffit de rappeler à quel point ce discours proprement idéologique est régulièrement transfiguré en expertise –, il faut donc l’analyser comme tel.

Le discours néolibéral aurait la capacité de se replier derrière des arguments adverses en cas de crise sans s’en trouver altéré une fois la crise passée

Lorsqu’un paradigme est contesté, il commence par se refermer sur lui-même. Ou plutôt : les tenants de ce dernier refusent toute contestation, écartent sans même en tenir compte les critiques et mettent tout en œuvre pour qu’il reste hégémonique. Ainsi, les propos d’Emmanuel Macron du 12, du 31 mars et du 13 avril ne présagent d’aucune remise en question de la politique menée depuis trois ans par le chef de l’État – et, avant lui, par ses prédécesseurs. Ce n’est peut-être qu’une nouvelle démonstration de cynisme de la part du président de la République, comme semble l’attester la loi « urgence coronavirus », dont les mesures particulièrement antisociales n’ont été assorties d’aucun caractère provisoire. Au fond, ne peut-on trouver dans le refus du Premier ministre d’admettre qu’il y a eu du retard sur les mesures de confinement le symbole même de ce processus ?

Schématiquement, le discours néolibéral aurait la capacité de se replier derrière des arguments adverses – ici la défense des services publics et la relocalisation de chaînes de production – en cas de crise sans s’en trouver altéré une fois la crise passée. En réalité, la chose est plus perverse : le discours néolibéral sait s’adapter. La philosophe Barbara Stiegler explique, dans ses récents travaux, qu’au cœur du néolibéralisme se trouve une injonction à s’adapter, celui-ci ayant recours à un lexique et à des raisonnements tirés de la biologie évolutive[6]. Il apparaît désormais que le discours néolibéral, dans sa version politique du moins, s’applique à lui-même cette injonction.

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Salvador Dalí, Métamorphose de Narcisse, 1937. Londres, Tate Modern © Claude Valette

Quand les tenants du paradigme scientifique hégémonique, après avoir violemment refusé toute critique, se trouvent dans une situation intenable – quand le paradigme concurrent se glisse dans les interstices que le premier n’a pas réussi à fermer –, ils bricolent pour essayer, par tous les moyens, de le maintenir à flot. De même, il est probable qu’après avoir qualifié les critiques et les discours alternatifs de déraisonnables ou de populistes, les prêcheurs du néolibéralisme politique tentent, chahutés par la potentielle force que la crise aura permis aux arguments progressistes d’acquérir, de sauver le soldat néolibéral – et donc de se sauver eux-mêmes.

Ils pourront le faire par une stratégie de déviation : la crise sanitaire ne devant pas être vue comme la conséquence des politiques néolibérales ni même aggravée par celles-ci, ils insisteront sur son caractère inattendu et imprévisible. La crise sanitaire deviendra ainsi une erreur historique, une déviation du cours normal de l’histoire qui, une fois dépassée, ne justifie aucun changement dans la ligne politique adoptée. Tout juste pourront-ils admettre, poussés dans leurs retranchements, qu’il s’agit d’une excroissance anormale d’un néolibéralisme mal fixé, d’un dérèglement de la machine que des techniciens ou technocrates – néolibéraux, il s’agit en réalité des mêmes acteurs – sauront réparer. Il s’agit de la deuxième stratégie : l’introduction d’innovations conceptuelles ou techniques qui, bien loin de modifier le paradigme, en assurent la pérennité. La troisième stratégie consiste en l’abandon d’éléments composant le néolibéralisme et qui n’ont qu’une valeur instrumentale pour en préserver le cœur, les éléments ayant une valeur intrinsèque. Il est ainsi possible de justifier le recours à d’autres discours et à d’autres formes de politiques publiques lors des périodes de crise – ce que l’on connaît déjà lors des crises financières ou économiques –, pour répondre à l’urgence, tout en assurant le strict respect de la ligne néolibérale le reste du temps.

« Il faut que tout change pour que rien ne change »

Ces mutations stratégiques pavent également la voie à un discours, lui aussi néolibéral, de retour à l’ordre. Il ne fait aucun doute qu’il émergera, s’attaquant notamment aux finances publiques qui seront altérées au sortir de la crise – les prémices en sont d’ailleurs déjà visibles : « À la sortie de cette crise, il faudra faire des efforts, le redressement sera long et il passera par le désendettement du pays » a récemment déclaré Bruno Le Maire. Endossant à nouveau le rôle du parti de l’ordre, ses adeptes ne se contenteront pas d’un simple réajustement. Ils réclameront bien plus qu’un simple retour à l’état pré-crise. Au fond, les néolibéraux tenteront de profiter de la crise sanitaire qu’aura connu le pays. Ils s’approprieront cette fameuse phrase, traduction maladroite d’une réplique de Tancrède dans Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa : « Il faut que tout change pour que rien ne change. »[7] Emmanuel Macron n’a-t-il pas déclaré, à l’issue du Conseil européen du 23 avril : « nous avons une crise, il faut y répondre et on ne pose pas de questions, ça n’enlève rien de ce qu’on a fait avant et on rebâtira sur cette base-là » ?

De la nécessité de la guerre de position

Rien n’indique donc que les leçons seront tirées de l’événement en cours. Et il serait regrettable que le camp progressiste, par un biais de confirmation – étant lui-même convaincu de ses thèses et conscient de la force que pourraient prendre ses arguments au sortir de la crise –, croie inévitable la fin de l’hégémonie néolibérale. Au contraire, bien loin d’un quelconque déterminisme, l’adhésion du plus grand nombre aux thèses progressistes à la suite de la crise du Covid-19 est un phénomène proprement contingent. En réalité, cette crise ne redistribue aucune carte mais change la valeur de certaines d’entre elles. Le camp progressiste a désormais l’opportunité de jouer correctement pour faire la différence, encore faut-il qu’il ne confonde pas guerre de mouvement et guerre de position.

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Antonio Gramsci. Le procureur fasciste dit à son propos : « Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans ». Ils n’auront visiblement pas réussi. © eugeniohansenofs

Le penseur et théoricien italien Antonio Gramsci, par le biais de métaphores militaires, distingue la guerre de mouvement, mobilisation politique de court terme qui peut se résumer à un assaut pour prendre le contrôle de l’appareil étatique, et la guerre de position, entreprise multi-sectorielle de longue haleine visant à réarticuler puis unifier le sens commun. Cette dernière se joue à l’intérieur de la société civile, au sens gramscien. Il s’agit de prendre le pouvoir au sein de celle-ci, de conquérir de multiples positions de pouvoir et d’influence dans ses infrastructures – constituant autant de tranchées – afin de rendre majoritaires ses propres conceptions profondes qui structurent le rapport à soi, aux autres et au monde. Gramsci n’oppose pas les deux ni ne dit d’ailleurs que l’une doit succéder à l’autre. Elles s’articulent différemment selon les contextes historiques et sociaux. Mais la guerre de mouvement doit survenir au bon moment et, dans nos sociétés capitalistes complexes, n’être qu’une tactique au sein d’une guerre de position formant une réelle stratégie contre-hégémonique[8].

Les discours sur l’inexorabilité d’un monde d’après, la croyance que plus rien ne sera comme avant négligent la nécessaire guerre de position. Outre l’ignorance des possibles réarticulations du discours néolibéral que nous avons longuement détaillées, ces positions – quand elles ne constituent pas elles-mêmes une part de ces réarticulations – sous-entendent qu’il suffirait de mener une guerre de mouvement pour changer de paradigme. Comme si, au fond, le discours néolibéral était devenu minoritaire au sein de la société civile. Pourtant, rien ne soutient une quelconque véracité de ces spéculations. Au contraire, de récents sondages indiquent que les popularités d’Emmanuel Macron et d’Édouard Philippe, en cette période de crise, augmentent. Si elles peuvent être critiquées sur de multiples points et bien que leur analyse nécessiterait de plus longs développements, ces enquêtes permettent cependant de montrer que ces discours ne relèvent, tout au plus, que d’un fantasme.

Le camp progressiste doit transformer en partie le discours néolibéral en ce que le sien a longtemps été : une idéologie déconnectée du sens commun majoritaire et, par-là, impuissante

Le discours néolibéral n’est pas devenu minoritaire et ne le sera probablement pas lors de l’élection présidentielle de 2022, qui sera l’occasion d’une nouvelle guerre de mouvement. La guerre de position, pour être remportée, doit être menée avant et après la prise du pouvoir étatique. Prendre le pouvoir en 2022 suppose donc de construire et de mener une guerre de mouvement intelligente et stratégiquement pertinente dans un contexte défavorable mais indépassable de guerre de position inachevée. Mais pour pouvoir transformer ce scénario en éventualité, encore faut-il avoir remporté quelques batailles cruciales et avoir réduit le désavantage afin qu’il puisse être surmonté. Autrement dit, il faut préparer en amont les conditions du succès de la guerre de mouvement.

Le camp progressiste doit donc faire la démonstration implacable et irréfutable de la pertinence de ses thèses et de la déconnexion du discours néolibéral, y compris de ses réarticulations post-crise. Il est dès aujourd’hui possible de qualifier d’impostures les appels des néolibéraux à la refondation et de pointer les contradictions dans leurs discours et leur responsabilité dans la situation actuelle. Le camp progressiste est également tenu de montrer que ses mesures relèvent du bon sens – et ainsi le construire – et que les thèses adverses sont incohérentes. Il a besoin de réorganiser le sens commun afin que l’on pense spontanément en des termes progressistes plutôt que néolibéraux, par exemple en reprenant à l’adversaire la demande sociale d’ordre – en lui opposant la démonstration accablante de la pagaille néolibérale. Il s’agit moins de faire progresser ses idées au sens strict, entreprise nécessaire mais vouée à l’échec sans un travail plus global et minutieux sur le sens commun, que de modifier les perceptions du plus grand nombre. Les idées, sous leur forme idéelle, sont superficielles ; les rendre majoritaires implique de restructurer les perceptions premières et les conceptions fondamentales à l’oeuvre dans le corps social.

Mettre ses thématiques à l’agenda requiert ainsi de subvertir l’idée même de progrès, de contester aux néolibéraux ce signifiant. Ordre, progrès, justice, liberté etc. sont autant de bastions qu’il convient de conquérir, autant de moyens de détricoter et de vider de sa substance le sens commun néolibéral. En somme, le camp progressiste doit transformer en partie le discours néolibéral en ce que le sien a longtemps été : une idéologie – au sens strict du terme – déconnectée du sens commun majoritaire et, par-là, impuissante. À ce moment seulement pourra s’envisager une guerre de mouvement potentiellement victorieuse – qui complétera mais ne se substituera pas à la guerre de position. Car comme le rappelle Gramsci : « En politique, la guerre de position, une fois gagnée, est définitivement décisive. »[9]

À nous de transformer cette catastrophe sanitaire en étape clé de la guerre de position et de gagner plusieurs batailles qui pourraient s’avérer déterminantes.

[1] Sur la distinction entre libéralisme, ultralibéralisme et néolibéralisme, voir l’ouvrage de Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris : La Découverte, 2010.

[2] Différentes théories sont ainsi réunies sous un même signifiant : le progrès. L’utilisation de ce terme se veut performative : il s’agit de contester ce signifiant au néolibéralisme qui en a fait un de ses piliers et renvoyer ainsi cette idéologie du côté du statu quo insatisfaisant.

[3] Voir l’ouvrage de Nicolas Belorgey, L’hôpital sous pression : Enquête sur le « nouveau management public », Paris : La Découverte, 2010.

[4] Ces nombres sont extraits du 25e rapport annuel de la Fondation Abbé Pierre sur l’état du mal-logement en France (2020).

[5] Anne Lambert, « Avec le coronavirus et le confinement, le scandale des inégalités sociales éclate », Le Huffington Post, 19 mars 2020.

[6] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris : Gallimard, 2019. Nous l’avions interrogée en mars 2019 : « Le néolibéralisme est imbibé de catégories darwiniennes. Entretien avec Barbara Stiegler ».

[7] La traduction correcte est : « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change. » L’intrigue prend place en Sicile dans le contexte du Risorgimento italien. Par ces propos, Tancrède affirme que l’aristocratie sicilienne doit participer à la révolution garibaldienne pour ne pas perdre sa place, son rang. Le film du même nom de Luchino Visconti, adapté de l’œuvre de di Lampedusa, est également devenu culte.

[8] Pour aller plus loin, voir l’entretien que nous avons réalisé avec Nathan Sperber : « Nathan Sperber : Pour Gramsci, le combat est beaucoup plus vaste qu’un simple assaut » ainsi que le débat « Gramsci et la question de l’hégémonie » avec Marie Lucas et Nathan Sperber lors de notre première université d’été.

[9] Cahier 6, § 138 des Cahiers de prison d’Antonio Gramsci. Disponible dans l’anthologie de Keucheyan, Guerre de mouvement et guerre de position, Paris : La fabrique, 2012.

Le doux rêve d’une « défense européenne » indépendante de l’OTAN

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Par sa déclaration faite à The Economist selon laquelle l’OTAN serait en état de « mort cérébrale », Macron espérait-il provoquer chez les nations européennes un sursaut destiné à les libérer du protectorat américain ? La solution proposée par le président – la constitution d’une défense européenne – permet d’en douter. Il continue d’entretenir l’illusion d’une défense qui pourrait être instituée dans le cadre de l’Union européenne, elle-même supposément autonome de l’OTAN ; il fait fi de l’état de dépendance économique et géostratégique dans lequel se trouve la construction européenne à l’égard du grand frère américain. Les récentes sanctions des États-Unis contre l’embryonnaire gazoduc Nord-Stream 2, reliant l’Allemagne à la Russie, ont pourtant rappelé la permanence de la tutelle américaine…


En déclarant que l’OTAN est « en état de mort cérébrale » – un postulat déjà discutable –, Emmanuel Macron a au moins le mérite de poser la question de la fonction et de la légitimité de l’organisation. En filigrane, c’est bien le constat que l’OTAN sert avant tout les intérêts américains qui transparaît. Ce dont le président n’a cependant pas encore pris conscience, c’est la domination latente de « l’Europe, qui demeure mentalement sous tutelle américaine », comme l’expliquait Caroline Galactéros dans une interview accordée à Marianne (2).

L’illusion de l’autonomie de la défense européenne

En réalité, au-delà de la simple constatation, le président Emmanuel Macron tente de réactiver le projet de la « Défense européenne » qu’il appelle de ses vœux depuis le début de son quinquennat. En ce sens, il avait ainsi déclaré, le 6 novembre 2018 sur Europe 1 : « On ne protégera pas les Européens si on ne décide pas d’avoir une vraie armée européenne ». Cela impliquerait de sortir de la dépendance à l’égard du bouclier de protection des États-Unis dans laquelle la majorité des États membres de l’Union européenne est plongée. Celle-ci n’en a pas réellement la volonté. Les mots employés par le président français concernant « l’état de mort cérébrale » de l’OTAN ont été commentés de manière peu amène par d’autres dirigeants européens. En Allemagne, Angela Merkel a qualifié ladite déclaration d’Emmanuel Macron « d’intempestive », quand le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a estimé qu’elle était « dangereuse » et qu’en se comportant ainsi, le chef d’État français était « irresponsable ». Il a ajouté, dans une interview accordée au quotidien britannique Financial Times, que l’OTAN était « l’alliance la plus importante du monde en matière de protection de la liberté et de la paix ».

Les États de l’Union européenne se trouvent en effet, depuis sa fondation, dans l’incapacité de définir une menace prioritaire partagée par l’ensemble de ses membres, et d’établir une stratégie commune. Le terrorisme islamique, considéré par certains comme un ennemi commun à toute l’Europe et à même d’en unir ses membres, ne saurait à lui seule définir une géopolitique – l’antiterrorisme relevant du constabulaire plutôt que du militaire.

Philippe Leymarie qualifie l’Europe de la défense « d’armée de papier », qui se limite à une « une coordination des forces nationales et non à une stratégie de défense et de protection du continent européen », ne disposant pas « d’une force d’intervention tous azimuts, ni d’un commandement militaire opérationnel » (6). L’idée qu’il existerait une solidarité entre les membres de l’Union européenne est totalement fictive. Aucune préférence européenne n’est mise en place quant à l’achat de matériels militaires. La Belgique a ainsi décidé d’acheter des F35 américains plutôt que des Rafales français, l’Eurofighter ou le Gripen et la Pologne entend bien faire de même. Plus récemment, la Pologne a officialisé l’achat de 32 avions de combat américains.

La Cour des comptes souligne que l’Union européenne manque cruellement de « capacités réelles, clairement aptes à décourager toute menace éventuelle ». La France est le seul pays de l’UE possédant une armée opérationnelle capable de mener des opérations extérieures. La mise en place d’une défense européenne impliquerait un investissement de fonds que l’Allemagne, première puissance économique de l’Union, n’est pas prête à assumer. L’état déplorable de son armée a été révélé par un rapport parlementaire publié le 20 février 2019, dans lequel le rapporteur Hans-Peter Bartels souligne les « déficiences opérationnelles » de la Bundeswehr (4). Il a notamment révélé que ses quatorze avions de transport militaire, durant une certaine période, n’ont pas été en état de voler.

L’Union a certes pris des mesures visant à augmenter le budget de la défense européenne, le Parlement européen ayant en ce sens validé la création du Fonds européen de la défense doté de 13 milliards d’euros ; il existe aussi un fonds pour améliorer la mobilité militaire qui représente 6,5 milliards d’euros et d’autres projets. Néanmoins, comme le souligne Philippe Leymarie dans son article publié dans le Monde diplomatique, « la plupart de ces projets n’existent encore que sur le papier ». La Cour des comptes de l’Union européenne estime qu’une armée européenne nécessiterait la réunion de plusieurs éléments décisifs (des forces permanentes financées par un budget commun, une chaîne de commandement…), ce qui impliquerait « transférer des droits souverains du niveau national à celui, supranational, de l’UE, ce à quoi s’opposent plusieurs États membres ».

S’il est facile de déclarer que l’OTAN est en état de « mort cérébral », il est moins aisé d’expliquer comment remplacer le soutien logistique qu’apporte l’organisation à l’armée française dans ses opérations extérieures. Emmanuel Macron affiche volontiers une posture gaullienne, mais le général De Gaulle, à la différence du marcheur, n’a eu de cesse de tout mettre en oeuvre pour que la France ne soit pas en situation de dépendance vis-à-vis des États-Unis – dotant l’armée française des moyens nécessaires pour mener des opérations sans le soutien des États-Unis. Aujourd’hui, le budget de la défense de la France est insuffisant et nécessiterait une augmentation importante à hauteur de 3 % ou 4 % du PIB pour être indépendant du complexe militaro-industriel américain.

Les Européens n’étant pas prêts à revenir sur le protectorat américain, l’Europe de la défense ne pourrait qu’être un supplétif de l’OTAN.

L’OTAN comme instrument du protectorat américain

L’OTAN sert principalement à maintenir le continent européen dans un état de dépendance vis-à-vis des États-Unis. L’Allemagne et d’autres États membres de l’Union européenne excluent expressément l’idée d’abandonner l’OTAN qui est une pierre angulaire dans la politique de sécurité et de défense de l’Union. L’article 42 du traité sur l’Union européenne subordonne la politique étrangère et de sécurité européenne à l’organisation atlantique, et la majorité des États membres ne sont pas prêts à renoncer à la protection américaine et craignent un désengagement américain du contient européen, en particulier les pays baltes qui voient la Russie comme une menace imminente.

Ainsi, l’Europe de la défense ne saurait être autre chose qu’une filiale européenne intégrée dans l’OTAN. Pour Caroline Galactéros, l’Europe « a peur de devoir penser et plus encore se penser par elle-même », Pascal Boniface poussant l’analyse jusqu’au maintien d’une « dépendance heureuse » de l’Union européenne vis-à-vis des États-Unis. En effet, comme le souligne le rapport des sénateurs Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret, « le rôle de l’UE dans le domaine de la défense a donc été conçu dès le départ comme complémentaire et, pourrait-on même dire, subsidiaire de celui de l’OTAN, afin d’éviter les duplications inutiles ».

Déjà, dans les années 1950, la CED avait révélé « l’incapacité des États d’Europe occidentale à concevoir un système de défense indépendant des États-Unis », confiait Robert Marjolin dans ses mémoires. Le lien transatlantique constitue un pilier de l’élaboration de la défense européenne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ; les États-Unis, via l’OTAN, ont été les principaux acteurs de la sécurité et de la paix sur le continent. Les États européens se retrouvent aujourd’hui enfermés dans une double dépendance, une première économique et une autre géostratégique. Du fait de la prédominance des États-Unis sur la scène économique mondiale permise par la suprématie du dollar et l’extraterritorialité de leur droit, les Européens sont contraints de s’aligner sur les décisions géopolitiques américaines ; ce fut le cas avec l’embargo iranien et l’échec de la mise en place de l’Instex par les Européens afin de le contourner.

