Le poison de la novlangue managériale dans l’hôpital public

Depuis plusieurs années, et avec une rapidité tendant à s’accentuer, la gestion de l’hôpital public s’apparente de plus en plus à celle d’une entreprise privée. Elle s’appuie sur une logique managériale inspirée de l’industrie connue sous le nom de Nouveau management public – NMP. Sa diffusion à l’hôpital repose en grande partie sur la prolifération d’une novlangue managériale qui exerce une puissante pression sur la mobilisation mentale des agents : le langagement ou agir sur les comportements par le langage.

Prendre le pouvoir de manière quasi hypnotique sur les esprits et ainsi manipuler plus aisément médecins, soignants et personnels administratifs par la seule force du langage. Dans toutes les entreprises, des séances sont consacrées à l’enrôlement psychologique des salariés. Mais n’y a-t-il pas des limites à ne pas franchir ? On peut s’interroger en rapprochant deux citations, la seconde analysant la première sous le prisme de l’étude faite par le philologue Victor Klemperer1 de la langue employée par les nazis. En premier, à travers un courriel envoyé à tous les médecins d’une Commission médicale d’établissement, un exemple de la novlangue en cours. Aucun mot ne relève du domaine de la santé comme si le critère n’était pas à prendre en compte par le personnel médical : « Un nouveau pacte de gestion porteur d’une ambition à long terme qui repose sur des orientations stratégiques claires favorisées par un desserrement de la contrainte financière exogène (« tendanciel » ) ». Le choix des mots, les nazis l’avaient compris, est primordial comme le note Victor Klemperer dans LTI, Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Reich, écrit en 1947 : « [La langue] ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place, elle dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral surtout si je m’en remets inconsciemment à elle. » Santé, cachez ce mot que je ne saurais entendre, pourrait-on aussi écrire en faisant référence au domaine littéraire en paraphrasant Molière.

Choisir pour un courriel ce langage, c’est choisir les valeurs de tout un courant de pensée économique. Depuis les années 1970, on assiste à une néolibéralisation dans la gestion des États fondée sur la croyance économique et politique d’une nécessité de concurrence dérégulée entre tous les acteurs. Les services publics n’ont pas tardé à suivre cette loi d’airain avec l’apparition de nouvelles méthodes managériales issues du monde de l’industrie : le Nouveau management public (NMP). Des réformes successives ont abouti à gérer, grâce au NMP, l’hôpital public comme une entreprise privée soumise à des logiques gestionnaires de « rationalisation des coûts » et de mise en concurrence des structures entre elles en visant « l’efficience économique » 12 pour faire de l’hôpital une « nouvelle industrie » 3. La logique a même été poussée jusqu’à mettre en concurrence les services médicaux entre eux.

Leurs sentiments face à ces méthodes de management est globalement d’être sous pression et d’avoir des difficultés à exercer convenablement leur métier.

Progressivement, le modèle de gestion s’est rapproché de celui de l’entreprise privée4. Alors que le service public hospitalier a longtemps représenté un secteur préservé du NMP, il est désormais un acteur agissant et innovant dans cette nouvelle voie managériale. Cette dernière est à l’origine d’une tension chez les soignants entre une certaine conception de leur métier et un nombre toujours plus important de contraintes5. Leurs sentiments face à ces méthodes de management est globalement d’être sous pression et d’avoir des difficultés à exercer convenablement leur métier. Selon leur attitude face au NMP, ils se partagent, selon leurs propres dires, en soignants « résistants », en « convertis », en « faux croyants » ou encore en « intermédiaires ambivalents » 6. L’évolution vers le « tout comptable » –ou « économisation » pour parler en novlangue – des soins qui découle de ces méthodes s’appuie sur un double discours économique de mobilisation et de justification qui vise à légitimer ces dispositions managériales dans le but de discipliner les comportements et la subjectivité du soignant7. C’est donc d’abord par le langage, par les mots et le discours que la novlangue managériale « exerce une emprise sur les soignants8 et que celle-ci constitue un dispositif visant une gouvernementalité efficace ».

Ce discours managérial a tendance à complexifier les mots, à utiliser des mots à la mode, à se composer d’anglicismes, de sigles abscons et à manier des substantifs percutants renforcés par des adjectifs et des adverbes contraignants, le tout à l’origine d’un niveau de généralité et d’abstraction élevé et visant à établir une communauté de langage de manière aconflictuelle9.

Ce langage managérial, cette novlangue, exerce une fonction puissante de dispositif au sens de Foucault et d’Agamben10 et influence par conséquent la conduite des soignants, et au premier chef des médecins, notamment par enrôlement comme nous le développerons plus loin. Nous pouvons parler ici d’un engagement par incorporation de ce langage (phénomène passif par « imbibition ») ou par appropriation (phénomène actif et volontaire). Un processus que nous qualifions de « langagement » est à l’œuvre. Inspiré du terme management, lui-même issu du latin « manus agere » (agir par la main), ce néologisme, par symétrie, signifie « agir par le langage ». Il renvoie à l’utilisation de mots et d’expressions qui contribuent à artificialiser la langue comme on artificialise les sols pour enrôler les gens. Il s’appuie sur une réalité fictionnelle élaborée à des fins de manipulation : ce langage ment.

Ce langage managérial, cette novlangue, exerce une fonction puissante de dispositif au sens de Foucault et d’Agamben et influence par conséquent la conduite des soignants.

Les dispositifs managériaux

Désormais, à l’hôpital comme dans d’autres services publics, le déploiement et l’importance des dispositifs managériaux encadrent quasi totalement l’activité des soignants. Ces pratiques managériales, changeantes et difficiles à appréhender pour le profane, visent à planifier l’activité et à modeler les comportements du soignant de manière impersonnelle et insidieuse. Elle procède de ce que Michel Foucault nomme « dispositif ». Marie-Anne Dujarier, qui s’inscrit dans la tradition du concept de dispositif de Foucault11, relève trois types de dispositifs managériaux en interaction pour encadrer le travail et donc les comportements : dispositifs de finalités, de procédés et d’enrôlement12.

Le premier type renvoie au management par les nombres avec comme conséquence pour le travailleur autant d’objectifs quantifiés à atteindre et s’appuie sur toute une tradition de management communément appelée « management par les objectifs ». Il s’agit d’une fonction de contrôle du travail qui est évalué par des critères sélectifs avec des auto évaluations dans une logique de comparaison et de compétition avec d’autres services, celle-ci étant présentée comme un jeu dans lequel le travailleur est contraint de prendre part. Les dispositifs de procédés, de formes variées (méthodes, protocoles, procédures, démarches, etc.) ont pour but d’ordonner les tâches et de standardiser leurs exécutions en fixant la manière de procéder, de dire, voire de penser. Enfin, les dispositifs d’enrôlement permettent de faire accepter pour qui les utilise, les dispositifs de finalités et de procédés par le travailleur. Ils sont essentiellement discursifs et portés par la communication à l’aide « d’une sorte de script langagier managérial ». Celui-ci met l’accent sur la nécessité d’être performant, de s’adapter, d’anticiper, de réduire les déficits, d’innover… Le travail en serait rendu plus intéressant, plus épanouissant. Relever ces défis serait une promesse de développement personnel. Parfois, de manière moins positive, il informe des sanctions possibles encourues par les réfractaires.

Les conséquences des dispositifs managériaux pour le travailleur peuvent être bénéfiques puisqu’ils peuvent le soulager grâce à l’automatisation des tâches productives répétitives et pénibles. Certaines situations non productives peuvent aussi tirer bénéfice de cette automatisation avec une efficience importante et conférant une légitimité à ces dispositifs : protocoles médicaux, procédures de maintenance… Cependant, cette rationalisation de l’activité permet de réguler une organisation par le haut, à distance, loin du terrain avec des objectifs fixés par une hiérarchie ; ils deviennent peu discutables puisque censément rationnels. Ces dispositifs sont aussi porteurs de normes qui organisent le monde du travail. De part leur caractère impersonnel, « ils concrétisent un rapport social désincarné » empêchant une domination rapprochée mais muée d’une certaine façon en une « violence symbolique » théorisée par Bourdieu13.

Finalement, selon Dujarier, « ces trois types de dispositifs tentent donc d’orienter l’activité humaine vers l’atteinte de scores quantifiés, en empruntant des chemins productifs préétablis, au nom d’un sens précis ».

À titre d’illustration, l’activité de soins à l’hôpital public tend à s’exercer dans un cadre de plus en plus fréquemment défini par des experts le plus souvent non soignants. Elle est évaluée par des indicateurs jugés pertinents par ces derniers14 mais contestés par les soignants. L’exemple paradigmatique est celui de la démarche qualité dont l’ambition, via un processus de certification, vise à évaluer la qualité et la sécurité des soins dans les établissements de santé non par des soignants mais par ces seuls experts à l’aide de critères élaborés par la Haute autorité de santé (HAS)15.

L’activité de soins à l’hôpital public tend à s’exercer dans un cadre de plus en plus fréquemment défini par des experts le plus souvent non soignants.

Nous pouvons également citer dans un autre registre, comme exemple d’un chemin productif préétabli, celui de la tarification à l’activité (T2A). La T2A consiste en une « rémunération des hôpitaux sur la base de leur production en groupe homogène de malades, production renseignée dans le système d’information »16. Les recettes de l’hôpital dépendent des actes codés, souvent par les médecins eux-mêmes, dans une recherche d’accumulation d’actes dits rentables et en évitant ceux qui le sont moins. Cette logique gestionnaire conduit à la « promotion et la routinisation d’un langage médico-économique » chez les soignants. Le risque étant que la pratique de soins soit gouvernée par la logique gestionnaire de la T2A qui prône « l’efficience médico-économique » et met au cœur de la pratique les coûts et les tarifs hospitaliers.

L’ensemble des pratiques managériales exercent donc la fonction de dispositif au sens foucaldien qui permet une certaine gouvernementalité managériale et donc de diriger la conduite des hommes. Dans cet ensemble de dispositifs, le discours managérial par le processus complexe de langagement assujettit efficacement les individus par enrôlement.

Contenu et diffusion du discours managérial à l’hôpital

Le discours managérial hospitalier moderne constitue un outil privilégié pour diffuser les nouvelles pratiques managériales venues de l’entreprise privée dans le domaine du soin. Son contenu, proche de ce que l’on entend communément par « langue de bois », se caractérise par une complexification des mots17 : « initialiser » pour commencer, « finaliser » pour finir, « gouvernance » pour direction, « problématique » pour problème, « positionnement » pour position, « questionnement » pour question. Parfois, la périphrase se fait encore plus nébuleuse : vouloir devient « s’engager dans une démarche volontariste globale » ; poursuivre se transforme en « adapter une logique de consolidation » 18. Ce discours s’appuie très volontiers sur des mots à la mode et sur des substantifs aux terminaisons excessivement techniques en « ence » ou « ance » (efficience, excellence, performance, gouvernance) ou en « ion » (motivation, responsabilisation, innovation, restructuration)19. Il fait profusion d’anglicismes (reporting, benchmarking, team building, consulting), de sigles abscons confinant au sabir pour initiés. Il recourt à des oxymores (« changement permanent », « évolution continue ») véhiculant la « doublepensée » de Georges Orwell20, recycle des notions existantes, utilise des « mots-valises » et des « mots-écrans ».

Dans un contexte d’économicisation des discours, et plus particulièrement dans le contexte de la contrainte budgétaire à l’hôpital public où l’impératif de limiter les dépenses prédomine, le dialecte se teinte de termes tels que « parts de marché », « taux de croissance », « déficit », « état prévisionnel des recettes et des dépenses », « crédits d’intéressement » . Le style global se fait volontiers engageant avec des verbes et des adjectifs d’action et d’obligation. (« il faut que », « nous devons ») incitant à adapter une logique de consolidation »18.

À situation inédite doit correspondre un lexique inédit. La période pandémique actuelle n’échappe pas à cette règle de réajustement des mots en rendant caduques, désuets et pour tout dire ringards ceux utilisés jusque-là. Nous voyons donc fleurir désormais les termes de « capacitaire » à la place de nombre de lits, « distanciel » pour remplacer à distance et son pendant « présentiel », « retex » pour réunion de retour d’expérience. On dira désormais d’un service qu’il est « covidé » quand il prend en charge des patients atteints d’une infection Covid-19. Des cas groupés d’infection deviennent des « clusters », le dépistage des patients se transforme en « testing » et la recherche de cas contacts en « tracing ». Ce langage très technique, parfois aride, est qualifié par certains auteurs de « novlangue managériale » en référence à la « newspeak » de l’auteur de 1984 puisqu’elle exerce un rapport de domination non violente par dépossession des mots et délégitimation du récepteur, les soignants dans le cas de l’hôpital public, qui se sentent disqualifiés par une insuffisante maîtrise de ce discours d’autorité qui s’impose à eux.

La novlangue managériale exerce un rapport de domination non violente par dépossession des mots et délégitimation des soignants qui se sentent disqualifiés par une insuffisante maîtrise de ce discours d’autorité qui s’impose à eux.

Ce discours « dispensateur de vérité » décrédibilise toute velléité de contradiction, car on ne s’oppose pas à la vérité. Cette déconstruction de la réalité par le discours managérial peut être qualifié de sophistique au sens de Platon21 dans le sens où son apparente vérité repose sur un mensonge et une manipulation du réel et dont la finalité est de constituer une nouvelle réalité22. En ayant recours aux injonctions contradictoires, il amène à « rendre impossible la possibilité de répondre de manière adéquate aux demandes formulées puisqu’elles procèdent d’une impossibilité logique ». À titre d’exemple, il paraît illusoire de faire preuve d’autonomie quand l’activité professionnelle est contrainte par des objectifs multiples à atteindre et de nombreuses normes. Par conséquent, les concepts mêmes censés structurer l’organisation et promus par le discours managérial sont vidés de leur sens par un mécanisme de « sensure »23 (créativité, liberté, autonomie, innovation, réactivité). Ce discours se donne alors « les allures d’un discours logique et rationnel qui décrit une réalité extérieure au langage alors que, précisément, le propre de la fiction est de ne renvoyer à aucune réalité et de n’avoir d’existence que dans et par le langage »24.

Sandra Lucbert analyse cette façon de penser et d’édicter hors sol, à des fins de manipulation du réél dans le service public25 ou en entreprise26. Elle montre qu’à travers ce langage s’exerce une « euphémisation du pouvoir » mais également une musique d’ambiance tournant en boucle et réduisant, selon l’expression d’Orwell, « l’esprit à l’état de gramophone » 27, amené à répéter sans cesse, et sans réflexion, les concepts creux entendus en permanence.

Langagement et effets de dispositif du discours managérial

Ce discours vise à conduire les comportements sans conflit et en véhiculant une image idéale de l’organisation qui est son objet (entreprise, administration, hôpital, etc.). Les conséquences de ce discours en termes de gouvernementalité sont nombreux et insidieux, ce qui en fait un dispositif efficace. La fiction créée et véhiculée par ce discours tend à modifier les comportements et à limiter les risques « en façonnant – voire en empêchant – la prise de décision par la suspension du processus délibératif »28. Son caractère performatif repose ainsi sur la construction d’individus fictifs – le leader, l’employé modèle – simplifiant la vision du monde au sein de l’organisation : une figure d’autorité héroïque capable de simplifier la complexité et de faire face aux défis dont l’employé ou le subordonné doit suivre au plus près les objectifs, les règles, les injonctions qu’il élabore. Ce type de discours enlève donc toute initiative, tout libre arbitre, toute réflexivité, toute remise en question d’un fonctionnement érigé et édicté en idéal et conçu seulement par ceux qui sont censés avoir les ressources nécessaires pour le faire. En outre, sur cet employé ou subordonné fictif, considéré comme un individu standard, va s’appliquer tout un processus d’évaluation et de formation visant à l’améliorer de manière standardisée sans tenir compte de ses valeurs, de ses choix, de ses réflexions. Ce management s’exerce sur un travailleur dépourvu de son altérité par des méthodes qui visent à le modeler pour améliorer sa performance et le faisant ainsi qualifié de « management désincarné » par Anne-Marie Dujarier. C’est un effet extrêmement normatif que produit ce discours.

Le discours managérial exerce également un pouvoir et une violence symboliques. L’accaparement des mots place le destinataire dans une situation d’ « insécurité linguistique », c’est à dire dans une position où celui-ci perçoit son propre discours comme illégitime en regard du modèle normatif du discours managérial29. Ceci génère une auto-délégitimation du locuteur qui, ne parlant finalement pas le même langage, inhibe sa parole qu’il considère comme moins juste, plus simple et se sent donc moins compétent. De plus, ce discours entraîne un effet de sidération pouvant mettre une partie des auditeurs en situation d’incompréhension et les excluant de fait du mécanisme de décision. Cette novlangue managériale peut être à l’origine d’une emprise et d’un importante souffrance au travail en perdant « la confiance dans la capacité à dire et à faire sens » . Celle-ci en vient à être intériorisée par le travailleur et il devient difficile de s’en défaire soit pour se défendre soit pour analyser la situation sous un autre angle. Cette appropriation forcée exerce alors une « violence secondaire » car le sujet devient dépendant à cette novlangue pour en critiquer son emprise. De cette façon, elle met au silence celui qui en souffre : « Elle lisse, normalise le vécu par un langage qui laisse peu voire pas de place à l’interprétation, et permet d’euphémiser voire d’occulter la violence en limitant le partage émotionnel sur le vécu existentiel ». Finalement, le discours managérial constitue un dispositif puissant, grâce à « une triple fonction : idéologique en véhiculant les valeurs des dirigeants ; symbolique comme signe du pouvoir ; pragmatique en tant qu’outil d’influence du comportement »29.

Le discours managérial exerce également un pouvoir et une violence symboliques plaçant le destinataire dans une situation d’ « insécurité linguistique ».

Langagement tel que le pratique l’hôpital public

Au niveau institutionnel, les réunions de service, de pôle ou encore de commission médicale d’établissement s’enchaînent alors dans un flux ininterrompu de verbiage inintelligible qui s’écoule en permanence et dont il finit par ne rien ressortir de concret si ce n’est d’avoir perdu son temps, parfois le sens de son métier et donc pour un médecin, l’essence de ce qui est son travail : soigner les gens. Le point de départ de cette réflexion est le souvenir douloureux de l’auteur de ces lignes au cours d’un séminaire organisé en grande pompe dans un CHU pour programmer, à l’échéance de dix ans, des travaux d’envergure sur un site hospitalier. Les équipes administratives et soignantes étant jugées insuffisamment compétentes en la matière, le CHU s’était offert un grand cabinet de consultants pour l’occasion. L’objectif affiché était celui de réduire, grâce à ce cabinet, les centaines d’heures nécessaire de réunions pour un tel projet en deux jours de séminaire. Ce fut un spectacle grandiose de vidéos engageantes sur la mission de ce cabinet dans ce projet, de diaporamas où l’esthétique de l’iconographie le disputait à celle de la novlangue et d’ateliers de mises en situations que l’on ne rencontre jamais mais pour lesquelles ils nous a été dispensés gracieusement des outils pour désormais mieux s’en sortir. Quant à l’objectif des travaux dans tous ce galimatias et cette profusion d’inventions ludiques, il a semble-t-il été rapidement perdu de vue. Toutefois, ce séminaire a été l’occasion d’apprendre grâce à une vidéo touchante ce qu’est l’empathie (nombre de spectateurs étaient soignants et n’ont pas bronché) ou une autre volontairement maladroite sur comment optimiser sa pause café (alors que ce qui fait l’intérêt d’une pause est justement de ne rien optimiser mais de lâcher un peu prise).

De ce flux ininterrompu de verbiage inintelligible, il finit par ne rien ressortir de concret si ce n’est d’avoir perdu son temps, parfois le sens de son métier et donc pour un médecin, l’essence de ce qui est son travail : soigner les gens.

Ce grand raout, certainement coûteux30, pour arriver aux conclusions finalement que tout est décidé avant ou après et de nous donner que la seule illusion d’avoir participé aux décisions. Avec des moments d’émouvante naïveté lorsque les médecins tentaient d’expliquer leurs souhaits et besoins et que l’interlocuteur, consultant, nous ramenait sans cesse sur son terrain sans fournir de réponses concrètes mais en ayant recours à ce type de réponse systématique : « Nous ne sommes pas là pour discuter du nombre de lits nécessaires », autre formulation du célèbre sketch de Coluche : « Écrivez-nous ce dont vous avez besoin, nous vous expliquerons comment vous en passer ». Ce séminaire renfermait la quintessence de ce qui vient d’être développé : euphémisation du pouvoir, censure, délégitimation de l’interlocuteur, insécurité linguistique et profusion de termes artificiels.

Hélas, dans la pratique du soin, l’influence du discours managérial semble particulièrement efficace pour assurer la gouvernementalité des soignants et particulièrement des médecins. Il ne faut pas s’y méprendre. Si, lors de réunions, il nous est présenté avec forces émoticônes infantilisants, positifs ou négatifs selon les résultats obtenus face aux objectifs imposés, des comparaisons entre services en termes de durée moyenne de séjour, de taux de rotation et d’occupation des lits, de « produits vendus » (sic), c’est bien pour maintenir les différents services en compétition permanente pour le classement de celui qui est le plus rentable. En somme, la vielle antienne customisée 2.0 du « diviser pour mieux régner » qui nous conduit à nous opposer les uns les autres plutôt que de constituer un collectif solidaire face aux injonctions administratives.

Dès lors qu’un nouveau projet médical souhaite être créé, il faut le développer telle une étude de marché avec son lot de concepts issus du commerce et de la finance : rentabilité, parts de marché, retour sur investissement, public ciblé… Alors, si l’équipe souhaite approfondir son projet pensé comme offre médicale nécessaire pour les patients, à elle d’endosser la fonction de commercial pour vendre son produit à la direction. De médecin, on passe à négociant en soins. Dans le cœur même de l’activité quotidienne du soin, cette gestion managériale et son langage nous rattrapent. Quel médecin n’a jamais prononcé ce genre de phrase, au moins in petto : « Ce patient dépasse depuis longtemps la durée moyenne de séjour, il faut qu’il sorte du service » ? Un exercice de traduction nous permet de retrouver le sens de la phrase qui était en réalité : « Ce patient n’a plus besoin de soins médicaux, il peut sortir du service ». Mais par le martelage incessant et l’imbibition permanente de cette novlangue, « l’esprit de gramophone » se réduit à répéter sans y prendre garde ce type de propos et oublie à quel moment un patient peut quitter un service : quand il est guéri ou sur la voie de la guérison.

De manière similaire, force est de constater à quel point, par appropriation dans le cas de la démarche qualité, l’activité de soins peut se résumer à ne prendre en compte chez le patient que les indicateurs jugés pertinents dans la pratique de soins. Seront valorisés alors l’évaluation de la douleur mais non son traitement ni le temps d’écoute passé avec le patient, la désignation d’une personne de confiance mais sans expliquer clairement son rôle et les raisons de ce choix, l’envoi du compte-rendu de l’hospitalisation au médecin traitant dans les sept jours et un certain nombres d’indicateurs à l’intérieur obligatoires mais sans vérifier la pertinence des informations cliniques données. Le risque est grand de réduire cette fois le soignant à un « cocheur de case » pour reprendre la typologie des « jobs à la con » de David Graeber31.

En définitive, le langagement comme dispositif d’enrôlement par le discours, à travers la fabrication des normes de soins, l’importance donnée à des objectifs chiffrés à atteindre ou « ratiocratie », la diffusion d’une logique gestionnaire prééminente et le développement de la démarche qualité conduit de plus en plus les comportements des soignants. De plus, l’accumulation des tâches ingrates et ennuyeuses qui découlent de cette gestion managériale procède de ce que Graeber appelle la « bullshitisation » du travail et tend à vider de son sens notre métier de soignant et à justifier l’emploi de ceux qui développent et nous assignent à user de ces dispositifs. L’hôpital entreprise en marche !

Notes :

1 Marie-Odile Safon, Les réformes hospitalières en France., Aspects historiques et réglementaires, IRDES 2019.
2 Pierre-André Juven, Fréderic Pierru Fanny Vincent, La casse du Siècle, Paris, Raisons d’agir, 2019
3 Stéphane Velut, L’Hôpital, une nouvelle industrie, Paris, Tracts Gallimard, 2020
4 Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, La Fabrique, Paris 2018
5 Emmanuel Triby, « Processus d’économisation et discours économique dans des écrits de cadres de santé », in La langue du management et de l’économie à l’ère néolibérale. Formes sociales et littéraires, (sous la direction de C. Grenouillet, C. Vuillermot-Febvet), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2015
6 Nicolas Belorgey, L’hôpital sous pression, Paris, La Découverte, 2010
7 Emmanuel Triby, op. cit.
8 Agnès Vandevelde-Rougale, La novlangue managériale. Emprise et résistance, Paris, Eres, 2017
9 Michel Feynie, « Le discours managérial instrument «d’idéalisation» de l’entreprise », in La langue du management et de l’économie à l’ère néolibérale. Formes sociales et littéraires, op. cit.
10 Cf. la définition conceptuelle de dispostif de Foucault dans Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », Dits et écrits, volume III
11 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Payot et Rivages, 2014
12 Anne-Marie Dujarier, Le management désincarné, Paris, La Découverte, 2015
13 Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Le Seuil, 2001
14 Hugot Bertillot, Expertise, indicateurs de qualité et rationalisation de l’hôpital : le pouvoir discret de la « nébuleuse intégratrice », Revue française d’administration publique, 2020
15 https://www.has-sante.fr/jcms/c_411173/fr/comprendre-la-certification-pour-la-qualite-des-soins#toc_1_2
16 Pierre-André Juven, Une santé qui compte ? Les coûts et les tarifs controversés de l’hôpital public, Paris, Presses Universitaires de France, 2016
17 Michel Feynie, « Le discours managérial instrument «d’idéalisation» de l’entreprise », in La langue du management et de l’économie à l’ère néolibérale. Formes sociales et littéraires, op. cit.
18 Certains des exemples sont issus d’échanges avec Stéphane Velut que je remercie à nouveau pour son éclairage.
19 Michel Feynie, op. cit.
20 George Orwell, 1984, 1949
21 Platon, Le Sophiste.
22 Malik Bozzo-Rey, Influencer les comportements en organisation : fictions et discours managérial, Le Portique, 2015
23 Socialter, Sensure, quand les mots nous privent de sens, n°45 avril/mai 2021
24 Malik Bozzo-Rey, op. cit
25 Sandra Lucbert, Le ministère des contes publics, Paris, Editions Verdier, 2021
26 Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, Paris, Seuil, 2020
27 George Orwell, Essais, articles, lettres, tome 3 (1943-1945), Ivrea, 1998
28 Agnès Vandevelde-Rougale, op. cit.
29 Agnès Vandevelde-Rougale, op. cit.
30 https://www.ccomptes.fr/fr/publications/le-recours-aux-marches-publics-de-consultants-par-les-etablissements-publics-de-sante
31 David Graeber, Bullshit Jobs, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2018

Eliane Assassi : « Le recours aux cabinets privés est devenu un réflexe »

La crise sanitaire a pleinement illustré la dépendance de l’Etat aux cabinets de conseil. Très présents dans les entreprises, ces sociétés ont peu à peu gagné en influence au sein des institutions publiques : en quatre ans, près de 2,4 milliards d’euros ont été engloutis par ces cabinets. La sénatrice Eliane Assassi, ainsi que ses collègues du groupe communiste républicain, citoyen et écologiste (CRCE), a utilisé son droit de tirage annuel pour enquêter sur cette situation préoccupante. Nous l’avons interrogé afin de revenir sur les principaux points soulevés par la « Commission d’enquête sur l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques ». Entretien réalisé par Jules Brion, retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL : Vous affirmez que, si la crise a mis en lumière l’intervention des consultants dans la conduite des politique publiques, ce n’est en réalité que « la face émergée de l’iceberg ». Votre enquête vous conduit à considérer la République prisonnière d’un « phénomène tentaculaire ».

