L’équation impossible du marché carbone

© Chris LeBoutillier

Notre modèle économique menace gravement l’environnement. Tout problème ayant une solution, les marchés carbone ont aujourd’hui le vent en poupe : 21,5% des émissions carbonées du globe sont couvertes par un tel instrument. En revanche, l’inverse de cet adage est également vrai : toute solution apporte son lot de problèmes. Si les marchés carbone apportent théoriquement une garantie de performance, rares sont ceux qui ont déjà prouvé leur efficacité.

La conquête de l’hégémonie 

S’ils sont actuellement sur les lèvres de tous les commentateurs politiques, les marchés carbone n’en restent pas moins ésotériques pour le commun des mortels. Réputés être d’une complexité barbare, les systèmes de plafonnement et d’échange – cap and trade (C & T) en anglais – ont une architecture assez simple et sont d’une redoutable efficacité théorique. L’État, ou une institution missionnée pour ce faire, doit premièrement fixer une limite maximale aux émissions annuelles (plafonnement ou cap), divisée en de multiples permis. Libre à lui d’ensuite distribuer comme bon lui semble ces précieux quotas à chaque entreprise qui pourront se les échanger entre elles (échange ou trade). A la fin de l’année, les sociétés doivent restituer à l’autorité publique le nombre de quotas correspondant aux émissions dont elles sont (légalement) responsables.

« Cela a toujours été l’avantage d’un système de plafonnement et d’échange par rapport à une taxe sur le carbone : le plafond est une garantie d’un niveau spécifique de réduction des émissions. »

Knut Einar Rosendahl

Contrairement à ce que beaucoup affirment aujourd’hui, le marché carbone ne permet pas à l’État de fixer un prix sur la nature, comme c’est le cas avec une taxe carbone. Bien au contraire, le prix de la tonne de carbone est fluctuant et déterminé par la loi du marché. La merveilleuse danse – toujours théorique – de l’offre et de la demande garantit une atteinte des objectifs climatiques à moindre coût. Le prix de la tonne de carbone est standardisé et une entreprise a alors le choix, en fonction d’un calcul économique rationnel, d’acheter des quotas ou d’effectuer une transition énergétique en achetant de nouveaux équipements. Le dispositif focalise in fine les efforts de réduction sur les opportunités les moins onéreuses. Les marchés carbone C & T sont alors non seulement loués pour leur garantie d’efficacité écologique – il existe une limite maximale aux émissions qu’il n’est pas possible de dépasser – mais économiques – les objectifs sont atteints de la manière la moins onéreuse possible.

Le succès des marchés carbone n’est pas étranger à la vague néolibérale opérée dès les années 1960 aux États-Unis. Auparavant, beaucoup considéraient qu’il existait deux solutions crédibles face au changement climatique. Les politiques environnementales avaient recours à un mélange subtile de régulations étatiques et de taxes pigouviennes, plus connue sous le nom de taxe carbone. Un tel dispositif doit son nom à l’économiste britannique orthodoxe Arthur Cecil Pigou (1877-1959) qui fut l’un des premiers à avoir défendu une taxation correctrice des externalités négatives dans les années 1920. Dès les années 1960, un économiste va bousculer cette approche sans pour autant remettre en cause l’hypothétique nécessité de conférer à la nature un prix.

Dans The problem of social cost (1960), Ronald Coase propose une révolution théorique. Selon ce dernier, l’État ne doit pas décider du prix du carbone mais mettre en place des droits de propriétés privés solides pour favoriser l’émergence d’un marché. L’approche de Coase donnera lieu à une littérature abondante d’économistes néoclassiques, à l’image du Canadien John Dales, considérant que les droits de propriétés doivent être exclusifs et transférables pour permettre un échange marchand optimal. En clair : ce n’est plus à l’État de décider du prix de la nature mais bien au marché.

« L’inexistence d’un marché découle de la mauvaise allocation des droits de propriété. »

Coase, The problem of social cost (1960)

« L’introduction des marchés carbone prends ses origines dans le débat américain, au moment de la création et de la montée en puissance de l’agence environnementale américaine » explique Stefan Aykut, professeur à l’université de Hambourg et auteur de Gouverner le climat ? « Il y a alors une critique qui émerge qui taxe la méthode de régulation d’inefficace car l’État ne connaitrait pas bien le processus industriel. Il faudrait, pour les tenants d’une telle critique, introduire des instruments liés aux marchés » explique le spécialiste de la gouvernance climatique.

Aux États-Unis, l’introduction des bubble concepts par l’agence de l’environnement en 1975 permet à une entreprise de compenser les retards environnementaux de certaines unités de production en effectuant des efforts dans d’autres installations. Comme le note justement un article sur le sujet, « un bubble concept traite une installation polluante comme si elle était entourée d’une bulle en plastique avec une seule sortie pour les émissions totales [d’un groupe industriel] plutôt que de limiter les émissions à chaque sortie ». Les bubble concepts pavent alors la voie à de nombreuses initiatives. Le projet 88, porté par l’économiste américain Robert Stavins et deux sénateurs, conclut que les incitations basées sur le marché sont les plus à mêmes de produire une réponse peu onéreuse et moins intrusive au changement climatique. Présenté à la convention des Républicains en 1988, il aboutit à la mise en place du Clean Air Act de 1990 qui pose les jalons d’un marché de permis américain. Ce programme met en place un système de permis pour contrôler les émissions de sulfure de dioxyde responsables de pluies acides.

Cette révolution néolibérale ne tarde pas à produire ses effets au Royaume-Uni, où les travaux de l’économiste libéral David Pearce ont reçu une grande attention. Chris Patten, ancien ministre de l’environnement, ainsi que Margaret Thatcher, ont largement repris ses idées. Pearce aura par ailleurs une influence considérable sur les débats politiques à l’international.

Il n’y a alors rien d’étonnant à ce que certains pays emboitent le pas au pays de l’oncle Sam en mettant en place des programmes basés sur le marché, à l’image de l’Australie ou du Canada. En 2005, c’est au tour des institutions européennes de se plier à cette nouvelle hégémonie : un marché carbone est mis en place et restera longtemps le plus important du monde. Il convient de préciser que les règles des institutions européennes ne sont pas étrangères à cette décision : la mise en place d’une écotaxe commune nécessitait l’accord unanime des membres de l’Union contrairement à l’instauration d’un marché. 

Les néolibéraux au secours du marché

Les marchés carbone n’ont rencontré que très peu de fervents adversaires lors de leur mise en place. S’il pourrait sembler logique et légitime que le secteur des affaires voue aux gémonies une telle initiative, accusée de provoquer des hausses de coûts, la réalité est bien différente.

Le marché québécois a ainsi obtenu « un appui considérable » de la part du secteur privé selon le Gouvernement du Québec. Ce dernier présentait le mécanisme comme « la meilleure garantie » de réduction des émissions, tout en étant « flexible » et permettant « la croissance, l’efficacité, la modernisation et la compétitivité ».

On comprend mieux cet engouement lorsque l’on sait que le développement des marchés carbone s’accompagne souvent d’une injonction à diminuer les réglementations environnementales des entreprises.

On retrouve ce même soutien pour le SEQE-UE de l’ association patronale européenne, Business Europe. La commission européenne a ainsi souvent vanté les qualités des marchés, mécanisme « innovant », « efficient », qui privilégie un « système ouvert d’incitations » et qui favorise « l’implication de tous les secteurs de la société et un partage entier des responsabilités ». On comprends mieux cet engouement lorsque l’on sait que le développement des marchés carbone s’accompagne souvent d’une injonction à diminuer les réglementations environnementales des entreprises. Lors d’une conférence internationale il y a un an, le directeur exécutif de Shell, David Hone, a ainsi estimé que « l’idéal pour un système de plafonnement et d’échange est de ne pas avoir de politique réglementaire qui le chevauche ».

Pour autant, ce phénomène n’est pas l’apanage des marchés carbone puisqu’il concerne également les taxes pigouviennes. Exxon Mobil, BP et Shell ont ainsi souhaité, sans y parvenir, mettre en place une taxe carbone à 40 dollars la tonne pour supprimer toutes les autres lois fédérales sur le climat. Ce Zeitgeist « libéral environnemental », comme aime l’appeler Steven Berstein, s’oppose ainsi radicalement aux méthodes de command and control (normes, interdictions, etc.).

Les entreprises empochent, les consommateurs trinquent 

Si les marchés carbone permettent bien de fixer une limite maximale aux émissions, encore faut-il que cet objectif soit ambitieux… En Australie, le marché carbone a été supprimé en 2014 et n’a jamais fait ses preuves : le cap était basé sur un modèle douteux du Trésor fédéral australien. Les émissions autorisées augmentaient jusqu’en 2028 et se réduisaient petit à petit jusqu’en 2050. 

Si le bilan du Système d’échange de quotas d’émission de l’UE (SEQE-UE) est plus défendable, il est loin d’être la panacée. Certes, les émissions de gaz à effet de serre de l’UE ont diminué de 33% par rapport à 2005. Là aussi, difficile d’attribuer ces résultats positifs au marché carbone qui ne couvre que 45% des émissions de l’UE. Un récent rapport parlementaire conclut que le système n’a « à ce jour contribué qu’à la marge à l’atteinte des objectifs climatiques européens ». Pourquoi un constat si cruel ? 

Il est premièrement difficile d’imputer la diminution des émissions communautaires au seul marché carbone. D’autres paramètres sont à prendre en compte comme… les crises économiques. Ces dernières font en effet mécaniquement baisser les émissions carbonées puisque la production est alors moindre. Pour autant, cela ne nous explique pas pourquoi le prix de la tonne de CO² a rarement dépassé les 10€.

La méthode d’allocation de quotas, plutôt favorable aux entreprises, n’est pas étrangère à ce phénomène. Lors des deux premières phases du marché (2005-2012), les quotas distribués aux industriels étaient ainsi fondés principalement sur leurs émissions passées et non sur des objectifs à atteindre. Parfois même, certains groupes recevaient plus de quotas que ce dont ils avaient besoin. Dans une telle situation, le marché ne rémunère pas les bonnes pratiques mais l’absence d’action. Se voir attribuer plus de quotas que ses émissions est un problème majeur puisque le prix du carbone est mécaniquement tiré à la baisse, l’offre étant plus grande que la demande.

Plus inquiétant encore, les quotas distribués sur le marché primaire ont longtemps été attribués gratuitement aux entreprises. Le rapport parlementaire sur le SEQE-UE précédemment évoqué estime ainsi que « le cadre actuel est manifestement insuffisant pour atteindre le nouvel objectif européen de réduction de 55 % des émissions carbone d’ici 2030 par rapport à 1990 ». Les sénateurs analysent en effet que « le maintien de quotas gratuits […] constitue en particulier un obstacle évident à ce relèvement de l’ambition [climatique] du fait de cette distribution gratuite de quotas ». Un rapport au vitriol de la Cour des comptes européenne considère quant à lui qu’un meilleur ciblage des allocations gratuites « aurait apporté de multiples avantages aux fins de la décarbonation, aux finances publiques et au fonctionnement du marché unique ». Si les économistes s’accordent en effet pour considérer que l’allocation gratuite des permis est un manque à gagner pour les finances publiques, force est de constater qu’elles ont également permis à des entreprises d’engranger d’indécents bénéfices.

Beaucoup pensaient en effet que, si les entreprises recevaient des quotas gratuits, elles ne les considéreraient alors pas comme des actifs. Or, cette intuition s’est révélée complètement fausse. Comme le soulève une étude, « il est incorrect de supposer que si tous les quotas de CO² sont fournis gratuitement à l’opérateur, le prix au comptant du CO² n’influencera pas par la suite la tarification de l’électricité. En effet, le prix du CO² devient un coût d’opportunité pour le producteur, dont il doit tenir compte lorsqu’il décide de produire ». De fait, les entreprises ont majoritairement répercuté ces « coûts » imaginaires aux consommateurs et ont pu engranger des bénéfices de plus de 14 milliards d’euros entre 2005 et 2008. Lors de la deuxième phase (2013-2020), les producteurs d’électricité ont profité du marché pour augmenter les prix de l’électricité et engranger des bénéfices compris entre 23 et 71 milliards d’euros. 

Depuis 2013, la vente aux enchères est privilégiée, sauf pour les secteurs souffrent d’une large concurrence internationale. Mais la pratique est loin d’avoir pris fin : entre 2021 et 2030, ce seront 6 milliards de quotas qui seront distribués gratuitement aux secteurs qui souffrent de « fuite de carbone ». Comprendre : les industries les plus soumises à la concurrence internationale. Et la définition est assez large car on y retrouve le secteur de l’acier, de l’extraction de la houille en passant par la fabrication de vêtements en cuir. L’arrêt de la distribution gratuite de quotas ne prendra fin qu’en 2036 lorsque le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières sera complètement mis en place. 

Cette surallocation des quotas se combine avec un deuxième problème majeur des systèmes cap and trade : la possibilité de stocker les quotas sur de longues durées. Dans le système californien, le stockage illimité permet de mettre en réserve ses permis indéfiniment. Les entreprises peuvent acheter plus de quotas qu’elles n’en ont besoin au cours d’une année, les conserver et les utiliser pour couvrir leurs futures obligations environnementales. Au total, pas moins de 200 millions de permis seraient stockés, soit presque l’équivalent de l’effort d’atténuation des émissions que la Californie attend du programme de plafonnement et d’échange… jusqu’en 2030. Le vieux continent ne fait pas exception à la règle puisque 970 millions de quotas issus du problème de surallocation ont pu être stockés par les entreprises jusqu’à la phase III (2013-2020).

En réalité, les plafonds d’émissions ne sont bien souvent pas aussi inflexibles qu’ils en ont l’air. Les entreprises peuvent, dans certaines conditions, acheter des crédits carbone sur les marchés internationaux. L’action des entreprises n’est alors plus confinée à l’Union Européenne, zone pourtant déjà très large, et s’étend sur tout le globe. Cette subtilité permet aux entreprises de tirer le prix du carbone à la baisse puisque le prix du carbone n’est alors plus unifié. Pendant la phase 2 (2008-2012) du marché carbone européen, plus d’un milliard de quotas internationaux ont été achetés puis, lorsqu’ils n’étaient pas utilisés, transférés à la phase 3 (2013-2020). On retrouve le même schéma derrière le système australien qui permettait aux entreprises d’acheter jusqu’à 50% de leurs quotas sur les marchés internationaux. 

Le marché nivelle les efforts climatiques par le bas

Pour qu’un marché carbone soit pleinement efficace, il faut qu’il oriente les investissements dans la bonne direction. Or, plusieurs observations peuvent nous faire douter du contraire. 

Premièrement, il ne faut pas oublier qu’un marché carbone standardise, bien qu’il soit fluctuant, le prix de la tonne de CO² sur toute une zone. Or, les financements nécessaires pour qu’une entreprise rentabilise ses investissements environnementaux diffèrent grandement en fonction des situations. Les besoins vont de 37 $ à 220 $ la tonne en fonction des études. En réalité, il paraît assez absurde de n’avoir qu’un seul prix carbone pour toute une région et pour tous les secteurs économiques. D’autant plus que le marché oriente structurellement les investissements vers les options les moins onéreuses (que l’on pourrait résumer par le calcul argent dépensé/tonne de CO² réduite). Les entreprises sont alors incitées à réaliser les investissements les plus faciles à réaliser, ce que l’on appelle parfois les low hanging fruits, les fruits faciles à récolter. Il y a pourtant fort à douter que le seul critère d’efficacité économique puisse garantir une efficacité écologique sur le long terme. 

Un dirigeant d’entreprise entamera-t-il une transition, souvent onéreuse, s’il ne peut savoir à quel prix il sera rémunéré ?

Face à la surallocation des quotas carbone, l’UE a mis en place une réserve de stabilité (MSR) capable de retirer des quotas du marché. Une telle initiative, dont les intentions sont louables, a provoqué une hausse drastique des prix sur le marché. Si les dirigeants européens sont confiants que le prix du carbone ne va faire que croître dans les prochaines années, certaines études semblent douter de ce phénomène. Certains chercheurs pensent que cette réforme a poussé les entreprises présentes sur le marché à spéculer sur le prix du carbone. En réalité, que ces fluctuations soient provoquées par de la spéculation ou par la seule rencontre de l’offre et de la demande n’a que peu d’intérêt. Le plus inquiétant est que n’importe quelle intervention étatique censée améliorer le système – la réforme MSR n’en est qu’un exemple – agitera forcément les marchés. Comme le note justement le rapport sénatorial : « le système d’échange de quotas peut […] être particulièrement sensible aux chocs exogènes ainsi qu’aux autres régulations environnementales et économiques, le rendant difficilement pilotable par la puissance publique ».

Or, il ne faut pas oublier que l’un des objectifs principaux d’un marché carbone est de récompenser les investissements vertueux. Pourtant, un dirigeant d’entreprise entamera-t-il une transition, souvent onéreuse, s’il ne peut savoir à quel prix il sera rémunéré ? C’est là tout le paradoxe d’un tel système. Longtemps considéré par les industriels comme indolore voire bénéfique, le marché carbone n’a pas permis de bien récompenser les pratiques vertueuses. L’intervention de l’État a donc été nécessaire pour assurer son bon fonctionnement. Il y a fort à parier que le prix de la tonne de CO² n’aurait jamais augmenté d’une telle ampleur sans la mise en place du MSR en 2019. Or, c’est cette même intervention étatique qui rend le marché totalement fluctuant et peu prévisible. Et l’on revient ici au dilemme cornélien qui agite depuis des dizaines années les experts environnementaux : assurer une efficacité écologique avec une incertitude sur les prix dommageables à long terme (marché C&T) ou bien conserver un contrôle sur ces prix au risque de ne pas atteindre les objectifs fixés (taxe carbone) ? On voit très bien ici comment cette logique peut nous conduire dans l’impasse. Dès lors, les réglementations environnementales ambitieuses et contraignantes semblent constituer une solution crédible. Stefan Aykut estime ainsi que l’on assiste actuellement à « un retour des approches par la régulation, sur les questions de renouvelable, d’isolation des bâtiments… Les questions de régulation ne sont plus taboues, elles reviennent sur le devant de la scène internationale. »

Politique monétaire : dépasser le fantasme de la neutralité

Dans leur dernier ouvrage, La dette, une solution face à la crise planétaire ? (Éditions de l’Aube – Fondation Jean-Jaurès), Michael Vincent et Dorian Simon reviennent sur certains grands mécanismes économiques (création monétaire, régulation bancaire, collatéralisation des dettes…) afin de comprendre les marges de manoeuvres dont disposent les États pour réorienter leurs politiques budgétaires. À l’inverse des ritournelles néolibérales, prêtes à refermer la parenthèse du « quoiqu’il en coûte » au nom de la rigueur, les auteurs démontrent combien les dettes publiques sont les rouages indispensables des marchés financiers, en quête d’actifs sûrs. De quoi relativiser les chiffres qui pleuvent par milliards dans les déclarations ministérielles et transformer les dépenses conjoncturelles en dépenses structurelles. C’est à ce prix que pourra se préparer un avenir écologique. Extraits.

Pourquoi prétendre à une politique monétaire neutre alors que les marchés ne le sont pas : ils consacrent la logique extractive, de domination, de compétition et de recherche du profit à court terme au détriment de la prospérité. Ce sont ces marchés qui soutiennent les hydrocarbures, faisant fi des limites du vivant et des ressources, faisant fi des inégalités, faisant fi des régimes politiques et des motivations, ou de l’usage de ces profits. La guerre lancée par Poutine début 2022 nous en offre une illustration macabre. 

(…) Puisque la monnaie est un moyen, pas une fin, puisque c’est un outil, de plus en plus utilisé pour tenter de sortir des crises avec plus ou moins de succès par ailleurs, pourquoi ne pas orienter la politique monétaire, voire la monnaie elle-même, vers l’une des plus grosses crises qui nous menacent : la crise climatique ? La stabilité financière, ou celle des prix, l’économie en général ne sont que peu de chose face au défi climatique et aux risques imbriqués, qui vont évidemment peser lourdement. Surtout, si la monnaie peut faire beaucoup pour financer la transition écologique afin d’anticiper ces crises, elle ne pourra pas grand-chose pour jouer les pompiers lorsque la trajectoire climatique aura atteint le point irréversible du non-retour. Et si la monnaie doit réellement être « neutre », nous proposons qu’elle s’attelle à atteindre avant tout la neutralité carbone.

