En Colombie, bras de fer entre Gustavo Petro et l’oligarchie

Gustavo Petro, Président de la Colombie depuis 2022. © Fotografía oficial de la Presidencia de Colombia

En 2022, l’élection d’un Président de gauche, Gustavo Petro, pour la première fois dans l’histoire de la Colombie, avait nourri de nombreux espoirs. Mais après des débuts prometteurs, son gouvernement se heurte désormais à une opposition féroce des élites économiques du pays. Bien que dépourvu d’une majorité au Parlement, Petro peut toutefois espérer des victoires politiques, à condition de s’appuyer sur de fortes mobilisations populaires. Par Pablo Castaño, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon [1].

« Si le peuple se mobilise, ce gouvernement ne sera pas renversé. Les réformes seront menées à bien. La stratégie est dans la mobilisation, nous voulons que le peuple s’organise. » Tel était le vœu explicite formulé par Gustavo Petro à la foule rassemblée sur la Plaza Bolivar, à Bogotá, le 27 septembre dernier.

La promesse, faite par le premier gouvernement de gauche de l’histoire de la Colombie, paraissait réaliste. Mais les résultats des élections régionales et municipales du 29 octobre, qui ont vu les partis traditionnels remporter les plus grandes villes et la plupart des régions, ont affaibli le gouvernement déjà sous le feu des critiques et paralysé sa capacité à mettre en œuvre des réformes progressistes.

Pourparlers de paix avec l’Armée de libération nationale (ELN), réforme fiscale ambitieuse, politique environnementale de grande ampleur : des réalisations notables sont à porter au crédit de l’exécutif, dirigé par Petro et la vice-présidente Francia Márquez, au cours de sa première année d’exercice. De récents sondages montrent néanmoins une baisse du soutien populaire dont jouit le Président, et ses principales réformes sont bloquées par un Parlement hostile.

Ces premières difficultés n’ont rien de vraiment surprenant : Petro a été élu avec une faible marge face au populiste de droite Rodolfo Hernández en juin 2022, et, même s’il dispose du premier groupe parlementaire, sa coalition du Pacte historique ne lui assure pas la majorité au Parlement. Pourtant, suite à sa victoire sans précédent, la plupart des partis centristes et conservateurs ont apporté leur soutien au nouveau gouvernement. Un appui qui a facilité l’adoption d’un Plan national de développement et d’une réforme fiscale, deux éléments essentiels au financement de l’agenda social du Pacte historique.

Mais la lune de miel postélectorale n’a guère duré. Après des mois de tensions croissantes, la relation de Petro avec ses alliés libéraux a vacillé quand il s’est agi de réformer le système de santé. Cette opposition a conduit Petro à se séparer de plusieurs ministres centristes, ce qui a été perçu comme un virage à gauche et provoqué l’hostilité des députés centristes. Une série de scandales dans l’entourage du président (son fils a été inculpé pour avoir financé illégalement la campagne de son père et l’ancienne directrice de cabinet du Président a été accusée d’avoir ordonné de mettre sur écoute une de ses employées de maison) a entraîné une chute de sa popularité.

Les résultats des élections régionales et municipales du 29 octobre n’ont rien arrangé. La gauche a remporté seulement neuf des trente-deux gouvernements régionaux et pas la moindre ville d’importance. À Bogotá, l’ancien sénateur du Pacte historique Gustavo Bolivár, qui a mené les manifestations anti-libérales de 2019 et 2021 et qui est très populaire chez les jeunes, est arrivé en troisième position, et c’est le candidat de centre-droit Carlos Fernando Galán qui a été élu maire avec 49 % des voix, un record. À Medellín, la deuxième ville du pays, l’ancien candidat de droite à l’élection présidentielle Federico Gutiérrez « Fico » a remporté une victoire encore plus écrasante avec 73 % des suffrages.

La question reste ouverte de savoir si l’arrivée de politiciens traditionnels à la tête des exécutifs régionaux et municipaux sapera ou non la capacité de Petro à mettre en œuvre son programme.

En Colombie, les élections municipales et régionales ont tendance à refléter les dynamiques locales et non nationales. Cependant, d’après Sandra Borda, politologue à l’Universidad de los Andes, les résultats seront interprétés comme une défaite cinglante pour le gouvernement au pouvoir. De fait, tant les partis d’opposition que les grands médias n’ont pas attendu pour affirmer que la défaite électorale de la gauche marquait un tournant dans la présidence de Petro, et ils ont fait pression sur le gouvernement pour qu’il abandonne ses réformes. La question reste ouverte de savoir si l’arrivée de politiciens traditionnels à la tête des exécutifs régionaux et municipaux sapera ou non la capacité de Petro à mettre en œuvre son programme.

Face à ses difficultés, Petro a fait appel à la mobilisation populaire, celle-là même qui a permis à la gauche d’accéder au pouvoir, tout en négociant simultanément au Parlement. Selon Alejandro Mantilla, politologue à l’Universidad Nacional de Colombia (UNAL), « la force de l’estallido social (explosion sociale) de 2019 et 2021 » fut l’une des raisons majeures de la victoire de Petro.

Selon Mantilla, les relations entre le gouvernement et les principaux mouvements sociaux du pays sont toujours solides. Plus de cinquante organisations sociales ont répondu à l’appel du gouvernement pour un « Carnaval pour la vie » le 27 septembre dernier. L’opposition et les grands médias n’ont pas manqué de dénigrer les marches qui ont envahi les rues des principales villes de Colombie, certains affirmant même que l’État avait en partie financé la mobilisation.

À Bogotá, des milliers d’indigènes venus de tout le pays se sont joints à la marche, y compris de nombreux membres non armés de la Garde indigène, chargée de protéger les territoires ancestraux de la violence de groupes armés illégaux, notamment dans la région Pacifique. Le sénateur Alberto Benavides, du Pôle démocratique alternatif (membre de la coalition du Pacte Historique dirigée par Petro, ndlr), a déclaré espérer que les marches « aideront le Congrès à approuver les réformes sociales proposées par le gouvernement. »

Borda doute cependant que les marches soient vraiment utiles, d’autant plus que les partis traditionnels n’ont aucun intérêt à être à l’écoute des manifestants. Même si, comme le fait remarquer Mantilla, « il existe un solide noyau de mouvements indigènes et paysans qui soutiennent le gouvernement », le mouvement étudiant s’est fait extrêmement discret lors de la mobilisation sur la Plaza Bolivar. Une absence d’autant plus troublante si l’on considère que les étudiants étaient le fer de lance des manifestations anti-libérales de 2019 et 2021 et l’un des principaux viviers électoraux du Pacte historique.

Les deux défis les plus importants à relever pour le gouvernement sont la résolution du conflit armé interne et la redistribution des terres.

Les deux défis les plus importants à relever pour le gouvernement, qui détermineront sans doute largement la confiance que lui accorderont les électeurs, sont la résolution du conflit armé interne et la redistribution des terres. Ils sont étroitement liés : l’accord de paix historique avec les FARC en 2016 prévoyait un désarmement du groupe armé en contrepartie d’une distribution plus équitable des terres. Un processus saboté par la droite au pouvoir les années suivantes, qui doit maintenant reprendre. La Colombie est le deuxième pays le plus inégalitaire d’Amérique latine, et celui où le taux d’occupation des terres est le plus élevé. Le pays connaît également le plus long conflit armé de la région, une violence étroitement liée à la question des inégalités qui ne date pas d’hier. Après plus de deux cents ans de gouvernements de centre et de droite, Petro et Márquez tentent de prouver que la Colombie est capable de changer de cap.

Leur principale opposition vient des élites économiques habituées à bénéficier des faveurs de dirigeants politiques tels Alvaro Uribe (2002-2010) et son héritier, Iván Duque (2018-2022). Les représentants politiques de cette oligarchie ont gagné du terrain lors des dernières élections, et les médias se sont emparés des récents scandales pour salir la réputation de Petro.

La mobilisation populaire et les tractations parlementaires suffiront-elles à permettre de réaliser en partie l’ambitieux programme électoral de Petro ? Si oui, cela montrera que la Colombie n’est pas condamnée à répéter les politiques conservatrices et néolibérales qui ont gangrené le pays la plus grande partie de son passé récent.

Notes :

[1] Article originellement paru chez notre partenaire Jacobin sous le titre « Gustavo Petro’s Left-Wing Government Is Facing Staunch Resistance in Colombia »

Depuis Buenaventura, les défis du nouveau gouvernement colombien

© David Zana pour LVSL

Ce 7 août, Gustavo Petro et Francia Márquez ont pris officiellement les rênes de la République de Colombie, l’un des États les plus inégalitaires au monde. Dans le pays, la côte Pacifique fait historiquement figure de délaissée. Peuplée à 90% par des afrodescendants, très pauvre et isolée, la région est paradoxalement un front d’ouverture au commerce international, licite ou non. Premier port de la quatrième économie d’Amérique latine, la ville de Buenaventura témoigne d’inégalités criantes et illustre la relation ambiguë du pays à sa côte Pacifique. À l’aube d’un renouveau politique national, poser le regard sur Buenaventura permet de saisir la nature des défis à relever.

La ville est composée d’une île (la isla) et d’une partie continentale (incluant une zone rurale de19 corregimientos), toutes deux reliées par le pont El Piñal. Situé à la pointe de l’île, le centre-ville se résume à quelques rues et à l’incontournable Malecón Bahia de la Cruz (communément appelé el parque), donnant à Buenaventura les airs d’un village au cœur de l’économie monde. Dès les premiers pas dans la ville, en sortant de la gare routière, on est frappés par la chaleur humide, la laideur du gros-œuvre, l’insalubrité ambiante et l’omniprésence des « habitants de la rue », déambulant ou couchés par terre.

Fondée par les conquérants espagnols le 14 juillet 1540, Buenaventura était avant tout un lieu d’échange de marchandises pour la connexion Espagne-Panama-Cali. Pendant la guerre civile (1958-1960), la ville fut relativement épargnée et on venait sur la côte pour y mener la Dulce Vita. Dans les 1950-1960, Buenaventura était la ville du libertinage, en particulier le quartier de La Pilota, un lieu tolérant où venaient les « demoiselles » de l’intérieur.

Si la ville récoltait les fruits du dynamisme de sa zone portuaire bâtie dès 1919, la Colombie se développait déjà en tournant le dos à sa région Pacifique. Parce qu’elle disposait d’un port, considéré comme une aubaine pour les habitants, Buenaventura était peu concernée par l’aide publique au développement. En réalité, la faiblesse institutionnelle était criante et les infrastructures éducatives et sanitaires déficitaires. Beaucoup de personnes se sont mises à quitter la ville, rapidement connue comme la capitale de la Manglaria (un arbre associé à l’humidité et à la négritude). Jusqu’aux années 1990 néanmoins, l’entreprise publique en charge du port, Colpuertos, fonctionnait sur un mode paternaliste assurant salaires réguliers et sécurité de l’emploi aux habitants. Les choses ont changé à partir de 1993, lorsque la gestion du port a été privatisée.