Éliane Assassi : Beaucoup de journaux avaient déjà fait des travaux d’enquête sur l’évasion fiscale, sur l’utilisation du CIR (Crédit Impôt Recherche, ndlr), du CICE (Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi, ndlr). J’avais eu l’idée, il y a déjà un certain temps, de faire un travail d’investigation sur les cabinets privés. J’étais pourtant loin d’imaginer que ce puisse être une commission d’enquête. Puis la crise sanitaire est survenue. C’est lors de cet épisode que l’on a aperçu un consultant d’un cabinet prendre la parole dans une réunion en présence d’Olivier Véran. Nous pensions alors que c’était une personne de l’administration du ministère de la Santé. Que nenni, c’était un consultant ! Interrogé par les parlementaires, le ministre était déjà sur la défensive en expliquant que ce recours n’avait rien d’anormal. 

« Ces cabinets ont influé sur des décisions prises au Conseil de Défense, la boîte noire parmi les boîtes noires. »

Il est vrai que le recours aux cabinets privés existe depuis le XIXème siècle mais le réel marqueur de leur présence a été la RGPP (Révision Générale des Politiques Publiques) mise en place par Nicolas Sarkozy. Cette politique prônait la réduction des dépenses publiques et donc du nombre de fonctionnaires. On s’est donc aperçu, pendant le mandat Sarkozy, que l’Etat avait effectivement fait beaucoup appel à des cabinets privé et que ça s’était ensuite un peu tassé sous François Hollande. Dès l’arrivée d’Emmanuel Macron, c’est reparti de plus belle… Pour être honnête avec vous, j’ai moi-même été vraiment surprise par le côté vertigineux de ce recours à des cabinets privés sur des missions qui, me semble-t-il, auraient pu être assumées par l’administration. Le but de la commission d’enquête du Sénat n’était donc pas de faire un procès d’intention. Tout est factuel, nous avons les chiffres qui démontrent nos dires. C’est justement parce qu’il est sérieux et rigoureux qu’il a été voté à l’unanimité.

LVSL : En lisant votre rapport, on a l’impression que la classe politique française confie l’intérêt général de la Nation à des cabinets qui conseillent également des intérêts particuliers.

É.A. : Ce qui est étonnant, c’est que beaucoup dans la classe politique prônent la réduction du nombre de fonctionnaires, y compris noir sur blanc dans les programmes des élections présidentielles. Je pense qu’un certain nombre de ceux qui nous gouvernent aujourd’hui ont la volonté d’installer un autre système, d’en finir avec nos services publics et notre administration de façon générale. Il ne peut en être autrement quand des sujets aussi structurants pour la vie des gens et du pays sont confiés à des cabinets privés. On s’est aperçu que le recours à ces cabinets privés est devenu un réflexe. De fait, sitôt qu’il y a un problème, une question ou une urgence comme la crise sanitaire, l’Etat appuie sur le bouton pour faire appel à un cabinet privé afin d’intervenir en lieu et place de notre administration. C’est une logique ultra-libérale qui s’installe insidieusement. C’est cela même qui est choquant pour une femme de gauche comme moi. Quiconque a le sens de l’intérêt général et de la République est en droit de s’interroger sur ce phénomène. Je ne dis pas que ce rapport va régler le problème – mais au moins le sujet investit dorénavant l’espace publique. On ne pourra plus dire : « on ne savait pas ». On a fait la démonstration d’un système.

LVSL : L’Etat semble lui-même faciliter, voire automatiser, le recours à ces cabinets. Pouvez-vous revenir sur l’importance qu’ont pris l’accord cadre de la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) et la règle du « tourniquet » ?

É.A. : Le gouvernement, différents ministres et même le Président de la République sont sur la défensive sur ce sujet et nous disent : « toutes les procédures sont respectées ». C’est vrai : les marchés publics et les appels d’offres sont réalisés dans le respect des règles. Sauf qu’il y a le problème du tourniquet qui tombe souvent en panne… Ce « tourniquet » interdit théoriquement à ce qu’un cabinet puisse effectuer deux fois de suite une mission afin d’éviter les monopoles. Pourtant, on s’aperçoit souvent que des cabinets, au titre du droit de suite (le cabinet qui a assuré une commande peut-être reconduit pour assurer la continuité d’une mission, ndlr), bénéficient de plusieurs contrats de suite. 

Normalement il y a des évaluations des cabinets mais on se demande parfois s’ils sont vraiment choisis pour la mission qu’ils devraient mener. On sait par exemple que des missions payées à ces cabinets n’ont pas été menées à leur terme. Des rapports ont été rendus par des cabinets conseil qui sont parfois de simples copiés-collés de missions qu’ils ont pu faire dans d’autres pays. Même si les cabinets sont, paraît-il, très intelligents, nous le sommes encore plus et nous nous sommes aperçus qu’un document rendu était exactement le même que celui qu’ils avaient produit en Australie…

« Les documents transmis par le ministère des solidarités et de la santé peuvent présenter une certaine ressemblance avec un PowerPoint conçu par McKinsey pour le gouvernement australien. »

Citation issue du rapport sénatorial.

Il y a également des rapports qui ont été réalisés, payés et qui se résument à cinquante pages d’un Powerpoint. C’est le cas d’une mission confiée à McKinsey sur la réforme des retraites, qui n’a pas eu lieu pour les raisons que l’on connaît. Il nous reviendra de renforcer la loi et d’aller beaucoup plus loin que les constats qui sont faits dans ce rapport, lorsque nous déposerons la proposition de loi transpartisane. Après ce rapport, il y aura donc un débat de nature politique et démocratique sur des propositions de réforme.

LVSL : Les interventions « behind the scene » sont devenues la norme : les consultants sont incités à rester discrets et à travailler en « équipes intégrées » chez leurs clients. Vous notez que les agents « sont alors quasiment assimilés à des agents publics, qu’ils considèrent comme des collègues de travail ». N’existe-t-il pas un risque que ces entreprises remplacent petit à petit les agents de l’administration publique ?

É.A. : Les cabinets de conseil ont une politique d’entrisme : ils intègrent des services de l’Etat. Parfois, sur les en-têtes de rapport, les logos des cabinets et des ministères se confondent. On ne sait pas qu’ils sont consultants, on pense que ce sont des agents de l’administration publique. C’est une stratégie assez bien rodée de la part des entreprises privées mais, comme nous sommes extrêmement sérieux et rigoureux, nous avons trouvé des notes produites par des consultants avec l’en-tête des ministères. On a le fameux cas d’une évaluation de la crise sanitaire réalisée pour le ministre Olivier Véran où n’apparaît pas le logo de McKinsey alors qu’on a connaissance d’autres missions qui ont été remises avec le logo du cabinet. C’est pour cela que nous disons qu’il y a un problème de transparence, d’opacité. On a des cabinets qui affichent leur logo alors que d’autres ne le font pas. 

NDLR : Pour en savoir plus sur le remplacement des fonctionnaires par les cabinets de conseil, lire sur LVSL l’article du même auteur : « McKinseygate : vers la fin de la fonction publique ? »

LVSL : Justement, s’il est de notoriété publique que l’entrisme est l’une stratégie des consultants, est-ce que l’État la facilite ?

É.A. : Vous savez, je m’interroge beaucoup, je me pose une question : qui dirige notre pays aujourd’hui ? De fait, je me rends compte que des ministres ne semblent pas être au courant de ces pratiques, ce qui est quand même assez grave… Quand on a des cabinets ministériels et des consultants qui produisent des notes avec leurs signatures sur l’en-tête du ministère, qui a validé cela ? Est-ce le ministre ou quelqu’un du cabinet ministériel ou quelqu’un du secrétariat général du gouvernement, du secrétariat général de l’Elysée ? Ça pose question. 

« Les livrables de McKinsey comportent dans un premier temps le logo du cabinet. À compter d’avril 2020, ils sont toutefois présentés sous le sceau de l’administration, ce qui ne permet pas de distinguer l’apport de McKinsey et celui des agents publics. »

Citation issue du rapport sénatorial.

LVSL : L’action publique devient donc de plus en plus opaque…

É.A. : Oui, exactement. Certains documents que l’on s’est procurés qui ont été produits par des cabinets de conseil étaient utilisés en Conseil de Défense où ils servaient de base de discussion. Ce qui veut dire que ces cabinets ont influé sur des décisions prises au Conseil de Défense, la boîte noire parmi les boîtes noires. Quand on parle d’opacité, en voilà un bel exemple… Moi-même qui suis présidente d’un groupe parlementaire, je ne sais pas qui fait partie de cette institution. 

LVSL : En théorie, ces entreprises ne sont pas censées avoir d’influence sur les décisions qui vont être prises par l’Etat. Pourtant, vous montrez que les cabinets de conseil priorisent souvent certains des scénarios qu’ils proposent.

É.A. : C’est une commande politique, donc les cabinets y répondent. Mais il arrive souvent que les cabinets produisent plusieurs hypothèses et que parmi celles-ci, certaines soient appuyées plus que d’autres.

Des cabinets de conseil – et je le répète, je ne suis pas contre les cabinets de conseil – étaient de connivence avec celui qui est devenu président de la République avant même qu’il soit candidat à l’élection présidentielle de 2017. Des cabinets ont travaillé à la rédaction du rapport Attali. Et qui était secrétaire général adjoint de l’Elysée à ce moment-là ? C’était Monsieur Macron. Et on retrouve ces mêmes cabinets après qui ont travaillé gratuitement dans la stratégie de campagne d’Emmanuel Macron. On ne me fera jamais croire qu’il n’y a pas le partage d’une certaine idéologie ou en tout cas de choix de société, c’est évident quand on trouve des mails échangés entre McKinsey et la République en Marche… 

LVSL : Vous notez le coût particulièrement élevé de certaines missions, l’Etat déboursant parfois jusqu’à 2400 euros par jour et par personne pour rémunérer ces cabinets. Certains défendent l’utilisation massive des cabinets de conseil en louant l’efficacité et les compétences du secteur privé. Le recours à ces entreprises apporte-t-il systématiquement une plus-value pour l’action publique ? 

É.A. : Les coûts sont évalués à 1500-2000 euros par jour et, quand vous enlevez les charges, on peut évaluer la journée des consultants comprise entre 800 et 1200 euros. Je rappelle quand même qu’un agent de la fonction publique territoriale de catégorie C touche à peine le SMIC… sur un mois. Donc ce sont quand même des sommes astronomiques qui sont versées. Je m’élève contre la fausse rumeur, qui est trop souvent dite et complètement fausse, à savoir que ce serait la crise sanitaire qui aurait provoqué le plus de dépenses. De fait, sur le milliard global, la crise sanitaire c’est 46 millions d’euros… 

LVSL : Vous notez d’ailleurs une dépendance totale dans le secteur de l’informatique.

É.A. : Oui. C’est l’argument que tous utilisent pour justifier la présence des cabinets de conseil. ll est vrai que la France a pris du retard dans ce domaine. Pour ma part, ce n’est pas le sujet qui me trouble le plus.

« On a parlé du milliard. Je vous invite à regarder le détail. Les trois quarts (…) sont des recours à des prestataires informatiques et des entreprises pour financer le cyber et l’évolution aux nouveaux risques. »

Emmanuel Macron, le 28 mars à Dijon

Ce qui m’interroge bien plus c’est la protection des données. Des cabinets interviennent pour organiser un réseau de logiciels, un réseau de cyber-sécurité. Premièrement ça ne fonctionne pas toujours comme prévu. Le projet « Scribe », porté par la police nationale et par le cabinet Capgemini, a échoué. Mais quand les projets fonctionnent, les cabinets repartent avec les clefs. De fait, ils peuvent avoir des données personnelles sur vous, sur moi, sur n’importe qui. Quand on a recours à des sociétés internationales, que font-ils de ces données ? Sans entrer dans du complotisme, c’est une question concrète de souveraineté. 

LVSL : De multiples évènements démocratiques du quinquennat – Grand Débat, Convention Citoyenne pour le Climat, etc. – ont été coorganisés par des cabinets de conseil. La République a-t-elle externalisé sa compétence la plus vitale ? 

É.A. : Effectivement, cet aspect est très choquant. D’autant plus lorsque l’on connaît le sort réservé à ces missions. La convention citoyenne sur le climat n’a abouti à rien, du fait du manque de volonté politique de la part d’Emmanuel Macron et non de celle des 150 citoyens qui y ont siégé. C’est une mission – et mon propos ne se veut pas péjoratif – somme toute basique. J’ai moi-même, lorsque j’étais directrice de cabinet auprès d’un maire, organisé des débats publics. On n’a pas besoin d’externaliser ce rapport de proximité avec nos concitoyens dans un espace géographique comme les collectivités. Comme je vous le disais en amont, dès qu’un élu a l’idée de faire une convention citoyenne, il appuie sur le bouton. C’est un pur réflexe. En réalité, ils n’en ont que faire de la démocratie ou des relations avec les citoyens. Ils ont une idée, veulent aller le plus rapidement possible et ne cherchent même pas à savoir si les compétences sont présentes en interne. On appuie sur le bouton et on a un cabinet privé qui répond aux exigences de celui qui fait la commande. Ça ne peut pas fonctionner comme ça ! J’en veux pour preuve que ça n’a pas fonctionné : ces consultations citoyennes, à part du vent, n’ont rien produit de concret pour changer la vie des gens alors que c’en était initialement l’objectif. Et c’est la même chose pour le grand débat national, la convention citoyenne, les débats sur la justice…. Toutes ces initiatives n’ont abouti à rien qui permette de mieux vivre aux Françaises et aux Français, en tout cas à tous ceux qui vivent et travaillent dans notre pays.

LVSL : Justemment, vous considérez qu’il est impératif de ré-internaliser nos compétences. Même si ce processus se ferait sur le long terme, tant notre dépendance à ces cabinets s’est accrue dans les dernières années, quelles mesures seraient à même d’endiguer leur influence ? 

É.A. : La première des choses serait de renforcer notre administration. On a perdu beaucoup de fonctionnaires ces dernières années dans certains secteurs. Tout ça a causé des pertes de compétences au sein de l’administration – même s’il en existe toujours, je tiens à le dire. Et puis, les exemples de ré-internalisation ne manquent pas. Je parlais précédemment du logiciel « Scribe » qui a échoué et qui devait permettre de dématérialiser un certain nombre de procédures policières. Pendant ce temps là, les gendarmes ont produit leur propre logiciel et il marche très bien

Il nous a été dit lors des auditions qu’au sein de la police il y avait la volonté de ré-internaliser un certain nombre de missions, et ce pas que sur l’informatique mais dans différents services. Il en est de même dans le champ de la cyber-sécurité, dans les armées avec la ministre Florence Parly qui nous a évoqué ses projets de ré-internalisation avec une formation des agents du ministère sur un certain nombre de sujets sensibles. 

Cela nécessite effectivement de renforcer quantitativement et qualitativement les effectifs, avec une formation un peu plus soutenue que celle qui existe actuellement dans la fonction publique. Il y a tout un système à revoir. Mais ce système aura la vertu évidente d’embarquer tous les agents de la fonction publique, quelque soit leur grande, dans le même bateau. L’objectif sera de répondre à l’intérêt général et non à celui d’intérêts mercantiles. Néanmoins, si le Président ou son successeur restent dans cette optique politique libérale de supprimer des fonctionnaires, il va arriver un moment où ça va poser des problèmes évidents… 

LVSL : Vous parlez d’une « influence croissante » des cabinets de conseil dans la conduite des politiques publiques. Vous dites même que la Nation s’est transformée en « République du post-it ». Quelle vision de la conduite de l’Etat se diffuse par le prisme des cabinets de conseil ?

É.A. : Le mépris ! De fait, cette affaire est assez troublante. Il y a une infantilisation évidente des agents fonctionnaires. J’ai auditionné des salariés, des hauts fonctionnaires de l’OFRPA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides, ndlr) qui nous ont écrit ou que nous avons entendus. Beaucoup montrent que les consultants débarquent dans une administration sans même parfois que les chefs de service soient informés de l’arrivée de ceux-ci. Cela prouve encore une fois que l’on ne cherche même pas à savoir si les compétences pour lesquelles on fait appel à un cabinet privé existent en interne. Les fonctionnaires voient ensuite débarquer dans leurs bureaux des gens qui s’imposent avec des paperboard, des post-it, des logos, des gommettes avec une posture et une attitude qui tend à mépriser les agents, à la fois physique et dans le verbe. 

« Le vocabulaire de la start-up nation me semble peu approprié à notre mission de service public. »

Un agent de l’OFPRA cité dans le rapport

Le cas de l’OFPRA est assez révélateur là dessus. Deux consultants arrivent dans un service avec pour mission officielle de réduire les « stocks » ! On parle de personnes qui demandent refuge en France, ce sont des êtres humains et donc il faut prendre le temps de discuter avec eux. Pourtant, les consultants parlent de stocks et les appellent les « irritants » parce que, parmi les réfugiés, il y a beaucoup de gens qui, selon eux, mentent. Il faudrait donc les traquer et les pister… Mais les agents fonctionnaires sont capables de discernement. Après tout, c’est leur métier d’écouter les demandes et de savoir si elles sont justifiées ou pas. À ce sujet, je ne sais pas quoi répondre. Il y a à la fois les compétences en interne, les personnels qui sont formés avec une formation continue à l’OFRPA puisque forcément la souffrance des gens est diverse. Les agents ont une certaine empathie d’écoute et ils voient débarquer des consultants qui leur disent « nous, on ne fonctionne pas comme ça, tout ce qu’on veut c’est réduire les stocks ». On a là tout le côté méprisant de la chose pour les agents eux-mêmes, leur travail et pour les gens qui souffrent. C’est absolument insupportable. 

Pendant cette mission, de nombreuses choses m’ont choquées mais comme je suis assez sensible à toutes les missions qui relèvent de l’immigration, des réfugiés et des demandeurs d’asile, j’avoue que cette inhumanité m’a bouleversée… Cette déshumanisation est considérable. Je n’en veux pas aux consultants eux-mêmes. Après tout, ils sont simplement missionnés par leur cabinet, ils sont formatés pour agir ainsi. Il y a d’ailleurs des collectifs d’anciens consultants qui expliquent avoir quitté les cabinets du fait de la dimension inhumaine de leur travail. 

LVSL : Comme vous l’avez dit, le rapport ne s’intéresse que marginalement aux collectivités territoriales. Pourtant, beaucoup ont recours à ces cabinets. Pourquoi ne vous êtes-vous pas intéressé à ce phénomène ? 

É.A. : On a 35.000 communes, 101 départements et treize régions. On pourrait faire une commission d’enquête mais il nous faudrait au moins deux ans… Après, le phénomène est bien différent dans les collectivités territoriales. Je vais vous expliquer mon propos à partir de mes expériences passées : j’ai été directrice de cabinet d’une ville de cinquante mille habitants (Drancy, en Seine-Saint-Denis, ndlr) et j’ai fait appel à une entreprise extérieure pour nous accompagner dans la définition d’une nouvelle stratégie de visibilité dans l’espace public. L’entreprise devait définir un nouveau logo et des signalétiques. Dans une collectivité, même de cinquante mille habitants, on n’a pas les compétences pour faire ça. Il y a bien un service communication qui s’occupe du journal, des relations publiques pour organiser des événements dans la ville. Pourtant, à la différence de la situation nationale, il existe de nombreux filtres au sein des collectivités territoriales. Les élus du conseil municipal qui délibèrent, le contrôle de la Chambre régionale des comptes… Ces filtres n’existent apparemment pas avec l’administration d’État. Je pense qu’il y a des ministres qui n’étaient même pas au courant de l’ampleur de ces recours à des cabinets privés. Dans une collectivité c’est différent, vous avez une réelle opposition. J’ai été élue dans une majorité puis ensuite dans l’opposition qui s’empare des arrêtés du maire et des délibérations du conseil municipal… D’emblée, dans la commission nous avons décidé de ne pas mettre dans notre périmètre de mission les collectivités, nous avons tous été élus locaux, nous savons comment elles fonctionnent et, de fait, nous savons la puissance de l’opposition dans une collectivité.

Didier Leschi : « La citoyenneté sociale est en train de disparaître »

Didier Leschi
Crédits photo, Pablo Porlan, Hans Lucas.

Nous avons rencontré Didier Leschi, directeur de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), afin de l’interroger sur les difficultés que rencontre notre débat public à proposer une analyse à la fois humaine et efficace des questions migratoires et d’intégration. Revenant sur la nécessité d’une grande précision dans les définitions et les termes techniques pour bien comprendre les logiques et les implications complexes des divers phénomènes migratoires, M. Leschi nous a également donné son point de vue sur les nécessités de rompre avec certaines injonctions idéologiques qui tendent souvent à se rencontrer en dépit de leurs postulats apparemment opposés : l’humanitarisme de façade et le néolibéralisme inhumain, qui tous deux abîment les sociétés et le droit des êtres humains à une vie digne. Propos recueillis par Simon Woillet et Antoine Cargoet. Crédits photographiques : Pablo Porlan.

LVSL – Comment résumeriez-vous les enjeux des tensions entre la Grande-Bretagne et la France et, plus largement, les enjeux des politiques européennes sur les questions migratoires ?

Didier Leschi – Depuis que l’Angleterre est sortie de l’Union européenne, Calais est devenue un des points de frontière de l’Union, ce qui n’était pas le cas auparavant, d’où la volonté française de mobiliser les autres pays européens et de les entraîner dans l’idée qu’il faut parvenir à un accord avec les Anglais. Parvenir à un accord avec eux est indispensable. Même si elle peut considérer que le comportement du gouvernement Johnson n’est pas acceptable, la France ne peut pas entrer dans une logique de non-respect de la frontière anglaise. La réussite du rapport de force géopolitique français sur cette question est donc cruciale pour obliger les Anglais à discuter et à sortir de leur attentisme dangereux.

La société britannique est hyper-fracturée du fait de décennies de politiques ultra-libérales, auxquelles les films de Ken Loach ont sensibilisé depuis longtemps un large public. Ces choix de politiques économiques ont considérablement amplifié les effets pervers des politiques communautaires voire communautaristes propres à cette société. De fait, on a favorisé le regroupement des populations issues de l’immigration plus ou moins pauvres et très homogènes ethniquement, sans se soucier réellement des effets de polarisation que cela pouvait induire, au détriment de la cohésion sociale et bien sûr de l’intégration. On est allé jusqu’à tolérer dans certains endroits d’Angleterre, comme à Layton avec son Islamic Sharia Council, une application du droit coutumier, de la Charia, en particulier dans les affaires conjugales et familiales.

Tout cela a favorisé une fracturation ethnoculturelle de la société anglaise en plus de sa fracturation sociale. Ce qui apparaissait au départ comme un fonctionnement communautaire garant d’une forme de régulation des tensions entre ethnies est devenu une sorte de mécanique d’exclusion réciproque des communautés entre elles, sur fond de précarisation accrue des statuts socio-professionnels et avec un niveau de violence économique et d’inégalités que personne ne supporterait dans notre pays : absence d’inspection du travail, mini-jobs, travail informel massif… Boris Johnson est le produit de cette angoisse d’une grande partie du peuple anglais face à ces mécanismes. Désormais, les Britanniques rejettent violemment ce modèle à travers l’option conservatrice nationaliste, et en même temps l’Union du royaume se disloque avec l’exacerbation de nationalismes régionaux comme en Écosse. S’ajoute le problème spécifique de l’Irlande, ou encore le contentieux de la pêche.

Ce n’est pas seulement la question du nombre d’immigrés ou leur origine qui génère de la tension outre-Manche, c’est vraiment la dynamique d’une société dont la fracturation ne cesse de s’accentuer. De plus, au sein des flux migratoires auxquels les Anglais sont confrontés, on trouve des logiques oppressives et mafieuses qui font que des personnes peuvent partir à crédit d’un pays et vont se retrouver dans une situation d’exploitation pour rembourser le voyage. C’est quelque chose qui n’existe pas seulement en Angleterre au demeurant, nous y sommes aussi confrontés en France.

Telle est la situation. Ne pas comprendre ce qui se passe en Angleterre, c’est ne pas comprendre pourquoi ils font ça, ni quelle est la marge de négociation possible. Elle est en réalité très faible. Dans ce contexte, la situation française est complexe. Nous ne pouvons pas imaginer un seul instant que les Anglais vont organiser des Ferry-Boats pour prendre en charge les migrants à partir de Dunkerque ou Calais pour les emmener de l’autre côté. Par conséquent, nous sommes obligés de maintenir une politique administrative qui vise à ne pas faciliter le travail des passeurs tout en demandant aux Anglais de faire un geste afin de favoriser les légitimes regroupements familiaux.

LVSL – En quoi est-ce un sujet qui n’est pas seulement franco-anglais ?

D. L. – À Calais en particulier, échouent les perdants du système de l’asile européen. Nous sommes en présence de personnes qui ont été déboutés en Suède ou encore Allemagne. Il n’est pas rare d’y trouver des gens qui parlent des rudiments d’allemand. Contrairement à ce qui a été trop souvent proclamé, Berlin n’a pas accueilli un million à 1,2 millions de personnes au début de la crise migratoire.

L’Allemagne a laissé rentrer ces personnes, puis a étudié leurs dossiers, et en fonction de critères qu’elle s’était donnée, en a débouté beaucoup. Avec beaucoup de retard pour certains, ce qui fait que la France est atteinte après coup par la vague migratoire. Elle est, comme on dit, un pays de « rebond » des déboutés d’ailleurs. Et ces personnes-là, qui ont été déboutées de l’asile, et qui pour certaines sont restées plusieurs années en Allemagne dans une situation de personnes ni régularisables ni expulsables, viennent aujourd’hui sur nos côtes. Quand elles sont afghanes, notamment, elles viennent en France parce qu’elles savent qu’elles pourront mieux faire valoir leur besoin de protection. Si certaines d’entre elles essayent de passer en Angleterre, c’est parce qu’elles parlent un peu anglais, ou parce que les passeurs leur vendent cette idée – comme me l’expliquait le correspondant du Times à Paris il y a quelque jours – « qu’en Angleterre il y a toujours du soleil ».

Crédits photographiques Pablo Porlan, Hans Lucas.

Il suffit de connaître un peu l’Angleterre pour comprendre à quel point ces propos sont fallacieux. Peut-être qu’on reviendra sur l’aspect médiologique des moyens de communication et des passeurs. Mais ces criminels comme d’autres ne sont pas des manchots en termes de communication et de publicité mensongère.  Ce qui me frappe dans le débat public, c’est que nous avons non pas la curiosité de connaître la situation interne de chaque pays européen, ce qui explique les difficultés de l’Europe par rapport à la crise migratoire. Or seule cette connaissance réciproque permettrait de faire valoir des compromis. En la matière, par exemple, le « souverainisme de l’asile » qui fait dire à certaines associations ou responsables politiques que notre système de protection serait par nature le meilleur, ne peut pas permettre de construire des positions communes.

Ce sont étrangement les mêmes personnes qui ne cessent de plaider pour une agence européenne de l’asile en pensant que les 27 adopteront naturellement nos critères de protection. Il y a là une étrangeté dans ce mode de pensée. En la matière, l’intérêt de la France c’est bien de rapprocher sa pratique de la moyenne européenne, si l’on croit en l’Europe… Ou si l’on ne veut pas être le point le plus faible d’un système dysfonctionnel.     

LVSL – Dans Le grand dérangement, vous dites qu’un « migrant » ça n’existe pas, et qu’il y a des catégories spécifiques de flux. De la même manière, ces catégories spécifiques débouchent sur des problèmes et des réponses différentes. Pouvez-vous revenir sur les distinctions de vocabulaire qui sont, selon vous, à opérer ?

D. L. – L’évolution du vocabulaire est frappante et correspond à une évolution idéologique. Beaucoup de médias, de militants associatifs, de responsables politiques utilisent le mot migrant en général. C’est un mot valise qui a le défaut de ne plus permettre de distinguer  par catégories de droit les personnes : on fait une sorte de confusion généralisée censée correspondre à une vision humaniste qui, en réalité, se retourne contre les catégories de personnes qui immigrent et qui sont, chacune d’elle, porteuses de droits très précis préalables même à leur immigration.

On mélange tout le monde. C’est un sujet. Or, il y a des personnes, par exemple, qui viennent parce qu’elles ont un droit acquis au séjour. C’est le cas des personnes qui arrivent dans le cadre du regroupement familial, les conjoints de Français en particulier. De plus, il y a toujours en France, contrairement à ce qu’on entend souvent, une immigration qui est liée au travail, avec des contrats de travail. Elle concerne aux alentours de 35 000 personnes par an. Il y a aussi les demandeurs d’asile, qui ne sont pas des clandestins puisque une fois leur demande d’asile déposée, ils obtiennent un titre qui légalise leur présence sur le territoire. Pour finir, il existe un processus régulier de régularisation qui a concerné aux alentours de 30 000 personnes par an ces dernières années. C’est une des caractéristiques de notre système de gestion des flux migratoires que ces régularisations au fil de l’eau, à bas bruit qu’avait initié Jean-Pierre Chevènement en 1997 dans le cadre de la loi dite RESEDA.    