« Et si la monnaie doit réellement être « neutre », nous proposons qu’elle s’attelle à atteindre avant tout la neutralité carbone. »

La démocratisation de la politique monétaire est aussi une piste pertinente. Que diraient les citoyens s’ils étaient consultés? C’est notamment l’objectif d’une initiative menée par les ONGs en 2021 sous le nom de la Banque citoyenne européenne, une sorte de convention citoyenne de la politique monétaire organisée en phases de dialogues et d’ateliers avec des experts de tous bords, dont des institutionnels, puis de consultations et d’élaboration de propositions pour la monnaie. Sans détailler ici toutes les propositions auxquelles nous renvoyons à la sagacité du lecteur curieux d’en savoir plus, il est intéressant d’observer que les propositions émises par les citoyens ont toutes en commun les deux fils rouges suivants : la non-neutralité de la monnaie, qui est un outil qu’il faut mettre au profit d’une fin démocratiquement décidée ; et l’urgence climatique, alimentée par le business as usual, qui nécessite de financer la transition, en orientant les flux financiers ou en ajoutant au mandat de la BCE un principe de non-nuisance, par exemple par l’instauration d’une interdiction de financer toute activité polluante ou écocide. 

Une nouvelle donne monétaire ? 

Est-ce que la nouvelle donne monétaire est transitoire ou bien permanente ? La question se pose puisque la FED a déjà commencé ce que l’on appelle le « tapering », c’est-à-dire la fermeture du robinet du rachat de dettes. La BCE également, qui, si elle respecte ses annonces à l’heure où nous rédigeons ce livre, devrait stopper les rachats à l’heure où vous le lirez. Des signes montrent que la fenêtre d’opportunités pourrait se refermer face à l’inflation. C’est vrai, les taux montent et la France emprunte à des taux un peu moins farfelus que les taux négatifs, mais des taux pas inintéressants pour autant. Et comme souvent en finance, il faut regarder les choses de manière relative : le taux réel, c’est-à-dire la différence entre les taux d’emprunt et l’inflation, est par la force des choses très compétitif, encore plus que lorsque l’inflation était basse ! Cette normalisation des taux n’est pas forcément négative : elle va aussi dégonfler un peu la bulle des marchés puisqu’il existe une dualité entre le prix des actifs et le marché du travail, et forcer le capital à s’investir plutôt qu’à se placer est indispensable pour améliorer les conditions des travailleurs. 

Cela ne doit pas empêcher de regarder le problème inflationniste pour ce qu’il est : il est avant tout dû aux pressions géopolitiques et énergétiques. La montée des prix est expliquée en majeure partie par le coût de l’énergie carbonée. Autant de raisons de penser économie circulaire et locale, et transition énergétique, pour la contenir comme il se doit. Pour se prémunir de la montée des prix, il faut enclencher une transition écologique et de justice sociale, avec en tête une politique énergétique ambitieuse et renouvelable ainsi qu’un investissement massif dans la recherche et l’innovation, et ce avant que ces coûts primaires ne s’étendent durablement cela a déjà démarré à l’alimentation, aux biens et aux services, tous tributaires de la montée des prix de l’énergie et des tensions géopolitiques. 

Si la remontée des taux se matérialise au point de ne plus être tenable, il faudra enfin regarder en face les effets des dépenses de rattrapage des dernières années, et du côté de celles et ceux qui en ont profité. Les chiffres de l’augmentation des patrimoines des plus riches, des records de dividendes, des salaires des grands patrons et des bénéfices du CAC 40 donnent de bons indices, et appellent à la mise en place d’une justice fiscale. Dans le cas contraire, le coût de cette dette reviendrait, une fois encore, à permettre aux plus riches et aux plus puissants de s’enrichir, tout en socialisant les pertes. À l’aune également du défi climatique et de la corrélation directe entre niveau de revenu et empreinte carbone, il n’est pas seulement question de justice fiscale et sociale, mais aussi de justice climatique. 

« Pour se prémunir de la montée des prix, il faut enclencher une transition écologique et de justice sociale, avec en tête une politique énergétique ambitieuse. »

Il reste encore aujourd’hui une opportunité importante aux États de la zone euro notamment, et pour la France en particulier, pour emprunter et anticiper l’avenir. Le besoin structurel de safe assets [ndlr : « actifs sûrs », parmi lesquels figurent les titres de dette publique]pour le marché reste bien réel. Cette opportunité a déjà été partiellement exploitée pour financer la politique du « quoi qu’il en coûte », mais elle ne doit pas nous empêcher de penser à la qualité des dépenses sous-jacentes. Si elle a permis de compenser les pertes liées à la conjoncture sanitaire, ou les hausses de prix du pétrole, elle n’a en rien aidé à préparer l’avenir face aux défis, notamment climatiques et sociaux, au risque de les amplifier plus tard puisqu’en se plaçant en porte-à-faux avec les limites planétaires et climatiques. Il faut dépasser la réaction et entrer dans l’anticipation, pour ne pas gâcher cette opportunité budgétaire unique. 

Définanciariser la monnaie

Il est enfin nécessaire de repenser la monnaie pour sortir de ce cercle risqué, sinon vicieux, de manière structurelle, et aussi pour pouvoir mieux réglementer le shadow banking et l’intermédiation pour définanciariser la monnaie. Il est évident que, si nous ne le faisons pas, la finance, comme la nature, ayant horreur du vide, l’industrie regardera d’elle-même les alternatives au safe asset pour l’intermédiation via la blockchain, risquant alors de priver les États des marges qu’ils ont aujourd’hui. Mais un tel démantèlement ne se fera pas en un jour, il n’y a d’ailleurs malheureusement que peu d’appétit apparent pour sortir de ce statu quo néolibéral ; mais s’il doit s’enclencher c’est bien dans cet ordre-là. Si nous ne sommes pas fondamentalement contre l’idée d’une annulation partielle de la dette, ou contre l’idée d’une monnaie libre de dette, nous alertons en revanche sur les risques de ces « options » tant que la monnaie reste autant financiarisée, et tant que la tuyauterie de la finance, de l’intermédiation, du shadow banking, de l’eurodollar, de la collatéralisation, fonctionnera ainsi. En effet, dans le système actuel, ces options vont conduire à chahuter la stabilité financière, et nous savons très bien qu’aux mêmes maux seront opposées les mêmes solutions : c’est-à-dire le « quoi qu’il en coûte » du pompier, qui va une fois encore nous enfermer dans la spirale que nous ne connaissons que trop bien depuis plusieurs décennies : des crises qui augmentent en fréquence et en intensité, et des dépenses de rattrapages plutôt que structurelles, qui font le lit de la prochaine. 

Nous encourageons donc plutôt les gouvernements à profiter au maximum des marges de manœuvre budgétaires offertes par la conjonction de la suspension des règles budgétaires et de la dette attractive, pour pouvoir ensuite enclencher cette définanciarisation, cette nécessaire relocalisation de nos économies, de la prise en compte des limites planétaires, y compris dans la monnaie. Reconnaître que la neutralité de la monnaie n’existe pas, puisque la politique monétaire a été utilisée à escient pour maintenir les marchés et le statu quo. À l’occasion de la pandémie, beaucoup, certains même avant, se sont demandés si leur métier avait du sens. Si leurs entreprises créent des solutions pour répondre à des problèmes, ou si elles créent des solutions parce qu’il y a des entreprises à faire tourner ? Pour la monnaie, c’est la même chose : il faut y remettre du sens. 

« Une refondation de notre système monétaire ne passera que par une refondation de notre modèle de société. »

La pénurie de safe assets n’est que le symptôme d’une défaillance globale des institutions. Notre crise est une crise de confiance. La confiance en la monnaie n’est que le côté pile de la confiance envers la politique. Une refondation de notre système monétaire ne passera que par une refondation de notre modèle de société. Mais après tout, peut-être que la solution est à l’intérieur du problème. La financiarisation de la monnaie est peut-être l’opportunité de démocratiser la création monétaire, autrefois monopole des États, puis des banques, maintenant accessible à des non-banks. La tâche qui nous incombe est de repenser notre architecture monétaire, afin de financer les activités non rentables, mais socialement utiles et responsables face aux limites de la Terre et du vivant. Sortir à terme du « tout finance » car il y a des investissements indispensables pour notre survie et une trajectoire climatique soutenable qui ne seront jamais « rentables » au sens de l’Ancien Monde. La plomberie financière actuelle nous en offre la possibilité, il ne nous reste qu’à en redéfinir les contours en fonction des contraintes de notre époque. 

Les contradictions de l’électorat Le Pen – Par Bruno Amable et Stefano Palombarini

Le bus de campagne de Marine Le Pen à Carcassonne. © GhFlo

Le vote pour le RN est-il motivé par le racisme ou par le rejet de « l’assistanat » ? Alors que l’électorat de Marine Le Pen s’élargit à chaque élection et que le parti d’extrême-droite a abandonné toute remise en cause du système néolibéral (fin du projet de sortie de l’euro, opposition à la hausse du SMIC, abandon de la défense de la retraite à 60 ans…) pour séduire l’ancien électorat LR, on peut se demander ce qui réunit les électeurs frontistes… et ce qui serait susceptible de les diviser. Pour les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini, l’explication par le seul racisme est trop simpliste et néglige d’autres facteurs. D’après eux, il est possible pour la gauche de faire éclater la coalition électorale du RN en pointant l’imposture du discours social de Marine Le Pen, mais arrimer les couches populaires de la France périphérique à la NUPES sera néanmoins compliqué. Dans Où va le bloc bourgeois ? (Editions la Dispute), ils analysent la séquence électorale de 2022 et les évolutions par rapport à 2017 et esquissent des hypothèses sur les recompositions à venir. Extraits.

Amélie Jeammet : Au moment des résultats du second tour de l’élection présidentielle, une vidéo tournée à la mairie de Hénin-Beaumont a a pas mal circulé sur les réseaux sociaux, montrant des habitants de la ville protester avec beaucoup de colère et de brutalité verbale contre l’annonce de l’élection d’Emmanuel Macron. Usul et Ostpolitik ont fait une chronique sur Mediapart à propos des commentaires qu’a suscités cette vidéo sur Twitter. On peut les classer en deux grandes tendances : d’un côté, ce qu’on pourrait appeler un racisme de classe, qui passe par l’expression d’un mépris pour ces classes populaires « vulgaires » et « basses du front » et, de l’autre, des commentaires qui soulignent le mépris des premiers, et qui font appel à la souffrance sociale dans laquelle vivraient ces personnes filmées, laquelle rendrait leur colère compréhensible. Pour ce second groupe de commentaires, le vote Le Pen s’expliquerait donc par cette souffrance sociale, et non par une adhésion à une idéologie raciste.

La chronique d’Usul et d’Ostpolitik renvoie alors ces deux groupes de commentaires dos à dos en expliquant qu’ils dénient ce qui unifie les électeurs de Le Pen, à savoir le racisme, la xénophobie, la peur et la haine de l’islam, tout ce qui peut évoquer les Arabes ou les musulmans, et qui constituerait le véritable ciment de ce bloc d’extrême-droite. Bien sûr, la macronie n’est pas exempte de dérives idéologiques racistes de ce type, elle nous en a donné des exemples avec certaines lois plus ou moins explicitement dirigées contre les musulmans et leur présence dans l’espace public. Alors, effectivement, l’électorat de Le Pen est disparate, et il y a ce malentendu socio-économique entre les classes populaires qui votent pour elle et la base néolibérale de son programme économique, mais n’y a-t-il pas cette unité de haine ou de peur de la figure du musulman ?

Bruno Amable : Je crois que, lorsqu’on essaie de trouver des éléments communs à cette base sociale, c’est effectivement cela qui ressort. C’est finalement le seul point commun qu’ont ces groupes disparates. Mais pour l’analyser, il faut interroger la hiérarchie des attentes.

Stefano Palombarini : Oui, il y a de ça. Mais c’est réducteur de dire que c’est un électorat unifié autour du racisme. Un élément qui montre que cette façon de voir les choses est trop simple est le résultat de Zemmour, qui en termes de racisme a essayé, si l’on peut dire, de doubler Le Pen sur sa droite. Si le seul facteur qui attire le vote vers Le Pen était le racisme, Zemmour aurait été pour elle un vrai concurrent. Et il ne l’a pas été, notamment en ce qui concerne le vote des catégories populaires. C’est donc plus compliqué que ça. À mon sens, si on veut expliquer le paradoxe de classes pénalisées par les réformes néolibérales qui votent pour une candidate qui de fait les valide, il faut considérer trois éléments différents. 

Le premier, c’est que le RN profite d’une rente en quelque sorte. Il n’a jamais gouverné, et il profite ainsi du profil d’un parti anti-système. Il n’est pas le seul dans cette situation, car LFI par exemple n’a jamais été au pouvoir non plus, mais Mélenchon a été ministre, il était au PS, il a été soutenu dans deux campagnes présidentielles par le PCF, qui a été un parti de gouvernement. Quarante années d’alternances dans la continuité des réformes incitent à identifier le néolibéralisme au « système », et donc rapprochent ceux qui souffrent de ses conséquences du seul parti perçu comme anti-système.

Le deuxième élément est constitutif de la stratégie de l’extrême-droite, et il revient à dire : vos difficultés ne sont pas liées à l’organisation économique et productive, ce sont d’autres menaces qui pèsent sur vous. Il y a clairement une composante au minimum xénophobe là-dedans, et sur ce détournement des thèmes du débat, qui fait que dans les médias on discute beaucoup plus de burkini que de retraites, d’identité française que de pouvoir d’achat, il y a une convergence d’intérêts objective avec le pouvoir macroniste. Gérald Darmanin, Jean-Michel Blanquer et compagnie n’ont pas été sur ce terrain par hasard. Si les thèmes économiques et sociaux ont eu un peu de visibilité au cours des deux derniers mois de la campagne présidentielle, c’est uniquement grâce à la percée de Mélenchon dans les sondages. Mais il ne faut pas oublier qu’avant, le débat médiatique était tout entier consacré à l’immigration, l’insécurité, l’islam, la laïcité, etc., et cela a laissé bien sûr une trace dans les résultats électoraux. Je ne sais pas si Macron a voulu aider Le Pen à se qualifier, mais il avait certainement intérêt à orienter le débat dans cette direction pour invisibiliser les effets de son action sur le terrain social et économique. Cela profite à l’extrême-droite car des gens qui se sentent fragilisés, menacés ou directement en souffrance sociale ont eu tendance à se positionner par rapport à des thématiques sur lesquelles l’extrême-droite se propose comme protectrice.

« Sur ce détournement des thèmes du débat, qui fait que dans les médias on discute beaucoup plus de burkini que de retraites, d’identité française que de pouvoir d’achat, il y a une convergence d’intérêts objective avec le pouvoir macroniste. »

Le troisième élément découle de la croyance dans le TINA (There is no alternative), c’est-à-dire de l’idée que les réformes néolibérales sont nécessaires et inéluctables, et il est directement relié au racisme. L’extrême-droite propose de répartir de manière inégalitaire les conséquences de réformes auxquelles il serait impensable de s’opposer, mais qui vont faire mal aux classes populaires. C’est la préférence nationale mais pas seulement. Il faut de la main-d’œuvre flexible ? D’accord, laissons les immigrés dans la plus grande précarité, avec des CDD qu’il faut renouveler, sinon on les renvoie « à la maison». Il faut réduire la protection sociale ? Réservons-la exclusivement aux Français. L’objectif est une segmentation des classes populaires et ouvrières fondée sur des critères ethniques ou religieux, avec la promesse aux «Français de souche » de faire retomber sur les autres le coût social des réformes. Cet élément identitaire est central pour l’extrême-droite et se combine avec les deux autres dans le vote RN. C’est plus compliqué que de dire que ce sont des racistes qui se rassemblent, même si le racisme joue un rôle-clé. Mais si le RN était simplement le parti des racistes, on y trouverait une présence bourgeoise bien plus forte, car le racisme en France est très loin d’être l’exclusive des classes populaires.

Bruno Amable : C’est un paradoxe. On pourrait affirmer que la société française est probablement moins « raciste » qu’elle ne l’était il y a quatre ou cinq décennies. Les politistes ont des indicateurs pour le montrer. C’est aussi l’impression qu’on peut avoir de façon anecdotique. Le paradoxe étant qu’il y a quatre ou cinq décennies, les partis d’extrême-droite ne dominaient pas la vie politique. Si on voulait expliquer par le racisme la montée de l’extrême-droite, on devrait dire que la société est devenue plus raciste, ce qui n’est pas le cas. On peut même affirmer l’inverse.

C’est pour cela qu’il faut prendre en compte la hiérarchie des attentes. Les électeurs étaient en moyenne plus « racistes » il y a plusieurs décennies, mais cette préoccupation était relativement bas dans la hiérarchie de leurs attentes, ce n’était pas leur préoccupation principale. Je pense que, même parmi les électeurs de gauche qui ont porté Mitterrand au pouvoir, il y avait probablement plein de gens qui pensaient qu’il y avait trop d’immigrés, mais ce n’était pas ça qui leur importait principalement, c’était autre chose. Dans les 110 propositions de Mitterrand, comme dans le Programme commun, il devait y avoir le droit de vote aux élections locales pour les immigrés. Je suis bien persuadé que dans tout l’électorat, y compris populaire, il y avait des gens qui n’en voulaient pas. Comme la suppression de la peine de mort et peut-être d’autres propositions. Mais ce qui importait dans leur décision de vote ou de soutien politique était les mesures qui figuraient plus haut dans leur hiérarchie des attentes. Donc la question est de savoir pourquoi la hiérarchie des attentes d’une certaine partie des classes populaires s’est bouleversée à ce point et que les questions autour de l’immigration semblent avoir été considérées comme plus importantes qu’elles ne l’étaient par le passé. On revient à ce que disait Stefano : la restriction de l’espace du compromis est telle que, fatalement, on se tourne vers d’autres choses. 

Il y a aussi, dans certaines fractions des classes populaires, des attentes qui ne sont pas nécessairement sympathiques. Des attentes alimentées par le ressentiment social à l’égard des gens plus diplômés, perçus comme plus protégés ou plus aisés, et évidemment, un ressentiment à l’égard des immigrés ou de leurs descendants. Donc, tout ce qui peut gêner ces groupes sociaux à l’égard desquels s’exprime ce ressentiment peut provoquer une sorte de joie maligne fondée sur l’espérance de la mise en œuvre de mesures pénalisantes. L’électorat de Le Pen, Zemmour ou même en partie de LR serait très content si on parlait de couper les budgets de la culture, voire de la recherche ou de certaines aides sociales. Le ressentiment à l’égard des fonctionnaires est bien connu. Vu comme une catégorie privilégiée par certains segments de la population, tout ce qui peut leur nuire peut être jugé positif. On pourrait aussi évoquer ceux qu’on désigne sous l’appellation de « cas soc’ ». On retrouve au sein d’une partie des classes populaires la volonté de ne pas être des « cas soc’ ».

Au-delà du ressentiment individuel, on voit bien que c’est un problème politique, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de proposition politique qui unifierait des groupes autour d’attentes communes qui ne seraient pas ces attentes-là, mais d’autres attentes qui permettraient de satisfaire l’ensemble des classes populaires ou une fraction des classes populaires et moyennes. Ce problème politique est celui de trouver une stratégie politique fondée sur des attentes plus positives. Je me souviens d’une question qui m’avait été posée en interview: qu’est-ce qui pourrait permettre d’unir à la fois le 93 et le nord-est de la France ? La réponse se trouve probablement du côté des politiques qui amélioreraient la situation matérielle de ces populations qui ont en commun de vouloir des écoles ou des hôpitaux de bonne qualité, des services publics de proximité, etc. C’est autour de ce genre de choses qu’on peut tenter de les réunir, plutôt que de jouer sur les différences de ces catégories de population en les exacerbant.

Stefano Palombarini : La réunification politique des classes populaires passe par l’idée qu’on peut avoir des avancées communes. Ce que tu disais sur le fait qu’il y a, dans ces classes, des attentes qui ne sont pas forcément sympathiques, c’est aussi une conséquence de la conviction que tout ce qu’on peut demander, c’est un partage plus favorable de ce qui existe. Donc pour obtenir quelque chose de plus, il faut le retirer aux fonctionnaires par exemple, ou aux immigrés. On pourrait le retirer aussi aux capitalistes, remarque, mais penser cela supposerait d’être déjà sortis de l’hégémonie néolibérale. Sur la fragmentation des classes populaires, un aspect intéressant réside dans la montée du  vote RN dans le monde rural. Dans le débat, on mélange des choses très différentes, on qualifie par exemple de rurales les zones anciennement industrialisées et en voie de désertification, alors que les problèmes politiques qui les caractérisent n’ont rien à voir et les raisons du vote à l’extrême-droite non plus.