Le port privatisé, une enclave tournée vers l’économie mondiale

En 1993, un décret pris sous la présidence de Cesar Gaviria privatisa l’entreprise Colpuertos et la gestion du port passa aux mains de la société portuaire de Buenaventura (SPB). Par la suite, deux autres ports furent construits dans la ville : en 2008, le Terminal des conteneurs de Buenaventura (TcBuen) et en 2017, le port d’Agua Dulce.

Centre-ville, à quelques pas de la société portuaire de Buenaventura (SPB). ©David Zana

La SPB est une société d’économie mixte détenue principalement par de riches familles du pays. Au premier semestre 2020, elle administrait 41% du total des cargaisons dans le pays . Les entités publiques sont largement minoritaires dans son capital : la mairie de Buenaventura (15%), le ministère du transport (2%) et le ministère de l’agriculture (0,5%). TcBuen est quant à elle détenue à 66,2% par le Terminal des conteneurs de Barcelone, une société espagnole. Enfin, le port d’Aguadulce appartient à une société philippine (présidée par le milliardaire Enrique Razon) et une société singapourienne. Les propriétaires de la gestion portuaire de Buenaventura ne vivent pas dans la ville ; ils vivent à Cali, Bogotá, Medellín ou à l’étranger.

La disparition de Colpuertos a extrêmement mis à mal les liens qui unissaient la population avec son économie portuaire. Deux circuits économiques étanches sont apparus dans la ville : un circuit moderne articulé autour du port et de dimension mondiale (employant des travailleurs qualifiés de l’étranger) et un circuit local reposant sur la débrouille. Les entreprises de Buenaventura n’obtiennent pas les contrats pour la gestion portuaire et les habitants ont l’impression de n’être que des spectateurs face aux richesses qui entrent et sortent de la ville. Les hommes « vivent de la marée » ou travaillent avec le bois et les femmes œuvrent dans la commercialisation de fruits de mer et la production de viche [1]. Ceux qui ont un contrat de travail sont le plus souvent employés dans l’hôtellerie-restauration (32% de la population active) ou servent de main-d’œuvre non qualifiée pour le secteur portuaire (23%) mais ces emplois sont très précaires.

Vente de viche à quelques mètres du quai touristique. © David Zana

Angel travaillait pour une entreprise spécialisée dans le transport industriel, mais se considérant trop faiblement rémunéré, a préféré démissionner. Il travaille aujourd’hui comme chauffeur de taxi, tout comme Alex qui était auparavant employé de TcBuen mais est parti lorsque cette dernière s’est mise à le payer à l’heure (6000 pesos, soit 1.35 euros). Nombreux sont ceux qui débutent une activité de chauffeur de taxi dans laquelle ils se sentent plus libres, notamment dans le choix des horaires. Selon Alex, c’est une activité rentable du fait de l’allongement de la ville. Les personnes vivant dans les barrios éloignés du centre ont besoin de taxis pour rejoindre leur lieu de travail ou effectuer toutes sortes de démarches. Vanessa est quant à elle serveuse dans un restaurant de poissons situé sur les bords du Malecón. Sans contrat de travail, elle reçoit chaque jour son salaire (30.000 pesos) de la main à la main.

© David Zana

Les trajectoires professionnelles de Angel, Alex et Vanessa sont monnaies courantes. La loi 50 de 1990 a flexibilisé le droit du travail en Colombie dans le but de réduire les coûts de production pour les entreprises et les contrats par heure travaillée et à durée déterminée se sont généralisés. Les emplois précaires des travailleurs portuaires sont généralement externalisés. Qu’ils soient manutentionnaires, opérateurs de machine, treuillistes, planificateurs, moniteurs, superviseurs ou autres, les habitants de Buenaventura travaillant au port sont contractés par des sociétés externes. La SPB se charge seulement de la gestion administrative du port et délègue à d’autres structures privées la gestion plus opérationnelle (comme le chargement ou le stockage des marchandises).

« Buenaventura ne possède pas de port, Buenaventura souffre d’un port. »

Victor Hugo Vidal, maire de Buenaventura

Les colossales disparités socio-économiques dans la ville vont de pair avec des inégalités raciales visibles. Dans la région du littoral, les blancs venus de l’intérieur sont fréquemment nommés sous le générique paisa (alors que les « vrais paisas » sont les personnes originaires d’Antioquia). A Buenaventura, les paisas sont les propriétaires des commerces urbains florissants et les afrodescendants (88% de la population de la ville), leurs employés. Préférant vivre ailleurs, les paisas qui ont « réussi » administrent leur commerce depuis Cali ou une autre ville de l’intérieur.

Alors que seuls 10% de la population disposeraient d’un emploi formel, beaucoup de jeunes sans perspectives rejoignent les groupes armés pour gagner leur vie. Dans ce contexte, ils sont nombreux à vouloir s’en aller, à l’étranger ou dans une autre ville mais tous n’en ont pas l’opportunité.

Une ville sous contrôle des groupes armés

En janvier 2021, les habitants de nombreux quartiers n’osaient plus sortir après 18 heures. Cela n’était pas lié au Covid-19 mais à l’insécurité dans les rues. La situation géographique de Buenaventura et sa connexion avec de nombreux fleuves en font un lieu stratégique pour le trafic de drogues, dont les groupes illégaux se disputent les espaces. Le groupe le plus puissant actuellement à Buenaventura s’appelle la Local, avec à sa tête les frères Bustamante. Il agit en association avec le principal cartel colombien actuel, los Urabeños.

Alejandra a vingt-deux ans et étudie la comptabilité publique. Elle vit dans le quartier San Luis à l’intérieur de la comuna 7, l’une des plus redoutées: « Les groupes font partie de la normalité ici. Les gens se sont complètement habitués à leur présence, ils ne sont même plus surpris. On les voit marcher dans la rue, parler avec la police. On voit même leur arme ». Elle se souvient bien de la fois où elle a surpris une conversation : « Sais-tu qui je suis ? C’est moi qui protège le quartier ici ».

Les bandes armées utilisent le désarroi économique des jeunes et leur irresponsabilité pénale. Les enfants abandonnent tôt le collège pour chercher du travail (la désertion scolaire des 15-19 ans atteint les 40%), n’en trouvent pas et sont séduits par le salaire de deux millions de pesos mensuel (environ 500 euros) offert par les groupes armés. Les moins jeunes sont aussi concernés, comme en témoigne Carlos qui a passé plusieurs années en prison. S’il travaille aujourd’hui dans un taxi, il n’exclut pas de retourner à son ancienne activité : « Comme dit Pablo, il vaut mieux vivre cinq ans au top que dix ans dans la galère ».

Les groupes armés ont institutionnalisé l’extorsion. Il faut payer un impôt (la vacuna) pour entrer et sortir de certains quartiers. Quant aux commerçants, ils ont intégré la vacuna dans leur comptabilité. Oswaldo travaille dans une entreprise de vente de panela (sucre de canne aggloméré dont raffolent les Colombiens). Il a l’impression d’exercer normalement son activité lorsqu’il vient à Buenaventura mais il sait qu’il devra payer les groupes qui contrôlent les zones où ont lieu ses ventes.

Cette emprise territoriale a provoqué à partir de la fin des années 1990 d’importants déplacements de population. Le phénomène ne concernait au départ que les communautés rurales puis s’est étendu dans les années 2000 à la zone urbaine, faisant de Buenaventura la ville avec le plus fort taux de déplacement intra-urbain du pays. Maria est serveuse dans un hôtel face au Malecón. Elle habitait dans la comuna 7 avec son fils mais a été contrainte de déménager dans la comuna 2 suite aux violences de janvier 2021. La situation s’était pourtant améliorée. Il y a sept ans le port avait été militarisé et les casas de pique [2] démolies, mais depuis fin 2020, la ville connaît un regain de violence. En cause, la scission du groupe jusqu’alors aux commandes – La Local – en deux bandes rivales se livrant une guerre territoriale. 2021 fût finalement l’année la plus violente à Buenaventura depuis l’accord de paix de 2016.

© David Zana

Cette violence n’est pas toujours soulignée par les habitants. Sandra est réceptionniste dans un hôtel situé près du Malecón. Pour elle, il y a de l’insécurité à Buenaventura comme partout ailleurs. Elle y a toujours vécu et n’a pas l’impression de vivre dans une ville particulièrement dangereuse. Eduardo est vénézuélien et vit en Colombie depuis trois ans. Buenaventura est la ville qui l’a accueillie et lui a permis de travailler: « Je sens que je peux faire ma vie ici. Il y a de la violence mais comme partout ailleurs. Sur la Isla, c’est tranquille car il y a beaucoup de policiers. Je me suis fait voler une fois mais il ne faut pas se focaliser sur le négatif. Hormis les bandes criminelles et le covid, ici c’est un endroit bien».

Ceux qui osent se mettre sur le chemin des groupes armés subissent en revanche menaces et assassinats systématiques. Orlando Castillo est un leader social, membre de la Commission Interethnique de la Vérité de la région Pacifique (CIVP). « Bonjour, comment vas-tu ? Écoute, nous avons besoin de parler avec toi avant qu’il ne soit trop tard » est le genre de sms qu’il reçoit. C’est une réalité commune à l’ensemble du pays comme en témoigne l’organisation Somos Defensores qui documente une augmentation inquiétante des violences contre les défenseurs des droits entre 2010 et 2019.

Le port, une malédiction locale ?

« Buenaventura ne possède pas de port, Buenaventura souffre d’un port » : ce sont les mots du maire Victor Hugo Vidal. Tous les jours transitent par les routes de la ville des quantités colossales de marchandises dont les habitants ignorent le contenu et la destination. Les camions et les tracteurs qui entrent et sortent du port génèrent pour les riverains de la poussière et du bruit. Ils portent le nom des grandes multinationales de la logistique comme Evergreen ou Maersk (plus grand armateur de porte-conteneurs au monde).

L’expansion portuaire est un fléau pour les habitants et la société TcBuen est vivement critiquée à ce titre, pour les nuisances qu’elle a causé aux habitants de la zone portuaire : destruction des sources de revenus des pêcheurs, perte d’espace publics où pratiquer les loisirs… Le constat est frappant d’après un jeune leader social : « Avant TcBuen, on allait pêcher pour se nourrir mais aujourd’hui il n’y a plus de poissons et on doit aller charger des conteneurs pour ramener un peu d’argent à la maison ».

« Les dynamiques en place à Buenaventura expriment de façon exacerbée ce qu’il se passe à l’échelle nationale »

Francia Márquez, vice-présidente de la Colombie

Les collectivités publiques pourraient corriger le tir mais leurs méga-projets répondent davantage aux logiques réticulaires du transport international qu’au souci d’impulser un développement territorial harmonieux. Le manque de routes pour le transport de marchandises et la nécessité de décongestionner la circulation a par exemple conduit à la construction, au début des années 2000, de la route Interna-Alterna, capable de supporter jusqu’à 2500 véhicules lourds par jour. Lors des travaux, le système de gestion des eaux usées fût endommagé, engendrant infections, maladies de la peau et des cheveux chez les riverains. Par ailleurs, les travaux initiaux, tout comme ceux d’extension du projet une dizaine d’années plus tard (2017-2019), furent entrepris au mépris du droit collectif à la consultation préalable des communautés. Cela ouvrit la voie au déplacement forcé de familles peinant à faire valoir leur droit de propriété foncière et soumises aux pressions des groupes armés. Selon une militante du réseau d’organisations afrocolombiennes Proceso de Comunida-des Negras (PCN), les habitants de Buenaventura sont réduits à n’être que des « voisins gênants pour le développement du pays ».