« Faire venir des travailleurs qualifiés du Sud, c’est faire venir des personnes dont on n’a pas pris en charge l’investissement éducatif, sans s’interroger sur les effets d’une telle politique sur le développement de ces sociétés. »

Mais le mot qui a presque complètement disparu, c’est celui de travailleur immigré. Cela correspond à l’évolution sur la longue durée de l’immigration en France. Elle se retrouve désormais découplée du développement économique, ce qui n’était pas le cas dans les années 1930, dans les années 1950, 1960 et jusqu’au milieu des années 1970. Or, leur attribuer le titre de “travailleur immigré” permettait d’indiquer qu’elle était l’utilité sociale de toute personne ayant un droit au séjour.  

Et le débat public devient de plus particulièrement confus quand est diffusée toute une littérature qui nous dit qu’il n’y a pas d’immigration de travail en France, qu’elle serait particulièrement fermée, et qu’il faudrait plus de travailleurs qualifiés et justement choisis parce que qualifiés. Personne ne semble réfléchir au fait que faire venir des travailleurs qualifiés du Sud, c’est aussi faire venir des personnes dont on n’a pas pris en charge l’investissement éducatif – dont l’investissement de formation est porté par des sociétés qui sont moins riches que les nôtres – et sans s’interroger sur les effets d’une telle politique sur le développement de ces sociétés.

Nous ne sommes pas dans la volonté d’organiser une migration circulaire, où les personnes viendraient parfaire une expérience professionnelle pour retourner dans leur pays afin d’aider à son développement. Ce serait une bonne chose, Hélas, nous faisons face à une immigration d’appauvrissement des sociétés de départ qu’on pourrait même qualifier de « post-coloniale ». Les médecins représentent le cas le plus topique de ce post-colonialisme exercé avec bonne conscience.

Former des médecins coûte cher. Faire venir systématiquement des médecins du Maghreb aboutit à ce qu’ils vont manquer dans ces pays. Or, naissent des débats extrêmement vifs dans ces sociétés, portés en particulier par des courants islamistes, qui parlent de politique post-coloniale de la France. Cette politique viserait à soustraire leurs élites dont ils ont pourtant un besoin absolu. Même si les raisons de leur venue dans nos hôpitaux peuvent être plus profondes, peut-on s’étonner que les malades suivent de manière clandestine leurs médecins ? En particulier en France qui a le dispositif le plus ouvert, unique au monde, pour la délivrance d’un titre de séjour pour soins. Aujourd’hui, toute personne qui peut faire valoir qu’elle ne peut accéder dans son pays à un soin vital – même s’il existe – pour des raisons sociales ou autres, peut obtenir un titre de séjour en France et être prise en charge par notre système social.

Cela bénéficie d’abord à des personnes venant du Sud, les Algériens en particulier. Mais tous les ans, quelques Américains, Japonais ou autres citoyens des pays de l’OCDE déposent un dossier à l’OFII pour pouvoir bénéficier d’un titre de séjour pour soin. Nous ne sommes pas certains que cette pratique bienveillante et même généreuse soit mise au crédit de notre pays par ses contempteurs.     

L’aspiration des cerveaux et des compétences, c’est la caractéristique du système américain, où les études supérieures coûtent très cher, avec la volonté d’attirer systématiquement les élites des autres pays. On peut bien sûr juger que ces personnes participent à la capacité d’innovation des pays qui les aspirent. A contrario, cette “aspiration”, au sens propre, contribue au maintien d’un fonctionnement ultra-libéral des systèmes scolaires et universitaires anglo-saxons que les Français ne supporteraient pas en ces termes.

Dans d’autres temps, on aurait parlé d’impérialisme pour désigner ce phénomène migratoire qui appauvrit les autres en attirant chez soi ses richesses intellectuelles par le truchement de personnes qui payent le prix fort pour rejoindre un système profondément inégalitaire et qui peuvent aussi être achetées au prix fort. Même la France est touchée par ce phénomène qui participe du mouvement que Régis Debray résume par ce qui est plus une affirmation qu’une question, « comment sommes-nous devenus américains ». Mais c’est manifestement être d’un autre temps que d’utiliser cette grille d’analyse…

On pourrait ajouter qu’une certaine littérature – qui se veut progressiste ce qui me surprend du reste – ne va pas jusqu’au bout de sa logique, parce qu’elle rejoint de fait le discours politique sur « l’immigration choisie ». Si on dit qu’il n’y a pas suffisamment d’immigrés formés qui arrivent, qu’est-ce que cela veut dire ? Faut-il refuser certains pour d’autres ? Doivent-ils être ajoutés ? Et ceux qui seraient formés, qui sont-ils sensés suppléer ? Ceux qui ne sont pas formés et qui sont ici et d’ici ? N’est-ce pas faire l’impasse sur une partie de la jeunesse, une sorte de renoncement ?

C’est tout aussi dangereux comme discours que celui tenu par ceux qui avancent que les personnes ayant obtenu le statut de réfugiés ne pourraient être formées pour répondre à des besoins économiques.     

Crédits photographiques, Pablo Porlan, Hans Lucas.

Même s’il est vrai, comme le rappelle le Conseil d’analyse économique dans une de ces dernières notes, que l’une des caractéristiques de l’immigration à destination de la France est d’avoir des origines géographiques peu variées et de concerner des individus beaucoup moins formée que dans d’autres pays de l’OCDE, je ressens une forme de renoncement, alors qu’à mon sens, l’enjeu de l’intégration c’est bien de donner à chacun une utilité sociale par le travail, et donc une autonomie et une dignité.

Le modèle envié est le système dominant dans beaucoup de pays de l’OCDE qui ont cette particularité et cette capacité de choisir. Soit par un système de points au Canada, soit parce que leurs capacités à contrôler leurs frontalières sont plus élevées que les nôtres. Le Canada, par exemple, choisit d’autant plus ses immigrés que ses frontières, ce sont les États-Unis au Sud, des océans à l’Est et à l’Ouest, le froid polaire au Nord. Cette géographie aide à limiter le nombre de clandestins. Le Canada peut avoir une politique de choix de ses immigrants ; sa politique frontière est plus dure que la nôtre. Et son système interne, pour les clandestins, plus dur que le nôtre. Je n’évoque même cas le cas de l’Australie…

Ce discours sur l’immigration nécessaire n’exprime pas seulement une vision utilitaire, sous-prétexte de multiplier les voies légales d’immigration, mais il est aussi une manière de dire qu’on préfèrerait d’autres immigrants. C’est ce que dit aussi crûment le Conseil d’analyse économique. Le plus étonnant pour moi est la capacité acritique que peuvent avoir certains militants associatifs à épouser ce discours dans l’espoir d’accueillir toujours plus, sans s’interroger sur le fait qu’il cache un vrai renoncement à vouloir espérer changer le reste du monde. Fini le temps où l’on critiquait ce qu’on appelait la « bourgeoisie compradore », et reléguée au second plan la critique internationaliste des régimes en place ! Un seul mot d’ordre : l’accueil infini. Parfois j’y vois une forme de dépolitisation…  Et je crains que cette pression sur le vocabulaire conduise à effacer ce qui fait la spécificité du droit d’asile. On finira par voir des « migrants » partout et des demandeurs d’asile dissous dans cette catégorie fourre-tout.

LVSL – Pour poursuivre sur ces problèmes, nous aimerions vous interroger sur la question de la citoyenneté sociale que vous évoquez dans votre essai comme grand phénomène historique. Selon vous, elle est en voie de disparition et vous en identifiez les causes. Pouvez-vous nous les rappeler brièvement ?

D. L. – Les immigrés qui venaient du sud de l’Europe ont été victimes de discriminations. A partir des années 1920 et 1930, en 1936 au moment du Front populaire, et plus encore dans les années 1950 – quand 90 % des ouvriers algériens étaient syndiqués à la CGT – et jusqu’aux années 1970, une volonté au sein du mouvement ouvrier, et de l’extrême gauche en particulier, de prendre en charge la question de l’égalité sociale. Cela n’a pas toujours été simple. Le syndicalisme a dû mener une lutte ferme, parfois même quasi-militaire, contre l’extrême-droite afin d’empêcher son développement au moment où la France connaissait une vague d’agression racistes. La CFTC puis la CFDT ont joué aussi un rôle important. Au-delà de leur préserver un accès aux droits politiques, il y avait une volonté et même une capacité à entraîner les immigrés dans des dynamiques de conflictualité, en particulier entre le capital et le travail, qui leur permettaient de s’insérer dans une citoyenneté sociale.

Nous pourrions dire que la rupture s’est faîte au début des années 1980 au moment de la grève des OS de l’industrie automobile. La stigmatisation de ces grèves par la gauche gouvernementale n’a pas aidé à poursuivre le mouvement, et elle est concomitante du début du long déclin industriel français. Ce déclin est aussi une des causes, aujourd’hui, de l’anomie générale de la société, de l’effondrement des structures collectives, qui fait que cette citoyenneté sociale n’existe plus, ou existe de moins en moins, sauf de manière éruptive. Elle s’est progressivement effacée et découplée de la perspective politique. Et la citoyenneté strictement politique ne la remplace pas parce qu’en l’absence d’une société en mouvement, la citoyenneté politique devient vide et ne mène qu’à l’augmentation de l’abstention dans certaines zones. Et tout cela pèse sur la réussite globale de l’intégration.

Les travailleurs immigrés travaillaient dans ces bastions ouvriers qu’étaient les grandes usines automobiles. L’un des problèmes de la Seine-Saint-Denis, par exemple, réside dans la disparition de ces grandes structures de travail qui étaient en même temps des entités par lesquelles il était possible de prendre en charge ces questions. Cela ne signifie pas que la vie de ces travailleurs était simple, mais un lien était possible. C’est ce qui a disparu. Comme a disparu, avec la désindustrialisation, la notion de « vivre ensemble » que favorisait le fait de combattre ensemble.  

« Nous sommes aujourd’hui dans une situation compliquée parce que les grands récits laïcs se sont effondrés. »

Quand j’étais jeune, j’habitais Belleville, et nous avions dans les années 1960 encore 300 à 500 000 travailleurs dans Paris, avec ces vieux quartiers ouvriers de la petite métallurgie, de l’imprimerie, et une presse ouvrière spécifique, parfois à la fois ésotérique et attendrissante de courage, je pense à Unzer wort, « Notre parole », qui fut jusqu’en 1996 le dernier quotidien en yiddish dans le monde. La gentrification de la ville de Paris peut s’accompagner d’un discours émérite sur l’accueil mais dans la réalité concrète, la disparition de ces catégories sociales, c’est la disparition de la capacité à se côtoyer. Aujourd’hui, on ne partage que dans la mendicité, mais la mendicité n’est pas la dignité. On peut évidemment faire des nuits de la solidarité, mais cela ne suffit pas et ne compense pas les logiques foncières qui excluent les familles modestes, les travailleurs pauvres, la « main gauche » de la fonction publique, pour reprendre une catégorie de Bourdieu, composée de fonctionnaires aux salaires modestes.

LVSL – Est-ce que vous voyez des débouchés possibles pour de nouvelles formes d’intégration organiques comparables ? Est-ce que vous voyez des choses émerger ou est-ce que nous sommes encore aujourd’hui dans un processus de délitement ?

D. L. –  Nous sommes aujourd’hui dans une situation compliquée parce que les grands récits laïques se sont effondrés. N’oublions pas que dans les banlieues rouges, qui étaient aussi ces lieux de mixité ouvrière, il y avait un « nous », un espoir commun, quelque chose qui portait tout le monde et qui était intégrateur. L’idée d’un monde meilleur possible, ce qui ne veut pas dire que tout était simple. Aujourd’hui, cette idée s’est effondrée et l’on assiste à la substitution, dans certaines catégories de la population, d’une idéologie mortifère avec cette idée que le monde meilleur, on ne l’attend qu’à travers la mort en tuant son voisin. Et on se suicidera pour atteindre le paradis et ses soixante-dix vierges. Nous sommes loin des fontaines de limonade de Fourrier. Ses fontaines de limonade, c’était ici et maintenant. Le programme – beaucoup plus à gauche que tous les programmes que nous pouvons lire aujourd’hui – qui était celui du Parti socialiste rédigé par Jean-Pierre Chevènement était d’ailleurs baptisé « Changer la vie » qui était une référence à Arthur Rimbaud et qui complétait le « changer le monde » de Marx.

Crédits photo, Pablo Porlan, Hans Lucas.

 Il y avait même un hymne du Parti socialiste, « Changer la vie, ici et maintenant », sur des paroles d’Herbert Pagani et une musique de Mikis Théodorakis. Cela portait un élan commun, une fraternisation possible et l’idée d’une cause commune entre les différentes catégories de la population. C’est quelque chose qui a été remplacé par une sorte d’individualisme bobo ou par une aspiration à la fête permanente. D’où le fait que le débat se résume à se demander si nous allons avoir des terrasses éphémères et combien de temps elles vont durer, ou encore à organiser la ville en donnant le sentiment que les pistes cyclables sont un nouveau limes pour les banlieusards ou ceux dont les corps ne peuvent supporter l’effort. C’est d’une pauvreté intellectuelle qui est à pleurer pour des gens de ma génération qui ont vibré à plus que ça, mais comme disait un auteur de ma jeunesse, « les programmes s’usent avec les générations qui les portent »…

LVSL – S’agissant d’un contre-modèle possible, nous aimerions recueillir votre avis sur l’exemple danois actuel. Est-ce que vous pourriez nous en résumer les principales modalités ?

D. L. – Le modèle danois est intéressant parce que c’est un pays où la social-démocratie a été à la pointe de la construction de l’État social et à qui on doit la première femme ministre dans le monde au début des années 1920, Nina Bang, avec bien sûr Alexandra KollontaÏ au moment de la Révolution russe. Dans ce projet d’État social, il y avait l’idée que la solidarité reposait sur la capacité de tout un chacun à participer à un pot commun et à organiser de la distribution, concept sous-tendu par une idéologie partagée du progrès et de l’égalité entre tous.

« C’est à partir de cette politique migratoire stricte que la social-démocratie danoise arrive de nouveau à renouer avec les catégories populaires. »

Percutée par l’immigration, cette social-démocratie a décidé de mettre en place des instruments très coercitifs de mixité à l’intérieur du pays tout en essayant de mener une politique très restrictive du point de vue de l’immigration globale au motif que la charge de cette immigration n’était plus supportable par son modèle social. On peut discuter du bien-fondé ou non de ce modèle. Une chose me frappe : à partir de cette politique migratoire stricte et d’une politique économique et sociale renouant avec des marqueurs de gauche quant à la rémunération du travail et au rôle de l’État, la social-démocratie danoise arrive de nouveau à renouer avec les catégories populaires. Dans ces pays historiques du mouvement ouvrier socialiste, comme la Norvège ou la Suède, la défense de l’Etat social amène à vouloir rompre avec l’orthodoxie libérale et à vouloir protéger l’Etat social des chaos du monde dont, malheureusement, la migration est un des aspects.  Si nous voulions résumer, nous pourrions dire qu’il n’est pas certain qu’une société avec un Etat-providence universel, un accès gratuit et égal à la santé, à l’éducation et à l’aide sociale puisse résister au chaos d’un système global où le déplacement des populations est la résultante de désordres économiques ou politiques profonds. Ou dit différemment, il y a un rapport entre la faiblesse de la construction de l’Etat social dans un pays comme les Etats-Unis, et un rapport mouvant à la frontière.

Ceux qui plaident pour un « devoir d’hospitalité » sans limite, considérant que chaque individu de par le monde n’a pas seulement comme droit de circuler où il veut, mais aussi de s’installer où il le souhaite, ont dû mal à appréhender que ce sont les catégories populaires qui supportent d’abord la charge de l’accueil des nouveaux arrivants, et ce d’autant qu’il y a une profonde inégalité dans la répartition de la charge de cet accueil. L’Ile de France en est la démonstration flagrante. Elles le payent notamment en matière de logement à travers la concurrence sur le logement social, parce que les personnes les plus démunies qui peuvent avoir une charge de famille plus importante que la moyenne sont souvent des familles immigrées nouvelles arrivantes. Dans les catégories populaires, il y a ces groupes sociaux particulièrement en souffrance que j’ai vus en Seine-Saint-Denis, dans des villes comme Épinay ou Clichy-sous-Bois. Ce sont des personnes qui peuvent avoir acquis un bien immobilier, qui sont devenues propriétaires et qui se retrouvent confrontées dans les immeubles à des marchands de sommeils qui entassent les gens dans des appartements. On dégrade ainsi à la fois le mode de vie et la valeur du patrimoine chèrement acquis tout au long d’une vie par des familles ouvrières qui sont aussi constituées de personnes immigrées des vagues précédentes, celles du travail, parfaitement intégrées, qui peuvent avoir acquis la nationalité française, et qui ont le sentiment justifié qu’on dévalorise par la non-maîtrise des flux migratoires le résultat d’une vie de labeur. C’est ça Clichy-sur-Bois, c’est ça Grigny, c’est ça Épinay avec leurs copropriétés dégradées qui sont devenues du logement social de fait et indigne. Ce sont sur ces catégories-là que pèse l’accueil des immigrés.

« C’est ce dont parle fameux discours de Jaurès sur le « socialisme douanier » : historiquement, les libéraux sont en faveur de la circulation massive de la main-d’œuvre pour abaisser le coût de la force de travail. »

Il faut aussi ajouter la concurrence sur les bas salaires. Lorsqu’on regarde la structure de l’emploi, on voit bien que ce sont les emplois peu qualifiés qui sont les moins rémunérateurs. Une des conséquences de l’arrivée de vagues successives d’immigration, c’est ce dont parle Jaurès dans son fameux discours sur le « socialisme douanier » prononcé en février 1894 à la chambre des députés : historiquement, les libéraux sont en faveur de la circulation massive de la main-d’œuvre pour abaisser le coût de la force de travail. C’est une donnée historique et c’est particulièrement vrai pour les emplois peu qualifiés. Dans cette situation-là, dans ce secteur du salariat peu qualifié dans lequel les immigrés sont particulièrement importants, les syndicats ont beaucoup de mal à imposer au patronat une discussion sur le montant des salaires. Le patronat dit souvent avoir du mal à recruter dans la restauration, les arrière-salles, mais c’est quelque chose qui se comprend si vous finissez à une heure du matin, que vous habitez la Seine-et-Marne et que vous ne savez pas comment rentrer ; il faut être particulièrement démuni pour accepter une vie d’astreinte à ce prix. Les travailleurs immigrés, et en particulier les sans-papiers qui peuplent les arrière-salles des restaurants, sont prêts à accepter tout cela, parce qu’ils n’ont pas le choix. Mais cela dégrade le niveau de vie de l’ensemble de la population. Et cela permet de ne pas réfléchir à une réorganisation d’ensemble de la société, à ce que pourrait être une vie bonne. Mais cela peut-être vrai aussi dans certains emplois qualifiés, en médecine par exemple. La manière dont nous nous satisfaisons des arrivées de médecins du Maghreb ou d’ailleurs, dont nous n’avons pas investi dans la formation, qui vont être sous-payé dans les hôpitaux en comparaison de leurs confrères, alors que dans le même temps, le numérus clausus depuis des années empêche des jeunes scolairement brillants d’accéder aux études de médecine, fait partie d’un système hautement critiquable. 

La social-démocratie danoise impose ce débat-là à tous les européens, pas seulement aux sociaux-démocrates. Le fait-elle de la meilleure des façons ?  On peut discuter dans le détail. Mais ne pas voir le problème, c’est laisser la question être abordée de la pire des manières, soit par l’extrême-droite, soit par des comportements qui tiennent du nihilisme.

LVSL – Quel regard portez-vous sur les politiques européennes (Frontex, Mare Nostrum) vis-à-vis des filières de passeurs en Méditerranée ?

D. L. – Premièrement, il y a un écart entre ce qui est dit de la capacité de Frontex à être efficace et ce qui se passe réellement, d’où les discussions permanentes sur le renforcement de Frontex. L’immigration légale comme illégale en Europe ne cesse d’augmenter d’année en année parce que c’est une zone enviée, et on peut le comprendre aisément. Or il y a quelque chose de biaisé dans le débat public, d’un côté il y a des gens qui affirment que l’Europe est une forteresse insensible aux douleurs du monde et, de l’autre, il y a une réalité perçue qui est l’augmentation de l’immigration et l’élargissement du spectre des diversités ce qui est l’inverse de bien de zones à travers le monde. Les gens ne sont pas idiots, ils voient bien que la « forteresse » qu’on leur décrit a pour le moins des failles.  

Deuxièmement, chaque pays européen a une histoire particulière vis-à-vis de l’immigration, en fonction de son histoire, de son histoire coloniale notamment, ce qui nous concerne particulièrement. En Espagne, les premières vagues d’immigration sont latino-américaines. Elles ne posent pas les mêmes problèmes d’intégration car il y a un arrière-fond culturel commun. Ce qui ne signifie pas que ce n’est pas difficile pour les Colombiens et les Vénézuéliens qui viennent, mais il y a quelque chose qui est de l’ordre d’une aire culturelle commune qui fait que la situation n’est pas la même qu’en France. Les Algériens arrivés dans les années 1960 appartenaient davantage à notre aire culturelle que ceux d’aujourd’hui, parce que les écarts entre nos deux sociétés se sont accrus et que l’Algérie, depuis 1962, n’a pas manifesté la même appétence que le Maroc ou la Tunisie – pays qui se sont ouverts au tourisme en particulier – à la confrontation avec l’autre. Pour voir été fermés longtemps, les pays de l’Est de l’Europe n’ont pas le même rapport à l’immigration. Les identités nationales sont d’autant plus affirmées que le stalinisme les a brimées. 

L’autre problème, qui découle de ces histoires différentes c’est que l’essentiel de la charge de l’accueil, de la demande d’asile en particulier, en Europe pèse sur une minorité de pays, sur très peu même. Spontanément, un Marocain qui n’a pas un droit au séjour de fait de liens familiaux peut tenter de s’établir en Espagne, en France ou aux Pays-Bas, mais n’ira pas en Hongrie. C’est ainsi. Mais un Ukrainien peut aller en Hongrie ou en Pologne. Dans les pays qui appartenaient au bloc communiste, l’immigration est essentiellement européenne et vient d’Europe de l’Est. Parfois dans certains de ces pays, il peut y avoir une immigration vietnamienne. C’est le cas dans l’ex-Tchécoslovaquie. En France, l’immigration provient du franchissement de la Méditerranée. La première nationalité qui débarque en Espagne ces dernières années est constituée d’Algériens, mais ils n’y restent pas.

Nous avons un rapport particulier avec l’Algérie, ce qui explique que les Algériens viennent en France. Le pays concentre 90 % de l’immigration algérienne en Europe. En Italie, les Tunisiens sont la première nationalité à débarquer. Certains peuvent y rester car il y a des liens historiques entre les deux pays, mais les Tunisiens viennent surtout en France en raison de la langue. Les Guinéens ou les Ivoiriens qui comptent parmi les nationalités qui arrivent clandestinement aujourd’hui en France ne veulent que marginalement aller en Allemagne. Mais on peut trouver en Allemagne une immigration camerounaise, ce pays ayant été une colonie allemande et il y demeure des liens culturels que l’Allemagne entretient. Les classes moyennes syriennes ou irakiennes, formées, se sont prioritairement dirigées vers l’Allemagne, l’Autriche, la Suède. Elles ne sont pas venues en France, pourquoi ? Parce que le marché du travail en France ne présente pas suffisamment d’opportunités, à leurs yeux, dès lors, en particulier, qu’ils parlent un peu anglais. Globalement notre tissu industriel et notre structure de l’emploi sont moins adaptés pour eux que ne l’est le marché du travail en Allemagne avec son industrie répartie sur tout le territoire et ses multiples centres urbains. Ce qui ne veut pas dire que même dans ce pays, comme en Suède, tout soit facile.  Ces populations syriennes ou irakiennes avaient aussi une appréciation négative de la France du fait de son taux de chômage ou de sa situation économique. C’est ce qui explique les écarts que l’on observe en Europe en termes d’immigration.

Que peut-on faire face à cela ? C’est difficile. Mais ce qui me frappe dans ces débats sur ce qu’on peut faire ou pas, c’est l’effacement progressif – lié à l’évolution du vocabulaire sur les migrants – de la critique des élites des pays de départ. La critique de ce qu’on pouvait appeler autrefois la « bourgeoisie comprador » a disparu. Elle est aujourd’hui remplacée par un discours qui consiste à dire qu’il faut accueillir tout le monde, avec l’incapacité à penser la manière de faire face à des chaos d’une telle ampleur qu’ils peuvent emporter nos sociétés. Nous voyons bien que des dictateurs ou des régimes autoritaires, en viennent à utiliser des migrations incontrôlées comme des armes de destruction de nos équilibres sociaux. Dans ces projections du chaos – on le voit avec ce qu’a fait la Biélorussie – il y a du cynisme. En même temps il est important de se rappeler que nous appartenons à une commune humanité. Il faut jongler entre la nécessité de ne pas être submergé par un chaos produit par un système complètement fou et celle de garder son humanité. C’est une difficulté autant intellectuelle que matérielle, on ne peut y répondre par des facilités du type « no border ». Quand il n’y a pas de frontière, il n’y a plus de régulation, et on finit par des murs comme le rappelle Régis Debray.   

« L’Europe est une bulle enviée, parce que nous sommes des États sociaux dans lesquels la liberté d’expression existe. »

C’est la raison pour laquelle les principaux pays d’Europe sont dans une situation particulière parce qu’ils ne sont ni dans la maltraitance d’État, ni dans le cynisme. Nous sommes dans une situation qui peut être perçue par une catégorie de la population comme étant une position de faiblesse. Ce qui est sûr, c’est qu’après la chute de Kaboul, aucun Afghan ne s’est précipité vers l’ambassade de Chine pour obtenir un laisser-passer vers Pékin. Pareil pour l’ambassade de Russie. L’Union européenne est une bulle enviée, parce qu’elle est dominée par des États sociaux au sein desquels la liberté d’expression existe. En dehors de nous, il y a au contraire des États qui sont d’un cynisme absolu et avec lesquels nous ne pouvons pas nous comparer. J’entends régulièrement des gens qui disent que le Liban accueille un million de réfugiés syriens. Il faut se rendre compte que les enfants syriens qui naissent au Liban n’ont pas accès à un état civil, ne peuvent pas aller à l’école, ne peuvent pas aller à l’hôpital si cela n’est pas pris en charge par une association internationale. Les normes d’accueil sont sans rapport avec ce que nous nous faisons en Europe, particulièrement en France.

À Calais, l’Etat fait distribuer tous les matins des petits déjeuners et des repas, et organisent le ramassage pour accéder à des douches. L’hôpital à Calais soigne gratuitement les personnes immigrées et sans-papiers. Trouvez beaucoup de sociétés en Europe dans lesquelles vous avez accès à l’hôpital gratuitement lorsque vous êtes étranger et sans-papiers ! Des sociétés où on vous offre un hébergement inconditionnel quelle que soit votre situation administrative. En France, c’est ce qu’on fait. Vous comprenez que les gens ne veuillent pas spontanément aller en Hongrie !

Concernant la situation en Méditerranée, nous payons très cher la déstabilisation de la Libye. Tout l’enjeu est d’arriver à stabiliser de nouveau le pays. Nous voyons bien les limites de la politique étrangère européenne. Les Italiens et les Français ont par exemple des politiques concurrentes vis-à-vis de la Libye. Notons que les Libyens faisaient historiquement appel à une immigration très forte pour faire tourner leur pays. Il faut faire en sorte que la Libye, qui dispose en outre de ressources naturelles importantes, ne soit plus une plateforme de départ pour l’Europe, c’est d’un intérêt commun et vital.