« La réunification politique des classes populaires passe par l’idée qu’on peut avoir des avancées communes. »

Mais si on reste à la ruralité au sens strict, et qu’on se pose la question de comment amener les classes populaires qui l’habitent dans une perspective, disons, de gauche, on voit immédiatement la complexité du problème. Ces catégories étaient largement intégrées au bloc de droite, et depuis toujours, elles vivent dans un compromis avec la bourgeoisie de droite. Ce n’est pas si simple alors de les convaincre que, s’il y a quelque chose à prendre, c’est aux classes qui ont toujours été alliées, qui ont toujours voté comme elles, y compris pour désigner les maires et les conseillers municipaux. Les fonctionnaires qui votent à gauche ou les immigrés qui viennent de débarquer sont plus spontanément perçus comme des adversaires. Dans les petits villages ruraux, il y a aussi un aspect directement lié au vécu quotidien: la bourgeoisie de droite à laquelle il faudrait s’opposer, c’est le voisin. Et les immigrés et les classes populaires du 93 avec lesquelles on devrait s’allier, on ne les a jamais vus. Je prends cet exemple pour montrer qu’il y a des héritages culturels, politiques, idéologiques, de plusieurs dizaines d’années, qui pèsent et qui font obstacle à l’unité des classes populaires. Il ne s’agit pas d’obstacles indépassables, mais il n’y a pas non plus de solution disponible et immédiate pour remplacer un travail politique de longue haleine.

Amélie Jeammet : Je lance une hypothèse sur les résultats des législatives. Imaginons qu’il n’y ait pas de majorité absolue qui se dégage, mais qu’on se retrouve avec trois blocs : la NUPES, un bloc Macron et un bloc RN. Devrait-on alors s’attendre, sur quelques dossiers, à des alliances entre le bloc macroniste et le bloc RN?

Bruno Amable : J’ai du mal à l’imaginer, parce que du point de vue de l’extrême-droite, ce ne serait pas très habile. Ils ont au contraire intérêt à rester une force d’opposition ou au moins ne pas apparaître comme des soutiens d’une majorité macroniste. On peut imaginer des alliances ponctuelles, sur des lois ultra-sécuritaires par exemple, mais ils n’auraient pas intérêt à voter la réforme des retraites de Macron. Même s’ils n’y sont pas fondamentalement opposés. Et ils ont aussi intérêt à jouer les maximalistes. Dans le registre des thèmes absurdes des campagnes électorales, il y a cette histoire des « impôts de production». Il y avait une course de Macron à l’extrême-droite pour déterminer qui allait baisser le plus possible ces fameux impôts. Quoi que Macron puisse faire dans cette direction, ils ont toujours intérêt à dire que ce n’est pas assez. Donc je n’imagine pas une alliance explicite parce que je pense que ce ne serait pas rationnel.

Amélie Jeammet : Irrationnel par rapport à l’idée que le RN se donne l’image du parti antisystème, et que cela lui imposerait d’y renoncer ?

Bruno Amable : Si j’étais à leur place, je me dirais qu’on a un avantage à être anti-système parce qu’on n’a jamais gouverné. Si on se met en position de perdre cet avantage parce qu’on vote les lois sans même gouverner, on perd sur tous les côtés. À mon avis, ils n’ont pas intérêt à faire ça. S’il y avait simplement une majorité relative pour Macron, ce serait une situation très instable. S’il y avait une majorité relative pour la gauche, il y aurait intérêt, du point de vue de l’extrême-droite, à s’opposer, mais il y aurait un risque pour les macronistes, qui serait de voter avec l’extrême-droite contre la gauche. Et là, c’est la partie de leur argumentaire qui consiste à dire qu’ils ne sont pas avec les extrêmes qui disparaîtrait.

Stefano Palombarini : Il faut raisonner sur cette structure en trois pôles pour la période qui vient, tout en sachant que cela ne va pas durer très longtemps. Mais dans cette phase, il va y avoir une compétition entre le pôle d’extrême-droite et le pôle de la gauche de rupture pour déterminer qui est le véritable opposant au bloc bourgeois. Et tant que cette compétition est ouverte, ni l’un ni l’autre n’ont intérêt à s’allier à Macron. Le discours est différent pour LR, voire pour la fraction dissidente du PS, qui sont désormais des forces minoritaires. Mais pour ce qui est de l’extrême-droite et de la gauche de rupture, leur objectif est de se légitimer comme l’alternative au pouvoir macroniste, auquel ils ont donc tout intérêt à s’opposer. Après quoi, cette compétition, à un moment donné, va se terminer. Il ne faut pas tirer des conclusions hâtives, mais dans la campagne des législatives, la gauche semble avoir pris un petit avantage. En tout cas, je pense que les choses deviendront claires au cours du quinquennat. Et il y a donc deux scénarios possibles.

« Il va y avoir une compétition entre le pôle d’extrême-droite et le pôle de la gauche de rupture pour déterminer qui est le véritable opposant au bloc bourgeois. Et tant que cette compétition est ouverte, ni l’un ni l’autre n’ont intérêt à s’allier à Macron. »

Le premier passe par l’échec de la gauche, qui deviendrait plus probable si la Nupes se révélait un simple accord électoral sans avenir. Dans ce cas, on irait vers un bipolarisme à l’anglo-saxonne, qu’on retrouve en réalité aussi dans plusieurs pays d’Europe continentale, avec un bloc qui se prétend progressiste et démocrate, opposé à une alliance identitaire et traditionaliste. Il faut voir que, dans ce type de bipolarisme, les réformes néolibérales ne rencontreraient plus d’obstacle au niveau de la représentation démocratique. Bien sûr, elles susciteraient une opposition sociale, qui cependant ne trouverait plus d’interlocuteurs parmi les élus. On peut même dire que la transition néolibérale implique une série de réformes qui portent sur les institutions économiques, et qu’elle implique aussi une telle reconfiguration du système politique. Évidemment, ce scénario correspondrait à l’échec total de la stratégie de Mélenchon, qui, depuis sa sortie du PS, travaille à la construction d’une alternative politique au néolibéralisme. Et ce n’est pas du tout étonnant de constater que Mélenchon est considéré comme l’ennemi à abattre non seulement par Macron et Le Pen, mais par le système médiatique dans son ensemble. Ce n’est pas certain qu’ils y arriveront, car la souffrance sociale engendrée par les réformes est telle que la gauche de rupture dispose, potentiellement, d’un vrai socle social.

Il y a aussi un second scénario, celui dans lequel cette gauche s’affirmerait comme une vraie prétendante au pouvoir. On aurait alors un conflit politique de tout autre nature, qui porterait sur les questions sociales et économiques, et même sur les modalités d’organisation de la production, de l’échange et de la consommation. Une telle situation produirait presque mécaniquement un rapprochement entre le bloc bourgeois et l’extrême-droite, qui sur ces enjeux ont des positions absolument compatibles. Je ne crois pas que cela irait jusqu’à un parti unique de la droite, même s’il est intéressant de noter qu’un tel rapprochement se produirait alors que la succession de Macron sera certainement ouverte du côté de LREM, et celle de Le Pen possiblement au RN. Mais socialement, il n’y aurait pas de fusion complète entre le bloc bourgeois et celui d’extrême-droite. D’une certaine façon, le double jeu du RN ne serait plus tenable, et une partie des classes populaires qui votent pour ce parti ne suivraient pas le mouvement. Si donc le bloc de la gauche de rupture se consolidait et s’affirmait, il se retrouverait confronté à un nouveau bloc qui s’agrégerait autour du soutien au modèle néolibéral, avec une composante autoritaire importante, probablement aussi avec une composante identitaire et xénophobe. Mais bon, ces deux scénarios hypothétiques concernent l’avenir. Pour l’instant, nous sommes dans une configuration tripolaire, et pour revenir à ta question, il n’y a pas dans une telle configuration d’alliance envisageable avec Macron, ni pour la gauche de rupture ni pour l’extrême-droite.

Bruno Amable : Pepper D. Culpepper, un politiste américain, fait une différence entre ce qu’il appelle la noisy politics et la quiet politics. En gros, ce qui est lisible dans le débat public, et ce qui échappe au grand public, aux médias… Typiquement, la noisy politics, c’est par exemple la déchéance de la nationalité, et la quiet politics, c’est tout un tas de mesures de libéralisation financière que personne ne remarque parce que c’est trop compliqué, et dont on ne comprend qu’après les conséquences. Macron et l’extrême-droite n’ont pas du tout intérêt à se rapprocher sur la noisy politics. Mais sur la quiet politics, je ne suis pas sûr. Ils pourraient très bien s’entendre sur des choses qui échappent au débat public.

Où va le bloc bourgeois ?, par Bruno Amable et Stefano Palombarini, Editions La Dispute, 2022.

Pourquoi les centristes italiens n’arrivent pas à combattre l’extrême-droite

Giorgia Meloni, Matteo Salvini et Silvio Berlusconi, respectivement leaders des Fratelli d’Italia, de la Lega et de Forza Italia. Les trois partis forment l’alliance des droites, dominée par les Fratelli. © Presidenza della Repubblica

Les Frères d’Italie, parti d’extrême-droite dirigé par Giorgia Meloni, sont en bonne voie pour remporter les élections italiennes ce dimanche. Il bénéficie de la complaisance des médias et de l’échec du centre-gauche à proposer une solution permettant au pays d’échapper à la stagnation. Article de David Broder, publié par Jacobin, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.

Selon les sondages, la coalition dite de « centre droit », du moins d’après les médias italiens, frôle les 50% d’intentions de vote pour le scrutin de ce dimanche. Dès lors, elle est quasiment assurée d’obtenir une large majorité au Parlement. Toutefois, force est de constater que parler de « centre droit » est un doux euphémisme. Tant Fratelli d’Italia (Frères d’Italie), le parti postfasciste de Giorgia Meloni qui est la force principale de cette alliance (crédité d’environ 24 % dans les sondages), que la Lega (Ligue) de Matteo Salvini (créditée de 14 %) font cause commune en promettant d’énormes réductions d’impôts tout en déversant une propagande haineuse visant, entre autres, les immigrants, les « lobbies » LGBTQ et « le remplacement ethnique en cours ».

Fratelli d‘Italia n’est pas assuré d’arriver en tête. Dans les sondages, il est au coude-à-coude avec le Parti démocrate (centre-gauche). Toutefois, les projections en sièges de ce dernier sont bien moins fiables faute d’alliés de poids. Le Parti démocrate affirme qu’il poursuivra la politique menée par le gouvernement technocratique transpartisan de Mario Draghi, constitué en février dernier pour mettre en œuvre le plan de relance européen et dissout suite à la démission de ce dernier durant l’été. La majorité de Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne, s’appuyait également sur Forza Italia de Silvio Berlusconi, la Lega, et l’éclectique Mouvement cinq étoiles ; ayant perdu le soutien de ceux-ci en juillet dernier, le Parti démocrate est désormais isolé.

Sur l’histoire des gouvernements technocratiques en Italie et leur caractère antidémocratique, lire sur LVSL l’article de Paolo Gerbaudo « Italie : le gouvernement technocratique de Draghi est une insulte à la démocratie »

Cette situation est à l’origine d’une illusion d’optique typique de la vie politique italienne, où les représentants de la droite affirment combattre une gauche soi-disant hégémonique, alors même qu’il n’y a plus de gauche à proprement parler en Italie. Le gouvernement Draghi était le dernier avatar d’une longue série de grandes coalitions et de « gouvernements techniques » qui se sont succédé ces dernières décennies, soutenus notamment par le Parti démocrate, farouche garant de la stabilité institutionnelle. Mais, compte tenu du substrat intrinsèquement néolibéral et décliniste de la vie politique italienne, la campagne de 2022 se joue une fois encore entre ce centre gauche néolibéral et managérial et les partis d’extrême-droite qui affirment vouloir mettre un terme à « une décennie de gouvernements de gauche ».

Au milieu des turbulences actuelles que connaît le système des partis, le fait de ne pas appartenir au gouvernement Draghi a assurément aidé Fratelli d’Italia à ratisser à droite. Le parti n’était crédité que de 4 % en 2018, et à peu près la moitié de ceux qui lui apportent désormais leur soutien sont d’anciens électeurs de la Lega, qui a elle-même connu un  essor en 2018-2019, lorsque Matteo Salvini était ministre de l’Intérieur. Cependant, le fait que la Lega ait rejoint les autres grands partis pour soutenir Draghi depuis février 2021 a permis à Meloni de se poser en seule opposante. Durant un an et demi, elle a ainsi mis l’accent sur son approche « constructive », hostile à la « gauche au pouvoir » mais pas à Draghi lui-même. Par ailleurs, Fratelli d’Italia n’a eu de cesse de souligner sa fidélité à l’Union européenne et à l’OTAN et d’appuyer les fournitures d’armes à l’Ukraine, pour témoigner de son atlantisme. Autant de moyens de rassurer l’oligarchie que ses intérêts ne seront pas menacés.

Fratelli d’Italia n’a eu de cesse de souligner sa fidélité à l’Union européenne et à l’OTAN et d’appuyer les fournitures d’armes à l’Ukraine, afin de rassurer l’oligarchie que ses intérêts ne seront pas menacés.

Quant au centre-droit, une fraction de celui-ci était mécontente à la fin du gouvernement Draghi. Au début de la campagne, le Parti démocrate a cajolé des personnalités comme Renato Brunetta, un allié de longue date de Berlusconi, qui a fini par quitter Forza Italia (parti de Berlusconi, membre de l’alliance des droites). Un peu à la façon des Démocrates américains à la recherche de Républicains « modérés », anti-Trump, certains au centre-gauche n’ont pas renoncé à l’idée de trouver des interlocuteurs à droite, quitte à se tourner vers des personnalités (notamment Berlusconi) qui, par le passé, représentaient le « mal » auquel un vote « du moindre mal » devait faire barrage. Le seul problème est qu’avec le temps, le mal ne cesse d’empirer.

Les fantômes du passé n’ont pas refait surface

Nombre de médias italiens ne font aucun effort pour « diaboliser » Meloni. « Peut-on arrêter de faire référence au passé ne serait-ce que pendant deux mois ? » a même demandé le journaliste Paolo Mieli au début de la campagne. Quoi qu’en dise Mieli, personne n’avait prétendu que Fratelli d’Italia projetait une « marche sur Rome » pour célébrer le centenaire de l’arrivée au pouvoir de Benito Mussolini en octobre 1922. En réalité, Enrico Letta lui-même, leader du Parti démocrate, entretient depuis quelques années des relations cordiales avec Meloni. Néanmoins, il y a manifestement quelque chose d’inhabituel à ce que qu’une aspirante Première ministre ait besoin d’insister sur le fait que les « nostalgiques » de son parti – un euphémisme pour désigner les dirigeants du parti qui affichent les symboles et les oriflammes de la république de Salo qui a collaboré avec les nazis – sont des « traîtres à la cause ».

Le fait que Mieli, ancien étudiant de Renzo de Felice (célèbre biographe de Mussolini) et l’auteur de nombreux livres sur l’Italie du vingtième siècle, appelle à arrêter de faire référence au passé est significatif. Sa demande a été reprise par des pans entiers des médias nationaux, qui font souvent preuve d’une étonnante amnésie, y compris sur l’histoire récente. Fratelli d’Italia, héritier du Movimento Sociale Italiano (MSI – Mouvement social italien) néofasciste créé en 1946, nie régulièrement en bloc les assertions de racisme et d’éloge du fascisme de ses dirigeants, ainsi que leurs liens avec d’autres groupes militants, arguant que tout cela n’est que « calomnies ». Ces démentis sont repris en chœur par les journalistes des quotidiens de droite qui soulignent que puisque le « fascisme n’est pas de retour » – et il ne l’est pas effectivement pas de manière littérale – la question n’a pas lieu d’être.

Des indices montrent toutefois que le passé de certains candidats revient les hanter, même si cela ne concerne pas l’aile postfasciste de la politique italienne. Raffaele La Regina, candidat du Parti démocrate dans la région méridionale de Basilicate, a dû retirer sa candidature après que la révélation de propos datant de 2020 où il remettait en question le droit d’Israël à exister. De grands quotidiens comme Il Corriere et La Repubblica ont alors, assez bizarrement, fait remarquer que les anciennes déclarations des politiciens postées sur les médias sociaux sont désormais utilisées à des fins électorales. Toutefois, les anciennes allégations répétées de Meloni selon lesquelles l’« usurier » George Soros, un milliardaire juif d’origine hongroise, « finance un plan de substitution ethnique des Européens » n’ont pas été évoquées durant la campagne actuelle.

La vraie menace que représente Fratelli d’Italia, si le parti venait à accéder au pouvoir, est bien moins un « retour au fascisme » que l’érosion des normes démocratiques et de l’Etat de droit.

La vraie menace que représente Fratelli d’Italia, si le parti venait à accéder au pouvoir, est bien moins un « retour au fascisme » que l’érosion des normes démocratiques et de l’Etat de droit. Les campagnes calomnieuses officielles contre les opposants et les minorités similaires à celles pratiquées en Pologne et en Hongrie, pourraient également se multiplier. Plus encore que la Hongrie, la droite polonaise du PiS sert en effet de modèle au parti de Meloni, d’autant que celle-ci semble avoir retrouvé une certaine légitimité au sein des cercles dirigeants de l’Union européenne depuis l’invasion russe de l’Ukraine. De plus, si Meloni a par le passé encensé Vladimir Poutine, elle adhère davantage aux positions atlantistes que la Lega, bien que son parti soit plus proche de la Conservative Action Political Conference (CPAC) et de l’aile trumpiste du Parti républicain que de l’administration démocrate actuellement au pouvoir à Washington.

Ainsi, il n’y aucune chance que Meloni ne cherche à sortir de l’euro ou de l’Union européenne, pourtant à l’origine de la stagnation économique de l’Italie depuis deux décennies. En revanche, un gouvernement dirigé par Meloni risque d’infliger des dommages durables de deux façons. D’une part en appelant à un blocus naval contre les bateaux de migrants, un acte démagogique non seulement illégal mais aussi à même de tuer des milliers d’êtres humains. D’autre part en proposant différents projets de réécriture de la Constitution italienne pour y inclure des articles vagues et fourre-tout pour lutter contre les critiques de la gauche, par exemple en criminalisant l’« apologie du communisme » ou du « totalitarisme islamique ». Derrière ce renversement du caractère antifasciste (rarement appliqué) de la Constitution actuelle se cache le projet de transformer l’Italie en une république présidentielle, en remplaçant le système parlementaire actuel par un exécutif tout-puissant.

Une campagne qui n’aborde aucun sujet de fond

Compte tenu de l’avance de Meloni dans les sondages, sa campagne se veut plutôt discrète, presque entièrement consacrée à répondre à la gauche qui l’accuse de ses liens avec le fascisme. Elle a notamment réalisé une vidéo sur le sujet à destination de la presse internationale – une déclaration face caméra, sans questions de journalistes – dans laquelle elle affirme que le fascisme appartient à « l’histoire ancienne » et où elle dénonce les « lois antijuives de 1938 » et la « dictature ». Le choix des termes, moins critiques du passé que ceux adoptés en son temps par Gianfranco Fini, leader historique du MSI (ancêtre des Fratelli) dans les années 1990-2000, vise de toute évidence à éviter de condamner la tradition néo-fasciste proprement dite. Meloni insiste d’ailleurs sur le fait que la gauche invoque l’histoire faute de trouver quoi que ce soit à dire sur son programme de gouvernement.

Le fait qu’aucune force politique majeure n’ait abordé la question de l’appartenance à la zone euro dans la campagne témoigne du caractère superficiel de la campagne conduite depuis cet été.

Sur ce dernier point, il est malheureusement difficile de lui donner tort. En réalité, les deux camps principaux, à savoir le bloc centriste du Parti Démocrate et l’alliance des droites, manquent cruellement de propositions concrètes pour les cinq prochaines années. La recherche par le Parti démocrate des voix centristes en grande partie imaginaires (et la multitude des petits partis néolibéraux qui affirment représenter ce « troisième pôle ») est également un épiphénomène de ce problème. Alors que Fratelli d’Italia rassemble l’électorat de droite sous un nouveau leadership, le centre-gauche semble paralysé, uniquement capable de se retrancher derrière la défense d’un modèle économique qui a conduit la croissance italienne à stagner depuis la fin des années 1990, tout en ayant recours à des subventions temporaires et à des mesures d’allègement pour en atténuer les répercussions. Le fait qu’aucune force politique majeure n’ait abordé la question de l’appartenance à la zone euro dans la campagne témoigne du caractère superficiel de la campagne conduite depuis cet été. Le cercle vicieux de faibles niveaux d’investissements, de modestes gains de productivité, de creusement de la dette publique, et de taux d’emploi structurellement bas a donc toutes les chances de continuer à frapper l’Italie.

En matière économique, les propositions de Meloni et de ses alliés sont tout aussi inadaptées que celles de leurs adversaires centristes. Le « centre-droit » promet notamment une réduction générale de la fiscalité et de la bureaucratie, tout en promettant de taxer davantage les entreprises non-européennes, censées être responsables à elles seules de l’évasion fiscale phénoménale dont est victime l’Italie. La proposition de Fratelli d’Italia pour stimuler l’emploi – des réductions d’impôts pour les entreprises (italiennes) qui créent des emplois – n’est qu’un pansement sur la jambe de bois des faiblesses économiques structurelles. En parallèle, Meloni souhaite remettre en question les allocations versées aux demandeurs d’emploi. Au sein de la coalition de droite, la proposition de la Lega d’un taux d’imposition uniforme de 15% – quitte à creuser un trou de 80 milliards d’euros dans les comptes publics – est tellement extravagante qu’on se demande pourquoi le parti ne propose pas d’aller encore plus loin en proposant un taux de 10% ou de 5%. La candidature, sur les listes de Fratelli d’Italia, de Giulio Tremonti, ministre des Finances à plusieurs reprises sous l’ère Berlusconi, témoigne sans la moindre ambiguïté de l’absence d’alternative en matière de politique économique.