Un État indolent

Avec 90% de travailleurs informels, la grande majorité de la ville n’est affiliée à aucun régime de sécurité sociale. Plus exclus encore, les habitants des parties rurales doivent se reposer sur les médecines naturelles. L’accès à l’eau est également très problématique. Sa fourniture a été confiée en 2002 à l’entreprise mixte Hidropacifico mais se plaignant de l’absence de rentabilité du marché, l’entreprise a toujours refusé d’investir dans le maintien des infrastructures. Les résultats sont  sidérants: l’eau du robinet n’est pas potable et plus du quart de la population n’aurait pas accès à une source d’eau non contaminée. Alors que Buenaventura présentait fin 2020 le taux de mortalité pour Covid-19 le plus élevé du pays, la ville était dans l’impossibilité d’offrir à sa population ne serait-ce qu’un lavage de mains régulier.

Quant à la justice, la majorité des habitants n’ont pas les ressources pour s’acquitter des frais d’avocat en cas de litige. Dans le cadre d’un programme national visant à rendre accessible la justice au plus grand nombre, Buenaventura dispose d’une casa de justicia, mais Nelly est la seule avocate présente dans les locaux. Cela fait plusieurs années qu’elle réclame à la mairie plus de moyens et à ce que d’autres avocats rejoignent le programme : « Dans mon bureau, il n’y avait au départ qu’un vieil ordinateur et un ventilateur. Tout le reste j’ai dû l’acheter de ma poche. Il n’y a pas non plus d’accès internet ou même de savon dans les toilettes ». Selon Nelly, la situation empire: « Avant, il y avait un représentant de la Fiscalía [l’équivalent du parquet] pour que les personnes puissent déposer plainte au sein des locaux mais aujourd’hui, il faut se déplacer jusqu’au centre-ville».

Casa de justicia de Buenaventura © David Zana

L’État est bien loin également de remplir son rôle dans la lutte contre la criminalité. Suite aux
violences de 2021, il a envoyé des centaines de policiers et de militaires, déployés principalement dans le centre-ville. Ces mesures ont certes renforcé à court terme la sécurité dans une partie de la ville mais sont inefficaces sur les causes structurelles de la criminalité, comme la connivence entre la force publique et les groupes armés illégaux. Selon le colonel Hector Pachon, « À Buenaventura, aucun organisme d’État peut affirmer décemment n’avoir jamais été pénétré par le narcotrafic ». Pour Marisol Ardila, professeur à l’Université del Pacifico: « La corruption ici est plus forte que partout ailleurs dans le pays ». La multiplication dans la presse locale de faits divers annonçant des captures policières, laissant penser que la police et la justice remplissent leur mission, est trompeuse. A ce spectacle médiatique chronique, succède une justice impuissante inculpant les mis en cause pour des délits mineurs ou leur imposant des peines dérisoires, à l’instar de la peine peu dissuasive de détention à domicile sans bracelet électronique.

Des luttes à l’écho national

À Buenaventura, 66% de la population vit sous le seuil de pauvreté et l’espérance de vie est de 51 ans, soit onze années de moins que la moyenne nationale. Face à un État indolent, pénétré par les groupe armés et à la merci d’un capitalisme mondialisé, les populations locales s’organisent. En 2017, une grève civique portée par des slogans comme El Pueblo no se rinde, carajo (Le peuple n’abandonne pas, bordel) a bloqué la ville pendant vingt-deux jours consécutifs. À la suite des violences de fin 2020, de fortes protestations sont parvenues à attirer l’attention des Colombiens de l’intérieur à travers le retentissant hashtag « SOS Buenaventura ». Enfin, à l’occasion du Paro nacional de l’an dernier, les blocages du pont El Piñal et de la route Interna-Alterna ont empêché l’acheminement des marchandises vers l’intérieur du pays, mettant une nouvelle fois les problématiques de la ville dans le débat public national.

Selon les portes-paroles du PCN, Buenaventura n’est pas une ville pauvre mais une ville appauvrie. Caractérisée par une extrême pauvreté héritée de l’époque coloniale et délaissée par l’État colombien dès les années 1960, la ville incarne les mirages de l’insertion à l’économie capitaliste globalisée. Sur le plan politique également, la Constitution de 1991 qui accordait des droits spécifiques aux communautés afrodescendantes n’a pas garanti leur émancipation. D’après Francia Márquez, nouvelle vice-présidente du pays, « les dynamiques en place à Buenaventura expriment de façon exacerbée ce qu’il se passe à l’échelle nationale ». Tout reste encore à faire. Alors que la gauche vient de remporter aux présidentielles une victoire historique, Buenaventura restera sans nul doute l’un des terrains d’étude les plus pertinents pour mesurer les prochaines transformations du pays.

Notes

[1] Boisson fermentée issue du jus de la canne à sucre, le viche est une production artisanale traditionnelle des communautés noires du pacifique colombien.

[2] Espaces que les bandes criminelles dédient à l’exécution de leurs pratiques criminelles : assassinats, tortures et démembrements de cadavres. Elles sont apparues à Buenaventura en 2014.

Ernesto Samper : « Gustavo Petro incarne une volonté d’en finir avec ce modèle de développement »

Ernesto Samper, président colombien de 1994 à 1998

Favori des élections présidentielles colombiennes, le candidat Gustavo Petro porte un agenda de rupture. Rupture avec des décennies de collusion entre l’État et les milices paramilitaires. Rupture avec un modèle économique extractiviste et libéral. Rupture, enfin, avec l’alignement sur Washington et ses intérêts régionaux. À Bogotá nous avons rencontré Ernesto Samper, président du pays de 1994 à 1998, et soutien de Gustavo Petro. Il est également l’un des membres du Grupo de Puebla, forum régional qui rassemble plusieurs leaders progressistes – Lula, Evo Morales, Rafael Correa… Nous l’avons interrogé sur les enjeux de cette élection, la signification de la candidature de Gustavo Petro et les implications géopolitiques qu’aurait sa victoire.

LVSL – La coalition menée par Gustavo Petro se caractérise par son caractère hétéroclite. On trouve d’anciens guérilléros, mais aussi d’ex-paramilitaires. De tels rapprochements ont été critiqués par la gauche de son mouvement. Quelle est la cohérence de sa coalition politique ?

Ernesto Samper – Cette campagne est caractérisée par de nombreux enjeux. Certains sont conjoncturels : en finir avec le Covid, revenir au taux d’emploi antérieur à la pandémie, etc. D’autres s’inscrivent dans une histoire plus longue : la concrétisation du processus de paix d’une part, et le changement de modèle de développement de l’autre.

Le gouvernement d’Ivan Duque a respecté certaines clauses des accords de paix, mais en abandonné d’autres, y compris parmi les plus importantes : la protection et la réparation des victimes, le partage des terres, l’accompagnement pacifique des trafiquants de drogue vers des activités légales, etc. La mise en place des accords de la Havane est un point structurant du programme de Petro ; ceci explique les nuances politiques que l’on trouve dans sa coalition.

NDLR : Les accords de la Havane ont été signés en 2016 entre les différentes parties prenantes du conflit colombien. Une partie des élites agraires colombiennes y est hostile car ils incluent une réforme agraire. Lire sur LVSL l’article de Gillian Maghmud pour une analyse de ces accords : « Le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire »

Il a souligné qu’il était hors de question de revenir au modèle néolibéral qui prévalait avant le commencement de la pandémie. Son agenda est clair : accroître l’investissement dans le domaine social, accroître la progressivité de l’impôt, faire contribuer les plus aisés à la reconstruction post-pandémie du pays. L’amplitude de la coalition ne l’a pas empêché de tenir bon sur ces deux points.

LVSL – Vous avez été président du pays de 1994 à 1998. Quels seraient, selon vous, les obstacles à un processus de changement structurel si Petro gagnait l’élection ?

ES – Une droite a émergé, ces dernières années, très similaires aux autres droites latino-américaines, incarnant une forme particulièrement dangereuse de populisme. Un populisme fiscal, qui prône la réduction des impôts de ceux d’en-haut sous le prétexte d’améliorer les conditions de la production. Un populisme punitif, qui promeut le durcissement des peines et la prison pour les protestataires. Un populisme nationaliste, qui passe par la le refus de l’intégration régionale et la signature d’accords privilégiés avec les États-Unis, aux dépens des relations avec ses voisins immédiats.

Le pragmatisme de la politique extérieure chinoise est à souligner. Il n’est pas dans l’intérêt de la Chine de faire des Latino-américains ses ennemis. C’est ainsi qu’elle parvient à éclipser les États-Unis.

C’est sous l’influence d’une telle droite que la Colombie a rejoint le forum Prosur [destiné à contrebalancer l’UNSAUR NDLR], qu’il menace Cuba et le Venezuela sous le prétexte que ce sont des pays socialistes, qu’il met en place des réformes fiscales régressives, qu’il s’attaque aux retraites et aux salaires, etc. Cette droite constituera donc un obstacle indéniable aux changements que le pays souhaite et dont il a besoin.

Le contexte récent, cependant, donne des raisons d’être optimiste : un président de gauche a récemment été élu au Pérou, et un autre au Chili.

LVSL – On observe des liens très forts entre cette droite colombienne et les États-Unis. Pensez-vous que l’élection de Joe Biden – partisan d’une approche moins dure vis-à-vis de la gauche latino-américaine que Donald Trump – ait permis de distendre ces liens ?

ES – Raisonnons de manière pragmatique : l’arrivée de Biden au pouvoir ouvre des perspectives impensables sous Trump. Pensons à la question des migrants : c’est une politique davantage permissive qui est mise en place depuis son élection. De même, Joe Biden cherche une issue démocratique à la crise vénézuélienne, tente d’améliorer ses relations avec Cuba. Les États-Unis ont également réintégré l’OMS depuis son élection, ont réitéré leur engagement à combattre le réchauffement climatique : autant de bonnes nouvelles.

Dans le cas de la Colombie, les États-Unis ont réaffirmé leur attachement à la concrétisation des accords de paix.

Mais à côté de ces signaux positifs, on en trouve d’autres qui le sont moins. Joe Biden n’a pas cherché à lever l’embargo contre Cuba. Il n’a pas appuyé le président argentin Alberto Fernandez dans sa volonté de renégocier la dette de son pays. Le panorama est donc en clair-obscur.

