Le retour de la souveraineté

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Gustave Courbet, La mer orageuse dit aussi La vague (1869). Musée d’Orsay.

La crise sanitaire engendrée par la propagation du coronavirus à travers le monde bouscule les représentations politiques. Ce changement se traduit, en France, par un renouveau de l’idée de souveraineté. Retour sur un concept qui a une longue histoire et qui peut prendre des formes bien différentes.


Une brève histoire de la souveraineté

La souveraineté est une notion qui a d’abord été théorisée par l’Église autour du Vème siècle après J.-C.. À cette époque, le pape régnait de manière souveraine : il pouvait faire et défaire les lois sur l’ensemble de la chrétienté, et ce, sans partager son pouvoir. Cette souveraineté, qui tirait sa force et sa légitimité d’une idée métaphysique, Dieu, s’affranchissait donc des frontières. Elle était supranationale.

Cette toute-puissance papale entre en conflit, au cours des siècles suivants, avec le pouvoir des dirigeants séculiers. Pour ne pas avoir à partager leur pouvoir avec les papes, les rois de France introduisent une dimension religieuse dans leurs fonctions : à partir de Pépin le Bref (roi des Francs de 751 à 768), les rois sont oints, à la manière du Christ (Christos en grec veut dire « celui qui est oint »). Tout comme le Christ avait deux corps, l’un physique et l’autre symbolique, constitué par la chrétienté, le roi a deux corps, l’un physique et l’autre symbolique, constitué par le royaume unifié. Ainsi, même si la personne physique du roi vient à disparaître, son corps politique continue d’exister : c’est le sens de la fameuse formule « le roi est mort, vive le roi ! » . Cette théorie des deux corps du roi avait déjà été formulée à l’époque médiévale (par le philosophe Jean de Salisbury, par exemple) et a été analysée en détails par l’historien Ernst Kantorowicz dans un ouvrage éponyme. Au cours de ce processus, la souveraineté acquiert un caractère territorial.

Bodin, en participant à la légitimation d’un pouvoir absolu qui se concrétisera sous le règne de Louis XIV (1643-1715), est l’un des premiers à distinguer le type de gouvernement de l’État.

Avec l’avènement de l’ère moderne, la conception de la souveraineté connaît de profondes modifications. En 1576, Jean Bodin publie une des premières théories modernes de la souveraineté dans Les Six Livres de la République. La souveraineté y est définie comme « puissance absolue et éternelle » de la République, au sens de communauté politique, permettant de « faire et casser la loy ». Pour ne pas affaiblir cette puissance, l’organisation des pouvoirs qui convient ne peut être que monarchique. La souveraineté est donc royale et, en raison de son caractère absolu, indivisible. Bodin, en participant à la légitimation d’un pouvoir absolu qui se concrétisera sous le règne de Louis XIV (1643-1715), est l’un des premiers à distinguer le type de gouvernement de l’État, bien qu’il utilise peu ce dernier concept.

Au tournant du siècle, il existe pourtant d’autres conceptions de la souveraineté. Par exemple, celle de Johannes Althusius, qu’il détaille dans son ouvrage Politica methodice digesta, publié en 1603. Pour lui, la politique se définit comme « l’art d’établir, de cultiver et de conserver entre les hommes la vie sociale qui doit les unir ». Les droits de souveraineté doivent donc revenir au peuple, entité jugée la mieux à même de renforcer sa propre vitalité.

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Jean-Jacques Rousseau. Portrait au pastel de Maurice-Quentin de La Tour, musée Antoine Lécuyer (1753).

L’œuvre philosophique de Jean-Jacques Rousseau, qui a fortement influencé un des mouvements politiques moteurs de la Révolution française, à savoir le jacobinisme, crée une rupture dans la conceptualisation de la souveraineté. Dans Du contrat social ou Principes du droit politique (1762), il imagine un régime politique égalitaire, de démocratie directe : « [Le contrat social] produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres […] prend maintenant [le nom] de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. »

Tout comme chez Althusius, la souveraineté revêt donc chez Rousseau un caractère populaire, l’exercice du pouvoir étant issu de la volonté générale. Cependant, avec Althusius, la souveraineté ne tire pas sa force des individus mais plutôt des différents corps constituants la société. Il n’est pas question d’indivisibilité de la communauté politique.

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, rédigée le 4 Août 1789, dispose que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ».

La nature de la souveraineté change radicalement avec la Révolution française mais, malgré l’apport de Rousseau, elle ne devient pas pour autant populaire. Alors royale, celle-ci devient nationale : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (qui fait d’ailleurs encore partie du bloc de constitutionnalité), rédigée le 4 Août 1789, dispose que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ». Cela permet aux représentants de la nation de s’arroger un droit constituant, autrefois réservé au roi. Le pouvoir reste in fine séparé de la société.

Bien plus tard en Allemagne, dans le contexte instable de la République de Weimar (1919-1933), Carl Schmitt redéfinit le souverain comme celui « qui décide de l’état d’exception ». Autrement dit, dans la théorie schmittienne, le souverain est l’autorité transcendante à même de sortir du cadre légal.

L’idée de souveraineté a donc traversé les époques avec des caractéristiques changeantes : populaire, royale, nationale, supranationale, transcendante etc. Elle resurgit dans la période actuelle, marquée par l’incapacité de l’État de protéger correctement sa population sur le plan sanitaire à cause, en particulier, de sa dépendance aux importations de matériel médical (masques et respirateurs artificiels notamment).

La souveraineté, remise au goût du jour à la faveur de la crise

Emmanuel Macron a déclaré le 31 mars dernier : « Nous devons rebâtir notre souveraineté nationale et européenne.[1] » Considérant l’échec de la stratégie de dépendance aux importations, il expliquait, dans la même allocution, qu’il était nécessaire de produire davantage en France et en Europe. Cela permettrait à la France de retrouver son indépendance. Par ces propos, dont il faut cependant souligner le caractère exceptionnel car prononcés en période de crise, Emmanuel Macron indique que, pour La République En Marche (LREM), la souveraineté est synonyme d’indépendance et qu’elle appelle une forme de patriotisme économique devant s’inscrire, selon les cas, dans le cadre du territoire français ou européen.

Arnaud Montebourg a une conception de la souveraineté différente de celle partagée par les membres de LREM et de PP : tandis que pour les seconds la souveraineté peut se déployer dans un cadre national ou européen, elle ne peut s’exercer, pour lui, qu’au niveau national.

À la gauche d’Emmanuel Macron, Raphaël Glucksmann, député européen de Place publique (PP), affirme dans une interview publiée le 12 avril que « si nous n’arrivons pas à faire bouger les lignes à Bruxelles sur certains sujets, l’Europe devra redonner aux États et aux nations leur souveraineté. Sur d’autres, comme la transformation écologique, au contraire, la souveraineté devra être européenne ». Il ajoute que « la question fondamentale est celle de la souveraineté. Mais, contrairement à ce que prétendent les nationalistes, cette souveraineté peut exister à différents niveaux. Des grands chantiers communs peuvent être menés à l’échelle européenne. Ainsi, sur le Green Deal, les institutions communautaires doivent faire un bond fédéral, imposer des objectifs communs aux États et être désormais seules comptables » et place un signe égal entre indépendance et souveraineté[2]. LREM et PP semblent donc partager une même conception de la souveraineté.

Mais toutes les voix, à gauche, ne sont pas identiques. Arnaud Montebourg, qui était resté en retrait de la vie politique ces dernières années, nuance ce point de vue. Pour lui, la souveraineté est certes synonyme d’indépendance mais elle s’inscrit dans le cadre de la nation. Le 7 avril lors d’un entretien à Libération, après avoir dénoncé l’hypocrisie d’Emmanuel Macron et prôné une forme de patriotisme économique avec relocalisation de la production, le journaliste lui pose la question : « Vous diriez-vous désormais « souverainiste » ? » Il répond alors : « J’utilise le mot d’« indépendance ». Être indépendant, c’est ne pas dépendre des autres, décider pour nous-mêmes. La France, pays libre, n’a pas vocation à être assujettie aux décisions des autres. […] L’exercice de la souveraineté est un de nos fondements depuis la Révolution française qui l’a conquise sur les monarques.[3] » Il ajoute peu après que cette indépendance se décline à plusieurs niveaux : militaire et stratégique, technologique et numérique. L’ancien ministre socialiste semble donc avoir une conception de la souveraineté différente de celle partagée par les membres de LREM et de PP : tandis que pour les seconds la souveraineté peut se déployer, selon les cas, dans un cadre national ou européen, elle ne peut s’exercer, pour Arnaud Montebourg, qu’au niveau national car, dans le cas contraire, cela signifierait être dépendant d’autres pays. Cela conduirait même à revenir sur un acquis de la Révolution.

La souveraineté est un concept mis en avant depuis longtemps par Jean-Luc Mélenchon. Elle a, chez lui, un caractère national mais aussi populaire.

Emmanuel Maurel, député européen de la France insoumise (LFI) et de la Gauche Républicaine et Socialiste (GRS), et Éric Coquerel, député de LFI, le rejoignent[4]. Jean-Luc Mélenchon souligne également que « la souveraineté a un lien avec l’indépendance » et tient à la distinguer du nationalisme guerrier[5]. La souveraineté est un concept mis en avant depuis longtemps par Jean-Luc Mélenchon. Elle a, chez lui, un caractère national lorsqu’il plaide, par exemple, pour une indépendance de la France en termes alimentaire, militaire ou encore énergétique, en investissant dans les énergies renouvelables pour ne plus dépendre des importations de combustibles mais aussi populaire. Après tout, son slogan à l’élection présidentielle de 2012 était « Prenez le pouvoir », celui de 2017 « La France insoumise, le peuple souverain » et le programme qu’il défendait comportait, entre autres, une forme de référendum d’initiative citoyenne (RIC).

Ce retour en force de la souveraineté n’est cependant pas exempt de critiques, provenant notamment de l’extrême gauche. « Les frontières ne nous prémunissent pas du capitalisme » a pu ainsi dire Olivier Besancenot, ancien porte-parole du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), avant de prendre l’exemple des États-Unis de Donald Trump. La souveraineté, conçue comme simple inscription de la lutte contre le capitalisme au sein des frontières nationales, n’est pas la priorité du NPA. Toutefois, si on se fie à une entrevue du même acteur datant du 3 juin 2019, la souveraineté, si elle est considérée dans son aspect populaire, semble constituer un point d’accord entre Olivier Besancenot et Jean-Luc Mélenchon : « La question du souverainiste, si c’est pour parler de souveraineté populaire, ça ne me gêne pas. La souveraineté populaire, c’est la possibilité d’avoir une incursion de centaine de milliers de personnes pour reprendre le pouvoir démocratique, économique et répartir les richesses.[6] »

Pour les Verts, la souveraineté paraît être attachée à un cadre national et sa défense vue comme un germe de repli nationaliste, incompatible avec une politique écologique digne de ce nom.

Le son de cloche est semblable chez Europe Écologie – Les Verts (EELV), si l’on s’en remet à l’opposition que trace David Cormand (député européen EELV) entre « une gauche d’inspiration jacobine, souverainiste et qui s’épanouirait à l’échelle de l’État-nation », synonyme de régression, et une alternative écologique qui nécessiterait de mettre en place un fédéralisme européen et une décentralisation accrue[7]. Éric Piolle, maire EELV de Grenoble, répond pour sa part que « la question du rapport au territoire est importante. L’avenir industriel de la France est clé. […] J’aborde la question de la souveraineté par celle de puissance des territoires. On le voit avec le Covid : l’agilité est là, elle ne demande qu’à être débridée. Les frontières ne nous protégeront pas des virus, ni des catastrophes climatiques. Il faut relocaliser, équiper nos territoires.[8] » Pour les Verts, la souveraineté paraît être attachée à un cadre national et sa défense vue comme un germe de repli nationaliste, incompatible avec une politique écologique digne de ce nom.

La quasi-totalité du champ politique examiné est donc d’accord sur un point, unique, en ce qui concerne la souveraineté, que ce concept soit défendu ou vilipendé : celle-ci consiste, en partie ou en totalité, en la défense d’intérêts nationaux. Pour le reste, c’est surtout la diversité des conceptions qui domine et peu se réclament d’une souveraineté nationale et populaire.

Pour une souveraineté nationale-populaire

La défense d’une conception nationale-populaire de la souveraineté et d’une politique visant à l’affirmer semble plus que jamais d’actualité et serait un formidable moteur de changement. Pour s’en convaincre, il suffit de songer au mouvement des gilets jaunes et à leur revendication principale : le RIC, ou encore à l’intérêt politique (voire la passion) que suscite l’échelon national, ce que l’on peut observer en comparant les taux de participation aux différentes élections (élections législatives exclues[9]) : 77 % des inscrits sur les listes électorales ont voté au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, 50% aux dernières élections européennes, 63% au premier tour des élections municipales de 2014[10], 50% aux premiers tours des dernières élections régionales et départementales.

Une politique visant à rétablir la souveraineté sous sa forme nationale-populaire s’accorderait avec une telle conception de l’internationalisme.

Le cadre national semble être le plus adapté pour impulser des changements politiques d’envergure, y compris dans une perspective internationaliste, pour peu que l’on comprend celle-ci comme le développement de relations d’abord amiables, puis fraternelles, entre les nations. Une politique visant à rétablir la souveraineté sous sa forme nationale-populaire s’accorderait avec une telle conception de l’internationalisme. En effet, on pourrait imaginer que, pour chaque traité international, un contrôle populaire soit exercé au niveau national, ce qui éviterait que des traités internationaux soient établis sans respecter la volonté populaire.

Une telle politique serait aussi utile pour surmonter les immenses défis du moment, en particulier le défi écologique. La lutte contre le changement climatique requiert des politiques ambitieuses, nécessitant elles-mêmes une grande confiance de la part de la population. Pourtant, sondages après sondages, il apparaît que la défiance envers un grand nombre d’acteurs institutionnels (gouvernement, partis politiques, président de la République…) est majoritaire et se renforce [11].

Le système politique actuel est un système représentatif dans lequel, selon les mots du jacobin franco-britannique John Oswald, « la souveraineté se réduit […] au droit de voter pour se donner des maîtres ».

Il convient donc de rétablir un lien de confiance entre les citoyens et les différents acteurs institutionnels. Or, cette confiance ne peut s’établir que sur les bases d’une réelle souveraineté populaire. Une solution pourrait alors être d’instaurer un pouvoir de commandement provenant directement des citoyens. La mise en place du RIC participerait à la construction d’un tel pouvoir. L’organisation d’un contrôle citoyen régulier, où un citoyen serait tiré au sort pour observer et vérifier le bon fonctionnement, d’un point de vue légal, d’une institution pendant une journée dédiée y contribuerait également. Le spectre des institutions concernées serait d’ailleurs assez large : gouvernement, sénat, assemblée nationale, préfectures, tribunaux, etc.

Le système politique actuel est un système représentatif dans lequel, selon les mots du jacobin franco-britannique John Oswald, « la souveraineté se réduit […] au droit de voter pour se donner des maîtres ». Un tel pouvoir de commandement permettrait d’inverser cette logique de la servitude. Mais pour que ce pouvoir de commandement devienne effectif, il faudrait rompre avec l’enfermement de l’individu dans sa condition de consommateur et redonner du sens à la citoyenneté.

1 Arthur Berdah, « Coronavirus: Nous devons rebâtir notre souveraineté nationale et européenne, exhorte Emmanuel Macron », Le Figaro, 31 mars 2020.

2 Cécile Amar, « Raphaël Glucksmann : Ce qui doit primer, ce n’est pas l’idéal européen, c’est la nécessité d’être souverain », L’Obs, 12 avril 2020.

3 Lilian Alemagna, « Arnaud Montebourg : Macron est-il le mieux placé pour parler de patriotisme économique ? », Libération, 7 avril 2020.

4 Charlotte Belaïch, « Souverainisme : à gauche, le grand retour d’un gros mot », Libération, 20 avril 2020.

5 Rachid Laïreche, « Mélenchon : L’idéologie de Macron le paralyse devant les questions de survie collective », Libération, 16 avril 2020.

6 Pierre Jacquemain, « Olivier Besancenot : un courant ne peut incarner seul toutes les radicalités sociales et politiques », Regards, 3 juin 2019.

7 Raphaël Proust, « Le retour des thèses de Montebourg nourrit le match idéologique à gauche », L’Opinion, 28 avril 2020.

8 Cécile Amar, « Éric Piolle : On le voit avec le Covid-19 : l’agilité est là, elle ne demande qu’à être débridée », L’Obs, 9 mai 2020.

9 Les élections législatives restent largement déterminées par l’élection présidentielle depuis le référendum sur le quinquennat présidentiel du 24 septembre 2000.

10 Les chiffres des élections municipales de cette année n’ont pas été utilisés à cause de la pandémie du COVID-19 qui a créé un biais évident par rapport aux élections précédentes.

11 Voir par exemple l’enquête de Madani Cheurfa et Flora Chanvril pour le CEVIPOF, 2009-2019 : la crise de la confiance politique, janvier 2019.

Congrès du SPD : dernière chance pour la social-démocratie ?

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Norbert Walter-Borjans et Saskia Esken, ont pris la direction du SPD après avoir battu Olaf Scholz en 2019, pour finalement l’introniser candidat un an plus tard ©Olaf Kosinsky

Mirage ou véritable oasis progressiste dans le long désert de la social-démocratie allemande ? La victoire de l’aile gauche du SPD au sein du parti pourrait déstabiliser l’inamovible chancelière Angela Merkel et sa grande coalition. A moins que les grands discours ne vaillent que le temps que sèche l’encre qui aura servi à les écrire…


La troisième grande coalition entre les conservateurs de la CDU et les sociaux-démocrates du SPD pourrait bien être la dernière. Ces alliances entre les deux grands Volkspartei de centre-droit et de centre-gauche ont constitué le ciment de plus de 15 ans de règne d’Angela Merkel. Elles ont aussi vidé le SPD de sa capacité à représenter une alternative, ce qui s’est traduit par un effondrement de 35% à 20% des voix entre 2005 et 2017. C’est pour tenter de mettre fin à cette longue et désespérante agonie que les adhérents du SPD ont élu un bînome de direction plus à gauche et contre l’establishment du parti.

Le premier choc remonte au 26 mai 2019 : le SPD obtient moins de 16 % des voix aux élections européennes et son score est quasiment divisé par deux par rapport à 2014. Pire encore, pour la première fois de son histoire les 20,5 % obtenus par les Verts le relèguent sur la troisième marche du podium. Andrea Nahles doit démissionner de ses fonctions de présidente du SPD qu’elle n’occupait que depuis avril 2018 suite à l’entrée du SPD dans la Grande Coalition.

Pour la remplacer et relancer le parti, le SPD décide d’organiser un vote des adhérents plutôt qu’une désignation par les cadres du parti. Le passage à une présidence par binôme paritaire comme le faisaient déjà La Gauche (Die Linke) et les Verts est aussi décidé. Les 425 000 membres du SPD (dont la moitié ont plus de 60 ans) doivent donc départager en deux tours les six binômes en lice pour la direction du parti.

“Pour la première fois de son histoire, les 20,5 % obtenus par les Verts le relègue [Le SPD] sur la troisième marche du podium”

Un choix historique

53 % des adhérents participent au premier tour de vote et les résultats sont très éclatés, chaque binôme obtenant entre 10 et 22 % des suffrages. Pour autant, les deux binômes accédant au second tour offrent un choix clair aux adhérents. D’un côté, Olaf Scholz et sa colistière Klara Geywitz, Le premier est ministre des finances de la Grande Coalition et défenseur du « Schwarze Null » (le zéro noir), mécanisme constitutionnel qui interdit un déficit supérieur à 0,35 % du PIB. De l’autre, Saskia Esken et Norbert Walter-Borjans, des inconnus de la scène politique nationale. La première est députée, spécialiste des nouvelles technologies et a affirmé à plusieurs reprises que la Grande Coalition n’a « pas d’avenir ». Le second est surnommé le « Robin des Bois des contribuables » pour sa lutte contre l’évasion fiscale lorsqu’il était ministre des finances de Rhénanie-du-Nord-Westphalie (le plus grand Land allemand) voire le « Bernie Sanders de Cologne ».

54 % des adhérents participent au second tour de vote que Saskia Esken et Norbert Walter-Borjans remportent avec 53 % des voix alors que la quasi-intégralité des potentats du SPD soutenait leurs adversaires. Ces résultats ont été avalisés par le congrès du SPD tenu du 6 au 8 décembre à Berlin. Norbert Walter-Borjans y a obtenu 89,2 % des voix des délégués et Saskia Esken, 75,9 %.

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Olaf Schoz et Klara Geywitz, les candidats défaits de l’appareil du SPD ©Olaf Kosinsky

Alors, ce congrès tourné « vers un temps nouveau », la volonté d’un « sursaut » et la modernisation du logo du SPD a-t-il amené le vent de transformation que l’élection de Jeremy Corbyn en 2015 avait fait souffler au Labour ?

La bataille du SPD

Il faut d’abord nuancer la radicalité du nouveau binôme de direction. Il ne s’est jamais prononcé ouvertement pour la sortie du SPD de la Grande Coalition et a seulement émis des critiques fortes (comme les remarques de Saskia Esken sur son absence d’avenir) mais « réalistes ». En 2013, au début de la Grande Coalition, les deux partis avaient obtenus 67,2 % des voix. En 2017, ils n’en obtiennent plus que 53,4 % et Martin Schulz, ancien président du parlement européen et tête de liste du SPD, annonce le passage du parti dans l’opposition. L’échec des négociations entre la CDU, les libéraux du FDP et les Verts amène la direction du SPD à retourner sa veste et à continuer la Grande Coalition début 2018. A peine un an plus tard, celle-ci ne rassemble déjà plus que 44,7 % des suffrages lors des élections européennes.