À la gauche du Parti démocrate, certaines forces politiques tentent d’imposer la politique sociale dans la campagne. L’une, quoique plutôt chimérique, est le Mouvement cinq étoiles, dirigé par Giuseppe Conte : après avoir été au début de la dernière législature un fragile allié de la Lega de Salvini, il a fait de la défense de l’allocation aux demandeurs d’emploi déposée en 2019 (improprement appelée « revenu citoyen ») sa politique phare. Etant donné le départ de Luigi Di Maio, ancien dirigeant du parti, et ses alliances à géométrie variable (avec la Lega, puis avec le Parti Démocrate, avant de soutenir le gouvernement technocratique de Draghi, qui incarnait tout ce que les 5 Étoiles ont toujours dénoncé, ndlr) il obtiendra probablement autour de 10%, bien loin des 32% de 2018. Une partie des forces de la gauche et des écologistes s’est alliée au Parti démocrate (avec notamment la candidature du défenseur des ouvriers agricoles Aboubakar Soumahoro, d’origine ivoirienne) et soutient donc le cap néolibéral de ce parti. Enfin, une gauche indépendante de toute alliance se présente sous la bannière de l’Unione Popolare (Union populaire), emmenée par l’ancien maire de Naples Luigi de Magistris. Créée au dernier moment – les élections étant  initialement prévues pour le printemps prochain – cette liste a peu de chances d’obtenir des élus au Parlement.

La période actuelle, à travers la percée des Fratelli, est réellement porteuse de nouveaux dangers : de nombreux dirigeants de ce parti sont non seulement des adeptes déclarés des théories du complot de l’alt-right mais également des défenseurs de criminels de guerre fascistes.

Ainsi, si la vie politique italienne est marquée par une profonde polarisation rhétorique avec des affrontements verbaux permanents et par la récurrence du symbolisme historique, aucune réelle alternative ne semble vraiment émerger. En réalité, le malaise économique est plus chronique que réductible à une période de crise en particulier : l’estime des citoyens à l’égard des partis est en baisse depuis plus de trente ans, et les choses ne sont pas près de changer. Cependant, la période actuelle, à travers la percée des Fratelli, est réellement porteuse de nouveaux dangers : de nombreux dirigeants de ce parti sont non seulement des adeptes déclarés des théories du complot de l’alt-right mais également des défenseurs de criminels de guerre fascistes. En diffusant récemment une vidéo d’une femme qui prétend s’être fait violer par un immigrant, Meloni nous révèle beaucoup de choses sur sa vraie personnalité. L’espoir de ne pas la voir accéder au pouvoir paraît bien mince.

En Italie, face à l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite, quel avenir pour la gauche ?

Ce dimanche, une coalition dominée par l’extrême droite devrait remporter haut la main les élections en Italie. Dans le pays qui hébergeait autrefois l’un des plus puissants mouvements ouvriers d’Europe, une gauche populaire et de rupture peine à voir le jour. Par Aurélie Dianara, chercheuse à l’Université d’Évry Paris-Saclay et autrice d’un ouvrage à paraître sur la gauche et l’Union européenne.

Cent ans après la marche sur Rome, les héritiers du fascisme s’apprêtent-ils à remporter les élections législatives en Italie ce 25 septembre ? Le parti d’extrême droite Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni se place en tête de tous les sondages avec près de 25% d’intentions de vote. Une coalition de droite et d’extrême droite réunissant Fratelli d’Italia, la Lega de Matteo Salvini et Forza Italia de Silvio Berlusconi, est donnée largement favorite. Pour la première fois, une des économies majeures de l’Union européenne sera donc vraisemblablement dirigée par l’extrême droite.

[NDLR : pour une mise en contexte de ces élections, consulter le dossier « Italie : la poudrière de l’Europe ? » sur LVSL]

Ces élections anticipées, organisées à la hâte après la chute du gouvernement de l’ex-banquier et ex-président de la Banque centrale européenne Mario Draghi, annoncent donc une nouvelle reconfiguration du paysage politique italien, où un « bloc populaire » peine à voir le jour. Qui plus est, dans un contexte marqué par une inflation galopante, une aggravation de la crise sociale et climatique, la perspective d’une pénurie énergétique, sans oublier une crise sanitaire et un conflit mondial dont on ne voit pas la fin, et face à cette victoire quasi certaine de la droite, un taux d’abstention record se profile. 

Le parti de Meloni est loin de prôner des politiques en faveur des classes populaires. Tourné davantage vers la classe moyenne et la petite bourgeoisie, il défend un programme néolibéral : diminution des impôts, réduction du coût du travail, augmentation des aides aux entreprises, etc. Les milieux d’affaires italiens ne s’y sont d’ailleurs pas trompés et penchent désormais pour la candidature de Meloni.

Dans un pays où la gauche a presque disparu depuis plusieurs décennies, le défi pour la reconstruction d’une gauche populaire et de rupture est immense – mais nécessaire.

Le retour des néofascistes au pouvoir ?

Si la coalition électorale que certains médias et commentateurs politiques italiens s’entêtent à qualifier de « centre-droit » ratisse large, allant de la démocratie chrétienne à l’extrême droite, c’est bien un parti aux racines fascistes qui est appelée à la dominer – et très nettement. Né en 2012, Fratelli d’Italia s’inscrit dans la continuité historique du Mouvement social italien (MSI) fondé en 1948 par des nostalgiques de Mussolini. Giorgia Meloni, présidente du parti depuis 2014, a d’ailleurs fait ses premiers pas en politique à quinze ans au sein du Front de la jeunesse, l’organisation des jeunes du MSI, avant de rejoindre l’Alliance nationale de Gianfranco Fini, née sur les cendres du MSI, parti pour lequel elle devient députée en 2006, à 29 ans, puis, deux ans plus tard, ministre de la jeunesse sous un gouvernement de Berlusconi.

Bien qu’il se distingue de formations ouvertement néofascistes, comme Forza Nuova ou CasaPound, se présente comme « conservateur » et se défende d’avoir des sympathies pour Mussolini, le parti cultive les références à l’héritage fasciste italien, à commencer par la flamme tricolore représentée dans son logo. Ces dernières années, il a compté parmi ses représentants l’arrière-petit-fils du Duce Caio Giulio Cesare Mussolini, candidat aux européennes en 2019, mais aussi sa petite-fille Rachele Mussolini, qui obtient le plus de voix aux municipales de Rome en 2021. Par ailleurs, et de manière encore plus significative peut-être, Meloni refuse de célébrer le 25 avril, l’anniversaire de la libération de l’Italie, symbole de la Résistance et de la victoire contre le régime de Mussolini et l’occupation nazie. L’honneur, l’identité italienne, et la défense de la famille traditionnelle et de la nation face au déclin civilisationnel et au risque migratoire sont des valeurs omniprésentes dans les discours du parti.

Mais sous l’impulsion de Meloni, Fratelli d’Italia a su depuis quelques années dédiaboliser son image et se donner des airs de modernité. Le parti insiste sur son attachement à la démocratie et au respect des institutions, et mobilise des références à des auteurs de gauche ou démocrates comme Berthold Brecht, Hannah Arendt, Pier Paolo Pasolini, ou encore la partisane Tina Anselmi. Paradoxalement, Meloni a également su mettre habilement en avant le fait d’être une femme, par exemple pendant sa campagne aux élections municipales de Rome en 2016 alors qu’elle était enceinte et encaissait les commentaires sexistes de ses rivaux, ou bien lors d’un discours donné en octobre 2019 à Rome, où elle déclarait « Je m’appelle Giorgia, je suis une femme, une mère, je suis italienne, je suis chrétienne. Vous ne me l’enlèverez pas ! » – déclaration devenue virale sur les réseaux sociaux.

Dans son autobiographie publiée en 2021, Io sono Giorgia (Je m’appelle Giorgia), elle livre le portrait d’une femme normale, avec ses forces et ses fragilités, conservatrice mais attachée à la pop culture ; elle narre entre autres ses origines populaires, la douloureuse absence de son père (communiste), sa maternité et l’amour qui la lie à sa fille, sa foi et son ascension en politique.

Meloni
Giorgia Meloni prend la parole sur la place San Giovanni à Rome, octobre 2019

Cette mise en récit, ainsi que sa stratégie résolue à se placer comme force d’opposition, a permis à Fratelli d’Italia de passer de moins de 2% aux élections législatives de 2013, 4% à celles de 2018, à la première place du podium aujourd’hui. Et de siphonner, en plus de leur électorat, le personnel politique des autres formations traditionnelles de droite, comme Daniela Santanché, Guido Crosetto et Rafaelle Fitto, anciens berlusconiens. La Lega de Salvini, alliée au pouvoir du Mouvement Cinq Étoiles (M5S) puis du gouvernement d’ « union nationale » Mario Draghi ces dernières années, est ainsi passée quant à elle de plus de 34% de voix aux européennes de 2019 à environ 12% d’intentions de vote aujourd’hui, alors que le parti de Berlusconi, qui a longtemps dominé la droite italienne, oscille autour de 8%.

Les volte-face et les promesses non tenues du Mouvement 5 étoiles – concernant la TAV mais aussi le gazoduc TAP dans les Pouilles, la sortie de l’euro et le rétablissement de la souveraineté populaire face à l’UE, l’abolition du Jobs Act, etc. – ont été nombreuses.

Pourtant, bien qu’il s’apprête à tirer profit du mécontentement suscité par les recettes néolibérales appliquées par tous les gouvernements qui se sont succédés ces dernières années, le parti de Meloni est loin de prôner des politiques en faveur des classes populaires. Tourné davantage vers la classe moyenne et la petite bourgeoisie, il défend un programme néolibéral (diminution des impôts, réduction du coût du travail, augmentation des aides aux entreprises avec une touche de protectionnisme), défend l’abolition du système d’aides sociales du « Revenu de citoyenneté » mis en place par le M5S, et s’oppose à l’instauration d’un salaire minimum – dans un pays qui compte pourtant 5,5 millions de working poor, sans parler du travail au noir. Les milieux d’affaires italiens ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, et penchent désormais pour la candidature de Meloni. Les bruits de couloir quant au prochain ministre des finances indiquent qu’il demeurera dans les clous de l’orthodoxie (Eurointelligence, 21/09/22).

Aux politiques pro-marché s’ajoutent l’annonce d’une réforme constitutionnelle pour instaurer un régime présidentiel, l’opposition à l’homoparentalité et à l’avortement (repeinte en défense du « droit à ne pas avorter »), sans oublier bien sûr des politiques anti-migrants et une militarisation accrue des frontières. En matière internationale, tandis que depuis la guerre en Ukraine, l’amitié avec la Russie a été remplacée par un atlantisme fervent qui renforce son soutien à l’Union européenne et à l’OTAN, l’alliance avec Victor Orban tient bon.

L’introuvable bloc populaire

Face à ce bloc des droites, l’offre politique est fragmentée et aucune force ne semble pour l’instant à même d’incarner une alternative crédible pour le vote populaire. Certainement pas la coalition centriste du Partito Democratico (PD) d’Enrico Letta qui, malgré ses gesticulations pour appeler au « vote utile » contre la droite, dépasse à peine les 20%, loin derrière la droite. Au cours d’un long parcours de droitisation, les sociaux-démocrates du PD ont soutenu ou même initié toutes les mesures néolibérales des dernières décennies. Les électeurs n’ont pas complètement oublié, par exemple, que c’est le PD de Matteo Renzi qui a imposé en 2016 le Jobs Act, une réforme qui a fait voler en éclat la protection contre les licenciements. Depuis, Renzi a quitté le parti et fondé Italia Viva, une petite formation qui fait désormais concurrence au PD au sein de l’extrême centre néolibéral.

Le M5S, ce mouvement étiqueté « populiste » qui il y a cinq ans rompait le bipolarisme du paysage politique italien en remportant 32% aux élections législatives, est aujourd’hui en déroute et tournait dans les derniers sondages autour des 10-12%. Certes, la formation fondée en 2009 par l’humoriste Beppe Grillo et l’entrepreneur Gianroberto Casaleggio avait su canaliser après la crise économique de 2008 les aspirations à davantage de démocratie participative et le ressentiment envers « la caste » politique. Il avait attiré à lui des militants de différentes luttes, notamment du mouvement no-TAV, opposé à la construction de la ligne de chemin de fer Lyon-Turin pour des raisons environnementales. Mais l’exercice du pouvoir, partagé un temps avec l’extrême droite de Salvini puis avec le PD, jadis son ennemi juré, avant de soutenir le gouvernement technocratique de « Super Mario », a peu à peu décrédibilisé le mouvement.

Les volte-face et les promesses non tenues – concernant la TAV mais aussi le gazoduc TAP dans les Pouilles, la sortie de l’euro et le rétablissement de la souveraineté populaire face à l’UE, l’abolition du Jobs Act, etc. – ont été nombreuses. Des crises internes ont également affaibli le M5S, qui a progressivement perdu une grande partie de ses élus aux parlements italien et européen, partis à droite comme à gauche ou au centre ; et son ancien leader Luigi di Maio a fait ses valises il y a quelques mois pour fonder Impegno civico, un petit parti désormais allié du PD.

On l’aura compris, les classes populaires italiennes ont cessé de s’identifier à un projet d’émancipation et de rupture avec l’ordre du capital – et ce depuis longtemps. En Italie, pays qui a pourtant donné naissance au plus puissant parti communiste d’Europe occidentale et qui a été un émulateur de mouvements sociaux et de pensée critique au XXème ècle, la gauche a été anéantie depuis deux ou trois décennies.

Aujourd’hui, le mouvement, dirigé par l’avocat et ancien premier ministre (2018-2021) Giuseppe Conte tente de se repositionner à gauche dans l’espoir de s’offrir une deuxième jeunesse. Pour récupérer les électeurs et électrices de gauche qui ne veulent plus donner leurs votes au PD mais rechignent de voter pour les petits partis de l’écologie et de la gauche radicale, le nouveau programme comporte l’introduction du salaire minimum, la réduction de temps de travail sans perte de salaire, le mariage pour tous, l’investissement dans les énergies renouvelables et la rénovation énergétique des logements, etc. Cette stratégie pourrait bien fonctionner en partie et gonfler finalement le score du M5S, même s’il est douloureux, pour l’électorat de gauche, de mordre à l’hameçon d’un mouvement qui s’est toujours autoproclamé « ni de gauche ni de droite », et qui une fois arrivé au pouvoir s’est allié avec Salvini, a rejoint le groupe des nationalistes britanniques de UKIP au Parlement européen, et a soutenu, à côté de quelques mesures progressistes comme le revenu de citoyenneté ou le gel des licenciements pendant la pandémie de Covid-19, des politiques économiques bénéficiant aux plus riches, une réduction du nombre de parlementaires, un « paquet sécurité » anti-migrants, une criminalisation des ONG qui secourent les migrants en mer, et une gestion sécuritaire de la crise sanitaire sans investissements réels dans le secteur de la santé.

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En 2018, Giuseppe Conte, l’actuel leader du Mouvement Cinq Étoiles, alors premier ministre, présente le décret sécurité et immigration avec Matteo Salvini, leader de la Lega

Contrairement à la France, où les dernières élections ont permis la montée en puissance d’un bloc populaire dominé par une gauche radicale, on peine à voir émerger en Italie un bloc populaire progressiste. Bien que Conte ait tenté de se présenter comme le « Mélenchon d’Italie », le M5S a refusé d’envisager une coalition avec les formations qui se situent à gauche du PD. Par ailleurs, selon les sondages, le M5S n’est que le quatrième choix des classes populaires, après l’abstention, Fratelli d’Italia, et la Lega. 

La reconstruction d’une gauche populaire et de rupture

On l’aura compris, les classes populaires italiennes ont cessé de s’identifier à un projet d’émancipation et de rupture avec l’ordre du capital – et ce depuis longtemps. En Italie, pays qui a pourtant donné naissance au plus puissant parti communiste d’Europe occidentale et qui a été un émulateur de mouvements sociaux et de pensée critique au XXème ècle, la gauche a été anéantie depuis deux ou trois décennies. La décrédibilisation de l’idée de « gauche » par l’évolution du PD, pourtant l’héritier du Parti communiste italien (PCI) dissout en 1991, ainsi que la contre-révolution culturelle menée par la droite depuis les années 1990, mais aussi la trajectoire déclinante de l’aile gauche de l’ancien PCI, constituée en Partito della Rifondazione Communista (PRC) en 1991, et le parasitage à gauche du M5S, en sont probablement les principales raisons.

À gauche du PD, à part le peu fiable M5S, deux options s’offrent aux électeurs. D’un côté, l’Alleanza Verdi-Sinistra, qui rassemble le parti écologiste modéré de Angelo Bonelli et Sinistra italiana de Nicola Fratoianni, dans l’espoir de dépasser les 3% du seuil électoral. Conformément à la stratégie décennale de ces formations, la coalition a accepté de se soumettre au « centre-gauche » libéral en passant un accord concernant le scrutin uninominal majoritaire – qui concerne un tiers des sièges, les deux-tiers restant étant attribués au scrutin proportionnel de liste – pour s’assurer quelques sièges au Parlement. Malgré cela, une partie de l’électorat de gauche semble se préparer à voter pour cette alliance, attirés notamment par la présence sur ses listes de militants importants des luttes sociales italiennes – comme Aboubakar Soumahoro, militant syndicaliste d’origine ivoirienne devenu l’une des figures de proue des luttes des travailleurs migrants, et Ilaria Cucchi, dont le frère Stefano a été assassiné par la police en 2009, et qui lutte depuis contre les violences policières.

De l’autre côté, une formation de gauche radicale qui refuse de jouer la béquille du camp néolibéral : l’Unione popolare, qui réunit Potere al Popolo et PRC aux côtés de l’ancien maire de Naples Luigi de Magistris et de son parti DemA, et est soutenu par d’autres éléments de la gauche anticapitaliste, comme le syndicat de base USB. La formation s’inspire de la NUPES lancée par la France insoumise ; elle défend en particulier l’introduction d’un salaire minimum de 10 euros de l’heure et 1600 euros par mois et la revalorisation des salaires et des retraites, la réduction du temps de travail sans perte de salaire, l’abolition du Jobs Act, des investissements massifs pour la bifurcation écologique, le blocage des prix et une taxe de 90% sur les « superprofits » des entreprises de l’énergie, l’interdiction des jet privés et des investissements dans les énergies fossiles, etc.

L’Unione popolare, lourdement ostracisée par les médias et les instituts de sondage, risque de ne pas dépasser le seuil électoral – elle oscillait dans les derniers sondages entre 1 et 2%. Une partie de l’électorat de gauche préfère en effet le « vote utile » pour l’Alliance Verdi-Sinistra ou même le M5S face à la menace d’une possible majorité des deux tiers pour la droite et le centre, qui leur permettrait de changer la constitution. 

Pour les membres de l’Unione popolare, ces élections ne sont qu’une étape vers la reconstruction d’une gauche populaire et de rupture capable d’organiser et de représenter les travailleurs, les classes populaires et les luttes sociales. C’est le pari fait par les militants de Potere al Popolo lors de sa création il y a cinq ans à l’appel d’un centre social autogéré de Naples, l’« Ex-OPG » : faire naître des assemblées citoyennes sur tout le territoire de la péninsule, ouvrir des « maisons du peuple » où se pratique l’aide mutuelle afin de recréer du lien social au sein des classes populaires (permanences médicales, soutien légal aux travailleurs et aux migrant, cantines populaires, soutien scolaire, etc.), fédérer les luttes sociales et syndicales. Pour construire une union populaire à la base, et non pas seulement au sommet.

Cette approche, qui rappelle en partie celle de la « révolution citoyenne » prônée par les insoumis, a convaincu Jean-Luc Mélenchon de se rendre à Rome ce mois-ci pour soutenir l’Unione popolare dans sa campagne. Pablo Iglesias a lui aussi fait le déplacement à Naples le week-end dernier pour marquer son soutien à cette gauche de rupture – si marginale soit-elle.

Difficile pourtant de reconstruire une organisation populaire dans un pays où il n’y a pas eu de mouvement social d’envergure depuis une quinzaine d’années. Quelques mobilisations importantes ont vu le jour, notamment celles des jeunes de Fridays for Future, des féministes de Non una di meno, des travailleurs et travailleuses de la logistique dans le nord et agricoles dans le sud, en majorité des migrants. En Toscane, les travailleurs de la société GKN (équipement automobile), soutenus par un mouvement populaire d’ampleur, ont mené une lutte victorieuse contre la fermeture de leur usine l’année dernière. Mais ces expériences restent exceptionnelles et isolées.