LVSL – On observe depuis plusieurs années un tournant politique en Amérique latine. Récemment, plusieurs gouvernements progressistes ont été élus dans la région – au Pérou, au Honduras… De nouveaux projets d’intégration régionale sont mentionnés ici et là, visant à faire contrepoids aux États-Unis. Il leur manque cependant un dirigeant qui assume un rôle de leadership régional – à l’instar de Hugo Chavez ou de Lula, deux décennies plus tôt. Gustavo Petro pourrait-il assumer ce rôle ?

ES – Gustavo Petro pourrait bel et bien impulser une nouvelle alliance régionale. Bien sûr, tout ceci dépendra des élections au Brésil de cette année. Aux côtés de d’Alberto Fernandez en Argentine et d’AMLO au Mexique, l’élection de Lula pourrait bel et bien ouvrir la voie à une nouvelle alliance régionale.

LVSL – Cette volonté d’émancipation vis-à-vis des États-Unis signifie-t-elle un rapprochement avec la Chine ?

ES – Je pense, oui. La Chine s’est rapprochée de manière particulièrement intelligente de l’Amérique latine. Non seulement elle lui a beaucoup apporté en termes sociaux, mais elle a remplacé les États-Unis dans l’impulsion des projets infrastructurels les plus importants – il suffit pour s’en convaincre de jeter un oeil aux mines du Pérou et de Bolivie. Je pense que le pragmatisme de sa politique extérieure est à souligner : il n’est pas dans son intérêt de faire des Latino-américains ses ennemis. C’est ainsi qu’elle parvient à éclipser les États-Unis.

NDLR : Pour une analyse de l’influence croissante de la Chine en Amérique latine, lire sur LVSL l’article d’Arnaud Appfel : « Le projet pharaonique du canal chinois du Nicaragua » et celui de Vincent Ortiz : « Pedro Castillo face aux ‘maîtres de la mine’ »

La Colombie, en particulier, a besoin de la Chine. C’est évident si l’on considère ses impératifs post-pandémiques.

J’ajoute que la Chine possède des problèmes sociaux importants, très similaires à ceux que nous connaissons, mais à une échelle bien supérieure. Raison pour laquelle, sans doute, elle n’a pas une approche paternaliste de l’Amérique latine, mais cherche plutôt des relations d’égale à égale avec les pays du Sud. Sa diplomatie est constructive. Ces cinq dernières années ont été caractérisées par une pénétration non-agressive de la Chine en Amérique latine.

L’agenda des États-Unis vis-à-vis de l’Amérique latine, par comparaison, est d’une grande agressivité, et ne vise qu’à la satisfaction de ses propres intérêts, par le biais de la signature d’accords commerciaux.

LVSL – Ne craignez-vous pas que cette pénétration de la Chine n’induise des relations de subordination à son égard ? Ou n’accouche d’une nouvelle forme d’impérialisme ? Dans de nombreux pays, des tensions sont d’ores et déjà apparues entre les intérêts chinois et les desideratas des gouvernements nationaux…

ES – Le risque que la Chine se transforme en puissance hégémonique et dévoile un visage coercitif existe bel et bien. Mais cela ne s’est pas manifesté, pour le moment. Dans tous les cas, nous n’en voulons pas et devrons demeurer vigilants.

Nous ne souhaitons pas davantage que le monde se divise en pôles antagonistes dominés par des super-puissances : la Chine, les États-Unis et la Russie. Nous croyons au multilatéralisme, qui est au fondement du fonctionnement des Nations-Unies. Nous le renforcerons.

« La Colombie possède la droite la plus sanguinaire du continent » – Entretien avec María José Pizarro

María José Pizarro

Ce dimanche 13 mars, les Colombiens ont été appelés aux urnes pour désigner une nouvelle assemblée législative. Dans moins de deux mois, ils éliront leur président. Le favori, Gustavo Petro – avec qui nous nous étions entretenus à Bruxelles -, promet une réforme agraire, la démocratisation des institutions et la sortie de l’extractivisme. Son élection pourrait signer un basculement dans l’histoire du pays, dominé depuis des décennies par une élite agraire et des groupes paramilitaires à sa solde. À Bogotá, nous avons rencontré María José Pizarro, députée et membre de l’équipe dirigeante du Pacto historico [NDLR : le mouvement dirigé par Gustavo Petro], qui revient pour LVSL sur les enjeux de ces élections. Entretien réalisé par Vincent Ortiz.

Le Vent Se Lève – Depuis des années, la presse colombienne agite deux spectres à propos de Gustavo Petro : celui du retour à la guerre civile (l’élection de Petro signifierait une régression aux années de guerre civile), celui du Venezuela (son élection transformerait la Colombie en un second Venezuela). Quelles stratégies avez-vous mis en place pour contourner ces obstacles médiatiques ?

María José Pizarro – Il existe un principe de réalité : un pays qui est en guerre civile depuis soixante ans ne peut sombrer dans la guerre civile ! La presse s’émeut de la présence d’ex-guérilleros dans notre mouvement… mais on trouve des ex-combattants dans tous les partis politiques ! Nous avons été les acteurs de cette guerre civile… comme la totalité de la société colombienne. Il n’existe pas un seul secteur politique, aussi immaculé prétende-t-il être, qui n’ait pas subi, vécu ou promu la violence dans le pays.

Aussi ce discours associant le Pacto historico à la guerre civile est-il de moins en moins audible. Les Colombiens comprennent que concrétiser la paix implique un grand changement. Elle implique la lutte contre la corruption – les mafias sont littéralement enkystées au sein de l’État colombien. Elle implique de démocratiser la Colombie, d’aller au-delà de cette démocratie formelle que nous connaissons pour instituer une démocratie intégrale. Nous sommes, dit-on souvent, la démocratie la plus ancienne du sous-continent… mais qu’entend-on par démocratie ? Si on prend le mot au sérieux, nous n’avons qu’un simulacre de démocratie.

Quant au parallèle au Venezuela, nous avons notre identité propre. Nous partageons bien sûr une orientation idéologique bolivarienne avec le mouvement chaviste. Mais lorsqu’on en vient au Que faire ? politique, la différence est considérable.

[NDLR : Le bolivarisme fait référence à Simón Bolívar, et plus largement au patriotisme révolutionnaire qui imprègne la gauche latino-américaine. Pour une analyse de celui-ci, lire sur LVSL l’article de Thomas Péan : « “La patrie ou la mort” : la nation, marchepied vers la révolution en Amérique latine ? »]

L’économie colombienne est tributaire des énergies carbonées, c’est le plus grand exportateur de charbon au monde ; en cela, elle est similaire à celle du Venezuela qui est un grand exportateur de pétrole. Les deux systèmes économiques, tournés vers l’extractivisme et l’exportation des richesses du sous-sol, présentent de fortes similitudes : on serait donc mal inspirés de nous accuser de vouloir dupliquer le modèle vénézuélien en Colombien !

L’uribisme [NDLR : de l’ancien président Alvaro Uribe, néolibéral et pro-américain, très proche des secteurs paramilitaires colombiens], qui plus est, fonctionne sur le modèle de la cooptation des divers pouvoirs – le parquet, le contrôleur financier, le procureur, le législatif et l’exécutif -, ce qui présente une autre similitude avec le Venezuela bolivarien. Les uribistes ont critiqué la répression de l’opposition vénézuélienne par le gouvernement de Nicolas Maduro : mais qu’ont-ils fait face à nos manifestants ? La répression a été plus dure que celle qui a eu cours au Venezuela !

[NDLR : Pour une mise en contexte des soulèvements colombiens de mai 2021 et leur répression, voir sur LVSL la vidéo réalisée par Gillian Maghmud et Fabien Lassalle : « Massacres en Colombie, silence d’Emmanuel Macron »]

La corruption, qu’ils critiquent tant au Venezuela, est institutionnalisée en Colombie par la collusion entre les mafias et les pouvoirs publics qui se livrent à de vastes détournements de fonds.

Je pense que Chavez fut un grand leader – bien préférable à Maduro -, mais nous ne voulons pas transformer la Colombie en un nouveau Venezuela : par bien des aspects, la Colombie actuelle ressemble déjà au Venezuela !

Quel discours tenir face à ces éléments de propagande ? La réalité !

LVSL – Le Pacto historico se distingue des autres mouvements progressistes d’Amérique latine par sa forte coloration écologiste. Il défend un agenda environnementaliste radical, proposant notamment d’en finir avec l’extractivisme. Les contraintes sont pourtant nombreuses : la Colombie dépend fortement des investissements étrangers ; elle possède une dette souveraine importante, dont une partie doit être payée en dollars. La monnaie colombienne s’est déjà dépréciée ces dernières années – ce qui accroît le poids relatif de la dette – et une chute des investissements étrangers la déprécierait plus encore. Comment concilier, donc, l’agenda environnemental du Pacto historico et la nécessité pour Colombie d’avoir accès à des devises via les investissements étrangers ?

[NDLR : Pour une analyse des contraintes internationales qui pèsent sur les gouvernements latino-américains cherchant à initier une transition énergétique, lire sur LVSL l’article de Matthieu le Quang : « Rompre avec l’extractivisme : la quadrature du cercle ? »]

MJP – La pandémie nous a rappelé à quel point nous avions en partage des enjeux globaux. La destruction de l’environnement, la faim, la détérioration des conditions matérielles des populations, etc. ne sont pas des phénomènes colombiens mais globaux. Les électeurs devraient l’avoir à l’esprit.

Ceci étant dit, divers problèmes se présentent. L’économie colombienne est fortement carbonée, tributaire du pétrole, des mines et des monocultures. Nous sommes également le premier producteur de coca, ce qui implique une déforestation considérable. Les chercheurs nous indiquent que la production intensive fait partie des facteurs structurants de la détérioration du climat.

Aussi nous devons investir dans les secteurs énergétiques alternatifs pour amorcer une transition, en nous fondant sur les atouts de notre territoire. Nous devons investir dans l’énergie solaire – dans les zones de notre territoire les plus exposées au soleil, en particulier au nord -, les éoliennes et l’énergie hydro-électrique. Nous sommes également un pays à vocation agraire : nous avons de nombreuses terres fertiles avec une forte biodiversité. Les traités de libre-échange nous ont rendus dépendants du reste du monde, mais nous avons pourtant sur notre territoire les conditions de notre auto-suffisance.

Le tourisme est une autre ressource à exploiter [NDLR : il s’agit d’une importante source de devises]. Il a souffert de la guerre civile pendant des décennies, et des territoires entiers restent difficiles à explorer à cause du narcotrafic et des enlèvements. C’est donc un secteur avec une forte marge de progression. C’est une forme d’investissements étrangers qui me paraît préférable à celle des grandes mines canadiennes ! Une forme d’investissements étrangers plus respectueuse de l’environnement, mais aussi de notre souveraineté : cela nous permettrait de nous libérer de l’emprise économique des grands groupes étrangers – une question qui se pose, plus largement, à l’échelle du continent latino-américain.