Cet état de subordination a été gravé dans le marbre d’accords commerciaux, qui ont modelé la géoéconomie européenne en fonction de l’agenda géostratégique américain. L’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan), ouvert en 2005 et visant à acheminer le pétrole de la mer Caspienne à la mer Méditerranée, en passant par l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie, en est un exemple paradigmatique. Derrière ce projet d’oléoduc, au-delà de garantir la sécurité énergétique du continent, se cache la volonté américaine d’isoler encore davantage la Russie. Il vise à contourner le territoire russe et, par la même occasion, le territoire iranien, tout deux étant les mieux situés pour faire transiter le pétrole de la mer Caspienne. Le tracé de l’oléoduc BTC aurait pu passer par l’Arménie, mais cet État est relativement proche de la Russie. De ce fait, la solution a été de le faire passer par la Géorgie, hostile à Moscou et allié des américains. Les pipelines représentent des projets stratégiques qui sont essentiels aux intérêts de sécurité nationale des États-Unis. Cette perspective est liée à la situation géostratégique du Caucase du Sud. Le contrôle de cette région relève d’une importance stratégique : elle est un passage entre l’Union européenne, la Russie, l’Asie centrale et le Moyen-Orient.

Il s’agit également d’un couloir unique reliant le bassin de la Caspienne à la mer Noire, et sert de voie de transport clé pour l’approvisionnement énergétique de la Caspienne vers les marchés occidentaux. La région offre la possibilité d’un accès direct pour le déploiement des forces occidentales au Moyen-Orient et en Asie centrale. À cet égard, les projets de pipelines ont ouvert de nouvelles perspectives pour une implication accrue des États-Unis dans la région, tandis que l’OTAN est devenue le principal garant de la sécurité des pipelines. L’oléduc BTC, matérialisation de l’obsession antirusse, est symptomatique du modelage de l’architecture économique et énergétique européenne en fonction des réquisits américains. Les États-Unis veillent à ce que jamais les impératifs énergétiques européens ne contrecarrent cet alignement. Le projet de gazoduc Nord-Stream 2, gigantesque pipeline qui aurait alimenté l’Allemagne en gaz à partir de la Russie, constituait un défi à cet ordre des choses ; le gouvernement américain a tôt fait de répliquer, déployant un arsenal de sanctions menaçant de tuer le projet dans l’oeuf.

Pour le président Donald Trump et les États-Unis, l’OTAN représente un marché économique formidable, l’organisation servant alors d’intermédiaire pour la vente de matériel américain aux membres de l’Alliance. Quand Donald Trump demande aux membres de l’Alliance atlantique le partage du fardeau par l’augmentation de leur contribution au budget de l’OTAN, il leur enjoint en réalité d’acheter de l’équipement et des armes américains. Les calibres 7.62 (7.62 x 51) et 5.56 (5.56 x 45), qui correspondent aux normes balistiques des pays membres de l’Alliance atlantique (résolution STANAG 2310 et STANAG 4172), sont à l’origine américains et ont été imposés par les États-Unis afin qu’ils puissent s’imposer comme le leader mondial du marché de l’armement léger et de permettre à leur complexe militaro-industriel d’écouler la production de ses usines sur le marché européen. Comme le résume Pierre Conesa, « les Européens ne pèsent plus rien » au sein de l’OTAN (8), leur marge de manoeuvre étant réduite à néant et leur poids dans les décisions américaines proche de l’inexistant. Les capacités de l’OTAN sont principalement américaines ; les Européens ne diffusant aucun savoir-faire opérationnel au sein de l’Alliance, ils servent principalement de vache à lait.

En quête d’un nouvel ennemi, l’Alliance atlantique, dans sa déclaration finale du sommet qui s’est tenu le 3 et 4 décembre derniers, se dit prêt à « relever le défi chinois » et la « menace » que représenteraient « les actions agressives » de la Russie. L’Alliance sert alors à maintenir un glacis aux bases américaines en cas de conflit avec la Russie, scénario militairement désastreux, où la France et les autres États européens seront entraînés bon gré mal gré par ce tropisme antirusse. De surcroît, suite à l’escalade irano-américaine qui a entraîné la mort du général iranien Qassem Soleimani, Donald Trump appelle l’OTAN à « contribuer davantage » à la stabilité du Moyen-Orient. Au lieu de dénoncer cet assassinat extraterritorial et la violation du droit international, Emmanuel Macron a appellé l’Iran à éviter toute « escalade militaire susceptible d’aggraver » l’instabilité régionale, réaffirmant « son entière solidarité avec les alliés » et, ce faisant, continuant comme ses prédécesseurs à s’aligner sur la diplomatie américaine.

Emmanuel Macron, en déclarant l’OTAN en état de mort cérébrale, ouvre un débat crucial ; il le referme aussitôt en posant la constitution d’une défense européenne comme seule alternative. Refusant de mettre sur la table la question d’une sortie de l’OTAN ou de son commandement intégré, il démontre que son opposition à l’ordre géopolitique dominé par les États-Unis ne s’étend pas au-delà de ses déclarations publiques.

 

 

1 : Pascal Boniface, Requiem pour le monde occidental, Editions EYROLLES, 2019

2 : Macron et l’OTAN : “L’Europe demeure mentalement sous tutelle américaine”, par Caroline Galactéros : https://www.marianne.net/debattons/entretiens/macron-et-l-otan-l-europe-demeure-mentalement-sous-tutelle-americaine 

3 : Réflexions sur l’Europe puissance, Lionel Larqué et Julien Lusson :   https://www.cairn.info/revue-mouvements-2006-5-page-209.htm

3 :  L’armée allemande est dans un état déplorable, selon un rapport, François d’Alançon : https://www.la-croix.com/Monde/Europe/Larmee-allemande-etat-deplorable-selon-rapport-2018-02-21-1200915493:

4 : Rapport de la Cour des comptes de l’Union européenne sur la défense européenne : https://www.eca.europa.eu/Lists/ECADocuments/REW19_09/REW_EU-defence_FR.pdf

5: Europe de la défense, une armée de papier par Philippe Leymarie : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/07/LEYMARIE/60026 :

6 : Défense européenne : le défi de l’autonomie stratégique, par les sénateurs Le Gleut et Conway-Mouret   : http://www.senat.fr/rap/r18-626/r18-626_mono.html

7: “Mort cérébrale” de l’OTAN selon Macron : “Les Européens n’y pèsent plus rien”, confirme Pierre Conesa : https://www.marianne.net/monde/mort-cerebrale-de-l-otan-selon-macron-les-europeens-n-y-pesent-plus-rien-confirme-pierre

Crédits de l’image d’en-tête : ABC News

 

 

Johann Chapoutot : « Le nazisme, par son imaginaire de la concurrence et de la performance, participe de notre modernité »

Johann Chapoutot à la Sorbonne le 30 janvier 2020, lors d’une conférence pour le cercle Le Vent Se Lève de Paris © Clément Tissot.

Auteur de nombreux ouvrages sur le national-socialisme traduits en une dizaine de langues, récompensé en 2015 par le prix Yad Vashem international, Johann Chapoutot a publié en janvier 2020 Libres d’obéir – le management, du nazisme à aujourd’hui (Gallimard). Il y détaille les théories et pratiques managériales qui avaient cours sous le IIIème Reich, ainsi que les continuités que l’on peut observer avec celles qui se sont développées sous la RFA. Deux ans après notre premier entretien pour LVSL, nous avons souhaité l’interroger sur son dernier ouvrage. Par Martin Saintemarie, Eugène Favier Baron et Vincent Ortiz, retranscrit par Dany Meyniel.


LVSL – À travers le cas de l’ancien officier SS Reinhard Höhn et de son académie où il a enseigné le management, vous mettez l’accent sur la manière dont le nazisme participe de notre modernité. Qu’est-ce que les réactions à votre ouvrage nous apprennent sur la place de la notion de « modernité » dans l’espace médiatique ?

Johann Chapoutot – Il y a un malentendu fondamental sur l’adjectif moderne et la notion de modernité. Dire que le nazisme est un phénomène qui participe, qui procède de notre modernité, donc un phénomène moderne, peut apparaître comme une forme d’évidence ou de truisme. Autrement dit, pour les historiens comme pour les praticiens des sciences humaines et sociales en général, la modernité est un concept purement descriptif : il y a des phénomènes qui sont modernes, qui se veulent modernes, qui sont en tension vers la modernité et d’autres qui ne le sont pas, qui ne la revendiquent pas, qui la contestent… Les nazis, eux, ne cessent de répéter qu’ils sont en tension dans et vers la modernité ; ils pratiquent une modernité de rattrapage : rattrapage industriel pour armer l’Allemagne, l’équiper, rattrapage également sur le plan de la consommation qui reste à développer. Ils veulent motoriser l’Allemagne, équiper les ménages en appareils de consommation courante, atteindre un bien être qui soit comparable à celui des Etats-Unis. Le modèle américain est une obsession pour les nazis – Adam Tooze l’a très bien montré, entre autres historiens, dans Le Salaire de la destruction –, c’est le référent synchronique des nazis là où Rome est leur référent diachronique.

On ne dit pas autre chose en qualifiant le nazisme de moderne. Mais du fait d’une dissonance sémantique qui prédomine dans l’espace public, certains journalistes, lorsqu’ils entendent « moderne », pensent réformes nécessaires, eschatologie et bonheur du genre humain. Dire que le nazisme est un phénomène moderne produit un court-circuit dans les esprits de certains. Cela produit un scandale moral parce que la modernité est positive : c’est la 5G, le nouvel iPhone, les réformes nécessaires pour transformer le pays… On vous soupçonnera d’être un affreux militant, un odieux bolchévique, un atroce passéiste qui voudra discréditer l’œuvre nécessaire de modernisation des rapports sociaux, via une reductio ad hitlerum. Dire que le nazisme est un phénomène moderne est d’une banalité effarante et n’a rien de novateur dans l’historiographie du nazisme.

L’exemple de Reinhard Höhn me semble être une pièce supplémentaire, une étude de cas à verser dans ce dossier. Ce général SS, qui a fait une carrière administrative et universitaire remarquables sous le IIIe Reich, est un modernisateur. Après la guerre, ce même Reinhard Höhn devient le fondateur de la plus importante école de commerce allemande, le théoricien principal du management au moins jusqu’aux années 1980. Cette école recycle des SS, condamnés comme génocidaires, à des postes de professeurs de droit commercial ou de développement personnel : Justus Beyer, condamné à Nuremberg, devient professeur de droit commercial ; Franz Alfred Six, commandant d’Einsatzkommando, condamné à Nuremberg, devient professeur de marketing… Il m’a semblé important de rappeler ces faits, d’abord parce que cela relève tout simplement du travail de l’historien, ensuite parce qu’ils me semblaient propres à stimuler ou à nourrir une réflexion sur notre temps et notre lieu, c’est-à-dire l’Occident du XIX et XXème siècles qui, aujourd’hui comme hier, est nourri par l’imaginaire de la rareté, de la lutte pour la maîtrise des ressources et de la performance. C’est ce monde-là que nous avons en commun avec eux.

LVSL – Que nous apprennent les réactions médiatiques à votre livre sur la place de l’histoire du nazisme et de la Shoah dans le débat public et dans l’imaginaire ?

JC – Il y a deux malentendus qui ont été effectués. Le premier concerne la notion de modernité, et la connotation positive qui lui est associée. Le second a trait à l’assimilation entre nazisme et Shoah. Guillaume Erner, qui juge mon livre « moralement scandaleux », confond et assimile totalement les deux phénomènes, sans doute pour des raisons d’écrasement de la perspective chronologique – le nazisme est un phénomène tellement lointain que l’on écrase la perspective : 1919 [fondation du Parti ouvrier allemand, prédécesseur du NSDAP ndlr] c’est déjà 1933, 1938, 1941, et 1945. Cet intentionnalisme naïf, qui consiste à penser que « tout est dans tout », qui veut que tout soit écrit dans Mein Kampf, que tout petit déjà Hitler rêvait d’assassiner onze millions de personnes, peut expliquer cette confusion [les historiens « intentionnalistes », qui estiment que la Shoah est l’aboutissement d’une décision longuement préméditée par les dirigeants nazis, s’opposent aux « fonctionnalistes », selon lesquels elle est davantage le produit des circonstances propres aux années 1940, en particulier la guerre sur le front de l’Est ndlr].

Elle s’explique également par le fait que depuis la fin des années 70, on a assisté à un phénomène de rattrapage mémoriel qui a mis la Shoah – pour des raisons assez évidentes – sur le devant de la scène médiatique et historiographique avec un développement remarquable des travaux sur le génocide, qui se sont intensifiés depuis l’ouverture des archives soviétiques et du bloc de l’Est dès 1990. Rien de tout cela ne doit nous conduire à oublier que la Shoah commence à l’Est à l’été 1941 – avec des modalités et des procédures que les historiens ont très bien documentées – et à l’Ouest entre l’hiver et le printemps 1942.

Avant la Shoah, il y a huit ans de nazisme au pouvoir et vingt-trois ans de nazisme partidaire, militant et idéologique : la Shoah vient donc tard. Auparavant, il y a une ambition idéologique de régénération biologique de l’Allemagne et à partir de 1933 la mise en œuvre de cette politique de régénération biologique par une activité d’ingénierie sociale très brutale. Elle commence dès février 1933 avec la répression extrêmement violente de toute opposition politique, franchit une nouvelle étape avec la loi d’avril 1933 sur l’exclusion des allogènes de la fonction publique et, surtout, le 14 juillet 1933 avec le décret-loi qui impose la stérilisation obligatoire aux malades – quatre cent milles stérilisations à partir de 1933. Les nazis répètent d’ailleurs, comme on peut le lire sur une affiche de propagande à l’été 1933 : wir stehen nicht allein, « nous ne sommes pas seuls », avec une carte du monde détaillant l’ensemble des lieux où se pratique la stérilisation obligatoire des dégénérés, des ratés, des tarés, des faibles, des malades, des inutiles productifs

Il y a une confusion sur ce qu’est le nazisme : le nazisme ce n’est pas la Shoah et réciproquement la Shoah ce n’est pas que le nazisme. Les gendarmes, les préfets français qui prennent part à la Shoah ne sont pas des nazis, pas plus que les antisémites polonais, les Oustachis croates, les policiers roumains et hongrois, les nationalistes baltes et ukrainiens qui y participent tout autant. Est-ce que les Trawnikis, ces Ukrainiens des centres de mise à mort sont des nazis ? Non, ce sont des ultranationalistes ukrainiens, ultra-antisémites, par ailleurs opportunistes, qui participent à l’entreprise de mort, et qui y voient une belle occasion de se débarrasser des juifs, de sauver leur propre peau, voire de faire carrière.

« Il semble évident que le darwinisme social pave notre monde depuis sa naissance dans les années 1860 (…) La loi de la race, la loi du marché s’imposent de manière nécessaire, infrangible, apodictique, aux hommes qui seront de toutes manière écrasées par la roue de l’histoire s’ils s’y opposent »

LVSL – Dans votre livre, vous soulignez l’existence d’un continuum idéologique entre certains éléments du libéralisme économique et les leitmotivs du national-socialisme. On découvre par exemple que les grandes figures du IIIème Reich étaient hantées par un imaginaire de la rareté, en vertu duquel le monde est un jeu à somme nulle régi par les lois de la compétition – un imaginaire qui prévaut dans la science économique libérale depuis la moitié du XIXème siècle. Comment faut-il comprendre ce continuum idéologique ?

JC – Il n’est pas difficile à comprendre dans la mesure où les nazis ne sont pas des extraterrestres ; ils sont d’un temps et d’un lieu qui n’est pas l’Indonésie du XIVème siècle mais l’Europe du XXème siècle. Nous insistons toujours sur la radicale extranéité des nazis en les ramenant à leur essence germanique supposée, à leur folie ou au démon qui les possédait, mais une fois que l’on a évacué ces inepties, le fait demeure : ils sont bien de chez nous, d’ici et de maintenant. Ce chez-nous, cet ici et ce maintenant, ce lieu et ce temps que nous habitons, s’appelle l’Occident et l’Europe des XIXèmes et XXèmes siècles. L’Occident, depuis les années 1850, est un monde culturel spécifique, caractérisé par une appréhension du temps, de l’espace, de l’homme et de la diversité des hommes, des races également. Toutes ces catégories ont accouché de pratiques : le capitalisme d’exploitation, l’exploitation des ressources naturelles, humaines et infrahumaines ou subhumaines – puisqu’on a affaire à des « sous-hommes » avec les populations coloniales. Les nazis n’ont absolument rien inventé, ils procèdent de ce lieu et de ce temps. Ils conçoivent par exemple très clairement l’espace à l’Est de l’Europe jusqu’à l’Oural comme les Français universalistes et les Britanniques démocrates conçoivent l’Afrique et l’Asie, c’est-à-dire une terra nullius, un lieu qui n’appartient à personne, où l’homme européen est le seul capable de faire culture, de mettre en culture des terres et de les exploiter. La terra nullius que les nazis revendiquent à l’Est est un concept de droit qui existe depuis le XVIIIème siècle et qui a servi à légitimer la colonisation.

Aux fondements de ce capitalisme et de ce colonialisme, on trouve l’idée que l’on vit dans un monde fini, gouverné par la rareté. Qui dit monde fini et rareté dit aussi concurrence pour l’accès aux biens, aux ressources et aux aliments : autrement dit, un jeu à somme nulle avec des gagnants et des perdants ; c’est malheureux, mais le monde de la rareté est nécessairement un lieu d’affrontements, un lieu de guerre, un lieu de combat pour ces individus ou ces espèces qui sont en lutte pour des espaces. Ces espèces, ce sont les races, et dans ce monde de rareté, de combat pour la maîtrise des ressources et notamment la première d’entre elles, la ressource alimentaire, la vertu cardinale qui permet la survie est la performance : performance démographique – faire des enfants de bonne qualité et en nombre suffisant –, performance sportive – pour s’aguerrir – et guerrière, performance productive pour disposer de ce qui est nécessaire au combat et à la survie. C’est le monde commun dont les nazis procèdent, participent, et portent les caractères jusqu’à incandescence.

LVSL – Vous mentionnez l’héritage (indirect) du darwinisme social de Herbert Spencer dans les réflexion antiétatistes des nazis. Dans « Il faut s’adapter » (Seuil, 2019), Barbara Stiegler étudie la postérité de l’évolutionnisme de Spencer aux États-Unis, qui survit selon elle à travers Walter Lippmann, pionnier du « néolibéralisme ». Elle analyse notamment l’opposition que Lippmann dresse entre le « flux » – des échanges, des capitaux, des informations – et la « stase » – l’ensemble des habitudes mentales prises par les habitants, qui les empêche de « s’adapter » aux réquisits du capitalisme mondialisé, en fluctuation permanente. Dans une perspective évolutionniste, Lippmann déplore « l’inadaptation » des sociétés contemporaines, et le « retard » qui est le leur. Selon Barbara Stiegler, les crimes commis sous le IIIème Reich ont rendu tabou les références explicites à la biologie pour parler des sociétés humaines ; pourtant, les concepts et l’imaginaire déployés par Lippmann ont – selon elle – largement survécu, mais de manière diffuse. Partagez-vous cette intuition ? Peut-on lire votre livre comme une tentative de montrer que malgré la condamnation unanime des crimes de guerre des nazis, quelque chose du darwinisme social commun aux nazis et aux néolibéraux de la conférence Lippmann a survécu à la chute du IIIème Reich ?

[Lire ici notre entretien avec Barbara Stiegler : « Le néolibéralisme est imbibé de catégories darwiniennes »]

JC – Le tabou de la biologisation sociale saute en réalité dès les années 1970. L’idée selon laquelle les inégalités humaines, c’est-à-dire sociales et productives, ont des racines biologiques, est quelque chose qui est acquis dans de très larges parties du monde intellectuel ou scientifique, notamment aux États-Unis depuis les années 70, via une étiologie biologique et notamment génétique. Le tabou a été davantage européen, parce que l’Europe a été le lieu du crime, le lieu de la découverte physique, scopique, phénoménologique du crime ; aux Etat-Unis, on s’embarrasse un peu moins de tout cela, en Amérique latine on peut trouver des memorabilia du IIIe Reich en vente libre dans la rue, de même qu’en Asie.