“A peine un an plus tard, celle-ci [La Grande coaliton] ne rassemble déjà plus que 44,7 % des suffrages lors des élections européennes”

C’est encore pire pour les prochaines élections fédérales prévues en 2021. Les sondages voient la Grande coalition tomber entre 40 et 43 % des suffrages et la CDU comme le SPD réaliseraient leur pire score historique. Les Verts captent l’essentiel des voix perdues et réalisent une percée fulgurante dans l’Ouest de l’Allemagne tandis que l’AfD continue de progresser à l’Est quoi que plus lentement. Dans l’état actuel des choses, non seulement la Grande Coalition ne pourrait pas être reconduite mais le SPD pourrait être relégué à la 3e voire la 4e place derrière les Verts et l’AfD.

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Kevin Kühnert, chef des Jusos, vice-président du SPD et nouvel homme fort du parti ©Martin Kraft

C’est dans ce contexte extrêmement difficile que Norbert Walter-Borjans et Saskia Esken ont pris la direction du parti. N’étant pas des figures nationales du SPD, ils n’ont derrière eux ni courant structuré, ni militants organisés ni soutiens fidèles. Leur seul point d’appui est Kevin Kühnert, chef des Jeunes Socialistes (Jusos), élu vice-président du parti lors du congrès et considéré par de nombreux observateurs comme le véritable nouvel homme fort du parti. Face à eux se dressent l’ensemble des ministres et des députés du parti, hostiles à un changement clair de direction et à une remise en cause de la Grande Coalition.

Au Royaume-Uni, Jeremy Corbyn avait remporté ses deux élection à la présidence du Labour avec 60 % des voix, un afflux de nouveaux membres et un enthousiasme certain. En Allemagne, Norbert Walter-Borjans et Saskia Esken n’ont obtenu que 53 % des voix dans un parti dont les militants se sont peu renouvelés. Surtout, le Labour est la principale formation d’opposition au Royaume-Uni alors que le SPD est membre du gouvernement et que les Verts se sont positionnés comme le parti d’opposition le plus dynamique, enlevant au SPD son monopole sur le centre-gauche. Au moment où le bilan de quatre ans de corbynisme fait apparaître tous les obstacles qui lui ont été imposés par l’appareil du Labour, on voit que la tâche qui attend les nouveaux dirigeants du SPD est titanesque.

L’inévitable bataille interne que va devoir mener la direction au sein du parti est parfaitement illustrée par la composition de la direction élargie du SPD. Trois vice-présidents devaient être élus par le congrès, leur nombre a été porté à cinq pour éviter des choix difficiles. Klara Geywitz, la colistière d’Olaf Scholz, Hubertus Heil, ministre du travail et soutien d’Olaf Scholz ainsi que Anke Rehlinger, ministre de l’économie de la Sarre et favorable à la Grande Coalition ont été élus vice-présidents. L’aile gauche est représentée par Kevin Kühnert et Serpil Midyatli, restauratrice et dauphine de Ralf Steigner, figure de l’aile gauche exclue de la direction élargie pour ses désaccords avec Kevin Kühnert. Celle-ci compte un total de dix membres (en comptant les vice-présidents) et est partagée à parts égales entre l’aile gauche et l’aile droite du SPD.

Un congrès de changement et de compromis

Dans l’ensemble, le congrès a été marqué par un rééquilibrage vers la gauche du programme et des personnels du SPD mais aussi par des compromis du duo de direction avec l’aile droite. Un certain nombre de dirigeants ont ainsi été reconduits, notamment le secrétaire général du parti Lars Klingbeil, en raison de leur relative expérience dans un parti en renouvellement permanent depuis deux ans et suite à des accords entre les deux courants dominants du parti.

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Hubertus Heil, ministre du travail, vice-président du SPD, figure la plus importante de l’aile droite depuis la défaite d’Olaf Scholz ©Sandro Halank

Sur le plan programmatique, les délégués ont adopté à l’unanimité un nouveau concept d’État social en rupture avec le programme de Gerhard Schröder (mais en réalité fruit d’un compromis entre les différents courants initié par la direction précédente), le chancelier allemand issu du SPD et figure du tournant néolibéral de la social-démocratie européenne. La mesure emblématique de celui-ci, l’allocation Hartz IV est un équivalent du RSA : elle garantit un minimum d’existence de 424€ par mois mais assorti « d’obligations de coopération » (pour plus de détail voir ici) qui peuvent donner lieu à des sanctions notamment financières. Le tribunal constitutionnel allemand a récemment interdit les coupes financières supérieures à 30 % du montant de l’allocation. S’inscrivant dans cette dynamique, le SPD est allé plus loin lors de ce congrès en votant pour une transformation de Hartz IV en « revenu citoyen » (Bürgergeld). Cela signifierait la fin des contrôles sur le patrimoine et la taille des appartements des bénéficiaires pendant les deux premières années même si le document voté mentionne la nécessité que les manquements ne restent pas sans conséquences, sans plus de précisions. De nombreux appels à supprimer complètement les sanctions ont eu lieu mais Hubertus Heil a appelé à ne pas céder aux deux « extrêmes » que seraient l’absence de solidarité et l’absence de contrôle.

Le congrès a ainsi voté un certain nombre d’avancées négociées par des compromis avec l’aile droite. Ainsi, plutôt que des « négociations », le congrès a appelé à ouvrir des « discussions » au sein de la Grande Coalition pour ne pas brusquer l’aile droite du SPD. Discussions pour lesquelles aucune ligne rouge n’a été fixée, officiellement car les lignes rouges sont de mauvaises stratégies de négociation mais aussi car l’aile droite n’a pas de volonté réelle de renégocier les termes de la Grande Coalition. De plus, la présidente de la CDU avait fermement rejeté la perspective de rouvrir le contrat de coalition. Perspective, c’est aussi le mot déterminant dans l’adoption par le SPD de la « perspective d’un SMIC horaire à 12€ ».

“Plutôt que des « négociations », le congrès a appelé à ouvrir des « discussions » au sein de la Grande Coalition pour ne pas brusquer l’aile droite du SPD”

Le SMIC allemand a été instauré en 2014 à un montant horaire de 8,50€, cinq ans plus tard, il est de 9,19€. Son montant évolue chaque année sur la base du pourcentage d’évolution des salaires prévu par les conventions collectives et il peut être réévalué par un comité composé d’économistes et de représentants syndicaux et patronaux mais ces derniers disposent d’une minorité de blocage. Cette faible évolution du SMIC a même mécontenté l’aile employée de la CDU qui a obtenu le vote lors du congrès du parti d’une révision des règles fixant le montant du SMIC. C’est ici que le terme de « perspective » d’un SMIC à 12€/h est important car il permet un compromis entre le SPD et la CDU. Des règles d’évolution pour un SMIC plus favorable pourraient être adoptées et permettraient d’arriver, à un horizon plus ou moins lointain, à un montant horaire de 12€. Cette option écarterait l’hypothèse d’une intervention politique pour faire augmenter le salaire minimum, une idée qui donne de l’urticaire aux dirigeants de la CDU. Notons enfin que selon les chiffres du gouvernement lui-même, il faut un salaire horaire de 12,63€ pour vivre au dessus du minimum vieillesse lorsque l’on atteint l’âge de la retraite après 45 ans de cotisations.

Un accord est sans doute également envisageable sur la demande du SPD d’une hausse des investissements notamment dans le numérique et la lutte contre le changement climatique. Le SPD attribue la responsabilité du manque chronique d’investissement public en Allemagne au « Schwarze Null » et à l’austérité budgétaire qui l’accompagne mais pour la CDU, le problème vient du manque de projets et d’une administration pas assez efficace. La plupart des observateurs politiques allemands considèrent que cette question ne devrait pas constituer un point de blocage majeur.

Le SPD a adopté un certain nombre d’autres éléments programmatiques qui marquent un tournant à gauche comme un plafonnement des loyers dans les grandes villes, voire un moratoire dans celles où ces derniers connaissent une augmentation nuisible à la mixité sociale des quartiers, la construction d’un million et demi de logements sociaux sur la période 2021-2030 ou la mise en place d’un impôt sur la fortune (une proposition mise à la mode par Elizabeth Warren et Bernie Sanders sur le conseil d’économistes français). Mais ces éléments concernent davantage le futur programme électoral du SPD que les négociations qui vont s’ouvrir.

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Un nouveau logo suivi d’un changement en surface ou en profondeur ? © SPD

Le SPD et la CDU au bord de l’abîme

Ces négociations entre la CDU et le SPD constituent un enjeu majeur et une grande source de risque pour les deux partis au pouvoir. Le nouveau duo à la tête du SPD doit absolument réussir les négociations en cours et obtenir des avancées significatives s’il veut affaiblir l’aile droite en interne et récupérer son hégémonie sur le centre-gauche contestée par Les Verts.

Cette stratégie a cependant sérieusement été bouleversé ces dernières semaines. Le 5 février, un ministre-président libéral était élu en Thuringe avec le soutien de la CDU et de l’extrême-droite pour la première fois dans l’histoire de l’Allemagne moderne. Le tollé suscité a entraîné sa démission mais aussi celle d’Annegret Kramp-Karrenbauer la présidente de la CDU et dauphine d’Angela Merkel. L’essentiel des candidats à sa succession sont partisans d’un virage à droite plus ou moins prononcé du parti. Ils devront redresser un parti déboussolé, plus divisé que jamais et qui vient de subir une débâcle lors d’élections locales à Hambourg et pourrait en subir une plus terrible encore lors des nouvelles élections en Thuringe.

Les deux partis sont donc confrontés à une situation complexe car ils manquent d’une stratégie claire en dehors de la grande coalition, ne disposent pas encore de leaders “naturels” et les sondages leur annoncent de très mauvais résultats à la faveur des prochaines élections. Entre la culture de la stabilité allemande et la nécessité de récupérer leurs électeurs partis voter ailleurs, les deux partis ne peuvent ni rompre la Grande Coalition ni faire de concessions à l’autre.

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Annegret Kramp-Karrenbauer, ex-cheffe de la CDU, laisse un parti en crise, sans boussole et qui enchaîne les mauvais résultats électoraux ©Olaf Kosinsky

Saskia Esken et Norbert Walter-Borjans viennent donc de prendre la présidence du SPD au pire moment de son histoire. Dans les semaines et les mois à venir, ils doivent à la fois réussir à imposer leur programme au sein du parti et obtenir des concessions significatives de la CDU sans quoi leur autorité au sein du parti serait considérablement fragilisée et les risques d’accentuer le déclin électoral des dernières années ne cesseraient de grandir.

Et quand bien même ils parviendraient à surmonter ces deux obstacles immédiats, la plus lourde des charges sera encore devant eux : bâtir un nouveau programme social-démocrate et démontrer qu’il constitue une alternative claire à ses concurrents. Pour cela, ils devront réussir à se démarquer de la CDU comme de Die Linke et des Verts mais aussi parvenir à mobiliser une nouvelle coalition électorale majoritaire qui intègre les classes populaires, les jeunes, les allemands de l’Est et les différentes générations d’immigrés. Et pour cela, le SPD devra se positionner sur des questions longtemps mises sous le tapis et pas abordées lors du congrès: la rupture avec l’ordolibéralisme dominant en Allemagne (la position du parti sur les déficits budgétaires reste floue), la stratégie face aux traités libéraux et austéritaires de l’Union Européenne, la sortie à terme du capitalisme et la possibilité d’une politique étrangère en rupture avec les Etats-Unis. Et si ils veulent avoir les moyens de leurs ambitions, il leur faudra faire accepeter au parti la possibilité d’une coalition fédérale avec les Verts et surtout Die Linke, seul moyen de former une majorité de gauche en Allemagne et qui donne de bons résultats en Thuringe comme à Berlin. En bref, du nettoyage des écuries d’Augias à la descente aux enfers, c’est une version moderne des travaux d’Hercule qui attend Saskia Esken et Norbert Walter-Borjans s’ils souhaitent éviter un destin tel que ceux du Pasok grec ou du PS français et faire se lever un vent nouveau au SPD

“Quand Rome inventait le populisme” – Entretien avec Raphaël Doan

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Caius Gracchus s’adressant à la plèbe romaine © Silvestre David Mirys

“Le coup d’œil sur l’Histoire, le recul vers une période passée ou, comme aurait dit Racine, vers un pays éloigné, vous donne des perspectives sur votre époque et vous permet d’y penser davantage, d’y voir davantage les problèmes qui sont les mêmes ou les problèmes qui diffèrent ou les solutions à y apporter.” déclarait l’écrivaine Marguerite Yourcenar. L’ouvrage de Raphaël Doan, énarque et agrégé de lettre classique, Quand Rome inventait le populisme (Éditions Cerf), s’inscrit pleinement dans cette perspective en décrivant les divisions socio-politiques et l’émergence d’un courant populiste lors de la fin de la République Romaine. La situation qu’il dépeint présente ainsi de nombreux parallèles avec notre époque contemporaine. Entretien réalisé et retranscrit par Xavier Vest.


LVSL — Vous avez publié, en novembre 2019, Quand Rome Inventait le populisme, où vous dressez un parallèle politique saisissant entre la fin de la République Romaine et notre époque actuelle. En quoi convergent pour vous ces deux époques historiques alors qu’elles présentent pourtant des différences considérables (façon de faire de la politique, importance de la guerre, présence du religieux, place de la violence dans la société, rôle des femmes…) ?

Raphaël Doan — Vous avez rappelé les différences évidentes entre les deux époques. Ce qui m’a frappé dans l’histoire romaine, c’est qu’il y a eu à la fin de la République un mouvement politique que les Romains eux-mêmes qualifiaient avec un terme qui ressemble à ce que nous appelons « populistes ». Les Romains avaient un mot, en latin populares, qui est utilisé dans les discours et les écrits politiques de l’époque de la même manière que le mot « populistes » aujourd’hui. Ils ont connu un phénomène politique qui ressemble au populisme actuel avec des leaders radicaux, extravagants ou vulgaires qui s’attaquent à un système, à ses « élites » et qui se présentent comme les défenseurs du peuple. Mais le plus intéressant chez eux, c’est qu’ils avaient défini un terme pour conceptualiser ce phénomène et que ce terme a la même racine que le nôtre : dans les deux cas, il renvoie au peuple. On peut donc non seulement comparer les phénomènes antiques et actuels, mais aussi l’interprétation qu’en faisaient les Romains et la nôtre.

LVSL — L’influence qu’a exercé la République Romaine sur l’imaginaire des révolutionnaires français à l’image de Robespierre ou Saint-Just est indéniable. Ces derniers lisaient les historiens antiques, comme par exemple Plutarque. Pourtant, au regard de l’organisation économique et politique, la République romaine apparaît comme un régime très inégalitaire avec une mainmise du Sénat aristocrate. Faut-il définir la République romaine comme oligarchique dans son essence ?

R.D. — La république romaine est un régime mixte, et je pense que c’est ce qui a permis la naissance du populisme. Il y a des assemblées du peuple, avec des citoyens qui sont vraiment appelés à voter les lois. Mais le régime a aussi des aspects oligarchiques et assumés comme tels, puisque d’une part, il y a le Sénat, qui est une institution non représentative regroupant l’élite aristocratique de la république romaine et qui a souvent le dernier mot sur les orientations de la politique romaine. D’autre part, même les assemblées populaires qui regroupent tous les citoyens sont en fait inégalitaires, car quand on appartient aux classes des citoyens les plus riches, ce qu’ils appellent les “centuries”, le vote compte plus que pour les citoyens les plus pauvres. Mais le fait qu’il y ait au moins quelques aspects véritablement démocratiques permet l’émergence du populisme. Comme vous avez des assemblées de citoyens ouvertes et que les débats sont libres au forum, des leaders populistes peuvent apparaître et tenir des discours antisystèmes. Je dirais que le populisme ne peut pas émerger s’il n’y a pas une forme minimale de démocratie, aussi limitée qu’elle soit, sinon il y a aucun moyen pour les populistes de s’adresser au peuple et de s’appuyer sur lui pour prendre le pouvoir. Il fallait qu’il y ait ce germe de démocratie à Rome pour que le populisme puisse naître, et il fallait aussi qu’en même temps, il y ait une forme d’oligarchie pour que le populisme puisse s’opposer à un système « d’élites ». Ces deux éléments donnent naissance au populisme. 

« Il fallait qu’il y ait ce germe de démocratie à Rome pour que le populisme puisse naître, et il fallait aussi qu’en même temps, il y ait une forme d’oligarchie pour que le populisme puisse s’opposer à un système « d’élites ». Ces deux éléments donnent naissance au populisme »

LVSL — Dans votre ouvrage vous présentez tout du long, une division entre les populares et les optimates lors de la fin de la République Romaine qui serait le pendant de l’opposition actuelle entre ce que le politologue Jérome Sainte-Marie nomme “bloc populaire” contre “bloc élitaire”. Pouvez-vous revenir sur ce clivage ?

R.D. — Jusqu’aux années -130 av J-C, il y a pas vraiment de camp politique à Rome. Il y avait des regroupements qui se faisaient au cas par cas selon telle ou telle circonstance ou tel ou tel débat, selon qu’on était pour ou contre. Mais à partir des Gracques apparaît cette lignée des populares : ce n’est pas exactement un parti politique avec des financements ou des institutions, mais un courant d’idées politiques dans lequel beaucoup de politiciens romains vont se reconnaitre et auquel ils vont faire référence. En réaction se dégage un camp plutôt conservateur, attaché aux traditions, aux institutions du Sénat et aux valeurs économiques et sociales traditionnelles, comme le droit de propriété des grands propriétaires terriens. Ces gens-là se reconnaissent sous le terme d’optimates, qui veut dire les meilleurs (optimus : le meilleur). Ils se voient eux-mêmes comme ce que j’appelle les élites, c’est ainsi qu’on peut traduire le mot. Optimates ou élites, cela peut avoir une connotation économique et sociale, en renvoyant aux individus situés tout en haut de la société. Mais cela peut aussi avoir une connotation morale. Cicéron dit que les optimates, ce sont simplement « les gens biens », honnêtes et sérieux, attachés à défendre la République, quel que soit leur statut social. D’ailleurs, aujourd’hui non plus, ceux qui défendent les élites n’assument jamais de défendre un groupe social défini  : on oppose plutôt des gens qui seraient « mauvais » ou « séditieux » à ceux qui seraient de bons citoyens, respectueux des valeurs de la République. La fracture décrite par Jérôme Sainte-Marie est particulièrement intéressante dans cette perspective, puisqu’il définit un clivage actuel entre un « bloc élitaire » et un « bloc populaire » ; or, cela recoupe exactement, jusque dans les termes, l’opposition entre optimates et populares à Rome. Ce sont vraiment ces deux blocs-là qu’on retrouve dans l’Antiquité et aujourd’hui.

Raphaël Doan.

LVSL — Dans cette division Populares contre Optimates, ne peut-on pas relever un paradoxe ?Aujourd’hui les tenants de l’ordre actuel comme Emmanuel Macron se présentent comme des réformateurs et voient leurs opposants comme inadaptables et conservateurs. Or c’est tout l’inverse à Rome. Cela ne révélerait-il pas ainsi quelque chose sur nos élites actuelles ?

R.D. — Oui, c’est vrai. Les optimates assument d’être des conservateurs et de vouloir le status quo, sans rien changer. Alors que des hommes politiques comme Emmanuel Macron, qui incarne aujourd’hui une forme d’anti-populisme, se définissent par le mouvement, la réforme, la transformation. Mais si on regarde comment Emmanuel Macron a été élu, comme le rappelle le dernier livre d’Emmanuel Todd, on voit que ses électeurs votent majoritairement en opposition au Rassemblement national : ils veulent conserver, dans l’ensemble, le système économico-politique tel qu’il est, éventuellement en l’aménageant ou en l’approfondissant à la marge. Ce ne sont pas des révolutionnaires, ils ne veulent pas changer le système, contrairement à ce que peuvent revendiquer les populistes. Les optimates sont des conservateurs assumés, tandis que les antipopulistes d’aujourd’hui se donnent une apparence de réformiste, mais les deux défendent une forme de stabilité. 

« Les optimates sont des conservateurs assumés, tandis que les antipopulistes d’aujourd’hui se donnent une apparence de réformiste, mais les deux défendent une forme de stabilité. »

LVSL — De l’élection de Tiberius Grachus comme Tribun de la plèbe en -133 av J.C à la mort de son frère Caius Grachus en -121 av J.C, Rome connait l’épisode des Gracques qui tentent alors de mettre en oeuvre un programme de réformes économiques inédites qui va diviser comme rarement les citoyens libres romains. Comment arrive-t-on à cette situation de lutte sociale 10 ans après la fin des Guerres Puniques, qui avaient uni la République Romaine contre l’ennemi carthaginois et semblaient pourtant avoir renforcé la prospérité de Rome ?

R.D — À cette époque, Rome est devenue la super-puissance du monde antique. Elle n’a plus de rival géopolitique. Elle a vaincu Carthage et les empires successeurs d’Alexandre le Grand en Orient. Rome connaît alors un afflux de richesses inédit, et notamment un afflux d’esclaves, dont des prisonniers de guerres ramenés en Italie. Cette situation créé un déséquilibre économique : les esclaves constituent de la main-d’œuvre bon marché, puisqu’il faut seulement les nourrir, et toujours disponible. À l’inverse, ce n’est pas le cas des citoyens romains, qui peuvent être appelés à l’armée. Cela intéresse beaucoup les grands propriétaires terriens, qui, au lieu d’engager comme travailleurs agricoles des citoyens romains, les remplacent par des esclaves. Il y a donc de plus en plus ce que l’on appelle aujourd’hui “du chômage”, c’est-à-dire des citoyens qui n’ont pas de terres qu’ils pourraient cultiver eux-mêmes, et qui ne peuvent pas non plus cultiver les terres des autres à cause de l’arrivée massive des esclaves.

C’est à ce moment-là qu’apparaissent les Gracques : ce sont des héritiers de l’aristocratie romaine qui décident de s’occuper du problème et de répondre aux aspirations des citoyens pauvres en proposant un changement assez radical : un partage des terres au profit de ces citoyens, des distributions de blé pour les plus pauvres, et une réforme politique en donnant plus de poids aux représentants du peuple et moins au Sénat, défenseur de l’aristocratie foncière. Ils finissent par être assassinés, mais le mouvement est lancé. Tout le programme des populistes ultérieurs reprendra cette politique en dénonçant l’injustice de la répartition des terres et le sort des citoyens démunis.