LVSL – Venons-en justement aux enjeux diplomatiques de cette élection. Ces dernières années ont vu une nouvelle vague de gouvernements progressistes arriver au pouvoir : AMLO au Mexique, Pedro Castillo au Pérou, Xiomara Castro au Honduras… L’élection de Gustavo Petro serait-elle l’occasion de reconstruire un nouveau bloc géopolitique latino-américain ? Une stratégie est-elle prévue pour faire émerger une force non alignée sur la Chine et les États-Unis ?

MJP – Je dirais pour commencer que vaincre la droite colombienne serait un signal extrêmement fort envoyé au continent tout entier. Nous possédons la droite la plus radicale et sanguinaire du continent. Aucun autre pays n’a eu à souffrir d’une telle droite. Ce serait un coup d’estoc formidable qui lui serait porté – la droite a été vaincue dans tous les pays d’Amérique latine, sauf en Colombie. Une victoire de Gustavo Petro s’inscrirait dans le sillage de celle de Pedro Castillo au Pérou – par-delà les divergences que nous pouvons avoir avec lui -, pays où la droite était hégémonique et invaincue depuis des décennies.

Nous chercherons à construire un grand bloc historique avec les gouvernements desquels nous nous sentons proches – celui du Chili, du Mexique, du Honduras, d’Argentine, et, peut-être bientôt, avec le Brésil et l’Équateur. Ce serait un message fort envoyé à tout le monde occidental, par-delà l’Amérique latine.

LVSL – Le Pacto historico est une formation politique très hétéroclite. On y trouve d’ex-guérilleros, des militants radicaux proches du marxisme, mais aussi des représentants de secteurs plus conservateurs, et même d’anciens paramilitaires repentis [NDLR : par « paramilitaires », on désigne en Colombie les groupes armés constitués pour défendre les propriétaires terriens face aux assauts des guérillas révolutionnaires]. Comment expliquer cette hétérogénéité ?

MJP – L’accord de paix [signé en 2016, NDLR] s’est fait entre des personnes qui avaient pris les armes il y a trois décennies, les unes contre les autres. La construction de la paix nécessite un grand dialogue national. Je le dis en tant que fille d’un ex-guérilléro, assassiné 45 jours après avoir signé un accord de paix, alors qu’il se présentait aux élections présidentielles [NDLR : Il s’agit de Carlos Pizarro].

Nous ne nous contentons pas d’appeler verbalement à la paix, nous la construisons entre tous au sein du Pacto historico. Il ne peut exister de paix tant que l’autre n’est pas reconnu comme interlocuteur légitime – avec son idéologie, sa condition sociale…

Nous insistons sur la nécessité de respecter la Constitution de 1991, car sa rédaction fut le dernier moment où un grand accord national eut lieu, auquel tous les secteurs de la société colombienne furent conviés à participer – ex-guérilléros comme ex-paramilitaires. Cette Constitution est le dernier contrat social qui nous reste. Elle a été mise en place au prix d’un tel dialogue, entre représentants de traditions politiques opposées. Elle a été rendue possible par une ouverture démocratique, qui a permise à d’autres voix que celles des deux principaux partis, libéral et conservateur, – la Colombie a une longue tradition de bipartisme – de s’exprimer.

Cette demande d’unité afin de concrétiser la paix émane des secteurs les plus militants de notre mouvement : les ex-guérilléros, les étudiants qui ont pris part à la mobilisation de l’année dernière. Notre lutte, votre lutte, est celle de tous, pouvait-on entendre : nous ne pouvions nous recroqueviller sur notre coeur historique. Le Pacto historico est une coalition que l’on ne peut comprendre que dans la conjoncture électorale actuelle. Certains militent dans les secteurs progressistes depuis des décennies, d’autres ne l’apprécient pas mais la rejoignent par nécessité.

Tout n’est pas noir et blanc en Colombie ; c’est un pays d’une extraordinaire diversité culturelle et régionale, que l’on doit intégrer dans un grand récit national. Et cela ne peut se faire qu’en en finissant avec les inégalités, avec la guerre, la violence…

En Colombie, les accaparements violents blanchis par le marché

Cérémonie de signature de l’accord de paix, 26 septembre 2016. Le Président colombien Juan Manuel Santos y appose sa signature © Marielisa Vargas

Le 26 septembre 2016, il y a cinq ans jour pour jour, le gouvernement colombien et la guérilla des FARC signaient un accord de paix historique. Premier point de cet accord : la réforme agraire. Celle-ci était censée entamer un cycle de réformes visant à une répartition plus juste et équitable de la terre. Aujourd’hui, force est de constater que ces ambitions sont restées lettre morte. À l’occasion de cet anniversaire, nous publions une réflexion élargie sur l’incapacité, dans l’horizon capitaliste, des politiques post-conflit à remettre en question les inégalités héritées de la violence. Un article autour de l’ouvrage de Jacobo Grajales, Agrarian Capitalism, War and Peace in Colombia. Beyond Dispossession (Routledge, 2021).

Les liens entre conflits fonciers et violence armée font l’objet d’une abondante littérature, qu’elle étudie les inégalités foncières aux racines de la guerre ou qu’il s’agisse d’exposer les formes d’accumulation engendrées par la violence.

NDLR : pour une analyse des tensions sociales autour de la terre en Amérique centrale, lire sur LVSL l’article de Keïsha Corantin : « Généalogie de la violence en Amérique centrale : les conflits fonciers comme cause d’instabilité politique »

Contre une division binaire entre temps de guerre et temps de paix, qui circonscrit les manifestations de la violence au premier, Jacobo Grajales veut dresser des continuités. Au-delà d’un retour sur le rôle de la violence dans la concentration foncière, son ouvrage insiste sur la capacité du modèle capitaliste, prôné en temps de paix, à légitimer des accumulations violentes, mais aussi, plus généralement, à justifier les inégalités post-conflit par les impératifs du développement économique et du marché libre. 

LE LIEN ORGANIQUE ENTRE PARAMILITARISME ET CAPITALISME AGRAIRE

L’auteur guide sa réflexion autour d’un acteur clé du processus d’accumulation des terres en Colombie : les paramilitaires. Naissant des milices de sécurité des grands propriétaires fonciers, les paramilitaires sont, dès leur origine, des forces conservatrices de l’ordre social. Dans les années 1980, l’expansion du trafic de drogue et les disputes territoriales pour le contrôle des routes clandestines favorisent l’émergence « d’entrepreneurs de la violence ». Ces derniers ont vocation à sécuriser les intérêts économiques et territoriaux des réseaux de narcotrafic.

Sous couvert d’une loi de 1968 qui légalise la constitution de groupe armés d’autodéfense pour contrer l’insurrection marxiste, les paramilitaires s’imposent comme un partenaire incontournable de l’État dans la guerre contre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Intrinsèquement liées aux élites locales, à l’armée et aux narcotrafiquants, les milices paramilitaires deviennent une force politique à part entière au tournant des années 2000. Bien qu’animées d’intérêts parfois concurrents avec la bourgeoisie locale, les dissensions au sein de celle-ci et leur supériorité militaire et économique placent les groupes paramilitaires en arbitre, et leur permettent de s’affirmer comme les régulateurs du pouvoir local.

Le propos essentiel de l’auteur est d’aller au-delà des cas les plus violents de dépossession des terres pour interroger la séparation entre l’inégalité illicite – parce qu’obtenue par la violence armée – et l’inégalité légitime produite par la libre concurrence.

S’appuyant sur leurs liens étroits avec les élites politiques locales, les cercles d’affaires et la corruption d’officiers publics à des postes clés, le réseau des paramilitaires joue un rôle pivot dans le blanchiment des terres acquises par la violence. 

Jusqu’à une récente réforme, la plupart des notaires étaient nommés par décrets grâce au soutien de relais politiques, notamment des députés. Chargés de certifier au nom de l’État la légalité d’une transaction, les notaires sont un maillon essentiel à la sécurisation des droits de propriétés. En contrôlant les élus – à travers pots-de-vin et financements de campagne – les paramilitaires s’assuraient la nomination de fantoches acquis à leur ordre.

Un autre exemple, qui ne fait pas figure d’exception, est fourni par les faux enregistrements d’abandon de terre. Si les guérillas y ont aussi recours, les paramilitaires systématisent le massacre comme mode d’opération. Il s’agit d’une stratégie de terreur redoutablement efficace pour s’étendre territorialement. En effet, les massacres entraînent la fuite des populations avoisinantes. Ainsi, des milliers d’hectares de terres désertés tombent entre les mains des groupes armés. C’est là qu’intervient INCORA, institut créé par la réforme agraire de 1961. Cet institut est chargé de distribuer des terres aux petits paysans. Maquillé sous la plume corrompue des institutions publiques, l’exil forcé des paysans est enregistré par INCORA en abandon de terre, autorisant ainsi légalement la cession des exploitations à un nouveau propriétaire. En 2011, cinq fonctionnaires d’INCORA ont reconnu leur complicité dans cette manœuvre.

Comme l’indique le titre de l’ouvrage, le propos essentiel de l’auteur est d’aller au-delà des cas les plus violents de dépossession des terres pour interroger la séparation entre l’inégalité illicite – parce qu’obtenue par la violence armée – et l’inégalité légitime produite par la libre concurrence.

Aujourd’hui comme hier, l’obstacle à une refondation des discours et des programmes politiques demeure inchangé : l’ordre social propriétariste, défini par Thomas Piketty comme « un ordre social fondé sur la défense quasi religieuse des droits de propriété comme condition sine qua non de la stabilité sociale et politique. » (Piketty, 2020).

L’ILLUSION DES POLITIQUES REDISTRIBUTIVES

Jacobo Grajales remonte ainsi aux années 1960, qui ont vu naître l’espoir de changements à partir notamment de la réforme agraire de 1961. Si elle prévoyait des mécanismes d’expropriation des grands propriétaires, ces dispositions furent très rarement appliquées. Les réformes se sont surtout traduites par la privatisation de terres publiques, à travers la reconnaissance de situations d’occupation des propriétés de l’État ou à travers l’extension de fronts pionniers. Ces mesures profitèrent autant à la petite paysannerie qu’à l’accumulation des grands propriétaires. Puiser dans les réserves publiques plutôt qu’exproprier, distribution donc, mais pas redistribution. En privatisant les réserves foncières qui lui appartiennent, l’État se dispense de toucher aux grandes propriétés privées et achète la paix sociale.

Autre illusion dénoncée par l’auteur, les politiques communautaires des années 1990. Celles-ci accordent des droits territoriaux aux communautés ethniques minoritaires, indigènes et afro-descendantes. On observe ce tournant dans différents pays du continent : Colombie, Pérou, Bolivie, Equateur. Le fondement de ce régime particulier ? Le lien culturel qui unit la terre aux communautés ethniques. Alors que ces dernières – dans un discours teinté d’exotisme et d’essentialisation – sont présentées comme « gardienne » de la nature, les paysans et leur vision utilitariste du sol seraient une menace pour l’environnement.