Il semble évident que le darwinisme social pave notre monde depuis sa naissance dans les années 1860 [Darwin publie l’Origine des espèces en 1859 et Spencer son premier ouvrage consacré à la théorie de l’évolution, Le progrès, ses lois et ses causes, en 1857 ndlr] ; à partir de la seconde moitié du XIXème siècle la géographie, l’histoire, l’économie se pensent dans et par les catégories de la biologie, de la zoologie, de l’éthologie, d’une part parce que ce sont les sciences naturelles qui donnent le « la » dans la découverte scientifique, d’autre part parce que cette naturalisation du social a une fonction bien connue de légitimation. Si l’on estime que les hiérarchies sont naturelles que peut-on y faire ? Si elles sont voulues par la biologie, on peut bien contester, manifester, faire des tracts : il y aura une nécessité à l’œuvre, irréductible à notre liberté. Les nazis ont participé de cet imaginaire, celui de la nécessité biologique et scientifique, contre celui de la liberté. Ils affirmaient qu’il n’y avait pas le choix, comme d’autres diraient « qu’il n’y a pas d’alternative » (there is no alternative), et partageaient ce leitmotiv avec les libéraux les plus radicaux. La loi de la race, la loi du marché s’imposent de manière nécessaire, infrangible, apodictique, aux hommes qui seront de toutes manière écrasés par la roue de l’histoire s’ils s’y opposent parce que c’est la roue de la nécessité, qu’elle soit théologique, biologique, mercatique ou économique.

Cela ne veut bien évidemment pas dire que Madame Thatcher était une nazie, c’était une femme qui vivait dans une mystique de la liberté individuelle, de l’individu-roi, de l’absence de société, une ultralibérale assumée, à la fois anticommuniste et antinazie, mais qui partageait un terreau commun avec les nazis : l’imaginaire de la nécessité, du combat et de la performance nécessaires pour s’imposer dans la lutte pour la vie.

Les analyses de Barbara Stiegler, qui oppose le « flux » à la « stase » de Lippmann, posent la question de la signification de l’œuvre des néolibéraux des années 1930 : Walter Eucken, Wilhelm Röpke, etc. En termes sociaux et politiques, il s’agissait d’antinazis, qui estimaient que les nazis étaient trop dirigistes donc presque soviétiques. Mais ils partagent avec les nazis, étant eux aussi les enfants de leur temps et de leur lieu, cette opposition entre le « flux » et la « stase », entre le flux et l’obstacle. Le « flux », pour les nazis, est tout autant un flux de marchandises, de biens et de services qu’un flux vital, un flux biologique : c’est le sang. Le « flux », ce sont également les migrations germaniques qui conquièrent et qui colonisent ; contre cela, on trouve la « stase » dont ils ne veulent pas, le status qui est l’État. De la même manière, aujourd’hui, on oppose du côté du « flux » la dynamique, le mouvement, l’innovation, l’initiative, et du côté de la « stase » la rente, les acquis, les statuts sociaux, le conservatisme de ceux qui refusent que l’on détruise l’État-providence.

LVSL – Vos ouvrages se distinguent par leur étude approfondie de la « vision du monde » nazie. Un pan de l’historiographie considère pourtant que l’on ne doit pas – ou ne peut pas – prendre le corpus théorique nazi au sérieux, car il ne serait que l’expression d’une vision du monde délirante ou maléfique, qu’il ne ne s’agirait pas d’une production intellectuelle comme une autre. D’où vient ce refus ?

JC – Il y a plusieurs raisons à cela. Dire que les actes nazis procèdent d’un non-sens – qu’il soit démoniaque, animal, pathologique ou barbare – protège notre humanité, car être humain signifie vivre dans un univers de sens et de valeurs. Rabattre le nazisme du côté du non-sens est la manière la plus commode, sous ses différentes déclinaisons, de vivre avec, de se dire que nous n’avons rien à voir avec lui. C’est la première raison, que l’on peut considérer comme un mythe nécessaire, qui nous permet de nous accommoder de ce phénomène.

La seconde raison, liée à la première, tient à la domination de l’histoire sociale dans l’historiographie du nazisme. Par « histoire sociale », j’entends une méthode qui accorde une attention particulière aux acteurs et aux pratiques, aux acteurs en tant qu’ils sont acteurs de pratiques et non pas titulaires ou producteurs de discours. Cela découle d’une structuration de la corporation historienne qui, singulièrement en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, est passée d’une domination de l’histoire culturelle, voire intellectuelle, à celle de l’histoire sociale ; elle a notamment connu un fort développement via l’école de Bielefeld, qui provient du fait qu’il était urgent et moralement indispensable d’établir des faits, face à l’immensité inédite des crimes nazis. Face aux négationnistes, qui sont présents depuis le départ – les premiers négationnistes étant les nazis eux-mêmes, qui espéraient que personne ne croirait à la réalité de leurs crimes parce qu’ils étaient littéralement incroyables –, il fallait compter les camions, mesurer les fosses, sonder la faisabilité technique des crimes ; établir ainsi les faits, c’est la première mission de l’historien, d’autant plus impérative ici. C’est déjà une tâche titanesque et on peut comprendre qu’une grande partie de la corporation, pour des raisons à la fois épistémologiques, techniques, morales, ait estimé que l’on pouvait se contenter de cela, et que la question du sens ne la concernait pas. Ce partage des tâches est caractéristique de l’université allemande mais aussi des universités de langue anglaise, toutes deux ultra-dominantes : à nous le décompte des camions et aux collègues de philosophie la question du sens.

Ajoutons à cela qu’aux yeux des historiens allemands qui travaillent sur ce sujet, envisager que les crimes commis puissent avoir eu un « sens » aux yeux des acteurs pose problème d’un point de vue psychologique et moral, notamment au regard de l’histoire familiale et sociale du pays dans lequel ils vivent et dont ils sont issus. C’est un faisceau de raisons qui aboutit à ce que l’on ne s’intéresse pas au sens des pratiques pour les acteurs parce qu’il brûle les doigts…

LVSL – Les manuels d’histoire du secondaire ont tendance à renvoyer dos à dos « nazisme » et « stalinisme » sous la catégorie de « totalitarisme », solidaire d’un État omnipotent. L’analyse que vous délivrez dans votre dernier livre met au contraire l’accent sur la dimension antiétatiste du nazisme et établit qu’aux yeux de nombreux hiérarques du IIIème Reich, l’État est une entité à pulvériser car elle constitue un frein à l’émancipation raciale. Comment expliquez-vous cet écart ?

JC – Le totalitarisme est un concept intéressant, forgé par les antifascistes contre les fascistes, récupéré immédiatement par ces derniers pour exalter leurs propres ambitions historiques. En clamant « nous sommes les totalitaires », ils ont retourné le stigmate à leur profit. Ce terme, partagé entre les fascistes et les antifascistes, est devenu un concept de guerre froide lorsque Carl Joachim Friedrich et Hannah Arendt s’en sont emparé ; ils n’en ont pas seulement fait une catégorie heuristique au service des sciences politiques, de la philosophie politique et de l’histoire : ils s’en sont également servi comme une arme polémique au service d’un combat idéologique. La vertu polémique de ce concept consistait justement à mettre, sinon sur un pied d’égalité, du moins dans une même catégorie les trois manifestations de ce concept quelque peu platonicien de « totalitarisme », qui se serait réalisé dans le fascisme, le stalinisme, le nazisme…

« Les nazis repentis qui ont mis en scène leur reconversion sont difficiles à trouver, quasiment inexistants (…) les anciens communistes, eux, sont légion »

Les trois sont éminemment comparables, de la même manière que l’on peut les comparer au New Deal de Franklin Roosevelt, à la démocratie française des années 1930, au Portugal de Salazar, à la Hongrie de Miklos Horthy ou à l’Autriche de Dollfuss. L’histoire, dans son essence même, repose sur la comparaison, du simple fait que j’écris en février 2020 sur des réalités passées ; un historien compare sans arrêt les choses, même sans le savoir. Ce qui pose problème, c’est l’assimilation ; de fait, des sciences politiques nord-américaines des années 1950-60 aux programmes scolaires français depuis les années 1990, on assiste à une dégradation de cette comparaison vers l’assimilation sur la base de critères tels que « le chef », « l’État », « la propagande », « la répression », le « parti unique », « l’homme nouveau »… Dans le cas du nazisme, cela ne marche pas.

Prendre au sérieux le discours des nazis est important. Les nazis refusent de se considérer comme « totalitaires », parce que le Reich est conçu comme le lieu de la liberté, mais aussi parce que le « totalitarisme » repose sur un « État total », et que les nazis, contrairement aux fascistes – italiens, donc latins et romains, héritiers d’une tradition étatiste – rejettent le concept d’État. De la même manière, les nazis vomissent « l’homme nouveau », autre critère définitionnel du « totalitarisme » : ils ne veulent pas se projeter dans l’avenir mais revenir à l’origine ; la régénération n’est pas pour eux la projection vers le nouveau mais le retour aux temps inauguraux, ceux de la naissance de la race. Autrement dit, l’archétype est pour eux l’archaïque. La catégorie de « totalitarisme », si elle peut être intéressante, n’est absolument pas heuristique, et les historiens du nazisme ne l’emploient pas – elle est l’apanage de vulgarisateurs de deuxième ou troisième main. Lisez également Nicolas Werth, meilleur spécialiste mondial du stalinisme : vous aurez du mal à trouver cette catégorie ; lorsqu’on fait de l’histoire, on ne manie pas des concepts platoniciens qui couchent une réalité historique sur un lit de Procuste.

LVSL – Vous écrivez que Reinhard Höhn n’a jamais complètement cessé d’être nazi. De fait, comme une partie importante de l’élite du IIIème Reich, il a rapidement trouvé un nouveau statut au sein de la RFA sans jamais avoir eu à faire son mea culpa. Y a-t-il d’anciens nazis ?

JC – Les repentis qui ont mis en scène leur reconversion sont difficiles à trouver, quasiment inexistants. L’exemple le plus emblématique est celui de Melita Maschmann, cette haute responsable des BDM, les jeunesses féminines hitlériennes qui a rédigé un livre dans les années 60 qui s’intitule Fazit (« Bilan »), où elle évoque son expérience. On trouve quelques maigres exemples, mais ils sont extrêmement rares par rapport aux anciens communistes qui, eux, sont légion.

Cela vient peut-être de la différence dans la manière dont les staliniens, bolchéviques et communistes d’une part, nazis de l’autre, concevaient l’identité. Pour les premiers, l’identité est culturelle : vous êtes bourgeois, mais vous pouvez devenir communiste, vous êtes communiste et vous pouvez trahir – c’est ce qui permet à la terreur stalinienne de frapper n’importe où, n’importe qui, à n’importe quel moment parce que l’identité n’est pas fixe, elle est culturelle et fondée sur la liberté. Vous pouvez donc changer, renier, vous repentir.

Sous le IIIème Reich, en revanche, les identités sont fixes et c’est la biologie qui les définit. Si vous êtes juif et que vous vous convertissez au protestantisme, vous restez juif ; si vous êtes allemand et communiste, on pourra peut-être, à force de coups – c’est à cette fin que les camps de concentration sont ouverts en 1933 – vous rééduquer et vous faire revenir à votre essence biologique, à votre identité, mais si vous êtes d’une autre race c’est impossible. Peut-être cette idée est-elle demeurée fortement ancrée dans le for intérieur des partisans du nazisme, qui s’estimaient confondus biologiquement, corporellement, existentiellement avec leur idée, leur mission. Écoutez les témoignages des anciens combattants du Front de l’Est, qu’ils soient allemands ou volontaires français nazis de la division Charlemagne : ce sont des gens qui ne vont jamais rien renier. Ils estiment au contraire que l’on doit ériger des statues à leur gloire puisque qu’ils ont sauvé l’Europe du bolchevisme.

Reinhard Höhn n’a jamais eu un mot sur le passé nazi de son pays, de ses collègues (ceux mêmes qu’il emploie dans son école de management) et du sien propre. Après 1945, il n’a certes plus affirmé qu’il fallait réduire les Slaves en esclavage ou se débarrasser des juifs, il n’a pas d’ailleurs dit le contraire : pas un mot de regret, de remord ou de retour, sinon critique, du moins réflexif. Il reste en revanche obsédé par l’idée que la vie est un combat, que la performance est la valeur ultime de l’individu, celui-ci n’ayant pas de valeur absolue. Le droit allemand, depuis 1945, affirme que « la dignité de l’homme est intangible » (article 1 de la Loi Fondamentale de 1949) mais, pour Höhn, la valeur de l’individu n’est pas essentielle, elle est relative, référée à sa capacité productive dans ce combat qu’est la vie et qu’est le monde pour la maîtrise des ressources, l’approvisionnement et la survie de l’espèce.

La crise de l’universalisme ?

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:John_Martin_Le_Pandemonium_Louvre.JPG
Le Pandémonium de John Martin, Tableau (1841)

Depuis plusieurs années, le débat public français est saturé d’appels à combattre les « communautarismes » (sans que le terme, bien souvent, soit clairement défini) qui constitueraient une menace prioritaire pour le projet universaliste républicain. De l’autre côté du spectre médiatico-intellectuel, on observe une progression de la critique explicite de l’universalisme et du républicanisme, au nom de la lutte contre les discriminations à l’égard des « minorités ». La confusion induite par les termes du débat tend à déboussoler les forces républicaines et laïques.

L’universalisme se définit généralement comme l’idée d’une unité du genre humain, passant outre les différences physiques et culturelles des individus. Il fait partie d’une philosophie politique revendiquant l’égalité des droits pour tous les citoyens d’une même nation sans les traiter différemment selon leurs particularités culturelles ou religieuses. En France, l’universalisme s’est d’abord historiquement exprimé au travers de la Révolution française qui s’opposait à l’Ancien Régime, lequel instituait dans le droit des privilèges et des inégalités parmi la population. Les révolutionnaires avaient pour but l’instauration d’une république « universelle », en ce qu’elle serait « une et indivisible » et assurerait l’égalité entre tous ses citoyens.

La revendication de « l’universalisme » a cependant servi, au fil du temps, à justifier de nouvelles formes de domination ou d’exclusion. Il est aujourd’hui brandi par un certain nombre de responsables politiques qui considèrent que telle religion ou communauté culturelle n’est pas « compatible avec la République ». Cet usage du concept « d’universalisme » est abusif et brouille la philosophie politique originelle dont il est issu.

Un universalisme pris entre deux étaux

Cette instrumentalisation de « l’universalisme » par des courants politiques identitaires pousse divers courants militants, souvent situés à gauche, à rejeter l’idée même d’universalisme républicain – un universalisme républicain dont la gauche a pourtant été, historiquement, son principal défenseur. On assiste ainsi à une multiplication des collectifs politiques ou militants qui rejettent l’universalisme sous le prétexte qu’il exclurait certaines « communautés ». Toute une fraction des luttes antiracistes a pour but de se détacher de la conception française de la nation, et du rapport bien particulier qu’elle entretient avec la République et la citoyenneté ; elles lorgnent, à l’inverse, du côté anglo-saxon et du modèle « communautaire » qui y prévaut.

Cette critique de l’universalisme trouve ses fondements dans la permanence de discriminations en France, qui subsistent malgré sa condamnation par la loi et les discours politiques – des discriminations perpétuées par certains secteurs étatiques spécifiques, comme l’atteste par exemple le phénomène massif du contrôle au faciès[1]. Elle fait appel à l’histoire de France, et à l’hypocrisie qui a bien souvent caractérisé les discours “universalistes”. Bien avant les aventures coloniales de la IIIème République, l’universalisme a été mis à mal dès l’année 1791, où le suffrage universel a été réservé aux hommes suffisamment riches pour être imposables. Si ces errements ont été progressivement réparés par les partisans de l’universalisme – bien que très tardivement, notamment en ce qui concerne le droit de vote des femmes qui n’a été mis en application qu’à partir de 1945 et dont l’historien Alain Garrigou considère que « si en termes démocratiques, le vote féminin est indispensable au suffrage universel, en termes sociologiques il ne change rien à l’institution que ses inventeurs ont appelé « suffrage universel ». Autrement dit, le vote féminin fut adopté alors que l’activité démocratique était déjà fixée dans ses règles et pratiques fondamentales » [2]), on comprend sur quoi reposent les critiques contemporaines de l’universalisme : l’exclusion effective de certaines catégories de la population qui a été perpétuée au cours de l’histoire de France.

Les sociétés anglo-saxonnes, basées sur le « multiculturalisme », offrent-elles un horizon positif aux problèmes soulevés par ces mouvements anti-racistes ? Dans un article du Monde diplomatique, Benoît Bréville souligne la permanence des symptômes dénoncés par ces mouvements dans les sociétés « multiculturelles »[3] : « sur le plan statistique, malgré l’émergence de petites classes moyennes et supérieures noires, tous les voyants restent au rouge pour le groupe dans son ensemble : taux de chômage et d’incarcération, écarts de richesse, ségrégation urbaine, violences policières, accès aux soins… Parallèlement, les politiques de discrimination positive ont nourri un sentiment d’injustice parmi les Blancs pauvres, exclus des programmes de traitement préférentiel, désormais moins bien représentés que les Noirs dans les universités et qui se sentent bloqués au bas de l’échelle sociale : tandis que les minorités feraient l’objet de toutes les attentions, eux n’intéresseraient plus personne ». Au lieu donc de permettre l’effacement des disparités, le modèle de reconnaissance étatique de communautés basé sur l’« ethnie » (voire l’appartenance confessionnelle) ne permet aucunement la résorption des inégalités. Il provoque d’autre part un ressentiment qui accroît le racisme et les tensions entre citoyens se pensant appartenir à des communautés différentes. Sa dimension performative ne doit pas être sous-estimée : par son apologie tous azimuts de l’appartenance communautaire ou confessionnelle, il renforce le sentiment de différence ou de ségrégation que peuvent déjà provoquer, en France, les discriminations ou les inégalités territoriales.

La division des sociétés anglo-saxonnes en « communautés » tend également à empêcher le dialogue politique entre membres de « communautés » différentes, et à compromettre des processus décisionnels nationaux impliquant l’ensemble des citoyens au nom du « droit à la différence », fussent-ils d’intérêt général. Elle interdit par exemple la critique de pratiques religieuses. C’est ce qu’explique la philosophe Américaine Susan Moller Okin dans son article « Feminism and multiculturalism : some tensions »[4], dans lequel elle note que la préservation des droits de certaines « communautés » religieuses peut entraîner une régression des droits des femmes. En d’autres termes, soutenir et défendre le principe de « droits culturels » revient à accepter que des régimes d’exception existent dans le droit public, au nom d’une appartenance revendiquée à une communauté particulière. On comprend aisément qu’accepter ce type de logique multiplierait les problèmes que son adoption est censée résoudre, entraînerait une course à la réclamation de droits particuliers et une série de débats sur la légitimité de telle revendication communautaire par rapport à telle autre. Ce sont là les principales impasses du multiculturalisme.

L’universalisme républicain et ses faux amis

Les errances des défenseurs du modèle anglo-saxon – au nom de la critique du républicanisme français – ne doivent pourtant pas conduire à considérer tout défenseur auto-proclamé de la “République” et de “l’universalisme” comme un allié pour ceux-ci. L’univers médiatique ne manque pas, en effet, de personnalités qui instrumentalisent “l’universalisme” pour délégitimer des revendications au prétexte de leur supposé “communautarisme” – quand bien même il s’agirait de simples revendications égalitaires. Celles-ci considèrent l’universalité comme un acquis, et non comme une lutte ou un projet à atteindre – comme si la simple proclamation de l’universalité des droits avait effacé les pratiques discriminatoires ou patriarcales. Le débat est donc dès le début biaisé lorsqu’il oppose faux universalistes et vrais avocats d’un modèle anglo-saxon organisé en « communautés » faisant valoir leurs particularismes politiques.

S’il est évident que le communautarisme s’oppose frontalement à l’universalisme, certains de ses adversaires auto-proclamés oublient qu’ils portent leur part de responsabilité dans la progression de certains communautarismes. Les politiques d’austérité mises en place notamment sous les quinquennats Sarkozy-Hollande, ainsi que l’abandon des services publics entraînant des formes de ghettoïsation de territoires entiers souffrant d’être mal desservis, et d’une concentration importante de populations précaires, n’ont pu que favoriser celui-ci. Comment s’étonner que ces territoires, privés de services sociaux et culturels essentiels (comme le montre par exemple l’Atlas des inégalités territoriales de La Courneuve) [5], deviennent le lieu privilégié de pratiques d’entraides communautaires ? En d’autres termes : l’auto-exclusion ou le regroupement par communautés est bien souvent le fruit d’une politique d’exclusion (qu’elle soit de facto ou de jure).