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Les Gracques, sculpture d’Eugène Guillaume.

LVSL — Pour l’épisode des Gracques, faut-il voir cela comme un calcul politique pour accéder aux postes politiques les plus prestigieux au Sénat ou y a-t-il vraiment une intention vertueuse dans leur action politique ?

R.D. — On ne peut jamais être certain de ce qui se cache derrière les actions des hommes, encore plus quand il s’agit de l’Antiquité ! Plutarque écrit que Tiberius Grachus aurait eu l’idée de son action politique en traversant l’Italie. À l’époque, quand on faisait de la politique et qu’on devait se déplacer, faute de train, d’avion ou de voiture, on traversait vraiment les campagnes et on croisait leurs habitants de près, ce qui est moins vrai des politiques actuels. Tiberius voit alors tous les champs cultivés par des esclaves et non par des citoyens. Plutarque écrit que c’est en observant cette situation qu’il a eu l’idée de son action politique, ce qui laisse croire qu’il était convaincu par ses idées. Mais cela n’empêche pas qu’il ait eu une ambition personnelle. De manière générale, presque tous les populares, comme souvent les populistes actuels, appartiennent socialement aux élites et se servent du populisme, de l’appel au peuple, pour l’emporter sur d’autres membres des élites. C’est une manière de sortir du conflit interne aux élites pour mieux le gagner.

LVSL — Si des membres du courant des populares comme les Gracques semblent ainsi avoir des intentions vertueuses comme le dit Plutarque, y a-t-il membres de la mouvance des populares issus eux aussi de l’aristocratie qui adoptent par la suite des stratégies d’appropriation de codes populaires par pure ambition personnelle ?

R.D. — Il y a les deux. Il y a ceux qui choisissent de faire semblant d’appartenir aux classes populaires : c’est le cas de Clodius, le descendant d’une grande famille aristocratique romaine, la gens Claudia. Il se dépouille de ses apparences aristocratiques. Il change son nom pour qu’il sonne plus plébéien. Il s’appelait Claudius avec la diphtongue « au » et se renomme Clodius. Il déménage et s’installe dans un quartier populaire. Il se fait inscrire comme plébéien sur les listes électorales. Il fait tous ces changements de forme pour montrer qu’il est proche de ses électeurs. A l’inverse, Jules César, qui est aussi un éminent membre des populares, ne fait pas semblant d’être issu de la plèbe et assume ses origines aristocratiques (il disait même divines). Il est très mondain, très riche, très cultivé et il ne le cache pas ; il écrit des livres de haute littérature destinés à une élite intellectuelle. C’est quelqu’un qui assume totalement son statut d’élite, et qui dit le mettre au service des classes populaires. Je compare cela un peu à Donald Trump. On ne peut pas dire ce soit une élite intellectuelle, mais c’est une élite économique et il ne le cache pas du tout : il étale sa richesse en disant justement que parce qu’il est milliardaire, il pourra mieux servir les intérêts des Américains de la classe moyenne.

LVSL — Dans votre livre, vous évoquez longuement la figure de Cicéron dans un Chapitre ; célèbre sénateur dont l’image d’orateur, de philosophe et de sauveur de la République a traversé les siècles. Néanmoins, on retrouve dans ses discours de nombreux éléments de langage condamnant de manière caricaturale le populisme opposé au « consensus de tous les gens de bien ». Cicéron serait-il un symbole politique de l’aristocratie romaine figée ?

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Cicéron.

R.D. — Ce qui est intéressant avec Cicéron, c’est qu’il est un peu à part dans l’élite sénatoriale : il est ce que les Romains appelaient un « homme nouveau », c’est à dire un nouveau venu dans la carrière politique. Il est le premier à devenir consul dans sa famille. Il a donc un regard extérieur sur le clivage populares/optimates, mais, comme souvent les gens qui accèdent à un haut statut, il défend sa nouvelle appartenance d’autant plus âprement. Il va donc être un grand défenseur de la classe sénatoriale. Mais comme il est intelligent, il se rend compte aussi qu’on ne peut pas se contenter de dire « non, passez votre chemin » aux populistes, en conservant le status quo. Il voit l’intérêt de l’étiquette « populiste » et c’est pour ça que lui-même, pendant un temps, se définit comme populiste. Mais il précise tout de suite qu’il n’est pas comme les autres, qu’il n’est pas menteur, qu’il n’est pas violent, qu’il ne s’attaque pas à la propriété, qu’il protègera la République. Il va défendre les droits des grands propriétaires. Superficiellement, il se sert de la rhétorique populiste, mais sur le fond c’est un défenseur des élites. C’est pour ça que je le compare à Emmanuel Macron, qui a aussi ce type de discours  : il dit qu’il est un « vrai populiste » parce qu’il fait des réformes dans l’intérêt du peuple, et s’attaque aux « faux » populistes qui seraient des démagogues. C’est un procédé rhétorique que je retrouve chez Emmanuel Macron et Cicéron.

LVSL — Lors de la fin de la République romaine, les inégalités économiques explosent entre la plèbe et l’aristocratie romaine. Y a-t-il durant cette période une critique culturelle et philosophique de cette élite et de ses nouvelles valeurs liées à l’argent ?

R.D — Il y a un petit peu de cela. Ce n’est pas conceptualisé tel quel, il n’y a pas de discours anticapitaliste, et pour cause. En revanche, il y a clairement un discours contre le luxe et une forme de décadence morale. C’est assez classique dans la société romaine : les vieux romains sont censés être austères, le luxe étant assimilé à l’Orient. Au moment de l’affaire Catilina, où un arriviste a voulu renverser le Sénat, le coup d’Etat a rassemblé des Romains endettés et qui se jugeaient spoliés par les « ultra-riches ». Dans un discours, Catilina critique la hausse des inégalités : il dénonce le fait que des riches ne savent plus quoi faire de leur argent et s’achètent des dizaines de villas alors qu’il y a dans le même temps des Romains qui meurent de faim. Mais ce discours se retrouve dans les deux camps. Par exemple, Caton, qui est un sénateur très conservateur, attaché aux optimates,  dénonçait lui aussi le luxe, la corruption et la frivolité de ses collègues, en affirmant que c’était indigne des Romains, et que cela les conduirait à leur perte. C’était un tenant de la rigueur et de la transparence !

LVSL — Vous mentionnez également la figure de Jules César, qui pour vous est le populiste ultime. Aujourd’hui on a l’image d’un César, dictateur tyrannique, égocentrique. En quoi est-il alors le digne héritier des populares ?

R.D. — César est clairement un dictateur, puisque c’était une de ses fonctions officielles. En revanche, on ne peut pas dire qu’il soit tyrannique ou égocentrique. Ce n’est pas le portrait qu’en font les auteurs de l’époque. C’est quelqu’un de très intelligent, cultivé, affable, qui s’attache à prouver au contraire sa magnanimité après les guerres civiles, en pardonnant à tous ses anciens ennemis. Il a l’ambition de rassembler la société romaine après les conflits atroces et sanglants qui l’ont déchirée. Ce n’est pas quelqu’un qui essaye d’imposer son pouvoir par la force et de manière brutale. En même temps, il est ce que j’appelle le populiste ultime, l’aboutissement de la lignée des populares qu’il a menés à la victoire, sur les plans à la fois politique et militaire, puisqu’il a écrasé les armées du camp sénatorial. Il reprend et mène à bout le programme initié par les Gracques. Il poursuit les distributions de terres, notamment pour les vétérans des guerres des Gaules et des guerres civiles. Il développe les distributions de blé ou d’argent pour les citoyens pauvres et mène des campagnes de grands travaux, qui sont assez caractéristiques des programmes populistes : il s’agit de montrer leur efficacité via de grandes réalisations concrètes. César a cette stature d’homme d’État rassembleur, qui lui permet de fonder des institutions qui lui survivront sous l’Empire. Son erreur est peut-être d’avoir été trop magnanime, d’avoir laissé trop de place à ses anciens opposants au sein de son nouveau régime. Il se fait assassiner par des gens auxquels il avait pardonné, comme Brutus.

La mort de césar par Vincenzo Camuccini.

D’ailleurs, pour revenir sur les révolutionnaires français dont vous parliez tout à l’heure, il est assez étonnant qu’ils se soient inspirés de Brutus à la Révolution, puisque c’est un conservateur, partisan de l’aristocratie romaine. Bien sûr, il y a le fait que Brutus ait été un régicide, tueur de rois, et il y a aussi la référence à l’autre Brutus, son ancêtre, le fondateur légendaire de la République. Mais les deux Brutus sont des garants du règne de l’aristocratie, tandis que César se présentait comme le défenseur du peuple. Il y a donc une certaine ironie de l’histoire à voir des révolutionnaires français se revendiquer de ces figures… et cela prouve la victoire posthume de la propagande des optimates, qui se sont présentés comme les derniers défenseurs de la liberté ! 

LVSL — Dans votre conclusion, vous dites que le populisme à l’époque de Rome était une forme de lutte politique comme le syndicalisme ou la social-démocratie. Vous évoquez enfin le Brexit comme un cas d’école où l’élite gouvernementale prend en compte les mesures d’en bas. Est-ce la leçon de votre livre, les élites ne peuvent survivre qu’en s’appropriant les demandes des classes populaires ?

R.D. — Je pense qu’il est impossible de résoudre la question populiste sans prêter oreille aux revendications populistes sur certains aspects. Je ne pense pas qu’on puisse faire tenir une société ou un corps politique en disant simplement « non » à tout ce que demandent les populistes. En Grande-Bretagne, on a vu que la mécanique politique menait à ce que tout le parti conservateur devienne un parti de populistes « doux ». Je pense que ce qui a causé la perte des optimates romains, c’est qu’ils n’avaient rien à proposer face aux populares. Ils défendaient le status quo, mais n’avaient rien à opposer aux revendications légitimes des classes populaires. C’est cette absence d’alternative qui peut causer la perte des camps antipopulistes. Logiquement, si les élites au pouvoir veulent rester au pouvoir, elles ont intérêt à reprendre au moins une partie de ces revendications, éventuellement de manière plus intelligente ou plus sérieuse que ce que réclament les partis populistes eux-mêmes. Finalement, quand on voit l’exemple italien, américain, britannique ou hongrois, je pense qu’il y a deux choix : soit les partis populistes arrivent au pouvoir, soit les partis au pouvoir reprennent une part des revendications populistes. Je ne suis pas sûr que l’on puisse échapper à l’une de ces deux solutions.

Le Green New Deal de Bernie Sanders pourrait-il entraîner une révolution verte mondiale ?

En lice pour l’investiture démocrate pour les prochaines présidentielles américaines, le candidat Bernie Sanders s’illustre par sa proposition de Green New Deal : un grand plan de relance centré sur l’équité et la justice climatique. À l’heure où l’enjeu écologique est au cœur des préoccupations mondiales, un programme aussi ambitieux – que nous analysons succinctement – peut permettre de faire pencher la balance envers le sénateur du Vermont, mais aussi d’imaginer un tournant global pour l’ensemble de l’humanité en cas de victoire contre Donald Trump. 


Le feu en Australie, la neige au Texas, la fonte des glaces au Groenland… Ces dernières semaines ont été marquées par des événements climatiques extraordinaires à travers le globe, désormais toujours plus fréquents. Conscients de cette réalité, les candidats à la primaire démocrate, qui désignera le futur opposant démocrate à Donald Trump pour les élections présidentielles de septembre prochain, se sont saisis de cette problématique. Alors que s’ouvriront bientôt les premiers caucus, l’enjeu écologique semble bien parti pour occuper une place de choix dans les critères des électeurs. À plus long terme, la centralité de la thématique peut être un atout majeur face au président sortant, faible sur la question climatique, et, pourquoi pas, la force propulsive d’une prise de conscience globale de l’humanité. Pour l’instant, c’est le candidat « démocrate-socialiste » Bernie Sanders qui s’illustre particulièrement dans le domaine, avec un plan politique ambitieux, le désormais fameux « Green New Deal ». Quels en sont les tenants et les aboutissants ?

Le Green New Deal 2.0

L’idée du Green New Deal part d’un constat : le changement climatique met en péril l’espèce humaine et sa capacité à vivre dans de bonnes conditions sur la planète. La réponse doit donc nécessairement être la mise en place d’une vaste politique, de manière à combattre le changement climatique et rendre la société plus soutenable. Si Bernie Sanders faisait déjà figure de pionnier dans sa volonté d’instaurer une véritable politique écologique lors des dernières primaires démocrates de 2015, perdues face à Hillary Clinton, il a désormais affiné sa pensée. À partir du modèle du New Deal, un vaste plan d’investissement lancé par Franklin Roosevelt en 1933 contre la Grande Dépression, il développe, aux côtés d’une nouvelle génération de démocrates-socialistes, à l’image d’Alexandria Ocasio-Cortez, un vaste programme qui comporte plusieurs volets. En tout, c’est 16 400 milliards qui seront consacrés au Green New Deal, un budget bien supérieur à ceux de ses opposants à l’investiture. Comme le précise Pavlina Tcherneva, conseillère économique de Bernie Sanders, dans l’entretien que nous avons réalisé, ce projet comprend à la fois des politiques industrielles, de transition vers des énergies renouvelables, des politiques sociales, avec notamment la mise en place d’une couverture universelle, que des politiques de logement, véritable problématique aux Etats-Unis. L’idée est ici de sortir complètement du modèle actuel, qui est à la fois climaticide, mais aussi injuste et inégalitaire, pour se diriger vers une société socialement, écologiquement et économiquement viable.

Le programme de Bernie Sanders repose sur une doctrine que l’on pourrait considérer comme éco-socialiste [1]. Il a articulé son Green New Deal [2] autour de plusieurs grands axes :

  • Transition vers 100% d’énergies renouvelables d’ici 2030 : une sortie totale des énergies fossiles dans les domaines de l’électricité et des transports. 526 millions de dollars seront consacrés à la recherche et au développement d’un réseau les plus respectueux de l’environnement possible, avec comme objectif de combler 100% des besoins énergétiques de la nation.
  • Création de 20 millions d’emplois nécessaires dans le domaine de la transition écologique afin de réduire le chômage de masse, et inclure toutes les populations dans cette transformation. Des créations d’emplois sont prévues dans des domaines aussi larges que l’agriculture, la fabrication de voiture électriques, la rénovation et la construction de logements et autres infrastructures.
  • Garantir une reconversion professionnelle pour les travailleurs des industries fossiles en investissant 1,3 milliards de dollars dans la formation, des pensions égales aux salaires perçues précédemment, une protection sociale et médicale afin de limiter les coûts d’un tel changement. 
  • Développement d’une justice autour des questions climatiques pour protéger les personnes les plus vulnérables aux impacts climatiques, reconstruire des infrastructures, ou encore construire des logements pour garantir un logement décent, et plus respectueux de l’environnement, à toute la population.
  • Se placer en position de leader de la transition écologique au niveau mondial en rejoignant les accords de Paris, créer et investir 200 milliards de dollars dans le Green Climate Found, et négocier la baisse des émissions avec les pays les plus industrialisés.

Des adversaires moins ambitieux, mais également très présents sur le dossier écologique

Du côté de ses adversaires, la volonté d’une transition verte de cette ampleur reste plutôt timide. Le centriste Joe Biden, principal opposant à l’investiture du sénateur socialiste, appelle à une Clean Energy Revolution and Environmental Justice. Ce plan prévoit la réduction des émissions de gaz à effet de serre, pour atteindre l’objectif des 0%, mais aussi 100% d’énergies renouvelables d’ici 2050. En parallèle, des fonds devraient être débloqués en faveur de la construction d’infrastructures plus propres, mais aussi la rénovation d’immeubles et résidences fortement énergivore. Sur le plan international, à l’instar de Bernie Sanders, Biden souhaite mettre les États-Unis au centre de la bataille contre le changement climatique, notamment en intégrant à nouveau les Accords de Paris, mais également en mettant en place des traités internationaux en faveur de la protection de l’environnement.

Elisabeth Warren, pour sa part, soutient également un Green New Deal, pour lequel elle a milité aux côtés d’Ocasio-Cortez, quand il a été présenté devant le Sénat. Celui-ci reste néanmoins beaucoup moins abouti que celui de son concurrent démocrate-socialiste. Il est ainsi présenté comme un plan d’investissement en faveur de la transition énergétique, avec objectif de se tourner vers des énergies renouvelables à 100% d’ici les années 2030, et la baisse drastique des émissions de CO2. Néanmoins, si elle parle effectivement de la création de 10 millions de green jobs, aucun détail n’est donné sur les domaines impactés, mais également sur la potentielle volonté, d’entamer une politique de reconversion des ouvriers des industries polluantes par exemple. Pas un mot non plus sur d’éventuels investissements en matière sociale pour garantir une certaine justice climatique.

Seulement, face à la menace que représente candidat socialiste, une figure assez inattendue a fait une percé dans le caucus de l’Iowa. Crédité de 15,4% [3] à la veille du vote, le “Macron américain”, a finalement devancé Bernie Sanders, s’imposant 26,2% contre 26,1% [4]. Mais, à l’instar de son adversaire Michael Bloomberg, le candidat centriste propose un plan écologique qui reste très peu ambitieux, dont les conséquences désastreuses. Ils se contentent ainsi d’objectifs de baisse d’émission et de transition vers des énergies vertes d’ici 2050, d’investissements dans la recherche et l’innovation et de ratification des accords de Paris. Néanmoins, contrairement aux autres, est leur volonté partagée de créer une assurance pour les victimes d’événements liés aux changements climatiques, comme l’ouragan Katrina, qui, en plus de faire de nombreuses victimes, avaient créé d’énormes dégâts matériels.

La contre-attaque de l’establishment 

Il faut dire que ces deux derniers candidats, et plus particulièrement Pete Buttiegeg depuis sa récente percée, représentent peut-être le dernier barrage pour empêcher Bernie Sanders d’obtenir l’investiture. Avec un programme fortement ancré à gauche, qu’il décrit lui même comme “socialiste” dans un pays qui a longtemps considéré ce terme comme un anathème, le sénateur du Vermont menace toute la stabilité politique d’un pays, et met en péril le développement de certains secteurs économiques clés, dont les énergies fossiles, génératrice de quantité suffisante pour garantir une indépendance énergétique. Ses promesses de transition vers une énergie renouvelable à hauteur de 100% dès 2030, taxer les industries fossiles à hauteur de leur pollution, et ou encore couper toutes les subventions dans ce domaine, risquent de compromettre les bénéfices de ces secteurs. Du côté de la finance, la peur est de mise avec celui qui pourrait devenir leur “pire cauchemar”, puisque plusieurs annonces, dont la création de l’assurance maladie pour tous, Medicare for All, ou encore la généralisation d’un service minimum autour de 15 dollars de l’heure, pourraient créer une certaine instabilité sur les marchés. Il faut s’attendre, si les bons résultats de Sanders se confirment aux primaires démocrates, à une contre-attaque violente de l’establishement, et notamment des grandes firmes transnationales, principales responsables de la crise écologique, qui, sous de grands discours greenwashés, accueillent avec méfiance la construction d’un front écologiste, qui implique nécessairement une forme de décroissance. 

Néanmoins, les candidats ne peuvent faire l’impasse sur la question écologique, qui n’a jamais été aussi importante pour l’opinion publique. Ainsi, d’après des sondages réalisés en 2019, 51% de la population étatsunienne se dit inquiète pour le changement climatique, un chiffre qui atteint 77% chez les votants démocrates. Un chiffre important dans la population jeune, de 18 à 29 ans, qui se sent concernée à hauteur de 67%. Avoir un programme écologique radical, comme le propose le sénateur, permettrait ainsi, d’une part de répondre aux inquiétudes de la population, mais aussi, de faire revenir aux urnes ces populations souvent éloignées de la politique, d’autant plus dans le système bi-partisan étasunien, que sont les jeunes et les abstentionnistes.

Ce que la victoire de Bernie Sanders pourrait changer

De fait, nul politicien ne peut ignorer l’ampleur de la catastrophe. Selon le GIEC [5], il faut considérablement changer ses manières de produire d’ici 2030, au risque de voir des conséquences irréversibles sur l’environnement. Dans cette course contre la montre, les États-Unis peuvent jouer un grand rôle, car ils stagnent à la deuxième place des plus gros pollueurs du monde, derrière la Chine [6]. L’investiture du premier sénateur socialiste représente un réel espoir, d’autant plus que selon les sondages [7], il est le candidat démocrate le plus susceptible de battre Donald Trump, ouvertement climatosceptique, dont la politique a déjà eu des conséquences sur l’environnement [8]. Depuis son arrivée à la tête du pays en 2017, le président américain a levé, par exemple, toutes les restrictions concernant l’exploitation du gaz de schiste et du pétrole, ce qui a certes fait exploser leurs productions, mais surtout causé des dégâts considérables sur l’environnement. L’élection de Bernie Sanders, avec un programme à contre-pied de l’actuel président, pourrait marquer un tournant radical dans les politiques mondiales, autant en matière économique, sociale, que climatique.

En se plaçant à la tête d’une grande révolution verte, Sanders prendrait la tête en matière de politique environnementale, et pourrait ainsi pousser d’autres grandes puissances occidentales à lui emboîter le pas. C’est d’ores et déjà le cas dans plusieurs pays européens, où l’idée d’un Green New Deal For Europe fait son chemin, visant à obliger la Banque Centrale Européenne à débloquer des fonds pour investir dans des infrastructures plus respectueuses de l’environnement – un programme qui pourrait poser la question de la compatibilité entre un agenda écologiste et les institutions européennes actuelles. Dans le même temps, le chef de l’opposition britannique, Jeremy Corbyn, milite en faveur d’une Green industrial Revolution [9], un plan d’investissement de transition écologique et social, inspiré par celui de son allié américain.