Deux pays nous posent, par ailleurs, particulièrement problème : l’Algérie et le Maroc. Dès lors qu’aucune perspective politique ne s’ouvre pour eux, nombreux sont les jeunes qui traversent la Méditerranée. Au Maroc, les écarts sociaux ne se comblent pas, et les normes juridiques de la vie sociale indisposent, pour ne pas dire plus, de nombreuses femmes en les laissant dans un statut d’inégalité par rapport aux hommes. Une politique migratoire consiste aussi à dire de manière ferme à ces pays que leur incapacité ou non volonté à réduire les écarts sociaux devient un problème important pour nos sociétés. C’est un discours nouveau au sens où  il affirme que la fuite à partir des pays du Maghreb et de l’Afrique est liée au triste bilan d’échec de la décolonisation, et n’est plus l’effet différé de la colonisation. Tous les débats autour de l’Algérie portent là-dessus. Les infrastructures défaillantes, la difficulté d’accéder à un minimum de service public, en particulier dans le domaine de la santé… D’autant que les Algériens se font une idée de ce qu’est la France à travers les médias francophones en particulier, et le visa vers la France est devenu une sorte de soupape pour souffler ou le premier pas vers l’exil…

LVSL – Quel est le rôle des médias, des nouvelles technologies, des mutations infrastructurelles dans le développement de cette nouvelle donne migratoire ?

D. L. – Un des problèmes de l’intégration aujourd’hui est d’ordre médiologique au sens de l’impact de la technique sur les processus de migration et d’intégration. Il y a deux volets. La baisse du prix des voyages a augmenté considérablement les possibilités migratoires. Les Albanais ou les Géorgiens qui arrivent en France le font par l’aéroport de Beauvais sans visa et pour quelques dizaines d’euros. Il y a donc une accélération des mouvements et une augmentation du volume de mouvements liée au développement du transport aérien. La deuxième chose s’agissant de l’évolution des techniques, dans les transports comme dans les modes de communication (les écrans, la téléphonie), tient au fait que le lien entre son pays d’origine et le lieu où on émigre est plus facilement maintenu qu’auparavant – avec les aspects culturels et idéologiques que cela entraine, on est souvent la télé qu’on regarde, ou la radio qu’on écoute. La capacité à s’acculturer au pays d’arrivée était proportionnelle à l’effort qu’on était obligé de faire parce qu’on n’avait plus de lien avec sa société d’origine. Un Allemand qui, au début du xxe siècle, partait en Argentine, devenait hispanophone par nécessité. Quand il partait aux États-Unis, il devenait anglophone. Pareil pour un Français ou un Italien.

« Aujourd’hui, il est possible de vivre dans un entre-soi très fort. »

Aujourd’hui, il est possible de vivre dans un entre-soi très fort qui peut être consolidé par la difficulté à trouver un travail et/ou une culture qui vous obligerait à ne pas éviter l’autre. Il y a des programmes télévisés spécifiques, et il est possible d’être en lien constant par le biais des téléphones. Il est donc possible, dans votre espace domestique, de rester dans le bain constant de votre pays d’origine et donc aussi de sa culture. Ce qui ne veut pas dire que les immigrés espagnols à l’époque ne parlaient pas espagnol entre eux. Mais à un moment ou l’autre, la confrontation avec l’extérieur, en particulier avec les enfants, obligeait à apprendre la langue étrangère. Mais la dimension culturelle à son importance, comme la dimension religieuse, les communautés asiatiques peuvent être à la fois très fermées et très dans l’échange avec les autres.

D’autre part, dans le cas de la France, les programmes d’arabisation au Maroc et en Algérie ont fait perdre le rapport à la langue et à la culture française, en particulier pour ceux qui n’appartiennent pas aux élites sociales. En 1962, les débats de l’Assemblée constituante algérienne se tiennent en français parce qu’une partie de l’élite est passée par l’école française et ne parle pas l’arabe. Ferhat Abbas est président de l’Assemblée constituante et ne peut tenir un discours en arabe, il a de plus le sentiment que le français est ce vecteur commun et « neutre » entre les berbères, les arabisants, etc. C’est une conception de ce que doit être l’identité algérienne. La politique d’arabisation en Algérie se fait contre la France et contre les berbères, mais de manière hypocrite pour les élites dont les enfants ont continué à apprendre le français. Du reste encore aujourd’hui, la littérature algérienne est une littérature en français. Les jeunes algériens qui arrivent ici, perdus à vendre des cigarettes de contrebande, ont un français qui est la plupart du temps faible, et ce sont les enfants des élites qui s’en sortent le mieux, parce qu’à l’université, les cours continuent à être en français dans des disciplines comme la médecine justement…

Les Turcs ont accès à leurs chaînes de télévision. C’est très nouveau. Les Chinois aussi. C’est l’effet « parabole », ou aujourd’hui l’effet, disons, « Internet » . Il y a par exemple un développement culturel nouveau pour les communautés chinoises ou turques. Le gouvernement chinois développe les instituts Confucius, il y a un cinéma, des séries, tout cela a la capacité d’irriguer les diasporas très nationalistes par ailleurs pour des raisons tant affectives que culturelles justement. On n’avait pas ça avant même s’il y a toujours eu des chinatowns de par le monde. Les Turcs ont des choses équivalentes, en plus de la question religieuse qui introduit des dynamiques d’enfermement.

C’est d’autant plus compliqué pour notre cohésion que la langue joue un rôle important dans l’unification de notre espace depuis la Révolution française sans pour autant effacer les distinctions régionales. On voit comment ce problème est aggravé par des mécanismes médiologiques.  Mais faire société au-delà des problèmes de langue suppose d’avoir un horizon d’attente qui nous soit commun, comme des causes communes qui mobilisent ensemble. Le religieux ne peut remplir cette fonction, il sépare plus qu’il n’unifie dans la croyance en Dieu. Fondamentalement, au-delà de la question de la maîtrise des flux migratoires, ce qui manque, c’est cet horizon commun… Il reste à construire.  

Mais on ne peut le construire qui si sont pris en charge les problèmes posés par les migrations massives et qui pourrait être synthétisés de la manière suivante : Dès lors que l’on considère important de défendre un État social, une qualité de vie, une idée de la démocratie politique, comment faire face à un chaos du monde qui résulte à la fois d’un libéralisme guerrier transformant des États en zone tribale où les consciences sont déstructurées, des conséquences de l’échec sur la longue durée des révolutions anticoloniales et, pour finir, de l’échec « printemps » arabes ? Ces trois points sont les moteurs tragiques des migrations contemporaines.

Pour y faire face, il faut en mesurer avec lucidité les conséquences afin de tenter d’en contrer les effets. Parmi ces conséquences, il y a la manière dont des migrations issues des chaos peuvent déconstruire les peuples, les réduire à des multitudes au sein desquelles les communautés d’origines supplantent les partis et les syndicats, empêchent la construction de causes communes, font perdre les langues communes et les capacités pour les peuples de se constituer en nations civiques. Car, c’est au sein des multitudes qui sont l’inverse du peuple que toutes les dérives autoritaires sont possibles. Nous en sommes là. En me référent à Victor Serge, je dirais que seule la lucidité permettra d’éviter un nouveau « minuit dans le siècle ».

Didier Leschi, Rien que notre défaite, Le Cerf, 2018.
Didier Leschi, Ce grand dérangement, Tract, Gallimard, 2020.

Fuite des capitaux, dette, bras de fer avec la finance… Comment résister ?

© Bastien Mazouyer pour LVSL

Et si la gauche radicale gagnait les élections ? Bien qu’une réélection d’Emmanuel Macron soit à ce stade l’hypothèse la plus probable pour l’élection présidentielle à venir, la percée de Jean-Luc Mélenchon dans les sondages invite à considérer sérieusement cette possibilité. Si le programme du candidat de l’Union Populaire est très riche en propositions, il s’étend moins sur la façon de le mettre en œuvre, sans doute pour des raisons stratégiques. Or, la réaction des milieux d’affaires, des créanciers et des institutions européennes promet d’être brutale, notamment via une asphyxie budgétaire de l’Etat et la fuite des capitaux. Comment éviter un destin à la Tsipras et ne pas doucher les espoirs des classes populaires ?

« Le verdict du peuple grec signifie la fin de la Troïka » déclarait Alexis Tsipras, tout juste élu Premier Ministre, le 25 janvier 2015. Moins de six mois plus tard, celui-ci signait pourtant un troisième plan d’austérité, malgré le rejet de cette option par plus de 61% des Grecs par référendum. Cette tragique défaite de la gauche radicale rappelle combien les marchés financiers et les institutions européennes peuvent empêcher un gouvernement, pourtant légitimé par les urnes, d’adopter des mesures d’intérêt général. Certes, contrairement aux pays latino-américains, la Grèce n’a pas subi de coup d’état militaire. Mais l’expérience Syriza a laissé un goût amer aux Grecs, pour qui les promesses anti-capitalistes risquent de sonner creux pour au moins une génération.

Si la détermination de Tsipras et de son équipe peut être questionnée, cet épisode rappelle surtout l’impérative nécessité pour un gouvernement prônant une rupture avec le néolibéralisme de se préparer sérieusement à l’opposition frontale des marchés financiers, de l’Union européenne et des multinationales. En effet, si les blocages institutionnels, les éventuelles alliances avec des partis plus modérés ou encore l’opposition médiatique sont déjà de sérieux obstacles à la mise en œuvre d’un programme radical, l’adversaire principal reste le fameux « monde de la finance ». En outre, la démobilisation probable des citoyens et des corps intermédiaires suite à l’élection de la gauche radicale rend ce bras de fer d’autant plus ardu. Enfin, le capital politique dont dispose un gouvernement nouvellement élu tend à s’éroder rapidement en l’absence de gestes forts dès l’arrivée au pouvoir. La chute de Biden dans les sondages suite à ses renoncements à de nombreuses réformes promises durant la campagne (annulation de la dette étudiante, Green New Deal, mesures sociales…) l’a récemment démontré.

Organiser la résistance aux attaques spéculatives

Une récente note du think tank Intérêt Général liste un certain nombre de mesures pouvant être prises quasi-immédiatement pour envoyer un signal fort aux couches populaires. Par exemple, la hausse du SMIC, la revalorisation de certains minimas sociaux ou le blocage des prix peuvent être décidées par décret, sans nécessité d’attendre les élections législatives. Toutefois, les réformes fiscales permettant de financer ces dépenses supplémentaires nécessitent un nouveau projet de loi de finances, traditionnellement voté à l’automne. Dès lors, si un gouvernement radical prenait le pouvoir en France, le déficit de l’Etat augmenterait de manière significative durant une première phase. Depuis la fin du circuit du Trésor à partir des années 1970, c’est-à-dire le financement direct des dépenses publiques par la Banque de France, l’Etat a recours aux marchés financiers (1). Or, avant même la prise de fonction du nouveau gouvernement, ceux-ci peuvent augmenter les taux d’intérêt qu’ils exigent. Ainsi, en 2017, un « risque Mélenchon » était apparu sur les marchés à l’approche de l’élection présidentielle.

Comme le rappelle Raul Sampognaro, économiste à l’OFCE ayant contribué à la note d’Intérêt Général, « même des gouvernements qui ne sont pas de gauche radicale subissent des attaques spéculatives », mentionnant l’exemple de la coalition entre le Mouvement 5 Étoiles et la Lega en 2018 en Italie, qui avait fait bondir les taux d’intérêt, soit autant de « ressources perdues pour la transformation sociale ». Selon lui, la France pourrait connaître un sort similaire. Une situation qu’il estime « gérable » en raison du faible niveau actuel des taux d’intérêts, alors que la Grèce partait de beaucoup plus haut et avait vu ses taux augmenter de plus de cinq points lors des premiers mois du gouvernement Syriza. En outre, face à l’extrême volatilité de la Bourse, les titres de dette souveraine demeurent les actifs les plus sûrs et donc les plus convoités. Sampognaro rappelle enfin que « le fait que les politiques monétaires non-conventionnelles soient devenues plus permanentes que prévu crée un système qui atténue le pouvoir des marchés financiers ». Dès lors, la situation de la France, dont la dette reste soutenable, apparaît plus solide que celle de la Grèce.

« Si vous devez 1 000 livres à votre banque, vous avez un problème. Si vous lui devez un million, c’est elle qui a un problème. »

John Maynard Keynes

Toutefois, toutes les éventualités doivent être prises en compte. Ainsi, la BCE pourrait tout à fait décider de s’opposer au nouveau pouvoir en réduisant ses rachats d’obligations françaises sur le marché secondaire, mettant de nouveau en application la célèbre phrase de Jean-Claude Juncker, qui affirmait « qu’il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens » qui sanctuarisent l’austérité. Si un tel scénario invite à considérer sérieusement l’hypothèse d’une sortie de l’euro, à court terme, d’autres leviers sont actionnables pour contrer les marchés. Les trésoreries d’entreprises publiques, les banques publiques et surtout l’épargne des Français – largement gérée par la Caisse des Dépôts et Consignations – pourraient servir à financer la dette supplémentaire en attendant de lever de nouvelles recettes. L’épargne accumulée dans les banques privées pourrait aussi être mise à disposition, comme l’expliquait l’économiste Jacques Nikonoff au Monde Diplomatique : « On réalise des emprunts forcés auprès des banques et des compagnies d’assurances. En d’autres termes, l’État impose à ces sociétés l’achat d’une fraction donnée de ses émissions de dette. » Si ces dispositifs peuvent paraître risqués, il faut rappeler qu’ils ont déjà été utilisés avec succès par le passé, par exemple en 2009 par la Californie, alors dirigée par le républicain Arnold Schwarzenegger… Ces solutions reviennent en fait à « reconstruire par d’autres canaux des vieux outils qui orientent l’épargne populaire vers le financement d’actions d’intérêt général » résume Raul Sampognaro.

Enfin, dans l’hypothèse où la dette deviendrait vraiment insoutenable, l’Etat peut toujours entrer en confrontation frontale avec les créanciers en faisant partiellement ou totalement défaut. Une hypothèse certes assez extrême, mais qui a historiquement permis de purger nombre de créances illégitimes et de sortir par le haut du cercle vicieux de la dette (2). Dans ce cas, l’option la plus stratégique consiste probablement à annoncer un taux maximum auquel les créanciers seront remboursés ou même à en rembourser certains mais pas d’autres pour éviter un front uni d’adversaires. En outre, la dépendance de l’Etat à ses créanciers fonctionne dans les deux sens : comme le rappelait John Maynard Keynes, « Si vous devez 1 000 livres à votre banque, vous avez un problème. Si vous lui devez un million, c’est elle qui a un problème. » Fragilisé par un défaut, même partiel, les banques risqueraient de s’effondrer, permettant leur socialisation à moindre coût par la suite, bien qu’au prix d’un certain chaos temporaire. Cette option n’est donc pas sans risques, mais elle illustre que le chantage des créanciers peut être renversé si la volonté politique est forte.

La menace de la fuite des capitaux

Si la masse considérable d’épargne des Français peut permettre de résister aux pressions des créanciers, encore faut-il que celle-ci ne quitte pas le pays. En effet, une politique de redistribution forte a toutes les chances de susciter une hostilité considérable auprès des gros patrimoines et des grandes entreprises. Or, si le bulletin de vote des investisseurs pèsent autant que ceux de leurs concitoyens, ceux-ci « ont un droit de veto sur la politique démocratiquement choisie » grâce à leur portefeuille, résume Sampognaro. Lorsque ceux-ci disposent de patrimoines peu liquides, c’est-à-dire très ancrés sur un territoire, par exemple des mines ou de l’immobilier, leur préférence va à un renversement du pouvoir. A l’inverse, lorsque leurs possessions sont surtout composées de titres financiers, ils préfèrent quitter le pays pour s’installer dans un État plus accommodant. Ce « paradoxe des actifs » constitue une explication originale pour comprendre, par exemple, pourquoi Salvador Allende a été victime d’un coup d’Etat tandis que François Mitterrand n’y a pas eu droit. Mais même sans effusion de sang, l’opposition des plus fortunés peut être très violente. 10 jours avant la prise de fonction de François Mitterrand, la Bourse de Paris avait ainsi dû être suspendue en raison de sa chute continue. 

Même sans effusion de sang, l’opposition des plus fortunés peut être très violente.

Dans le régime actuel de liberté de circulation des capitaux, reconnue comme « liberté fondamentale » dans l’Union européenne, et étant donné la rapidité avec laquelle les transactions peuvent être faites par ordinateur, cette fuite des capitaux peut être très rapide. Dès lors, des mesures immédiates et fortes sont nécessaires pour l’interrompre au maximum. L’économiste Frédéric Lordon imagine par exemple s’inspirer de la Malaisie, qui, lors de la crise financière asiatique de 1997-1998, avait mis en place un système de deposit : concrètement tous les investisseurs qui possèdent des actifs sur le territoire français ou qui souhaitent s’y implanter doivent verser une part importante de leur investissement dans un fond. L’argent leur est ensuite rendu s’ils quittent le pays, mais seulement s’ils y sont restés un certain temps minimum, par exemple un an. Une mesure qui permet de bloquer les mouvements spéculatifs tout en ne bridant pas les investissements productifs ou le commerce international.

Ensuite, si un contrôle des capitaux à proprement parler ne pourrait être mis en place à très court terme, et imposerait une confrontation directe avec l’Union européenne, le maximum doit être fait pour surveiller les mouvements de capitaux. « Le renforcement des moyens de l’administration, notamment fiscale, est la clé de voûte pour atteindre ensuite les objectifs plus structurels » explique Sampognaro. Même si « légalement un millionnaire a le droit de retirer sa fortune pour quitter la France, il est aussi obligé de le déclarer au fisc. Si l’information est suivie, on pourra le retrouver. » L’instauration d’un « impôt universel », déjà en vigueur pour les citoyens américains et suisses et proposé par Jean-Luc Mélenchon, permettrait alors de demander à ces individus fortunés de payer la différence d’impôts entre le pays où ils ont placé leur fortune et le taux français.

Par ailleurs, un certain degré de contrôle des capitaux pourrait être instauré en abaissant les montants à partir desquels une transaction doit faire l’objet d’une autorisation. La note d’Intérêt général rappelle que de tels dispositifs existent déjà afin de lutter contre la fraude fiscale, le financement du terrorisme, le blanchiment d’argent ou toutes sortes d’activités crapuleuses. Une amende, idéalement d’un montant égal à celui de la transaction, pourrait être instaurée pour les établissements bancaires qui effectuent ces transactions, afin de s’assurer de leur coopération, le tout assorti de contrôles rigoureux. Un tel dispositif avait par exemple été instauré en Islande suite à la crise financière de 2008, dévastatrice pour l’île. « Techniquement on pourrait même retirer les Îles Caïmans et les autres paradis fiscaux de SWIFT » (système international de transactions interbancaires), complète Raul Sampognaro rappelant que tout est question de volonté de politique.

Une telle offensive contre le capital poserait très vite la question du maintien dans l’Union européenne et la zone euro.

Bien sûr, de telles mesures demandent un vrai courage politique et comportent des risques. De plus, bien que nécessaires pour résister aux assauts des grandes fortunes et de la finance mondiale, elles ne permettent en rien de s’assurer du soutien d’une majorité de la population, qui ne pourra être obtenu que laborieusement, grâce à des actes concrets et rapides en matière sociale. Une telle offensive contre le capital poserait aussi très vite la question du maintien dans l’Union européenne et la zone euro. Enfin, les rapports avec le patronat ne manqueraient pas d’être tendus, bien que celui-ci ne soit pas monolithique et tout entier acquis aux revendications du CAC40. Autant de questions majeures qui ne pourront être mises de côté. Certes, de tels plans d’actions ne fédèrent pas les foules. Mais face à la feuille de route parfaitement rodée des élites néolibérales, une résistance déterminée et organisée sera indispensable. Au risque sinon de connaître le même sort qu’Alexis Tsipras.

Notes :

1/ Eric Toussaint, Le système dette: Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017.

2/ Benjamin Lemoine, La démocratie disciplinée par la dette, Éditions la Découverte, 2022.

Baisse du chômage : la fausse victoire d’Emmanuel Macron

© Aitana Pérez pour LVSL

Si le chômage a récemment diminué, cela s’est fait en contrepartie d’une précarisation croissante de l’emploi. L’intérim, l’auto-entrepreneuriat uberisé et l’apprentissage sont en effet les domaines qui recrutent le plus. Pour les partisans d’Emmanuel Macron, les politiques de libéralisation du monde du travail doivent être poursuivies durant un nouveau quinquennat, comme en témoignent les annonces sur l’assurance chômage et le conditionnement du RSA. Le développement de l’apprentissage, qui a joué un rôle essentiel dans la réduction du chômage risque par ailleurs de prendre fin dès l’année prochaine. Au « quoi qu’il en coûte » succédera l’austérité, qui mettra en danger les fragiles avancées obtenues en la matière. Concilier plein-emploi et protection des salariés est pourtant possible, à condition de lancer des politiques keynésiennes et d’instaurer une garantie d’emploi.

« Le taux de chômage atteint son plus bas niveau depuis quinze ans » a déclaré Emmanuel Macron lors de la présentation de son programme le 17 mars dernier. Depuis, cet élément de langage est depuis constamment repris par les membres de la majorité en brandissant le chiffre de 7,4% calculé par l’INSEE, afin de présenter le bilan économique du quinquennat comme un succès. Après des décennies marquées par le chômage de masse et l’échec de François Hollande à « inverser la courbe », les récents résultats semblent en effet de bonne augure pour celui qui brigue un nouveau mandat.

Une baisse en trompe-l’oeil

Si les indicateurs sont à première vue plutôt bons, avec un taux d’emploi des 15-64 ans historiquement haut (67,5%) et une chute importante du chômage des jeunes (15,9% chez les 15-24 ans), d’autres statistiques dessinent un tableau bien moins reluisant. D’abord, les statistiques de l’INSEE et celles de Pôle Emploi divergent de plus en plus depuis 2010, conduisant le pouvoir en place à toujours choisir le chiffre qui l’arrange le plus. De même, les chiffres mensuels du chômage évoqués dans les médias se limitent généralement à évoquer la catégorie A, qui concerne les personnes qui n’ont aucun emploi. Or, si le nombre de personnes dans cette case a baissé de 15% depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, la baisse n’est que de 6% si l’on prend en compte les catégories B et C, qui recensent ceux qui ont un peu travaillé mais souhaitent davantage d’heures de travail. De plus, le « halo du chômage », c’est-à-dire les personnes qui recherchent un emploi mais ne sont pas immédiatement disponibles – pour des raisons très diverses – continue de s’étendre et concerne désormais 1,9 million de personnes. Il faut également mentionner le cas des chômeurs radiés par Pôle Emploi, c’est-à-dire qui ne bénéficient plus d’aides, mais sont toujours sans emploi.

La France suit de plus en plus les pays anglo-saxons, où le chômage a été réduit au prix d’une forte précarité.

En outre, si la baisse récente inverse la tendance à la hausse observée depuis la crise de 2008, elle est largement obtenue au prix d’une précarisation accrue de l’emploi. Ainsi, l’INSEE révèle que les deux tiers des 107.000 créations d’emplois du dernier trimestre 2021 ont eu lieu dans l’intérim, où les contrats ont une durée moyenne de deux semaines. Si l’intérim apporte certes du travail, celui-ci n’est donc pas toujours synonyme de retour pérenne vers l’emploi. De même, le gouvernement s’est largement félicité du nombre historique de créations d’entreprises, qui a atteint un million en 2021. Mais près des deux tiers de ces créations sont le fait des auto-entrepreneurs, dont la rémunération moyenne est de 590 euros par mois et dont la protection sociale est très faible. La France suit donc de plus en plus les pays anglo-saxons, où le chômage a été réduit au prix d’une forte précarité.

Enfin et surtout, le recul du chômage semble reposer très fortement sur la montée en puissance de l’apprentissage : entre fin 2019 et fin 2021, le nombre de contrats en question a presque doublé, passant de 480.000 à 900.000 ! Un chiffre qui expliquerait à lui seul les deux tiers de la hausse de l’emploi salarié… Or, les salaires et les cotisations sociales des apprentis sont quasi-intégralement payés par l’État. Si un tel dispositif a des mérites, notamment en matière de formation, il n’est donc pas certain que les apprentis seront ensuite embauchés, surtout si l’employeur peut, presque gratuitement, les remplacer par de nouveaux apprentis. L’explosion de l’apprentissage depuis deux ans paraît en outre fortement dictée par une logique électoraliste : ces nouveaux contrats sont largement issus des milliards déployés dans le cadre du plan France Relance, à travers le dispositif « 1 jeune, 1 solution ». Mais ce plan de relance ne s’étend que jusqu’à la fin 2022 et le budget consacré à l’apprentissage aurait déjà été dépassé de quatre milliards selon l’Observatoire Français des Conjonctures Économiques (OFCE), qui qualifie la situation de « difficilement soutenable ». Qu’arrivera-t-il une fois que le plan de relance aura pris fin et que les élections seront passées ?

Tout pour les entreprises, rien pour les salariés

On l’a vu, la baisse du chômage mise en avant par le gouvernement est donc fragile et obtenue par la création d’emplois low cost. Mais qu’importe, pour Emmanuel Macron et ses soutiens, cette inversion de la courbe du chômage justifie les politiques antisociales mises en place depuis cinq ans, qui se déclinent en trois parties. D’abord, la doctrine de LREM en matière d’emploi s’articule autour de la fameuse flexibilité des contrats de travail, afin d’offrir le plus de liberté possible aux employeurs, au détriment des salariés. La première loi travail, sous François Hollande, puis les ordonnances Pénicaud dès 2017 ont donc considérablement affaibli le code du travail, notamment en simplifiant les licenciements et en inversant la « hiérarchie des normes », pour instaurer le rapport de forces à l’échelle de l’entreprise, c’est-à-dire là où les salariés sont les plus faibles. Ensuite, les « marcheurs » ont encore accentué la « politique de l’offre », qui consiste à multiplier les cadeaux aux entreprises pour espérer susciter des embauches. Leur action en ce sens a été particulièrement forte : pérennisation du CICE – pourtant très peu efficace en matière de création d’emplois -, baisse des impôts de production, loi PACTE, flat tax ou encore baisse de l’impôt sur les sociétés (de 33,3% à 25% entre 2017 et 2022)…

Enfin, il s’agit « d’encourager le retour vers l’emploi » des chômeurs, considérés comme des fainéants ayant besoin d’être mis au pied du mur pour se lancer dans la recherche d’un travail. La récente réforme de l’assurance chômage, qui a profondément durci les conditions d’indemnisation et leurs montants, va pleinement dans ce sens. En cas de réélection, Macron prévoit de poursuivre cette chasse aux chômeurs, via une nouvelle réforme et la transformation de Pôle Emploi en « France Travail, annoncée comme un « changement profond ». En outre, en conditionnant le RSA à 15 à 20 heures de travail hebdomadaire, le chef de l’Etat entend étendre la logique du workfare, c’est-à-dire du travail obligatoire en échange d’allocations. Une logique qui rappelle les « jobs à un euro » d’Outre-Rhin, mis en place par le gouvernement SPD-Verts de Gerhard Schröder dans les années 2000, et dont le bilan social est déplorable. Un tel changement conduirait en effet à accroître le dumping social, puisque les personnes concernées seraient moins payées que les smicards à mi-temps. Quant à ceux qui refuseraient ces heures de travail, ils risquent de basculer encore davantage dans la pauvreté, alors que le RMI, l’ancêtre du RSA, visait au contraire à assurer un revenu minimal aux plus en difficulté.

La focalisation sur la supposée mauvaise volonté des chômeurs occulte les autres raisons expliquant que certains emplois ne soient pas pourvus

Pour justifier cette chasse aux chômeurs, les soutiens du chef de l’Etat ne cessent de mentionner les emplois non pourvus et de reprendre les témoignages de chefs d’entreprise ayant du mal à recruter. En somme, comme l’a résumé crûment Emmanuel Macron face à un chômeur en 2018, il suffirait de « traverser la rue » pour trouver un emploi. Si cette petite phrase est évidemment empreinte de mépris de classe, elle symbolise finalement bien la mauvaise foi du discours macroniste autour du travail. Les emplois non pourvus, estimés à environ 300.000, sont bien trop peu nombreux pour employer les 3,2 millions de demandeurs d’emplois de catégorie A recensés par Pôle Emploi. Ce dernier chiffre est d’ailleurs amené à augmenter à nouveau en cas de réélection du Président sortant, puisque repousser l’âge de départ à la retraite à 65 ans conduira mécaniquement de nombreux seniors au chômage plutôt qu’à la retraite. 