D’apparence progressiste, l’ethnicisation des droits territoriaux se révèle un levier de choix pour balayer les revendications de la majorité paysanne. Légitimant les droits de quelques-uns pour mieux écarter ceux des autres, l’agenda néolibéral est consacré comme la règle, les minorités ethniques relevant alors de l’exception. Rappelons que la Banque mondiale et le Fond monétaire international comptent parmi les principaux soutiens de ces politiques ; des appuis qui forcent au regard critique vis-à-vis de réformes pourtant portées par des gouvernements de gauche.

DES RAPPORTS DE POUVOIRS ACCENTUÉS PAR LA VIOLENCE ET CONSOLIDÉS PAR LA PAIX, L’HÉGÉMONIE DE L’AGRO-INDUSTRIE

Les récits qui animent les périodes de sortie de guerre s’articulent sur une base fondamentale : celle de la délimitation entre un avant et un après. Le discours des institutions impliquées dans la gestion post-conflit (gouvernement et agences publiques, ONG, instances internationales…) diffusent cette idée de rupture, un cadre conceptuel qui, de fait, guident leurs actions concrètes.

De fait, les procédures de justice pour la récupération des terres furent centrées sur les acteurs armés paramilitaires, faisant fi de leurs liens étroits avec les milieux d’affaires.

D’une part, cela contribue à masquer la permanence de la violence armée, qui n’a pas disparu mais s’est transformée. Si la démobilisation des paramilitaires entre 2003 et 2006 marque une réduction drastique du nombre d’homicides, la violence est aujourd’hui plus dirigée. La stratégie a évolué vers l’assassinat ciblé et systématique de leaders sociaux, muselant ainsi toute contestation. En dépit des récents accords de 2016, la Colombie se hisse aujourd’hui au sommet d’un podium mortifère, avec 255 victimes de massacres et l’assassinat de 120 leaders sociaux en 2020 [1].

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Bannière déroulée en hommage aux leaders sociaux assassinés en Colombie, Cali, septembre 2019

Mais plus encore, le mur temporel dressé entre guerre et post-conflit se concentre sur la réparation des cas de spoliation violente sans s’intéresser aux structures qu’elle a bâties et qui persistent aujourd’hui. De quelles structures parle-t-on ? Le conflit armé en Colombie a façonné la conjoncture contemporaine des campagnes : la destruction du tissu communautaire et l’accaparement des terres ont creusé encore davantage les inégalités et consacré l’hégémonie de l’agro-business. Dans un tel contexte, les règles du marché suffisent désormais à évincer les petits paysans, renforçant toujours plus la domination des géants agricoles.

Dans les cas peu nombreux où les paysans retrouvent leur terre, il ne faut que peu de temps pour que le manque de moyens techniques, de formation, et l’accumulation de dettes ne les conduisent à revendre leur parcelle à bas prix à la grande plantation voisine, et ceci heureux de s’être déchargés d’un fardeau. La libre concurrence légitime l’inégalité entre agricultures paysanne et industrielle, entérinant la reproduction d’un capital produit par la violence.

La transformation économique et écologique du paysage rural colombien, héritière de l’action conjointe de la violence paramilitaire et de l’investissement capitaliste, contraint aujourd’hui les paysans à quitter leur terre.

Un cas d’école est fourni par Jacobo Grajales dans son livre à travers l’enjeu de la ressource en eau. Dans le bassin versant du fleuve Rio Frio, à une quarantaine de kilomètres au sud de Santa Marta à l’extrême nord du pays, les plantations bananières ont prospéré et se sont étendues à partir des années 2000 à la faveur de l’opacité créée par le conflit armé. Concentrée à l’est de la région, en amont du fleuve, l’extension des plantations s’est accompagnée de la multiplication des infrastructures d’irrigation (pompes, canaux, réservoirs, etc.) captant ainsi l’essentiel de la ressource en eau avant qu’elle ne parvienne aux fermes en aval. Aujourd’hui endettées car incapables de produire à cause de la sécheresse, les paysans de l’ouest vendent peu à peu leurs terres à de plus grands exploitants qui disposent des ressources nécessaires aux travaux d’irrigation. Ainsi s’uniformise le paysage rural au profit de l’agro-industrie.

RENDRE JUSTICE EN PERIODE POST-CONFLIT : SURTOUT, NE PAS FAIRE FUIR LES INVESTISSEURS !

Au milieu des années 2000, la justice transitionnelle devient la doctrine dominante des politiques de peace-building. Elle est consacrée en Colombie par la loi 975 de 2005 dite « Justice et Paix » qui prévoit des politiques de démobilisation des paramilitaires et de réparation des victimes. En 2011, un cap est franchi avec l’adoption de la « Loi sur les victimes et la restitution de terres ». Le texte est une victoire idéologique : la question agraire est enfin considérée comme un sujet central dans l’agenda post-conflit. En même temps que le texte reconnait une corrélation entre foncier et conflit armé, il la réduit à sa dimension la plus criante : la spoliation violente. Il s’agit de restituer leurs terres aux paysans dépossédés afin de réparer le crime. Les responsabilités profondes de ces accaparements et des inégalités historiques du système agraire sont ignorées.

De fait, les procédures de justice pour la récupération des terres furent centrées sur les acteurs armés paramilitaires, faisant fi de leurs liens étroits avec les milieux d’affaires. À deux égards, les multinationales agricoles sont restées relativement à l’abri de la justice.

D’une part, les unités de procureurs créées par la loi Justice et Paix de 2005 et chargées de recevoir les témoignages des paramilitaires n’étaient pas compétentes à l’égard des tierces parties. Ces informations étaient alors transférées aux bureaux des procureurs locaux. Evalués au chiffre – par le nombre d’affaires qui aboutissent –, disposant de faibles moyens pour enquêter et vulnérables aux intimidations, ces bureaux sont peu enclins à s’attaquer à ces affaires sensibles.

Selon les dernières enquêtes, à peine 0,2 % des producteurs possèdent des domaines de plus de 1 000 hectares, couvrant au total 32,8 % des terres agricoles du pays.

D’autre part, si la procédure civile de restitution des terres a parfois permis de démasquer les acquisitions illégales d’entreprises, la question de leur complicité avec les paramilitaires relève de la juridiction pénale, et requiert des niveaux de preuves supérieurs, réitérant les questions du manque de ressources et d’indépendance.

L’ACCORD DE PAIX DE LA HAVANE, UNE LENTE AGONIE

L’accord de paix de 2016 fit naître les espoirs d’une justice plus accomplie, avec la création de la Juridiction Spéciale pour la Paix (JEP). Aux origines, l’institution était compétente non seulement sur les crimes commis par les FARC mais aussi pour instruire tous crimes commis dans le contexte du conflit interne, incluant les entreprises privées ayant bénéficié des réseaux et des agissements criminels des acteurs armés. La lutte féroce des partis de droite et d’extrême-droite contre cette nouvelle juridiction eut raison de son impertinence : non sans ironie, une loi prévit que les hommes d’affaires ne seraient jugés par la JEP que s’ils se soumettaient volontairement à sa compétence. L’espoir éphémère d’une justice démocratique gisait là.

Bien qu’il marque un tournant dans l’histoire de la Colombie, les faiblesses de l’accord de La Havane étaient décelables dès sa conclusion. Particulièrement sur la question agraire, que les FARC avaient hissée en priorité, l’accord put s’établir non pas par consensus politique des différentes parties, mais grâce à l’ambiguïté de ses énoncés. Lors de l’arrivée au pouvoir, en 2018, d’un gouvernement hostile aux négociations avec les FARC, les mesures mises en place par l’accord afin d’appuyer un agenda redistributif purent sans difficultés être privées de cet esprit. Le recul des ambitions se notait déjà en fin de mandat de l’administration Santos (centre-droit), trop affaiblie politiquement pour obtenir le vote de lois à la hauteur des engagements pris à La Havane.

Par exemple, alors qu’une réserve foncière devait être créée et alimentée par des terres du domaine de l’État et des terres expropriées (propriétés des criminels de guerre, acquisitions frauduleuses) afin d’être redistribuées, le « Fond Foncier » fût transformé en simple plateforme de transit dans le processus de formalisation de la propriété. Les terres en cours de régularisation étaient transférées à cette réserve jusqu’à ce que la procédure de formalisation du titre de propriété soit achevée. Il ne s’agissait donc en rien d’allouer une terre à de nouveaux occupants, mais de sécuriser des droits de propriétés en formalisant une situation de fait déjà existante.

De la même manière, la réforme du cadastre introduite par l’accord de paix devait fournir une analyse territoriale des droits de propriétés et des usages du sol, accompagnant en parallèle des mesures de régularisation ou de redistribution pour résoudre les conflits fonciers. L’orientation techniciste soutenue par le nouveau gouvernement et les institutions internationales qui financent le programme (Banque mondiale et Banque interaméricaine de développement), conduisit à une dépolitisation des enjeux et à l’effacement de sa dimension intégrale. Loin de remettre en question les inégalités foncières, la réforme du cadastre – toujours en cours – est en fait une actualisation des registres de propriétés grâces aux outils modernes : une simple cartographie de l’état de fait. 

Selon les dernières enquêtes, à peine 0,2 % des producteurs possèdent des domaines de plus de 1 000 hectares, couvrant au total 32,8 % des terres agricoles du pays. À l’inverse, 69,5 % des producteurs cultivent des parcelles de 5 hectares ou moins, des propriétés qui ne couvrent que 5,2 % des terres agricoles disponibles.

L’immobilisme vis-à-vis des transformations agraires est à l’image des autres points de l’accord. Une fois l’objectif de démobilisation des guérilleros atteint, les dirigeants n’ont pas respecté leur part du marché. Autre contradiction avec les négociations de La Havane, la substitution volontaire à la culture de coca prévue par l’accord fût remplacée par son éradication obligatoire sous le nouveau gouvernement. De plus, les garanties de sécurité pour les ex-guérilleros font défaut : depuis la signature, au moins 271 combattants démobilisés ont été assassinés [2].

En 2018, beaucoup craignaient que l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite ne fasse voler en éclat l’accord de paix. Plutôt qu’un coup d’arrêt brutal, les cinq dernières années montrent – selon les mots de Jacobo Grajales – que « si le gouvernement actuel n’a pas tué l’accord, il l’a laissé mourir ».

Notes :

[1] Commission des droits de l’Homme de l’ONU, 2020

[2] Chiffres d’avril 2021 par le Parti des Communs, parti politique des FARC issu de l’accord de paix.

Les causes structurelles des soulèvements en Colombie

Loma de la Cruz (Cali), 29 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Depuis plusieurs mois, la Colombie est secouée par des manifestations qui ont conduit le gouvernement à faire preuve d’une féroce répression. Des dizaines de Colombiens ont ainsi péri des mains de la police, mais le gouvernement a momentanément repoussé les réformes qui ont mené à cette explosion sociale. Il est cependant peu probable que cette manœuvre conduise à une accalmie durable, tant les causes structurelles des protestations sociales demeurent. Tête de pont des réformes libérales du sous-continent, la Colombie, un des pays les plus inégalitaires au monde, semble mûre pour de nouveaux conflits sociaux.