À l’aube d’une recomposition totale de l’ordre économique, dans laquelle la Chine convoite la place de première puissance mondiale occupée par les États-Unis, le changement de paradigme idéologique en faveur de la lutte contre le changement climatique poussera cette dernière à se placer en tant que pionnière dans ce domaine. Ainsi, ils pourraient mettre en place toutes sortes d’outils contraignants, à l’instar de sanctions financières, ou d’interdictions d’importations lors de non-respect de normes environnementales.

Enfin, le Green New Deal pourrait surtout pousser à un changement radical vers la sortie du paradigme libéral. Plus le temps avance, plus les liens entre la crise écologique et la crise économique semblent évidents. L’élection de Sanders pourrait faire apparaître au grand jour les liens entre le néolibéralisme et la crise écologique, les intérêts du système oligarchique actuel et la passivité des gouvernements face à la destruction de la planète. . Les inégalités économiques engendrent le plus souvent une exposition encore plus grande aux problèmes des changements climatiques, mais rendent également impossible toute volonté d’amélioration des comportements. De ce fait, il est important de juxtaposer des politiques de transition écologiques, et le retour à un État social fort, permettant à chacun de prendre sa place dans ce mécanisme [10].

Contre toute attente, la révolution verte pourrait venir d’un des pays maître en matière de pollution, et pourrait rabattre toutes les logiques économiques, et sociales mises en place. Et tout cet espoir repose entre les mains d’une personne, Bernie Sanders. Tout l’enjeu pour la suite reste de savoir la réponse à la percée du candidat socialiste et la réaction de l’establishment démocrate, de la finance ainsi que des lobbies en cas de victoire du sénateur du Vermont. Une question qui se posera finalement à l’échelle mondiale, si tant est que la brèche s’ouvre outre Atlantique. 

 

 

[1] Pierre-Louis Poyau, L’écosocialisme : qu’est-ce donc ? https://www.revue-ballast.fr/lecosocialisme/

[2] Bernie Sanders, The Green New Deal https://berniesanders.com/issues/green-new-deal/

[3] Louis Tanka, Sanders, Biden, Warren, Buttigieg: qui domine les sondages chez les démocrates? 

[4] https://www.nytimes.com/interactive/2020/02/04/us/elections/results-iowa-caucus.html

[5] Rapport spécial du GIEC sur le réchauffement planétaire de 1,5 °C https://public.wmo.int/fr/ressources/bulletin/rapport-sp%C3%A9cial-du-giec-sur-le-r%C3%A9chauffement-plan%C3%A9taire-de-15-%C2%B0c

[6] https://fr.statista.com/statistiques/732709/emissions-dioxyde-de-carbone-etats-unis/

[7]https://www.realclearpolitics.com/epolls/2020/president/us/general_election_trump_vs_sanders-6250.html

[8] Yona Helaoua, L’exploitation du gaz de schiste dévaste les États-Unis https://reporterre.net/L-exploitation-du-gaz-de-schiste-devaste-les-Etats-Unis

[9] https://labour.org.uk/manifesto/a-green-industrial-revolution/

[10] Pierre Gilbert, Le paradoxe australien : enfer climatique et dirigeants climatosceptiques. https://lvsl.fr/paradoxe-australien-enfer-climatique-et-dirigeants-climatosceptiques/

 

Extrême-droite et libéraux main dans la main en Allemagne

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Björn Höcke, le leader de l’extrême-droite en Thuringe, félicite Thomas Kemmerich (de dos), premier ministre-président élu avec le soutien de l’extrême-droite en Allemagne. Cette poignée de main, pour beaucoup, symbolise l’effondrement des digues qui séparaient extrême droite et establishment © Steffen Prößdorf

Le 5 février 2020 restera marqué d’une pierre noire dans l’histoire de l’Allemagne. Ce jour-là, Thomas Kemmerich, à la tête du petit parti libéral FDP, partenaire allemand de La République En Marche, est élu ministre-président de la Thuringe. Il n’avait obtenu que 5% des suffrages lors des élections et doit sa victoire au ralliement des conservateurs de la CDU mais surtout… de l’extrême-droite de l’AfD. Un parti où foisonnent militants et dirigeants fascisants ou néo-nazis. Si la coalition est rapidement rompue, l’indignation est immédiate et massive : pour la première fois dans l’histoire de l’Allemagne moderne, des membres de l’establishment politique ont pactisé avec l’extrême-droite pour arriver au pouvoir. Un scénario qui, ailleurs dans l’Union européenne, n’a rien de novateur et commence même à se banaliser…


Pour comprendre comment, 75 ans après la chute du nazisme, l’extrême-droite a pu revenir aux portes du pouvoir en Allemagne, il est important de faire un retour sur le contexte politique de la Thuringe.

En Thuringe, les élections régionales se sont tenues le 27 octobre 2019 [LVSL y avait consacré un premier article]. Die Linke réalise deux performances en arrivant en tête d’un scrutin régional pour la première et en obtenant son meilleur résultat toutes élections confondues avec 31 % des suffrages. Ce ne fut pourtant pas la nuit historique que pouvaient espérer ses militants. En effet, dans ce Land considéré comme un bastion de la CDU où elle a longtemps tutoyé les 50 % des suffrages, c’est un autre exploit qui retient l’attention. Ce soir-là l’AfD réalise une percée monumentale à 22 % et dépasse la CDU, reléguée à la troisième place.

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Björn Höcke, tête de liste de l’AfD, incarne l’aile la plus extrémiste du parti© Sandro Halank

Le choc est massif pour de multiples raisons. Tout d’abord, la tête de liste de l’AfD, Björn Höcke est le chef de file de « Die Flügel » (l’aile), le courant le plus radical de l’AfD. A titre personnel, il est surveillé par le renseignement intérieur allemand car il « relativise le national-socialisme dans sa dimension historique » et un tribunal allemand a récemment jugé que le qualifier de « fasciste » ne relève pas de la diffamation, dans un pays où le terme est particulièrement sensible. Cela peut facilement s’expliquer par ses déclarations décrivant le mémorial de Berlin aux victimes de la Shoah comme un « monument de la honte » , réclamant « un virage à 180 degrés de la politique mémorielle de l’Allemagne » et considérant comme « un grand problème » que Hitler soit dépeint comme « l’incarnation du mal absolu ».

En plus de cette quasi-victoire d’une AfD plus proche du néo-nazisme que du national-conservatisme, c’est l’effondrement des partis traditionnels qui interpelle. A l’exception du FDP qui double son score et parvient à se hisser au-dessus du seuil de 5 % pour avoir des élus (à 5 voix près), la CDU, les sociaux-démocrates du SPD et les Verts perdent des voix. Si le recul est infime pour les Verts, la CDU s’écroule de 33 à 21 % des suffrages et le SPD continue son déclin, passant de 12 à 8 % des suffrages. Pour la première fois dans l’histoire de l’Allemagne, les quatre partis traditionnels fondés dans l’ancienne Allemagne de l’Ouest ne disposent pas d’une majorité.

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Bodo Ramelow, ex-ministre-président de Thuringe et tête de liste de Die Linke © Sandro Halank

Après ces résultats historiques, c’est un problème plus pragmatique qui va se poser dès le lendemain. La Thuringe était gouvernée jusqu’ici par une coalition dite Rot-Rot-Grün (rouge-rouge-verte), les couleurs de Die Linke, du SPD et des Verts. En 2014, cette coalition avait conduit pour la première fois en Allemagne à l’élection d’un ministre-président issu de Die Linke, Bodo Ramelow. Un événement qui avait provoqué des remous tant au sein du parti que dans le reste de la société allemande. Mais avec les élections du 27 octobre, la coalition a perdu de peu sa majorité au parlement régional.

Les hypothèses concernant la formation du prochain gouvernement ont donc stimulé l’imagination des commentateurs. La première option envisagée fut une « Grande coalition de l’Est » rassemblant Die Linke et la CDU. Souhaité par le chef local de la CDU et une partie des dirigeants de Die Linke, elle bute sur le refus de la CDU fédérale. Die Linke préfère alors reconduire une coalition minoritaire avec le SPD et les Verts qui occuperait les fonctions exécutives tandis que le vote des lois et des budgets serait le fait d’accords ponctuels avec le FDP ou la CDU.

Faire alliance avec l’extrême-droite plutôt que de laisser passer la gauche ?

En théorie, une troisième option était possible mais rejetée comme inimaginable par la plupart des commentateurs et responsables politiques : une alliance de la droite à l’extrême-droite, alliant la CDU, le FDP et l’AfD. Malgré la majorité parlementaire de cette hypothétique coalition, le travail de mémoire effectué par les Allemands sur le nazisme et le rejet massif de la collaboration avec l’AfD dans l’opinion la rendait pourtant difficilement envisageable.

Contre tous les pronostics c’est pourtant cette option qui s’impose le 5 février. Ce jour-là Bodo Ramelow décide de soumettre sa candidature au parlement avec le soutien du SPD et des Verts. Il ne dispose pas de la majorité absolue requise pour être élu lors d’un des deux premiers tours de vote. Mais le troisième tour ne demande qu’une majorité simple et, avec le soutien de ses partenaires, aucun des autres partis ne semble en mesure de faire mieux que lui.

Le vote se fait à bulletin secret et seule l’AfD présente un candidat, officiellement sans étiquette, face à Bodo Ramelow. Lors des deux premiers tours de vote, la coalition vote pour Bodo Ramelow, l’AfD pour son candidat tandis que la CDU et le FDP s’abstiennent.

Le coup de théâtre a lieu au troisièime acte lorsque Thomas Kemmerich présente sa candidature, il y a donc trois candidats en lice. Comme prévu, Bodo Ramelow obtient 44 voix mais le candidat de l’AfD n’en obtient aucune. L’ensemble des députés de l’AfD ainsi que la CDU et le FDP se sont reportés sur le FDP et Thomas Kemmerich l’emporte avec 45 voix, un cheveu au-dessus de Bodo Ramelow, devenant ainsi le premier ministre-président de l’histoire de l’Allemagne élu avec le soutien de l’extrême-droite.

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Susanne Hennig, cheffe du groupe Die Linke, jette aux pieds de Thomas Kemmerich les fleurs destinées à le féliciter ©Thüringer Landtag

La radicalisation du FDP

Thomas Kemmerich est le chef de file régional du FDP, le parti libéral allié de La République En Marche au parlement européen. Ce parti a toujours fait office de partenaire de coalition du SPD de Willy Brandt comme de la CDU d’Helmut Kohl, avant de se déporter vers la droite et de se rapprocher de la CDU lorsque les verts sont venus servir de partenaires au SPD. Le FDP avait ainsi participé à quasiment tous les gouvernements allemands jusqu’en 1998. Leur dernière expérience au sein du deuxième gouvernement Merkel entre 2009 et 2013 s’était cependant soldée par leur exclusion du parlement pour la première fois en 70 ans.

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Christian Lindner, chef du FDP depuis 2013 © Olaf Kosinsky

Leur nouveau chef, Christian Lindner dirige un parti orienté sur deux axes : un agenda régi par le libéralisme économique avec pour objectif réduire le rôle de l’État dans l’économie, de déréguler l’économie et de baisser les impôts d’une part. D’autre part, une plateforme orientée par un libéralisme sociétal en faveur de la légalisation du cannabis, des droits LGBTQ, de l’accueil des réfugiés et des migrants.

De retour au parlement en 2017 avec plus de 10 % des voix, Christian Lindner opte pour une ligne plus dure et rompt les négociations avec la CDU et les Verts, préférant « ne pas gouverner que mal gouverner ». Il maintient donc volontairement son parti dans l’opposition.

Le 5 février 2020, Thomas Kemmerich préférera « gouverner avec des fascistes que ne pas gouverner » lui reprocheront ses opposants. Ce jour-là, il fait mentir tous les pronostics en devenant ministre-président avec à peine 5 % des voix, une première dans l’histoire de l’Allemagne et le premier ministre-président issu du FDP depuis 1953.

Tout comme son allié La République En Marche en France, le FDP est d’abord un parti des zones urbaines favorisés, ce qui explique qu’il ne soit représenté dans aucun autre Land d’Allemagne de l’Est. En Thuringe même, il ne dépasse les 5 % que dans les grandes villes alors qu’il plonge à 3-4 % dans les campagnes et les villes désindustrialisés par le démantèlement de l’économie est-allemande lors de la réunification.

Cet exploit de rentrer dans le parlement d’un Land d’Allemagne de l’est, Thomas Kemmerich le doit à une campagne extrêmement à droite. Il s’y est attaqué aussi bien à Die Linke qu’il qualifie de descendant du parti communiste est-allemand qu’aux Verts en prenant position contre la construction d’éoliennes, en s’opposant à l’entrée d’un Vert au ministère de l’agriculture, en disqualifiant les manifestants pour le climat du fait de leur jeune âge et en parlant « d’hystérie climatique ». Face au malaise chez certains membres de son propre parti, il avait déclaré qu’il était clairement contre les positions libérales de gauche (comprendre : sur le changement climatique ou les migrants) dans son parti.

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“Enfin un chauve (en référence aux skin-heads) qui a écouté en cours d’histoire.” Le slogan est rapidement ressorti après le soutien de l’AfD à Thomas Kemmerich @ FDP-Landesverband Thüringen

Thomas Kemmerich était donc déjà proche de certaines positions de l’AfD, ses remarques climato-sceptiques étant parfaitement interchangeables avec celles de Björn Höcke, la tête de liste de l’extrême-droite.

Mobilisations spontanées contre l’extrême-droite et le FDP

Le moment de gloire de Thomas Kemmerich n’aura cependant pas duré longtemps. Directement dans l’hémicycle, plutôt que de lui donner le bouquet de fleur prévu pour l’intronisation du ministre-président, la représentante de Die Linke préfère le jeter à ses pieds. Dans les médias et sur les réseaux sociaux, l’image de la poignée de main entre Thomas Kemmerich et Björn Höcke circule et les déclarations d’indignation et d’opposition se multiplient.

Dans la rue, des mobilisations spontanées ont lieu en Thuringe et à Berlin à l’initiative du SDS, la branche étudiante de Die Linke, rapidement rejointe par tout ce que Berlin compte de partis et d’organisations progressistes et anti-fascistes. Près de 3000 personnes se massent ainsi le soir-même devant le siège du FDP pour crier leur rejet de l’extrême-droite et d’une manœuvre cynique et inique au cri de « honte à vous » et « un livre, une table, un cours d’histoire ». Chaque apparition d’un membre du FDP à une fenêtre est copieusement huée et relance l’énergie de la foule pacifique mais déterminée.

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“Plutôt diriger avec des fascistes que de ne pas diriger”, détournement du “plutôt ne pas gouverner que mal gouverner” de Christian Lindner à la manifesation de Berlin contre le FDP © Die Linke

Dans la sphère politique, le SPD, les Verts et Die Linke condamnent très rapidement cette alliance ; Bodo Ramelow rappelle que c’est en Thuringe que les nazis étaient entrées pour la première fois dans un gouvernement régional en 1930. La CDU fédérale a également pris ses distances et appelé à de nouvelles élections, mais elle a été désavouée par sa section de Thuringe qui les refuse. Quant au FDP, il s’est contenté de dire que si un gouvernement ne pouvait être formé, alors il faudrait se diriger vers de nouvelles élections, mais sans contester le leadership de Thomas Kemmerich.

25 heures pour s’effondrer

La ligne officielle de Christian Lindner comme de Thomas Kemmerich consiste à marteler qu’ils sont « anti-AfD et anti-Höcke » ; ce dernier n’ayant pas fait autre chose que se présenter à une élection, il ne pouvait pas savoir que l’AfD le soutiendrait. Une défense qui paraît a minima très faible au regard de l’importance de l’événement.

Bien que le FDP affirme qu’il ne signera pas d’accord de gouvernement et ne confiera aucun poste à l’AfD, la seule majorité sur laquelle il pourrait s’appuyer repose sur la CDU et l’AfD. L’hypothèse d’un accord secret a donc beaucoup circulé au milieu de l’indignation et la colère face à ce qui apparaît comme paradigmatique des manœuvres opaques, cyniques et politiciennes qui nourrissent la détestation des hommes politiques par delà les frontières.

Le 6 février, quelques heures à peine après le vote, le FDP de Thuringe a finalement désavoué son chef qui a annoncé sa démission dans la foulée ainsi que de nouvelles élections. Il devient ainsi le plus court ministre-président de l’histoire de l’Allemagne, à peine 25 heures s’étant écoulées entre son élection et l’annonce de sa démission.

Pourtant, le vendredi 7, le bureau fédéral du FDP réitérait sa confiance à Christian Lindner à la quasi-unanimité tandis que la dirigeante de la CDU Anngeret Kramp-Karrenbauer et plusieurs cadres du parti étaient contraints à la démission pour leur responsabilité dans l’élection de Kemmerich ou exclus du parti pour l’avoir soutenu.

Épiphénomène ou déclinaison allemande d’une tendance lourde européenne ?

Avec les nouvelles élections en préparation, Bodo Ramelow se prépare à retourner en campagne et les premiers sondages indiquent que la coalition Rot-Rot-Grün pourrait en tirer une large majorité, parallèle à l’effondrement de la CDU et du FDP. La débâcle qu’a constituée l’élection de Thomas Kemmerich si elle s’ajoutait à une défaite électorale pourrait enterrer pour quelques années toute velléité de coalition de la droite et des centristes avec l’extrême-droite allemande. Parenthèse refermée ? La normalisation des partis d’extrême-droite dans un nombre croissant de pays européens, et leur proximité occasionnelle avec l’establishment, semble indiquer que Thomas Kemmerich est autre chose qu’un accident.

Fort de son travail de mémoire, l’Allemagne reste hantée par l’histoire de la Seconde guerre mondiale et conserve une allergie prononcée à l’égard des manifestations de nostalgie pour les années 1930. Ce n’est pas le cas ailleurs, singulièrement en Europe du centre et de l’est, où les tabous sont tombés les uns après les autre. En Autriche, en Slovaquie ou en Finlande, l’extrême-droite multiplie ces dernières années alliances et rapprochements avec la droite libérale, mais aussi les sociaux-démocrates, aboutissant souvent à des accords pérennes.

Ils reposent sur un échange de bons procédés, qui permet aux élites politiques de faire peau neuve en incorporant une partie de leur opposition, et aux mouvements d’extrême-droite de normaliser leur image auprès de l’opinion. Les libéraux mettent au placard leurs considérations éthiques ou morales et abandonnent leur pendant “progressiste” (accueil des migrants, féminisme, droits LGBTQ…). Du côté de l’extrême-droite, les diatribes anti-européennes ou anti-néolibérales ressassées durant les congrès sont subitement tues dès lors qu’elle s’approche du pouvoir : elles sont alors réservées aux migrants, aux féministes, aux fonctionnaires ou encore aux bénéficiaires d’aides sociales. Cette alliance de libéralisme économique et d’illibéralisme social, de révérence pour l’orthodoxie économique et budgétaire imposée par l’Union européenne et d’acceptation des provocations outrancières de l’extrême droite, accouche d’un libéralisme autoritaire protéiforme qui tend à se banaliser en Europe. L’Union européenne n’y trouve rien à redire, tant que ces rapprochements ne compromettent pas le respect de ses directives – de fait, ils ne les compromettent jamais. Le soutien enthousiaste des institutions européennes au gouvernement ukrainien issu de la “Révolution” Maïdan de 2014 – quand bien même celui-ci intégrait des membres du parti néo-nazi svoboda (ex parti national-socialiste d’Ukraine)avait déjà montré, après tout, que les principes pesaient peu face aux intérêts économiques et géostratégiques…

À l’heure où, en France, Emmanuel Macron tente de partitionner le champ politique français entre “progressisme” libéral et “nationalisme” chauvin, l’expérience qu’a vécue la Thuringe, après les épisodes slovaque, ukrainien ou autrichien, met en doute la détermination de l’establishment à s’opposer à l’extrême-droite lorsque celle-ci lui permet de se maintenir au pouvoir…

Quand la rhétorique dépolitise le débat public

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Emmanuel Macron lors du 100ème Congrès des maires de France, le 27 novembre 2017 ©Jacques Paquier

« Juste », « équité », « responsable », ces dernières années, les discours des personnalités politiques, qu’elles soient de droite ou de gauche, se ressemblent à s’y méprendre. Mêmes procédés rhétoriques, même vocabulaire, les prises de paroles semblent se vider de plus en plus de leur sens, au point de devenir totalement inconsistantes, interchangeables, mais surtout dépolitisées. Analyse.


« C’est pour cela que la réforme des retraites, à laquelle je me suis engagé devant vous, qui est portée par le gouvernement, sera menée à son terme, parce qu’il s’agit d’un projet de justice et de progrès social […] Un projet de justice et de progrès social parce qu’il assure l’universalité […] parce qu’il se traduit par plus d’équité […] parce qu’il repose sur un principe de responsabilité ». C’est par ces mots qu’Emmanuel Macron a conclu ses vœux qu’il a adressés aux Français pour l’année 2020. Derrière cette phrase, avec laquelle personne ne peut vraiment se trouver en désaccord, se cache l’un des maux les plus importants de notre génération, la manipulation par les mots.

Faire naître des émotions

À son époque déjà, Platon considérait que le « pathos », soit l’appel aux sentiments du public  en plus du « logos » d’Aristote (le discours oral) et de « l’ethos », proposé par Cicéron, censé provoquer des émotions –, avait la faculté de susciter de l’émotion chez le spectateur, et que celle-ci constitue une partie primordiale dans la rhétorique [1].