La focalisation sur la supposée mauvaise volonté des chômeurs occulte par ailleurs les autres raisons expliquant que certains emplois ne soient pas pourvus. En effet, si certains secteurs ont indiscutablement des difficultés à recruter, les employeurs ont parfois une part de responsabilité : les conditions de travail, la rémunération, les trajets, les horaires, les possibilités d’évolution ou les diplômes demandés peuvent ne pas convenir aux salariés potentiels. Ce phénomène est par exemple particulièrement visible dans les « métiers du lien », où les salariés gagnent souvent bien moins que le SMIC malgré un dévouement considérable et des horaires à rallonge. Le secteur de l’hôtellerie-restauration connaît une situation similaire, le chômage forcé durant la crise sanitaire ayant conduit de nombreux employés à l’introspection sur leur travail et à plus d’exigences en matière de salaires et de conditions de travail lors de la reprise.

Allier plein emploi et protection des travailleurs

Faut-il en conclure que le plein-emploi est donc nécessairement inatteignable ? Ou que celui-ci ne pourrait se faire qu’en tordant le bras aux chômeurs pour les forcer à accepter n’importe quel emploi ? Non. Certes, la création d’emplois bas de gamme parvient à réduire le niveau d’inactivité. Mais elle a aussi pour conséquence de faire baisser le pouvoir d’achat – et donc la demande -, d’encourager le travail mal fait ou encore d’augmenter le nombre de maladies et d’accidents liés au travail, ce qui a des coûts importants pour la Sécurité sociale. Un tel scénario n’est donc pas souhaitable. Bien sûr, une adéquation parfaite entre les besoins des patrons et les souhaits des demandeurs d’emploi est impossible. Mais l’histoire économique nous rappelle que le chômage et la précarité de l’emploi n’ont rien d’une fatalité.

Le vivier d’emplois dans la reconstruction écologique et le renforcement des services publics est considérable.

Ainsi, face à un chômage de masse et à l’appauvrissement de la population américaine suite à la crise de 1929, le Président Franklin Delano Roosevelt (FDR) mit en place une protection sociale minimale et lança de grands projets pour relancer l’économie. Ce « New Deal » comportait bien sûr une vaste programme de construction d’infrastructures essentielles pour l’avenir du pays, telles que des routes, des barrages ou des réseaux électriques. Étant donné l’impréparation de nos sociétés face au changement climatique, de plus en plus violent, un programme similaire devrait aujourd’hui être une priorité. Concrètement, ce « Green New Deal » proposé par la gauche anglo-saxonne depuis quelques années consisterait à employer des millions de personnes pour isoler les bâtiments, améliorer les transports en commun, réparer les dégâts infligés à l’environnement ou encore préparer nos réseaux (électricité, eau, gaz, internet) aux impacts d’une météo de plus en plus folle. Le vivier d’emplois est donc considérable. Si la reconstruction écologique et le renforcement des services publics doivent être le cœur d’un nouveau « New Deal », d’autres professions y auraient également leur place. Par exemple, le monde artistique, très sévèrement affecté par la crise, fut fortement soutenu par FDR, via le Federal Arts Project. Concrètement, l’État employa directement 10.000 artistes, qui enseignèrent leurs savoirs dans les écoles et réalisèrent plus de 200.000 œuvres pour des bâtiments publics. Ici encore, un tel programme serait sans doute bien préférable au régime d’intermittent du spectacle.

Un autre aspect du New Deal mérite également l’intérêt : la garantie d’emploi. Mis en place aux Etats-Unis par le biais du Civilian Conservation Corps, ce dispositif a aussi été déployé en Argentine en pleine crise financière au début des années 2000 ou en Inde dans des régions rurales défavorisées. L’idée est simple : tout chômeur souhaitant travailler – c’est-à-dire l’écrasante majorité – se voit proposer un emploi. Pour définir le poste de travail, des réunions sont organisées au niveau local avec les employeurs, les chômeurs, les collectivités, les habitants et les syndicats pour définir les besoins non pourvus et voir comment les chômeurs pourraient y remédier. Loin d’être une forme de travail forcé et mal payé, comme le prévoit Emmanuel Macron pour les bénéficiaires du RSA, les personnes sous le régime de l’emploi garanti sont payées au salaire minimum, avec des cotisations.

La garantie d’emploi est de surcroît relativement simple à financer, grâce aux économies en matière d’indemnisations et pour les autres branches de la Sécurité sociale, ainsi qu’en supprimant les dispositifs tels que le CICE. Si une telle mesure soulève de vastes questions, elle permettrait néanmoins de briser la spirale destructrice du chômage et de répondre à de nombreux besoins inassouvis. Enfin, en établissant une garantie d’emploi, le chantage des employeurs au licenciement ferait beaucoup moins peur. Dès lors, un cercle vertueux de plein emploi et d’amélioration des conditions de travail pourrait se mettre en place. Tout le contraire, en somme, du dilemme entre exploitation et misère que promettent Emmanuel Macron et ses alliés.

Comprendre l’hégémonie d’Orban, en tirer des leçons

© Kay Nietfeld

Viktor Orbán est en voie d’être réélumalgré douze années à la tête du pays, une politique de démantèlement de l’État de droit, d’accroissement des inégalités, de détournement de pans entiers de l’économie à la faveur des proches du pouvoir. Comprendre cette hégémonie importe d’autant plus que le régime mis en place par le Fidesz fait figure de laboratoire des extrêmes droites européennes, inspirant des figures comme Éric Zemmour et Marine Le Pen[1]. Pour appréhender l’hégémonie du Fidesz, il faut cependant s’extraire de l’actualité et plonger dans le temps long de l’histoire hongroise, où l’échec des révolutions a conduit à une polarisation du champ politique opposant nationalisme conservateur et progressisme cosmopolite. Avec, à la clé, un avertissement pour la gauche : lorsque celle-ci se laisse dissocier de la nation, le péril guette.

Nationalisme démocratique et antidémocratique

Les travaux du politologue hongrois István Bibó (1911-1979) constituent un outil précieux pour saisir cette évolution. La déconnexion entre nationalisme[2] et démocratie que celui-ci observe en Hongrie dès la seconde moitié du 19ème siècle n’a rien perdu de son actualité. Bibó conçoit la nation comme une construction politique et historique, au sens où celle-ci n’a pas de substance en elle-même, mais résulte d’une « entreprise commune[3] » qui s’échelonne dans la durée et à l’intérieur d’un territoire circonscrit. Et ce n’est qu’à travers un long processus de construction nationale que des liens d’appartenance reliant les membres d’une communauté politique rendent possible sa démocratisation[4]. Bibó établit ainsi un lien étroit entre nation et démocratie. Il voit dans les révolutions dites « bourgeoises » d’Europe occidentale un processus par lequel les masses populaires arrachent la nation des mains de l’aristocratie pour les refonder démocratiquement[5], donnant ainsi naissance à un « nationalisme démocratique[6] ».

Toutefois, la géopolitique hongroise n’est pas la même que celle de l’Europe occidentale, débouchant sur une histoire bien différente. Soumise à plus de 150 années d’occupation ottomane (1526-1699) puis à la domination de l’empire des Habsbourg (1699-1918), la Hongrie a vu son processus de construction étatique et national considérablement ralenti[7]. L’assimilation des minorités linguistiques à la majorité magyare a stagné, conduisant à une segmentation toujours plus grande du pays sur des bases ethniques, phénomène renforcé par sa forte hiérarchisation féodale[8]. À la veille de la Révolution hongroise de 1848, la proportion de Magyars en Hongrie est de seulement 41,5%[9]. Certes, cette révolution voit la cristallisation d’un nationalisme démocratique, des demandes de démocratisation y étant articulées avec une lutte de libération nationale contre la domination autrichienne. Cependant, le mouvement ne peut s’appuyer sur le même genre d’identification nationale par-delà les différences linguistiques qui avait caractérisé la Révolution française[10].

Une droite conservatrice et nationaliste affronte une gauche libérale et cosmopolite. Les deux camps partagent cependant peu ou prou la même vision économique néolibérale et une politique internationale résolument tournée vers l’Occident (adhésion à l’OTAN en 1999 et à l’UE en 2004).

Si la noblesse hongroise révolutionnaire[11] prône majoritairement une conception politique et unitaire de la nation calquée sur le modèle français, les minorités linguistiques construisent leurs propres nationalismes et portent des demandes démocratiques et culturelles spécifiques. La guerre d’indépendance contre les Habsbourgs se double rapidement d’affrontements avec des insurgés des nationalismes minoritaires (les seconds sont d’ailleurs soutenus par les premiers). Lorsque les révolutionnaires hongrois réalisent que le succès de leur entreprise exige de prendre en compte les demandes des minorités, il est déjà trop tard. Quelques semaines après l’adoption de lois linguistiques avant-gardistes, la révolution est brisée par l’intervention de l’armée impériale russe, venue prêter main forte aux Habsbourgs.

Les peuples paient leurs défaites comme ils tirent profit de leurs victoires. L’échec de 1848 a, observe Bibó, des conséquences tragiques sur la politique hongroise jusqu’au 20ème siècle, et, peut-on ajouter, jusqu’à aujourd’hui. L’une d’entre elles est la déconnexion qui s’opère progressivement entre nationalisme et démocratie[12]. En effet, les élites hongroises craignent que l’octroi de plus en plus de droits aux minorités linguistiques ne conduise au démantèlement du pays. Durant les années 1903-1906, un grand schisme traverse le nationalisme hongrois, opposant d’un côté les partisans de la démocratisation et des droits des minorités et de l’autre les défenseurs de la nation d’abord. Les premiers, nourris des idées libérales et socialistes et fascinés par le modèle occidental[13], se détournent de la lutte de libération nationale, car synonyme selon eux d’arriération et considérée comme l’apanage des élites au pouvoir. En parallèle, les seconds se cabrent dans une conception de plus en plus conservatrice et ethnicisante de la nation et dans la défense des privilèges des élites, convaincus que la démocratie est une menace pour la survie du pays.

Durant l’entre-deux-guerres, le régime nationaliste et ultraconservateur de l’amiral Horthy radicalise cette opposition en désignant comme adversaire principal les partis des gauches libérales et marxistes. Ceux-ci sont faussement tenus responsables du Traité de Trianon (1920) qui a rendu très concrète la fragilité de la nation. En effet, l’indépendance du pays y est entérinée au prix de la perte des 2/3 de son territoire[14] et de 3,5 millions de locuteurs hongrois désormais citoyens des états voisins[15]. Bien qu’il soit dans les faits responsable de la signature du fameux traité, le régime Horthy passe les 20 années subséquentes à réclamer le retour des territoires perdus, ce qui le conduit à faire alliance avec l’Allemagne nazie et à collaborer à l’extermination des Hongrois d’origine juive. La déconnexion entre nationalisme et démocratie ne pouvait être plus totale.

Le nationalisme démocratique renaît lors d’un événement auquel Bibó prend une part active. La Révolution de 1956 est un authentique mouvement national-populaire, s’opposant à la dictature stalinienne, à la domination soviétique et articulant lutte de libération nationale et demandes de démocratisation. Toutefois, tel un écho de ce qui s’est passé en 1848, la révolution est brisée par l’intervention de l’Armée rouge, empêchant encore une fois la nation de se refonder sur des bases démocratiques. Par la suite, la sortie du communisme (1988-1990), 10 ans après la mort de Bibó, se passe dans des conditions bien différentes.

En effet, le processus se déroule sans l’implication active des masses populaires. La mise en place de la démocratie libérale et de l’économie de marché – avec son lot de privatisations, de concentration des richesses et de chômage, comme dans tous les pays de l’ancien bloc de l’Est – est le fruit de concertations entre les politiciens au pouvoir et ceux de l’opposition démocratique, sous la houlette du FMI et de l’Union européenne. Comme décongelé par la fonte du glacier communiste, le vieux clivage politique hérité des années 1930 refait surface. Une droite conservatrice et nationaliste affronte une gauche libérale et cosmopolite. Les deux camps partagent cependant peu ou prou la même vision économique néolibérale et une politique internationale résolument tournée vers l’Occident (adhésion à l’OTAN en 1999 et à l’UE en 2004).

Comment le Fidesz a construit son hégémonie

Tout au long de son histoire, la société hongroise a donc été incapable de se démocratiser en profondeur, étant de multiples manières privée de sa souveraineté. Cela a conduit à une opposition contreproductive entre nationalisme et démocratie, que la sortie du communisme a été incapable de surmonter. C’est dans ce contexte qu’émerge le Fidesz et qu’il construit patiemment son hégémonie. Pour ce faire, il s’appuie sur les héritages politiques du passé et profite des espaces laissés vacants par ses adversaires. À terme, il s’ancre résolument dans la tradition du nationalisme antidémocratique tout en se revendiquant, du moins dans sa rhétorique, du nationalisme démocratique. Cette évolution peut être résumée en quatre étapes.

1- D’abord, à la fin du régime communiste, le Fidesz est un mouvement de la jeunesse à la fois nationaliste et (néo)libéral se réclamant des révolutions de 1848 et 1956. Il a quelque chose du parti générationnel, nombre de ses électeurs d’aujourd’hui l’accompagnant depuis ses débuts fougueux et contestataires.

2- Ensuite, les élections de 1994 marquent l’effondrement du Forum démocratique hongrois (MDF, le parti de la droite nationaliste arrivé au pouvoir lors des premières élections libres en 1990) et l’alliance gouvernementale du Parti socialiste hongrois (MSZP, héritier du parti unique) avec les libéraux (SZDSZ). Cela ouvre un espace à la droite de l’échiquier, qu’Orbán et ses troupes s’empressent d’occuper pour en devenir la principale force politique. Pour ce faire, le Fidesz a revêtu les habits du nationalisme conservateur et développe un discours critique de la mondialisation et du libéralisme, s’adressant principalement à la classe moyenne.

Après une victoire électorale et quatre années passées au pouvoir (1998-2002), Orbán est battu dans les urnes par la coalition socialiste-libérale. Cette défaite électorale prend cependant a posteriori des allures de victoire culturelle. En effet, le Fidesz est parvenu à souder son électorat et à incarner le « camp de la nation », là où ses adversaires incarnent celui de la démocratie et du progrès social. Aux termes de cette élection, des symboles autrefois consensuels comme le drapeau hongrois, la cocarde tricolore ou encore le slogan sportif « hajrá magyarok ! » (« aller les hongrois » !) deviennent des signes d’appartenance à la droite nationaliste, et Orbán peut clamer que, mêmes vaincus, ses électeurs ne sont pas minoritaires, car « la nation ne peut être dans l’opposition[16] ».

3- Ensuite, les années qui suivent voient le Fidesz s’employer à dissocier le camp socialiste-libéral de la démocratie et du progrès social, tout en cherchant les articuler à son propre projet politique. Le parti d’Orbán opère un tournant populiste, opposant « les gens » au « gouvernement de banquiers » de la gauche libérale. Il soutient aussi le référendum d’initiative populaire qui, en 2004, parvient à bloquer la privatisation des hôpitaux lancée par la coalition au pouvoir. Ce virage n’empêche pas une nouvelle défaite électorale, au printemps 2006, face au nouveau premier ministre socialiste, Ferenc Gyurcsány, qui promet une « nouvelle Hongrie » et un train de mesures sociales.

La montée au pouvoir du Fidesz n’a donc rien d’irréversible, la population restant sensible au projet associé à la gauche libérale. Un événement inattendu vient cependant brasser les cartes. À l’automne 2006 fuite dans la presse un enregistrement secret dans lequel, quelques semaines après la campagne électorale, Gyurcsány s’adresse à son caucus et admet avoir menti sur la situation économique réelle du pays afin d’être reporté au gouvernement.

Il justifie ainsi le renoncement – acté au cours de l’été – à ses engagements sociaux-démocrates au profit d’une sévère cure d’austérité commandée par Bruxelles. En quelques phrases, le premier ministre a rompu avec ce qui était au cœur de l’identité politique de son camp : la démocratie et le progrès social. Au cours de l’automne, le Fidesz soutient les manifestations, sévèrement réprimées, qui embrasent la capitale et qui semblent vouloir rejouer, à exactement cinquante ans d’écart, la Révolution de 1956.

Le parti d’Orbán a beau jeu d’associer la gauche libérale au régime communiste et de se poser en héritier des luttes de libération nationale. En affirmant, depuis Londres, que les révolutionnaires de 1956 ne luttaient pas pour la démocratie, mais bien pour une Europe unie[17], Gyurcsány ne fait que renforcer un clivage qui oppose désormais son camp à celui de la nation et de la démocratie. L’équilibre politique de la Hongrie postcommuniste, qui opposait deux camps au poids électoral comparable, est rompu, et le Fidesz peut désormais se revendiquer du nationalisme démocratique.

4- Finalement, la crise de 2008 et la cure d’austérité qu’elle entraine achèvent de briser la popularité des partis de la gauche libérale. Le Fidesz a le champ libre, d’autant plus que l’émergence d’un parti populiste d’extrême droite, le Jobbik, élargit son espace politique et lui permet de se poser comme la force centrale de la politique hongroise[18].

Malgré un programme aux accents sociaux-démocrates, l’opposition prône une entrée dans la zone euro sur un horizon de 5 ans. Son orientation fait écho à celui de la gauche hongroise du début du 20ème siècle, éblouie par le modèle de l’Europe occidentale.

En 2010, le parti d’Orbán est élu avec 53% des voix. Le virage nationaliste est manifeste. Le Fidesz rompt avec le FMI et ses prêts assortis de mesures d’austérité, renvoie aux calendes grecques l’entrée de la Hongrie dans l’euro pour conserver sa souveraineté monétaire, procède à une forte régulation du secteur financier, met fin à l’indépendance de la Banque centrale et nationalise le secteur de l’énergie. Les conflits qui en résultent avec les multinationales, les banques et Bruxelles contribuent à sa réélection en 2014, Orbán construisant un clivage entre les partis d’oppositions présentés comme à la solde des puissances étrangères et sa propre vision d’une économie qui serait au service du peuple et sous contrôle démocratique.

Les contradictions du Fidesz et la faiblesse des alternatives

Dans les faits, l’alliage entre nationalisme et démocratie opéré par le Fidesz se révèle superficiel. En témoigne la réécriture de la constitution, sans référendum ni participation des citoyens et des partis d’opposition, et ce grâce à la majorité de 2/3 détenue par le parti à l’Assemblée nationale. De même, le gouvernement modifie le mode de scrutin afin de faciliter, aux élections subséquentes, l’obtention de telles majorités. Celles-ci sont rendues nécessaires dans la nouvelle constitution pour le vote des « lois cardinales » qui couvrent un grand nombre de domaines (dont la politique fiscale). Le verrouillage du système politique est complété par la dégradation des contre-pouvoirs et la diffusion par les médias publics de la propagande gouvernementale.

Au niveau économique, la politique d’Orbán est néolibérale, même si elle peut être qualifiée d’hétérodoxe[19]. En effet, le Fidesz poursuit la déconstruction de l’État social, qu’il considère comme insoutenable du point de vue de la compétitivité économique, s’en remettant plutôt à la théorie du ruissellement pour lutter contre les inégalités. Disant vouloir constituer une « bourgeoisie nationale », il délègue de larges pans de l’économie aux amis du régime, à l’image de Lőrincz Mészáros, ami d’enfance d’Orbán devenu milliardaire en quelques années. Le Fidesz s’emploie en outre à mettre le marché de l’emploi au service des intérêts des industriels de l’automobile allemande en maintenant le bas niveau des salaires et en affaiblissant le Code du travail[20].

Néanmoins, l’opposition ne parvient pas à exploiter les contradictions du Fidesz et à y proposer une alternative. Le sort des deux partis antisystèmes qui ont émergé lors de l’élection de 2010 en est révélateur. À l’extrême droite, le Jobbik mêlait discours anti-rom, antisémitisme, ultraconservatisme, et critique radicale de la mondialisation, élargissant un espace politico-culturel qui renforçait l’hégémonie du Fidesz[21]. Il s’est ensuite lancé dans un long processus de dédiabolisation qui l’a amené à rejoindre l’alliance des partis d’opposition visant à déloger Orbán, aux côtés de ce qui reste du MSZP et du nouveau parti libéral (Coalition démocratique – DK) de Gyurcsány.

À gauche, le LMP (Lehet más a politika – La politique peut être autrement), de tendance écologiste et altermondialiste, s’est fracturé sur la question de l’alliance avec les autres partis d’opposition. Le chef de l’aile parlementaire András Schiffer, un souverainiste de gauche, était partisan d’une ligne autonome, alors que Gergely Karácsony, un écologiste social-démocrate (aujourd’hui maire de Budapest), militait activement pour une stratégie de rassemblement. À terme, c’est ce dernier qui remporte la mise, et le petit parti qu’il a créé entre temps (Párbeszéd – Dialogue) tout comme le LMP moribond se sont joint à l’alliance de l’opposition.

De manière inattendue, celle-ci a désigné comme candidat au poste de premier ministre Péter Márki-Zay, le maire de Hódmezővásárhely, une ville du sud-est du pays. Les principaux observateurs s’attendaient pourtant à ce que la primaire mette en scène un duel entre Karácsony, le candidat de l’aile gauche de l’alliance, et Klara Dobrev, la candidate de la DK (et épouse de Gyurcsány). Márki-Zay, outre de n’être affilié à aucun parti politique (ce qui a probablement contribué à sa victoire), n’a cependant rien d’une figure antisystème. Conservateur, néolibéral et européiste, il déclare dans un entretien[22] avec le média de gauche Pártizán que la meilleure manière de vaincre Orbán est de ne rien changer à sa politique fiscale régressive, tout en promettant de livrer une lutte sans merci à la corruption.

Dans le même temps, malgré un programme commun aux accents sociaux-démocrates, l’opposition prône une entrée dans la zone euro sur un horizon de 5 ans. Plus largement, son orientation fait écho à celui de la gauche hongroise du début du 20ème siècle, éblouie par le modèle de l’Europe occidentale. Alors que le Fidesz a repris à son compte la vieille politique d’équilibre entre Orient et Occident[23] (pratiquée par le roi István à l’an mil comme par le communiste János Kádár), le programme commun annonce une politique étrangère recentrée sur l’Union européenne et l’Alliance atlantique. L’électorat de l’opposition est un miroir de ce positionnement : il est principalement urbain, jeune et aisé, là où celui du Fidesz est rural, âgé et pauvre[24].

L’on peut penser que, même si elle devait être victorieuse dans les urnes, l’opposition resterait « minoritaire » dans la société, faute d’avoir brisé l’hégémonie du national-populisme de droite et de proposer un projet global de refondation nationale et démocratique. Ainsi, 12 ans après son arrivée au pouvoir, le Fidesz peut continuer attribuer à son adversaire le rôle auquel ce dernier est associé depuis 2006 : celui d’un occidentalisme/européisme mettant en péril les intérêts nationaux et populaires. L’alliance avec le parti de Gyurcsány – dont le nom agit toujours comme repoussoir pour une large partie de la population – vient renforcer cette impression. Qu’il passe quelques années hors du gouvernement ou qu’il remporte de nouveau les élections, le Fidesz pourra continuer à se revendiquer de la nation et de la démocratie, malgré le traitement qu’il inflige à la première et le peu de cas qu’il fait de la seconde.

Pour ce faire, il continuera à inventer de nouveaux ennemis menaçant le pays (Soros et ses ONG, les réfugiés du Moyen-Orient ou la théorie du genre) et des slogans (de la démocratie illibérale à la démocratie chrétienne) oblitérant ses propres contradictions. Il y a pourtant de l’espace, dans l’échiquier politique hongrois, pour une alternative susceptible de tirer profit des faiblesses bien réelles du parti d’Orbán. Il faudrait pour cela une renaissance de ce nationalisme démocratique qui traverse l’histoire hongroise depuis le 19ème siècle, mais qui aujourd’hui n’a pas de véhicule politique.

Notes :

[1] Max-Erwann Gastineau et Pierre Lann, «Pèlerinage en Hongrie : “Eric Zemmour est plus proche de Viktor Orban que ne l’est Marine Le Pen”», (Marianne, 2021), https://www.marianne.net/politique/le-pen/eric-zemmour-est-plus-proche-de-viktor-orban-que-ne-lest-marine-le-pen

[2] Chez Bibó, le terme « nationalisme » n’a pas la connotation négative qu’il peut avoir en France ou Europe occidentale. Il correspond plus simplement à une entreprise de construction de la nation, ce qui est proche de la définition proposée par Michael Billig dans son ouvrage canonique Banal Nationalism (1995).

[3] István Bibó, Misère des petits États d’Europe de l’Est, (Paris : Albin Michel, 1993), 423.

[4] Ibid., 133.

[5] Ibid., 132-133.

[6] Ibid., 159. Le nationalisme démocratique de Bibó est ainsi très proche de ce que Gramsci appelait le « national-populaire » et de ce que Laclau et Mouffe désigneront comme la « révolution démocratique ».

[7] Ibid., 134.

[8] Ibid., 139 ; 402-403.

[9] Le pays compte 24,4% de minorités de langue slave (Slovaques, Serbes, Croates, Ukrainiens, etc.), 19,3% de Roumains, 11,6% d’Allemands et 4% de Juifs. Miklós Molnár, Histoire de la Hongrie, (Paris : Hatier, 1996), 241.

[10] István Bibó, Op. cit., 150.

[11] La bourgeoisie hongroise était à cette époque extrêmement faible numériquement, de sorte que c’est une petite et moyenne noblesse au poids disproportionnée qui a pris en charge les tâches politiques nationales et révolutionnaires, à l’inverse de ce qui s’est passé en Europe occidentale. Cela a eu des conséquences politiques importantes, les convictions nationalistes, démocratiques et libérales côtoyant, au sein même de ces élites, de vieux réflexes de domination typiques de leur caste. Miklós Molnár, Histoire de la Hongrie, Nations d’Europe (Paris : Hatier, 1996), 214-216.

[12] István Bibó, Op. cit., 156-158.

[13] Une des grandes revues progressistes de l’époque s’appelle d’ailleurs Nyugat, qu’on peut traduire par « Ouest » ou « Occident ». Il y a tout de même, au sein de la gauche, quelques figures qui tentent de concilier progrès social, démocratisation et émancipation nationale, à l’image du politologue Oszkár Jászi et du poète Endre Ady. Cette tentative de renouveler le nationalisme démocratique ne parviendra cependant pas à s’imposer, broyée par la bipolarisation politique qui se met alors en place.

[14] La « Grande Hongrie », un territoire en partie mythique dont les contours n’ont cessé d’être déplacés au fil des siècles comprenait, dans le cadre de l’empire austro-hongrois, en plus de la Hongrie actuelle, la Transylvanie, le sud de la Slovaquie, le nord de la Serbie, etc.

[15] Miklós Molnár, Op. cit., 339-341.

[16] András Bozóki, «Consolidation or Second Revolution? The Emergence of the New Right in Hungary», Journal of Communist Studies and Transition Politics 24, no. 2 (2008): 226.

[17] Melinda Kovács, Magyars and Political Discourses in the New Millennium: Changing Meanings in Hungary at the Start of the Twenty-First Century, (London : Lexington Books, 2015), 6.

[18] Kristóf Szombati, The Revolt of the Provinces : Anti-Gypsyism and Right-Wing Politics in Hungary, (New York, Oxford : Berghahn Books, 2018), 116.

[19] János Mátyás Kovács, «The Right Hand Thinks : On the Sources of György Matolcsy’s Economic Vision», dans Brave New Hungary : Mapping the “System of National Cooperation”, sous la dir. de János Mátyás Kovács et B. Trencsényi (Londres : Lexington Books, 2020).

[20] András Simonyi, «Hungary is Germany’s ‘China problem’ — and Biden should take note», (The Hill 2021), https://thehill.com/opinion/international/532747-hungary-is-germanys-china-problem-and-biden-should-take-note

[21] Le parti d’Orbán a d’ailleurs adopté plusieurs propositions puisées dans le programme du Jobbik, afin de lui couper l’herbe sous les pieds.

[22] Partizán, «Karácsony visszalép Márki-Zay javára | Exkluzív páros interjú», (2021), https://www.youtube.com/watch?v=gGgLg86Iu98

[23] Notons que dans l’histoire de la Hongrie, la rupture de cette politique d’équilibre a à plusieurs reprises signifié la perte ou l’absence de souveraineté pour le pays.