La huitième réforme fiscale du gouvernement d’Ivan Duque laissera sans doute une marque dans l’histoire de la Colombie. La mesure la plus controversée de ce qui avait été présenté comme le projet de « loi de solidarité durable » était l’assujettissement à l’impôt sur le revenu des personnes physiques gagnant plus de 2,4 millions de pesos par mois [1], soit 663 dollars. Cela revenait à rendre imposables les revenus du travail de la classe moyenne inférieure. L’autre mesure très contestée était le passage à 19% du taux de l’impôt sur la consommation (IVA) [2] sur plusieurs produits, notamment certains aliments, les services publics comme l’eau, l’électricité, le gaz et l’internet (pour les estratos 4, 5 et 6 – l’estrato 3 aussi concernant l’internet) [3], mais aussi l’essence, les services funéraires, les services postaux et certains objets électroniques comme les ordinateurs et les téléphones portables.

En voulant rafraîchir un budget étatique mis à mal par la crise sanitaire, le gouvernement du septième pays le plus inégalitaire au monde[4] s’est heurté à un mur en invitant sa classe moyenne à peine émergente à contribuer au pot commun.

Il a suffi de quatre jours de manifestations dans tout le pays pour que le Président soit contraint d’annoncer le retrait de sa réforme de 330 pages dans l’attente d’une nouvelle réécriture. Les filets du système bicaméral colombien n’ont même pas eu à intervenir. Quelques semaines plus tard, face au solide maintien des mobilisations, c’est au tour de la réforme de la santé d’être rangée dans un tiroir par un gouvernement aux abois.

Bulevar del Rio (Cali), 28 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Il est intéressant de revenir sur cette mobilisation d’une profonde intensité ayant débuté le 28 avril dernier, notamment dans la plus grande ville du sud-ouest colombien parfois qualifiée de bastion de la gauche [5], Cali.

Cali, la « ville de la résistance »

Alors que la Colombie est le premier pays au monde en nombre de déplacés internes [6], Cali est la capitale du Valle del Cauca, le département colombien le plus concerné par ce phénomène [7] (en raison de sa proximité géographique avec les zones les plus affectées par le conflit armé [8]). Elle jouit de fait d’une sociologie singulière : cosmopolite, métissée, jeune, appauvrie et ayant une certaine expérience de la mobilisation sociale.

Surnommée la « ville de la résistance » depuis le début des évènements, Cali ne cesse de faire la une de la presse colombienne. Pas une journée ne passe sans que des manifestations, des blocages, des attaques de banques et de locaux commerciaux ou des affrontements meurtriers n’aient lieu et ne soient rapportés par les médias classiques ou les réseaux sociaux.

Bulevar del Rio, 28 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Si la majorité des évènements violents se concentrent dans certaines parties de la ville comme Siloé, la Luna [9] ou Puerto Resistencia [10] et en particulier la nuit, la ville tout entière vit au rythme d’un environnement visuel et sonore assiégeant : biens endommagés, incendies, sons d’hélicoptères, sirènes de police, bruits de tirs, etc. La ville toute entière subit également des pénuries d’aliments et une flambée des prix (en raison des barrages), ce qui nuit considérablement aux petits commerçants, aux restaurateurs modestes mais aussi à une partie des consommateurs.

Alors que les unités de soins intensives dépassent les 90% de taux d’occupation, la troisième vague épidémique de Covid-19 apparaît à présent comme un épiphénomène tant la politisation est intense. Elle dépasse largement les manifestants : les enquêtes d’opinion indiquent que la grande majorité de la population les soutient [11]. Sur les écrans, les images circulent et parlent plus fort que la parole publique. La nette détérioration de la vie quotidienne semble momentanément tolérée.

Loma de la Cruz, 29 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Si une telle vigueur protestataire peut surprendre par son caractère exceptionnel, elle s’explique aussi sans mal. Le niveau de pauvreté et d’inégalités dans le pays atteint des sommets et la situation sociale s’est évidemment aggravée avec la pandémie (le taux de pauvreté est passé de 35,7 % en 2019 à 46,1 % en 2020 selon le DANE [12]).

Loma de la Cruz, 30 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Avant la pandémie, déjà, un large mouvement qui n’attendait que de ressurgir avait mobilisé l’ensemble des secteurs sociaux face à la politique du gouvernement (contre la privatisation des caisses de retraite, la réforme du droit du travail, le sabotage des accords de paix, etc.) [13], notamment à Bogotá où l’explosion sociale dans divers quartiers populaires avait causé le décès d’un étudiant en droit.

Des manifestations majoritairement pacifiques

L’ambiance des manifestations à Cali est principalement joyeuse et festive, tout comme à Bogotá où, au huitième jour de la mobilisation, on chantait sur la place Bolivar « Duque Ciao » sur le rythme de la chanson révolutionnaire italienne Bella Ciao. À l’initiative du Comité national de grève (rassemblant les principales centrales syndicales), les étudiants, les syndicalistes, les camionneurs, les conducteurs de taxi, la « minga » (nom que les indigènes donnent à leurs actions collectives) [14], les paysans et des citoyens mécontents de toutes sortes, se sont réunis pour dénoncer ensemble la politique économique et sociale d’un Président éminemment impopulaire. Ce dernier et ses soutiens sont fréquemment assimilés par la foule à des « paracos » [15] (paramilitaire) comme en témoignent les paroles chantées en boucle Uribe, paraco, el pueblo esta verraco (Uribe, paraco, le peuple est en colère) ou encore Qué lo vengan a ver, qué lo vengan a ver, eso no es un govierno, son los paracos al poder (Venez voir, venez voir, ce n’est pas un gouvernement, ce sont les paracos au pouvoir).

Bulevar del Rio, 28 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Les Cacerolazos, les concerts généralisés de casseroles aux fenêtres de la ville à 20 heures, illustrent également la volonté de la majorité des citoyens d’exprimer pacifiquement leur solidarité à la cause. Afin que le paro (la grève) ne se limite pas à une simple marche, les manifestants ont adopté la stratégie des points de résistance multiples [16] (il en existe au moins 13, parmi lesquels on peut citer Puerto Resistencia, Apocalipso, Puente de las Mil Luchas ou encore Paso del Comercio). Ces derniers s’accompagnent de nombreux barrages sur les routes, tant à l’intérieur de la ville qu’à ses sorties. L’épicentre culturel et artistique de la mobilisation à Cali, situé dans le centre, s’appelle la Loma de la Cruz. Rebaptisée la Loma de la dignidad (la colline de la dignité), c’est un lieu symbolique où les manifestants, notamment les plus jeunes, viennent pour passer du temps ensemble, boire un verre, chanter et scander « Resistencia ».

Loma de la Cruz, fin mai © David Zana pour LVSL

En marge des manifestations pacifiques ou après celles-ci, il existe une autre réalité : celle du vandalisme et des affrontements meurtriers. Même si elle est marginale à côté de la mobilisation sociale d’une ampleur historique, elle est extrêmement présente dans les médias locaux et nationaux et dans les esprits des habitants. Les Caleños (habitants de Cali) appréhendent chaque matin la prochaine horrible noche [17] et n’ont pu rester insensibles aux attaques répétées subies par le MIO [18], leur système public de transport urbain (16 bus brûlés, 36 vandalisés, 13 stations incinérées et 48 endommagées [19]).

La violente répression de la part de la police : une réalité documentée

Fer de lance de la mobilisation, la jeunesse est déterminée à ne pas laisser passer l’opportunité présente de défendre les droits fondamentaux qu’elle n’a jamais eus. Alors que l’accès à l’enseignement supérieur en Colombie est réservé aux catégories de la population les plus aisées en raison d’un système universitaire majoritairement privé et extrêmement coûteux, la plupart d’entre eux sont en effet contraints d’enchaîner les « petits boulots ». Ceux qui en viennent à cautionner les violences commises contre certains biens pendant les manifestations ne sont pas rares. Carolina est serveuse dans un bar à bières et n’a pas manqué une seule journée de manifestation depuis le début des évènements. Elle proteste toujours pacifiquement, en gardant scrupuleusement son masque. Elle nous a cependant confié : « Certains ont détruit des banques et des supermarchés, je ne l’aurais pas fait. Mais franchement, je ne vais pas non plus pleurer pour eux avec tout l’argent qu’ils ont ».

Loma de la Cruz, 29 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Si Cali est rapidement apparu comme l’épicentre de la mobilisation, c’est aussi la ville où la répression s’est abattue le plus violemment. Les violences sur les personnes ont choqué une population urbaine qui n’y avait plus été confrontée depuis longtemps. La police colombienne a davantage été formée pour chasser l’ennemi interne communiste (en vertu de la doctrine de sécurité nationale [20]) que pour gérer démocratiquement une protestation sociale. Dès le début des protestations, les autorités ont renforcé la sécurité en envoyant plus de 1 000 hommes supplémentaires, près de 700 policiers et 300 militaires [21]. Alors que la situation échappait de plus en plus au maire de la ville, Jorge Iván Ospina, la police et l’Escadron mobile antiémeutes (ESMAD) ont allègrement fait usage de gaz lacrymogènes dans des situations où l’atteinte à l’ordre public n’était pas manifeste et n’ont pas hésité à tirer à balles réelles dans la foule dans certaines circonstances. De nombreuses arrestations de manifestants ont également été rapportées.

Santiago a 21 ans. Alors qu’il participait avec son épouse à une journée de commémoration pacifique des personnes décédées et disparues depuis le début des mobilisations, il a été arrêté puis détenu par la police. Il témoigne :

« De nombreuses voitures et motos de police sont arrivées et ont commencé à tirer dans le tas. Avec mon épouse et des amis nous avons été arrêtés puis transportés dans un fourgon. Ils ont pris les téléphones de mes amis qu’ils n’ont jamais rendu. Dans le fourgon, ils ont commencé à me frapper aux côtes et à la tête, sous les yeux de mon épouse. Ils ont fermé la porte à plusieurs reprises sur ma main qui a été fracturée. Pendant le trajet, ils touchaient les seins et les fesses de mon épouse de façon ostentatoire et ils lui ont dit que si elle continuait à pleurer, ils allaient me frapper plus fort. Au poste de police, ils ont continué à me frapper, à plusieurs. Ils m’ont gardé pendant 48 heures et m’ont obligé à signer un papier disant que l’arrestation avait été légale et sans violence. Ma copine n’a été gardée que quelques heures mais ils lui ont fait croire pendant le temps de ma détention qu’ils m’avaient fait disparaitre ».

L’expérience vécue par Santiago et son épouse n’est malheureusement pas un cas isolé. Plusieurs organisations de protection des droits humains ont rapporté de façon précise et documentée de nombreux cas de détentions arbitraires et de violences de la part des autorités publiques, qu’il s’agisse de séquestrations, d’agressions sexuelles au sein de commissariats, de tortures ou d’homicides [22]. Selon Santiago, les autorités publiques mènent volontairement une politique de la mano dura (main ferme) pour faire peur et dissuader de retourner dans les manifestations.