Cependant, la crise sociale est aigüe, et promet de s’empirer sous le prochain gouvernement. L’Italie est l’un des rares pays d’Europe où les salaires réels ont baissé au cours des trente dernières années. Le taux de chômage est l’un des plus élevés du continent, et touche particulièrement les jeunes ; les contrats à durée déterminée et les temps partiels forcés n’ont fait que se multiplier depuis quelques années ; et 600 000 travailleurs et étudiants ont quitté le pays pour chercher un emploi au nord de l’Europe en dix ans. Avec une inflation à 10%, et dans un pays où l’échelle mobile des salaires a été abolie il y a bien longtemps, des centaines de milliers de ménages sont menacés de sombrer dans la pauvreté, tandis que les super-profits atteignent de sommets – et que leurs bénéficiaires échappent bien souvent à la taxe spéciale de 10% introduite par le gouvernement Draghi. Un statu quo destiné à demeurer… jusqu’à ce qu’une explosion sociale ouvre de nouvelles perspectives pour la construction d’une gauche de rupture capable de constituer une alternative au bloc libéral et au bloc réactionnaire ?

Splendeurs et misères du grand marché européen

Le marché est le symbole de l’Europe du XXème siècle. Il devait apporter la paix et la prospérité. Sa construction nous aura pris trente-cinq ans, du traité de Rome au traité de Maastricht. C’est un grand espace où les biens, les personnes, les services et les capitaux doivent pouvoir circuler aussi librement entre les pays membres qu’au sein de chacun d’eux. Ce marché intérieur s’ouvre aussi sur l’extérieur, en respectant scrupuleusement les règles du commerce international et en signant de nombreux accords de libre-échange. Nous sommes aujourd’hui le premier marché de consommateurs du monde. Pourtant, la promesse n’est pas tenue : nous sommes grands dans la mondialisation, mais nous ne sommes pas aussi puissants ni aussi prospères que nous pourrions l’être. Pour plusieurs raisons. Par Chloé Ridel, directrice adjointe de l’Institut Rousseau et autrice D’une guerre à l’autre – l’Europe face à son destin (éditions de l’Aube, août 2022).

D’abord, le marché européen souffre de vices de construction qui laissent prospérer les paradis fiscaux et le dumping social en faveur de ceux qui savent en jouer – les grandes entreprises et les individus les plus favorisés –, accroît les inégalités territoriales entre les villes et les campagnes, ne permet pas de faire de l’écologie une priorité. Nous avons longtemps laissé le marché nous dicter nos règles en matière fiscale, sociale et environnementale, faute de les avoir sanctuarisées à un niveau satisfaisant – ce que les nations européennes ne sont pas parvenues à faire.

Ensuite, notre grand marché n’est pas au service de notre autonomie stratégique car il permet à nos adversaires d’utiliser nos propres règles contre nous, en bénéficiant de notre ouverture sans réciprocité. Dans les traités actuels, les chapitres qui portent sur la politique commerciale semblent parfaitement anachroniques. On y lit que celle-ci doit contribuer « au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs, ainsi qu’à la réduction des barrières douanières et autres »1. Cette phrase évoque une archive tant le contraste avec la réalité de la mondialisation au XXIème siècle est saisissant.

Où était le développement harmonieux lorsqu’en cinq ans, au début des années 2010, la filière européenne des panneaux solaires a été décimée par la concurrence chinoise, en violation massive des règles antidumping ? En 2011, l’Europe représentait 70 % du marché mondial du photovoltaïque contre 10 % pour la Chine. En 2016, l’Europe ne représentait plus que 9 % de ce marché, contre 45 % pour la Chine. Où était le développement harmonieux encore, quand des centaines de nos entreprises opérant dans des secteurs stratégiques sont passées sous contrôle étranger, après la crise économique de 2008 ? Le filtrage des investissements étrangers en Europe a été, jusqu’à récemment, le moins restrictif au monde.

L’anniversaire des 30 ans du traité de Maastricht nous donne l’occasion de revenir sur les vices originels de construction du marché européen, et la façon dont nous pourrions aujourd’hui les corriger. On l’aura compris, le grand marché s’est construit dans le souci de libérer les échanges, entre ses pays membres et vis-à-vis de l’extérieur. Les quatre libertés – des marchandises, des personnes, des capitaux et des services – sont au cœur de la symbolique européenne. Derrière le lustre, chacune a un envers moins glorieux. La liberté de circulation des personnes peut être synonyme d’émigration massive et de fuite des cerveaux. La mobilité des capitaux facilite l’évasion fiscale. La libre circulation des marchandises ne permet pas de favoriser les approvisionnements en circuits courts. Enfin, la libre circulation des services a fabriqué du dumping social à travers le système des travailleurs détachés. Pourtant, liberté de circulation ne rime pas forcément avec approfondissement des inégalités. Le problème réside dans la façon dont nous avons abaissé les barrières aux échanges, avant même que les pays n’aient eu le temps de s’accorder sur des règles communes qui auraient permis de réguler le marché dans le sens de l’intérêt commun, en gardant la main face aux multinationales, au monde financier ou aux particuliers qui pratiquent l’évasion et l’optimisation fiscale.

Les odes à l’Europe sociale n’ont jamais été suivies d’effet, bien que le progrès social soit un des objectifs des traités européens. Après avoir ouvert les vannes du grand marché, sans contrepartie, comment pouvaient-elles l’être ? Le problème est que François Mitterrand voulait l’Europe plus qu’il ne voulait l’Europe sociale, et à tout prix…

Revenons aux années 80. A l’époque, François Mitterrand est président de la République française et Jacques Attali est son conseiller spécial et son sherpa. Helmut Kohl est le chancelier de la RFA. La communauté économique européenne compte 12 pays membres. En 1986, les 12 se sont donnés, à travers “l’acte unique”, l’objectif d’achever la construction du marché intérieur avant le 1er janvier 1993. Il s’agit de construire un “espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée[1]. Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, initie près de 300 directives pour démanteler les obstacles – les lois nationales – à ces quatre libertés. Au 1er janvier 1988, la communauté européenne bascule sous une présidence allemande qui doit s’achever au mois de juin, avec un conseil des chefs d’État et de gouvernement des 12 à Hanovre.

L’un des objectifs du chancelier Kohl est de faire adopter, à Hanovre, la liberté de circulation des capitaux en Europe. La liberté de circulation des capitaux, de l’argent donc, est aujourd’hui une des quatre libertés du marché européen. Elle permet aux européens d’ouvrir un compte bancaire dans un autre pays, d’y acquérir des biens immobiliers ou encore d’y faire tout type d’investissements. En réalité, cette mesure ne concerne que très marginalement les citoyens. Peu de personnes ouvrent un compte bancaire à l’étranger – sauf ceux qui pratiquent l’optimisation ou l’évasion fiscale – ou achètent des biens immobiliers dans d’autres pays. La libre circulation des capitaux permet surtout aux entreprises d’investir dans d’autres entreprises européennes, d’en devenir propriétaires, de lever des fonds là où c’est le moins coûteux, mais aussi de pratiquer l’optimisation fiscale en mettant en concurrence les systèmes de fiscalité nationaux. 

Le projet soulève quelques inquiétudes au sein du gouvernement français, dont le chef est Michel Rocard. Ce 31 mai 1988, Jacques Attali les relate dans son journal : “Comme moi, Pierre Bérégovoy – le ministre des finances – est réservé sur la libération des mouvements de capitaux en Europe, car cela revient à supprimer les éléments encore en vigueur du contrôle des changes ; il deviendra possible de se faire ouvrir un compte en devises étrangères. Si l’harmonisation fiscale n’est pas menée parallèlement, il y a un risque de fuite des capitaux vers les pays où l’épargne est mieux rémunérée. Mais la France peut difficilement demander que l’harmonisation de la fiscalité de l’épargne constitue un préalable, sous peine de se voir accuser de freiner la démarche européenne”2. Plus loin, Jacques Attali ajoute pour lui-même : “l’harmonisation fiscale est au cœur de l’idée européenne, alors que la libéralisation des capitaux est un processus d’intégration financière de caractère mondial, et non européen. (…) La libération des mouvements de capitaux conférera un avantage fiscal aux revenus du capital par rapport aux revenus du travail”.

Pour éviter ces effets nuisibles, l’objectif pour la France est de concéder la liberté de circulation des capitaux contre une harmonisation de la fiscalité de l’épargne. Mitterrand en fait part au chancelier Helmut Kohl, lors d’une rencontre bilatérale à Évian que relate Jacques Attali : “François Mitterrand demande que la libération des capitaux et l’harmonisation de la fiscalité se fassent parallèlement; chaque État doit faire une partie du chemin; il ne saurait y avoir alignement fiscal par le bas”. Le Chancelier se serait alors engagé à accepter une taxation de l’épargne uniforme dans les 12 pays européens. “Le Président se contente de sa parole.”

Les jours passent et se rapprochent du Conseil européen de Hanovre. Le 25 juin 1988, la veille du sommet, une réunion préparatoire s’organise dans le bureau du président Mitterrand. Attali rapporte que Michel Rocard se montre “préoccupé par une Europe qui serait celle des forts et des puissants, et qui susciterait ainsi une réaction de rejet, traduite par des votes à l’extrême-droite”. Le lendemain, jour dit, François Mitterrand s’exprime en dernier dans le tour de table des chefs d’État : “L’harmonisation fiscale ne constitue pas un préalable, mais il faudra une démarche parallèle. On ne peut pas bâtir l’Europe autour de ses préférences, il faut des compromis… Nous ne ferons pas un préalable à l’harmonisation des fiscalités… mais la question se posera. Si l’argent file dans les paradis fiscaux, il faudra une démarche commune où ça craquera !”. Finalement, le chancelier allemand ne tint pas les engagements qu’ils avaient pris à Évian auprès de Mitterrand. “Helmut Kohl nous a lâché.”, relate Jacques Attali, “Libération des mouvements de capitaux sans contrepartie.”3

Un compte à rebours est lancé, jusqu’au 1er janvier 1990, où la libération des mouvements de capitaux en Europe doit entrer en vigueur. Attali sait qu’elles en seront les conséquences et revient à la charge auprès du président: “S’il n’y a pas simultanément harmonisation des législations fiscales, du droit bancaire et de la protection accordée aux placements hors d’Europe, elle aura les conséquences suivantes: alignement des pratiques fiscales sur l’épargne au taux le plus bas, c’est à dire zéro; il sera possible à chaque citoyen d’Europe de placer son épargne dans un pays tiers, donc en Suisse ou aux Bahamas; pour éviter de perdre leurs clients, les banques européennes se préparent à pratiquer le secret bancaire, qui n’est illégal qu’en France”. Le ton se durcit. A l’orée de 1989, Mitterrand affirme que « si l’Europe doit être une jungle dans laquelle aucun intérêt national ne devrait survivre, je dirai non ». En visite à Lille, le 6 février 1989, il déclare : “je ne veux pas d’une Europe où le capital ne serait imposé qu’à moins de 20%, tandis que les fruits du travail le seraient jusqu’à 60 !”. Il fait de “l’harmonisation de la fiscalité” un des thèmes de la présidence française de l’Union européenne, au deuxième semestre de 1989.

On ne peut pas reprocher à Mitterrand d’avoir ignoré les conséquences de la création d’une “jungle” européenne, vaste marché où les nations laissent les grandes entreprises et les individus qui le peuvent se jouer de leurs lois. On peut d’autant plus lui en vouloir d’avoir abandonné le combat. La politique est cruelle, où de petits renoncements peuvent avoir d’immenses conséquences. Au cours de son dernier mandat qui coïncide avec les dernières années de sa vie, Mitterrand dit beaucoup de choses qui ne sont pas suivies d’effet. Dans une note lapidaire de son journal, Jacques Attali retranscrit cette impression : « sauf urgence, le président a horreur des réunions. Il gouverne par admonestations épistolaires, souvent sans suite. Avoir dit semble parfois lui importer davantage que de voir faire ».

La suite est connue. Sans volet social, le marché européen a conduit à une dégringolade de la fiscalité du capital. Le 1er janvier 1990, la libération des mouvements de capitaux, en Europe comme vis-à-vis du reste du monde, est consacrée, sans aucune contrepartie fiscale. Dans Le Monde du 30 novembre 1989, Didier Motchane, membre du comité directeur du Parti socialiste, vitupère contre la politique européenne de la France, pris dans “le vide immense des bavardages dont s’enveloppe la succession ininterrompue de nos échecs et de nos reculs dans le domaine de la finance, de la fiscalité et de la monnaie”. Le socialiste a quelques mots cinglants sur la libération des mouvements de capitaux, envers laquelle le gouvernement de Michel Rocard s’est engagé “sans conditions”. “En quelques semaines”, raconte-t-il, “on a vu l’épargne française – actuellement taxée à 27% en ce qui concerne les obligations – promise à des perspectives de plus en plus riantes : 15, puis 10, désormais zéro ou presque”. Le 31 décembre 1992, toutes les barrières aux échanges allaient être abolies, le grand marché enfin créé. Le président Mitterrand promet aux français que le risque pris de “vivre ensemble, toutes barrières abattues4 en vaut la chandelle.

Finalement, l’Europe aura ainsi inventé l’un des pires fléaux de la mondialisation : le secret bancaire pour les riches et les impôts pour les pauvres, la concurrence fiscale entre États. Comme l’avait prédit Rocard, elle est devenue celle des puissants. Les odes à l’Europe sociale n’ont jamais été suivies d’effet, bien que le progrès social soit un des objectifs des traités européens. Après avoir ouvert les vannes du grand marché, sans contrepartie, comment pouvaient-elles l’être ? Il eût fallu des efforts immenses et une volonté de fer pour refuser de faire le marché à n’importe quel prix. Le problème est que François Mitterrand voulait l’Europe plus qu’il ne voulait l’Europe sociale, et à tout prix… En permettant que la libération des capitaux se fasse sans harmonisation fiscale, nous avons perdu un effet de levier qui aurait permis de construire notre marché différemment. En renonçant à aligner nos législations, nous avons laissé le marché nous les dicter, au détriment de l’intérêt général. Depuis 40 ans, l’Europe n’a obtenu presque aucun progrès en matière de justice fiscale, et la prophétie de Mitterrand s’est en partie réalisée : l’argent file dans les paradis fiscaux, dont certains sont européens. De 38% en 1993, la moyenne européenne du taux d’impôt sur les sociétés est passée à moins de 22 % en 2017, en cela inférieure à la moyenne mondiale (24%).

Ceci étant dit, il n’y a pas de fatalité. L’Europe revient progressivement sur l’ordre économique hérité des traités de Rome et Maastricht. Un impôt minimal sur les sociétés sera bientôt mis en place en Europe et au niveau mondial. La pandémie de COVID-19 a suspendu les règles budgétaires et celles en matière d’aide d’Etat. Elle a aussi fait pleuvoir les appels à “relocaliser” les productions nécessaires à notre autonomie alimentaire ou en matière de produits de santé. Le succès des appellations d’origine made in France, made in Italy, made in Germany traduit la sensibilité des consommateurs à la qualité des produits et à leur provenance, quitte à en payer le prix. En 2020, le contrôle des investissements étrangers a été renforcé. En juin 2021, la Commission européenne a proposé un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Europe. Cet instrument appliquerait, sur les produits importés dans le marché européen, la même taxe sur les émissions carbone que celle appliquée aux produits européens. Objectif : lutter contre la concurrence déloyale et réduire les émissions carbones importées. Bref, la protection du marché européen n’est plus un gros mot et nous sommes prêts à l’utiliser comme une arme pour faire respecter nos principes et les exporter.

Car, bien que le marché ait incarné les aspects les plus critiquables du projet européen – dogmatisme, inflation réglementaire, absence de vision stratégique – c’est une arme de choix et nous ne devrions pas risquer de la jeter avec l’eau du bain : première destination mondiale des marchandises, 500 millions de personnes, un niveau de vie supérieur à la moyenne mondiale, un bon niveau d’éducation, une importance donnée à la santé et à l’environnement. Pourvu qu’on en change les règles, nous pouvons en faire un levier non seulement pour accroître et maintenir notre qualité de vie, mais aussi pour imposer nos standards – environnementaux, sociaux, en matière de liberté – à ceux qui voudront y avoir accès.

Évidemment, les négociations sont toujours plus longues à 27 États. Mais lorsqu’une norme européenne est adoptée, elle est forte et peut s’exporter : quand l’Europe interdit la pêche en eau profonde, elle interdit aussi l’importation de produits pêchés en eau profonde à travers le monde. Tout récemment, le Parlement européen a adopté un règlement qui interdit l’importation en Europe de produits issus de la déforestation : soja, huile de palme, bœuf, cacao, café, bois, volaille, caoutchouc, cuir ou encore maïs… Notre marché devient une arme écologique, en exerçant une pression considérable pour que les producteurs du monde entier qui souhaitent exporter en Europe arrêtent de dévaster les forêts. Une nation européenne seule ne pourrait évidemment exercer une telle pression.

La semaine dernière aussi, la Commission européenne a proposé d’interdire l’importation de produits issus du travail forcé, qui visera notamment les vêtements confectionnés par des esclaves Ouïghours en Chine. Quelques mois auparavant, les 27 nations européennes avaient aussi adopté le règlement sur les marchés numériques (dit Digital Markets Act, DMA), qui doit imposer aux Gafam – Google, Apple, Meta (Facebook), Amazon et Microsoft – une série d’obligations et d’interdictions permettant de contrer leurs pratiques anticoncurrentielles. Quel pays d’Europe aurait pu imposer cela dans son coin ?

C’est bien pour cela qu’il est idiot de vouloir sortir unilatéralement ou d’adopter une approche de « rupture » purement confrontationelle vis-à-vis du marché comme des traités européens en général, sauf à perdre un effet de levier puissant. Les traités sont plastiques. On peut y déroger ponctuellement sur décision du Conseil européen, on peut les interpréter largement, on peut aussi les contourner. La désobéissance ponctuelle peut-être très utile si elle s’inscrit dans une logique transnationale et en miroir d’une demande concrète porté par une coalition de pays, en faveur d’un mieux disant social, environnemental ou en matière de libertés publiques. A contrario, la désobéissance solitaire ne peut être l’alpha et l’omega de la politique européenne de la France qui doit exercer un leadership en Europe, soit être une force de traction et de progrès.

Notes :

1 Article 7 du traité CEE.

2 Jacques Attali, Verbatim, Tome II, p. 30.

3 Ibid, p. 55.

4 Ibid.

Les pays du sud dans le piège de l’euro et du marché unique

German artist Ottar Hšrl’s sculpture depicting the Euro logo is pictured in front of former headquarter of the European Central Bank (ECB) in Frankfurt/Main, Germany, on February 15, 2017.

À l’heure des trente ans du traité de Maastricht le bilan s’impose, tant la monnaie unique est liée à une multitude de maux dans les pays du sud de l’Europe. La plupart d’entre eux ont connu la désindustrialisation et l’austérité salariale, puis les affres de la souveraineté limitée – leur mise sous tutelle par des institutions internationales visant à leur administrer des réformes néolibérales à marche forcée. Au plus grand bénéfice de l’Allemagne et des pays du nord, qui ont vu leurs excédents augmenter à la mesure des déficits du sud, et leurs profits croître sur la modération salariale imposée au sud. Depuis la pandémie, les institutions européennes affirment avoir changé de doctrine et inauguré un cadre plus favorable au sud de l’Europe. Par-delà les discours, ce sont les mêmes pratiques politiques, héritées de Maastricht, qui demeurent. Par Frédéric Farah, économiste et auteur de plusieurs ouvrages sur le libéralisme et la construction européenne, dont Europe : la grande liquidation démocratique (éditions Bréal, février 2017).

D’un point de vue économique, le marché unique avait déjà très largement profité au cœur industriel de l’Union européenne et accéléré la désindustrialisation d’une partie des pays du sud de l’Europe. Les effets d’agglomération et de polarisation leur ont été défavorables. Toute une littérature académique l’a amplement démontré.

L’euro allait continuer le travail de sape des bases économiques et industrielles de ces pays. De 2001 à 2008, l’euro a été très largement surévalué pour les pays du sud. À la faveur de la crise de 2008 et surtout des dettes souveraines, l’épargne des pays du sud s’est dirigée vers les pays du centre.

Dans un cadre si peu coopératif, les pays du sud ont été acculés à des stratégies parasitaires : dumping fiscal agressif, compression du cout du travail, etc. Mais ces choix n’ont pas enrayé les dynamiques de fond : tassement démographique, fuites des cerveaux, insuffisance des investissements publics.

D’un point de vue politique, la constitutionnalisation des politiques économiques est également venue porter un rude coup aux souverainetés populaires de ces pays (inscription dans les Constitutions d’une règle d’or budgétaire, logique mémorandaire, subordination des parlements en matière budgétaire, interférence électorale…).