Dans le même temps, on ne saurait par exemple reprocher aux personnes LGBTQI (lesbiennes, gay, bisexuelles, trans, queer, intersexes) de s’organiser politiquement et socialement contre les discriminations sociales les concernant. C’est en fait au travers d’un rappel à l’ordre du fait d’une non-conformité à un universel particulier que s’opère ce larcin conceptuel et politique du vocabulaire républicain.

On ne peut donc pas s’en prendre aux partisans du modèle anglo-saxon ou aux promoteurs du communautarisme sans attaquer au préalable les faux défenseurs de l’universalisme, qui bien souvent les produisent.

Quel universalisme défendre ?

L’enjeu réside dans le contenu de cet universel. Il ne peut être fondé sur une superposition de particularismes, ceux-ci pouvant se démultiplier à l’infini ou entrer sans fin en contradiction les uns avec les autres. L’universalisme ne peut qu’être fondé sur une identité transcendante aux particularités, qui leur permette de vivre en conformité avec celles-ci, si tant est qu’elles ne troublent pas l’intérêt général.

La laïcité constitue un exemple éclairant, dans la mesure où il constitue un principe d’inclusion – non pas communauté par communauté, mais bien dans un cadre commun et théoriquement universel de la citoyenneté politique. Il permet la neutralité confessionnelle pour que tout le monde puisse participer à la vie politique sans avoir à se soucier de ce qu’il croit ou de ce qu’il ne croit pas. Comme le précise l’historien Jean-Paul Scot dans « L’État chez lui, l’Église chez elle ». Comprendre la loi de 1905 [6] : « la laïcité n’est pas, à la différence de l’anticléricalisme ou du cléricalisme, une politique ni une éthique, ni même une spiritualité particulière ; elle est la condition institutionnelle de la coexistence pacifique et de la concurrence loyale entre toutes les idéologies et tous les systèmes de pensée. L’État laïque se doit donc, loin de rester passif au nom de sa neutralité, d’être actif pour assurer les conditions concrètes du débat laïque, pluraliste, démocratique. »

On ne peut donc pas détacher le concept de laïcité de celui d’universalisme, puisque les deux ont une fonction similaire qui est celle de garantir les bonnes conditions de la citoyenneté et du débat démocratique en vue de l’intérêt général. Intérêt général qui exclut lui aussi dans sa définition tout particularisme dans la mesure où il ne se définit pas par l’addition d’intérêts particuliers, mais par ce qui est bon pour tous. Un précepte que le Rassemblement National – pourtant héritier d’une tradition anti-laïque et anti-républicaine, mais qui revendique aujourd’hui la défense et même le monopole de la laïcité – piétine à de nombreuses reprises lorsqu’il justifie la présence de crèches dans les écoles publiques au nom des « racines chrétiennes de la France », ou à l’inverse en souhaitant interdire tous les signes religieux ostentatoires (voiles, kippa…) dans l’intégralité de l’espace public. Cette défense à géométrie variable de la laïcité et de la République a pu entretenir la confusion, notamment à gauche, sur le bien-fondé de l’utilisation de ces mots.

La lutte pour l’universalisme

La communauté nationale ne peut se définir qu’au travers de la citoyenneté politique, c’est-à-dire de l’universalité. C’est la raison pour laquelle le multiculturalisme anglo-saxon ou le nationalisme ethno-culturel renvoient en dernière instance à une conception du monde similaire ; ils défendent une société fractionnée en différentes communautés inassimilables, basées sur leur appartenance ethnique ou confessionnelle.

La défense de l’universalisme ne peut se faire simplement en le proclamant ou en le constatant. La défense de l’universalisme est inséparable de la lutte contre l’organisation sociale (et non seulement juridique) de la société en différentes « communautés » exclusives (qu’elles soient le produit de discriminations ou de dynamiques communautaristes endogènes). La lutte contre la permanence de structures patriarcales relève de l’universalisme – rien ne justifie que 50 % de la population soit pénalisée socialement, économiquement, ou juridiquement en raison de son genre. Ainsi, les luttes sociales pour l’inclusion sont indissociablement des luttes qui participent de la concrétisation de l’idéal universaliste, visant à ce qu’aucune domination basée sur le genre, l’ethnie, l’orientation sexuelle ou le domaine confessionnel ne vienne le contrecarrer.

Ce qui constitue le marqueur entre universalisme et particularisme, à propos des luttes à visée émancipatrice concernant une fraction de la population (qu’elle soit basée sur l’appartenance confessionnelle, l’ethnie, le genre, etc) réside dans l’idéal communautaire auquel elles se réfèrent : affirmation de la citoyenneté politique d’une part ; défense de droits particuliers de l’autre. Dénominateur artificiel, la citoyenneté politique sert à gommer les différences et les constructions mentales des « minorités » au sein du champ politique qui elles, lorsqu’elles sont comprises ou perçues ainsi, portent atteinte à l’indivisibilité de la République.

L’universalisme n’est donc pas un donné auquel il conviendrait de se conformer, mais une lutte permanente pour l’égalité et contre l’exclusion, dans la pratique, de la citoyenneté. Pour ce faire, il convient donc de récupérer les mots « universalisme » et « République » trop longtemps dévoyés par la classe dominante souhaitant les vider de leur aspect révolutionnaire et émancipateur. Se réapproprier ces mots, qui sont en eux-mêmes de puissants signifiants politiques, fédérateurs car justement universels et compréhensibles par tous. Ces mots représentent une opportunité conceptuelle pour toutes les revendications sociales, car ils permettent de supprimer la méfiance engendrée par la domination idéologique des faux universalistes à l’endroit des revendications venant des « minorités » sociales. S’efface donc derrière ces mots le scepticisme envers des luttes pour des intérêts particuliers, que les personnes se considérant comme extérieures à celles-ci délaissent trop souvent. En somme : ces mots permettent une conception effective et collective des luttes faites au nom de l’égalité, c’est-à-dire des luttes contre l’exclusion de la communauté nationale, donc citoyenne et politique.

Notes :

[1] TOUBON Jacques, Défenseur des droits, « Relations police / population : le cas des contrôles d’identité » https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/actus/actualites/relations-policepopulation-le-defenseur-des-droits-publie-une-enquete-sur-les

[2] GARRIGOU Alain « Histoire sociale du suffrage universel en France (1848-2000) », Paris, Le Seuil, « Points Histoire », 2002

[3] BREVILLE Benoît, « Quelle est votre race ? » Monde diplomatique, juillet 2019 https://www.monde-diplomatique.fr/2019/07/BREVILLE/60012?var_ajax_redir=1

[4] OKIN, Susan. 1998. « Feminism and Multiculturalism: Some Tensions ». Ethics, 108, 661-684 https://www.jstor.org/stable/10.1086/233846?seq=1#metadata_info_tab_contents

[5] Jérémy Schlosser – Manon Uguen, « Atlas des inégalités territoriales. À La Courneuve démonstration d’une discrimination d’État », La Courneuve, DEJA LINK, 2019 https://lacourneuve.fr/sites/default/files/2019-04/Atlas%20des%20inegalites_EXE_WEB_0.pdf

[6] SCOT Jean-Paul, « L’État chez lui, l’Église chez elle ». Comprendre la loi de 1905 , Paris, Le Seuil, « Points Histoire », 2005

Le politiquement correct a-t-il tué l’humour ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Max_Amini_Persian_American_Stand_Up_Comedian_2015.jpg
©PersianDutchNetwork

« Peut-on (encore) rire de tout ? », « Le politiquement correct est-il en train de tuer l’humour ? » lit-on régulièrement dans la presse ou sur les réseaux sociaux. Certains ne s’embarrassent d’ailleurs plus de l’interrogatif : pour les apôtres du « c’était mieux avant », la messe est déjà dite. Cette question mérite pourtant non seulement d’être posée, mais surtout de recevoir des réponses plus satisfaisantes que les levées de bouclier que l’on observe de part et d’autre ; elle nous mène à des réflexions plus profondes sur le rôle de l’humour dans nos sociétés, et à entrevoir ses nouveaux paradigmes et antagonismes, exacerbés comme tout semble l’être à l’ère des réseaux.


À croire certains pourfendeurs zélés du politiquement correct, l’humour ne devrait, par définition, ne pas être pris au sérieux et a fortiori être sujet à critique. Forcer des questions de société ou des grilles d’analyse politique sur des énoncés qui ne sont « que des blagues », et dont l’intention n’est ni d’offenser ni de faire passer un quelconque message, serait un contresens.

Cette réponse, qui peut sembler aller de soi, ignore cependant le fait que « l’homme est un animal politique », pour citer Aristote. L’humour et le rire, comme à peu près tout ce qui relève des rapports entre être humains, sont affaires de représentations sociales et culturelles : preuve en est le fait qu’on parle volontiers d’humour british ; que la drôlerie n’est pas pareillement définie dans un milieu social ou dans un autre, dans une tranche d’âge ou dans une autre ; que certaines saillies qui amuseraient un Français feraient bondir un Canadien… L’humour étant un fait social, et non un fait naturel, il ne peut être déclaré exempt d’analyse quant à son rôle politique, c’est-à-dire son rôle sur les dynamiques de pouvoir.

« Desproges ne disait-il pas… »

Le célèbre humoriste français Pierre Desproges est cité à l’envi et à tort comme ayant affirmé, en substance, « on peut rire de tout mais pas avec n’importe qui ». À tort car cette phrase, assez vague pour que chacun puisse l’interpréter comme bon lui semble, l’est généralement d’une manière qui trahit la pensée de son auteur. Dans une interview datée de 1986, il précisait ainsi son point de vue : « Il y a une expression qui dit : “On ne tire pas sur une ambulance”. J’ajouterais : “Sauf s’il y a Patrick Sabatier dedans !”… Oui, on ne peut pas rire aux dépens de n’importe qui. On peut rire des forts mais pas des faibles. »

La question au coeur du problème est implicitement posée : elle n’est pas « de quoi rit-on ? » (d’où « on peut rire de tout ») mais « de qui rit-on ? ». De la réponse — les forts ou les faibles, pour schématiser — dépend la position d’un trait d’esprit, entre reproduction et déconstruction des représentations sociales dominantes, des mythes au sens barthésien du terme. « Grand phénomène de sociabilité, le rire forme et défait les liens à l’intérieur de groupes et joue un rôle prépondérant dans des stratégies sociales, culturelles ou politiques », selon l’historien Jacques Le Goff. Plus simplement : « Dis-moi si tu ris, comment tu ris, pourquoi tu ris, de qui et de quoi, avec qui et contre qui, et je te dirai qui tu es ».

Un nouveau climat politique

Partant, on comprend aisément les dynamiques actuelles de contrôle social, voire de censure autour de l’humour, à notre époque marquée par une sensibilité accrue aux enjeux sociaux, politiques mais également psychologiques liés aux discriminations et aux violences sociales (le concept de « micro-agression » qui a, explicitement ou non, investi le débat public nord-américain et dans une moindre mesure français, fut initialement théorisé dans les années 70 par un psychiatre, Chester M. Pierce, dans le cadre des tensions dites raciales aux États-Unis).

Les appels à un plus grand contrôle du discours humoristique, comme du reste du débat public, non seulement répondent à une volonté de ne pas se voir infligé, à très court terme, des idées et des propos perçus comme une violence, mais s’inscrivent également dans une vision stratégique plus large visant à étouffer un puissant relais de diffusion et de perpétuation des mythes tenus pour oppressifs.

Si États-Unis et Canada sont de loin les fers de lance de cette dynamique, des polémiques similaires ont également éclaté en France

En pratique, un nombre croissant d’humoristes en fait les frais. L’exemple notable le plus récent est celui de l’humoriste américain Dave Chappelle, qui a suscité de vives polémiques dans son dernier spectacle Sticks and Stones en tournant en dérision les accusateurs de Michael Jackson. Comme en anticipation de l’opprobre, il a dans le même spectacle pris le temps de critiquer la « call-out culture » et la « cancel culture » très prégnantes outre-Atlantique, et plus particulièrement sur les réseaux sociaux. Celles-ci consistent, respectivement, en la dénonciation publique de célébrités ou de notables pour des propos tenus ou actes commis considérés comme socialement répréhensibles, en leur sommant de rendre des comptes ; et en un boycott massif d’une célébrité perçue comme indésirable, pour les mêmes raisons.

Si États-Unis et Canada sont de loin les fers de lance de cette dynamique, des polémiques similaires ont également éclaté en France : on pense par exemple à l’éviction de l’animateur Tex de son jeu télévisé, en 2018, pour une blague sur les femmes battues en plein mouvement #Balancetonporc, ou encore aux innombrables condamnations publiques et signalements au CSA dont a été l’objet Cyril Hanouna pour des traits d’humour contestables.

Constructif par la destruction

Un tel climat politique a de sérieuses conséquences sur la pratique de l’humour, menant de nombreux humoristes et caricaturistes à la réflexion, voire la remise en question. Certains choisissent la facilité : pour n’offenser personne, le plus sûr reste encore de ne rien dire. Un exemple en est le New York Times qui, après qu’une caricature a été accusée d’antisémitisme, a décidé de tout simplement cesser de publier des caricatures dans les colonnes de son édition internationale.

« La limite, elle est dans l’intelligence du propos qu’on tient. […] Ce n’est pas une question de liberté d’expression, mais bien de technique »

En France, l’attachement à la liberté d’expression et à pouvoir « rire de tout » reste prépondérant, mais une nouvelle garde d’humoristes tente de ne pas pour autant se vautrer dans l’inconséquence. Blanche Gardin, étoile montante de la comédie française récompensée du Molière de l’humour en 2018 et 2019, résumait ainsi cette recherche de l’équilibre : « … il ne faudrait pas qu’il y ait une censure permanente comme aux États-Unis. Il y a cette espèce d’injonction aujourd’hui à être absolument quelqu’un de bien, à s’indigner pour les bonnes causes. Mais être une bonne personne, ça n’existe pas ! Faire de l’humour, c’est forcément être sur le fil, sinon on va vers quelque chose de propre, à l’abri de tout ce qui pourrait blesser les gens. C’est impossible. En tant qu’artiste on doit pouvoir tout dire et faire toutes les blagues, mais il faut avoir l’intelligence du contexte chaque fois, et surtout travailler son écriture. »

L’humoriste Vérino abonde en ce sens : « C’est surtout la fin des blagues nulles, à mono-lecture, et c’est merveilleux […] La limite, elle est dans l’intelligence du propos qu’on tient. […] Ce n’est pas une question de liberté d’expression, mais bien de technique ». En somme : renoncer à la facilité, éviter la paresse intellectuelle, analyser par l’absurde les mythes collectifs au lieu de les reproduire. L’intelligence de la plume comme guide dans les champs de mines, une idée aussi séduisante que difficile à incarner.

Allant plus loin, Jordi Costa, critique de cinéma et de télévision espagnol, a théorisé le concept de « posthumour ». Dans son essai Una risa nueva. Posthumor, parodias y otras mutaciones de la comedia, il se penche sur le sujet des mutations récentes de l’humour, et imagine la possibilité d’un « festival d’humour où personne ne rit » comme « la possibilité d’une nouvelle forme de comédie ». Le posthumour n’a pas pour objectif premier de faire rire, mais plutôt de susciter un inconfort, un malaise à même de pousser à une réflexion plus large sur des sujets sociaux, politiques ou éthiques.

Ce posthumour trouve, selon Costa, de multiples illustrations dans la comédie contemporaine. Louis C.K., que d’aucuns tenaient pour rien de moins que « l’homme le plus drôle du monde », qui exposait sans complexes à son public ses névroses et ses perversions ; l’humour particulièrement grinçant du cinéma des frères Coen, ou encore du réalisateur japonais Takeshi Kitano ; The Office et son observation moqueuse et désabusée du monde corporate

L’une des questions centrales de l’essai, « l’humour peut-il être constructif ? », y trouve l’une de ses possibilités de réponse. « Tout humour qui vous amène à réfléchir ou à réaliser un paradoxe ou une hypocrisie plus ou moins intériorisée est constructif. S’il détruit ou tente de détruire un préjugé ou une construction sociale, il est constructif par la destruction », explique Jordi Costa dans une interview.

L’humour « politiquement incorrect » autoproclamé, nouvelle forme de réaction

Toute action entraînant réaction, ces nouvelles dynamiques sont évidemment remises en cause par de nombreux opposants autoproclamés au politiquement correct, qu’ils soient humoristes, fans ou internautes. Pour les premiers, certains font le choix du jusqu’au-boutisme, de l’enfermement dans la catégorie de polémiste, par intérêt — après tout, there is no such thing as bad publicity — ou par réelle conviction. C’est le cas de Dave Chappelle, déjà évoqué plus haut, ou encore de Dieudonné en France.

L’humour « politiquement incorrect » — expression qui relève aujourd’hui davantage de l’autocongratulation que de la condamnation — a pu trouver refuge sur Internet, et en particulier sur les réseaux sociaux. Le virtuel, difficile voire impossible à maîtriser en l’état, offre un espace de liberté inespéré pour ceux qui s’estiment bâillonnés. Par des sites webs à vocation de divertissement, des pages ou groupes Facebook, ou encore via Twitter, les parodies, caricatures et autres memes véhiculant par l’humour des messages a minima conservateurs, parfois franchement réactionnaires, racistes, misogynes… ont proliféré.

Le virtuel, difficile voire impossible à maîtriser en l’état, offre un espace de liberté inespéré pour ceux qui s’estiment bâillonnés

Aux États-Unis, l’alt-right a très bien su appréhender le levier que représente Internet pour diffuser insidieusement sa propagande, par des sites tels que le forum 4chan ou via Facebook, et a su construire et propager toute une imagerie virtuelle associée à son idéologie, souvent reconnaissable exclusivement par les initiés. En France, des figures telles que le youtubeur Raptor Dissident, ou encore le haut-fonctionnaire Henry de Lesquen ont émergé comme des icônes par leur maîtrise des codes humoristiques propres à Internet, y compris auprès d’un public peu susceptible d’adhérer idéologiquement à leur rhétorique.

Comme toute réaction, les idées promues n’ont, dans leur substance, rien d’inédit (allant, selon les cas, d’un simple conservatisme social au rejet de l’émancipation des femmes, la pathologisation d’orientations sexuelles minoritaires, le racisme…). La nouveauté est qu’elles se pensent de manière réflexive. L’objectif, au-delà de la diffusion d’idées, est de se placer dans une position de résistance à une supposée doxa majoritaire. Les memes n’ont pas pour objectif premier de faire rire, mais de marquer son appartenance à un camp, d’offenser les personnes opposées, et de répandre un message social et politique. De là à y voir une autre forme de posthumour ? En tous les cas, l’impact politique, difficile à mesurer, est très réel : l’humour sur Internet est un nouveau terrain où se jouent les luttes pour une hégémonie culturelle.

La guerre larvée au sein du Parti démocrate

© Capture d’écran CNN

À l’image des divisions politiques et stratégiques qui traversent le parti démocrate, un nombre record de candidats briguent l’investiture pour la présidentielle de 2020. De vingt-quatre en avril, ils sont encore une douzaine à faire campagne à cinq mois du premier scrutin. Trois candidats font la course en tête : le centriste Joe Biden, la sociale-démocrate Elizabeth Warren et le socialiste Bernie Sanders. Par Politicoboy.


Pour comprendre les difficultés du Parti démocrate et les particularités de cette primaire, il faut revenir quatre ans en arrière.

En 2016, Hillary Clinton mobilise ses réseaux d’influence pour s’assurer du soutien de la machine démocrate. Barack Obama, les cadres du parti, la presse libérale et l’appareil financier font bloc derrière sa candidature. Ses principaux adversaires jettent rapidement l’éponge. Joe Biden est vivement encouragé à rester sur la touche – « Vous ne réalisez pas ce dont ils sont capables, les Clinton essayeront de me détruire » confira-t-il en off. À gauche, Elizabeth Warren renonce à se présenter et apporte son soutien à Hillary Clinton.

La primaire devait constituer une simple formalité. Mais quelque chose d’inattendu va se produire. La campagne de Bernie Sanders, sénateur indépendant du Vermont alors inconnu du grand public, décolle rapidement. Son message contraste de manière cinglante avec celui d’Hillary Clinton et reçoit un écho important chez les jeunes, la classe ouvrière et les abstentionnistes. Fustigeant les inégalités sociales et l’oligarchie, il propose des réformes radicales : une assurance maladie universelle et publique, le doublement du salaire minimum fédéral (à 15 dollars de l’heure), la gratuité des études universitaires, un vaste plan d’investissement pour le climat et la mise au banc de Wall Street, qui finance largement la campagne d’Hillary Clinton.