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Simone Veil, à l’origine de la loi autorisationt l’avortement, en 1980. © Rob Bogaerts / Anefo

Au cours de l’Histoire, de grands politiciens ont fait appel aux émotions des citoyens pour faire changer les choses. Parfois en bien ; dans l’un de ses discours, Victor Hugo a comparé la lèpre à la misère [2]; Simone Veil, lors des débats sur la légalisation de l’avortement, a évoqué le drame vécu par les femmes qui sont obligées d’y avoir recours, sans « gaieté de cœur » [3]; ou encore Jacques Chirac avec sa formule devenue célèbre, « notre maison brûle et nous regardons ailleurs »[4], pour alerter sur le changement climatique. Les discours délivrés dans des contextes particuliers, souvent de crise, peuvent au contraire faire appel à des émotions plutôt liées à la peur et au besoin de protection, plutôt qu’à un objectif d’avancée sociale. Ainsi, après les attentats du 11 septembre 2001, George W. Bush a prononcé un discours annonçant son intention d’attaquer l’Irak, guerre qui aura les conséquences que l’on connaît aujourd’hui. Plus récemment, François Hollande, suite aux attaques du 13 novembre 2015, a annoncé sa volonté d’étendre la déchéance de nationalité à tous les binationaux. Or, dans ce contexte de traumatisme national, le pouvoir des émotions est bien plus fort que celui de la raison.

Mais sa nature même pose une problématique, notamment dans une démocratie. Finalement, le citoyen n’est relégué qu’à une position passive, forcé de réagir plutôt que d’agir, « frémir plutôt que réfléchir », comme l’estime la journaliste Anne-Cécile Robert dans son article du Monde diplomatique [5].

Un vocabulaire travesti

Le lexique utilisé dans les discours évolue dans le temps et selon le contexte. Depuis les années 70 et l’essor du néolibéralisme en France sont apparus dans les discours politiques tout un ensemble de mots liés au monde de l’entreprise, au « management » et, plus spécialement, à la logique de performance. Désormais, l’État est gouverné non plus dans une logique d’efficacité mais de rentabilité [6]. De ce fait, le président de la République est vu comme le patron d’une multinationale, et voudrait gouverner la France comme une « start-up », réduisant notre pays à une marchandise présente sur un grand marché. Un grand marché dans lequel chacun doit trouver sa place, doit participer à « l’effort collectif », mais doit par-dessus tout « prendre ses responsabilités » [7] ; et surtout un marché dans lequel règne l’individualisme et où la concurrence fait rage. Si, par malheur, un citoyen ose émettre un quelconque désaccord, il est directement assimilé à un opposant allant à l’encontre du « progrès social », comme l’aiment à le répéter nos gouvernants. Une logique qui se répète dans toutes les techniques rhétoriques utilisées en politique.

Par exemple, dans le contexte de grève que nous vivons actuellement, une expression revient sans cesse dans les médias, passant de la bouche des politiciens à celles des éditorialistes, bien sûr, mais également à celles des journalistes et des commentateurs : « preneurs d’otages ». Si cette métaphore est de plus en plus employée, elle s’apparente désormais à de l’idiotisme, et ce spécialement dans un pays qui a été touché par des attentats avec prise d’otages ces dix dernières années.

C’est d’ailleurs ce qu’avait fait remarquer à François de Closets [8] Bruno Poncet, syndicaliste chez Sud Rail, qui avait lui-même vécu l’attentat du 13 novembre 2015, et qui avait été pris en otage dans l’enceinte du Bataclan [9]. Et pourtant, malgré cette scène qui reste légendaire, cette expression continue de pulluler sur tous les plateaux. D’un certain point de vue, la raison principale est certainement l’envie de créer une rupture nette entre les grévistes et les non-grévistes, en rappelant ainsi aux seconds qui sont les responsables de leurs désagréments de déplacement. Cependant, une autre explication est possible. En effet, un simple énervement d’un syndicaliste, se faisant traiter de « preneur d’otages » voire même de « voyou » ou de « terroriste », comme avait pu le faire en pleine contestation de la loi Travail Pierre Gattaz [10], ou encore plus récemment le député LREM Jean-Pierre Pont sur les antennes de Delta FM [11], permettrait justement une utilisation de la séquence en cout d’éclat médiatique. S’il n’est pas rare de voir des images de propos polémiques d’éditorialistes sur les réseaux sociaux, un coup de sang venu de la part d’un syndicaliste serait, pour sûr, plus durement jugé.

Le discours politique est réduit  à un outil de « destruction intellectuelle »  dans une volonté de « domination » du peuple.

 

Cependant, cette logique ne va que dans un sens. En effet, pour défendre leurs discours, les politiciens n’hésitent pas à adoucir la réalité pour transformer une expression connotée négativement en termes plus neutres, qui passera mieux dans l’opinion publique. Ainsi, une « réforme » deviendra un « projet de société » ou une « transformation », une « banlieue » « nos quartiers » et on ne dira plus « expulser » un migrant, mais le « reconduire » à la frontière. En définitive, le langage politique est devenu une novlangue, comme l’avait prédit George Orwell en 1949 lors de l’écriture de son célèbre roman 1984. D’un discours complexe, destiné à faire réfléchir les masses, nous sommes désormais passés à des discours vagues, avec un langage courant appauvri, et uniquement consacré à la diffusion d’une vision néolibérale de la société. Ainsi, le discours politique est réduit  à un outil de « destruction intellectuelle » [12]  dans une volonté de « domination » [13] du peuple.

Une rhétorique perverse

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George Orwell au micro de la BBC en 1940. © Cassowary Colorizations

« Équitable », « juste », « responsable », « progrès », « liberté », « sécurité », « solide », les discours politiques sont souvent remplis d’un florilège de mots, au sens flou, avec lesquels il est difficile d’être en désaccord. Pour Franck Lepage, comédien et animateur de « conférences gesticulées », dont l’une des plus célèbres, « Inculture(s) » [14], les politiciens produisent des discours vides, à base de langue de bois. Avec humour, il manipule les mots pour fabriquer des discours avec des expressions couramment utilisées totalement vides de sens, mais qui, pourtant, paraissent tout à fait plausibles. Un outil que l’on pourrait facilement retrouver dans de nombreuses prises de paroles des politiques, particulièrement ces derniers temps chez La République En Marche lors des passages télévisés de ses représentants. Édouard Philippe, dans son allocution du 7 décembre dernier, reprend cette méthode en détaillant les grands principes de la réforme des retraites, d’abord marquée par un principe « d’universalité », puis « d’équité et de justice sociale », et enfin de « responsabilité ». Tout un vocabulaire et une rhétorique contre laquelle aucun citoyen ne pourrait s’opposer. C’est ce que le politologue spécialiste de la rhétorique et chroniqueur sur Clique TV Clément Viktorovich appelle « concept opérationnel », qui fait appel à des termes flous, permettant néanmoins d’attiser l’enthousiasme du public, mais surtout, l’impossibilité de s’opposer.

Ce procédé va permettre aux gouvernants d’imposer des choses incontestables. Personne n’est contre le progrès social. Personne n’est contre  un système universel. Personne n’est contre une réforme juste et équitable.

Une technique qui peut s’accommoder facilement avec un autre outil de rhétorique, « le faux dilemme », dont font usage les membres du gouvernement. Au cours des dernières semaines, c’est un réel défilé de ministres qui viennent toujours servir le même discours. Cette réforme est une avancée, « un progrès social » comme on le dit dans le jargon, contrairement à une politique de retraite qui serait « injuste » et qui créerait des « privilégiés », la SNCF et la RATP en tête. Au même titre que l’utilisation de termes neutres politiquement, ce procédé va permettre aux gouvernants d’imposer des choses incontestables. Personne n’est contre le progrès social. Personne n’est contre  un système universel. Personne n’est contre une réforme juste et équitable. Finalement, si vous faites partie du mouvement de contestation, c’est que vous êtes contre cette avancée, donc contre l’amélioration du bien-être global de la société.

Couplé à cela, l’idée de l’évidence, le fameux « tout le monde l’a compris », en référence à l’allongement de la durée de cotisation en fonction de l’allongement de la durée de vie, qui mène à une volonté de globalisation de l’opinion populaire, bien qu’elle ne soit pas toujours majoritaire.

La finalité de tous ces procédés est évidemment de discréditer tous les opposants, et de compromettre toutes les oppositions, de toutes sortes soient-elles. Ainsi, sur un plateau télévisé, il n’est plus rare de voir un adversaire politique taxé de « populiste », qu’il soit de droite, de gauche, du centre, du moment que son propos est désavoué.

Pour une dépolitisation des enjeux

En vérité, tous ces procédés de rhétorique ne mènent qu’à une chose : la dépolitisation des enjeux contemporains. Ils mènent à la désintellectualisation et à la désidéologisation du débat politique ce qui entraîne irrémédiablement une uniformisation du discours politique, une diffusion de la pensée unique et donc, de fait, une difficulté à se forger son opinion propre. Les outils rhétoriques ne sont désormais utilisés qu’à des fins manichéistes, créant finalement une concurrence entre les citoyens, entre les bons et les mauvais, que seraient les supporteurs et militants, contre les fervents opposants. En tout état de cause, cela ne permet plus un débat démocratique libre et sain. En effet, il devrait, en principe, dans notre société, être possible d’avoir des opinions dissidentes de celles du pouvoir en place. Or, la Macronie use sans véhémence de ses deux fers de lance favoris : la police, mais aussi la rhétorique, pour couper court à tout débat, et ce malgré le « grand débat national » qui a su « instaurer un dialogue respectueux et républicain », « face aux colères exprimées par le mouvement des Gilets jaunes ».

Finalement, nous sommes bien rentrés dans la thèse de « post-démocratie » présentée il y a une quinzaine d’années par Colin Crouch. Les citoyens actuels n’ont finalement plus qu’une place de figuration dans le débat démocratique. En effet, la démocratie, comme l’explique Clément Viktorovich, est un régime dans lequel les citoyens votent à intervalles réguliers pour élire leurs tyrans. Les citoyens devraient au minimum décrypter les discours et arguments proposés afin de voter de manière éclairée, de la manière la plus critique possible. Or, il est vrai qu’avec une utilisation détournée de la rhétorique, à des fins de manipulation plutôt que d’information, les citoyens ne peuvent plus se positionner intelligemment en faveur de quelconque idéologie. De ce fait, ce pouvoir d’opinion et d’opposition est confisqué par un pouvoir qui, malgré une transparence de façade, peut prendre toutes les décisions unilatéralement, avec les acteurs de son choix, sans avoir à en répondre devant les citoyens.

De fait, les discours d’aujourd’hui ne servent plus à nous convaincre, par des arguments concluants, mais à jouer sur nos émotions, afin de nous manipuler, laissant place à des plaidoyers réducteurs et démagogiques. Aussi, tout l’enjeu des années à venir restera de redonner un sens aux mots, afin d’arrêter de « prendre en otage » le débat démocratique.

[1] Logos, Pathos, Ethos : les trois axes de l’art de convaincre par Aristote http://www.ecomblog.fr/2009/09/logos-pathos-ethos-les-trois-axe-de-lart-de-convaincre-par-aristote/

[2] Discours de Victor Hugo à l’Assemblée Nationale, le 9 juillet 1849. https://www.les-crises.fr/1849-le-grand-discours-de-victor-hugo-contre-la-misere/

[3] Discours de Simone Veil à l’Assemblée Nationale, le 26 novembre 1974. https://www.nouvelobs.com/politique/20170630.OBS1430/verbatim-l-integralite-du-discoursde-simone-veil-du-26-novembre-1974-sur-l-ivg.html

[4] Discours de Jacques Chirac au sommet de la Terre de Johannesbourg, le 2 septembre 2002. https://www.franceinter.fr/politique/notre-maison-brule-retour-sur-le-discours-choc-de-jacques-chirac-en-2002

[5] La stratégie de l’émotion par Anne-Cécile Robert, https://www.monde-diplomatique.fr/2016/02/ROBERT/54709

[6] Liaudet Jean-Claude, « Quand le management ruine le politique », Connexions, 2009/1 (n° 91). https://www.cairn.info/revue-connexions-2009-1-page-11.htm

[7] Dans le discours d’Emmanuel Macron au sommet de Davos en 2018 ou lors de sa présentation de programme présidentielle le 2 mars 2017, par exemple.

[8] Francois Closet est un journaliste, écrivain et éditorialiste qui intervient notamment sur LCI.

[9] SNCF : un journaliste parle de “prise d’otage” en cas de grève, un syndicaliste “ancien otage du Bataclan” lui répond. https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/sncf/video-sncf-un-journaliste-parle-de-prise-d-otage-en-cas-de-greve-un-syndicaliste-ancien-otage-du-bataclan-lui-repond_2631432.html

[10] La charge de Pierre Gattaz contre la CGT : « Ils se comportent comme des voyous », 30 mai 2016. https://www.lemonde.fr/economie-francaise/article/2016/05/30/la-charge-de-pierre-gattaz-contre-la-cgt-ils-se-comportent-comme-des-voyous_4928844_1656968.html

[11] Un député LREM assimile le blocage des dépôts de carburant à du «terrorisme», le 9 janvier 2020. https://www.lefigaro.fr/politique/un-depute-lrem-assimile-le-blocage-des-depots-de-carburant-a-du-terrorisme-20200107

[12] La novlangue, instrument de destruction intellectuelle https://www.franceculture.fr/emissions/avoir-raison-avec-george-orwell/la-novlangue-instrument-de-destruction-intellectuelle

[13] La novlangue de George Orwell, un instrument de domination https://www.franceculture.fr/litterature/la-novlangue-de-george-orwell-un-instrument-de-domination

[14] Franck Lepage – Inculture(s) 1 : L’Éducation Populaire, monsieur, ils n’en ont pas voulu. https://www.youtube.com/watch?v=06LB12rAP_0

 

 

Antonio Gramsci et Pier Paolo Pasolini : compagnons de route

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Pasolini se recueillant sur la tombe de Gramsci © Paola Severi Michelangeli

L’un philosophe et théoricien, l’autre poète, écrivain et cinéaste, tous deux journalistes, tous deux marxistes et tous deux Italiens proches d’une certaine idée du peuple : Antonio Gramsci et Pier Paolo Pasolini sont deux incontournables noms de l’histoire du XXe siècle italien et ne manquent guère de noircir de nombreuses pages d’études. Ne se rencontrant jamais, les deux hommes ont pourtant deux destinées étroitement liées, tant par le cachot que par les procès, et, au fond, se rejoignant dans leur conception commune d’un homme, d’un intellectuel prêt à porter la voix d’un peuple étouffé par les crises de son temps.


Antonio Gramsci naît le 22 janvier 1891 à Ales en Sardaigne et n’en finit pas d’alimenter les théories politiques actuelles : populisme, socialisme, néo-marxisme… L’enfant de Sardaigne fascine par son parcours et sa pensée singulière au sein du marxisme du début du siècle, en mettant en avant la lutte idéologique et culturelle. Pier Paolo Pasolini est né cinq ans avant l’emprisonnement à vie de Gramsci, à Bologne, d’une famille plus aisée. Son œuvre n’en finit pas de chanter le peuple italien, dans sa beauté la plus saisissante, comme dans sa cruauté et sa dureté. C’est dans les années 1950 que l’enfant de Bologne vient se recueillir sur la tombe d’Antonio Gramsci et lui livre un poème à l’arrière-goût âpre : Les Cendres de Gramsci. Ce poème dresse le constat de l’Italie post-fasciste, en ruines, livrée à la résignation, à la pauvreté extrême, privant le peuple de tout destin révolutionnaire. Pasolini s’adresse à Gramsci comme à un ami intime, un frère, un compagnon de route et évoque son amertume, son dégoût du monde moderne, et son amour profond pour le peuple, la révolte et la nature.

Si les deux hommes sont intimement liés, c’est d’une part par la politique. Certes, Pier Paolo Pasolini est loin de se prétendre philosophe ou théoricien. Pour comprendre ce positionnement, il est nécessaire d’opérer un retour à Gramsci. Au cœur du message des Cahiers de prison, rédigés de 1929 à 1935 à l’ombre des barreaux de la prison sicilienne sur l’île d’Ustica, se trouve l’idée que l’organisation de la culture est organiquement liée au pouvoir dominant et au rôle de l’intellectuel dans la société. Cette fonction s’avère être celle de direction technique et politique exercée par un groupe, qui est soit un groupe dominant soit un groupe qui tend vers une position dominante. 

« Tout groupe social, qui naît sur le terrain originaire d’une fonction essentielle dans le monde de la production économique, se crée, en même temps, de façon organique, une ou plusieurs couches d’intellectuels qui lui apportent homogénéité et conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais également dans le domaine social et politique. »

L’intérêt de l’intellectuel chez Gramsci est qu’il prend part à la dynamique de l’histoire par son engagement au sein de la société et son inscription organique dans un groupe social, en cultivant la lutte que mènent des groupes dominants dans un but de conquête idéologique et d’hégémonie. C’est l’objet même de la bataille des idées développée dans les Cahiers de prison qui doit, selon lui, soustraire le peuple à l’idéologie dominante qui l’annihile. Découvrant le marxisme par les Carnets de prison de Gramsci, Pier Paolo Pasolini se construit parallèlement en tant qu’intellectuel proche du peuple, prêt à prendre la parole pour lui et mettant l’art à son service.

Pasolini, entre intellectuel organique et poète-civique

Pasolini bénéficie d’une image d’artiste sulfureux, polémiste volontiers provocateur, mais surtout d’une image d’un artiste engagé et proche du peuple italien. Adhérant au Parti communiste italien en 1947, il devient le secrétaire de la section de San Giovanni[2]. Les désaccords avec le PCI ne tardent pas et c’est finalement sur la question de l’autonomie du Frioul[3], région chère aux yeux de Pasolini, puisqu’il s’agit de la région d’origine de sa mère, que Pasolini s’éloigne du PCI. Le parti défend une logique unitariste, qui déplaît à Pasolini, celui-ci considérant le Frioul comme sauvé de la modernité et de l’industrialisation que l’unitarisme mettrait à mal. C’est durant le début des années 1940 qu’il écrit ses premiers poèmes en langue frioulane s’opposant ainsi à une unification par la langue de l’Italie, voulant défendre ainsi les spécificités régionales. Pasolini se concentre alors sur l’exaltation de paysages bucoliques mais surtout sur la contemplation de la vie paysanne, dont la simplicité émerveille l’enfant de Bologne. D’ores et déjà, Pasolini clame son amour pour le petit peuple. Mais son séjour dans le Frioul s’achève en 1949 par le scandale qui bouscule la région suite à un coup monté par des notables réactionnaires, qui lui vaut une accusation pour détournement de mineurs et d’homosexualité, deux procès et l’exclusion définitive du Parti communiste. Pasolini se voit forcé de quitter le Frioul et fuit ainsi vers la capitale, laissant derrière lui les paysages sauvages de la région. Mais cette fuite s’avère démiurgique dans la construction du poète engagé qu’il deviendra ; Pasolini s’expatrie à Rome, et cette décennie romaine modifie profondément son art. À l’univers populaire frioulan, fortement dominé par la composante paysanne, succède la plèbe romaine, à laquelle s’associe une langue qui s’avère aussi riche que le frioulan : le patois, argot des masses populaires, que Pasolini parviendra à dompter dans ses romans, ses films et sa poésie.

C’est à ce moment-là qu’il fait la découverte de Gramsci, dont l’œuvre se diffuse de plus en plus en Italie. Pasolini comprend alors sa position de bourgeois, appelé par une inclination mécanique vers le peuple. Il comprend que la misère de ce peuple n’est pas une fatalité mais le résultat d’un long processus historique et que cet état de fait n’a rien d’inaliénable. Se construit alors une œuvre dans le sillon de Gramsci, entre pessimisme de l’intelligence et optimisme de la volonté. Pasolini n’a jamais lu Marx. Sa découverte du marxisme se fait uniquement par les écrits de Gramsci. Dans son ouvrage, La langue vulgaire, il déclare en outre être « […] marxiste au sens le plus parfait du terme quand j’hurle, je m’indigne contre la destruction des cultures singulières, parce que je voudrais que les cultures singulières soient un apport, un enrichissement et entrent en rapport dialectique avec la culture dominante […] Gramsci les défendait, il défendait cette culture, il aurait voulu que survivent ces cultures […] il était totalement contre leur génocide. » Rome s’avère être une ville où Pasolini peut saisir les moindres mouvements d’un peuple urbain, d’un corps social rendu plus sensible par la proximité des centres de décisions gouvernementales. Il se lance ainsi dans la poésie populaire, avec son anthologie, Canzoniere italiano en 1955, qui met en exergue ses positions au sujet des rapports qu’entretient le peuple avec l’Histoire. Parallèlement à son activité de poète, Pasolini, polymorphe, s’essaie au journalisme, notamment avec la fondation de la revue Officina.

Cependant, au fur et à mesure de sa lecture de Gramsci, Pasolini n’hésite pas à le remettre en cause et exprime son besoin d’idéologie qui n’en est néanmoins pas exempt de passion, contrairement à ce qu’il comprend de son aîné. L’importance du Moi apparaît donc au travers de sa poésie et Les cendres de Gramsci mettent en évidence ce paradigme dans l’expérimentation poétique. Composé entre 1951 et 1956, à une période où sa foi communiste s’effondrait, il s’adresse à son aîné, déplorant ses contradictions entre sa conscience de faire partie de l’histoire et son besoin viscéral d’exalter une forme de poésie plus intimiste. Le poète se plaît, dans ce long poème, à exalter les contrastes et les oppositions qui mettent en évidence la situation délicate dans laquelle il se trouve, notamment en utilisant habilement un style ciselé de figures d’opposition (oxymores, distiques et rythme binaire du poème). La poète évoque son parcours atypique, qui se pose en contradiction avec ses origines familiales (son père est un ancien militaire), lui si proche du peuple.

« Scandale de me contredire, d’être / avec toi, contre toi; avec toi dans mon coeur,/ au grand jour, contre toi dans la nuit des viscères;/ reniant la condition de mon père / – en pensée, avec un semblant d’action -/ je sais bien que j’y suis lié par la chaleur[4] »

À cette occasion, Pasolini s’affirme également comme individu à part entière, et même poète à part entière, capable d’exalter un art individuel et pas seulement mettre son oeuvre au service de la bataille culturelle. Loin d’attaquer la figure illustre d’Antonio Gramsci, le poète semble se confesser à lui, ne niant jamais son aîné, ne le réfutant pas mais évoquant son besoin viscéral de revenir à une forme de poésie plus personnelle. Envisager ce dédoublement comme une rupture avec Antonio Gramsci, et le recueil comme une lettre d’adieu au père spirituel, serait erroné, même si à sa publication les communistes s’insurgent contre le recueil. Celui-ci revêt davantage la forme d’une autocritique, envisageant les conséquences directes exercées sur l’identité sociale et la configuration du monde auquel l’individu va se trouver confronté, en restant proche de Gramsci, sans tenir de propos péremptoires sur sa pensée.