[24] Reuters, Op. cit.

« Nous avons abandonné la défense de nos intérêts stratégiques » – Entretien avec Marc Endeweld

Marc Endeweld © Hugo Le Beller

Après Le Grand Manipulateur en 2019 et L’Ambigu Monsieur Macron en 2015, Marc Endeweld signe son troisième ouvrage portant sur Emmanuel Macron. Enquêteur au long cours, il analyse dans L’Emprise quels ont été, pendant le quinquennat d’Emmanuel Macron, les nombreux intérêts qui priment sur ceux de l’État lorsqu’il se positionne sur la scène internationale. La question énergétique, le démantèlement de fleurons technologiques et industriels stratégiques ainsi que la privatisation de secteurs clés sont successivement traités par Marc Endeweld. Entretien réalisé par Victor Woillet et Simon Woillet.

LVSL – Après vous être intéressé à la figure d’Emmanuel Macron dans vos précédents ouvrages et aux réseaux qui lui ont permis d’accéder au pouvoir, vous revenez sur son quinquennat et placez l’accent sur les différentes formes d’emprise dont il fait l’objet. Pourquoi ce choix ?

Marc Endeweld – Le sujet de mon nouveau livre est plus large que la seule figure d’Emmanuel Macron, même si ce dernier y occupe une place centrale. Je ne me limite pas d’ailleurs à son seul quinquennat : pour éclairer un choix stratégique dans le domaine industriel, ou une situation diplomatique, je remonte également dans le passé, de Nicolas Sarkozy à François Hollande.

Le terme d’« emprise » se justifie d’une double manière : il s’agit de prendre la mesure des grandes transformations de l’ordre international actuel. Notamment vis-à-vis des relations diplomatiques et des choix stratégiques que représente le choc entre les États-Unis et la Chine. Les États-Unis, après s’être concentrés sur la « guerre contre le terrorisme », se positionnent contre la Chine et font d’elle leur principal ennemi. Mais il s’agissait aussi à travers cet ouvrage d’analyser la place de la France dans ce basculement et d’interroger la réaction de son élite à ce changement de paradigme : les mesures déployées ou non dans le domaine du renseignement, de l’économie ou encore de l’industrie. Mon constat est assez simple. Face aux attaques à l’encontre de différentes entreprises stratégiques comme Alstom, Airbus, ou Alcatel, ou dans la guerre de l’ombre entre services de renseignement, la France se retrouve très souvent prise au piège entre les deux grandes puissances que sont les États-Unis et la Chine. À travers cela, j’interroge également le référentiel de l’indépendance nationale promu aujourd’hui à peu près par l’ensemble du spectre politique, de la gauche à la droite en passant par Emmanuel Macron. La France, qui se veut plus autonome par rapport aux Américains, ou qui souhaite placer la question de la « puissance » au coeur de l’Union Européenne, a-t-elle encore les moyens de ses ambitions ?

L’autre point de départ de mon enquête est « l’affaire Benalla » sur laquelle j’avais travaillé dans mon précédent livre. Ce dossier est bien plus qu’une simple « affaire d’été » comme l’ont présenté les soutiens du président de la République. Derrière, en coulisses, on pouvait cerner de multiples interférences étrangères. Emmanuel Macron lui-même n’a cessé de dénoncer les ingérences étrangères tout au long de son quinquennat, parfois en visant la Russie, et à d’autres reprises, la Turquie. Le constat est clair : le monde du renseignement devient de plus en plus présent dans la diplomatie contemporaine. Cette zone grise pose la question de l’autonomie de nos dirigeants.

LVSL – Avant de revenir avec vous sur le positionnement de la France face à l’Amérique d’une part et à la Chine de l’autre, une forme de continuité apparaît avec vos précédents ouvrages à propos d’Alexis Kohler. Ce dernier occupe une place centrale dans votre livre, du fait de sa proximité avec le groupe MSC. Comment expliquez-vous la présence de tels personnages dans l’entourage du président ?

M.E. – Alexis Kohler est le secrétaire général de l’Élysée, le principal collaborateur du président de la République. Or ce poste a toujours eu un rôle important de courroie de transmission entre les différentes administrations, les différents ministères et l’Élysée. Alexis Kohler est le secrétaire général ayant eu le plus de pouvoir de toute la Vème République. Ce n’est pas moi qui l’affirme, mais d’anciens secrétaires généraux dont j’ai recueilli le témoignage en off et qui m’ont présenté Alexis Kohler comme le « numéro 1bis de la présidence de la République » ou encore comme le « vice-président ».

Il y a une triple raison à cela : Emmanuel Macron, comme d’autres avant lui, a interprété nos institutions d’une manière assez réduite, en faisant la promotion d’une forme d’hyper-présidence contraire à la lettre de la Constitution et à son Article 20 (NDLR : « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation… »), dans un mouvement long d’affaiblissement du gouvernement face à la figure présidentielle. De fait, Emmanuel Macron semble plus inspiré par la verticalité de la présidence de Nicolas Sarkozy que par la pratique du pouvoir de la deuxième gauche. 

Dans cette conception du pouvoir, le secrétaire général de l’Élysée assure un rôle clef. Dès sa prise de fonction en tant que directeur de cabinet d’Emmanuel Macron quand ce dernier devient ministre de l’Economie en 2014, Alexis Kohler se retrouver à avoir la haute main sur tout un tas de dossiers industriels et stratégiques. Emmanuel Macron lui a toujours laissé une très grande latitude en ce qui concerne des arbitrages éminemment politiques. Alstom fait partie de ces dossiers dans lesquels Alexis Kohler a eu un pouvoir important. 

Une fois arrivé à l’Élysée, Alexis Kohler a gardé cette haute main sur les principaux dossiers industriels et stratégiques, auxquels on peut d’ailleurs ajouter les dossiers du renseignement, de la diplomatie, de la sécurité nationale, mais aussi du nucléaire. Il est aujourd’hui au cœur de la raison d’État et, même si on le compare au médiatique Claude Guéant, Alexis Kohler bénéficie, d’après de nombreux témoignages, d’un rayon d’action plus large. Même s’il n’apparaît presque jamais dans les médias, il a par exemple plus de pouvoir que le ministre Bruno Le Maire, qui est pourtant à la tête de Bercy.

« Les gouvernants ne sont pas seulement spectateurs de cette situation, mais pleinement acteurs, véritables chevilles-ouvrières de l’affaiblissement démocratique au profit d’intérêts privés. »

Le pouvoir dont bénéficie Alexis Kohler s’explique aussi pour d’autres raisons. On le comprend à travers « l’affaire Kohler », révélée par Mediapart, qui a dévoilé un conflit d’intérêt au plus haut niveau de l’État. En effet, Alexis Kohler est directement lié à la famille Aponte, propriétaire et gérante du groupe de transport maritime MSC. Sur de nombreux dossiers industriels, notamment la fusion avortée entre le groupe Fincantieri – détenu à plus de 70% par le groupe public Fintecna propriété du ministère de l’économie italien – et le chantier naval STX de Saint-Nazaire, pourtant actée par le précédent gouvernement, ce lien a lourdement pesé. 

J’ai également découvert que la guerre largement dépeinte depuis deux ans dans les médias entre Bolloré et l’Elysée prend en réalité sa source dans l’opposition entre MSC, armateur maritime et gestionnaire de ports, et le groupe Bolloré sur le terrain africain. L’épilogue de cette bataille est survenu peu avant les fêtes. Dans un silence assez incroyable, on a appris que le groupe MSC entrait en négociations exclusives pour racheter les activités africaines de Bolloré. 

Sur le plan purement financier et économique, il y a là une forme d’armistice, car, contrairement à ce qu’on a bien voulu dire sur les intentions de Bolloré, il est d’abord entré en conflit avec l’Élysée pour des raisons principalement économiques et industrielles liées à la situation de son groupe en Afrique, se sentant « lâché » par l’Elysée, et lésé par rapport à MSC du fait de la proximité de ce groupe avec Alexis Kohler. C’est l’une des révélations de mon livre. 

Plus globalement, au coeur de la diplomatie mondiale, les intérêts privés priment de plus en plus sur les relations entre États, qu’ils soient démocratiques ou non. La macronie ne représente à cet égard que la continuité d’une tendance lourde de la géopolitique française contemporaine, avec la prédominance de ces intérêts privés dans la prise de décision politique depuis Nicolas Sarkozy. À travers mon livre, je dépeins une certaine impuissance des autorités de l’État à se confronter à ces intérêts et autres conflits d’intérêts. C’est la conjonction néo-libérale qui se traduit la plupart du temps par une gouvernance autoritaire et/ou par un affaissement des instances démocratiques face aux intérêts privés. Dans un tel cadre, les gouvernants ne sont pas seulement spectateurs de cette situation, mais pleinement acteurs, véritables chevilles-ouvrières de l’affaiblissement démocratique au profit d’intérêts privés.

LVSL – Vos analyses semblent corroborer les intuitions de nombreux journalistes économiques dans le monde anglo-saxon. Y a-t-il d’après vous une tendance globale à la concentration et à la privatisation du pouvoir politique ?

M. E. – Dans mon livre, je cite le journaliste Ronan Farrow1, qui connaît très bien l’establishment de Washington et New-York. Il a lui-même effectué une enquête sur le Département d’État après y avoir lui-même travaillé sous Barack Obama. Dans son ouvrage, il pointe lui aussi l’affaiblissement de la fonction diplomatique, l’hyperconcentration de la prise de décision sur les dossiers internationaux au niveau de la Maison Blanche, et l’interconnexion de ces enjeux diplomatiques avec aussi bien les intérêts privés que les services de renseignement. J’ai fait le même constat en France avec l’affaiblissement structurel du Quai d’Orsay face aux services de renseignement. De surcroît, les diplomates doivent également subir une vraie diplomatie parallèle, via différents acteurs, activée directement par l’Elysée. Plus largement, on assiste à une véritable militarisation, à travers le renseignement, de la diplomatie et à une sortie de cette dernière du contrôle démocratique institutionnel habituel. 

Je rappelle dans mon livre l’affaire NSO/Pegasus, alors que le président de la République a potentiellement été espionné sur l’un de ses téléphones portables. De la même manière, les techniques d’espionnage extrêmement sophistiquées dont dispose la NSA américaine posent question tant les capacités d’ingérence et de connaissances d’éléments particulièrement sensibles sont étendues. 

C’est l’une des interrogations de mon ouvrage : tous les responsables politiques français parlent désormais de souveraineté économique suite au choc de la pandémie, qui a matérialisé d’une certaine manière des liens de dépendance extrêmement forts qui se sont instaurés depuis trente ans avec la Chine. Mais nos dirigeants, par « laisser faire » souvent, par idéologie également, ont peu à peu désarmé la France. Sur le front du renseignement, ils ont  choisi de faire de la guerre contre le terrorisme une priorité des services. Mais dans le même temps, ils ont entièrement délaissé les questions de guerre économique alors même que les États Unis sont très offensifs à ce sujet. La France s’en aperçoit un peu tard : dans le domaine économique, elle n’a pas d’alliés qui tiennent, elle n’a que de concurrents. Sur toutes ces questions de renseignement économique, nous avons un véritable train de retard. Certes, Emmanuel Macron a demandé récemment à la DGSE et à la DGSI de se mettre en ordre de bataille sur ces enjeux. Mais la tâche qu’il reste à mener est considérable.

LVSL – À la lecture de votre enquête, depuis l’affaire Alstom ainsi que l’affaire Airbus sur lesquelles vous revenez en détail, les États-Unis semblent avoir accru leur arsenal législatif pour mener une véritable guerre économique contre la France (FCPA/ Patriot Act/ ITAR). Peut-on encore rivaliser, dans le domaine juridique notamment, ou bien est-ce d’ores et déjà perdu d’avance ?

M.E. – Ce n’est jamais trop tard, mais effectivement, le fait que les États-Unis aient décidé de mener cette guerre économique en utilisant tous les moyens, rend la chose plus difficile. Le réveil d’une partie de nos élites économiques et politiques est brutal car ils ont mis beaucoup de temps à comprendre l’aspect guerrier et offensif des intérêts économiques américains par rapport aux nôtres, ou des différents pays européens. Plusieurs fleurons industriels français en ont fait les frais, notamment Alstom, Alcatel, et Airbus, comme je l’explique en détail dans mon livre. Cette guerre économique passe notamment par l’extraterritorialité du droit américain qui instrumentalise les questions de corruption pour affaiblir le management des sociétés visées, mais également leur sécurité juridique, pour faciliter les transferts d’information dans le cadre de procédures internationales visant un groupe en particulier.

Il faut néanmoins apporter une nuance à ce tableau d’ensemble de la guerre économique, car l’acteur américain n’est pas le seul à prendre en compte. Il faut également se pencher sur un autre impensé de nos dirigeants. Depuis trente ans, avec la montée du néo-libéralisme, la question industrielle est devenue largement secondaire pour l’État comme pour le patronat. Les différents dirigeants économiques comme politiques ont rêvé aux entreprises sans usines, « fabless » en anglais. L’un des cas emblématiques n’est autre qu’Alcatel dont l’ancien patron, Serge Tchuruk, théorisait le maintien des activités de valeur ajoutée sur le territoire tout en externalisant le reste de la production, en Chine essentiellement. On se plaint aujourd’hui de Huawei et de sa présence très importante sur nos réseaux de télécommunication européens, avec des conséquences en termes de sécurité, mais en réalité la France disposait d’un fleuron des télécommunications dans les années 1990, Alcatel. Au-delà même de la guerre économique menée par les États-Unis, la destruction d’Alcatel est dû à des choix stratégiques de courte vue. Nos dirigeants ont préféré vendre les bijoux de famille, les brevets et faciliter les transferts  de technologies pour augmenter les marges et les dividendes des actionnaires. Résultat, les Chinois n’ont eu aucun mal à rattraper leur retard dans le domaine des télécommunications. Cette stratégie a également eu des conséquences sur toute la supplychain des PME françaises.

Rappelons un chiffre : en une vingtaine d’années, la France perdu un million d’emplois nets industriels et, malgré les propos enthousiastes d’Emmanuel Macron sur les 37 000 emplois créés durant le quinquennat dans ce secteur, cela reste très faible face aux enjeux qui vont être les nôtres. Le même Emmanuel Macron, qui a promu la souveraineté économique au milieu de la crise du COVID-19, est l’ancien ministre qui a bradé Alstom durant le précédent quinquennat. Tout le discours autour de l’autonomie stratégique de l’Europe ou de la souveraineté européenne doit également être analysé en ce sens. Emmanuel Macron sait que la souveraineté économique fait partie des domaines dans lesquels il n’a pas fait ses preuves, c’est le moins qu’on puisse dire.

En réalité, les 30 milliards d’euros de son plan France 2030, qui prévoit des investissements dans les filières stratégiques françaises, sont dérisoires en comparaison des investissements prévu par la Chine. Xi Jinping a précisé que, dans les six ans à venir, il allait dépenser dans ses propres filières stratégiques plus de 1400 milliards de dollars. À titre de comparaison, un Jean-Luc Mélenchon, qui se positionne également en faveur d’un investissement public massif dans les filières stratégiques et se fait souvent critiquer à cet égard, évoque dans le cadre de la planification écologique seulement 200 milliards d’euros de budget d’ensemble pour préparer une industrie davantage adaptée aux défis écologiques. Malgré tout, ce n’est plus le seul à parler de planification écologique. Il n’est pas anodin que Geoffroy Roux de Bezieux, patron du MEDEF, s’en empare pleinement dans un récent ouvrage et dans ses récentes allocutions, allant même jusqu’à se féliciter de la cohérence du programme de Jean-Luc Mélenchon dans ce domaine. De la même manière Emmanuel Macron, a choisi, fin 2020, de relancer un Haut Commissariat au Plan, dont l’origine remonte à la reconstruction après la Seconde guerre mondiale, une création promue par le Conseil National de la Résistance et le Général de Gaulle. Dirigé par François Bayrou, ce « nouveau » Haut Commissariat au Plan a déjà rendu plusieurs rapports et s’inquiète du déficit historique de la balance commerciale de la France. Alors 30 milliards d’euros d’investissements, comme le propose Emmanuel Macron, ne suffiront pas à renverser la tendance. 

Marc Endeweld © Jean-Charles Léon

Il serait bon qu’en cette période de campagne présidentielle la question de la redistribution des richesses soit posée, non seulement sur un plan social, mais aussi pour mettre en place des plans publics d’investissement massif dans les secteurs stratégiques. La nécessaire résurgence d’un État stratège se fait aujourd’hui plus criante. Malheureusement, le débat public est aujourd’hui saturé, soit par les questions identitaires, soit par les grandes peurs internationales. Même concernant le dossier de l’Ukraine, il est très difficile d’avoir un débat de fond sur les questions énergétiques. Tout le monde aborde la souveraineté économique, l’autonomie et l’indépendance de la France, mais il y a bien peu de candidats qui proposent une vraie stratégie et un vrai pacte social renouvelé dans lequel les forces productives joueront un rôle central pour la création d’emplois et la transformation de notre modèle pour plus d’écologie.

Emmanuel Macron a promu le « quoi qu’il en coûte » au sortir de la crise, mais où cette richesse a-t-elle été allouée ? Vers des projets productifs d’innovation, de recherche et développement ou a-t-elle surtout permis à de riches propriétaires ou actionnaires, comme on l’a observé, de faire fructifier leurs dividendes et de profiter du soutien public à leur propre « risque actionnarial » ? Le bilan de cette politique est clair : elle a surtout profité à une élite dans le pays plutôt que de permettre l’accompagnement et la réorientation d’une politique stratégique globale.

Il est important de bien avoir cela en tête, notamment à gauche et chez les écologistes, même si Yannick Jadot se met désormais à parler de souveraineté industrielle, cela reste sans une réflexion approfondie sur l’autonomie pourtant requise tant afin de créer de l’emploi que de répondre à l’urgence climatique. C’est extrêmement important, par rapport à la population française. La diminution de l’autonomie stratégique se paye en emplois perdus et par notre incapacité à mener une bataille écologique efficace pour le climat. Ce ne sont pas des questions mineures, inscrites dans le passé, mais bien des enjeux centraux et actuels. L’efficacité des politiques publiques de nos gouvernants par rapport aux défis majeurs que nous devons affronter se pose sérieusement.

À travers toutes ces questions stratégiques s’en pose une prédominante : nos gouvernants ont-ils encore aujourd’hui la capacité de réorienter stratégiquement tout un ensemble de secteurs et de tendances amenées par le laisser-faire du marché ? On voit bien que ce laisser-faire nous emmène droit dans le mur et le mouvement écologiste s’en rend compte en ce qui concerne le climat : l’action individuelle ne suffit pas et il faut retrouver la capacité d’agir à l’échelon étatique. Si on ne prend pas les vraies décisions à ce niveau-là et qu’on laisse le marché s’en charger, les différents peuples n’auront plus ni leur mot à dire, ni la simple capacité d’agir.

Ces dernières années, nous avons eu tendance à réduire le débat politique à de grands chocs théoriques et binaires entre les « souverainistes » d’une part et les « européistes » de l’autre, entre les internationalistes et les promoteurs de la « mondialisation heureuse » face aux tenants du repli identitaire et nationaliste. En réalité, il y a encore peu, la France avait encore une certaine présence à l’internationale, notamment grâce à son siège permanent au Conseil de Sécurité des Nations-Unies, mais aussi dans le domaine économique par certains pôles industriels. Nous avons aujourd’hui abandonné la défense de nos intérêts, et nous retrouvons dans une situation critique. Dans les débats théoriques et intellectuels d’aujourd’hui, on ne parle presque pas de la maîtrise des chaînes d’approvisionnement, de la guerre des métaux rares, aujourd’hui fondamentale pour comprendre les relations internationales et le choc entre les États Unis et la Chine. On a préféré maintenir les populations et les citoyens dans un état de peur face aux menaces terroristes ou sanitaires, alors que les questions stratégiques les plus essentielles sont absentes de la discussion et laissées aux mains des initiés, lobbys ou autre, dans la plus totale opacité institutionnelle.

LVSL – La question énergétique est centrale dans votre livre, de l’affaire Hercule à l’EPR de Taishan en passant par l’exportation du GNL américain. Comment expliquez-vous qu’un sujet aussi important que ce dernier pour comprendre les enjeux géostratégiques récents soit si souvent absent du débat public ?

M. E. – L’énergie a toujours été un élément cardinal dans les relations internationales. On peut penser à la guerre du pétrole et au pacte historique dans ce domaine entre l’Arabie saoudite et les États-Unis après la Seconde guerre mondiale. Mais on assiste, depuis peu, à un basculement sur ce genre d’enjeux concernant la maîtrise de nouveaux secteurs (métaux rares et composants électroniques notamment). En réalité, on peut interpréter l’augmentation des tensions internationales entre la Chine et les États-Unis par ce biais. Tout d’abord car les États-Unis sont devenus relativement autonomes en termes énergétiques grâce au pétrole de schiste et au gaz de schiste. Cela a peu été mentionné, mais les États-Unis sont désormais exportateurs de Gaz Naturel Liquéfié (GNL) et c’est Barack Obama qui a autorisé en 2014 les exportations de pétrole de schiste, ce qui est une révolution depuis le choc pétrolier des années 1970, car on est sortis de l’exportation limitée auprès des producteurs, encadrée par la loi qui était jusqu’alors en vigueur. Ce faisant, les États-Unis ont également acquis un véritable avantage comparatif en ce qui concerne les énergies carbonées. Par ailleurs, la tension entre la Chine et ces derniers se focalise sur la guerre des métaux rares que les États-Unis ne maîtrisent pas totalement, car la Chine dispose de ressources minières bien plus importantes sur son territoire. Dans ce cadre, l’Afrique devient également un enjeu pour le contrôle des métaux rares2, non seulement pour la Chine et les États-Unis, mais aussi pour beaucoup d’autres pays.

Sur la question énergétique, l’Europe apparaît également en difficulté pour un certain nombre de raisons. Premièrement, elle est devenue depuis 20 ou 30 ans de plus en plus dépendante du gaz russe, non seulement en raison des choix allemands de sortie du nucléaire, mais aussi car la France et d’autres pays ont délaissé le gaz provenant de pays du Maghreb tels que l’Algérie. Par ailleurs, les élites françaises et européennes ont totalement sous-estimé la réduction des réserves de gaz proprement européennes à cause du gaz présent en Mer du Nord et exploité par les britanniques ou la Norvège. Un autre élément n’a pas été anticipé par les dirigeants européens : le développement du GNL, qui nous a fait passer de contrats de long terme sur 20 ou 30 ans à un système de marchés de trading, semblable à la bourse, car l’importation et l’exportation par cargaison maritime le rend possible. Là-dedans, la France et l’Europe se trouvent coincées entre les États-Unis d’une part et la Russie de l’autre.  C’est ce qui transparaît avec la crise ukrainienne. En raison des demandes de transition énergétique, les lobbys du gaz tentent de faire passer cette énergie comme essentielle pour la transition et la France est d’autant plus fragilisée sur ce plan-là,. Ce débat fut au cœur des discussions à Bruxelles sur la taxonomie verte, qui fait passer le gaz pour plus efficace dans une perspective de transition écologique alors que cela reste une énergie carbonée.

Il faut par ailleurs noter que nous sommes dans une situation extrêmement délicate sur le plan énergétique : notre parc nucléaire est vieillissant. Nous n’avons pas fait les bon choix à temps, ni en matières d’énergies renouvelables, ni en investissant dans des filières industrielles correspondantes, ni en pensant la question du nucléaire de façon apaisée, en dehors des débats pro ou anti caricaturaux. On retrouve ce sujet aujourd’hui, durant la campagne présidentielle, car Emmanuel Macron a décidé d’annoncer une relance nucléaire ambitieuse et que les Républicains sont favorables à la relance du nucléaire tout comme le PCF. En réalité, mon enquête montre que la filière du nucléaire est aujourd’hui à plat. Les chaînes d’approvisionnement sont absolument obsolètes et le taux d’exploitation des centrales nucléaires chute de mois en mois. Les problèmes techniques s’accumulent provoquant la mise à l’arrêt temporaire de nombreux réacteurs. La France qui se présentait jusqu’à maintenant comme indépendante grâce à l’énergie électrique issue du nucléaire doit ouvertement s’alerter car cette autonomie prétendue n’est tout simplement pas assurée : la France a été importatrice d’énergie auprès d’États comme l’Allemagne et d’autres pays de manière très importante ces derniers mois (ce qui explique d’ailleurs le déficit de la balance commerciale). 

Sans se prononcer en faveur ou contre le nucléaire, on peut observer, en se penchant sur les faits, une crise existentielle et industrielle profonde de la filière nucléaire française. Elle s’explique par des non-choix ou en raison du retard accumulé sur certaines décisions, mais aussi à cause de guerres intestines et d’enjeux de pouvoirs au plus haut niveau de l’État et à l’international, laissant parfois place à la corruption. On retrouve ainsi un autre aspect de l’enquête, qui montre que la France s’est très souvent retrouvée divisée au plus haut niveau de l’État lors de discussions et signatures de contrats à l’international, se rendant ainsi hautement vulnérable face à ses concurrents.

Il faut également garder à l’esprit que les questions énergétiques ne sont pas seulement un débat d’initiés et d’experts. De nombreux lobbys sont présents, et certains acteurs du monde de l’énergie utilisent la presse pour faire peser auprès des pouvoirs publics.  On a assisté depuis 2018 à l’arrivée dans le monde de la presse française, de Daniel Kretinsky, qui dispose d’un grand groupe énergétique en République Tchèque ainsi que d’intérêts énergétiques en France. Il contrôle notamment un gazoduc qui rejoint celui de l’Ukraine en provenance de Russie et de nombreuses centrales à charbon dans l’Est de l’Europe. Daniel Kretinsky a ainsi investi dans le journal Le Monde et a racheté Marianne ou d’autres publications françaises. On peut donc observer, comme je l’avais déjà en partie montré dans mon précédent livre, que les questions énergétiques sont centrales aujourd’hui dans les choix stratégiques et régaliens. Contrairement à ce que pensent les libéraux ou néo-libéraux, le choix qui a été fait, avec l’Union Européenne, de concevoir un marché économique unique nous affaiblit énormément par rapport aux puissances voisines que sont la Chine et les États-Unis.

LVSL – Pouvez-vous revenir avec nous sur le fameux projet Hercule et le rôle qu’Emmanuel Macron et Alexis Kohler ont joué dans l’élaboration de ce dernier ? 

M. E. – L’énergie n’avait pas fait ou très peu l’objet d’un débat présidentiel en 2017. Ce que j’ai découvert au cours de mes différentes enquêtes est pourtant troublant : l’énergie a été un enjeu de guerre interne au sein des plus hautes sphères du pouvoir. Emmanuel Macron, en particulier, s’est depuis très longtemps positionné sur ces questions. Que le plan Hercule (qui ne porte plus ce nom aujourd’hui) prévoit le démantèlement du groupe EDF et l’étatisation d’une partie du secteur nucléaire dans un schéma de défaisance du parc nucléaire actuel, n’est pas quelque chose d’anodin. D’autant que cela passerait par une privatisation des énergies renouvelables. « Jupiter » a directement pesé dans l’élaboration du plan Hercule pourrait-on dire. Emmanuel Macron et Alexis Kohler, comme je le montre, ont véritablement imposé ce plan à la direction d’EDF et à Jean-Bernard Levy. Dans un premier temps, les syndicats comme la CGT et le PCF ont cru de bonne foi que le gouvernement allait relancer la filière nucléaire. Ils y étaient plutôt favorables, pensant qu’étatisation rimait avec nationalisation des intérêts nucléaires française. Ils ont fini par comprendre les vrais objectifs du gouvernement…

En réalité, cette étatisation servira à la mise en place d’un néolibéralisme pur et dur : une socialisation des pertes et une privatisation maximale des profits. La doctrine Macron dans l’énergie est très claire : déstabiliser le groupe public EDF restreint à des activités nucléaires étatisée, sous tutelle de l’administration et aux frais du contribuable, sans qu’ils aient leur mot à dire et, de l’autre côté, conférer une liberté accrue aux groupes comme Total, propriétaire aujourd’hui de Direct Energie, pour dépecer les deux anciens groupes publics qu’étaient EDF et Gaz de France (devenu Engie). Les activités dans le domaine du GNL, qui étaient le cœur de l’activité historique de Gaz de France ont été d’ailleurs rachetées récemment par Total. Emmanuel Macron n’hésite pas à inclure dans la filière énergétique des investisseurs privés et même étrangers, tout en démembrant un acteur public ancien et ayant fait ses preuves comme Engie. C’est exactement le mécanisme néolibéral de prédation financière sur des domaines d’activités stratégiques et publics. 