Cette œuvre de déconstruction économique et politique a commencé dès la préparation à la monnaie unique. L’Italie, la Grèce, l’Espagne, Chypre, le Portugal se sont infligés une cure d’austérité pour satisfaire aux critères de Maastricht, entrant dans une logique déflationniste avant même l’adhésion à la monnaie unique.

Italie : de l’adhésion enthousiaste à l’extrême droite aux portes du pouvoir…

Ce choix de la monnaie unique a eu de lourdes conséquences. Ce que l’Italie avait réalisé en 1993 – une forte dévaluation de la lire, qui avait eu des résultats positifs en termes de croissance – ne lui sera plus possible. Depuis 1999, le niveau de vie de l’Italie stagne, voire diminue. Dans la compétition avec l’Allemagne, la perte de sa monnaie lui a été plus que dommageable. Le pays a dégagé des excédents primaires en matière budgétaire pendant presque 20 ans au détriment de ses investissements publics et de son système de santé. Depuis plus de dix ans, l’Italie vit sous surveillance européenne. Deux gouvernements techniques – celui de Mario Monti et Mario Draghi – ont explicitement eu pour fonction de mettre en œuvre les politiques amères de l’Union. Quant aux autres présidents du conseil, ils ne sont guère éloignés des orientations dominantes…

NDLR : pour une analyse détaillée des recettes néolibérales administrées à l’Italie, lire sur LVSL l’article de Stefano Palombarini « Le néolibéralisme, maladie incurable de l’Italie ? »

Aujourd’hui l’extrême droite est en passe de prendre la direction du pays. Mais il ne suffit pas de remporter les élections pour gouverner avec un processus électoral d’une telle complexité – sans compter que le président de la République veille à ce que les engagements européens de l’Italie soient respectés. Elle n’entend nullement rompre avec la cadre économique et social de l’Union européenne. Son agenda se veut culturel et porte sur les questions migratoires.

L’Italie sait qu’elle vit sous la menace d’une augmentation des spreads. Si nécessaire, les institutions européennes exploiteront leur force disciplinaire pour mettre fin à tout programme qui pourrait trop s’éloigner du paradigme économique dominant.

On aurait tôt fait d’oublier les menaces proférées à l’encontre des quelques mesures dites sociales du Mouvement 5 étoiles aux affaires en 2018, et qui visaient à lutter contre la précarité au travail, à instaurer un équivalent du RSA, ou à révoquer la loi Fornero sur les retraites…

Le traumatisme de la mise sous tutelle

La Grèce, elle aussi, a payé très cher le choix d’adopter l’euro. Avant même celui-ci, elle a mené à bien une politique d’austérité salariale. En 2007, la Grèce fut saluée par l’OCDE pour ses réformes structurelles, mais sa croissance reposait sur un endettement public aussi bien que sur une dette privée insoutenable. L’euro surévalué des années Trichet s’est avéré mortel pour l’économie grecque. La suite n’est que trop connue : de 2010 à nos jours, la mise sous tutelle du pays par les institutions européennes et le FMI a laissé le pays exsangue.

NDLR : lire sur LVSL l’article de Zoé Miaoulis : « La responsabilité de Tsipras dans le désastre grec »

L’Espagne, le Portugal, Chypre ont été aussi pris dans la même tourmente, contraints à l’austérité la plus brutale ou à passer sous la surveillance de l’Union pour les deux derniers. Dans un cadre si peu coopératif, ces pays ont été acculés à des stratégies parasitaires : dumping fiscal agressif, compression du cout du travail, etc. Mais ces choix n’ont pas enrayé les dynamiques de fond : tassement démographique, fuites des cerveaux, insuffisance des investissements publics. Entre 15 000 et 20 000 chercheurs Espagnols travaillent actuellement à l’étranger, soit plus de 10 % de ceux qui exercent dans leur pays…

À la lecture des recommandations du semestre européen pour l’Espagne, on constate sans surprise que les mêmes orientations dominent : « en ce qui concerne la période postérieure à 2023, [le semestre recommande que l’Espagne s’attache] à mener une politique budgétaire qui vise à parvenir à des positions budgétaires prudentes à moyen terme et à garantir une réduction crédible et progressive de la dette et une soutenabilité budgétaire à moyen terme au moyen d’un assainissement progressif, d’investissements et de réformes ».

Les recommandations du même semestre pour le Portugal sont du même acabit : « pour la période postérieure à 2023 [le semestre recommande que le Portugal s’attache] à poursuivre une politique budgétaire destinée à parvenir à des positions budgétaires prudentes à moyen terme et à garantir une réduction crédible et progressive de la dette ainsi que la soutenabilité budgétaire à moyen terme grâce à un assainissement progressif, à des investissements et à des réformes ».

Alors que les pays du sud enregistrent une croissance positive malgré le contexte inflationniste, leur processus de désindustrialisation continue. La thèse, propagée par les tenants de l’Union européenne, consistant à attribuer les difficultés de ces pays à des raisons internes n’est pas satisfaisante. Le couple marché unique / monnaie unique a joué un rôle de duo infernal venant aggraver des difficultés anciennes, et rendant l’avenir de ces pays de plus en plus sombre…

Depuis Buenaventura, les défis du nouveau gouvernement colombien

© David Zana pour LVSL

Ce 7 août, Gustavo Petro et Francia Márquez ont pris officiellement les rênes de la République de Colombie, l’un des États les plus inégalitaires au monde. Dans le pays, la côte Pacifique fait historiquement figure de délaissée. Peuplée à 90% par des afrodescendants, très pauvre et isolée, la région est paradoxalement un front d’ouverture au commerce international, licite ou non. Premier port de la quatrième économie d’Amérique latine, la ville de Buenaventura témoigne d’inégalités criantes et illustre la relation ambiguë du pays à sa côte Pacifique. À l’aube d’un renouveau politique national, poser le regard sur Buenaventura permet de saisir la nature des défis à relever.

La ville est composée d’une île (la isla) et d’une partie continentale (incluant une zone rurale de19 corregimientos), toutes deux reliées par le pont El Piñal. Situé à la pointe de l’île, le centre-ville se résume à quelques rues et à l’incontournable Malecón Bahia de la Cruz (communément appelé el parque), donnant à Buenaventura les airs d’un village au cœur de l’économie monde. Dès les premiers pas dans la ville, en sortant de la gare routière, on est frappés par la chaleur humide, la laideur du gros-œuvre, l’insalubrité ambiante et l’omniprésence des « habitants de la rue », déambulant ou couchés par terre.

Fondée par les conquérants espagnols le 14 juillet 1540, Buenaventura était avant tout un lieu d’échange de marchandises pour la connexion Espagne-Panama-Cali. Pendant la guerre civile (1958-1960), la ville fut relativement épargnée et on venait sur la côte pour y mener la Dulce Vita. Dans les 1950-1960, Buenaventura était la ville du libertinage, en particulier le quartier de La Pilota, un lieu tolérant où venaient les « demoiselles » de l’intérieur.

Si la ville récoltait les fruits du dynamisme de sa zone portuaire bâtie dès 1919, la Colombie se développait déjà en tournant le dos à sa région Pacifique. Parce qu’elle disposait d’un port, considéré comme une aubaine pour les habitants, Buenaventura était peu concernée par l’aide publique au développement. En réalité, la faiblesse institutionnelle était criante et les infrastructures éducatives et sanitaires déficitaires. Beaucoup de personnes se sont mises à quitter la ville, rapidement connue comme la capitale de la Manglaria (un arbre associé à l’humidité et à la négritude). Jusqu’aux années 1990 néanmoins, l’entreprise publique en charge du port, Colpuertos, fonctionnait sur un mode paternaliste assurant salaires réguliers et sécurité de l’emploi aux habitants. Les choses ont changé à partir de 1993, lorsque la gestion du port a été privatisée.

Le port privatisé, une enclave tournée vers l’économie mondiale

En 1993, un décret pris sous la présidence de Cesar Gaviria privatisa l’entreprise Colpuertos et la gestion du port passa aux mains de la société portuaire de Buenaventura (SPB). Par la suite, deux autres ports furent construits dans la ville : en 2008, le Terminal des conteneurs de Buenaventura (TcBuen) et en 2017, le port d’Agua Dulce.

Centre-ville, à quelques pas de la société portuaire de Buenaventura (SPB). ©David Zana

La SPB est une société d’économie mixte détenue principalement par de riches familles du pays. Au premier semestre 2020, elle administrait 41% du total des cargaisons dans le pays . Les entités publiques sont largement minoritaires dans son capital : la mairie de Buenaventura (15%), le ministère du transport (2%) et le ministère de l’agriculture (0,5%). TcBuen est quant à elle détenue à 66,2% par le Terminal des conteneurs de Barcelone, une société espagnole. Enfin, le port d’Aguadulce appartient à une société philippine (présidée par le milliardaire Enrique Razon) et une société singapourienne. Les propriétaires de la gestion portuaire de Buenaventura ne vivent pas dans la ville ; ils vivent à Cali, Bogotá, Medellín ou à l’étranger.

La disparition de Colpuertos a extrêmement mis à mal les liens qui unissaient la population avec son économie portuaire. Deux circuits économiques étanches sont apparus dans la ville : un circuit moderne articulé autour du port et de dimension mondiale (employant des travailleurs qualifiés de l’étranger) et un circuit local reposant sur la débrouille. Les entreprises de Buenaventura n’obtiennent pas les contrats pour la gestion portuaire et les habitants ont l’impression de n’être que des spectateurs face aux richesses qui entrent et sortent de la ville. Les hommes « vivent de la marée » ou travaillent avec le bois et les femmes œuvrent dans la commercialisation de fruits de mer et la production de viche [1]. Ceux qui ont un contrat de travail sont le plus souvent employés dans l’hôtellerie-restauration (32% de la population active) ou servent de main-d’œuvre non qualifiée pour le secteur portuaire (23%) mais ces emplois sont très précaires.

Vente de viche à quelques mètres du quai touristique. © David Zana

Angel travaillait pour une entreprise spécialisée dans le transport industriel, mais se considérant trop faiblement rémunéré, a préféré démissionner. Il travaille aujourd’hui comme chauffeur de taxi, tout comme Alex qui était auparavant employé de TcBuen mais est parti lorsque cette dernière s’est mise à le payer à l’heure (6000 pesos, soit 1.35 euros). Nombreux sont ceux qui débutent une activité de chauffeur de taxi dans laquelle ils se sentent plus libres, notamment dans le choix des horaires. Selon Alex, c’est une activité rentable du fait de l’allongement de la ville. Les personnes vivant dans les barrios éloignés du centre ont besoin de taxis pour rejoindre leur lieu de travail ou effectuer toutes sortes de démarches. Vanessa est quant à elle serveuse dans un restaurant de poissons situé sur les bords du Malecón. Sans contrat de travail, elle reçoit chaque jour son salaire (30.000 pesos) de la main à la main.

© David Zana

Les trajectoires professionnelles de Angel, Alex et Vanessa sont monnaies courantes. La loi 50 de 1990 a flexibilisé le droit du travail en Colombie dans le but de réduire les coûts de production pour les entreprises et les contrats par heure travaillée et à durée déterminée se sont généralisés. Les emplois précaires des travailleurs portuaires sont généralement externalisés. Qu’ils soient manutentionnaires, opérateurs de machine, treuillistes, planificateurs, moniteurs, superviseurs ou autres, les habitants de Buenaventura travaillant au port sont contractés par des sociétés externes. La SPB se charge seulement de la gestion administrative du port et délègue à d’autres structures privées la gestion plus opérationnelle (comme le chargement ou le stockage des marchandises).

« Buenaventura ne possède pas de port, Buenaventura souffre d’un port. »

Victor Hugo Vidal, maire de Buenaventura

Les colossales disparités socio-économiques dans la ville vont de pair avec des inégalités raciales visibles. Dans la région du littoral, les blancs venus de l’intérieur sont fréquemment nommés sous le générique paisa (alors que les « vrais paisas » sont les personnes originaires d’Antioquia). A Buenaventura, les paisas sont les propriétaires des commerces urbains florissants et les afrodescendants (88% de la population de la ville), leurs employés. Préférant vivre ailleurs, les paisas qui ont « réussi » administrent leur commerce depuis Cali ou une autre ville de l’intérieur.

Alors que seuls 10% de la population disposeraient d’un emploi formel, beaucoup de jeunes sans perspectives rejoignent les groupes armés pour gagner leur vie. Dans ce contexte, ils sont nombreux à vouloir s’en aller, à l’étranger ou dans une autre ville mais tous n’en ont pas l’opportunité.

Une ville sous contrôle des groupes armés

En janvier 2021, les habitants de nombreux quartiers n’osaient plus sortir après 18 heures. Cela n’était pas lié au Covid-19 mais à l’insécurité dans les rues. La situation géographique de Buenaventura et sa connexion avec de nombreux fleuves en font un lieu stratégique pour le trafic de drogues, dont les groupes illégaux se disputent les espaces. Le groupe le plus puissant actuellement à Buenaventura s’appelle la Local, avec à sa tête les frères Bustamante. Il agit en association avec le principal cartel colombien actuel, los Urabeños.

Alejandra a vingt-deux ans et étudie la comptabilité publique. Elle vit dans le quartier San Luis à l’intérieur de la comuna 7, l’une des plus redoutées: « Les groupes font partie de la normalité ici. Les gens se sont complètement habitués à leur présence, ils ne sont même plus surpris. On les voit marcher dans la rue, parler avec la police. On voit même leur arme ». Elle se souvient bien de la fois où elle a surpris une conversation : « Sais-tu qui je suis ? C’est moi qui protège le quartier ici ».

Les bandes armées utilisent le désarroi économique des jeunes et leur irresponsabilité pénale. Les enfants abandonnent tôt le collège pour chercher du travail (la désertion scolaire des 15-19 ans atteint les 40%), n’en trouvent pas et sont séduits par le salaire de deux millions de pesos mensuel (environ 500 euros) offert par les groupes armés. Les moins jeunes sont aussi concernés, comme en témoigne Carlos qui a passé plusieurs années en prison. S’il travaille aujourd’hui dans un taxi, il n’exclut pas de retourner à son ancienne activité : « Comme dit Pablo, il vaut mieux vivre cinq ans au top que dix ans dans la galère ».

Les groupes armés ont institutionnalisé l’extorsion. Il faut payer un impôt (la vacuna) pour entrer et sortir de certains quartiers. Quant aux commerçants, ils ont intégré la vacuna dans leur comptabilité. Oswaldo travaille dans une entreprise de vente de panela (sucre de canne aggloméré dont raffolent les Colombiens). Il a l’impression d’exercer normalement son activité lorsqu’il vient à Buenaventura mais il sait qu’il devra payer les groupes qui contrôlent les zones où ont lieu ses ventes.

Cette emprise territoriale a provoqué à partir de la fin des années 1990 d’importants déplacements de population. Le phénomène ne concernait au départ que les communautés rurales puis s’est étendu dans les années 2000 à la zone urbaine, faisant de Buenaventura la ville avec le plus fort taux de déplacement intra-urbain du pays. Maria est serveuse dans un hôtel face au Malecón. Elle habitait dans la comuna 7 avec son fils mais a été contrainte de déménager dans la comuna 2 suite aux violences de janvier 2021. La situation s’était pourtant améliorée. Il y a sept ans le port avait été militarisé et les casas de pique [2] démolies, mais depuis fin 2020, la ville connaît un regain de violence. En cause, la scission du groupe jusqu’alors aux commandes – La Local – en deux bandes rivales se livrant une guerre territoriale. 2021 fût finalement l’année la plus violente à Buenaventura depuis l’accord de paix de 2016.

© David Zana

Cette violence n’est pas toujours soulignée par les habitants. Sandra est réceptionniste dans un hôtel situé près du Malecón. Pour elle, il y a de l’insécurité à Buenaventura comme partout ailleurs. Elle y a toujours vécu et n’a pas l’impression de vivre dans une ville particulièrement dangereuse. Eduardo est vénézuélien et vit en Colombie depuis trois ans. Buenaventura est la ville qui l’a accueillie et lui a permis de travailler: « Je sens que je peux faire ma vie ici. Il y a de la violence mais comme partout ailleurs. Sur la Isla, c’est tranquille car il y a beaucoup de policiers. Je me suis fait voler une fois mais il ne faut pas se focaliser sur le négatif. Hormis les bandes criminelles et le covid, ici c’est un endroit bien».

Ceux qui osent se mettre sur le chemin des groupes armés subissent en revanche menaces et assassinats systématiques. Orlando Castillo est un leader social, membre de la Commission Interethnique de la Vérité de la région Pacifique (CIVP). « Bonjour, comment vas-tu ? Écoute, nous avons besoin de parler avec toi avant qu’il ne soit trop tard » est le genre de sms qu’il reçoit. C’est une réalité commune à l’ensemble du pays comme en témoigne l’organisation Somos Defensores qui documente une augmentation inquiétante des violences contre les défenseurs des droits entre 2010 et 2019.

Le port, une malédiction locale ?

« Buenaventura ne possède pas de port, Buenaventura souffre d’un port » : ce sont les mots du maire Victor Hugo Vidal. Tous les jours transitent par les routes de la ville des quantités colossales de marchandises dont les habitants ignorent le contenu et la destination. Les camions et les tracteurs qui entrent et sortent du port génèrent pour les riverains de la poussière et du bruit. Ils portent le nom des grandes multinationales de la logistique comme Evergreen ou Maersk (plus grand armateur de porte-conteneurs au monde).

L’expansion portuaire est un fléau pour les habitants et la société TcBuen est vivement critiquée à ce titre, pour les nuisances qu’elle a causé aux habitants de la zone portuaire : destruction des sources de revenus des pêcheurs, perte d’espace publics où pratiquer les loisirs… Le constat est frappant d’après un jeune leader social : « Avant TcBuen, on allait pêcher pour se nourrir mais aujourd’hui il n’y a plus de poissons et on doit aller charger des conteneurs pour ramener un peu d’argent à la maison ».

« Les dynamiques en place à Buenaventura expriment de façon exacerbée ce qu’il se passe à l’échelle nationale »

Francia Márquez, vice-présidente de la Colombie

Les collectivités publiques pourraient corriger le tir mais leurs méga-projets répondent davantage aux logiques réticulaires du transport international qu’au souci d’impulser un développement territorial harmonieux. Le manque de routes pour le transport de marchandises et la nécessité de décongestionner la circulation a par exemple conduit à la construction, au début des années 2000, de la route Interna-Alterna, capable de supporter jusqu’à 2500 véhicules lourds par jour. Lors des travaux, le système de gestion des eaux usées fût endommagé, engendrant infections, maladies de la peau et des cheveux chez les riverains. Par ailleurs, les travaux initiaux, tout comme ceux d’extension du projet une dizaine d’années plus tard (2017-2019), furent entrepris au mépris du droit collectif à la consultation préalable des communautés. Cela ouvrit la voie au déplacement forcé de familles peinant à faire valoir leur droit de propriété foncière et soumises aux pressions des groupes armés. Selon une militante du réseau d’organisations afrocolombiennes Proceso de Comunida-des Negras (PCN), les habitants de Buenaventura sont réduits à n’être que des « voisins gênants pour le développement du pays ».

Un État indolent

Avec 90% de travailleurs informels, la grande majorité de la ville n’est affiliée à aucun régime de sécurité sociale. Plus exclus encore, les habitants des parties rurales doivent se reposer sur les médecines naturelles. L’accès à l’eau est également très problématique. Sa fourniture a été confiée en 2002 à l’entreprise mixte Hidropacifico mais se plaignant de l’absence de rentabilité du marché, l’entreprise a toujours refusé d’investir dans le maintien des infrastructures. Les résultats sont  sidérants: l’eau du robinet n’est pas potable et plus du quart de la population n’aurait pas accès à une source d’eau non contaminée. Alors que Buenaventura présentait fin 2020 le taux de mortalité pour Covid-19 le plus élevé du pays, la ville était dans l’impossibilité d’offrir à sa population ne serait-ce qu’un lavage de mains régulier.

Quant à la justice, la majorité des habitants n’ont pas les ressources pour s’acquitter des frais d’avocat en cas de litige. Dans le cadre d’un programme national visant à rendre accessible la justice au plus grand nombre, Buenaventura dispose d’une casa de justicia, mais Nelly est la seule avocate présente dans les locaux. Cela fait plusieurs années qu’elle réclame à la mairie plus de moyens et à ce que d’autres avocats rejoignent le programme : « Dans mon bureau, il n’y avait au départ qu’un vieil ordinateur et un ventilateur. Tout le reste j’ai dû l’acheter de ma poche. Il n’y a pas non plus d’accès internet ou même de savon dans les toilettes ». Selon Nelly, la situation empire: « Avant, il y avait un représentant de la Fiscalía [l’équivalent du parquet] pour que les personnes puissent déposer plainte au sein des locaux mais aujourd’hui, il faut se déplacer jusqu’au centre-ville».