« La vie est un bruissement, et ces gens qui / s’y perdent, la perdent sans nul regret, / puisqu’elle emplit leur cœur : on les voit qui / jouissent, en leur misère, du soir : et, puissant, / chez ces faibles, pour eux, le mythe / se recrée… Mais moi, avec le cœur conscient / de celui qui ne peut vivre que dans l’histoire, / pourrai-je désormais œuvrer de passion pure, / puisque je sais que notre histoire est finie ? [5] »

Pasolini remet en question la question de l’intellectuel organique et de son rôle dans la société, sans réfuter la thèse gramscienne. Il introduit sa personnalité d’artiste dans le même champ, en mettant en lumière la contradiction qui lui fait emprunter une voie différente de celle de Gramsci. La relation entre Pasolini et Gramsci n’est donc ni homogène, ni faite de ruptures. La pensée de Gramsci a servi de colonne vertébrale à l’œuvre de Pasolini, de manière plus ou moins intense. La figure de Pasolini n’est pas figée, et une lecture synchronique cherchant infatigablement à trouver l’essence gramscienne chez l’enfant de Bologne tendrait naturellement à voir Gramsci à travers chaque passage de l’œuvre de Pasolini.

Un idéal d’art populaire

Le poète et scénariste réalise néanmoins une œuvre pouvant être caractérisée de populaire, notamment au travers de ses films et de ses romans. À titre d’exemple, Les Ragazzi, paru en 1955, évoque l’histoire d’une jeunesse du sous-prolétariat urbain de Rome, durant l’après-guerre alors que la misère est plus présente que jamais. Ce roman n’a pas véritablement d’intrigue, il s’agit du récit de l’errance somnambulique d’une jeunesse désœuvrée en proie aux doutes et soumise au destin qui incombe au sous-prolétariat.

Dans son roman Une vie violente, publié en 1961, Pasolini va plus loin, non seulement en décrivant l’état misérable de cette jeunesse après la guerre, dans les bas-fonds de l’Urbs, gangrénée par la pauvreté mais aussi l’envie d’ascension sociale. Tommasino, le personnage principal, n’a rien d’un héros : jeune romain, il grandit dans les bidonvilles et vole, escroque, intimide pour survivre. Pasolini nous traîne froidement dans les rues crasses de Rome, où s’entassent mendiants, prostituées, drogués et seules les descriptions du ciel permettent au lecteur de s’échapper. À cette crasse s’opposent également les âmes de ses personnages : la détresse de Tommasino, l’émouvante solidarité des classes populaires, l’amour juste. Tommasino vit également une contradiction déchirante, entre son appartenance à la classe sous-prolétarienne et son envie d’ascension dans la société. Une vie violente est l’occasion pour Pasolini de clamer son amour pour cette deuxième Italie, bien loin des idéaux et de la beauté de l’Antiquité et de la Renaissance, l’Italie populaire et pourtant si authentique.

Ce cadre du milieu urbain miséreux de la périphérie romaine est repris dans son œuvre Mamma Roma, qui prend la suite de son tout premier film Accatone. Dans Mamma Roma, une jeune prostituée d’une quarantaine d’années, jouée par la bouleversante Anna Magnani, tente de refaire sa vie aux côtés de son fils Ettore, qui ignore le passé de sa mère. Figure sacrificielle, la mère d’Ettore va tout mettre en œuvre afin d’offrir à son fils un avenir loin des bidonvilles de la banlieue de Rome. Tout comme dans Une vie violente, Mamma Roma dresse l’ambiguïté d’une vie sous-prolétaire avec une structure petite-bourgeoise. Les sous-prolétaires des borgate romaines constituent véritablement la matière de ses films ainsi que de ses romans.

À partir de 1973 et jusqu’à sa mort, qui survint en 1975, Pasolini se tourna vers le journalisme, notamment avec ses écrits corsaires publiés dans le journal Corriere della Sera. L’essence des écrits corsaires se trouve dans la critique du néocapitalisme d’État et du consumérisme, qui détruisent le monde et le peuple. Il dénonce le développement dénué de progrès qui, sous couvert d’améliorer les conditions de vie, transforme les peuples, les réduisant à une classe moyenne, indifférenciée, docile, qui s’appuie sur un sous-prolétariat miséreux. Il évoque la crise culturelle qui sévit en Italie à partir des années 1960, entre l’industrialisation, les objectifs des appareils économiques, politiques, idéologiques et culturels, la disparition des différences linguistiques etc. Il évoque ainsi dans Salo, sorti en 1975, cette jeunesse massacrée par ce monde.  

Pasolini, Gramsci : le populisme du savoir

Pasolini représente-t-il l’idéal de l’intellectuel chez Gramsci ? Pour Jean-Marc Piotte, dans son ouvrage La Pensée politique de Antonio Gramsci, paru en 1970, ainsi que pour Frédéric Bon et Michel-Antoine Burnier dans Les Nouveaux intellectuels, paru en 1966, on peut voir chez Gramsci la construction d’une pensée des intellectuels, entre élément effectif de la civilisation et œuvre d’art, sans toutefois définir un véritable modèle. La découverte de Gramsci pour le jeune Pasolini constitue une avancée dans son art, sans pour autant devenir une tension idéologique dans son œuvre. Le gramscisme chez Pasolini s’apparente ainsi à la prise de conscience de l’importance de l’Histoire dans la société et ses conséquences sur le peuple. Les cendres de Gramsci témoignent de la réticence de Pasolini à s’ancrer dans la pensée de Gramsci. Le drame décrit dans le poème est autant historique que personnel.

« Nous appelons poète civil, en Italie, un poète qui s’engage dans un contexte, disons-le ainsi, historique, politique et social. […] La grande originalité de Pasolini a été de faire une poésie civile de gauche, excluant l’humanisme et se rapprochant des Décadents européens [7]»

Quelle est la véritable fonction du poète civil ? C’est le poète qui se substitue aux paysans pour parler dans leur propre langue. Les premiers vers de Pasolini, lors de sa période frioulane, étaient dans le dialecte de cette région et le bouleversement dû à la découverte des borgate de Rome donnera lieu à une écriture plus proche du peuple de la capitale, plus sombre aussi, bien loin de l’exaltation des paysages de la côte adriatique. Le poète civil donne ainsi sa voix au peuple, aux plus faibles, en chantant non seulement ses vertus mais bien plus la réalité, l’âpreté et la dureté de leur existence.

Pour Pasolini, le peuple, sujet évident qui se définit par son opposition aux élites, se pose face à la classe dominante, dans une lutte pour le pouvoir, mais également une lutte pour vivre, contre l’industrialisation et la mort des petites cultures. Son œuvre tente de capter l’âme du peuple, rendu souverain à la fin d’un XXe siècle qui le voit dépérir, et ainsi « mendier un peu de lumière pour ce monde ressuscité par un obscur matin[7]».

[1] GRAMSCI A., Cahiers de prison, n°6 à 9, Gallimard, Paris, 1983, p. 770.

[2] San Giovanni Rotondo est une ville de la province de Foggia dans la région des Pouilles.

[3] Région historico-géographique se trouvant dans l’actuelle Vénétie.

[4] PASOLINI P. P., Les Cendres de Gramsci, Gallimard, Paris, 1980, p. 29.

[5] PASOLINI P. P., Les Cendres de Gramsci, Gallimard, Paris, 1980, p. 43.

[6] MORAVIA A., « Pasolini poète civil », dans L’inédit de New York, Arléa, Paris, 2008, p. 10-11.

[7] PASOLINI P. P., « Comice », Les Cendres de Gramsci, Gallimard, Paris, 1980, p. 49.

Comment les milliardaires tentent d’acheter la primaire démocrate pour contrer Sanders

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Michael Bloomberg en 2007. ©David Berkowitz / Flickr

Au grand dam des électeurs, le nombre de candidats à la primaire démocrate ne cesse d’augmenter. L’arrivée du milliardaire Michael Bloomberg et du gestionnaire de fonds d’investissement Deval Patrick marque le franchissement d’un nouveau palier dans la panique des élites néolibérales face à la montée de la gauche américaine, au risque de faire imploser le parti démocrate et d’offrir un second mandat à Donald Trump.


Comme nous l’écrivions précédemment, face au succès des candidatures de Warren et Sanders, les élites démocrates paniquent. Malgré la défaite d’Hillary Clinton en 2016 et les sondages prometteurs de deux candidats marqués à gauche dans d’hypothétiques duels face à Trump, ces cercles de dirigeants restent convaincus que seul un candidat modéré peut l’emporter face à l’ancienne star de téléréalité. À cette curieuse certitude s’ajoute une forte angoisse à l’idée de s’aliéner la classe des ultra-riches qui contribue au financement du parti et dont certains éléments ont déjà indiqué préférer Trump à Elizabeth Warren.

Or, les alternatives centristes peinent à convaincre. Joe Biden résiste dans les sondages nationaux, mais décroche dans les deux premiers États qui voteront aux primaires (Iowa et New Hampshire). Surtout, il ne dispose d’aucune base militante et peine à lever des fonds, alors que ses performances désastreuses lors des débats télévisés, sa propension à multiplier les gaffes en meeting et son lourd passif politique constituent des faiblesses alarmantes dans la perspective d’un duel face à Donald Trump.

Les premiers candidats propulsés par l’establishment démocrate et l’éditocratie pour incarner une alternative à Joe Biden ont implosé en vol : Beto O’Rourke, présenté comme « l’Obama blanc », a jeté l’éponge après une spectaculaire chute sondagière. Kamala Harris, un temps perçue comme une favorite capable d’unir le parti, ne s’est jamais relevée de sa tentative de triangulation sur l’assurance maladie et vient d’abandonner à son tour. Pete Buttigieg, nouvelle égérie médiatique en progression significative dans les enquêtes d’opinion, reste moins populaire que Donald Trump auprès des Afro-Américains.

Signe de la fébrilité du parti, pas moins de 28 candidats ont officiellement rejoint la campagne, contre 8 en 2008 et 6 en 2016. Au milieu des sénateurs establishment-compatibles plafonnant à 3 % d’intention de vote et d’une flopée d’élus du Midwest plaidant pour une politique du compromis avec le parti républicain, on trouve un multimillionnaire ayant fait fortune dans l’assurance maladie qui explique qu’on ne peut pas nationaliser le système (John Delaney), une guru du développement personnel qui pense que seul l’amour universel triomphera de Trump (Marianne Williamson), un entrepreneur arborant le slogan « MATH » en réponse aux casquettes rouges « MAGA » des fans de Donald Trump (Andrew Yang), sans oublier Tom Steyer, un milliardaire « de gauche » qui critique l’influence de l’argent en politique après avoir dépensé 50 millions de dollars pour s’acheter une présence aux débats télévisés à coup de publicités ciblées. Ces candidatures folkloriques n’inquiètent guère les cadres du parti, obsédés par Bernie Sanders au point d’organiser en avril 2018 des dîners pour esquisser une stratégie contre le sénateur socialiste [1], alors qu’Obama affirmait en privé ne souhaiter prendre position pour aucun candidat, sauf contre Sanders s’il s’apprête à gagner, afin de le stopper. [2]

Le 15 novembre, devant un parterre de riches donateurs, l’ancien président a franchi le pas en alertant sur l’illusion d’une candidature trop à gauche tout en critiquant « l’aile activiste de notre parti ». De la part d’un président ayant mis sur pied un réseau de militants sans précédent et fait campagne sur le thème de l’espoir et du changement (« hope and change ») avec le slogan « yes we can » (oui nous pouvons), cela pourrait paraître paradoxal. [3]

Hillary Clinton, elle, se plaignait récemment à la BBC de subir une “immense pression” de la part de « beaucoup, beaucoup, beaucoup de gens » pour se représenter. Il semblerait qu’elle n’ait pas à s’exécuter, puisque deux candidats de poids viennent de rejoindre la course à l’investiture : l’ancien gouverneur du Massachusetts, multimillionnaire et avocat d’affaires Deval Patrick, et l’ancien maire de New York et neuvième fortune mondiale Mike Bloomberg. La démocratie américaine pourrait ne pas s’en remettre.

Deval Patrick : élites «corrompues» cherchent centre désespérémment

Convaincu que l’enjeu consiste à trouver un candidat « électable » (concept flou et contredit par les victoires de Reagan, Bush junior, Obama et Trump), Deval Patrick espère capturer un hypothétique centre dont l’existence est remise en cause par la défaite d’Hillary Clinton. Sa candidature représente une alternative plus jeune à Joe Biden et plus colorée à Pete Buttigieg, bien qu’il défende les mêmes idées. Financé par un « super PAC » (Political Action Committee, une entité juridique attachée à un candidat qui peut collecter et dépenser des sommes illimitées pour une campagne électorale) ayant levé plusieurs millions depuis 2018, majoritairement grâce au milliardaire Dan Fireman, M. Patrick espère refaire son retard à coup de gros dollars.

Son parcours professionnel semble avoir été construit pour enrager les électeurs démocrates : avocat de Texaco dans le procès intenté par l’Équateur suite aux gigantesques pollutions commises par la compagnie pétrolière dans l’Amazonie, il rejoint ensuite Ameriquest, le plus gros pourvoyeur de prêts immobiliers subprimes à l’origine de la crise financière de 2008, avant de devenir le PDG de Bain Capital, un fonds d’investissement vautour appartenant à Mitt Romney (adversaire républicain de Barack Obama en 2012), que le parti démocrate avait dépeint avec succès comme l’archétype de l’entreprise destructrice d’emploi et de lien social. Pour le Huffington Post, il incarne « la quintessence de l’avocat d’affaires mouillé dans les pires schémas de corruption des élites américaines ». Le fait qu’il soit pressenti comme un candidat « électable » par les élites démocrates en dit long sur leur déconnexion avec la base du parti.

The Massachusetts new state health system was Governor Deval Patrick’s topic at the Health Care Caucus in Denver. © Alison Klein, WEBN News 2008.

À en croire les salles vides qui ont accueilli ses premiers déplacements (une intervention ayant été annulé à la dernière minute faute de public), Deval Patrick n’a aucune chance de remporter la primaire. Mais sa voilure financière pourrait lui permettre de diffuser de nombreux spots publicitaires attaquant l’aile gauche du parti, comme le fait déjà Pete Buttigieg avec un entrain déconcertant.

Néanmoins, sa capacité de nuisance reste sans commune mesure comparée à celle de « Mike 2020 » Bloomberg, le cinquième homme le plus riche du pays.

Michael Bloomberg : l’oligarchie candidate aux élections ?

À la tête d’un empire médiatique et assis sur une fortune de 58 milliards de dollars, l’ancien maire de New York convoitait depuis quelques années la présidence du pays, sans oser franchir le pas. La victoire d’un pseudo-milliardaire en 2016, combinée à la percée de l’aile gauche démocrate et la faiblesse apparente de Joe Biden, l’auraient convaincu de se lancer. Ça, plus les encouragements de Jeff Bezos, le PDG d’Amazon et première fortune mondiale, qui voit d’un très mauvais œil le succès des campagnes d’Elizabeth Warren et de Bernie Sanders.

Comme le dénonce ce dernier, la stratégie électorale de Bloomberg ressemble à une tentative assumée d’acheter l’élection. Sa campagne a débuté par un barrage de spots publicitaires, saturant les ondes et les pages internet de tout le pays. Le budget de cette manœuvre initiale s’élève à 37 millions de dollars, dépensés en une seule semaine, soit la moitié des fonds collectés par son rival démocrate le mieux financé (Bernie Sanders) en huit mois. Pour donner une idée de l’ampleur de ce premier blitz publicitaire, le précédent record hebdomadaire pour une campagne électorale était de 34 millions de dollars, atteint par Hillary Clinton lors de la toute dernière semaine de l’élection 2016. [5]

Et ce n’est que le début. Bloomberg compte investir entre 500 millions et 1 milliard de dollars. Il faudra au moins cela pour convaincre les électeurs démocrates de voter pour un ancien républicain qui avait fait campagne pour la réélection de George W. Bush en 2004 avant d’instaurer le contrôle au faciès systémique à New York. Mais s’il fallait retenir un exemple de la déconnexion de l’ancien maire avec l’Américain moyen, on évoquerait sa taxe sur les sodas, honnie pour son caractère paternaliste et son cœur de cible (les classes populaires).

Les chances de Michael Bloomberg restent faibles : il pointe à 3 % dans les intentions de vote, ne pourra vraisemblablement pas participer au débat télévisé de décembre et a décidé de ne pas se présenter aux primaires des quatre premiers États (Iowa, New Hampshire, Caroline du Sud, Nevada) qui votent en février pour se concentrer sur les grands États du Super Tuesday prévu le 3 mars 2020. [7]

Pour autant, sa campagne envoie un signal désastreux. Les démocrates ne cessent de peindre Trump comme un président raciste, corrompu, défendant les intérêts des plus riches et représentant une menace pour la démocratie. Opposer à ce magnat de l’immobilier un ponte de Wall Street à l’origine d’une loi qui a favorisé la discrimination raciale à New York, revendique d’acheter l’élection et compte utiliser son gigantesque groupe de presse Bloomberg News comme organe de propagande constitue une curieuse façon de sauver la démocratie des griffes de Donald Trump.

En effet, Michael Bloomberg a demandé aux 2700 journalistes qu’il emploie de ne pas enquêter sur sa campagne, et par souci d’équité, d’étendre ce traitement préférentiel à ses adversaires démocrates. Plutôt que de se séparer de cet actif ou d’encourager ses employés à le couvrir aussi fermement qu’ils le font pour la Maison-Blanche, il a pris l’option la plus égoïste, sans penser aux conséquences. Car le groupe Bloomberg News paye très bien ses employés, au point de représenter un filet de sécurité pour la profession qui pourrait décourager de nombreux journalistes exerçant dans des médias concurrents de se montrer trop critiques envers un potentiel et généreux futur employeur. [7]

Du pain béni pour Donald Trump, qui n’a de cesse de désigner la presse comme « l’ennemi du peuple », un appareil de production de fake news au service du parti démocrate. Lorsqu’on sait à quel point FoxNews est liée au président, qui y recrute ses collaborateurs et téléphone aux émissions en direct pour « décompresser », on a de quoi s’indigner. Mais si les présentateurs vedettes de la chaîne conservatrice s’affichent parfois aux côtés du président lors de ses meetings, Michael Bloomberg vient d’embaucher le responsable communication de sa propre chaîne au poste de directeur de campagne.

L’autre point noir touche évidemment au financement de sa campagne. Le parti démocrate, sous l’impulsion de Bernie Sanders, avait entrepris de se distancier des modes de financement électoraux les plus problématiques, dont les fameux super PAC. Pour les primaires, à l’exception récente de Joe Biden et Deval Patrick, les candidats ont tous pris l’engagement de ne recourir qu’aux dons individuels, la plupart refusant ceux liés à l’industrie pétrolière. La chambre des représentants au Congrès (sous contrôle démocrate) a également voté un texte de loi pour réduire l’influence de l’argent sur les élections. Si le texte a été bloqué au Sénat par les républicains, il devait envoyer un signal fort. Avec sa candidature, Mike Bloomberg fait voler les efforts démocrates en éclats.[8]

Si Donald Trump avait évité d’autofinancer sa propre campagne, par conviction qu’il ne pouvait gagner et par manque probable de moyens financiers, [9] Bloomberg semble déterminé à payer le prix nécessaire à sa victoire. Un duel de milliardaires pour la Maison-Blanche constituerait l’aboutissement logique de 50 ans d’efforts législatifs pour déréguler le financement des élections.

Quel impact sur la primaire démocrate ?

Pour battre Trump, Bernie Sanders (et, dans une moindre mesure, Elizabeth Warren) fait campagne en dénonçant l’influence de l’argent sur la politique et en fustigeant la corruption qui gangrène la Maison-Blanche, tout en avançant un programme populaire plébiscité par 70 % des Américains (dont une fraction significative des électeurs de Donald Trump) sur au moins quatre aspects : la nationalisation et socialisation de l’assurance maladie, l’impôt sur les très grandes fortunes, la hausse du salaire minimum et un « new deal vert ». Plutôt que d’appuyer cette vision ambitieuse qui n’a aucune chance d’être votée telle quelle par un Congrès fortement dominé par les conservateurs (républicains et démocrates), ou simplement de financer des campagnes sénatoriales de candidats plus modérés qui pourraient tempérer les ardeurs socialistes d’un hypothétique président Sanders, les riches donateurs et l’establishment démocrate usent de tous leurs moyens pour tuer ce projet politique dans l’œuf, témoignant du refus croissant de la classe capitaliste de voir son pouvoir subir le moindre début de contestation.

Le résultat risque d’être désastreux pour les démocrates. Non seulement des millions de dollars disponibles pour combattre le parti républicain sont dépensés pour convaincre les Américains que tout projet politique désirable et ambitieux n’est pas réaliste, mais avec l’arrivée de Bloomberg, la corruption et connivence de Trump avec les puissances financières risquent d’apparaitre comme de l’amateurisme.

Ironiquement, cette nouvelle configuration pourrait aider Elizabeth Warren et Bernie Sanders, qui voient leur critique d’un système politique corrompu par l’argent explicitement validé. Surtout, Bloomberg devrait en priorité grignoter l’électorat de Biden et celui de Buttigieg, puis de Warren, avant que Sanders n’observe une fuite de ses propres soutiens.