« Nous sommes dans une véritable nasse stratégique due à la spéculation et à la prédation opérée sur le marché de l’énergie »

Alexis Kohler y joue un rôle central. Il était d’ailleurs présenté aux interlocuteurs de la filière comme étant l’authentique ministre de l’énergie et le vrai « patron » d’EDF, ce qui est une incongruité par rapport au statut d’un groupe public qui a été fondé au sortir de la guerre sur la base d’une véritable autonomie financière sur l’ensemble de ses investissements, notamment dans le parc nucléaire historique et dans la mise en place du réseau électrique français actuel. Comme EDF a été mis à mal par les différents gouvernements récents, les différentes directions du groupe ont dû affronter des injonctions parfaitement contradictoires, sous Macron comme sous Hollande ou Sarkozy, et le groupe public s’est retrouvé dans une véritable nasse stratégique en raison de son risque financier. 

Le secteur énergétique français fait par conséquent face aujourd’hui à une très grave crise. Derrière les grandes annonces sur les turbines Alstom ou encore la relance du nucléaire, la réalité est tout autre. Les fameux EPR 2 promis par notre président ne sont, d’après plusieurs de mes sources, qu’un projet très loin d’être finalisé, nécessitant encore près de dix ans de développement, figurant simplement sur des PowerPoint si je caricature un peu. Par ailleurs, l’hiver prend aujourd’hui fin plus tôt que prévu en raison du réchauffement climatique, mais nous avons de quoi nous inquiéter pour les prochaines années en termes de fourniture électrique. De nombreux cadres dans le secteur énergétique n’ont pas de mal à évoquer l’hypothèse d’un black-out généralisé en ce qui concerne l’électricité. Voilà la situation. Face à l’urgence des décisions et des enjeux, nous sommes dans une véritable nasse stratégique due à la spéculation et à la prédation opérée sur le marché de l’énergie. Ceux qui en payent et en payeront les conséquences sont toujours les Français les plus pauvres, les plus démunis.

1. Ronan Farrow, Paix en guerre. La fin de la diplomatie et le déclin de l’influence américaine, traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra, Paris, Calmann-Lévy, 2019.

2. Voir à ce sujet : Guillaume Pitron, La Guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Paris, Les liens qui libèrent, 2018.

L’invention du « en même temps » par Élie Decazes – Entretien avec Jean-Baptiste Gallen

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Jean-Baptiste Gallen © Pablo Porlan

Et si Emmanuel Macron n’était pas l’inventeur du « en même temps » ? La paternité de cette politique revient sans doute à Élie Decazes, ministre de Louis XVIII et favori du roi. C’est en tout cas la thèse de Jean-Baptiste Gallen qui fait paraître ce mois-ci aux éditions du Cerf L’Invention du « en même temps ». La chute d’un ambitieux (1818-1820), un essai dans lequel l’auteur exhume la figure de Decazes. Oublié par les livres d’histoire, il a pourtant régné sur la France trois ans durant. Deux siècles avant Emmanuel Macron, le jeune ministre aux allures de Rastignac se fraie un chemin entre la droite et la gauche, se pose comme seul rempart face à l’extrême droite, joue sur tous les tableaux et engage la dérive autoritaire de son gouvernement sur fond de montée des incivilités et d’épidémie : et à la fin, il chute, et les ultras l’emportent. Si donc les mêmes causes produisent les mêmes effets, faire un détour par l’histoire de la Restauration peut permettre d’éclairer le présent. Entretien.

LVSL – Votre livre évoque une période peu connue de l’histoire de France. Quelle est la situation du pays dans les années 1818-1820 ?

Jean-Baptiste Gallen – En effet, la Restauration est probablement la période la moins étudiée de notre époque contemporaine ! C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai souhaité y consacrer une grande partie de mes études. En réalité, cette période est véritablement fascinante. Le retour du roi sonne comme l’heure du bilan. Après 25 années de troubles révolutionnaires, Louis XVIII, frère de Louis XVI, revient dans un pays qu’il ne connaît plus. Il ne peut pas nier les évènements révolutionnaires et leurs conséquences, mais en même temps, s’il souhaite restaurer son trône, il doit rétablir certains principes de l’Ancien régime.

Pour éviter que le pays renoue avec ses pulsions révolutionnaires, les Européens décident en 1815 d’occuper militairement la France pendant cinq ans. Cela leur permet de garantir une certaine stabilité dans ce pays aux mémoires complètement fracturées. C’est finalement au bout de trois ans que les alliés quittent le territoire. En 1818, les Français se retrouvent enfin entre eux dans un pays durablement en paix. C’est la première fois depuis la Révolution et c’est à ce moment précis que s’ouvre mon livre.

La scène politique française offre une grande diversité d’opinions politiques. La droite est divisée en deux : il y a d’un côté les partisans d’un rétablissement pur et simple de l’Ancien régime, nommés les ultras. Ils veulent « dérouler la révolution en sens contraire » selon une expression du temps. Mais il y a aussi une droite modérée qui, à l’inverse, considère qu’un retour dans le passé est impossible. Pour elle, tout n’est pas à jeter dans ce que la Révolution a apporté.

La gauche de son côté est profondément divisée. Elle se fait extrêmement discrète, car une partie non négligeable de ses membres a soutenu Napoléon Bonaparte lors de son retour de l’île d’Elbe en mars 1815. Elle est composée de Bonapartistes qui attendent le retour de l’Empereur – toujours en vie à Sainte-Hélène, rappelons-le –, de partisans d’une monarchie parlementaire, et de quelques républicains qui attendent leur heure. Au fil des années, les rangs de cette dernière catégorie tendent à grossir, ce qui inquiète profondément les royalistes.

Et enfin, entre la droite et la gauche, il existe une force politique dite du « juste-milieu », que l’on pourrait aujourd’hui appeler centriste bien que ce terme soit anachronique.

LVSL – Vous exhumez la figure d’Élie Decazes, jeune ministre de Louis XVIII qui arrive trop tôt, trop vite, au sommet du pouvoir. Pouvez-vous présenter son parcours ? Pourquoi avoir fait le choix de le comparer à Emmanuel Macron ?

J.-B. G. – Élie Decazes est véritablement un personnage balzacien. Il naît dans une famille de roturiers à Libourne et monte à Paris en 1800 pour entamer une carrière d’avocat. Il se plaît énormément dans cette société parisienne, il apprécie cette mondanité, il sent qu’il est fait pour ça ! Rapidement, il rentre dans une loge maçonnique pour étendre son réseau dans cette société impériale et au bout de quelques années, il fréquente les plus hautes sphères de l’État. Il intègre le cercle le plus intime de Napoléon en devenant l’un des secrétaires de la mère de l’Empereur. On lui prête même une liaison avec sa sœur, Pauline Bonaparte.

Cette proximité avec les membres de la famille Bonaparte ne l’empêche pas de retourner sa veste très rapidement à la chute de l’Empire. Lorsque le roi Louis XVIII monte sur le trône, Decazes va user des mêmes stratagèmes que sous Napoléon, car le personnel politique est demeuré pratiquement le même.

Et peu à peu, par des méthodes qui le distinguent du reste du Tout-Paris, Decazes obtient l’écoute du monarque. Il entre progressivement dans son cercle intime, même très intime, car il devient le favori du roi ! Louis XVIII apprécie sa jeunesse – il n’a que 35 ans – et son charisme : il est, selon les chroniques de son temps, très bel homme.

Il plaît à Louis XVIII car il incarne la nouveauté et le sang neuf dans cette classe politique vieillissante. Et à ce moment précis, de façon surprenante, Louis XVIII décide de nommer ce jeune courtisan au gouvernement. Tout le monde s’interroge, mais qui est donc ce jeune de 35 ans propulsé ministre de la Police ?

Au début, personne ne se méfie de lui. Mais en sous-main, de par sa proximité avec le monarque, le favori du roi remplace un à un les membres du ministère pour composer progressivement un cabinet à son image. Il n’hésite plus à s’opposer frontalement au président du Conseil qui se trouve être un lointain petit neveu du duc de Richelieu. 

En seulement quelques années, il parvient à concilier ses volontés et la politique du gouvernement. Decazes ne se revendique ni de la droite ni de la gauche, il veut dépasser ces clivages qu’il estime obsolètes. Ce jeune homme qui est désormais âgé de 37 ans, à l’immaturité politique assumée, devient l’homme le plus puissant du pays.

Decazes réalise ce qu’on appelait alors la politique de bascule : un coup à droite, un coup à gauche.

Lorsque j’ai commencé mes recherches sur ce personnage méconnu de l’histoire de France, je me suis vite aperçu du nombre incroyable de points communs qu’il y a entre son époque et la nôtre, et puis, surtout, des très nombreux parallèles qui existent entre Élie Decazes et Emmanuel Macron. Comme j’apprécie l’idée que le passé éclaire le présent, faire un parallèle entre différentes époques pourrait nous éviter de commettre de nouveau certaines erreurs.

LVSL – En quoi peut-on faire de lui l’inventeur du « en même temps » ?

J.-B. G. – Élie Decazes ne propose pas une nouvelle vision du monde. Il ne tente pas de créer une troisième voie. Il tente uniquement de rallier les déçus de la droite et de la gauche pour faire une politique qui se veut pragmatique.

Lorsqu’il arrive au pouvoir à la fin de l’année 1818, il forme un ministère qui rassemble des personnalités politiques venant de la droite et de la gauche. Ces hommes, idéologiquement, ont peu de choses en commun, et pendant toute la durée de vie du ministère, ils vont s’opposer constamment sur des sujets primordiaux.

Lorsqu’il est aux affaires, Decazes réalise ce qu’on appelait alors la politique de bascule : un coup à droite, un coup à gauche. Pour plaire à tout le monde et éviter de décevoir, il tente de concilier en même temps des idées antagonistes.

Mais évidemment, bien loin de satisfaire tous les camps, sa politique déplaît à tout le monde. La politique de Decazes varie au gré de ses intérêts électoraux. Ce qui était défendu hier par le gouvernement, est délaissé le lendemain.

La pratique du pouvoir de Decazes est avant tout mue par un grand cynisme. Si je devais présenter des points communs sur ce plan entre Decazes et Macron, je donnerais deux exemples.

Lorsque Decazes présente des candidats pour les élections législatives, il adapte leur profil au gré des territoires. Dans les départements acquis à la gauche, les candidats ministériels émanent de la gauche, et à l’inverse, dans les territoires favorables à la droite, le ministère présente des figures de droite. Emmanuel Macron a fait exactement la même chose : allez voir les députés En Marche des Yvelines et comparez-les avec ceux du Finistère, et voyez combien ceux-ci sont issus de deux univers politiques contraires.

Deuxième exemple, qui concerne d’ailleurs encore le choix des candidats pour les législatives : Decazes choisit ses candidats sur des rapports qui lui ont été faits sur eux précédemment. Il faut que ces personnes soient idéologiquement assez souples, capable de défendre « en même temps » des idées contraires.

LVSL – Vous insistez sur la dérive autoritaire du régime, comment l’expliquer ? Faut-il y voir une réaction à la montée aux extrêmes qui caractérise l’époque ?

J.-B. G. – C’est là tout le paradoxe de cette politique du « en même temps » : loin de réconcilier un pays, elle attise les rancœurs et fait émerger la violence.

Avec cette stratégie, toute forme de débat devient impossible. On ne peut pas échanger intelligemment avec quelqu’un qui affirme tout et son contraire. Le débat suppose la clarté et l’honnêteté des convictions. Or, cette stratégie du en même temps que mettent en œuvre Élie Decazes et Emmanuel Macron va contre ces deux conditions.

Lorsque les mots sont vidés de leur sens, de leur substance, plus aucun dialogue n’est possible. Et lorsque le débat contradictoire est irréalisable, la violence ressurgit.

Lorsque les idées se taisent, les intérêts particuliers prennent le dessus et le pays sombre dans la guerre de tous contre tous. La politique ne devient qu’une succession de crises, où le dialogue étant rompu, chacun en vient à défendre son intérêt particulier, alors que la politique devrait être, dans l’idéal, la recherche du Bien commun.

À 200 ans d’écart, la même politique produit les mêmes effets.

Je consacre toute une partie de l’ouvrage à étudier les effets de la politique de Decazes sur l’état de la France. Le pays était déjà morcelé, il devient un archipel. À 200 ans d’écart, la même politique produit les mêmes effets, ce serait amusant si ce n’était pas sérieusement inquiétant.

À ce moment-là, la France fait même face à une épidémie qui provient d’Espagne. Le gouvernement tente de lutter contre la hausse des cas positifs, mais sans succès.

Dans ce contexte de crise et d’épidémie, Decazes voit bien que sa politique ne fonctionne pas. S’il souhaite conserver le pouvoir, il doit agir, vite et fort. Il va ainsi radicaliser sa politique jusqu’à faire passer les propositions des ultras – l’extrême droite de l’époque – pour un peu molles.

Devant ce chaos grandissant, devant la hausse des incivilités et après un assassinat politique retentissant, il prend expressément des édits liberticides en février 1820 : la mise en détention de tous devient possible sur simple décision du gouvernement et la censure des journaux est rétablie.

Ces décisions sont prises en partie pour rassurer son électorat bourgeois des centres-villes qui s’inquiète de voir l’agitation gagner tout le pays. Pour des raisons électorales, Decazes est prêt à bafouer les libertés publiques que la monarchie restaurée avait assurées.

LVSL – « Nos larmes, nos gémissements, nos sanglots ont étonné un imprudent ministre : les pieds lui ont glissé dans le sang ; il est tombé. » Le mot de Chateaubriand, aussi laconique que cruel pour Decazes, referme votre ouvrage. Qu’est-ce qui a causé sa chute ?

J.-B. G. – La première cause de la chute de Decazes est sa propre politique et ses effets néfastes sur le pays. Sur la fin, Decazes était haï. Presque tous les jours il recevait des menaces de mort. Jamais un président du Conseil n’avait suscité autant de rancœur et de haine.   

Afin de conserver le pouvoir, le président du Conseil pratique la politique du pire. Il affirme à tout le monde que s’il perd le pouvoir, c’est l’extrême droite qui le remplacera.

Decazes est jeune, brillant, mais il termine emporté par son hubris. À ses débuts il fascinait, il engrangeait des soutiens de tous bords. Il incarnait une nouveauté qui plaisait beaucoup au sein de cette classe politique vieillissante. Mais, au fil des années, sa stratégie du en même temps s’essouffle et plus personne ne le rejoint. Ses dernières décisions radicales font chuter le nombre de ses soutiens.

Afin de conserver le pouvoir, le président du Conseil pratique la politique du pire. Il affirme à tout le monde que s’il perd le pouvoir, c’est l’extrême droite qui le remplacera. « Moi ou les extrêmes » : voilà le jeu dangereux auquel jouait Decazes il y a deux cents ans, la même tactique que l’on retrouve aujourd’hui chez Emmanuel Macron. Sauf que cette stratégie est extrêmement dangereuse : elle fait de l’extrême droite la seule alternative à sa politique. Ainsi, tous ceux qui tentent d’avoir un discours modéré et qui s’opposent à Decazes se retrouvent dépassés par les extrêmes, qui prolifèrent dans ce climat d’hystérisation généralisée.

Et parce que la chute de Decazes devenait inéluctable, parce que sa personne était honnie, l’extrême droite a pris le pouvoir après lui.

Le vide de sa pensée ne pouvait que laisser la place à la radicalité de l’extrême droite, qui semblait répondre à toutes les craintes du temps.

L’Invention du « en même temps ». La chute d’un ambitieux (1818-1820)
Jean-Baptiste Gallen
Les éditions du Cerf, février 2022
18 €

Jacques Généreux : « Il faut prendre au sérieux la connerie économique néolibérale »

© La rédaction

La science économique contemporaine est dominée par une théorie néolibérale hégémonique qui laisse peu de places aux approches alternatives, alors même qu’elle n’a pas su prédire, entre autres, la crise de 2008. Comment expliquer la survivance de cette théorie inadaptée et dangereuse ? Est-ce la preuve que les idées économiques ne sont que des discours légitimant la domination d’une classe sur une autre ? Ou bien peut-on imaginer que tous les promoteurs de ce paradigme s’entêtent dans leurs erreurs, envers et contre toutes les données empiriques ? Jacques Généreux, économiste et maître de conférence à Sciences Po Paris, invite à considérer sérieusement l’hypothèse de la bêtise dans son dernier ouvrage, Quand la connerie économique prend le pouvoir (Seuil, octobre 2021). Entretien réalisé par Lisandru Laban-Giuliani.

LVSL – Au fil de vos essais, une de vos lignes directrices a été d’argumenter patiemment et méthodiquement contre les théories néoclassiques et néolibérales qui dominent le monde académique et les politiques publiques. Pour quelles raisons ces théories peuvent-elles être très sérieusement qualifiées d’âneries, de bêtises voire de conneries économiques ?

J.G. Pour faire simple : tous les postulats fondamentaux de la science économique néoclassique, puis néolibérale, enseignée dans les grands départements d’économie sont faux. La psychologie sociale et cognitive ainsi que l’économie comportementale l’ont démontré, il n’y a plus de doute là-dessus. Les gens ne sont pas des calculateurs rationnels comme le prétendent ces théories dominantes mais des êtres sociaux avec des interactions subjectives. Or, les émotions humaines n’existent pas dans la micro-économie néoclassique.

Puisque les postulats de départ sont faux, les conclusions sont nécessairement viciées. Toutes les politiques économiques qui s’en inspirent, autour de l’idée de marché auto-régulé, ne fonctionnent pas. Et pour cause : ces marchés n’existent même pas. Dans l’économie réelle, il n’y a pas de « marché » où se rencontrent l’offre et la demande pour établir un prix d’équilibre à chaque seconde. Un tel fonctionnement n’existe que sur les marchés financiers. Mais, manque de chance pour la théorie des marchés efficients, il se trouve que là où les marchés financiers fonctionnent librement, des catastrophes s’ensuivent. L’auto-régulation est un déséquilibre automatique permanent. Le problème est que la logique de ce marché financier a colonisé depuis une trentaine d’années toute une série de biens qui autrefois n’étaient pas financiarisés. Dans cette jungle financière, vous pouvez spéculer sur la valeur future d’un silo de grains, et donc affamer les gens en le stockant plutôt que de le mettre sur le marché. C’est une folie.

La théorie est fausse, ses postulats sont faux, ses conclusions sont contredites à chaque fois par la réalité. Ca fait longtemps qu’on le sait. À ce niveau, on peut parler de connerie pour désigner une bêtise entêtée. Tout le monde peut se tromper, avoir un modèle qui est faux et mettre du temps à s’en apercevoir. Mais quand toutes les preuves sont là…

LVSL Votre objectif avec ce nouvel essai, Quand la connerie économique prend le pouvoir, était donc de comprendre pourquoi ces théories demeurent en vigueur bien qu’ayant fait la preuve de leur inadéquation ?

J.G. En effet. Je veux d’abord préciser qu’il n’y a aucune vulgarité dans cet ouvrage, même si le titre pourrait le laisser croire. La connerie est un sujet sérieux, de plus en plus étudié en sciences sociales [1]. Ce terme issu d’un langage populaire me semblait le seul à même d’exprimer l’encroutage dans l’erreur permanente, bien plus qu’une simple bêtise. La connerie économique a deux sens : à la fois cette bêtise de la science économique mainstream et la colonisation des logiques économiques à toutes les sphères sociales, logique de compétition qui nous rend idiots.
Ce livre ne traite pas directement de théorie économique ou d’économie politique, même s’il en est question en tant qu’instruments de l’analyse. C’est plutôt un livre de sociologie, d’anthropologie, de psychologie sociale et politique, portant sur la croyance en des théories économiques.

Mon premier but est de montrer l’importance des questions d’intelligence et de connerie. Mon second est de comprendre comment toute une génération d’élites politiques, médiatiques, intellectuelles, diplômées des meilleures universités, parfois agrégées, parfois même Prix Nobel, peuvent croire à des théories dont on sait scientifiquement et rigoureusement qu’elles sont fausses. Il y a là un vrai mystère.

La réponse facile d’une certaine partie de la pensée critique a été de nier l’irrationalité des élites, en disant qu’ils ne croyaient pas en des absurdités mais en leurs intérêts. Dans cette approche, ces élites seraient prêtes à défendre leurs théories, tout en sachant qu’elles sont fausses, pour maintenir la domination de leur classe. C’est sans doute vrai pour un certain nombre de cyniques égoïstes qui se fichent de la communauté, de la nation, des gens, du monde. Mais on ne peut suivre l’hypothèse que tout le monde est un salaud. La psychologie et l’anthropologie nous enseignent qu’en règle générale, les gens ne sont pas des salauds. Les gens croient à ce qu’ils font, ils adhèrent véritablement aux idées de leurs partis politiques. On peut croire vraiment à des bêtises. C’est le sujet de mon analyse.

« Comment une génération entière d’élites peut-elle croire à des théories rigoureusement fausses ? »

LVSL Vous exposez une série de biais cognitifs à l’origine de notre propension à la bêtise. Lorsque la psychologie est mobilisée pour éclairer les phénomènes sociaux, comme les croyances en des théories économiques erronées, un risque existe d’évacuer par ce fait les déterminants historiques et les rapports de force sociaux qui se cachent derrière ledit phénomène. Explications psychologiques et historiques sont-elles compatibles ?

J. G. Elles sont absolument compatibles. En m’appuyant sur les travaux de la psychologie, je montre comment notre fonctionnement intellectuel n’est pas fait pour aller spontanément vers la rationalité et la vérité. Nous avons une inclination à la bêtise. Mais mon but n’est pas de dire que tout peut s’expliquer par des biais cognitifs ! Cela effacerait les phénomènes historiques et sociaux. Bien au contraire. Pour intégrer les forces sociales dynamiques à l’analyse historique, il ne faut pas avoir la même conception de l’être humain qu’ont les néolibéraux qui réduisent les gens à des machines rationnelles ! Il faut assumer d’ouvrir la boîte noire du cerveau. Les théories néo-classiques ignorent la psychologie et l’anthropologie. Ce serait grotesque de reproduire leur erreur. La pensée critique ne peut se contenter de faire une histoire des forces dynamiques matérielles en oubliant que ces forces matérielles incluent des intelligences humaines dont il faut connaître les fonctionnements et dysfonctionnements. D’ailleurs, ceux qui invoquent Marx pour mépriser le rôle des idées dans l’histoire se fourvoient. Dans les écrits de Marx et Engels, les idées font partie de la réalité humaine matérielle et doivent être prises au sérieux.

En résumé, je cherche dans ce livre à comprendre comment des évolutions de rapports sociaux, de structures, de systèmes économiques, ont plus ou moins tendance à favoriser l’intelligence ou son contraire.

LVSL Quelles sont donc les conditions sociales et historiques qui ont rendu possible cette « connerie économique » depuis les années 1980 ?

J.G. Depuis la généralisation planétaire d’une logique capitaliste ultra-libérale, plusieurs transformations ont détruit les éléments qui favorisent l’intelligence. La logique de la compétition étendue à tous les domaines de la vie sociale est la cause de cette épidémie de bêtise.

La psychologie sociale nous montre que notre cerveau est fait spontanément pour chercher la survie, la réussite dans la compétition sociale, raisonner pour montrer aux autres que nous avons toujours raison. Autant de biais cognitifs qui nous inclinent à penser de travers. Mais ces défauts peuvent devenir utiles dans certains cadres sociaux. La discussion entre des individus soutenant des idées contradictoires peut mener à des découvertes collectives d’une vérité et d’un intérêt commun. Cela vient du fait que nous sommes très doués pour découvrir les erreurs des autres. Les discussions apaisées entre des gens qui n’ont pas entre eux une rivalité de pouvoir peuvent conduire à une intelligence collective. Dès lors que nous sommes en situation de rivalité, de compétition, le cerveau primitif prend le dessus : on agit comme une proie menacée, on est dans la réaction immédiate et émotive. En un mot, la rivalité rend stupide.

« La rivalité, généralisée par la logique néolibérale, rend stupide. »

Sur le plan des rapports de force sociaux, les actionnaires prennent le dessus avec la généralisation d’un capitalisme actionnarial débridé à partir des années 1980. Dès lors, ils ont tout pouvoir d’organiser la société selon leurs vues et d’imposer partout la logique de la compétition, entre les individus, entre les régions, entre les pays. Là est le mal. La connerie économique n’a pas pris le pouvoir à cause d’une défaillance du cerveau humain. Elle prend le pouvoir à partir d’une évolution des rapports de force dans les années 1980, lorsque ceux qui ont intérêt à ré-instaurer le pouvoir du capital, battu en brèche pendant une trentaine d’années, y parviennent. Ils imposent que tout ce qui était à l’abri de la compétition rentre sur le marché, prétendument efficace. Les services publics sont soumis à la concurrence, la santé est propulsée dans une logique concurrentielle, les hôpitaux doivent suivre le modèle managérial des entreprises privées… La compétition s’infiltre partout et partout elle produit la bêtise.

LVSL Paradoxalement, le champ scientifique, qui devrait être en mesure de contourner ce que vous appelez le biais « méta-égocentrique » en confrontant les différentes thèses à l’examen critique des pairs, n’est pas épargné par cette épidémie. Comment l’expliquez-vous ?

J.G. Précisément à cause de cette compétition pour les postes qui a envahi le monde universitaire au détriment de la recherche scientifique. La logique du publish or perish qui contraint les chercheurs à publier un certain nombre d’articles chaque année est parfaitement absurde. Einstein n’a écrit que trois ou quatre articles importants. Ce système ne valorise pas du tout la qualité des recherches et de l’enseignement. Les chercheurs sont évalués selon la quantité d’articles publiés par année et la qualité des revues. Or, en économie, les bonnes revues qui apportent beaucoup de « points » sont de grandes revues américaines ou anglo-saxonnes, toutes mainstream. Ces revues sont fermées à toute sorte de pensée qui oserait critiquer les fondements du modèle théorique orthodoxe.

LVSL Une des thèses centrales de votre essai est que le slogan de « président des riches » ne sied pas à Emmanuel Macron. Vous estimez qu’il cherche sincèrement à faire le bien de la société dans son ensemble, même si au final ses politiques servent les plus favorisés. Comment en arrivez-vous à ce diagnostic ? Pourquoi n’est-ce pas le « président des riches » mais le « roi des imbéciles » ?

J.G. Quand je dis que Macron n’est pas le président des riches, cela ne veut pas dire qu’il ne fait pas une politique pro-riche. Inutile de revenir là-dessus, c’est une évidence. La politique d’Emmanuel Macron est la caricature d’une politique favorable aux riches. « Président des riches » peut être à la rigueur un slogan pour dénoncer sa politique. Mais si c’est une analyse, si la thèse est de dire qu’il fait délibérément une politique au service de sa classe dont il tire son pouvoir, alors cette expression est incorrecte. Cela sous-entendrait qu’il a été élu par ces riches et qu’il travaille consciemment à leurs intérêts. Or, la sociologie de son électorat met en évidence qu’il n’est pas élu par les riches [2]. La majorité de son électorat est issu d’une classe moyenne voire populaire et de professions intermédiaires. Les cadres supérieurs, qui gagnent plus de 3000€ par mois, votent préférentiellement pour le candidat de la droite. Il n’est pas le candidat préféré des riches, il n’a pas été élu par eux. Dès lors, on peut réfléchir aux raisons de sa politique. Je ne crois pas aux procès d’intentions. Il est stupide de prêter à Emmanuel Macron une intention fondamentalement malveillante vis-à-vis des plus pauvres. Il faut se pencher sur ce qu’il a dit. Je me suis intéressé à ses écrits publiés avant de rentrer en politique.