Casa de justicia de Buenaventura © David Zana

L’État est bien loin également de remplir son rôle dans la lutte contre la criminalité. Suite aux
violences de 2021, il a envoyé des centaines de policiers et de militaires, déployés principalement dans le centre-ville. Ces mesures ont certes renforcé à court terme la sécurité dans une partie de la ville mais sont inefficaces sur les causes structurelles de la criminalité, comme la connivence entre la force publique et les groupes armés illégaux. Selon le colonel Hector Pachon, « À Buenaventura, aucun organisme d’État peut affirmer décemment n’avoir jamais été pénétré par le narcotrafic ». Pour Marisol Ardila, professeur à l’Université del Pacifico: « La corruption ici est plus forte que partout ailleurs dans le pays ». La multiplication dans la presse locale de faits divers annonçant des captures policières, laissant penser que la police et la justice remplissent leur mission, est trompeuse. A ce spectacle médiatique chronique, succède une justice impuissante inculpant les mis en cause pour des délits mineurs ou leur imposant des peines dérisoires, à l’instar de la peine peu dissuasive de détention à domicile sans bracelet électronique.

Des luttes à l’écho national

À Buenaventura, 66% de la population vit sous le seuil de pauvreté et l’espérance de vie est de 51 ans, soit onze années de moins que la moyenne nationale. Face à un État indolent, pénétré par les groupe armés et à la merci d’un capitalisme mondialisé, les populations locales s’organisent. En 2017, une grève civique portée par des slogans comme El Pueblo no se rinde, carajo (Le peuple n’abandonne pas, bordel) a bloqué la ville pendant vingt-deux jours consécutifs. À la suite des violences de fin 2020, de fortes protestations sont parvenues à attirer l’attention des Colombiens de l’intérieur à travers le retentissant hashtag « SOS Buenaventura ». Enfin, à l’occasion du Paro nacional de l’an dernier, les blocages du pont El Piñal et de la route Interna-Alterna ont empêché l’acheminement des marchandises vers l’intérieur du pays, mettant une nouvelle fois les problématiques de la ville dans le débat public national.

Selon les portes-paroles du PCN, Buenaventura n’est pas une ville pauvre mais une ville appauvrie. Caractérisée par une extrême pauvreté héritée de l’époque coloniale et délaissée par l’État colombien dès les années 1960, la ville incarne les mirages de l’insertion à l’économie capitaliste globalisée. Sur le plan politique également, la Constitution de 1991 qui accordait des droits spécifiques aux communautés afrodescendantes n’a pas garanti leur émancipation. D’après Francia Márquez, nouvelle vice-présidente du pays, « les dynamiques en place à Buenaventura expriment de façon exacerbée ce qu’il se passe à l’échelle nationale ». Tout reste encore à faire. Alors que la gauche vient de remporter aux présidentielles une victoire historique, Buenaventura restera sans nul doute l’un des terrains d’étude les plus pertinents pour mesurer les prochaines transformations du pays.

Notes

[1] Boisson fermentée issue du jus de la canne à sucre, le viche est une production artisanale traditionnelle des communautés noires du pacifique colombien.

[2] Espaces que les bandes criminelles dédient à l’exécution de leurs pratiques criminelles : assassinats, tortures et démembrements de cadavres. Elles sont apparues à Buenaventura en 2014.

« Face à la fragmentation de la mondialisation, l’urgence de l’indépendance et du non-alignement » – Entretien avec Arnaud le Gall

Arnaud le Gall

« Pour avoir critiqué la visite à Taïwan de Nancy Pelosi, Jean-Luc Mélenchon a une nouvelle fois été catalogué en “pro-chinois” et ami des régimes autoritaires. Ces accusations absurdes mettent de côté le fait qu’il s’est contenté de rappeler la position officielle de la France : il n’existe qu’une seule Chine. Ce type de déplacement ne sert aucunement les intérêts taïwanais ou français, mais uniquement ceux des tenants d’une nouvelle “guerre froide” avec la Chine, dont l’un des outils serait l’extension des missions de l’OTAN à la zone dite indopacifique. Le spectre d’une guerre autour de Taïwan, principal lieu de production de semi-conducteurs, pose bien sûr le problème de notre dépendance économique à l’égard de la Chine. Mais la réponse ne réside pas dans une escalade. Elle implique une action altermondialiste combinant protectionnisme solidaire et coalitions de progrès ayant comme seul objectif de répondre aux défis communs de l’humanité et mettant de côté toute logique de bloc antagonistes. » Entretien avec Arnaud le Gall, député NUPES-France insoumise membre de la Commission des Affaires étrangères, en charge notamment du volet international de l’Avenir en commun.

Le Vent Se Lève – Pourquoi la France insoumise a-t-elle jugé utile de dénoncer la visite de Nancy Pelosi à Taïwan ? Il ne s’agit, après tout, ni du président, ni du secrétaire d’État américain. D’un autre côté, la réaction de la Chine ne s’est pas fait attendre, et elle a été virulente…

Arnaud le Gall – La visite de Nancy Pelosi était celle du plus haut dignitaire américain à Taïwan depuis 1997. Dans un contexte géopolitique tendu, elle ne pouvait que conduire à un accroissement brutal des tensions. Les Chinois estiment que les États-Unis cherchent à remettre en question le statu quo et la doctrine d’une seule Chine. Il s’agit de la position officielle de la France, des États-Unis et de 184 des 197 États-membres de l’ONU. Les États-Unis, depuis la Taïwan Act de 1979, et la France, depuis 1964, s’accordent pour ne pas reconnaître l’indépendance de Taïwan.

On voit donc mal comment la visite de Nancy Pelosi aurait pu ne pas être perçue comme une manière de créer un point de tension dans une zone stratégique pour la Chine. On peut bien sûr considérer que la réaction de la Chine n’a pas été proportionnée. Mais nul besoin de surjouer la stupéfaction : la réplique de Pékin n’a surpris personne. Nulle ingénuité donc de la part de Nancy Pelosi, qui n’a pas choisi ce moment au hasard pour effectuer sa visite à Taïwan.

Sa démarche a d’ailleurs été fraîchement accueillie en Corée du Sud et au Japon, qui ne souhaitent d’aucune manière être embarqués dans un conflit relatif à Taïwan. Même aux États-Unis, cette visite n’a pas fait l’unanimité. Les bruits de couloir font état d’une désapprobation de Joe Biden, tandis que plusieurs chefs militaires et de nombreux titres de presse l’ont désapprouvée1. Il faut garder à l’esprit qu’à l’heure du conflit ukrainien, une partie de l’appareil d’État américain souhaite avant tout éviter que la Chine apporte un soutien décisif à la Russie, par exemple via la livraison d’armements.

LVSL – En ayant des mots aussi acerbes à l’égard de Pelosi sans critiquer la réaction chinoise, Jean-Luc Mélenchon n’a-t-il pas prêté le flanc à la critique ?

ALG – On voit mal en quoi les propos de Jean-Luc Mélenchon, lorsqu’il mentionne la nécessité de ne reconnaître qu’une seule Chine, tranchent avec la position officielle de la France en la matière. Il n’a pas dit autre chose que Catherine Colonna, ministre des Affaires étrangères2, qui a rappelé que la position de la France n’avait pas changé depuis la reconnaissance de la République populaire de Chine en 1964 par le général de Gaulle.

LVSL – Comment interprétez-vous la séquence médiatique qui s’en est suivie, accusant Jean-Luc Mélenchon de complaisance à l’égard de la Chine ?

Un certain nombre d’acteurs politiques et de médias ont intérêt à singulariser la prise de position de Jean-Luc Mélenchon, afin d’accréditer la thèse absurde selon laquelle son supposé soutien à la République populaire de Chine s’expliquerait par son appétence particulière pour les régimes autoritaires. Lorsqu’il n’est pas sous-entendu qu’il serait lui-même un dictateur en puissance ! Jean-Luc Mélenchon s’inscrit au contraire dans une lecture assez classique des relations internationales. Il considère que le cœur de celles-ci réside dans les relations inter-étatiques, par-delà la nature des régimes. Sans exclure aucunement les dynamiques et acteurs transnationaux, ce qui est un autre sujet.

Jean-Luc Mélenchon s’est donc exprimé sur cette affaire en homme d’État. Il a montré la manière dont il réagirait à cette visite s’il était à la tête du pays : en préservant une politique de non-alignement et d’indépendance absolue.

Ceci n’implique aucune proximité idéologique avec les dirigeants de la République populaire de Chine. Le général de Gaulle n’est pas devenu maoïste pour avoir reconnu Mao Zedong comme dirigeant officiel de la Chine en 1964, ou bolchévique pour avoir œuvré à la détente avec l’Union soviétique. Il prenait simplement en compte la place particulière de ces États dans les rapports de force internationaux.

Rappelons que cette orientation diplomatique lui avaient valu des critiques acerbes de la part de fractions de la droite et de l’extrême-droite. En mars 1966, à la suite de la sortie de la France du commandement intégré de l’OTAN, le directeur du Figaro déplorait la résurgence du « péril russe », mais aussi « d’autres dangers » : « Mao Tsé Toung est un autre Hitler. À sa place peut surgir un Gengis Khan, un Tamerlan, un Mahomet qui, muni d’armes atomiques, entraînera les populations affamées d’Asie et d’Afrique à l’assaut des peuples nantis et prospères, à l’assaut des Blancs et de leur civilisation. »3. Par-delà les différences de contextes, les termes et enjeux du débat témoignent d’une certaine continuité…

LVSL – Plus largement, comment analysez-vous le rôle de Taïwan dans l’accroissement des tensions sino-américaines ?

ALG – Les tensions autour de Taïwan sont indissociables de la logique de reconstitution de blocs régionaux dans le cadre de la fragmentation de la mondialisation à laquelle on assiste depuis la crise financière et économique de 2008, dont les effets se font toujours sentir, et qui ont été exacerbés par la pandémie et la guerre en Ukraine. L’ère de la domination unipolaire des États-Unis est terminée. Une recomposition s’effectue, autour de grandes puissances cherchant à construire de nouvelles alliances, économiques et/ou militaires.

Il ne faut avoir aucune nostalgie pour la « pax americana » des années 1990-2000. Elle n’a pas été pacifique pour tout le monde, loin s’en faut. Mais gardons-nous, en sens inverse, de sous-estimer les immenses dangers de la période qui s’ouvre. Car les points de tension, dont Taïwan est l’un des principaux, ont une fonction bien déterminée dans ce nouvel ordre international : les attiser pour rendre légitime et accélérer la constitution des blocs. Dans ce cadre les partisans d’une nouvelle guerre froide contre la Chine aux États-Unis tentent de mettre les États européens devant le fait accompli afin de souder le bloc occidental. Cette démarche est-elle dans notre intérêt ? À l’évidence, non.

Bien sûr, il n’est pas interdit de se pencher sur l’histoire de Taïwan et de ses relations avec la République populaire de Chine. Ses velléités indépendantistes sont liées à des poussées démocratiques relativement récentes en son sein. Mais n’oublions pas que pendant des décennies, la ligne diplomatique qui prévalait à Taipei était la même qu’à Pékin : il n’y a qu’une seule Chine. Car Taïwan est d’abord le produit de la guerre civile chinoise. Lorsque le leader nationaliste Tchang Kaï-Chek s’y est réfugié à l’issue de la victoire des communistes sur le continent en 1949, il souhaitait la réunification de la Chine sous son égide. De la même manière Mao Zedong souhaitait récupérer Taïwan. Les deux s’accordaient alors sur la nécessité d’une réunification.

LVSL – La gauche semble tiraillée entre l’impératif de défense des droits de l’homme (ou de la démocratie) et la nécessité de respecter le droit international, qui pose qu’un État est souverain sur chaque portion de son territoire (fût-ce la région taïwanaise, dans le cas de la Chine)…

ALG – L’affaire taïwanaise est historiquement un sujet interne à la Chine. Se payer de mots en évoquant la défense de la démocratie ne changera pas cet état de fait. Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de dire que le combat démocratique, pour la souveraineté politique et économique des peuples, ne doit pas rester un objectif essentiel de tout combat internationaliste, aux côtés du combat pour la préservation d’un écosystème viable pour les êtres humains.

Mais, dans les séquences comme celle à laquelle nous venons d’assister, nous sommes placés dans une situation concrète où la défense de la démocratie n’est qu’un prétexte. Si l’objectif central des classes dirigeantes « occidentales » était la défense de la démocratie, on ne courtiserait pas Mohammed Ben Salmane, le prince héritier saoudien, ou Al-Sissi, dictateur égyptien, pour ne prendre que les exemples les plus cinglants. Nous avons bien affaire à des enjeux géopolitiques durs, et non à la défense de la démocratie. Et ici l’intérêt de la France n’est certainement pas de suivre la politique de tensions dans la zone dite indopacifique. L’affaire des sous-marins australiens a montré que le suivisme vis-à-vis des États-Unis, dans cette région comme ailleurs, se paie au prix fort4.

Les médias ont fait mine de découvrir que la gauche était traversée par des divergences ou des nuances doctrinales en matière de relations internationales. Elles sont pourtant connues de longue date, n’ont jamais été cachées, et n’entravent en rien notre action. Dans le programme présenté pour les élections législatives, un ensemble de questions ont été renvoyées à la sagesse de l’Assemblée : elles étaient destinées à être tranchées par un vote. Nous avons été clairs là-dessus, et n’avons jamais prétendu à l’homogénéité. Cela n’empêche pas la NUPES de mener la bataille au parlement sur les questions sociales, écologiques ou encore démocratiques.

LVSL – Quelles sont les nuances en matière de doctrine de relations internationales au sein de la NUPES ?

ALG – Jean-Luc Mélenchon a exprimé une position consistant à partir du monde tel qu’il est. Il refuse de souscrire à des promesses – bien fondées ou non – que la France serait incapable de réaliser une fois que nous serions au pouvoir. Ceux qui considèrent que sa position n’est pas la bonne devraient répondre par anticipation à certaines questions majeures. La principale est la suivante : si l’on encourage Taïwan à déclarer son indépendance, comme le fait en creux Nancy Pelosi, ira-t-on la défendre militairement en cas de réaction armée de la Chine ? Tout le monde connaît la réponse. On n’entre pas en guerre face à une puissance nucléaire.

La doctrine de Jean-Luc Mélenchon en la matière est donc cohérente : il défend une politique d’apaisement, de refus des tensions, et de coalitions, ad hoc ou permanentes, au service du progrès humain. La France peut être en accord avec un groupe de pays sur l’impératif de lutte contre le réchauffement climatique ou de réglementation des activités en haute mer, avec un autre sur la nécessité d’une refonte du système monétaire international, et en désaccord sur d’autres sujets notamment de politique intérieure.

D’aucuns revendiquent une approche dite plus morale des relations internationales. On peut l’entendre, mais on ne peut s’empêcher de leur demander ce qu’ils feraient dans le cas d’une crise ouverte à Taïwan et d’une réaction militaire chinoise, et comment ils combinent cette approche morale avec le fait que, concrètement, elle sert souvent de paravent aux manœuvres les plus cyniques de telle ou telle puissance s’en revendiquant.

LVSL – Ces nuances recoupent-elles la fracture entre réalistes et idéalistes, choyée par les théoriciens des relations internationales ?

ALG – Il faudrait se libérer des démarcations canoniques en la matière. Lorsqu’au tournant des années 1990-2000 les néoconservateurs étasuniens ont mis en œuvre l’exportation des droits humains et de la démocratie par la guerre, avec les résultats désastreux que l’on sait, étaient-ils dans une posture réaliste ou idéaliste ? Il est évident que leur politique était au seul service des intérêts perçus des États-Unis, et en fait des intérêts de certains secteurs de l’économie étasunienne. La frontière entre idéalistes qui seraient automatiquement généreux et réalistes nécessairement cyniques est bien plus floue qu’il n’y paraît.

Le monde est imparfait, la carence d’institutions démocratiques et la violation des droits humains est la norme plutôt que l’exception. Doit-on partir en guerre tous azimut pour lutter contre cet état de fait ?C’est une des questions posées par la controverse autour de Taïwan, et c’est le mérite de Jean-Luc Mélenchon que d’y répondre sans ambages.

Ajoutons que présenter l’affrontement avec la Chine comme une guerre de civilisations ou de valeurs opposant régimes autoritaires et démocraties libérales (dont il faudrait au passage définir avec précision les contours compte tenu de l’affaiblissement de la démocratie auquel on assiste y compris chez nous du fait de politiques menées par ceux-là mêmes qui prétendent défendre la démocratie aux quatre coins du monde, quand cela les arrange) fait oublier les enjeux économiques sous-jacents à la crise taïwanaise. Taïwan produit 61 % des semi-conducteurs, ces composants essentiels dans la fabrication de nombreux biens industriels. Cela constitue précisément un enjeu majeur. Une vision manichéenne et purement morale des relations internationales empêche de penser certains enjeux fondamentaux.

LVSL – Cette crise ne révèle-t-elle pas la vulnérabilité de la France face à la perspective d’une guerre économique entre la Chine et les États-Unis ? Taïwan concentre en effet une partie importante de la production de semi-conducteurs : si le gouvernement de Pékin occupait l’île et en privait l’accès aux Européens, les conséquences seraient d’importance pour la France…

ALG – À l’évidence. L’accès aux semi-conducteurs taïwanais est essentiel à des pans entiers des économies occidentales. Or une crise militaire autour de l’île aggraverait une situation de pénurie déjà forte. Certains ont semblé le découvrir avec la pandémie et depuis que cette interdépendance économique, couplée aux tensions avec la Chine, constitue une menace pour notre autonomie. Ils déplorent donc l’ordre mondial que les néolibéraux ont contribué à façonner en poussant il y a 20 ans pour l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), donc à son intégration dans la mondialisation néolibérale.

À l’époque, notre famille politique s’y opposait. Elle avait à l’esprit les conséquences d’une telle décision en termes de délocalisations, et donc de désindustrialisation : il était évident que la Chine, grande puissance historique, tant politique qu’économique, et ayant à sa tête un régime déployant des capacités éprouvées de planification, ne se contenterait pas de produire des tongs et des parasols.

Les néolibéraux, dans leur naïveté et leur arrogance, persuadés que les États-Unis et l’Europe demeureraient dominants dans l’ordre international grâce à leur avance technologique, ont poussé à la délocalisation en Chine de pans entiers de notre industrie pour abaisser les coûts salariaux. La Chine a mis à profit cet afflux massif de capitaux pour devenir non seulement une grande puissance industrielle, mais aussi technologique, et donc militaire.

C’est cela qui, en deux décennies, lui a permis d’acquérir des capacités technologiques de pointe et un rôle central dans la division internationale de la production capitaliste. À présent, elle constitue la seconde puissance économique mondiale. Plutôt que de multiplier les rodomontades sur l’endiguement de l’impérialisme chinois, il serait plus avisé de songer aux politiques économiques, industrielles, commerciales à mettre en place pour nous rendre moins dépendants de la Chine, et planifier au passage notre adaptation aux changements écologiques.

Cela suppose bien entendu de rompre avec le paradigme néolibéral. De la même manière, rien ne sert de déplorer notre dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie si l’on ne mène pas dans le même temps une politique de conquête de notre indépendance énergétique. En l’état, le principal effet des sanctions aura été d’aggraver la hausse des coûts de l’énergie chez nous, tout en gonflant la balance commerciale russe. La dépendance de la France et de l’Europe à l’égard des grandes puissances, États-Unis, Russie et Chine en premier lieu, est extrêmement préoccupante. Ni les rodomontades sans suite, ni les envolées atlantistes contre la Chine et la Russie n’apportent de solutions car elles ne font que nous enfermer dans un bloc dont le centre, les États-Unis, a ses propres intérêts. Il n’y a qu’à voir, par exemple, la guerre des monnaies inversées qu’ils viennent d’entamer en rehaussant les taux d’intérêts, et qui risque à nouveau de fracturer la zone euro.

Notre intérêt est à la planification de notre indépendance dans un maximum de domaines. La politique de non-alignement et d’apaisement que nous proposons en est une des conditions. Discuter avec tout le monde, et enfoncer partout où cela sera possible des coins dans la mondialisation néolibérale constituent la seule issue positive. La gauche devrait garder à l’esprit les mots de Jaurès prononcés à l’Assemblée en 1895 : « Il n’y a qu’un moyen d’abolir enfin la guerre entre les peuples, c’est d’abolir la guerre entre les individus, c’est d’abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie, qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille, un régime de concorde sociale et d’unité ».

Notes :

1 Le 3 juillet, le New York Times titrait : « Pelosi’s Taiwan visit risks undermining US efforts with Asian allies ».

2 À Libération, elle déclarait : « La France s’en tient à la position d’une seule Chine » (« Catherine Colonna, ministre des Affaires étrangères : “Ce que nous défendons en aidant l’Ukraine, c’est notre propre sécurité” », 5 juillet).