Sanders dénonce surtout la corruption de la vie politique américaine et l’influence de l’argent dans le financement des campagnes électorales. La sienne s’appuie uniquement sur les dons individuels, avec succès. Il réunit plus d’argent que son adversaire, remporte les fameux États de la Rust Belt qui offriront ensuite la victoire à Donald Trump, et manque de peu la nomination.

La défaite surprise d’Hillary Clinton à la présidentielle va achever de fracturer le parti démocrate.

ABC NEWS – 12/19/15 © ABC/ Ida Mae Astute

D’un côté, une aile populiste et progressiste émerge rapidement. Elle s’appuie sur l’activisme et les mouvements sociaux, soutient un programme ambitieux de réformes socialistes plébiscitées par une majorité de la population (selon les enquêtes d’opinion), envoie des élus charismatiques au Congrès comme Alexandria Ocasio-Cortez et fait pencher le socle idéologique du parti vers la gauche. La majorité démocrate à la Chambre des représentants du Congrès soutient désormais une socialisation progressive de l’assurance maladie et la hausse du salaire minimum à 15 dollars de l’heure.

Mais du point de vue strictement électoral, l’aile gauche reste minoritaire. De nombreux espoirs ont été douchés pendant les élections de mi-mandats : Stacey Abrams au poste de gouverneur en Géorgie, Beto O’Rourke comme sénateur au Texas et Andrew Gillum en Floride perdent sur le fil des élections difficiles, bien que la gauche leur conteste l’étiquette progressiste.

Inversement, la victoire médiatisée d’Alexandria Ocasio-Cortez à New York masque le fait que les démocrates ont repris le contrôle de la Chambre des représentants grâce aux candidats centristes alignés dans les circonscriptions périurbaines aisées. [1]

D’où ce dilemme stratégique pour le DNC (Comité national démocrate). Faut-il aligner des modérés pour faire basculer les électeurs centristes, ou des candidats populistes capables de récupérer les abstentionnistes (près d’un électeur sur deux) et mobiliser la base du parti ? Les biais idéologiques et le ressentiment anti-Sanders des élites démocrates verrouillent ce débat, et forcent l’aile gauche à adopter une position de confrontation avec l’establishment.

Or la solution différera en fonction des causes que l’on attribue à la victoire de Donald Trump. En 2016, les hauts revenus ont principalement voté pour le Parti républicain, la classe ouvrière blanche qui avait soutenu Obama s’est majoritairement abstenue et le vote identitaire a outrepassé les questions économiques. Sachant cela, faut-il cibler les abstentionnistes (43 % du corps électoral) ou les déçus du trumpisme ?

Viser la classe ouvrière blanche et les milieux ruraux qui ont permis à Donald Trump de conquérir les anciens bastions démocrates de la région des Grands Lacs peut se faire de différentes manières. Faut-il privilégier un populiste comme Bernie Sanders capable de porter un discours de classe, ou un modéré issu de l’un de ces États, avec une stratégie reposant sur l’identité culturelle et les valeurs ?

À l’inverse, pour les États disputés du Sud, ne vaut-il pas mieux cibler l’électorat noir et hispanique qui s’était démobilisé en 2016 ? Un candidat issu d’une minorité serait-il en capacité de reconstruire la coalition d’Obama ? Ou le simple fait d’aligner son ancien vice-président Joe Biden suffira-t-il ?

Ces questions restent largement sans réponses. Le parti démocrate a refusé de faire son introspection, préférant expliquer la défaite d’Hillary Clinton par l’ingérence russe supposée et traiter Donald Trump comme un simple « accident ». Derrière ce refus se cachent des intérêts financiers puissants qui ne souhaitent pas être remis en question, et les biais idéologiques d’une élite démocrate liée à ces intérêts.

La multiplicité des candidatures reflète ces problèmes structuraux.

Battre Donald Trump reste la priorité absolue pour les électeurs démocrates

L’influence de Bernie Sanders plane indiscutablement sur la primaire. Les candidats ont dû se positionner par rapport à ses propositions phares : en matière d’assurance maladie (avec la réforme medicare for all qui divise drastiquement le parti), et face au New deal vert promulgué par les activistes du Sunrise et repris par Alexandria Ocasio-Cortez. Même Joe Biden s’est fendu d’un (timide) plan pour le climat et propose d’améliorer Obamacare en y ajoutant un régime d’assurance publique.

Du point de vue électoral, les candidats soucieux d’apparaître comme de courageux réformateurs ont dû s’aligner sur Bernie Sanders en matière de financement de campagne, en s’engageant à refuser les dons des entreprises et traditionnels dîners de levés de fonds auprès des riches donateurs. [2]

Cependant, on ne peut comprendre la dynamique de la campagne qu’en intégrant le fait que la question du projet politique vient en second dans l’esprit des électeurs démocrates, qui souhaitent avant tout sélectionner le candidat ayant le plus de chances de battre Donald Trump. La question de l’électabilité est donc centrale, et les sondages jouent pour beaucoup dans cette perception.

Ceci explique certainement pourquoi le second choix des électeurs de Joe Biden n’est autre que Bernie Sanders, candidat le plus éloigné de sa ligne politique. [3]

Joe Biden, la garantie du statu quo

« Avec moi, rien de fondamental ne changera ». Prononcée à l’attention de riches donateurs rassemblés à un dîner de levée de fonds, cette phrase résume à elle seule la candidature du vice-président.

Son programme modéré ne remet en cause ni le système économique ni les structures institutionnelles. Pourquoi alors se présenter ? Biden se dit traumatisé par le soutien implicite apporté par Donald Trump aux néonazis de Charlottesville et veut rétablir l’intégrité morale du pays. Cela ne fait ni un projet politique fédérateur ni une raison suffisante pour mobiliser l’électorat abstentionniste. Mais ses soutiens semblent convaincus qu’une campagne « contre Trump » peut faire l’économie du « pour Biden ».

Pour la gauche, Biden est une catastrophe en devenir. Le septuagénaire traîne d’innombrables casseroles que la droite se fera un plaisir d’agiter le moment venu, depuis ses ambiguïtés ségrégationnistes des années 70, son rôle central dans la mise en place d’une politique d’incarcération de masse dans les années 90, son soutien indéfectible à l’invasion de l’Irak en 2003, jusqu’à son attachement au libre échange et à la dérégulation bancaire. Hillary Clinton 2.0, appuyé par les mêmes intérêts financiers. [4]

À 76 ans, son âge semble affecter ses capacités cognitives. Biden multiplie les lapsus et les gaffes. Il a livré des performances télévisées préoccupantes, où il a parfois du mal à tenir des propos cohérents, lorsqu’il ne produit pas des sous-entendus racistes. Les médias conservateurs s’attaquent à son image et font tourner en boucle les séquences où on le voit réajuster son dentier (lors du troisième débat) ou saigner de l’œil suite à l’éclatement d’un vaisseau sanguin pendant le forum urgence climatique de CNN. Des détails, mais pour le journaliste à Rolling Stones Matt Taibbi, « si Bernie Sanders avait affiché ce genre de difficultés, les médias démocrates lui seraient tombés dessus et sa campagne serait terminée ».

La gauche s’attendait à ce que Joe Biden implose rapidement, comme les nombreux candidats néolibéraux qui espèrent incarner le centre droit à sa place. Pourtant, Uncle Joe est toujours en tête des sondages. Deux raisons peuvent expliquer le succès relatif du vice-président. Ses huit ans passés auprès d’Obama semblent l’avoir lavé de ses pêchés aux yeux de l’électorat. Contrairement à Hillary Clinton, il bénéficie d’un véritable capital de sympathie, en particulier auprès des groupes d’électeurs qui comptent le plus pour la primaire : les plus âgés, qui s’informent surtout par la télévision, les Afro-Américains et la classe ouvrière blanche.

Deuxièmement, sa célébrité lui permet de jouir des meilleurs scores dans les sondages l’opposant à Donald Trump (du reste, on observe une corrélation parfaite entre la célébrité des candidats démocrates et leur score face à Trump). Sa force provient en grande partie de ces sondages fragiles et d’un soutien médiatique qui maintiennent sa candidature sous perfusion.

Son statut de favori et son positionnement idéologique au centre droit en font le candidat par défaut de l’écosystème médiatique démocrate et des instances du parti (40 % de la couverture audiovisuelle lui est dédiée contre 16 % pour Sanders et 19 % pour Warren). Cette bienveillance reste prudente, car ses faiblesses sont un peu trop évidentes pour qu’il parvienne à fédérer l’appareil démocrate comme l’avait fait Hillary Clinton. Mais la crainte de l’émergence d’une alternative à sa gauche explique probablement les hésitations de l’establishment à critiquer ouvertement le vice-président.

Elizabeth Warren, une sociale-démocrate « capitaliste jusqu’à l’os »

La sénatrice du Massachusetts pourrait rapidement incarner le plan B de l’establishment démocrate. Jusqu’à présent, elle est parvenue à naviguer avec brio dans le champ politique pour réussir à se placer en numéro deux ou trois des sondages.

Ancienne membre du Parti républicain et professeur de droit des affaires à Harvard, cette spécialiste des faillites personnelles a rejoint le camp démocrate après avoir observé de près les dégâts humains causés par le capitalisme dérégulé. Son ascension politique débute avec la crise des subprimes, où sa critique de Wall Street lui vaut une position dans les cabinets de l’administration Obama. En 2012, elle est élue sénatrice du Massachusetts, et s’illustre au Congrès par la conduite d’auditions musclées face aux acteurs de la finance. [5]

La presse ne donnait pas cher de sa candidature, jugée en concurrence directe avec celle de Bernie Sanders. Mais Warren a eu l’intelligence de lancer sa campagne très tôt et de mettre en place un réseau efficace de militants, avant de se lancer dans une série interminable de propositions détaillées qui renforcent son image de sérieux. « J’ai un plan pour ça » est rapidement devenu le slogan officieux de sa campagne, tandis que la presse commente chacune de ses propositions plus radicales et ambitieuses les unes que les autres avec un certain respect. On y trouve des projets pour casser les monopoles des GAFAM à l’aide des lois antitrusts, une taxe sur les profits des entreprises prélevée à la source où encore un impôt sur la fortune construit avec l’aide des économistes français Gabriel Zucman et Thomas Piketty.

Lors des trois premiers débats télévisés, elle a défendu avec panache la proposition de nationalisation de l’assurance maladie de Bernie Sanders, dénoncé dans un style populiste l’influence des multinationales et des puissances de l’argent et souligné l’importance de construire un mouvement de masse pour faire bouger les lignes au Congrès. Du Bernie Sanders dans le texte. Cette stratégie lui a permis de s’imposer dans le trio de tête, au point de présenter une alternative crédible à Bernie Sanders pour la gauche, et à Joe Biden pour la presse. Car Elizabeth Warren « croit au marché » et affirme être « une capitaliste jusqu’à l’os». Interrogée sur l’opportunité de nationaliser la production d’électricité dans le cadre d’un New deal vert, proposition portée par Bernie Sanders, elle a livré une réponse illustrant le fossé qui les sépare. Pour combattre le réchauffement climatique, elle compte utiliser « la carotte et le bâton » afin d’inciter le secteur privé à jouer le jeu, sans chercher à le remplacer.

D’autres signes montrent sa volonté d’opérer une forme de triangulation. Elle reste en contact étroit (mais très discret) avec Hillary Clinton, courtise et multiplie les appels du pied en direction des cadres du parti, et prévoit de solliciter de nouveau les riches donateurs une fois la primaire remportée. Le fait qu’elle n’ait pas « un plan pour ça » lorsqu’on lui parle d’assurance maladie (pour l’instant, elle soutient la proposition de Sanders, mais semble prête à nuancer sa position) constitue un autre motif d’inquiétude pour la gauche socialiste. Dernier point préoccupant en vue d’une présidentielle, son attachement passé à se présenter comme une femme de couleur aux origines Cherokee avait blessé la communauté amérindienne, et pourrait compromettre sa capacité à fédérer le vote afro-américain et hispanique.

Tous ces éléments se retrouvent dans la sociologie de son électorat, majoritairement blanc et issu des classes sociales éduquées, alors que celui de Sanders est plus multiculturel, jeune et défavorisé. Or, pour Bhaskar Sunkara – fondateur de la revue socialiste Jacobin, c’est ce second type d’électorat qui est susceptible de rester mobilisé après la victoire d’un candidat démocrate afin de mettre la pression sur le Sénat. [6]

En résumé, Elizabeth Warren est une sociale-démocrate au programme ambitieux, mais dont le positionnement politique s’est construit dans le cadre imposé par Bernie Sanders. Puisqu’elle a sollicité les riches donateurs démocrates avant la primaire et prévoit de les solliciter de nouveau une fois la nomination remportée, on est en droit de s’inquiéter des concessions qu’elle pourrait faire avant l’élection, ou une fois à la Maison-Blanche. Pour l’instant, les milieux financiers s’alarment ouvertement de sa progression dans les sondages, ce qu’elle répète avec fierté.

Bernie Sanders, la révolution démocrate socialiste

La campagne de 2016 a profondément modifié le cadre de la primaire 2020 et la ligne politique du parti. Cependant, Bernie Sanders n’est pas parvenu à prendre le contrôle de l’appareil démocrate ni à s’imposer comme le de facto favori pour 2020.

Son succès de 2016 s’explique aussi par le rejet qu’Hillary Clinton suscitait. Depuis, le champ politique s’est considérablement élargi et les alternatives ne manquent pas. Plus fondamentalement, Biden lui conteste le vote de la classe ouvrière blanche et des Afro-Américains, tandis que Warren capture une partie des cadres et diplômés qu’il avait séduits en 2016.

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Bernie Sanders en meeting, 27/09/2015 © Phil Roeder, flickr

Mais Sanders fait surtout face à une opposition viscérale de l’appareil démocrate. Certains ne lui pardonnent pas l’échec d’Hillary Clinton, d’autres sont convaincus qu’un candidat trop radical perdra face à Trump. Ironiquement, ce dernier confie en privé sa conviction qu’un « socialiste » sera beaucoup plus difficile à battre qu’un « mou du cerveau » comme Joe Biden. Si Trump comprend le pouvoir de séduction d’un discours populiste, les élites démocrates semblent déterminées à reproduire l’erreur de 2016. À moins qu’elles craignent tout autant la perspective d’une présidence Sanders que la réélection du président sortant.

Son programme entre en conflit avec les intérêts qui financent le parti, tandis que ses hausses d’impôts menacent ouvertement le portefeuille des innombrables experts, journalistes et présentateurs multimillionnaires qui peuplent les médias libéraux et sont souvent employés directement par les industries que Sanders pointe du doigt. Le New York Times révélait ainsi la tenue de dîners entre richissimes donateurs et cadres du parti, dont la cheffe de la majorité parlementaire Nancy Pelosi et le candidat Pete Buttigieg, sur le thème « comment stopper Sanders ». Il ne faudrait cependant pas y voir le signe d’une opposition systémique et coordonnée à l’échelle du parti.

À l’inverse, les principaux médias démocrates font tous bloc contre lui, que ce soit par intérêt financier ou biais idéologique. Le Washington Post continue de s’illustrer par son opposition systématique, allant jusqu’à vérifier des propos tenus par Sanders à partir d’un article publié dans ce même journal, pour conclure que le socialiste ment. L’ensemble des journalistes politiques du New York Times jugent sa réforme Medicare for all comme une « pure folie » (qui est pourtant soutenue par la majorité des électeurs démocrates et républicains) et sa performance au dernier débat très médiocre du seul fait de sa « voix enrouée ». Le second débat organisé par CNN a pris la forme d’un procès en règle de la candidature Sanders [7]. On pourrait multiplier les exemples, mais un sondage résume parfaitement l’étendue du problème : les téléspectateurs de la chaine ultra conservatrice Fox News ont une meilleure opinion de Sanders que le public de sa concurrente pro-démocrate MSNBC.

© Capture d’écran CNN

Pour contourner ce problème, Bernie Sanders compte sur une mobilisation de masse via l’activisme de terrain, et cherche à étendre sa base électorale en ciblant les abstentionnistes et la classe ouvrière. Il a accepté de participer à un Town Hall organisé par Fox News (Warren a refusé) où il a défendu sa réforme de l’assurance maladie et pointé du doigt l’hypocrisie de Donald Trump. Il a profité du soutien des rappeurs et pop star comme Cardi B et Killer Mike pour enregistrer des interviews avec eux, diffusés sur leurs comptes Instagram totalisant plus de 50 millions d’abonnés. Son passage chez le youtubeur et comédien Joe Rogan, critiqué pour ses interviews déformatés où défilent parfois des polémistes d’extrême droite, a fait dix millions de vues, dont près de 3 millions sur les premières 24 heures. En comparaison, seuls 1,5 million d’Américains regardent CNN aux heures de grande écoute. Preuve du succès de cette stratégie, Bernie Sanders possède de loin la plus large base de donateurs individuels.

Au-delà de la méthode, son programme appelle à une véritable révolution qui vise à marginaliser le Capital pour redonner le pouvoir aux travailleurs. Son New deal vert s’appuie sur une garantie universelle à l’emploi qui modifierait profondément les structures du marché du travail. Sa réforme de la santé socialiserait 4 % du PIB et transformerait en profondeur un secteur qui pèse pour un sixième de la plus-value du pays. Plutôt que de détailler des projets de loi au dollar près, Bernie Sanders soutient les mouvements de grève et fait pression sur les grandes entreprises pour qu’elles augmentent le salaire minimum, avec succès dans le cas d’Amazon et Walt Disney.

Mais Bernie Sanders se fait vieux, à 78 ans, et son message en parti coopté par Elizabeth Warren a perdu de son originalité. Si Joe Biden se maintient en tête des sondages, Sanders risque d’avoir du mal à élargir sa base électorale de manière suffisante pour s’imposer.

Vers une course à trois ?

Sauf surprise majeure, l’élection devrait se jouer entre ces trois favoris, et avec elle l’avenir du parti démocrate. Biden souhaite revenir à une forme de normalité représentée par l’ère Obama, période marquée par une culture du compromis avec les puissances de l’argent et la droite conservatrice. Cette proposition séduit une part non négligeable de l’électorat, en particulier auprès des personnes âgées et des électeurs peu engagés politiquement.

Plus ambitieuse, Elizabeth Warren veut réformer les institutions américaines et le capitalisme, sans pour autant les remettre en cause structurellement. Sa candidature représente une volonté de renouer avec les trente glorieuses et l’âge d’or de la classe moyenne.

Contrairement à Warren, Bernie Sanders a intégré l’échec de la social-démocratie. Centré sur les classes populaires, sa candidature cherche à poser les jalons d’une véritable révolution. Pour autant, les différences qui le séparent d’Elizabeth Warren ne sont pas nécessairement comprises par les commentateurs, et par extension, par les électeurs. Cela rend sa position plus difficile à tenir, entre Joe Biden qui séduit une partie de la classe ouvrière et des minorités ethniques nostalgiques d’Obama, et Warren qui semble plus jeune et mieux articulée pour les classes éduquées. Sa récente hospitalisation suite à une attaque cardiaque risque également de lui nuire.

Du fait de la compatibilité de leurs électorats, le duo Sanders-Warren devrait être en mesure de remporter la primaire, le premier qui dépassera Biden dans les sondages pouvant espérer agréger les soutiens du second. Certains médias commencent à anticiper ce basculement, et se tournent progressivement vers Warren afin d’invisibiliser Sanders. Mais encore faut-il que Biden dévisse, or il s’est montré particulièrement résilient jusqu’à présent. Faute d’alternative satisfaisante, une part non négligeable de l’appareil démocrate s’accroche toujours à sa candidature.

Le premier scrutin aura lieu le 3 février 2020 en Iowa, avant d’enchaîner avec le New Hampshire (le 11), le Nevada (le 18) et la Caroline du Sud (le 22). Puis le 3 mars aura lieu le super Tuesday où la moitié des États restants voteront. Le nom du vainqueur sera probablement connu au terme de cette soirée, bien que les primaires s’étalent jusqu’en juin.

 

Notes et références :

  1. Les circonscriptions périurbaines et relativement aisées ont basculé en faveur des démocrates aux midterms, et dans la plupart des cas, des candidats « modérés » avaient été sélectionnés par le parti démocrate, ce qui laisse penser que ce type de profil a plus de chances de gagner dans ces circonscriptions. Cependant, très peu de candidats « progressistes » ont été alignés dans ces circonscriptions, cette stratégie alternative n’a donc pas été solidement testée.  The suburbs abandoned Republicans in 2018, and they might not be coming back.
  2. Nombre d’entre eux ont été contraints de renoncer à cette promesse, comme le détaille cet article du LA Times qui explique magistralement les difficultés de financement de campagnes.
  3. Matt Taibbi, « Bernie Sanders’s chances depend on taking support from Joe Biden, and soon“.
  4. Médiapart : Joe Biden, candidat anachronique 
  5. Lire son portrait dans Médiapart 
  6. Pour une critique de fond de la candidature d’Elizabeth Warren, lire : Elizabeth Warren Is Thirty Years Too Late
  7. Lire à ce propos notre résumé du débat de CNN ici.