Cependant, il ne faut pas sous-estimer l’efficacité des publicités ciblées et du soutien médiatique, qui semblent être à l’origine de l’étonnante percée de Pete Buttigieg. En attaquant les propositions de Sanders et celles de Warren, comme le fait déjà implicitement son premier spot publicitaire, la campagne de Bloomberg pourrait servir à contenir Sanders et propulser Buttigieg. Mais les médias américains en général et la chaîne prodémocrate MSNBC en particulier s’en chargent déjà gratuitement et quotidiennement, avec des résultats mitigés. [10] Ce qui amène à s’interroger sur la finalité de la candidature Bloomberg, et la perspicacité de ce dernier. Au-delà d’une forme de vanité, on peut y voir un cas d’école d’aveuglement de classe. Les élites démocrates évoluent entre elles et emploient des collaborateurs prompts à chanter leurs louanges et renforcer leurs illusions de destinée manifeste et de supériorité intellectuelle. Après avoir offert un tremplin à Donald Trump en 2016, ces élites illusionnées pourraient, malgré elles ou sciemment, faciliter sa réélection en 2020.

***

Notes et références :

Auteur : @politicoboyTX

[1] Lire cette enquête du New York Times : « Stop Sanders democrat are agonizing over his momentum »

[2] Lire cette enquête de Politico « Waiting for Obama »

[3] Lire Jacobinmag : « Le véritable Obama montre enfin son visage » pour plus de détails sur les assauts répétés d’Obama contre la gauche américaine. https://www.jacobinmag.com/2019/11/obama-socialism

[4] À propos de la candidature de Deval Patrick et de sa carrière, lire cette analyse de Matt Taibbi (Rolling Stone) et celle-ci de Jacobin

[5] Pour les détails sur les aspects financiers des dépenses de campagne de Bloomberg, lire : https://abcnews.go.com/Politics/bloomberg-places-upward-254-million-worth-television-ads/story?id=67235779

[6] Pour les détails de sa stratégie électorale, lire https://fivethirtyeight.com/features/how-michael-bloombergs-late-bid-for-the-democratic-nomination-could-go/

[7] Lire à ce propos l’analyse de Matt Taibbi (RollingStone): https://www.rollingstone.com/politics/political-commentary/michael-bloomberg-presidential-run-2020-news-journalism-media-bias-918323/

[8] Lire dans Le Monde cette tribune de Julia Cagé : https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/11/26/la-candidature-de-michael-bloomberg-est-une-mauvaise-nouvelle-pour-la-democratie_6020508_3232.html

[9] Trump n’a versé que 12 millions de dollars pour les primaires, sous la forme d’un prêt. En juillet 2016, il rechignait encore à mettre davantage d’argent dans la campagne, sa contribution totale étant estimée à 60 millions de dollars, la majeur partie sous forme de prêts et de factures à ses propres entreprises. https://www.politifact.com/truth-o-meter/statements/2016/feb/10/donald-trump/donald-trump-self-funding-his-campaign-sort/

[10] : En particulier, la chaîne MSNBC et le New York Times, médias les plus influents auprès des électeurs démocrates. Pour plus de détails, lire : https://www.jacobinmag.com/2019/11/corporate-media-bernie-sanders-bias-msnbc-warren-biden

La Thuringe et le chaos à venir

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Les élections en Thuringe ont sonné un lourd revers pour l’hégémonie de la CDU d’Angela Merkel et le consensus allemand© Sven Mandel

Le 27 octobre 2019 se sont tenues les élections législatives du Land de Thuringe. Ces élections dans l’un des Land les moins peuplés d’Allemagne (2,1 millions d’habitants, à peine 2,5 % de la population allemande) auraient pu passer inaperçues. Pourtant elles pourraient aussi bien être annonciatrices d’un bouleversement de la scène politique allemande et de la fin de l’hégémonie de la CDU d’Angela Merkel.


Patience et persévérance de Die Linke

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Bernhard Vogel, premier ministre-président de la Thuringe et figure mythique de la CDU © Bundesarchiv

En 2014, les élections en Thuringe marquaient un tournant dans la politique allemande. Depuis 1990, ce Land était en effet dirigé par la CDU, l’Union Chrétienne-Démocrate de la chancelière Angela Merkel, et était vu comme l’un de ses bastions. Pourtant en 2009 la CDU a perdu la majorité absolue mais les sociaux-démocrates du SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) avaient néanmoins préféré former une alliance avec les chrétiens démocrates plutôt qu’avec la gauche radicale de Die Linke. Retournement de situation en 2014 : le SPD atteint un score historiquement bas avec 12,4 % des voix et s’allie avec Die Linke et les Verts pour créer une coalition dite Rot-Rot-Grün (rouge-rouge-verte, en référence aux couleurs des partis qui les composent).

Politiquement, ce retournement marque une rupture dans l’histoire de l’Allemagne réunifiée. Alors que des coalitions Rot-Rot-Grün auraient été envisageables dès 2009, le SPD avait préféré être le partenaire minoritaire de la CDU. En effet, même si le SPD dirigeait déjà plusieurs Länder de l’ex Allemagne de l’Est avec Die Linke comme partenaire minoritaire, la situation en Thuringe se posait différemment : en 2009 die Linke était arrivée en 2ème position et le SPD en 3ème position. Former une coalition aurait donc signifié laisser à die Linke la direction du gouvernement régional. Or ce parti est alors encore largement considéré comme un paria en raison de ses liens à l’Est avec le SED (Parti Socialiste Unifié d’Allemagne), l’ancien parti dirigeant de RDA, et en raison également de la présence d’anciens membres de la Stasi au sein du parti, notamment quatre de ses cadres en Thuringe, selon le quotidien Bild.1

[Die Linke] est alors largement considéré comme un paria en raison de ses liens à l’Est avec […] l’ancien parti dirigeant de RDA et de la présence d’anciens membres de la Stasi au sein du parti

Le 19 novembre 2014, à l’occasion de la signature du contrat de coalition Rot-Rot-Grün entre Die Linke, die Grüne, le SPD et dirigée par Die Linke, le président de la République allemande de l’époque Joachim Gauck, pasteur en Allemagne de l’Est du temps de la RDA, était d’ailleurs sorti de sa réserve politique pour s’émouvoir du fait que « pour les gens qui ont vécu en Allemagne de l’Est et qui ont mon âge, c’est difficile à accepter »2. Sous la pression du SPD et des Verts, le préambule de l’accord de coalition incluait de ce fait la phrase suivante : « Parce qu’à travers des élections non libres, la légitimation démocratique faisait structurellement défaut à l’action publique, parce que chaque droit et chaque mesure équitable pouvaient prendre fin si un petit ou un grand détenteur de pouvoir le décidait, parce que le droit et la justice n’avaient pas cours pour ceux dont le comportement n’était pas conforme au système, la RDA était en conséquence un Etat de non-droit »3. Une phrase qui avait provoqué une polémique au sein de Die Linke, notamment avec les membres issus du SED4.

Une coalition sociale-démocrate modérée

Concernant le programme politique, l’accord de coalition signé en 2014 ne prévoyait pas de grands bouleversements. Il intégrait le respect de l’équilibre budgétaire inscrit dans la constitution, l’absence de nouvelles dettes et reconnaissait la bonne gestion de l’économie par la CDU. La coalition se déclarait même favorable au TAFTA, le traité de libre-échange entre l’UE et les États-Unis (sous réserve qu’il n’attaque ni l’environnement ni les droits des travailleurs) !

Malgré tout, cet accord a donné lieu à la création de centaines de postes d’enseignants et de policiers, au remplacement d’une prime à l’éducation par la gratuité des deux premières années de crèche, au développement de l’accès à internet et à une baisse des tarifs des transports en commun pour les étudiants. L’antenne régionale de l’Office Fédéral de Protection de la Constitution, qui est le service de renseignement intérieur allemand, a aussi été fermée en raison de ses liens avec des groupes terroristes d’extrême-droite, notamment néo-nazis5, même si le gouvernement fédéral pouvait continuer à autoriser son utilisation dans des cas particuliers.

A l’heure du bilan, ce sont les éloges qui sont de mise : Le Monde juge que le gouvernement de Thuringe « cultive une image rassurante de gestionnaire pragmatique »6, la revue socialiste américaine Jacobin estime que « la coalition de Bodo a été une administration social-démocrate modérée dans le meilleur sens du terme »7 et selon TAZ, le principal quotidien de gauche allemand, le parti Die Linke en Thuringe « n’est rien d’autre qu’un parti social-démocrate, central et mainstream, tel qu’il existait autrefois dans le meilleur sens du terme dans l’ancienne République fédérale d’Allemagne – au sein du SPD. »8.

« la coalition de Bodo a été une administration social-démocrate modérée dans le meilleur sens du terme »

Le bilan de cette coalition social-démocrate modérée est aussi salué par les habitants de Thuringe. Selon un sondage effectué le jour du vote9, 70 % des sondés considèrent que Bodo Ramelow a été un bon ministre-président (dont 60 % des sympathisants de la CDU et même 26 % de ceux de l’AfD), ce qui le place presque à égalité avec le mythique Bernhard Vogel (CDU). 68 % des sondés sont aussi satisfaits du travail qu’il a effectué contre 38 % en faveur de son opposant de la CDU et 14 % pour celui de l’AfD. Enfin, 58 % des sondés sont satisfaits du gouvernement régional, soit le taux le plus élevé observé depuis le premier sondage en 1999.

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Bodo Ramelow, ministre-président de Thuringe et tête de liste de Die Linke © Sandro Halank

La modération de ce premier gouvernement régional dirigé par Die Linke peut s’expliquer par une raison simple : la Thuringe n’en était pas le principal enjeu mais cette coalition inédite devait bien plutôt avoir un rôle exemplaire pour le reste de l’Allemagne fédérale. En effet en 2013, lors des élections fédérales allemandes, une coalition entre le SPD, les Verts et Die Linke aurait disposé de 320 sièges sur les 631 du Bundestag. Pourtant le SPD avait préféré former un gouvernement avec la CDU et justifiait notamment cette décision en invoquant le manque de culture de gouvernement du parti Die Linke et son rapport ambigu à la RDA. Un gouvernement modéré et populaire en Thuringe devait donc permettre d’envisager la formation d’une coalition Rot-Rot-Grün à l’échelle fédérale après les élections de 2017, ce que les résultats ne permettront finalement pas (34% pour la CDU et 24% pour le SPD, die Linke et die Grüne réunis).

L’AfD en seconde position, le choc

Le 27 octobre 2019 lorsque les résultats de l’élection régionale en Thuringe apparaissent, les derniers espoirs de la coalition Rot-Rot-Grün s’effondrent face à la marée bleue de l’AfD. Même si Die Linke progresse de trois points et atteint son plus haut niveau historique avec 31 % des voix, ce n’est pas ce qui va faire le plus de bruit : lorsque l’AfD parvient à la 2e place en doublant son score de 2014 avec 23,4 % des voix et relègue la CDU en 3e position avec 21,7 % contre 33,5 % en 2014, c’est l’équivalent d’un tremblement de terre qui se produit.

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Björn Höcke, tête de liste de l’AfD, incarne l’aile la plus extrémiste du parti© Sandro Halank

Un résultat d’autant plus déroutant que la tête de liste de l’AfD en Thuringe, Björn Höcke, est surveillé par l’Office Fédéral de Protection de la Constitution pour « avoir relativisé le national-socialisme dans sa dimension historique »10 et avait échappé de peu à une exclusion du parti en 2017 après avoir déclaré que « le mémorial de Berlin aux victimes de la Shoah était « un monument de la honte » et réclamé « un virage à 180 degrés de la politique mémorielle de l’Allemagne », considérant comme « un grand problème » que Hitler soit dépeint comme « l’incarnation du mal absolu ». »11. Après les scores retentissants de l’AfD en Saxe et au Brandebourg, où les listes étaient menées respectivement par un membre de Pegida (mouvement anti-musulmans) et un néonazi, il est devenu évident que les figures extrémistes n’affaiblissent pas le vote pour l’AfD.

la tête de liste de l’AfD, Björn Höcke, est surveillé par l’Office Fédéral de Protection de la Constitution pour « avoir relativisé le national-socialisme dans sa dimension historique »

En dehors de la poussée de l’extrême-droite, la coalition Rot-Rot-Grün est également plombée par le recul du SPD qui avec seulement 8,2 % des voix perd 4,2 points par rapport à 2014 et celui des Verts qui perdent 0,5 points et n’obtiennent que 5,2 % des voix malgré leur dynamique nationale. De plus, les libéraux du FDP parviennent à rassembler 5 % des suffrages et se trouvent de cinq voix au dessus du seuil électoral, ce qui leur ouvre les portes d’une représentation au parlement régional. Il aura fallu attendre les résultats définitifs le 7 novembre, soit plus de dix jours après le scrutin pour être sûr de leur qualification !

Un paysage politique dispersé, à la manière d’un puzzle

https://de.wikipedia.org/wiki/Landtagswahl_in_Th%C3%BCringen_2019#/media/Datei:Th%C3%BCringen_Landtagswahlkarte_2019.svg
Résultat des élections en Thuringe par circonscription © Furfur

L’élection régionale de 2019 en Thuringe marque une nouvelle rupture politique historique en Allemagne. Pour la première fois, aucun des partis de l’ancienne République Fédérale Allemande (CDU, SPD, FDP et Verts) n’occupe la première place dans une élection régionale, ni même la deuxième ! Encore plus phénoménal, ces 4 partis sont minoritaires avec à peine 40,1 % des voix. Le constat est tout aussi cruel pour la Grande Coalition (SPD-CDU) qui dirige l’Allemagne mais ne rassemble lors de cette élection plus que 29,9 % des voix.

Pour la première fois, aucun des partis de l’ancienne République Fédérale Allemande (CDU, SPD, FDP et Verts) n’occupe la première place dans une élection régionale, ni même la deuxième !

L’avenir du gouvernement de Thuringe est donc bien incertain. Ni la coalition Rot-Rot-Grün ni une alliance des forces politiques de l’Ouest ne dispose d’une majorité.  La doctrine fédérale du FDP (parti libéral), « pas de gouvernement plutôt qu’un mauvais gouvernement »,  rend impossible tout accord avec la Rot-Rot-Grün tandis que le cordon sanitaire mis en place autour de l’AfD empêche toute coalition de cette dernière avec le FDP et la CDU. Il reste donc deux solutions : une Grande Coalition « de l’Est » avec Die Linke et la CDU, qu’ont appelée de leurs vœux plusieurs responsables de Die Linke, ou un gouvernement minoritaire de Die Linke.

Cette dernière hypothèse d’un gouvernement minoritaire dirigée par die Linke divise au sein de la presse allemande de gauche. D’un côté cela éviterait de voir la CDU diriger des administrations et entraînerait une re-politisation des débats en renforçant le rôle du parlement12. Mais de l’autre cette option contribuerait aussi mécaniquement à donner plus de place à l’AfD et pourrait conduire à l’adoption de lois attaquant les droits des migrants ou la protection sociale, en raison de la majorité dont disposeraient la CDU, le FDP et l’AfD13. Enfin l’importance de la stabilité politique dans la culture politique allemande ne plaide pas, elle non plus, en faveur de cette option, avec à peine dix gouvernements régionaux minoritaires en 65 ans dont un seul ayant duré plus d’un mandat. C’est donc entre les mains de la CDU que réside l’avenir du gouvernement de Thuringe.

La CDU dans la tempête

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Mike Mohring, tête de liste de la CDU en Thuringe© Sandro Halank

Or dire que celle-ci est divisée relève de l’euphémisme. En Thuringe, le secrétaire général de la CDU continue à tenir la ligne officielle de refus d’alliance avec Die Linke comme avec l’AfD. Mais dans le même temps Mike Mohring, la tête de liste aux élections, demande l’autorisation à la CDU fédérale de mener localement des négociations avec Die Linke alors que Michael Heym, vice-président du groupe de la CDU au parlement de Thuringe, appuyé par 17 élus de la CDU de Thuringe, a suggéré qu’un gouvernement minoritaire de la CDU avec le soutien extérieur de l’AfD se mette en place.

Selon le journal Der Freitag, Mike Mohring pourrait cependant chercher à jouer un jeu dangereux14. Lors de l’élection au parlement du ministre-président il pourrait récupérer les voix de l’AfD soucieuse d’éviter la réélection de Bodo Ramelow. Grâce au vote à bulletin secret, il pourrait cependant prétendre à un soutien des Verts et du SPD et obliger les autres partis à le soutenir en menaçant de devoir s’appuyer sur l’AfD.

Cette manœuvre digne des meilleurs épisodes de House of Cards est cependant peu à même de se produire. D’abord parce qu’elle supposerait qu’aucune défection n’ait lieu dans les rangs de la CDU et du FDP alors que l’AfD est un parti constitué de néonazis et autres personnalités appartenant à des courants ultra-radicaux flirtant ouvertement avec le racisme et l’antisémitisme. Ensuite parce que cette option est hautement impopulaire : 65 % des Thuringiens (et 81% des adhérents à la CDU) souhaitent que la CDU continue à exclure l’idée d’un gouvernement avec l’AfD 15. Enfin, un ministre-président de la CDU élu avec les voix de l’AfD provoquerait une onde de choc dans tout le pays alors même que la CDU est déjà fragilisée au niveau national, en plus d’être divisée sur la ligne à tenir pour retrouver un nouveau dynamisme. 

65 % des Thuringiens souhaitent que la CDU continue à exclure un gouvernement avec l’AfD dont 81 % des adhérents de la CDU

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Friedrich Merz, vieux rival d’Angela Merkel au sein de la CDU © Olaf Kosinsky

Effondrement des deux partis de gouvernement traditionnels et montée d’une AfD sans complexe qui bénéficie du renouvellement des générations : la saison des congrès qui va s’ouvrir sera particulièrement tendue. En ce qui concerne la CDU, le réveil des ambitions face à une direction fragilisée, la rivalité entre Friedrich Merz et Angela Merkel, et la question explosive de potentielles alliances avec die Linke vont agiter ce 32ème Congrès du parti. « Der Flügel » le courant radical dirigé par Björn Höcke, la tête de liste de l’AfD en Thuringe, va profiter de sa victoire pour renforcer ses positions au sein de l’AfD. Quant au SPD, ses membres ont choisi le 30 novembre dernier d’élire à sa tête des dirigeants peu favorables à la poursuite d’une Grande Coalition déjà bien fragile à mi-mandat16. Les élections régionales en Thuringe pourraient n’être qu’un épiphénomène dans un système politique stable malgré les turbulences mais elles pourraient aussi amorcer le bouleversement du système politique allemand et annoncer la fin d’une si longue stabilité.


1 Cité dans Jeunes et fiers de l’Est, Le Monde, 4 novembre 2014

2 Cité par Le Monde dans Le Baron rouge de Thuringe, le 3 décembre 2014

3 Cité par Le Monde dans L’ex-RDA, un État de non-droit ?, le 9 octobre 2014

4 idem

5 Pour avoir une idée de l’ampleur de l’impunité de la criminalité d’extrême-droite en Allemagne, voir Massimo Perinelli et Christopher Pollmann, Le non-procès de la violence néonazie, Le Monde diplomatique, juillet 2019

6 Allemagne: l’AfD en embuscade en Thuringe, le 26 octobre 2019

7 Dans Die Linke has won a battle. The far right is winning the war, Loren Balhorn, le 30 octobre 2019

8 Dans Sozis, vereint euch wieder!, Jan Feddersen, le 30 octobre 2019

10 Dans En Allemagne, nouvelle poussée de l’extrême-droite lors d’un scrutin régional, Le Monde, le 27 octobre 2019

11 idem

12 Voir notamment Ein Ort neuer Möglichkeiten, der Freitag, 27 octobre 2019

13 Für Experimente ist es zu ernst, TAZ, 30 octobre 2019

14 Glaubwürdigkeit statt taktischer Spiel, der Freitag, 1e novembre 2019

16 https://www.mediapart.fr/journal/international/011219/apres-le-vote-du-spd-lavenir-du-gouvernement-allemand-est-en-question

Algérie : « La principale stratégie du pouvoir, c’est la division » – Entretien avec Mathilde Panot et Mourad Tagzout

Alors que la tension reste palpable en Algérie depuis le printemps, nous nous sommes entretenus avec Mathilde Panot, députée La France Insoumise, et Murad Tagzout, son suppléant et militant franco-algérien pour la démocratie, à propos de leur séjour sur place, marqué par leur expulsion du pays en septembre dernier. Cet entretien apporte un éclairage in situ sur les questions d’ingérence étrangère, la condition des prisonniers, de l’émergence et de la pérennisation du mouvement sur place, et de la mise en place nécessaire d’une réelle solidarité internationale envers la lutte des Algériens. Entretien réalisé par Edern Hirstein, et transcrit par Dany Meyniel.


 

LVSL – Vous êtes allés en Algérie tous les deux. Pouvez-vous nous préciser quel était le programme prévu, les acteurs à rencontrer, et plus généralement la démarche globale de votre entreprise ?

Murad Tagzout (M.T.) – C’est un voyage auquel on pensait depuis un petit bout de temps déjà. L’idée était d’aller voir concrètement les acteurs de la révolution citoyenne dans leur diversité en tant que représentants de la France Insoumise. Ces acteurs sont relativement « classiques » – on compte notamment parmi eux les forces progressistes et politiques – mais existent en parallèle d’autres organisations, telles que celles précédant le mouvement – des collectifs pour les droits des femmes ou de l’homme. Puis évidemment aussi de simples citoyens. Dans un cadre de temps réduit et face à certaines contraintes.

Nous étions partis sur 5 jours, dont Alger et la Kabylie : pourquoi la Kabylie ? C’est la région la plus avancée en terme d’organisation et de constance révolutionnaire, et celle qui recèle à elle seule près de 80% des prisonniers politiques. Il s’agissait ainsi bien entendu d’exprimer notre solidarité : en les voyant, c’est-à-dire en allant leur parler, les voir, échanger avec eux.

Il y a un besoin énorme d’échanger avec l’extérieur et de briser la chape de plomb qui est encore très forte, en particulier en France du fait des liens entre l’oligarchie française et algérienne.