3 Cité dans Dominique Vidal, « Ce que voulait de Gaulle en 1966 », Le Monde diplomatique, avril 2008.

4 Lire la réaction de Jean-Luc Mélenchon sur ce sujet dans l’Opinion du 17 septembre 2021 : « Cessons de suivre les États-Unis dans leurs aventures dans la zone indopacifique ».

Evgeny Morozov : « L’Union européenne a capitulé face aux géants de la tech »

Evgeny Morozov © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

Auteur d’ouvrages influents sur la Silicon Valley, Evgeny Morozov analyse les conséquences de la mainmise des géants américains de la tech sur les sociétés occidentales [1]. Il met en garde contre les critiques qu’il estime superficielles de cette hégémonie, focalisées sur la défense de la vie privée ou de la souveraineté du consommateur, tout en restant silencieuses sur les déterminants économiques et géopolitiques de la domination des Big Tech américaines. Nous l’avons interrogé dans le cadre de sa venue à Paris pour une intervention lors de la journée de conférences organisée par Le Vent Se Lève le 25 juin dernier. Entretien réalisé par Maud Barret Bertelloni, Simon Woillet et Vincent Ortiz, retranscrit par Alexandra Knez et Marc Lerenard.

Le Vent Se Lève – En 2021, l’annonce par Joe Biden du démantèlement des Big Tech et la plainte contre Facebook intentée par la procureure démocrate Letitia James avaient suscité un important engouement médiatique. Cette volonté de briser le pouvoir des géants de la tech semble cependant appartenir au passé, en particulier depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Comment faut-il comprendre l’agenda de Biden sur les Big Tech ? Était-il une simple annonce médiatique, ou le symptôme de tensions grandissantes entre l’État américain et les entreprises de la tech ?

Evgeny Morozv  Le débat sur les Big Tech aux États-Unis – tout comme en Europe – est fonction de nombreux intérêts divergents et concurrents. Il résulte des conflits entre différentes factions du capital : certaines appartiennent au capital financier, d’autres au capital de type entrepreneurial (start-ups, capital-risque) ou à des industries qui ont un intérêt dans les données, comme le secteur pharmaceutique. La deuxième dimension du débat est géopolitique : elle tient à la volonté de maintenir le statut hégémonique des Etats-Unis dans le système financier international. Après 4-5 années de politiques incohérentes de l’administration Trump, il faut d’une part comprendre ce que l’on fait de la libéralisation des échanges, des traités bilatéraux ou encore des pactes commerciaux, et de l’autre ménager la puissance chinoise qui se profile à l’horizon, comme rivale possible à cette hégémonie.

Au vu des forces en présence, je ne m’attendais personnellement à aucune cohérence quant à l’agenda Biden sur les Big Tech – une farce progressiste, qui renouvelle une critique libérale éculée du capitalisme dominé par les grandes sociétés. Les différences factions du capital, nationales et internationales, tirent dans des directions opposées. La faction qui souhaite maintenir l’hégémonie américaine s’oppose à toute forme d’affaiblissement des Etats-Unis et de renforcement conséquent de la Chine ; cela n’a rien de nouveau. Quand Mark Zuckerberg se rend au Congrès avec une note qui dit déclare en substance : « ne nous démantelez pas, sinon la Chine gagnera », il ne fait que reconduire une vieille stratégie. Pendant les audiences du Congrès de l’ITT, dans les années 1973-74, les cadres de cette entreprise utilisaient la même rhétorique, déclarant que si l’on affaiblissait ITT, Erickson allait arriver et dominer les marchés américains [2].

LVSL – Par rapport au contexte des années 1970, comment caractériseriez-vous la relation actuelle entre l’État américain et les entreprises de la tech ? On a aujourd’hui une idée assez claire des contours du complexe militaire-industriel de l’époque, avec l’investissement de l’État dans la R&D (recherche et développement) et un important financement académique. Quelle est la nature de ce soutien aujourd’hui ?

EM – Il y a toujours d’important financements à travers la National Science Foundation, quoique bien inférieurs aux dépenses de Guerre froide. Walter Lippmann, l’un des penseurs les plus lucides de l’hégémonie américaine, soulignait dans un essai au début des années 1960 à quel point ce n’est que grâce à la Guerre froide que les États-Unis ont véritablement innové et développé la recherche et l’industrie nationales dans le domaine de la science et des technologies. D’une certaine manière, il trouvait ce contexte de Guerre froide bienvenu : une fois terminée, aucun de ces efforts de R&D ne survivrait. La Chine prend aujourd’hui le relai. Des individus comme Peter Thiel ont parfaitement compris que la menace chinoise est l’argument le plus simple pour mobiliser de l’argent pour le financement des entreprises privées. Elle est nécessaire pour maintenir artificiellement en vie les projets bancals du capital-risque – et la valorisation qui leur est associée – ainsi que pour soutenir la Silicon Valley ou la bulle du Bitcoin, qui risqueraient autrement de s’effondrer.

Je ne pense pas que l’Europe ait un quelconque pouvoir face à l’agenda des Big Tech. Il n’y a aucun lobby qui pèse en ce sens, si l’on met à part quelques militants à Bruxelles.

Évidemment, il n’y a pas de compétition nucléaire. Les Chinois ne font pas le poids en termes de capacités militaires. Ils pourraient envahir Taiwan, mais cela n’a rien à voir avec le niveau de compétition que l’Union soviétique imposait aux États-Unis. J’ajoute qu’avec le contexte actuel, les Big Tech elles-mêmes subventionnent la recherche dans les universités sur des thématiques telles que le respect de la vie privée ou la lutte contre les trusts !

LVSL – Nous observons une augmentation des taux d’intérêts, après deux décennies de taux très bas, qui permettaient à l’Etat américain de soutenir les Big Tech dans leur financement. Comme analyser la décision de la FED, après des années de contexte économique qui a permis aux Big Tech prospérer ?

EM : Je ne pense pas que la FED conçoive sa politique de taux d’intérêt en ayant les Big Tech à l’esprit. Les raisons qui la conduisent à relever ses taux ont trait au prix de l’énergie et à la guerre en Ukraine. Leur remontée aura évidemment des conséquences sur l’industrie de la tech : observez la manière dont la bulle des cryptos a explosé ! Cela va certainement engendrer de la pression sur les liquidités, et de nombreuses banques (celles à taux subventionné) vont en souffrir, ainsi que les acteurs qui dont la rentabilité reposait sur la capacité à emprunter de la monnaie à taux faible, investir et satisfaire les investisseurs avec une période d’attente de 5 à 10 ans.

Evgeny Morozov © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

À plus petite échelle, la plupart des acteurs du capital-risque suivent la même logique. Lorsque l’argent coûte plus cher, il est plus difficile de justifier le financement d’une start-up en état de mort cérébrale, alors qu’il est au contraire aisé d’acheter des obligations. Nous avons traversé une période d’accélération massive de cycles de développement technologique associée à un environnement de taux d’intérêt faibles de long terme, ce qui a fait oublier à beaucoup de personnes que l’argent que ces projets attiraient n’avait rien à voir avec leurs mérites ou ceux de leur industrie. On n’avait simplement nulle part ailleurs où investir cet argent. Quand le fonds souverain qatari devait décider où placer son argent, il n’avait pas beaucoup d’autres d’options que de le donner à des banques à taux subventionnés, qui ensuite le réinvestissaient. Il y désormais de nombreuses autres voies pour l’investir. Je m’attends à ce que ce que l’on entre dans une période très dur, avec de nombreux licenciements. Les start-ups n’auront plus d’argent, et celles qui auront besoin de se refinancer ne vont pouvoir le faire qu’à une valorisation plus faible…

LVSL – On peut conjecturer qu’un effet de concentration dans le secteur va en résulter, comme au moment du crash de la bulle internet en 2001. Quelles seront ses conséquences sur le développement technologique ?

EM – Les Big Tech sont toujours assises sur une montagne de cash. Ils continuaient jusqu’à présent d’emprunter parce que ce n’était pas cher. Maintenant ils vont emprunter beaucoup moins et réinvestir leurs bénéfices non distribués au lieu de réinvestir l’argent qu’ils empruntent. Les petites et moyennes entreprises et les start-ups seront les plus affectées, mais ce n’est pas forcément pour le pire : il y aura moins d’idiots en concurrence pour des fonds et les fonds pourront être investis dans des projets qui comptent. C’est difficile de juger de l’impact que cela aura.

LVSL – Mais qu’en est-il de la concentration de données, d’infrastructures de calcul et de travailleurs qualifiés dans ces rares entreprises ?

EM : Cela n’a rien avoir avec la profitabilité du secteur. Du point de vue d’une start-up, la concentration pourrait engendrer un accès bon marché à des biens d’équipement. Plutôt que de les développer, elles pourront emprunter à bas coût des capacités de reconnaissance faciale, de reconnaissance vocale de base, d’analyse d’image, etc. La concentration pourrait aussi permettre de réduire les coûts de transaction, avec un fournisseur unique pour tous ces services. Je n’ai à ce jour trouvé aucun argument convaincant pour dire que la concentration des données dans les mains de ces sociétés technologiques réduit les possibilités de développement technique.

LVSL – Mais l’effet de concentration dans le développement technologique revient à mettre tout acteur extérieur aux Big Tech dans une position d’utilisateur final, comme c’est le cas avec les modèles pré-entrainés dans le domaine du machine learning

EM – On se trouve en position d’utilisateur final à chaque fois que l’on emploie des biens d’équipement. Lorsque, dans une usine, j’utilise une machine, lorsque dans une mine j’utilise un camion, je me trouve dans une position d’utilisateur final. Pourquoi ce fétiche de tout vouloir construire soi-même ? Je ne vois pas pourquoi réduire les coûts d’accès aux biens d’équipement aurait, en soi, des conséquences négatives pour l’économie. Ce serait le cas si l’on pensait à un modèle de conglomérat gigantesque, où certaines sociétés sont présentes dans chaque industrie. On croyait autour de 2012 que ce serait le cas, mais la plupart des entrées des Big Tech dans la santé, l’éducation ou le transport n’ont pas été un succès. Où est cette Google car que tout le monde attend depuis 12 ans ?

LVSL – L’Europe et les États-Unis ont récemment signé un nouvel accord sur les transferts transatlantiques de données, après la révocation de l’accord Privacy Shield l’an dernier en raison du manque de garanties en matière de protection des données. Comment comprenez-vous la situation actuelle ?

EM – Je ne pense pas que l’Europe ait un quelconque pouvoir en la matière. Il n’y a aucun lobby qui pèse dans ce sens, si l’on met à part quelques militants à Bruxelles et peut-être quelques juges allemands attachés la question. L’Europe a cherché à sauver la face en affichant une forme d’exceptionnalisme européen. Poussée dans ses derniers retranchements – c’est ce qui est arrivé il y a quelques mois au moment de ce nouveau compromis – elle a capitulé. Cela est lié à l’existence d’une faction qui essaye de pousser pour une renaissance des traités commerciaux comme le TTIP, le TPP, etc. La libre circulation des données a été mentionnée dans ces traités, peut-être pas de manière très sophistiquée, mais ils pourraient à présent permettre de relancer le sujet de manière beaucoup plus forte.

Au-delà de cela… La vie est trop courte pour y penser : c’est un combat perdu d’avance et je ne sais pas que faire de cette information, pour être honnête.

LVSL – Christine Lagarde, présidente de la Banque Centrale Européenne (BCE), affirmait récemment que « les cryptos ne valent rien ». Comment analysez-vous l’explosion de la bulle des cryptos après des années d’enthousiasme en la matière ?

EM – Peu importe à quel point vous comptez sur les crypto-monnaies ou sur la monnaie numérique d’une banque centrale… tant que vous avez une mauvaise banque centrale. Peu importe si c’est 100% cash, ou 50% cash et 50% crypto, ou 40% crypto et 10% de monnaie numérique de banque centrale (MNBC), tant que la politique monétaire reste orientée vers la stabilité et la stabilisation des prix.

Le débat sur les crypto-monnaies en ce moment, à gauche, substitue un débat sur les imaginaires à un débat de substance. La question est de savoir quelle politique monétaire nous voulons. Qu’est-il possible de faire avec l’euro ? Comment allons-nous le mobiliser pour la reconstruction de l’État-providence ? C’est cette vision plus large qui manque actuellement. Une fois qu’on aura la réponse, alors là, oui, cela deviendra presque un problème technique : compte tenu de la quantité d’émissions de CO2 sur laquelle nous voulons nous engager, compte tenu de l’argent dont nous disposons, compte tenu de l’état de notre pénétration technologique – nous pourrons déterminer les outils techniques appropriés.

Je ne vois pas ce que la gauche gagne à présenter certaines parties du capitalisme actuel comme rétrogrades et impures, comme « féodales ». Dans la théorie marxiste, le féodalisme a une dynamique très particulière que l’on peut étudier et comprendre : ce n’est pas la dynamique que nous vivons.

LVSL : Mais les crypto-monnaies ne sont-elles pas actuellement dans une position critique ? La déclaration de Christine Lagarde risque-t-elle de fragiliser les efforts de stabilisation et de marketing des crypto-activistes avec les grandes entreprises financières ?

EM – Cela dépend de jusqu’où cela va chuter, mais cela, je ne peux pas le prédire. À l’heure actuelle, on trouve encore beaucoup d’acteurs pour les défendre, ainsi que des institutions qui y ont un intérêt direct. Il reste encore beaucoup de résilience institutionnelle et elle n’est pas près de s’estomper. Il y a aussi probablement des hordes de lobbyistes pour cette industrie qui est, ne l’oublions pas, toujours aussi riche qu’auparavant. Andressen Horowitz a encore un fonds de crypto à 3 milliards – avec 3 milliards, vous pouvez acheter beaucoup de lobbyistes [3]. Une fois que vous possédez ces lobbyistes, vous pouvez alors agir par la voix des politiciens.

LVSL – Dans un récent article pour la New Left Review, vous critiquez le recours à gauche au terme de « techno-féodalisme » pour décrire l’économie numérique et le système politique qui lui est associé [4]. Pourquoi estimez-vous qu’il ne rend pas compte de la réalité ?

EM – Je ne vois pas ce que la gauche gagne à présenter certaines parties du capitalisme actuel comme rétrogrades et impures, comme « féodales ». Comme si rendre le capitalisme plus évolué et plus pur pouvait changer quelque chose ! Cela ne me semble pas être une position défendable pour la gauche.

La conclusion principale qui découle de l’analyse en termes de techno-féodalisme est que nous devons combattre les rentiers et les monopoles, faire respecter la concurrence et nous assurer que les données constituent un terrain de jeu équitable. C’est ce que l’on retrouve par exemple dans les essais de Cédric Durand – auteur de Techno-féodalisme – : il fait allusion à de nouvelles formes de planification et ne veut pas démanteler les GAFAM – même s’il veut en quelque sorte faire quelque chose avec eux, mais quoi, il ne nous le dit pas… Si c’est à cela que doit nous amener le diagnostic du techno-féodalisme, je ne vois pas ce que l’on gagne à légitimer cette critique à gauche.

Evgeny Morozov © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – On retrouve le concept de féodalisation sous la plume d’Alain Supiot. Dans La gouvernance par les nombres, il soutient que la numérisation relie les individus à des structures d’allégeance variables, sur un mode féodal…

EM – Des critiques intéressantes du pouvoir peuvent découler de positions comme celle de Supiot. Elles offrent un antidote à des positions comme celles de Fukuyama ou de Steven Pinker, qui pensent que le monde avance de manière téléologique et que tout s’améliore obligatoirement.

Elles peuvent être utiles pour leur rappeler au contraire que la répartition du pouvoir dans la société est moins démocratique aujourd’hui qu’il y a 30 ou 40 ans, et qu’en ce sens il s’agit d’un retour en arrière. Mais c’est un retour en arrière dont on s’aperçoit en analysant les effets du capitalisme ; ce n’est pas un nouveau mode de production qui serait féodal dans son fonctionnement. Dans la théorie marxiste, le féodalisme a une dynamique très particulière que l’on peut étudier et comprendre : ce n’est pas la dynamique que nous vivons.

LVSL – En quoi consisterait un programme de gauche en matière de technologie ?

EM – La gauche est prisonnière d’une vision étriquée de l’action sociale, d’inspiration wébérienne : elle croit passionnément que l’action est rationnelle et que l’action économique consiste à maximiser cette action, par le biais d’une planification centrale. Cela revient à s’assurer que tous les besoins sont satisfaits… et ce n’est que par la suite que l’on pourra retirer la raison instrumentale de l’ordre du jour. Les gens seront ces types créatifs, buvant du vin l’après-midi et écrivant de la poésie, tout en chassant. Mais en attendant, il faut d’abord s’occuper des besoins. Cette vision est profondément étriquée. Elle ne correspond en rien à la manière dont les gens rationnels agissent : je n’agis pas en ayant un objectif et en analysant le meilleur moyen de l’atteindre. Non, je commence quelque chose pour atteindre cet objectif et je me rends compte ce faisant que c’est le mauvais objectif, je passe alors à un autre objectif, je reviens en arrière… L’expérience humaine typique est marquée par le jeu, la créativité, l’ingéniosité.

Cette façon naturelle d’agir devrait être soutenue par la technologie et le big data. Si vous parvenez à permettre aux gens de s’engager dans une forme de collaboration, vous produirez bien plus de valeur et bien plus d’innovation qu’avec une planification centrale. Pour moi, ça devrait être cela le programme économique de la gauche ! Les technologies pourraient permettre à chacun d’agir, de se réaliser. L’approche actuelle les aliène les uns des autres, de la technologie et de l’infrastructure.

LVSL – Comment expliquez-vous dans ce cadre que la souveraineté numérique ne soit pas défendue par la gauche ?

EM – Quand on parle de souveraineté technologique, on désigne le plus souvent la capacité d’une nation à avoir accès aux technologies les plus avancées, pour la production industrielle. Mais si vous quittez le jeu de la compétition industrielle, pourquoi en auriez-vous besoin ? Si les services sont la seule chose qui vous intéresse, quel besoin de souveraineté numérique ? Prenez le cas de la Lettonie : ils ont une industrie bancaire, ils ont des touristes et ils ne prévoient pas d’avoir une industrie lourde. Quel est leur besoin de souveraineté numérique ? Ce genre de chose est plus facile à expliquer en Amérique latine. Ils ont essayé l’industrialisation dans les années 50 et 60 – avec la CEPAL et autres – mais ils ont été bloqués dans cette voie par de nombreux coups d’État militaires. Pourtant ils ont essayé de relancer tout le processus. Vous avez encore des gens là-bas – des personnes de 95 ans aujourd’hui – qui se souviennent de cette tradition, des gens qui ont travaillé dans les bureaux de la CEPAL à Santiago en 1965, des gens comme Calcagno et d’autres, qui savent ce que cela représentait dans le temps.

En Europe ce débat n’a pas eu la même ampleur, il a toujours été mené par les corporatistes, des gens comme François Perroux et d’autres. On ne peut plus y faire grand-chose maintenant. La vraie question en la matière est de savoir – et j’utiliserai une expression très populaire en Amérique latine dans les années 70 – quel style de développement souhaitons-nous ? Or, je ne pense pas que la gauche en Europe ait du tout pensé à un style de développement. Elle a un style de défense, oui : défendre le droit que les travailleurs ont acquis et l’État-providence, mais à part ça, les gauches ne savent pas ce qu’elles veulent.

Si vous allez demander aux gauches du monde entier : quel genre de nouvelles industries voulons-nous développer ? Elles vous diront ce dont elles ont besoin dans leur économie – d’informatique quantique par exemple – mais si vous leur demandez sur le fond, si vous interrogez comment cela se relie au développement économique et social, elles n’ont aucune réponse. Elles ne se demandent plus : faut-il des industries qui emploient plus de monde, ou moins de monde, etc. ? En Europe, ce débat a été gagné par les néolibéraux, tout le contraire de ce qui se passe en Amérique Latine. Le débat n’a pas été complètement gagné en Chine. Mais, franchement, en Europe, je pense que c’est une cause perdue.

Notes :

[1] L’aberration du solutionnisme technologique : pour tout résoudre, cliquez ici, Fyp, 2014 et Le mirage numérique : pour une politique du Big Data, Fyp, 2015.

[2] ITT (International Telephone and Telegraph), entreprise américaine de télécommunications, a permis aux États-Unis d’asseoir leur hégémonie dans une partie importante du monde non soviétique au cours de la Guerre froide.

[3] Entreprise américaine de capital-risque fondée en 2009.

[4] La thèse du techno-féodalisme, telle que défendue notamment par Cédric Durand, présente les géants de la tech comme le symptôme d’une régression féodale des économies contemporaines. Par opposition à des entreprises capitalistes plus traditionnelles, qui croîtraient par l’innovation, les tenants du techno-féodalisme estiment que les géants de la tech s’enrichissent par la rente, comme les propriétaires terriens d’antan.