Lawfare : la légalisation des procès politiques ?

Jean-Luc Mélenchon en compagnie de Fernando Haddad, candidat malheureux face à Jair Bolsonaro © Joka Madruga, agencia PT.

« Le lawfare, en plus de constituer un sérieux danger pour les démocraties nationales, est utilisé pour engendrer la violation systématique des droits sociaux. Il résulte d’un dévoiement des actions judiciaires en combinaison avec des opérations multi-médiatiques ». C’est par ces mots que le pape François dénonce la pratique du lawfare (contraction des mots anglais law et warfare), c’est-à-dire un processus de judiciarisation de la politique – autrement dit, une immixtion accrue du pouvoir judiciaire dans la sphère politique, au point qu’elle finirait par en déterminer le cours. Une pratique dénoncée en Amérique latine par les ex-présidents Rafael Correa, Cristina Kirchner ou encore Lula da Silva, et en Europe par Pablo Iglesias ou Jean-Luc Mélenchon. Au-delà de ces phénomènes particuliers, les débats autour du lawfare posent la question de la véritable nature du pouvoir croissant des juges et des médias, à l’heure où judiciarisation de la vie politique et médiatisation de la pratique judiciaire marchent main dans la main.


L’Amérique latine, laboratoire du lawfare

Au sens strict, la pratique du lawfare remonte à l’existence du pouvoir judiciaire. L’histoire des régimes constitutionnels occidentaux est scandée par des épisodes spectaculaires d’immixtion des juges dans les processus politique – de la tentative avortée d’impeachment du président des États-Unis Andrew Johnson en 1868 à celle de Richard Nixon un siècle plus tard.

Cristina Kirchner, présidente d’Argentine (2007-2014) et Rafael Correa, président d’Équateur (2007-2017). © Présidence de la République d’Équateur, Flickr.

C’est en Amérique latine que ce phénomène politique resurgit avec une ampleur inattendue. Plusieurs acteurs politiques majeurs de ces dernières décennies ont été la cible de procédures judiciaires, dont ils pointent du doigt le caractère éminemment politique ; on les accuse de détournement de fonds ou de complicité dans des affaires de corruption. C’est ainsi que l’ex-chef d’État brésilien Lula – emprisonné depuis un an –, l’ex-président équatorien Rafael Correa – en exil en Belgique –, ainsi que Cristina Kirchner – ciblée il y a peu par de nombreux procès – qui a dirigé l’Argentine de 2007 à 2014, ont fait les frais de ces accusations. [lire ici l’entretien du Vent Se Lève avec Rafael Correa à Bruxelles]

Ces trois ex-présidents dénoncent l’instrumentalisation du pouvoir judiciaire à des fins politiques, au service des élites économiques, et dans la perspective de promouvoir un agenda néolibéral – qu’ils critiquent tous trois avec plus ou moins de radicalité. Ils déplorent aussi la partialité des médias à leur encontre, accusés, en amont, d’effectuer un travail d’investigation policier et mensonger, et, en aval, de relayer les accusations judiciaires de « corruption » sans recul critique.

Un bref aperçu des pratiques qui ont cours au Brésil, en Équateur et en Argentine permet de constater un biais évident des juges et des grands médias en leur défaveur. Les récentes révélations du journal américain The Intercept établissent que le procureur Deltan Dallagnol, figure clef du procès de Lula, a contribué à son emprisonnement tout en confessant par ailleurs ne détenir aucune preuve de sa culpabilité. En Équateur, un récent scandale de corruption a éclaboussé l’actuel président Lenín Moreno et son entourage ; la justice équatorienne, qui cible son opposant Rafael Correa, n’a entamé aucune procédure dans le camp de la majorité présidentielle. De la même manière la justice argentine, trop occupée à inculper l’ex-présidente Cristina Kirchner, n’a aucunement inquiété l’entourage de l’actuel chef d’État Mauricio Macri, pourtant abondamment cité dans les Panama papers.

Le président équatorien Lenín Moreno, successeur et adversaire de Rafael Correa © Présidence de la République d’Équateur.

Ces divers procès ont pour point commun d’accompagner et de faciliter le retour en force des factions les plus néolibérales de ces pays respectifs. Les procès intentés à l’ex-président Lula et ses proches ont permis de neutraliser l’opposition au président brésilien Michel Temer, qui a mis en place des mesures de dérégulation économique d’une ampleur historique suite à son arrivée au pouvoir en 2015 ; ils permettent actuellement d’affaiblir l’opposition à l’actuel président Jair Bolsonaro, qui les perpétue. Les procès visant Rafael Correa s’accompagnent de plans d’austérité mis en place par Lenín Moreno, sous l’injonction du FMI, et privent l’opposition équatorienne de son représentant le plus populaire. De la même manière, la mise en accusation judiciaire de Cristina Kirchner a permis de disqualifier la principale opposante aux réformes néolibérales très dures mises en place par le président Mauricio Macri.

Jair Bolsonaro en compagnie de son ministre Sergio Moro, pierre angulaire du procès qui a conduit Lula en prison. © José Cruz, Agência Brasil.

À cette relative parenté idéologique des partisans de la pratique du lawfare s’adjoint une indéniable homogénéité sociologique. Ce sont les mêmes acteurs que l’on retrouve systématiquement derrière ces mises en accusation : des figures clefs du pouvoir judiciaire, appuyées par les principaux médias nationaux. Les opposants au lawfare dénoncent régulièrement la proximité du pouvoir médiatique et du pouvoir judiciaire avec certaines fractions des élites économiques et politiques nationales. Il n’est que de voir le poste actuellement occupé par Sergio Moro, l’un des juges à l’origine de l’emprisonnement de Lula et actuellement ministre de la justice du gouvernement de Jair Bolsonaro, pour comprendre que l’étanchéité du pouvoir judiciaire par rapport aux autres pouvoirs est souvent toute relative. De la même manière, une rapide analyse de la structure de propriété des principaux médias latino-américains, possédés par les représentants de pouvoirs économiques locaux ou internationaux, permet d’expliquer leur biais en défaveur des ex-présidents inculpés, et leur absence de recul critique à l’égard des accusations qui leur sont portées.

Judiciarisation de la vie politique, médiatisation de la pratique judiciaire

Ces cas de lawfare spécifiques à l’Amérique latine illustrent-ils la dérive conjoncturelle d’un système judiciaire et médiatique en proie à l’influence des pouvoirs économiques et politiques ? Ou la judiciarisation de la politique elle-même contient-elle en germe ces éléments anti-démocratiques ? Cette interrogation soulève la question du rôle que médias et juges doivent occuper dans un cadre démocratique – et de la frontière entre justice ordinaire et procès politique.

D’aucuns estiment que la régulation de la vie politique par un pouvoir judiciaire impartial et des médias libres de tous les pouvoirs permettrait son assainissement. Journalistes d’investigation à l’affût d’affaires de corruption et pouvoir judiciaire vigilant pèseraient comme une épée de Damoclès sur les principaux acteurs politiques, les contraignant à une vertu sans compromis. La salubrité de la vie publique aurait pour condition la transparence absolue des acteurs politiques, et leur vulnérabilité permanente à l’égard de la justice. Ériger le pouvoir médiatique et judiciaire (supposés imperméables à toute influence exogène) au rang de chefs d’orchestre de la vie démocratique permettrait d’instaurer une course à la probité, et une sélection des représentants politiques les plus aptes à représenter dignement le corps social.

Cette perspective repose sur un postulat hautement contestable : la possible neutralité de tous les acteurs du pouvoir judiciaire, et surtout des principaux médias. C’est ici que se situe le nœud du problème : la judiciarisation de la politique est indissociable d’un travail d’enquête et d’investigation journalistique en amont ; d’une médiatisation théâtrale des procès en aval. Les médias, générateurs « d’affaires », catalyseurs d’indignation publique, juges de la probité des suspects, des accusés et même des juges, s’imposent comme des acteurs incontournables des procès qu’ils sont en capacité de susciter, d’influencer, de juger. Autrement dit, la judiciarisation de la politique est indissociable de la médiatisation de la pratique judiciaire – entendue non seulement comme la plus grande publicité accordée aux « scandales » politiques, mais comme l’élévation des grands médias au rang d’acteurs clefs des processus judiciaires.

Les grandes « affaires » politiques de ces dernières années ont en effet souvent été déclenchées par la publication d’informations confidentielles, elles-mêmes obtenues à l’issue d’un long travail d’investigation – que l’on pense aux « révélations » de journalistes qui ont scandé « l’affaire Fillon » ou à celles, plus récentes, relatives à Jean-Luc Mélenchon. Normaliser ce processus de judiciarisation de la politique revient donc à donner aux acteurs en capacité d’obtenir des informations confidentielles un pouvoir quasi-discrétionnaire sur les représentants. Parmi ces acteurs on trouve les médias, mais aussi les agences de renseignement privées et les services secrets : autant d’entités dont il serait naïf de penser qu’elles puissent un jour revêtir une quelconque forme « d’impartialité » ou de « neutralité » – d’autant plus lorsque la frontière entre ces divers acteurs n’est pas totalement hermétique.

La surveillance de l’ex-journaliste François Ruffin par une agence de renseignement affiliée à Bernard Arnaud est emblématique de la porosité entre le monde médiatique, celui des affaires et du renseignement privé. Les « GAFA », entités politiques hybrides qui tiennent à la fois du média, de l’entreprise multinationale globale et de l’acteur semi-étatique, ouvrent de nouvelles perspectives dans la capacité des pouvoirs constitués à obtenir, contrôler et diffuser une information confidentielle à même de faire tomber des personnalités politiques.

La course à la « transparence » absolue dans un contexte d’asymétrie cognitive

Dans la course à la « transparence » promue par les principaux médias d’investigation, il est un processus qui reste dans l’ombre, caractérisé par une opacité totale : celui par lequel l’information confidentielle qui conduit aux « scandales » politiques est obtenue, diffusée – ou tue. Si les « scoops » publiés par les journalistes d’investigation suite à des enquêtes ou à des écoutes ont pu déclencher des « affaires » judiciaires, il arrive que l’inverse se produise, et que les médias diffusent des informations fournies à dessein par des magistrats. Une journaliste d’investigation du Monde n’affirme-t-elle pas : « nous avons pour règle de nous caler sur les instructions. Nous ne faisons pas d’enquête d’initiative » ?

Instrumentalisation de la caisse de résonance médiatique par des magistrats désireux de servir leur agenda ? Utilisation du pouvoir judiciaire par des journalistes d’investigation souhaitant faire tomber une personnalité politique ? Ces deux phénomènes ne semblent aucunement contradictoires ; ils participent d’un renforcement conjoint du pouvoir des juges et des médias. Ils contribuent par là-même à l’émergence d’un champ médiatico-judiciaire, caractérisé par sa capacité à accéder à des informations confidentielles puis à les diffuser avec un écho national.

Comment ne pas voir que la judiciarisation de la politique renforce indubitablement les pouvoirs constitués ? Les principaux médias nationaux, les services secrets d’un État, les magistrats ou encore les services de renseignement privés détiennent des moyens considérablement plus importants que n’importe quel acteur politique dans la collecte d’informations confidentielles. Dans ce contexte d’asymétrie cognitive, la généralisation des procès qui ciblent les figures politiques pour pratiques illégales ne peut que renforcer les plus aptes à obtenir de telles informations.

Les représentants du pouvoir médiatique et judiciaire, parés des atours de la neutralité, émancipés des querelles partisanes qui fracturent le monde politique – « l’impartialité » des juges n’ayant d’égal que « l’objectivité » des journalistes -, affirmeront n’agir qu’au nom de la vérité et de la loi, révélant des affaires de corruption punissables par n’importe quelle législation. Le sens commun le plus élémentaire n’y trouve la plupart du temps rien à redire. Qui souhaite vivre dans un pays dans lequel Patrick Balkany peut continuer à sévir en toute liberté ? Bien souvent, le problème ne tient pas à la véracité des faits révélés ni à leur caractère répréhensible, mais au récit politique dans lequel s’inscrit leur révélation – un récit dont médias et journalistes se présentent comme de simples acteurs, alors qu’ils en deviennent les narrateurs. La surexposition des agents, comme souvent, invisibilise les structures, et la focalisation sur le vice de l’individu voile les soubassements viciés du système qui les meut. Le lawfare ne serait-il finalement qu’un moyen parmi tant d’autres de dépolitiser des enjeux politiques et de neutraliser des rapports de force ?

Ces considérations ne délégitiment aucunement le travail des journalistes et des juges visant à lutter contre la corruption, ni ne signifie que l’interférence des pouvoirs médiatique et judiciaire dans la sphère politique soit toujours néfaste. Le lawfare est cependant bien plus qu’une formule rhétorique. Dans la dynamique actuelle d’asymétrie cognitive croissante, d’hybridation accrue entre public et privé, d’immixtion toujours plus poussée de l’agenda de grands groupes économiques dans les principaux médias, l’inflation des « affaires » et la normalisation des procès à même de provoquer des assassinats politiques ne peut que laisser présager le renforcement d’un champ médiatico-judiciaire ; jusqu’à lui donner le pouvoir de décider du tempo de la délibération démocratique, sous le prétexte d’en défendre le fonctionnement ?

Gramsci : les relations internationales au prisme de l’hégémonie

En réduisant l’hégémonie à un simple synonyme de “domination”, nombre d’auteurs et autres spécialistes des relations internationales oublient qu’un important mouvement théorique inspiré des idées d’Antonio Gramsci a donné à ce concept une approche bien plus subversive, qui permet notamment une analyse critique poussée des mécanismes qui régissent l’ordre mondial. Nous publions ici la traduction d’un extrait de l’essai “Gramsci, Hegemony and International Relations : An Essay in Method”, avec lequel Robert Cox posa en 1983 la première pierre du courant néo-gramscien. Une grille de lecture qui reste plus que jamais utile pour tenter de mieux comprendre les structures qui sous-tendent le système international actuel.


Il y a quelque temps j’ai commencé la lecture des Cahiers de prison de Gramsci. Dans ces fragments, écrits dans une prison fasciste entre 1929 et 1935, l’ancien chef du Parti communiste italien se préoccupait du problème de la compréhension des sociétés capitalistes dans les années 1920 et 1930, et en particulier de la signification du fascisme et des possibilités de construire une forme alternative d’État et de société qui se fonderait sur la classe ouvrière. Ses analyses se focalisaient sur l’État, sur la relation existant entre la société civile et l’État, et sur les relations entre la politique, l’éthique et l’idéologie par rapport à la production. Comme on pouvait s’y attendre, Gramsci n’avait pas grand-chose à dire au sujet des relations internationales. Néanmoins, j’ai trouvé que la pensée de Gramsci pouvait être utile pour comprendre le sens de l’organisation internationale, sujet dont je m’occupais alors principalement. Son concept d’hégémonie était particulièrement important, mais plusieurs notions connexes – élaborées par lui-même ou développées par d’autres mais enrichies par lui – étaient tout aussi utiles. Cet essai présente mon interprétation de ce que Gramsci entendait par hégémonie et de ces concepts connexes, et suggère comment je pense qu’ils peuvent être adaptés, en conservant leur sens essentiel, à la compréhension des problèmes de l’ordre mondial. Il ne prétend pas être une étude critique de la théorie politique de Gramsci, mais simplement une dérivation à partir de celle-ci de quelques idées utiles pour une révision de la théorie actuelle des relations internationales. [1]

https://www.economist.com/prospero/2017/11/07/the-strange-afterlife-of-antonio-gramscis-prison-notebooks
Antonio Gramsci (1891 -1937)

(…)

Hégémonie et relations internationales

Nous pouvons maintenant faire la transition à partir de ce que Gramsci disait au sujet de l’hégémonie et de ses concepts connexes pour analyser les implications de ces concepts dans le champ des relations internationales. Tout d’abord, il est cependant utile de passer en revue ce que le jeune Gramsci a dit au sujet des relations internationales. Commençons par ce passage :

« Les relations internationales précèdent-elles ou suivent-elles (logiquement) les relations sociales fondamentales ? Elles les suivent sans aucun doute. Toute innovation organique dans la structure sociale, à travers ses expressions technico-militaires, modifie aussi organiquement les relations absolues et relatives sur la scène internationale. » [17]

Par “innovation organique”, Gramsci voulait dire structurelle, à long terme ou relativement permanent, par opposition à court terme ou “conjoncturel”. Il avançait que les changements fondamentaux dans les relations de pouvoir internationales ou dans l’ordre mondial, qui sont observés comme des changements dans l’équilibre stratégico-militaire et géopolitique, peuvent être identifiés comme des changements fondamentaux dans les relations sociales.

Gramsci n’a aucunement l’intention d’éluder l’État ou de minimiser son importance. L’État reste pour lui l’entité de base des relations internationales et le lieu où se déroulent les conflits sociaux – le lieu aussi, par conséquent, où se construisent les hégémonies des classes sociales. Dans ces hégémonies de classes sociales, les caractéristiques particulières des nations s’assemblent d’une manière unique et originale. La classe ouvrière, qui peut être considérée comme internationale dans un sens abstrait, se nationalise dans le processus de construction de son hégémonie. L’émergence au niveau national de nouveaux blocs dirigés par les travailleurs pourrait, en suivant ce raisonnement, précéder toute restructuration fondamentale des relations internationales. Cependant, l’État, qui demeure le point central de la lutte sociale et l’entité fondamentale des relations internationales, est l’État au sens large qui comprend ses propres bases sociales. Ce point de vue laisse de côté une vision limitée ou superficielle de l’État qui le réduit, par exemple, à la bureaucratie de la politique étrangère ou à ses capacités militaires.

L’émergence au niveau national de nouveaux blocs dirigés par les travailleurs pourrait (…) précéder toute restructuration fondamentale des relations internationales

Depuis son point de vue italien, Gramsci avait un jugement tranchant sur ce qu’aujourd’hui nous appellerions la dépendance. Il savait à quel point l’Italie avait été influencée par des puissances extérieures. Sur le plan exclusif de la politique étrangère, les grandes puissances jouissent d’une relative liberté pour déterminer leur politique étrangère en fonction de leurs intérêts nationaux ; les petites puissances ont quant à elles moins d’autonomie. [18] La vie économique des nations subordonnées est pénétrée par et imbriquée avec celle des nations puissantes. Cette situation est davantage compliquée par l’existence, au sein des pays, de régions structurellement diverses qui ont des modèles distincts de relations avec les forces extérieures. [19]

A un niveau encore plus poussé, nous pouvons dire que les États puissants sont précisément ceux qui ont subi une profonde révolution économique et sociale et qui ont pleinement résolu les conséquences de cette révolution sous la forme d’État et de relations sociales. Gramsci faisait référence à la Révolution française, mais nous pouvons considérer le développement des puissances américaines et soviétiques de la même façon. Il s’agit à chaque fois de développements nationaux qui se sont répandus au-delà des frontières nationales pour devenir des phénomènes se propageant au niveau international. D’autres pays ont été touchés par ces événements d’une manière bien plus passive, ce que Gramsci décrit au niveau national comme une révolution passive. Cela se produit lorsque l’impulsion du changement ne provient pas d’un « important développement économique local… mais qu’elle reflète plutôt l’évolution des événements internationaux qui transmettent leurs courants idéologiques à la périphérie. » [20]

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6948033t
« Gramsci faisait référence à la Révolution française, mais nous pouvons considérer le développement des puissances américaines et soviétiques de la même façon. Il s’agit à chaque fois de développements nationaux qui se sont répandus au-delà des frontières nationales pour devenir des phénomènes se propageant au niveau international. » La Chute en masse [estampe – gravure] gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Le groupe porteur d’idées nouvelles, dans ces circonstances, n’est pas un groupe social autochtone qui serait activement engagé dans la construction d’une nouvelle base économique avec une nouvelle structure des relations sociales. Il s’agit d’une strate intellectuelle qui reprend des idées issues d’une précédente révolution sociale et économique étrangère. Ainsi, la pensée de ce groupe prend une forme idéaliste qui n’est pas fondée sur le développement économique local ; et sa conception de l’État prend la forme d’un « absolu rationnel ». [21] Gramsci a critiqué la pensée de Benedetto Croce, la figure dominante de l’establishment intellectuel italien de l’époque, pour avoir exprimé ce genre de distorsion.