Ce sont nos deux jeunesses de mouvement et de changement social qu’il faut réunir, car elles ont les mêmes aspirations. Le potentiel de ces synergies rend la création d’un dialogue vraiment nécessaire comme condition minimum pour tout militant progressiste. Il s’agissait de construire des passerelles entre les jeunesses intéressées par un changement de société des deux côtés.

LVSL – Comment fait-on pour construire des passerelles avec un mouvement marqué par son caractère organique, pour l’instant assez flou ?

Mathilde Panot (M.P.) – De l’autre côté de la Méditerranée, juste à côté de nous, il y a une des plus massives révolutions citoyennes à l’œuvre dans le monde ! Donc au-delà même d’un acte de solidarité entre des peuples qui ont des luttes en communs, et avec un mouvement remarquable en de nombreux points, en tant que militants de la révolution citoyenne en France, il s’agissait pour nous d’apprendre et de comprendre : comment une telle mobilisation de masse est-elle possible ? Comment des mouvements populaires s’organisent, et se lèvent en masse ? Comment font-ils pour ne pas se laisser diviser ? Le mouvement ne se laisse pas diviser, c’est inouï !

On nous parle souvent de la Kabylie, et des aspirations différentes entre les berberophones et les arabophones, je peux vous dire que les techniques utilisée par le pouvoir pour diviser le peuple ne marche pas ! Il y a une réelle intelligence du peuple. Face à ces diversions politiques et ses tactiques de division !

En France, nous ne parlons pas de ça ! Or il y a des similitudes structurelles : le dépassement des cadres institués, des partis, des syndicats, et de la société civile. Et la question de l’auto-organisation qui se pose évidemment. Cependant, ce qui revenait principalement de nos échanges a été l’inquiétude face à l’augmentation drastique de la répression.

M.T – Cela fait en effet quatre mois qu’on est dans une répression qui va crescendo, qui cible trois catégories : une partie dite « de diversion », en forme de tentative de calmer la colère populaire en punissant les oligarques, les politiques et les profiteurs du système en premier ; ensuite des individus considérés comme organisateurs ; et puis plus durement des jeunes, pour faire peur ! Le plus jeune ayant 18 ans, c’est un mouvement massif. Les arrestations se font pour des motifs triviaux : atteinte à la sûreté de l’état, démoralisation des troupes.

En France, la répression est sanglante parfois. En Algérie, c’est plus psychologique et pernicieux. On enlève des gens !

M.P. – Ils organisent ce qu’ils appellent des « disparitions », comme ce qui est arrivé au Président du RAJ (le Rassemblement Action Jeunesse, ONG algérienne fondée en 1992).

M.T. – L’image du mouvement est pourtant intacte. Un des militants emblématiques du mouvement, un grand défenseur des Droits de l’Homme originaire de la région du M’Zab, est mort au mois de juillet des suites de sa grève de la faim. Un autre jeune est mort au début du mouvement à Alger.

Le pouvoir a une stratégie simple : celle de la division, au-delà même des répressions violentes comme en France. Le premier des exemples est celui de la Kabylie bien sûr, avec, comme nous l’avons vu, les disparités entre Alger et les villes en région. Il existe effectivement une grande différence de traitement des arrestations entre elles : à Alger, les porteurs du drapeau amazigh (ou berbère) sont systématiquement arrêtés alors que ce n’est pas la cas à Oran par exemple. Alger est donc bel et bien une vitrine pour le pouvoir en place.

LVSL – Vous êtes la seule membre d’un parti politique français à s’être rendue en Algérie. Pouvez-vous revenir brièvement sur les conditions matérielles de votre interpellation ?

M.P – Voici ce qu’il s’est passé : premières rencontres à Alger, avec une avocate du comité contre la répression et différents partis politiques le jour même, puis avec des mouvements féministes car je pense que la place des femmes est très intéressante dans ce mouvement.

Le maire de Chemini, dans la région de Béjaia nous attend ensuite. Nous allons à donc à Béjaia, et nous arrivons à la fin de la marche des étudiants. On est interpellés par les gens présents et on s’entretient avec eux, car c’est l’un des objectifs de notre voyage. La question de l’emploi est souvent revenue : des années d’études puis le chômage, la difficulté à joindre les deux bouts, même en occupant plusieurs emplois.

Après avoir discuté avec plusieurs manifestants, on s’éloigne de la fin du cortège, auquel j’insiste, nous n’avons pas participé (le gouvernement algérien le prétend pourtant). Nous allons vers un restaurant et c’est à ce moment que nous nous faisons arrêter. L’arrestation a l’air d’un contrôle de routine, mais ce n’en est bien sûr pas un. Les policiers nous emmènent directement au commissariat. L’unité de lutte contre les stupéfiants nous prend en charge. Ils prennent à ce moment-là Murad à part car il est franco-algérien, puis nous montent l’un contre l’autre en confrontant nos versions des faits. Quels faits ? Ils nous demandent « qui nous a demandé de venir en Algérie », et face à cela nous ne cachons rien : « nous sommes venus parler avec les gens ».

Avant de partir, le commandant nous intime que le café littéraire qui nous avions prévu le lendemain à Chemini ne va pas se tenir -sans jamais l’avoir évoquée avec eux-. Les policiers nous relâchent mais continuent de nous suivre de façon ostensible.

En allant vers Chemini, suite de notre visite, les autorités organisent un barrage routier qui a pour effet de créer un bouchon (qui se résorbe après notre mise sur le bas-coté). La, c’est la seconde arrestation, nous sommes retenus presque 3 heures sur le bord de la route, avant que « les ordres d’en haut » les obligent à nous dire qu’ils vont nous livrer aux autorités compétentes. Le Maire de Chemini et Redraa Boufraa (conseiller départemental), représentants du RCD viennent, eux, nous soutenir. Nous refusons, bien entendu, cette arrestation sans motifs, et notre transport à Alger vers une destination inconnue sans qu’il nous soit fourni plus d’explications.

À ce moment-là, nous appelons l’ambassade de France et son numéro d’urgence – mais celle-ci est incapable de nous promettre une quelconque aide. Le consul en personne estime que le cas de Murad, franco-algérien, court plus de risques vis-à-vis des autorités algériennes, et ne peut promettre de nous loger à l’ambassade.

Face au blocage de la situation et après avoir discuté avec nos amis algériens, nous décidons d’obtempérer et sommes donc contraints de rentrer à Alger sous escorte. Et ce sans rien nous dire quant aux conditions routières, que les routes sont bloquées par des manifestants. Nous devons les obliger à s’arrêter pour manger, et le trajet dure 7 à 8h au lieu des 4 prévues.

Une fois arrivés à Alger à trois heures du matin, cela fait depuis 17h que notre liberté est directement entravée, cela fait plus de 10 heures que nous sommes entre leurs mains, immobilisés : c’est une privation de liberté, clairement.

La douzaine de policiers qui nous a suivis pendant tout ce temps nous disent alors qu’ils se réservent le droit de nous revoir le lendemain matin, et se mettent en faction devant les deux sorties de l’hôtel.

M.T. – Par rapport à notre démarche en amont, nous avons demandé les visas, évidemment. D’ailleurs, lorsque nous avons fait cela, les autorités nous ont proposé une réception officielle, afin de nous récupérer politiquement. Nous l’avons refusé. C’est une situation commune pour les personnalités politiques françaises, surtout « les jeunes » originaire du Maghreb en général, lorsqu’ils rentrent au pays. Les autorités algériennes étaient bien entendues informées de la venue de Mathilde et de son équipe et auraient aimé organiser une visite sous leur contrôle, donc très lisse.

À ce titre, ils ont dû être bien désappointés du caractère très libre de nos déplacements et de notre communication plutôt transparente. Ils ont donc clairement voulu mettre un terme à une visite conduite dans ces conditions et notamment empêcher l’organisation du café littéraire prévu à Chemini le troisième jour.

Le lendemain de l’incident, les policiers étaient toujours devant l’hôtel. Assignés à résidence à Alger et suivis en permanence de la sorte, la question se posait de mettre fin au voyage au vu des risques encourus.

Mais surtout, il nous était impossible de continuer nos rencontres : cela allait mettre en danger les personnes que nous étions censés rencontrer. Continuer notre programme a semblé trop dangereux pour les acteurs locaux comme pour nous-mêmes.

LVSL – Qu’entendez-vous par cafés littéraires ?

M.T. – C’est un mouvement original et de fond. Il est important, je pense, d’en parler : ils s’organisent depuis quelques années, dans un pays ravagé au niveau culturel, par la guerre civile et l’hiver islamiste, des cafés littéraires qui constituent une vraie bouffée d’air frais pour les gens de la région (notamment en Kabylie). Ces cafés s’organisent dans toute la région et aussi dans des localités de petites tailles.

Ce ne sont pas les « banquets » de la classe ouvrière française du XIXème mais presque. Ce mouvement des cafés littéraires a permis au peuple de reprendre goût au débat. Ce sont des événements très populaires et des espaces d’expression précieux. Ceux-ci ont sûrement été en partie à l’origine du mouvement populaire d’aujourd’hui.

Les gens continuent d’en organiser et ce, jusque dans les grandes villes. Au début, ces événements étaient vraiment basés sur la présentation d’une œuvre littéraire, mais ça va à présent largement au-delà. Il est en effet possible aujourd’hui d’organiser un débat sur l’agriculture de montagne ou sur quasiment n’importe quel sujet d’intérêt. Avec ce qu’il se passe actuellement dans le pays, ce sont des occasions évidentes de parler de politique, ce sont petit à petit devenu des cafés citoyens sur de vrais thèmes politiques. Le thème de la Constituante y est par exemple très présent en ce moment.

Il faut tout de même savoir qu’en Algérie, il n’est pas possible d’organiser des événements de la sorte sans l’aval des autorités. Pour les cafés littéraires, cela a posé un problème à un moment donné : ils ont voulu les interdire. Il y a deux ans, une manifestation nationale a eu lieu à Aokaas près de Béjaia, avec des milliers de citoyens et des intellectuels dont Kamel Daoud, les manifestants brandissant un livre à la face des autorités. C’est un réel cadre d’expression que s’est donné le peuple pour se réunir et s’exprimer.

Ainsi, un café littéraire avec une députée insoumise sur le thème de la révolution citoyenne et l’écologie, cela a dû au moins les angoisser, en tout cas, ça n’a pas dû leur plaire beaucoup.

LVSL – Comment qualifieriez-vous l’attitude des autorités consulaires françaises ?

M.P. – L’effacement. On nous explique ainsi que les autorités algériennes sont très fébriles, que les derniers mois nombre de gens ont été expulsés ou se sont vu refusés leurs visas, et en particulier des journalistes. Donc le conseil sous-jacent était bien de faire profil bas.

En ce qui concerne le dénouement de la situation, est-ce bien l’appel direct du ministre Jean-Yves Le Drian qui a amorcé votre expulsion « de fait » ?

M.P. – Nous n’en sommes pas vraiment certains. Mais effectivement, il a fallu je pense qu’au bout d’un moment que les choses se débloquent et que les autorités françaises réagissent. À ce titre, c’est une conférence de presse improvisée par Jean-Luc Mélenchon, dans la salle des Quatre-Colonnes à l’Assemblée Nationale, qui a permis d’interpeller réellement le Président de l’Assemblée. Richard Ferrand a, lui, vraiment joué son rôle de président de l’Assemblée…

M.T. – Il faut tout de même admettre une certaine réticence à évoquer le sujet algérien en général, dans les médias comme de la part des membres de la majorité (ou affiliés). Des expressions commencent doucement à se faire entendre : issues de maires, des élus comme Rachid Temal (sénateur socialiste), quelques démocrates… Ça commence à prendre une certaine forme, malgré la relative omerta médiatique.

Mathilde n’a même pas été invitée à France 24, France 24 où il y a des débats en permanence sur les relations internationales. Bon ce qui nous rassure c’est que RT France ne nous a pas invités non plus ; ça veut dire qu’on n’est pas trop mal…

LVSL – Du point de vue des autorités algériennes, vous mentionnez le fait que les autorités et les forces de l’ordre vous ont demandé « qui vous a demandé de venir en Algérie ? ». Qui est donc cette main de l’étranger selon vous et quels intérêts avaient-ils à vous arrêter ?

M.P. – En fait, il y a deux choses : une des manières de discréditer ce que nous avons fait, ce qui a fait la une de certains médias proches du pouvoir là-bas, c’est de nous montrer comme des espions, des personnes qui essayeraient de faire de l’ingérence, de décider à la place du peuple algérien. D’autant plus que je suis une députée française et c’était pour eux une manière de discréditer le mouvement et justement de ne pas parler de ce pourquoi nous sommes venus…

Le deuxième point, c’est que dans cet interrogatoire-là, ils ont précisément cherché à savoir avec qui nous avions prévu des rencontres, et qui nous avions identifiés comme interlocuteurs sur place. Donc de savoir avec qui on avait des liens, afin d’exercer leurs techniques répressives.

M.T. – Ces militants-là ont déjà été arrêtés, et ils continueront de subir des arrestations, je ne veux pas dire de chiffre, mais presque trois-quarts des personnes qu’on a rencontré ont été arrêtées et relâchées, en une semaine, deux ou trois fois.

« La main de l’étranger » qu’évoquait Mathilde est permanente dans le discours du pouvoir.

Elle a été plus prononcée ces derniers temps, la députée Maria Arena du Parlement européen de la Commission des Droits de l’Homme a par exemple évoquée la situation des prisonniers politiques algériens. Le pouvoir a d’ailleurs fait pression sur l’Union européenne qui a reculé par rapport aux propos de cette députée par rapport aux droits de l’Homme. Donc il y a ce jeu-là de la pression et la pression en retour d’un pouvoir aux abois.

Il y a un enjeu réel dans le mouvement populaire algérien de la jeunesse il y a tout ce caractère inédit, cette massivité, cette créativité, cette volonté, cette soif de l’extérieur qu’il s’agirait de pouvoir canaliser afin de créer les conditions propices à la mise en place d’une réelle solidarité internationale.

Ce coup de la “main de l’étranger”, c’est un peu, comme nous le disions, le coup des Kabyles contre le reste de l’Algérie. Ils ont quelques coups comme ça et ils les utilisent à l’usure.

Donc, même si la question de l’ingérence étrangère peut être posée, il n’en reste pas moins que notre voyage, il me semble, a permis de médiatiser un peu plus les conditions – qui empirent – dans lesquelles les Algériens mènent leur lutte.

On a des demandes d’interview. Il y a des gens qui s’expriment pour dire que notre voyage a eu aussi cet effet-là, je l’ai vu dans les réseaux sociaux : de susciter un débat entre les gens donc leur rapport au reste du monde et à la France en particulier.

M.P. – En ce qui concerne les réactions sur place, il y a les deux, l’idée que nous avons pu servir de caution à la communication du pouvoir algérien sur « la main de l’étranger ». Soit, mais elle est loin d’être majoritaire. Les gens sur place espèrent surtout qu’au niveau français, ça aide à briser ce mur du silence dont on parlait.

En fin de compte, ce qu’il est important de relater, c’est ce que subissent les jeunes qui ont vingt ans, vingt-deux ans, vingt-cinq ans, ils sont d’abord en détention provisoire pendant quatre mois, puis passent devant le juge et on est en train de requérir cinq ans de prison ferme contre des gens qui ont juste pris un drapeau en main.

Et qu’en ce moment, vu l’augmentation de la répression, il y a un réel besoin : celui qui attend qu’une solidarité internationale se constitue et que justement l’on continue d’interpeller les différentes forces politiques, les citoyens, les associations en France et dans l’Union européenne en demandant : quand parlera-t-on de ces jeunes-là ?. Pour le coup, je pense que le pouvoir a fait une erreur. C’était une marque de solidarité importante quoi qu’il arrive, mais ça n’aurait pas eu cet impact-là s’ils ne nous avaient pas empêchés  de parler avec les gens.

M.T. – Mathilde a rencontré plusieurs fois la jeune qui vient de fêter son anniversaire, ses vingt-deux ans vendredi dernier en prison, militante de l’Hirak et les jeunes, les avocats et tous nous ont dit : continuez, on en a besoin !

Après, il ne faut pas se leurrer, il faut aussi dire que les conditions dans lesquelles la révolution se joue, ce n’est pas un champ de roses, un pays immense avec des jeux de division du peuple volontaires, une main-mise sur les médias lourds du pouvoir. Aujourd’hui, nous sommes dans une phase d’attente.

On a vu aussi un exemple très concret de ce que signifie aujourd’hui la guerre électronique de la part des régimes autoritaires : ils ont des bataillons de ce qu’on appelle des « mouches », c’est-à-dire des gens qui envoient des messages violents, obscènes et souvent complotistes.

M.P. – Une des choses qui ressortait le plus c’était “occupez-vous des gilets jaunes, alors que notre position à la France Insoumise est clairement en soutien et contre cette répression incroyable de Castaner sur les gens…

M.T. – Et tu avais aussi, notamment sur internet “occupez-vous de vos affaires”, ou aussi “vous êtes liés aux Kabyles vous voulez séparer le pays”, et puis du sexisme évidemment vis-à-vis de Mathilde.

LVSL – Que pensez-vous qu’il faille faire pour mobiliser les forces de progrès en France et en Europe afin qu’elles manifestent leur solidarité à l’égard d’un peuple en lutte ? L’angle d’attaque serait donc d’insister sur les détentions arbitraires et les conditions des détenus politiques en Algérie pour justement utiliser l’argument des Droits de l’Homme pour faire bouger les gouvernements ici ? Est-ce la seule arme à votre disposition ?

M.T. – Il y a plusieurs angles d’attaque, il y a celui-là évidemment. Il y a d’abord la conscience que c’est très difficile, qu’il y a encore une chape de plomb et qu’il faut vraiment faire beaucoup de bruit pour pouvoir faire avancer cette cause dans l’opinion.

Le peu de relais dans les « médias lourds » nationaux donne le cadre dans lequel on agit et montre bien les liens qui existent entre les deux oligarchies, les liens très forts qu’a la France avec le régime algérien.

Et ça aussi c’est une des questions importantes et qui démontre la force et la clairvoyance de ce mouvement populaire, c’est à dire que très tôt dans les manifestations les gens avec les affiches ont exprimé la conscience de la profondeur historique de leurs actions.

C’est un moment où ils renouent avec leur histoire, ils sont dans l’appropriation, ils sont dans une bataille d’émancipation de leur pays, ils parlent d’une deuxième indépendance et dans les manifs et ils pointent le poids des impérialismes. La France dans ce cadre a une position particulière. Il y aurait les Colonel Massu et les Maurice Audin. Les manifestants dénoncent eux aussi la main mise de l’étranger et plus particulièrement son emprise sur les décisions gouvernementales. Ils pointent très clairement la France d’un côté et les Émirats de l’autre.

Une loi sur les hydrocarbures va être votée et il y a des manifestations monstrueuses à Alger, à Oran, à Béjaïa contre ce texte qui brade les intérêts nationaux, qui ouvre la voie à une exploitation des gaz de schiste accélérée.

Donc l’un des angles est bien évidemment humaniste – le respect des droits etc. – mais il est également possible de dénoncer avec eux l’emprise de l’oligarchie sur l’économie et les conséquences en termes économiques, sociaux et environnementaux que cela peut avoir sur nos sociétés. S’élever contre l’oligarchie, c’est aussi dénoncer Total qui a pris la majorité des parts dans l’exploitation des hydrocarbures dans le sud algérien par exemple.

M.P. – Cette loi sur les hydrocarbures est symptomatique de ce qu’il se passe en ligne de fond : concrètement, le système est en train de donner des gages à l’oligarchie en général pour s’assurer des soutiens, tout en se servant eux-mêmes au passage. Total a ainsi obtenu depuis le mois de mars un certain nombre d’ouvertures, d’accès très importants.

Et en termes d’intérêt entre les peuples, il y a des choses à expliquer aux Français aussi: nous faisons face aux mêmes oligarchies, au même système économique inique. Selon moi, c’est l’angle d’attaque le plus important.

Sur la question des détenus, il est essentiel de nommer ceux qui sont enfermés. Lorsque les autorités algériennes réalisent qu’il y a une attention internationale, une attention des peuples sur les gens, ils ne peuvent pas faire n’importe quoi et dans un sens ça les protège aussi… Il va falloir multiplier les efforts, car on ne sait pas jusqu’où ils sont prêts à aller.

Ensuite la deuxième des choses c’est ce que disait Mourad sur le fait d’agir en France vis-à-vis du peuple français : on envisage des conférences en France sur ce qui se passe en Algérie notamment pour expliquer ce qui se passe, pour dire évidemment que l’on a des luttes en commun mais aussi pour dire qu’on a des choses à apprendre !

L’Algérie est encore beaucoup dans le moment destituant, dégagiste. Or dans des révolutions citoyennes il y a le moment destituant et puis il y a un moment constituant. Il y a beaucoup à apprendre des Algériens.

M.T. – Enfin ! Ce qui se passe en Algérie ne peut pas être sans effet sur la France, sur l’Espagne, sur tout l’Ouest de la méditerranée !

En France, une population d’origine algérienne de plusieurs millions de personnes, très active est prête et volontaire à créer des ponts et des coopérations. Nous sommes dans cette situation où tu as tous les dimanches depuis huit mois sur la place de la République des milliers de personnes. Il nous faut soutenir cet effort. Nous sommes la France Insoumise, nous voulons construire un monde de coopération, une méditerranée de coopération.

M.P. – Pour ce qui est de la France Insoumise, il y a au moins cinq ou six groupes d’actions qui ont déposé des vœux dans leurs conseils municipaux, dès le printemps, de solidarité sur la question de la répression etc. Ils sont bien seuls. C’est l’ensemble des forces progressistes françaises qui devrait exprimer sa solidarité.

Moi, par exemple j’ai fait deux voyages de solidarité depuis que je suis députée, l’autre c’était au Rojava. On en a moins parlé pourtant. C’est peut-être un sujet plus consensuel. L’enjeu sur l’Algérie, c’est que ça pousse les autres forces politiques à se positionner.