« Ce n’est pas le président des riches mais le représentant d’une idéologie néolibérale stupide qui croit sincèrement être dans l’intérêt public. »

Son cap n’a jamais changé, malgré ses discours pendant le premier confinement. Il est fondamentalement convaincu des bien-fondés de ce que l’on appelle la politique de l’offre : il y aurait trop d’entraves à l’initiative individuelle, à l’investissement privé, trop d’assistance qui nuirait à l’incitation au travail, trop de secteurs où la concurrence est insuffisante… Il n’a jamais dévié de cette doctrine néolibérale, malgré les changements de court-terme pour sauver l’économie quand tout était à l’arrêt. On sait très bien que ces politiques ne fonctionnent pas : même l’OCDE et le FMI reconnaissent que la baisse des charges patronales, la libéralisation du licenciement, entre autres, n’ont aucun effet sur le chômage et la croissance. Si Emmanuel Macron était un malveillant cynique qui voulait se maintenir au pouvoir coûte que coûte, il aurait accepté le rapport de force, plutôt que l’entêtement idéologique ! Un opportuniste n’a pas d’idéologie. Mais lui a refusé tous les rapports de force. Rien ne le fait céder ! Aux Gilets Jaunes, il a lâché des miettes, pour qu’on ne remette pas en cause sa logique et son idéologie. S’il voulait uniquement s’assurer d’être réélu, il accepterait peut-être de faire des réformes plus agréables pour la population.

J’essaie de montrer dans ce livre qu’il est un véritable idéologue qui se croit investi d’une mission : réussir à mettre en place les réformes néolibérales pour faire la prospérité du pays. Il veut être reconnu pour avoir eu le courage de mener ses réformes impopulaires qu’il estime salutaires. Ce n’est pas le président des riches mais le représentant d’une idéologie néolibérale qui croit sincèrement être dans l’intérêt public. Il faut aussi comprendre que l’on n’est pas président tout seul, on ne gouverne pas tout seul. Il y a beaucoup de gens qui le soutiennent en croyant véritablement à cette politique de l’offre. On ne peut pas faire l’hypothèse que tous les élus de La République en Marche soutiennent cette idéologie par intérêt individuel. D’ailleurs il y a très peu de grands patrons parmi ces élus. Il en va de même des journalistes et commentateurs favorables à sa politique : ils croient en son bien-fondé. Il faut prendre au sérieux le fait que la plupart des professeurs d’économie, la plupart des journalistes, des militants, croient fondamentalement à cette politique de l’offre. Donc, ils croient à des bêtises. D’où l’importance d’étudier la bêtise.

LVSL Sur le plan du combat idéologique, comment mener efficacement la bataille culturelle dès lors que les adversaires ont des œillères cognitives telles que vous les décrivez ?

J.G. Je n’ai pas de recettes toutes faites. Mon approche est très gramscienne, dans une certaine mesure. Comme Gramsci, je me sens à ce moment de l’histoire où l’on a toutes les raisons d’être pessimiste, étant donnés tous les pièges systémiques qui bloquent notre société dans une direction. Nous ne sommes pas privés de moyens. Le problème est celui de la gestion de l’abondance. En dépit du fait que les moyens soient disponibles et connus, il y a des blocages sociaux, culturels, politiques, qui empêchent la mise en œuvre de ces solutions. Au niveau même de la lutte politique qui devrait permettre la conquête d’un pouvoir pour changer, les choses sont bloquées. Malheureusement, je n’ai pas d’exemple en tête de société bloquée ou dans une impasse qui s’en serait sortie par la délibération, la discussion rationnelle. C’est uniquement à l’occasion d’une grande crise, d’une catastrophe, d’une guerre, que peuvent s’opérer des changements de cap suffisamment radicaux, pour le pire ou le meilleur. La situation est gramscienne dans le sens où l’on voit bien les éléments de blocage alors que la solution est là. On sait comment faire la transition écologique. On sait comment trouver du travail pour tout le monde. On n’a pas besoin pour cela d’abolir les libertés économiques, de tout planifier. On peut garder la liberté, et même l’essentiel de la liberté économique. Non seulement cela est su, mais c’est également voulu par la plupart des gens.

Cette situation de blocage est évidente. Pour autant il ne faut pas désespérer dans l’action. Cela n’empêche pas de dénoncer et de se battre. C’est pour cela que je me suis longuement engagé en politique. Le travail de l’intellectuel n’est pas seulement de faire le diagnostic de ce blocage. Ma position méthodologique, et non politique !, n’est plus de se demander ce que l’on va faire maintenant, mais de poser la question des échecs passés : pourquoi, après des chocs qui ont produit des amorces de changement, n’a-t-on pas continué sur cette voie ? Pourquoi ces basculements qui nous replongent dans des impasses d’où seul un choc pourra nous tirer ? A mon sens, lorsque ce moment arrivera, lorsque les circonstances historiques seront réunies, il faudra s’occuper de deux problèmes fondamentaux pour empêcher la répétition des erreurs passées : les institutions et la bêtise.

« Il faudra assurer l’éducation à l’intelligence d’un peuple de citoyens et fonder des institutions pour lui donner les clés la décision politique. »

Sur le plan institutionnel, il faudra admettre que la délibération collective des citoyens est bien plus efficace que la compétition entre partis. Face à un problème donné, les citoyens comprennent qu’il faut faire des arbitrages, trouver des moyens de répartir les coûts, concilier des intérêts en apparence incompatibles… Je cite les résultats de conférences de citoyens qui ont été consultées depuis une trentaine d’années en Europe, dans lesquelles des gens de classes, d’âges et de préférences politiques très différents passent du temps ensemble à enquêter, à s’informer, à débattre et à émettre des avis sensés, de manière presque consensuelle. Nous avons fondamentalement la capacité à accéder à cette forme d’intelligence collective quand on est dans ce cadre social où la seule compétition est une émulation commune pour trouver la vérité. Le but n’est pas de battre l’autre, puisqu’il n’y a rien à gagner, mais de coopérer pour atteindre une vérité. Une telle démocratie aurait sans doute des défauts. Mais jamais autant que notre système actuel qui aboutit à l’enfermement pendant 40 ans dans des politiques absurdes, dans l’inaction et dans le sentiment anti-politique nourrissant la bêtise.

La démocratie délibérative n’a jamais été vue comme une priorité au moment des crises qui ont découlé sur des transformations économiques, comme après la seconde guerre mondiale. A gauche aussi on a trop ignoré l’importance des institutions dans la préservation des bonnes politiques. Cela découle parfois d’une mauvaise lecture de Marx qui ramène tout à la lutte des classes. Il y a longtemps eu une sorte de mépris pour la réflexion institutionnelle. C’est pourtant une priorité fondamentale. Il faut profiter des moments révolutionnaires pour instaurer des institutions durables et intelligentes.

Pourtant, même avec un système qui remet la délibération collective au cœur du système de décisions, on n’est pas à l’abri de la connerie économique. Il faut enseigner aux gens à débattre, à discuter. Pour que les citoyens délibèrent, il faut qu’ils comprennent la politique, l’économie, la psychologie humaine, la société. Il faut qu’ils aient appris très tôt à discuter, à écouter l’autre, à argumenter intelligemment. Il faut qu’ils aient été sensibilisés à leurs biais cognitifs. C’est ainsi que l’on forme un peuple citoyen. Le goût de la vérité et de la discussion argumentée sont des priorités. Se concentrer sur ces deux priorités est le seul moyen de garantir qu’après une transition vers un modèle économique plus vertueux, une nouvelle génération ne vienne saccager tous les acquis antérieurs.

Notes :

[1] Voir par exemple Marmion, J. et al. (2018). Psychologie de la connerie. Éditions Sciences Humaines.

[2] Martial Foucault, « Un vote de classe éclaté », L’enquête électorale française : comprendre 2017. Sciences Po-Cevipof. mars 2017. Ou encore : Ipsos, « 1er tour. Sociologie des électorats et profil des abstentionnistes ». Avril 2017.

La longue agonie du fret ferroviaire

© Ale3xanderD, Pixabay

Le 22 octobre dernier, le premier ministre inaugurait en grande pompe la reprise du train des primeurs : le Perpignan-Rungis. Après deux ans de suspension, ce retour fait écho aux mesures annoncées le 27 juillet pour relancer le fret ferroviaire. Cette initiative semble pourtant déjà s’inscrire dans une longue liste de plans de relance qui n’ont pas donné les effets escomptés. Alors, comment expliquer ce déclin du fret ferroviaire ?

En 1827, la première ligne de chemin de fer ne transportait pas des voyageurs mais des marchandises. Avec seulement 18 kilomètres de voies, la ligne de Saint-Étienne à Andrézieux, tractée par des chevaux, servait à transporter de la houille depuis le port fluvial. Le transport de marchandises par train s’est ensuite développé de manière exponentielle au travers de compagnies privées. En 1882, la France possède alors la plus forte densité de chemin de fer au monde avec 26 000 km de voies. Les marchandises sont échangées dans des halles adjacentes aux gares, avant que le trafic ne soit peu à peu séparé des voyageurs.

En 1950 les deux tiers des marchandises sont transportées par le rail.

En 1938, la création de la SNCF unifie le réseau. Il y a alors 6 500 embranchements jusqu’aux entreprises (les ITE) et plus de 42 500 km de voies. Cette situation continue dans l’après-guerre : en 1950 les deux tiers des marchandises sont transportées par le rail et c’est le transport de marchandises qui fait vivre la SNCF. Alors que les frontières entre cheminots du service voyageur et du service fret ne sont pas établies, on estime que 200 000 d’entre eux travaillent directement ou indirectement dans le transport de marchandises. Pourtant, la concurrence avec la route a déjà commencé. Les camions se multiplient et, en 1984, le ferroviaire ne représente déjà plus que 30% du transport de marchandises1. La baisse est brutale : ce chiffre passe à 20% en 1990, puis 17% en 2000 et 9% en 2010. Aujourd’hui, il reste moins de 5 000 cheminots au service de SNCF Fret et seulement 32 milliards de tonnes-kilomètres2 sont transportées sur les voies ferroviaires contre 317,3 milliards de tonnes-kilomètres sur les routes.

Le fonctionnement du fret ferroviaire

Pour expliquer cette baisse, il faut d’abord comprendre comment fonctionne le fret ferroviaire. En France, les trains de marchandises circulent le plus souvent sur le même réseau que les trains de voyageurs. Ils occupent donc des sillons horaires de la même manière que les autres trains. Ces sillons sont des laps de temps durant lesquels les trains utilisent une infrastructure donnée (aiguillage, gare, voie ferrée). Ils sont gérés par un gestionnaire de réseau qui les facture au travers de péages ferroviaires.

Pour le transport de marchandises, il existe deux types de trains. Le premier est le train massif qui transporte d’un point à un autre des marchandises sans réorganisation du convoi. Il peut s’agir par exemple d’un train au départ d’une usine agro-alimentaire qui va directement à une autre de transformation. Le second est le train de lotissement. Il est composé de wagons isolés qui doivent être réorganisés dans une gare de triage pour aller dans des directions différentes. Ce serait par exemple le cas d’une usine de voiture en Bretagne qui doit envoyer la moitié de ses wagons dans le Nord et l’autre moitié en Alsace. Le train s’arrête alors dans une gare de triage où les wagons sont remaniés avec d’autres wagons qui vont dans la même direction afin de former un train complet.

Réalisation personnelle

Pour les marchandises ne faisant qu’une partie de leur trajet en train, le reste étant effectué par voie maritime ou routière, il existe des terminaux de transport combiné. Il peut s’agir de conteneurs récupérés dans un port et qui sont ensuite déposés sur des wagons. Le transport combiné peut également avoir lieu entre le rail et la route avec la prise en charge de la remorque du camion ou du camion entier avec sa cabine (dans ce cas, il s’agit de ferroutage).

Réalisation personnelle

Enfin, si les trains sont chargés dans des terminaux gérés par la SNCF, certaines voies desservent directement des entreprises, usines ou entrepôts particuliers, on parle alors d’installation terminale embranchée (ITE) ou d’embranchement particulier. Il existe une autre spécificité : les Opérateurs Ferroviaires de Proximité (OFP). Ces entreprises gèrent une petite partie du réseau ferroviaire avec leurs propres matériels. Au port de La Rochelle par exemple, un OFP se charge des activités ferroviaires sur le port. Ces OFP peuvent soit gérer de manière étanche un réseau entre différents terminaux soit le gérer jusqu’au réseau SNCF où un autre opérateur ferroviaire prend le relais pour des plus longues distances.

Réalisation personnelle

Un déclin plus marqué que chez nos voisins

Le fret français transportait 57,7 milliards de tonnes-kilomètres en 1984, contre 32 milliards de tonnes-kilomètres en 2018. Cette diminution est également visible dans le mix modal du transport de marchandises : en 34 ans, la part du ferroviaire dans le transport de marchandises a diminué de 70%.

Évolution du mode de transport des marchandises depuis 1984 en France, INSEE. Réalisation personnelle

Si la situation est assez inquiétante dans toute l’Europe, le sort de la France est plus dramatique que celui de ses voisins. En Allemagne, le trafic de fret ferroviaire a connu une hausse de 50% entre 2003 et 20183. La dynamique est aussi positive en Autriche, en Suède et de manière plus nuancée en Italie. Si l’Espagne et le Royaume Uni ont, comme la France, subi une diminution de leurs volumes transportés par le fret ferroviaire (environ -10% pour les deux depuis 2003), seule la France connaît une chute aussi importante. Ainsi, alors que les trafics allemands et français étaient équivalents dans les années 1990, le trafic français est aujourd’hui quatre fois moindre que celui de l’autre côté du Rhin. Enfin, alors que la part moyenne du fret ferroviaire dans le transport de marchandise en Europe est de 18%, cette même valeur se situe en France dix points en deçà, à 9%.

Évolution du trafic du fret ferroviaire européen en tonne-kilomètre, base 100 = valeur en 2003, EUROSTAT. Réalisation personnelle

Qui a tué le fret ?

Témoignage de la diminution du fret, la gare de triage de Sotteville est devenue un cimetière ferroviaire. © Frédéric Bisson

On peut trouver trois explications au déclin du fret ferroviaire. 

Tout d’abord, il faut prendre en compte la situation industrielle et portuaire. La désindustrialisation a diminué de manière importante les marchandises à transporter sur de longues distances à l’intérieur du pays avec, par exemple, la fin des exploitations minières.

D’autre part, la France n’arrive pas à capter une part importante du trafic maritime international sur ses ports. Le tonnage de l’ensemble des ports français équivaut aujourd’hui au seul port de Rotterdam aux Pays-Bas. Anvers en Belgique est parfois même qualifiée de premier port français, une particularité surprenante vue la taille de la façade maritime de l’Hexagone, son positionnement stratégique et le nombre de ports prêts à accueillir des marchandises comme Marseille, Le Havre ou Saint-Nazaire. À cette situation s’ajoute une mauvaise liaison entre les ports français et les voies ferrées. Alors qu’à Hambourg près d’un tiers des marchandises transitent par le rail, seules 10% des marchandises dans les ports français font de même.

La concurrence de la route met aussi à mal le fret ferroviaire. Le transport routier présente pour les entreprises de nombreux avantages : fiable, peu coûteux, les transporteurs y bénéficient également d’un réseau très dense permettant de desservir directement tout le pays. De plus, l’arrivée d’entreprises de transports routiers d’autres États membres de l’UE permet aux transporteurs d’utiliser de la main-d’œuvre étrangère avec des prétentions et des droits salariaux moindre que ceux attendus normalement en France.

Pourtant ces différents facteurs n’expliquent pas l’ensemble du déclin du fret ferroviaire. La situation dans des pays comme l’Espagne, l’Italie ou le Royaume-Uni montre que malgré la désindustrialisation et l’émergence du transport routier, le fret ferroviaire peut persister et maintenir une part de marché plus importante que celle que nous connaissons en France. De plus, le fret ferroviaire demeure moins coûteux que le transport par camion sur les longues distances. Un kilomètre avec un camion de 40 tonnes coûtait ainsi 1,20 euro en 2007 contre 0,51 euro pour un train de 1 800 tonnes ramené au même poids4.

La violente libéralisation et mise en concurrence voulue par Bruxelles est également responsable de ce déclin. En 1991, l’Union européenne impose une première réforme ferroviaire exigeant la séparation entre l’exploitation des lignes (pour le transport voyageur et fret) et la gestion de celles-ci. Cette réforme donne lieu à la création, en 1997, de Réseau Ferré de France (RFF), le gestionnaire des infrastructures ferroviaires. Pour se financer, RFF dispose des revenus des péages ferroviaires, ce qui représente en parallèle un nouveau coût pour les exploitants (même s’ils en payaient déjà indirectement une partie). Au cours des années 2000, sous la pression des gouvernements et de l’UE, la séparation entre les activités fret et voyageurs à la SNCF est renforcée. L’objectif ? Que l’État et les collectivités territoriales évitent de financer le fret avec des subventions à destination des services voyageurs (comme les TER).

L’ouverture à la concurrence du « deuxième paquet ferroviaire » est une véritable saignée pour le fret SNCF.

Cette évolution entraîne un dédoublement des postes auparavant mutualisés, ce qui augmente les coûts d’exploitation. Dans la même période, l’Union européenne, qui ne jure que par le culte du « marché libre et non faussé », interdit aux États de financer leurs activités de fret, une situation d’autant plus compliquée en France que le service fret de la SNCF n’est plus équilibré budgétairement depuis 1998. En 2004, face à la dette du fret ferroviaire, l’État obtient la permission de l’Union européenne de le recapitaliser à hauteur de 800 millions d’euros (qui s’ajoutent aux 700 millions apportés par la SNCF), en contrepartie de quoi, la France ne doit plus refinancer le fret pendant 10 ans et doit ouvrir cette activité à la concurrence (2005 pour les lignes avec l’étranger puis 2006 sur les lignes intérieures). L’ouverture à la concurrence de ce « deuxième paquet ferroviaire » est une véritable saignée pour le fret SNCF. Si celle-ci garde la majorité des parts du marché ferroviaire, les opérateurs étrangers vont prendre en charge les trains massifs plus rentables et laisser les wagons isolés, plus coûteux, à la SNCF.

Face à un tel déséquilibre, la crise du fret s’accentue et, deux plans de relance se succèdent en 2004 et en 2007 (plans Véron et Marembaud), tentant de limiter les pertes en abandonnant les dessertes de wagons isolés les moins rentables, menant à une baisse directe du volume transporté et des effectifs cheminots. En 2008, alors qu’il reste moins de 10 000 cheminots dans le fret, la SNCF achète GEODIS, un transporteur routier, et instaure de facto la concurrence au sein même de l’entreprise. La même année, la crise économique frappe de plein fouet le fret ferroviaire. Les plans s’enchaînent sans enrayer la crise. Les liaisons avec des wagons isolés sont restreintes et les ITE fermées (4 535 en 2002, 1 400 en 2015). En 2012, alors qu’un tiers du fret est assuré par des opérateurs extérieurs, la SNCF assure encore 400 trains de wagons isolés par semaine. Malgré cette saignée, la Cour des comptes demande en 2017 une nouvelle réduction du nombre de wagons isolés et la cession d’une partie de la flotte de locomotives. Un an plus tard, le rapport Spinetta demande la recapitalisation et la filialisation du fret ferroviaire. Cette même année, Fret SNCF supprime 754 postes et se fixe comme objectif de restreindre à 4 724 les effectifs en 2021. Enfin en 2020, à la suite de la réforme du ferroviaire, FRET SNCF devient une Société par Action Simplifiée, prélude à une cession du capital, c’est-à-dire une privatisation.

Le plan Castex, une nouvelle tentative de sauvetage du fret

Le 27 juillet dernier, un énième plan en faveur du fret ferroviaire a été présenté par le Premier ministre, qui a annoncé vouloir s’appuyer sur le développement d’autoroutes ferroviaires, des transports combinés et a garanti la gratuité des péages ferroviaires pour 2020 et la division par deux de leurs prix pour le fret en 2021. A ces annonces s’ajoute une recapitalisation de 150 millions d’euros.

Cette subvention prouve que la libéralisation du fret ferroviaire est un échec. Elle va toutefois permettre à Fret SNCF de repasser dans le vert temporairement. Les syndicats de cheminots s’amusent à dire que cette même subvention, en 2000, aurait permis, au fret, qui transportait alors 17% du trafic de marchandise avec 10 000 cheminots, d’être excédentaire. Désormais, cet argent va uniquement permettre à Fret SNCF de maintenir son trafic actuel, et non d’investir dans les infrastructures.

Les autoroutes ne servent à rien sans routes départementales et communales !

Laurent Brun, secrétaire général de la CGT Cheminot

Une autre annonce concerne les autoroutes ferroviaires. Il nous faut ici expliquer ce terme. On le sait, le transport combiné est composé d’une partie du trajet en camion et une autre en train à partir d’un terminal de transport combiné. L’autoroute ferroviaire allie le transport combiné avec d’importants corridors qui traversent la France et s’inscrivent dans une logique européenne. Ce système, déjà mis en avant par les plans de relance Véron, Marambaud et Nadal, a pourtant de sérieuses limites. Comme son nom l’indique, il ne relie que peu de points de dessertes et montre donc assez peu de flexibilité. De plus, le transport combiné s’appuie sur un simple ferroutage : on met un camion sur un wagon. Une technique bien moins économique que le remplissage d’un wagon standardisé. L’annonce de Jean Castex, qui s’appuie déjà sur de précédents projets d’autoroutes, ne peut donc pas entraîner un report massif vers le fret ferroviaire. Et pour cause, en France, 63% du transport de marchandises concerne le trafic intérieur. Comme le dit Laurent Brun, secrétaire général de la CGT Cheminot, « Les autoroutes ne servent à rien sans routes départementales et communales ! »

Un intérêt écologique, mais des entreprises sceptiques

Si les plans de sauvetage ou de relance du fret ferroviaire ont pour l’instant tous échoué, la demande citoyenne d’une relance est très présente, notamment pour des raisons écologiques. Le transport routier, aujourd’hui largement majoritaire en France, est à l’origine d’une forte pollution atmosphérique. En 2018, il génère à lui seul 28,6% des gaz à effet de serre (en équivalent CO2), contre 21,3% en 1990. Au sein des transports routiers, les poids lourds représentent en 2018 un quart des émissions (41,3% si on y inclut les véhicules utilitaires). L’ensemble du transport ferroviaire ne représente quant à lui que 0,1% des gaz à effet de serre.

Selon le rapport Bain, le transport routier émet en France 82 grammes de CO2 par tonne-kilomètre (g/t-km) contre huit g/t-km pour le ferroviaire. Pour l’Agence européenne de l’environnement, ce chiffre serait plutôt de 20,97 g/t-km, à l’échelle européenne, contre 75,33 g/t-km pour le routier. Quoi qu’il en soit, le constat est sans appel : le fret ferroviaire émet quatre à dix fois moins de CO2 que la route. En outre, la forte électrification du réseau ferré français et notre important recours à l’énergie nucléaire garantissent une pollution très faible. En 2010, un rapport du Sénat, chiffrait ainsi le bilan écologique du transport de marchandises : 2 grammes/km de CO2 pour un train électrique et 55 grammes/km pour un train thermique contre 196 grammes/km pour un seul camion semi-remorque de 32 tonnes et 982 grammes/km pour un utilitaire léger. Par ailleurs, au-delà du bilan écologique, le fret ferroviaire participe à l’équilibre du territoire en reliant des régions parfois mal desservies par la route.

Toutefois, malgré ces divers avantages, les clients de Fret SNCF ne manifestent pas un grand attachement pour le ferroviaire. Plus de quatre clients sur dix s’en disent peu ou pas satisfaits et la moitié déçus du rapport qualité-prix. La ponctualité est également mise en cause : le rapport du Sénat de 2008 pointait ainsi une ponctualité dans la journée de seulement 70% pour les wagons isolés contre 80% dans l’heure pour les trains massifs. Les clients du fret ferroviaire réclament donc une fiabilité plus importante et un meilleur rapport qualité-prix, deux éléments qui les font pencher en faveur du transport routier.

Les solutions pour relancer l’activité

Pour aller au-delà des annonces, plusieurs projets existent. En 2008, le projet EuroCarex a ainsi essayé de créer un TGV fret de nuit. Après un essai en 2012 entre Lyon et Londres, le projet est aujourd’hui au point mort à cause de sa rentabilité à court terme. En 2014, le projet Marathon a mis sur pied le plus long train de fret d’Europe. Long de 1,5 km, il a transporté 70 wagons, contre 35 habituellement. En 2015, dans le prolongement de ce projet, le train le plus lourd du réseau ferroviaire, long de 947 mètres et avec une masse de 5 410 tonnes a relié Somain dans le Nord à Uckange en Moselle. Ces deux projets sont aujourd’hui au point mort. Depuis 2017, c’est le projet de train autonome qui est sur les rails. L’objectif est de développer divers niveaux d’autonomie pour un train (conduite assistée, conduite à distance, voire absence de conducteur) à horizon 2023. Si les conséquences sociales de ce projet ne sont pas encore connues, celui-ci devrait permettre d’améliorer la ponctualité des trains grâce au calcul informatique.

Le TGV Postal proposait entre 1984 et 2015 un service de transport de courrier à grande vitesse, il a été arrêté à la suite de la diminution du volume de courrier et l’envoi à J+2 à J+3 par La Poste. Aucun projet de train fret à grande vitesse n’a pour l’instant repris. © Florian Fèvre

Ces différentes innovations nous amènent à regarder de l’autre côté de l’Atlantique. Aux États-Unis, les trains de fret impressionnent par leurs dimensions, avec deux étages de conteneurs sur un seul wagon et une longueur pouvant atteindre plus de trois kilomètres. Des chiffres d’autant plus spectaculaires quand on les comparent aux 750 mètres des trains français. Comment expliquer ces différences qui pourraient largement augmenter la compétitivité du fret SNCF ? Le problème réside dans le réseau. Le réseau américain a été adapté au niveau des ponts et des tunnels pour que les trains puissent mesurer plus de 6 mètres de haut contre 4,28 mètres en France. Pour prétendre à ces dimensions en France, il faudrait adapter un nombre très important d’ouvrages. Pour la longueur, le problème vient également des infrastructures. Le réseau français a été construit historiquement pour des trains de 500 mètres de long puis de 750 mètres. Cela signifie que l’ensemble du réseau a été adapté sur ces distances avec des voies de garage et des triages à ces tailles. Aux États-Unis, le réseau est extrêmement long et permet de doubler des trains de plusieurs kilomètres de long. Pour obtenir les mêmes performances que le réseau américain, c’est tout le réseau ferroviaire, les wagons et les infrastructures qui devraient être adaptés en conséquence, ce qui demanderait d’importants investissements.

Le principal problème du fret ferroviaire ne vient pas d’un manque d’innovation mais bien de la concurrence avec le transport routier. Or, ce dernier n’est plus compétitif qu’en raison de la non-prise en compte des externalités négatives, notamment environnementales, qu’il génère.

Le principal problème du fret ferroviaire ne vient pas d’un manque d’innovation mais bien de la concurrence avec le transport routier. Or, ce dernier n’est davantage compétitif qu’en raison de la non-prise en compte des externalités négatives, notamment environnementales, qu’il génère. Outre la pollution, les ballets de camions ont aussi un impact fort sur l’usure des infrastructures routières, sur les nuisances sonores, les embouteillages et les accidents de la route. Autant de facteurs qui plaident pour l’augmentation des impôts et droits de péages sur le fret routier.

Depuis le début du déclin du fret ferroviaire, ce sont 1,8 million de camions qui ont été mis sur les routes. Un report modal massif du routier vers le ferroviaire aurait pourtant de nombreuses conséquences positives. Mais pour ce faire, trois éléments seront nécessaires : des investissement massifs dans le fret ferroviaire (cheminots, infrastructures, réseau), la remise en cause de la libéralisation du fret ferroviaire et une nouvelle façon de prendre en compte l’ensemble des conséquences négatives du transport routier.

Notes :

1 : Transport intérieur terrestre de marchandise par mode, Données annuelles de 1984 à 2018, INSEE
2 : Le tonne-kilomètre est une unité de mesure de quantité de transport correspondant au transport d’une tonne sur un kilomètre.
3 : Goods transported by type of transport (2003-2018), EUROSTAT
4 : Pertinence du fret ferroviaire, diagnostic, SNCF, avril-mai 2009