Hégémonie et ordre mondial

Le concept gramscien d’hégémonie est-il applicable au niveau international ou mondial ? Avant d’essayer de suggérer des moyens d’y parvenir, il est bon d’écarter certaines utilisations de ce terme courantes dans l’étude des relations internationales. Très souvent, hégémonie renvoie à la domination d’un pays sur d’autres, de sorte que son utilisation est limitée à une relation strictement interétatique. Parfois, hégémonie est utilisé comme un euphémisme d’impérialisme. Lorsque les dirigeants politiques chinois accusent l’Union soviétique d’hégémonisme, ils semblent avoir une combinaison de ces deux éléments en tête. Ces significations diffèrent tellement du sens que Gramsci donne à ce terme qu’il est préférable, pour des raisons de clarté dans cet écrit, d’utiliser le terme domination pour les remplacer.

Afin d’appliquer le concept d’hégémonie à l’ordre mondial, il est important de déterminer à quel moment une période d’hégémonie commence et se termine. Une période au cours de laquelle une hégémonie a été établie au niveau mondial peut être qualifiée d’hégémonique, et une période au cours de laquelle prévaut une domination de type non-hégémonique, sera qualifiée de non-hégémonique. À titre d’exemple, examinons le siècle et demi écoulé en distinguant quatre périodes distinctes, soit environ 1845-1875, 1875-1945, 1945-1965 et de 1965 à nos jours. [22]

La première période (1845-1875) peut être qualifiée d’hégémonique : il y avait en effet une économie mondiale au centre de laquelle se trouvait la Grande-Bretagne. Les doctrines économiques conformes avec la suprématie britannique, mais universelles dans leur forme (avantage comparatif, libre-échange et étalon-or), se sont progressivement répandues à l’extérieur de la Grande-Bretagne. La force coercitive a soutenu cet ordre. La Grande-Bretagne a maintenu l’équilibre des pouvoirs en Europe, empêchant ainsi toute contestation de l’hégémonie par une puissance terrestre. La Grande-Bretagne avait également le contrôle absolu des mers et la capacité d’imposer l’obéissance des pays périphériques aux règles du marché.

Dans la deuxième période (1875-1945), toutes ces caractéristiques ont été inversées. D’autres pays ont défié la suprématie britannique. L’équilibre des pouvoirs en a été déstabilisé en Europe, entraînant deux guerres mondiales. Le libre-échange a été supplanté par le protectionnisme ; l’étalon-or a finalement été abandonné et l’économie mondiale s’est fragmentée en blocs économiques. C’était une période non-hégémonique.

Durant la troisième période, après la Seconde Guerre mondiale (1945-1965), les États-Unis ont fondé un nouvel ordre mondial hégémonique dont la structure de base était semblable à celle de la Grande-Bretagne au milieu du XIXe siècle, mais avec des institutions et des doctrines adaptées à une économie mondiale plus complexe et des sociétés nationales plus sensibles aux répercussions politiques des crises économiques.

À un certain moment entre la fin des années soixante et le début des années soixante-dix, il était devenu clair que cet ordre mondial basé sur les États-Unis ne fonctionnait plus correctement. Durant les années incertaines qui ont suivi, trois possibilités de transformation structurelle de l’ordre mondial sont apparues : une reconstruction de l’hégémonie avec un élargissement des politiques de gestion suivant les orientations envisagées par la Commission trilatérale ; une plus grande fragmentation de l’économie mondiale autour de sphères économiques centrées sur les grandes puissances ; et l’affirmation possible d’une contre-hégémonie portée par le Tiers monde et ayant pour précurseur la revendication commune d’un Nouvel Ordre Economique International. [a]

Partant de ces annotations provisoires, il pourrait sembler que, historiquement, pour devenir hégémonique, un État devrait mettre en place et maintenir un ordre mondial qui serait universel dans sa conception, c’est-à-dire non pas un ordre dans lequel un État hégémonique exploiterait directement les autres mais plutôt un ordre que la plupart des autres États (ou du moins ceux qui se retrouveraient dans la sphère de ce pouvoir hégémonique) pourraient considérer comme compatible avec leurs propres intérêts. Un tel ordre ne serait guère conçu uniquement en termes interétatiques car cela mettrait probablement en évidence les divergences en matière d’intérêts des États. Il donnerait très probablement la priorité aux possibilités pour les forces de la société civile d’agir à l’échelle mondiale (ou à l’échelle de la sphère dans laquelle l’hégémonie prévaut). Le concept hégémonique d’ordre mondial se base non seulement sur la régulation des conflits interétatiques mais aussi sur une société civile globalisée, c’est-à-dire un modèle de production globalisé qui instaure des liens entre les différentes classes sociales des pays concernés.

Une hégémonie mondiale est donc une expansion de l’hégémonie interne – nationale – établie par la classe sociale dominante.

Historiquement, les hégémonies de ce genre sont mises en place par des États puissants qui ont connu de véritables révolutions sociales et économiques. La révolution modifie non seulement les structures économiques et politiques internes de l’État en question, mais elle libère aussi des énergies qui s’étendent au-delà des frontières de cet État. Une hégémonie mondiale est donc, à ses débuts, une expansion vers l’extérieur de l’hégémonie interne (nationale) établie par la classe sociale dominante. Les institutions économiques et sociales, la culture, la technologie associées à cette hégémonie nationale deviennent des modèles qu’il convient d’émuler à l’étranger. Une hégémonie s’étendant de la sorte empiète sur les pays les plus périphériques à la manière d’une révolution passive. Ces pays n’ont pas subi la même révolution sociale profonde, leurs économies ne sont pas développées de la même manière, mais ils essaient d’intégrer des éléments du modèle hégémonique sans perturber les anciennes structures du pouvoir. Alors qu’ils peuvent adopter certains aspects économiques et culturels du noyau hégémonique, la capacité des pays périphériques à adopter ses modèles politiques est moindre. Tout comme en Italie la révolution passive a pris la forme du fascisme dans l’entre-deux-guerres, de nombreuses formes de régimes militaro-bureaucratiques dirigent la révolution passive dans les périphéries d’aujourd’hui. Dans le modèle hégémonique mondial, l’hégémonie est plus intense et cohérente au centre et plus chargée de contradictions à la périphérie.

L’hégémonie au niveau international n’est donc pas simplement un ordre entre États. C’est un ordre au sein d’une économie mondiale avec un modèle de production dominant qui pénètre tous les États et les relie à d’autres modèles de production subordonnés. C’est aussi un ensemble de relations sociales internationales qui connecte les classes sociales de différents pays. L’hégémonie mondiale peut être modélisée comme une structure sociale, une structure économique, et une structure politique ; elle ne peut toutefois pas être réduite à un seul de ces éléments puisqu’elle est composée des trois à la fois. Par ailleurs, l’hégémonie mondiale s’exprime à travers des normes internationales, des institutions et des mécanismes qui fixent des règles générales de comportement pour les États et pour les forces de la société civile qui agissent au-delà des frontières nationales – des règles qui soutiennent le modèle de production dominant.

https://www.erudit.org/fr/revues/espace/2013-n103-104-espace0545/69088ac.pdf
World Finance Corporation and Associates, 7e édition – Mark Lombardi (1999)

Les mécanismes de l’hégémonie : les organisations internationales

L’organisation internationale représente un des mécanismes à travers lequel s’expriment les normes universelles d’une hégémonie mondiale. En effet, l’organisation internationale fonctionne comme le processus par lequel les institutions de l’hégémonie et son idéologie se développent. Parmi les caractéristiques qui montrent le rôle hégémonique des organisations internationales, nous pouvons citer les suivantes : (1) elles comportent les règles qui facilitent l’expansion de l’ordre hégémonique mondial; (2) elles sont en elles-mêmes le produit de l’ordre hégémonique mondial ; (3) elles légitiment idéologiquement les normes de l’ordre hégémonique mondial ; (4) elles assimilent les élites des pays périphériques et (5) elles absorbent les idées contre-hégémoniques.

Les institutions internationales comportent des règles qui facilitent l’expansion des forces économiques et sociales dominantes mais tout en permettant aux intérêts subordonnés de réaliser des ajustements avec un préjudice minimal. Les règles régissant la politique monétaire mondiale et les relations commerciales sont particulièrement significatives. Elles sont élaborées avant tout pour promouvoir le développement économique. En même temps, elles permettent des exceptions et des dérogations pour faire face à des situations problématiques ; elles peuvent être revues dans certaines circonstances. Comparées au système de l’étalon-or, les institutions de Bretton Woods offraient plus de garanties pour les préoccupations sociales nationales telles que le chômage, à condition que les politiques nationales soient compatibles avec l’objectif d’une économie mondiale libérale. Le régime actuel de taux de change flottant permet aussi d’agir au niveau national tout en respectant le principe préalable suivant : l’engagement à harmoniser les politiques nationales avec les intérêts d’une économie mondiale libérale.

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Une réunion du FMI à Washington (2018). Image: Creat Commons / Flickr / IMF

Les institutions et les règles internationales sont généralement établies par l’État qui instaure l’hégémonie. Elles doivent au moins avoir le soutien de cet État. L’État dominant s’occupe d’assurer l’assentiment des autres États selon la hiérarchie des pouvoirs au sein de la structure interétatique de l’hégémonie. Certains pays de deuxième rang sont consultés en premier lieu et leur soutien est assuré ; le consentement d’au moins quelques-uns des pays les plus périphériques est sollicité. La participation formelle peut être pondérée en faveur des puissances dominantes comme au Fonds Monétaire International et à la Banque Mondiale, ou elle peut se faire sur la base d’un État/une voix comme dans la plupart des autres principales institutions internationales. Il existe une structure d’influence informelle qui reflète les différents niveaux de pouvoir réel du point de vue politique et économique, qui sous-tend les procédures formelles de prise de décision.

Les institutions internationales jouent également un rôle idéologique. Elles contribuent à définir les lignes directrices des politiques des États et à légitimer certaines institutions et pratiques au niveau national. Elles reflètent des orientations favorables aux forces sociales et économiques dominantes. En recommandant le monétarisme, l’OCDE [Organisation pour la Coopération et le Développement Economique, NDT] a cautionné un consensus dominant en matière de réflexion politique dans les pays du centre et a renforcé ceux qui étaient déterminés à combattre l’inflation de cette manière, alors que d’autres étaient plus préoccupés par le chômage. En prônant le tripartisme, l’OIT [Organisation Internationale du Travail, NDT] a légitimé la manière dont les relations sociales se sont développées dans les pays du centre et l’a présenté comme le modèle à suivre.

L’hégémonie est comme un oreiller : elle absorbe les coups et tôt ou tard l’agresseur potentiel trouvera confortable de se reposer dessus.

Les plus grands talents des pays périphériques sont captés par les institutions internationales, rappelant la pratique politique du transformisme [b]. Les individus des pays périphériques, même s’ils pourraient envisager d’intégrer les institutions internationales avec l’idée de changer le système de l’intérieur, sont condamnés à travailler dans le cadre des structures d’une révolution passive. Dans le meilleur des cas, ils contribueront à transférer des éléments de modernisation à la périphérie, mais seulement s’ils sont compatibles avec les intérêts des pouvoirs locaux établis. L’hégémonie est comme un oreiller : elle absorbe les coups et tôt ou tard l’agresseur potentiel trouvera confortable de se reposer dessus. Ce n’est que lorsque la participation au sein des institutions internationales est résolument fondée sur un clair défi social et politique à l’encontre de l’hégémonie – en s’appuyant sur un bloc historique et contre-hégémonique émergent – qu’elle pourra constituer une menace réelle. Mais la captation des talents de la périphérie rend ce scénario trop peu probable.

Le transformisme absorbe aussi potentiellement les idées contre-hégémoniques et les rend conformes à la doctrine hégémonique. La notion d’autosuffisance, par exemple, représentait initialement un défi pour l’économie mondiale en prônant un développement autonome déterminé de façon endogène. A posteriori, le sens de ce terme s’est transformé pour signifier « soutien des organismes de l’économie mondiale pour des programmes sociaux dans les pays périphériques ». Ces programmes ont pour but de permettre aux populations rurales d’atteindre l’autosuffisance et d’endiguer l’exode rural vers les villes, afin d’obtenir un meilleur niveau de stabilité sociale et politique au sein de populations que l’économie mondiale est incapable d’intégrer convenablement. Ainsi, le nouveau sens de l’autosuffisance devient complémentaire et propice aux visées hégémoniques de l’économie mondiale.

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La mission de l’OCDE est de « promouvoir les politiques qui amélioreront le bien-être économique et social partout dans le monde » ; elle encourage notamment la libéralisation économique au travers du libre-échange et de la concurrence. http://www.oecd.org/fr/apropos/

Par conséquent, une tactique visant à provoquer un changement dans la structure de l’ordre mondial peut être rejetée comme une illusion totale. Les probabilités de succès d’une guerre de mouvement au niveau international à travers laquelle les radicaux prendraient le pouvoir de la superstructure des institutions internationales sont très faibles. Quoi qu’en dise Daniel Patrick Moynihan, les radicaux du Tiers monde ne contrôlent pas les institutions internationales. Et même s’ils le faisaient, ils n’en tireraient rien. Ces superstructures ne sont que trop mal connectées aux bases politiques populaires. Elles sont connectées aux classes hégémoniques nationales dans les pays du centre et, par l’intermédiaire de ces classes, ont une base plus large dans ces pays. Dans les périphéries, elles ne se connectent qu’à la révolution passive.

Les perspectives de contre-hégémonie

Les ordres mondiaux – pour revenir à la formulation de Gramsci citée plus haut dans cet essai – sont basés sur les relations sociales. Un changement structurel significatif dans l’ordre mondial pourrait ainsi probablement être lié à un changement fondamental des relations sociales et dans les ordres politiques nationaux, ce qui correspond aux structures nationales des relations sociales. Dans l’esprit de Gramsci, cela se produirait avec l’émergence d’un nouveau bloc historique.

Le problème du changement de l’ordre mondial doit être revu non pas à partir des institutions internationales mais à partir des sociétés nationales. L’analyse que fait Gramsci de l’Italie est d’autant plus pertinente lorsqu’elle est appliquée à l’ordre mondial : seule une guerre de position peut, à long terme, entraîner des changements structurels, et une guerre de position implique la construction de la base sociopolitique du changement grâce à la création de nouveaux blocs historiques. Le contexte national reste le seul endroit dans lequel un bloc historique peut être fondé, même si l’économie et les conditions politiques mondiales influencent matériellement les perspectives d’une telle entreprise.

Le problème du changement de l’ordre mondial doit être revu non pas à partir des institutions internationales mais à partir des sociétés nationales.

La crise prolongée de l’économie mondiale (dont le début peut être situé à la fin des années 1960 et au début des années 1970) est propice à certaines évolutions qui pourraient mener à une contestation contre-hégémonique. Dans les pays du centre, ces politiques qui réduisent les dépenses envers les groupes sociaux démunis et génèrent un chômage élevé ouvrent la perspective d’une grande alliance des défavorisés contre les secteurs du capital et du travail qui trouvent un terrain d’entente dans le cadre du système de production internationale et de l’ordre mondial libéral-monopoliste. La base politique d’une telle alliance serait plutôt post-keynésienne et néo-mercantiliste.

Dans les pays périphériques, certains États sont exposés à l’action révolutionnaire, comme le suggèrent les événements en Iran et en Amérique centrale. Une préparation politique de la population suffisamment approfondie peut toutefois ne pas être en mesure de suivre le rythme des opportunités révolutionnaires, ce qui diminue la perspective d’un nouveau bloc historique. Une organisation politique efficace (le Prince moderne de Gramsci) serait nécessaire pour rassembler les nouvelles classes ouvrières générées par le système de production internationale et pour construire un pont vers les paysans et les marginaux urbains. Sans cela, nous ne pouvons que concevoir un processus dans lequel les élites politiques locales, même si certaines sont le produit de bouleversements révolutionnaires infructueux, ancreraient leur pouvoir dans un ordre mondial libéral-monopoliste. Une hégémonie libéral-monopoliste reconstituée serait tout à fait capable de mettre en pratique le transformisme en s’adaptant à diverses formes d’institutions et de pratiques nationales, y compris la nationalisation d’industries. La rhétorique du nationalisme et du socialisme pourrait alors être mise en cohérence avec la restauration de la révolution passive sous une nouvelle forme à la périphérie.

Pour résumer, la tâche de transformer l’ordre mondial commence avec le long et laborieux effort qui consiste à créer de nouveaux blocs historiques à l’intérieur des frontières nationales.

Robert Cox, Département de Science Politique à l’Université de York, Toronto, Canada

Traduit par Luis Alberto Reygada (@la_reygada).

Source : Cox, Robert W. “Gramsci, Hegemony and International Relations : An Essay in Method.” Millennium: Journal of International Studies, vol. 12, no. 2, June 1983, pp. 162–175.

Nota bene : cette traduction s’est limitée aux sections de l’article précité abordant le concept d’hégémonie dans le cadre des relations internationales (pp.169-175). Les sections suivantes ont donc été omises ici : Gramsci et l’hégémonie [P.162] ; Origines du concept d’hégémonie [P.163] ; Guerre de mouvement et guerre de position [P.164] ; La révolution passive [P.165] ; Bloque historique [P.167]. L’article original est consultable dans son intégralité ici.

NOTES DE L’AUTEUR :

[1] Je fais référence dans mes citations à l’ouvrage Antonio Gramsci, Selections from the Prison Notebooks, édité et traduit par Quinton Hoare et Geoffrey Nowell Smith (New York : International Publishers, 1971), mentionné par la suite dans le texte comme Selections. L’édition critique complète, Quaderni del carcere (Torino : Einaudi editore, 1975) est mentionné comme Quaderni.

[17] Gramsci, Selections, p. 176.

[18] Ibid., p. 264.

[19] Ibid., p. 182.

[20] Ibid., p. 116.

[21] Ibid., p. 117.

[22] La datation est une tentative et devrait être plus précisément définie en enquêtant sur les caractéristiques structurelles propres à chaque période ainsi que sur les facteurs dont on considère qu’ils constituent les points de rupture entre chaque période. Ces périodes sont présentées ici en tant que simples annotations dans le but de soulever quelques questions sur l’hégémonie ainsi que sur les structures et les mécanismes qui l’accompagnent.

L’impérialisme, qui a pris différentes formes au cours de ces périodes, est une question qui reste centrale. Dans un premier temps, durant la Pax Britannica, bien que certains territoires aient été directement administrés, le contrôle des colonies semble avoir été accessoire plutôt que nécessaire à l’expansion économique. L’Argentine, un pays formellement indépendant, entretenait en substance les mêmes relations avec l’économie britannique que le Canada, une ancienne colonie. C’est ce qu’on peut appeler, comme l’a fait remarquer George Lichtheim, la phase de l’impérialisme libéral. Au cours de la deuxième période, le soi-disant “nouvel impérialisme” a mis davantage l’accent sur les contrôles politiques directs. Elle a également connu l’accroissement des exportations de capitaux et du capital financier identifiés par Lénine comme l’essence même de l’impérialisme. Durant la troisième période, que l’on pourrait appeler celle de l‘impérialisme néolibéral ou libéral-monopoliste, l’internationalisation de la production est apparue comme la forme prééminente, soutenue également par de nouvelles formes de capitalisme financier (banques et consortiums multinationaux). Il ne semble guère utile d’essayer de définir une essence immuable de l’impérialisme, mais il serait plus utile de décrire les caractéristiques structurelles des impérialismes qui correspondent à des ordres mondiaux hégémoniques et non-hégémoniques successifs. Pour un examen plus approfondi de cette question en ce qui concerne les pax britannica et pax americana, voir Robert W. Cox « Social Forces, States and World Orders : Beyond International Relations Theory », Millennium : Journal of International Studies (Vol. 10, No. 2, Summer 1981), pp. 126-155.

NOTES DU TRADUCTEUR :

[a] Le Nouvel ordre économique international (ou New International Economic Order – NIEO) est une notion impulsée dans les années 1970 par un groupe de pays en voie de développement pour exprimer leurs revendications dans le domaine des relations commerciales internationales : ceux-ci réclament alors une révision du système économique international afin de remplacer le système de Bretton Woods – qui avait surtout profité aux principaux États qui l’avaient créé et en particulier les États-Unis – de sorte que les pays les plus fragiles puissent bénéficier d’avantages spécifiques par rapport à ceux déjà développés. Lors de la Conférence d’Alger de 1973, le Mouvement des pays non-alignés remet en cause le principe d’aide au développement et dénonce l’existence d’un système économique mondial perpétuant la position de pauvreté des pays sous-développés. Il esquisse alors les grandes lignes d’un programme d’action en faveur d’un “Nouvel ordre économique international”, notion qui est portée l’année suivante aux Nations Unies où ont lieu des discussions entre pays industrialisés et pays en développement, plus connues sous le nom de “dialogue Nord-Sud”. Bien que l’Assemblée générale adopte une Déclaration concernant l’instauration d’un nouvel ordre économique international (résolution 3201 S-VI) ainsi qu’un  Programme d’action en ce sens (résolution 3202 S-VI) qui sera même suivi d’une Charte des droits et devoirs économiques des États (résolution 3281 -XXIX), l’initiative sera mise en échec par le contexte de crise qui sévit alors et l’opposition de plusieurs pays développés.

[b] Gramsci a utilisé le terme de transformisme pour désigner le processus selon lequel des « personnalités politiques individuelles, formées par les partis démocratiques d’opposition, intègrent en tant qu’individus la classe politique conservatrice modérée ». Ainsi, des coalitions regroupant des composantes de droite et de gauche appartenant à l’aile centriste de leur parti se sont succédé au Parlement italien dans les décennies suivant le Risorgimento, phénomène qui a contribué à l’effacement du rapport dialectique opposant traditionnellement droite et gauche. Lire Nathan Sperber : « Pour Gramsci, le combat est beaucoup plus vaste qu’un simple assaut », publié par LVSL (4 novembre 2018).

POSTFACE DU TRADUCTEUR :

Le concept d’hégémonie est employé depuis de nombreuses années dans le champ des relations internationales d’une manière qui néglige considérablement son potentiel critique, étant presque exclusivement associé à l’idée de domination. Il est par exemple très souvent utilisé en géopolitique pour qualifier la nature du pouvoir exercé par la puissance en position de force et en mesure d’imposer sa volonté aux autres États sur la scène internationale.

Or, c’est faire abstraction d’un important courant qui, à partir des années 1980, a transposé à l’ordre international l’approche du concept d’hégémonie développée par le théoricien politique italien Antonio Gramsci (1891-1937), pour qui ce terme impliquait aussi – au-delà de la simple domination – la dimension idéologique du processus d’instauration et de maintien de la subordination consentie d’un groupe au profit d’un autre.

Le canadien Robert Cox (1926-2018) fut le premier à introduire le concept d’hégémonie au sens gramscien dans le cadre de l’étude des relations internationales. Avec son essai Gramsci, Hegemony and International Relations: An Essay in Method – publié en 1983 – il ouvrait la voie au développement d’une nouvelle approche théorique critique, un courant qui prendra le nom de néo-gramscien.

http://www.theory-talks.org/2010/03/theory-talk-37.html
Robert W. Cox (1926 – 2018) / DR

Après une carrière de haut fonctionnaire des Nations Unies, c’est en tant que fin connaisseur des organisations internationales que Cox a enseigné et développé ses idées, d’abord à l’Université de Columbia aux États-Unis, puis à celle de York au Canada, où ses positions se sont radicalisées alors qu’il s’attachait à comprendre les « structures qui sous-tendent le monde. » Ainsi, il a utilisé le cadre conceptuel gramscien pour développer une pensée s’écartant de la classique théorie de la stabilité hégémonique en situant le concept d’hégémonie « dans une reformulation du matérialisme historique à partir d’une double triangulation : trois catégories de forces – les capacités matérielles, les idées, les institutions – interagissent sur trois niveaux – celui des forces sociales, des formes d’État et (…) de l’ordre mondial. »[1] De cette façon, il a par exemple avancé qu’un État s’avère être hégémonique non seulement lorsque celui-ci domine par la force mais aussi s’il réussit à instaurer un ordre mondial dans lequel les autres acteurs étatiques conservent à leur tour certains intérêts, consentant de la sorte à une dynamique qui limite la contestation.

Il a également pointé du doigt le rôle des institutions internationales qui légitiment les normes de l’organisation hégémonique, et avancé que l’hégémonie n’est établie que lorsque les autres acteurs du système adhérent à l’ordre dominant qu’ils considèrent comme légitime. Enfin, si pour Cox l’hegemon était bien un État, c’est en premier lieu l’hégémonie de sa classe sociale dominante qui utilise celui-ci pour promouvoir ses idées et défendre ses intérêts au niveau international et réussit à déployer son mode de production en dehors de ses frontières, en soumettant les modes de productions alternatifs. L’hégémonie dépend donc de la configuration des forces sociales au sein de l’État hégémonique, ce qui a amené l’universitaire canadien à conclure que « la tâche de transformer l’ordre mondial commence avec le long et laborieux effort qui consiste à créer de nouveaux blocs historiques à l’intérieur des frontières nationales ».

Partant de ces idées, nombre d’auteurs se réclamant de la grille de lecture de Cox et d’une analyse néo-gramscienne n’ont pas tardé à voir en la figure des États-Unis l’État qui porterait les valeurs dominantes – celles du néolibéralisme – et qui chercherait à les propager. D’autres ont refusé de voir l’hégémonie matérialisée en un seul État, préférant pointer du doigt l’apparition d’un « État impérial global » dirigé par une « classe capitaliste transnationale » s’appuyant notamment sur des organisations (OMC, FMI, Banque mondiale…) et le droit commercial international pour imposer les règles du jeu économique international.

Quoi qu’il en soit, avec des positions qui l’ont souvent placé à proximité d’auteurs comme Susan Strange ou encore Immanuel Wallerstein, il est indéniable que les apports théoriques de Cox ont considérablement enrichi l’étude des Relations internationales. Considérant qu’il est important de participer à la diffusion de ses idées, LVSL propose ici la première traduction en français de l’extrait de son article Gramsci, Hegemony and International Relations: An Essay in Method (publié originairement dans la revue Millenium : Journal of International Studies de la London School of Economics) consacré à la relation hégémonie/ordre international. À quelques mois de sa disparition, c’est aussi en quelque sorte un hommage que nous rendons ici celui qui, à travers ses écrits, a contribué à alimenter la réflexion critique internationale, bien précieuse pour celles et ceux qui aspirent à comprendre le monde pour ensuite le transformer.

Luis Alberto Reygada (@la_reygada)

Nous vous invitons vivement à consulter le hors-série L’hégémonie dans la société internationale: un regard néo-gramscien publié en 2014 par la Revue québécoise de droit international, dont l’introduction, de Marie-Neige Laperrière et Rémi Bachand, a largement inspiré cette brève présentation du travail de Robert Cox.

[1] Jean-Christophe Graz “In memoriam Robert Cox (1926-2018)”, sur le site de l’Association Française de Science Politique, https://www.afsp.info/in-memoriam-robert-cox-1926-2018/.

 

 

« Le néolibéralisme est imbibé de catégories darwiniennes » – Entretien avec Barbara Stiegler

Barbara Stiegler © F. Mantovani, Gallimard

 Évoluer dans un monde qui change, s’adapter à un environnement qui est en mutation permanente… d’où viennent ces métaphores biologiques qui imprègnent le discours dominant ? Barbara Stiegler, professeure de philosophie à l’université de Bordeaux-Montaigne, tente de répondre à cette énigme dans son dernier livre publié aux éditions Gallimard, « Il faut s’adapter ». Elle s’intéresse aux controverses qui parcouraient la pensée libérale dans les années 1930, à l’époque où l’on débattait de l’héritage de Darwin dans les sciences sociales. Aux origines du néolibéralisme contemporain, on trouve un penseur dont l’influence a été considérable sur le siècle passé : Walter Lippmann. Entretien réalisé par Wonja Ebobisse et Vincent Ortiz, retranscrit par Hélène Pinet.


LVSL – Votre livre est consacré à l’analyse de deux pensées libérales des années 1930 : celle de John Dewey et celle de Walter Lippmann, qui cherchent à refonder le libéralisme sur de nouvelles bases. La pensée de Dewey est inspirée par un évolutionnisme issu de Darwin, celle de Lippmann d’un évolutionnisme qui doit davantage aux darwinistes sociaux et à Herbert Spencer. Pourriez-vous revenir sur les différences entre ces deux interprétations de la théorie de l’évolution, qui ont toutes deux servi à justifier des formes différentes de libéralisme ?

Ndlr – Le darwinisme social est un courant de pensée incarné au premier chef par Herbert Spencer, qui interprète le monde social à l’aune d’une théorie de l’évolution. Cette théorie promeut une lecture téléologique de l’évolution : les organismes sont conditionnés de manière unilatérale par leur environnement, qui leur impose des lois face auxquelles ils ne peuvent que s’adapter, ou disparaître. Ainsi, l’espèce humaine s’oriente vers une société chaque jour plus développée et perfectionnée, dans laquelle la division du travail est sans arrêt plus poussée – au prix d’une concurrence brutale qui s’avère fatale pour les individus les plus faibles, condamnés à disparaître dans un processus que Spencer nomme la « survie des plus aptes » (survival of the fittest), au même titre que les organismes les plus faibles d’une espèce animale.

Barbara Stiegler – Walter Lippmann, comme John Dewey d’ailleurs, est d’abord un progressiste qui cherche à rompre avec Herbert Spencer et avec le darwinisme social, comme tous les progressistes. Il vit dans une époque où les milliardaires américains sont spencériens, où la mentalité dominante est imbibée des thèses de Spencer – un spencérisme d’ailleurs assez caricatural, la pensée de Spencer étant plus fine. Les milliardaires, qui se présentent comme les responsables de la prospérité des grandes villes américaines, sont favorables à « l’élimination des inaptes », à la « survie des plus aptes », etc. C’est dans cet environnement que se construisent la pensée de Dewey et de Lippmann. Ils sont progressistes, se situent plutôt à gauche de l’échiquier politique, et critiquent ce darwinisme social sauvage, ce capitalisme de prédateurs. L’idée est de critiquer Spencer au nom de Darwin, aidé d’une compréhension beaucoup plus fine de Darwin. C’est un point commun entre Dewey et Lippmann, qu’il faut souligner.

Cependant, il se produit rapidement une rupture. Lippmann, sans s’en rendre compte, reconduit certains aspects du darwinisme social, croyant rompre avec lui. Il reprend notamment à Spencer sa compréhension de l’adaptation. Lippmann, comme Spencer, absolutise les conditions de l’environnement au détriment de l’organisme, considérant que l’environnement agit de manière mécanique sur les organismes. Il ne voit pas que l’organisme se situe dans un rapport dialectique permanent avec son environnement, et que l’organisme, en retour, possède une activité de transformation de l’environnement. Il y a donc chez Lippmann l’idée que l’organisme doit s’adapter passivement aux conditions de son environnement – en l’occurrence, l’espèce humaine doit s’adapter au nouvel environnement créé par la révolution industrielle : le capitalisme mondialisé.

« Il y a dans le néolibéralisme de Lippmann l’idée que l’organisme doit s’adapter passivement aux conditions de son environnement – en l’occurrence, l’espèce humaine doit s’adapter au nouvel environnement créé par la Révolution Industrielle : le capitalisme mondialisé. »

Cet environnement est absolutisé comme une nouvelle fin de l’histoire. Lippmann envisage donc une sorte de fin de l’évolution. Il s’agit d’une nouvelle trahison de Darwin, qui possède une vision multi-directionnelle et buissonnante, de l’évolution, refusant de penser qu’il y aurait un environnement auquel tous les vivants devraient s’adapter.

Double trahison, donc, que Dewey identifie parfaitement, critiquant la vision téléologique de l’évolutionnisme de Lippmann qui trahit Darwin et qui reprend en sous-main, sans s’en rendre compte, les deux grands contresens de Spencer sur l’évolution.

LVSL – Quelles sont les implications de cet évolutionnisme, chez Lippmann, sur le plan économique et social ? Cela ne le conduit-il pas à reprendre l’idée chère aux darwinistes sociaux en vertu de laquelle la division accrue du travail et la compétition sont l’horizon indépassable de toute société ?[1]. Cela ne mène-t-il pas sa pensée sur une pente inégalitaire et hiérarchique, malgré sa critique du libéralisme sauvage du XIXème siècle ?

BS – Oui, l’idée est de critiquer le capitalisme sauvage et inégalitaire qui triomphe à la fin du XIXème siècle, pour le remplacer par une compétition juste, loyale et non faussée, qui permette non pas d’éliminer les hiérarchies et les inégalités, mais bien au contraire de les légitimer. L’idée est que si la compétition est juste, les inégalités qu’elles révèlent sont elles aussi justes et légitimes. Mais à la différences des inégalités de rente, elles devront sans cesse se ré-exposer à une nouvelle compétition, qui dégage de nouveaux gagnants. Aux hiérarchies figées du capitalisme sauvage doit succéder les hiérarchies mobiles d’un capitalisme régulé par le droit, la justice et l’égalité des chances.

LVSL – La pensée de Lippmann est tributaire de celle de Graham Wallas, qui théorise l’idée (dans The great society) selon laquelle les individus sont confrontés, du fait de la mondialisation, à un environnement face auxquels ils sont sans arrêt moins adaptés. Quelle a été son influence sur Lippmann ? Peut-on y voir l’origine de cette idée, fréquente dans la pensée néolibérale, selon laquelle il se produit un désajustement croissant entre les individus et leur environnement ?

Oui, Graham Wallas a eu une influence fondamentale sur Lippmann puisque c’est lui qui diagnostique le premier ce désajustement entre l’espèce humaine et son nouvel environnement. Il a eu également une influence très importante sur la pensée de Dewey. Ce qui rend le Lippmann-Dewey debate très intéressant, c’est que l’un et l’autre partagent le même diagnostic (celui de Graham Wallas) mais s’opposent frontalement sur la thérapeutique. Leur opposition est totale à la fois sur le sens de l’évolution (une multiplicité de sens pour Dewey, une seule direction pour Lippmann) et sur la conception de la démocratie qui en découle: pariant sur l’intelligence collective des publics chez Dewey, et reposant sur l’autorité incontestable des leaders et des experts chez Lippmann.

LVSL – Lippmann est le penseur d’un néolibéralisme, mais aussi d’une néo-démocratie. Quelles sont ses caractéristiques ?

BS – Lippmann écrit à l’époque de la montée des fascismes, des nationalismes en tous genres, et cherche à sauver ce qu’il considère comme la « démocratie ». Il estime qu’on ne pourra pas la sauver en s’appuyant sur la fiction de la souveraineté populaire. Lippmann considère en effet qu’il s’agit d’une fiction issue de Rousseau et de la révolution américaine, à laquelle il ne croit pas : il n’y a pas de peuple qui soit souverain. On a affaire, dans sa pensée, à ce qu’il appelle « des masses », qui sont apathiques, atomisées, hétérogènes. Si démocratie il y a, il faut que ces masses soient configurées de la bonne manière, afin de les adapter à leur environnement : le capitalisme mondialisé.

« D’où l’énigme sur laquelle je suis tombée : d’une part, on considère que lorsqu’on parle de politique, il ne faut pas parler de biologie ; d’autre part, nous vivons dans un univers mental imbibé de concepts biologiques.»

Il faut orienter les masses dans la bonne direction, dans la direction de l’évolution – direction qu’elles ne peuvent pas apercevoir parce qu’elles sont marquées par ce qu’il appelle « la stéréotypie », c’est-à-dire des productions de leur esprit (des stéréotypes) qui les empêchent de percevoir le réel qui évolue à une vitesse considérable. Les masses sont toujours en retard sur ce qui arrive, puisqu’elles sont enfermées dans des stases, engluées dans de la stabilité. Il faut donc les réorienter dans la bonne direction grâce à des techniques de fabrication du consentement.

Lippmann estime qu’il faut transformer les masses pour les réadapter aux besoins de l’environnement absolutisé, qui est celui d’un capitalisme mondialisé en accélération constante. Il faut donc transformer ces masses en les rééduquant, en utilisant des techniques liées aux sciences sociales – Lippmann n’hésitant pas à mobiliser l’eugénisme, et des politiques de santé pour réadapter ces populations…

LVSL – Dans quelle mesure pensez-vous que les cadres conceptuels dominants contemporains sont encore tributaires de ce paradigme évolutionniste ?

BSCe qui me frappe, c’est le fait que l’on vive dans un monde imprégné de cette injonction permanente à l’adaptation, à la sélection, à la compétition, à l’évolution, etc., mais que tout cela ne soit pas pensé. On est imprégné de toute cette histoire intellectuelle, sans en avoir conscience. Ce sont des idées diffuses, dont on ne saisit pas la signification.

D’où l’énigme sur laquelle je suis tombée : d’une part, on considère que lorsqu’on parle de politique, il ne faut pas parler de biologie ; d’autre part, nous vivons dans un univers mental imbibé de concepts biologiques. J’ai cherché, avec cette entreprise généalogique, à comprendre d’où venait ce discours dominant, et à me positionner à l’intérieur de ces débats – j’avais pour but de de rendre conscientes des catégories diffuses dans la pensée dominantes dont on n’a pas conscience.

LVSL – Vous soulignez donc les fondements biologiques et évolutionnistes du néolibéralisme. Il s’agit d’une thèse qui s’inscrit à l’encontre de l’historiographie dominante, puisqu’on a tendance à considérer, depuis Foucault (Naissance de la biopolitique) que le néolibéralisme se caractérise justement par son anti-naturalisme, par l’acceptation du caractère contingent et construit du marché. Comment expliquez-vous que cette dimension évolutionniste du néolibéralisme ait si peu été prise en compte par l’historiographie ?

BS – J’ai une hypothèse assez claire sur cette question. En Europe, après la Seconde Guerre mondiale, il est devenu tabou d’allier le biologique et le politique. C’est quelque chose qui ne pouvait plus se faire dans le champ intellectuel, pour des raisons liées au destin de l’approche biologisante du social et du politique, marquée par un discrédit très fort. Les chercheurs se sont donc refusés à allier ces deux aspects et sont devenus aveugles à la porosité entre ces champs. Lorsque Foucault oppose le néolibéralisme au naturalisme, il ne prend pas en compte l’arrière-plan évolutionniste de ce nouveau libéralisme, qu’il laisse complètement de côté. C’est dommage, car il développe une réflexion sur la biopolitique, sur les liens entre vie politique et gouvernement des vivants – c’est donc un dossier qu’il faut rouvrir.

LVSL – Il y avait donc au début du XXème siècle un intérêt pour les théories de l’évolution dans le champ des sciences sociales qui a été oublié suite aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale ?

BS – Il ne faut pas oublier qu’avant la Seconde Guerre mondiale, il était tout à fait normal de penser le fait social et politique dans la continuité de la révolution darwinienne, de réfléchir à partir de cette révolution : l’humanité était conçue comme une espèce issue de mécanismes évolutifs. Tout le monde pensait dans cet horizon-là. Cela paraît exotique, parce qu’un tabou s’est imposé – en Europe, pas aux États-Unis.

Ce prisme évolutionniste n’a rien que de très logique. Nietzsche écrit avec justesse que l’on ne peut plus penser les questions sociales et politiques avant et après Darwin de la même manière. C’est une véritable révolution.

LVSL – Lorsque vous évoquez le néolibéralisme, s’agit-il pour vous d’un concept dont on peut réellement retracer la trace depuis les années 1930, ou est-ce qu’il s’agit plutôt d’une sorte de reconstruction a posteriori ?

BS – C’est un concept qui a une histoire très précise, qui apparaît dans les années 1930, après la crise de 1929, dont il est directement un produit. L’expression qui prévaut est celle d’un « nouveau libéralisme », et parfois il est question de « néolibéralisme ». Je ne pense donc pas qu’il s’agisse d’une construction rétrospective.

L’idée derrière le néolibéralisme, c’est que le libéralisme classique est en crise et qu’il faut le rénover foncièrement. On trouve dans le néolibéralisme diverses tendances, diverses voies ; un conflit voit très vite le jour entre ceux qui pensent qu’il faut que le nouveau libéralisme rompe fondamentalement avec le libéralisme classique, et ceux qui – comme Hayek – cherchent au contraire à assumer la totalité de l’héritage du libéralisme classique. Au-delà de ces divergences, il y a bien un phénomène historique nouveau qui émerge à ce moment-là.

[1] Herbert Spencer évoque dans certains de ses écrits l’idée d’un « interrègne moral », situé dans un avenir lointain, où la coopération finirait par remplacer la compétition et où la loi de la « survie des plus aptes » disparaîtrait. L’évocation de cet « interrègne moral » contraste fortement avec la description – et la légitimation – très crue de la compétition sauvage du capitalisme du XIXème siècle et des victimes qu’elle provoque dans les classes populaires, que l’on trouve dans de nombreux textes de Spencer.