Les abus policiers dans l’usage de la force ne constituent cependant pas la seule forme de violence. Dans un pays profondément marqué par la délinquance de droit commun et la délinquance organisée, une fois la brèche allumée, la violence prend vite une forme généralisée [23]. Le professeur Jorge Hernandez Lara de l’Université El Valle distingue la violence policière, la violence collective (celle des manifestants), la violence opportuniste (celle des délinquants), la violence vindicative (celle des habitants des quartiers aisés, lésés par les blocages) et la violence militaire qui forment ensemble un « cercle de la violence » [24]. Dans les discours des uns et des autres, la désignation du bouc émissaire domine, les responsables sont tantôt les policiers, tantôt la guérilla, tantôt les Vénézuéliens, tantôt des délinquants profitant de la situation. Le chaos ne se manifeste pas seulement dans les événements mais aussi dans les discours, tellement éloignés les uns des autres.

Loma de la Cruz, 29 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Une mobilisation qui perdure, un chaos qui s’installe

« El paro no para » (la grève n’est pas finie) peut-on lire sur de nombreuses pancartes de manifestants et de personnes organisant les barrages.

Force est néanmoins de constater que la situation générale a considérablement évolué depuis la ferveur stimulante des premiers jours de la mobilisation. Felipe, chauffeur de taxi à Cali, en est témoin : « La protestation sociale saine des premiers jours a laissé la place à la violence et au vandalisme. Il y a de nombreux barrages et dans certaines zones comme c’est le cas du District d’Aguablanca, il faut payer quelque chose pour passer. Trois collègues ont été assassinés à Cali car ils ont refusé de payer ce qu’on leur demandait ».

Cali est en effet une ville qui concentre, même en temps normal, une très forte pauvreté, des indices d’homicides résolument élevés et une pluralité de groupes armés illégaux. Selon un classement effectué par l’ONG mexicaine Seguridad, Justicia y Paz pour l’année 2019, Cali occupait par exemple la position de la 26ème ville la plus dangereuse au monde [25]. Felipe n’avait néanmoins jamais vu sa ville confrontée à de pareilles circonstances : « J’ai vu des gens disparaître, des gens par terre, des personnes blessées, des personnes violentées par la police, etc. ».

Dans le même temps, les citoyens sont souvent contraints de patienter pour la moindre démarche. La plupart des guichets de banque ayant été vandalisés, quelques guichets concentrent toutes les files d’attente. Les chauffeurs de taxi doivent patienter au moins cinq heures avant d’avoir de l’essence. Le temps passé dans la voiture a également été dupliqué en raison des embouteillages provoqués par les nombreux barrages dans la ville et la suspension fréquente des services du MIO.

Des divisions au sein de la population semblent se faire de plus en plus ressentir. Certains commerçants lésés par les vols à répétition tentent de faire concurrence au célèbre SOS Nos están matando (ils nous assassinent) avec l’hashtag Nos están robando (ils nous dévalisent). Les nombreux barrages dans la ville commencent aussi à rendre impopulaire la mobilisation auprès d’une partie des habitants – pour le plus grand bonheur des médias oligarchiques. On peut lire ainsi en première page du journal El Pais : « Les blocages affectent plus l’économie que la pandémie ». La politique économique du gouvernement semble ne plus être le sujet premier et les violences policières sont moins dans les esprits : il y a les pro et les anti-blocages.

La calle 5 con la carrera 13 (Cali), fin mai © David Zana pour LVSL

Nous arrivons vers la fin du mois de mai et cela fait près d’un mois maintenant que dure la mobilisation. Les choses s’étaient en apparence calmées. Les vidéos montrant des vols, des agressions, des coups de feu, des affrontements circulaient moins, les taxis ne faisaient plus cinq heures de queue pour avoir de l’essence, les poubelles avaient cessé de pourrir au soleil, les carottes réapparaissaient dans les magasins, les sirènes de police se faisaient plus rares, on entendait moins les hélicoptères, l’ambiance générale était plus détendue. La majorité des tensions semblaient s’être déplacées vers d’autres municipalités proches, notamment Jamundi, Yumbo, Buenaventura et Popayán.

La dure répression policière et la suppression rapide des vidéos qui les exposent sur les réseaux sociaux ont en réalité grandement contribué à calmer artificiellement l’atmosphère. Les témoignages de censure abondent de la part des usagers des plateformes [26]. On a vu circuler le hashtag « En Colombia nos están censurando» (En Colombie ils nous censurent). Si la société Facebook nie toute politique volontaire de censure, elle reconnaît que son algorithme est programmé pour effacer les contenus violents [27]. Depuis son épisode avec les forces de l’ordre, Santiago publie fréquemment des vidéos de violences policières sur Facebook et en a fait l’expérience : « Les vidéos restent quelques jours seulement sur la plateforme et les plus virales d’entre elles ne dépassent pas 24 heures ».

La journée et la nuit du 28 mai, un mois jour pour jour après la première manifestation, ont confirmé que la situation était toujours la même, sinon pire. En marge des mobilisations festives et pacifiques toujours vigoureuses et hétéroclites, 13 décès ont été enregistrés ce jour-là dans la seule ville de Cali, conduisant le Président à augmenter les effectifs de l’armée.

Le climat social actuel : une conséquence des politiques menées depuis les années 1990

Si le climat social actuel est attisé par l’image et la politique d’un président extrêmement impopulaire, il est surtout le produit des politiques économiques et sociales menées en Colombie depuis le début des années 1990.

Malgré l’instauration en 1991 d’une constitution nationale progressive consacrant de nombreux droits sociaux fondamentaux et affirmant le caractère pluriculturel et pluriethnique de la société, les textes législatifs et réglementaires des années 1990 ont été dans le sens d’une flexibilisation et d’une libéralisation à tout va de l’économie. Qu’il s’agisse de la loi 50 de 1990 qui flexibilise le marché du travail, de la loi 100 de 1993 qui privatise le secteur de la santé, de la privatisation de plusieurs entreprises colombiennes entre 1991 et 1997 ou encore d’une politique ne visant qu’à faciliter les investissements étrangers, la Colombie s’est engagée depuis les années 1990 sur un modèle économique profondément libéral, produisant toujours plus de laissés-pour-compte.

La mesure fiscale récemment entreprise par le gouvernement ne s’inscrit pas seulement dans le cadre d’un agenda de rigueur budgétaire visant à récupérer entre 2022 et 2031 les 6,3 milliards de dollars perdus pendant la crise sanitaire. Elle constitue à elle seule une réforme structurelle de l’impôt sur le revenu, visant à en faire un impôt ciblant davantage les personnes physiques et moins les personnes morales (seulement 4% des citoyens paient l’impôt sur le revenu) [28]. La Colombie, qui a un secteur informel représentant la moitié de son économie, cherche en effet à élargir son assiette fiscale étroite ainsi qu’à s’aligner sur le taux moyen de l’impôt sur les sociétés des pays de l’OCDE qui est de 22% alors que le sien est de 32%. En optant pour l’imposition de la classe moyenne inférieure et des plus modestes au lieu d’imposer davantage les personnes les plus riches (comme l’a même suggéré Gustavo Cote, l’ancien directeur de la Direction nationale des impôts et des douanes – DIAN), la réforme avortée s’inscrit sans difficulté dans la droite ligne des politiques menées dans le pays depuis trois décennies.

Sur le plan de la communication, le Président n’a pas hésité à justifier la nécessité de sa réforme par le financement des programmes sociaux : « La réforme n’est pas un caprice. C’est une nécessité. La retirer ou pas n’est pas l’objet du débat. La vraie condition est de pouvoir garantir la continuité des programmes sociaux » [29]. La rhétorique présidentielle, sur le ton du célèbre slogan There is no alternative, n’a cependant pas eu d’effet sur une jeunesse colombienne en pleine ébullition, ne voyant également de son côté aucune alternative à la mobilisation.

Loma de la Cruz, 29 avril 2021 © David Zana pour LVSL

À l’instar de l’expression de « terrorisme urbain » employée par le procureur général de la Nation Francisco Barbosa [30] ou de celle de « révolution moléculaire dissipée » utilisée par l’ex-Président Alvaro Uribe [31], la stratégie non nouvelle des autorités colombiennes consistant à diaboliser et délégitimer la protestation sociale et semer des divisions dans le pays portera-t-elle ses fruits une fois de plus ? Le retrait de la réforme fiscale puis de celle de la santé constituent quoi qu’il en soit une victoire pour les manifestants. Il leur reste encore, après avoir évité un recul de leurs droits, à obtenir des avancées politiques concrètes.

Alors que tous les yeux sont rivés vers les élections présidentielles de 2022, la Colombie vit en ce moment une rencontre que l’on pouvait présager, entre des dynamiques nouvelles qu’inspire une jeunesse urbaine et connectée et des dynamiques anciennes certes métamorphosées mais toujours en place. L’impression de chaos généralisé qui en ressort est inquiétante mais constitue aussi, un prélude pensable pour un véritable processus de paix, celui du bas vers le haut.

Notes :

[1] En Colombie, le salaire minimum est de 908.526 pesos (240 dollars) et le salaire moyen de 1,3 millions de pesos (310 dollars). Selon les chiffres du Département national des statistiques (DANE) pour les dix premiers mois de l’année 2020, moins de 40% des travailleurs touchent plus que le salaire minimum. URL: https://forbes.co/2020/12/07/economia-y-finanzas/en-colombia-el-638-de-las-personas-no-ganan-mas-de-un-minimo/

[2] Impuesto al valor agregado (la taxe sur la valeur ajoutée – TVA)

[3] En Colombie, la loi découpe la population en six strates socio-économiques en fonction du lieu d’habitation. L’estrato 1 est le plus bas et l’estrato 6 le plus haut. L’estrato détermine, entre autres, le niveau d’impôts que doit payer un citoyen.

[4] La Banque mondiale classe la Colombie comme le deuxième pays le plus inégalitaire d’Amérique latine et le septième le plus inégalitaire au monde : https://www.larepublica.co/economia/segun-el-banco-mundial-colombia-es-el-segundo-pais-mas-desigual-de-america-latina-2570469

[5] «Cali, bastión de la izquierda», Caliscribe.com, 12 octobre 2019. URL: https://caliescribe.com/es/12102019-2100/cali-ciudad-y-ciudadanos/17811-cali-ciudad-y-ciudadanos/cali-bastion-de-la-izquierda

[6] «Colombia primera en desplazamiento interno por cuarta vez», El tiempo, 20 juin 2019. URL: https://www.eltiempo.com/justicia/conflicto-y-narcotrafico/colombia-es-el-pais-con-mas-desplazados-internos-informe-acnur-378716

[7] «Más de 27.000 desplazados en Colombia en el primer trimestre», dw, 27 avril 2021. URL: https://www.dw.com/es/m%C3%A1s-de-27000-desplazados-en-colombia-en-el-primer-trimestre/a-57346131

[8] La ville de Cali est proche des départements du Chocó, du Cauca et de Nariño et se trouve à trois heures de route de la côte Pacifique, notamment de la ville portuaire de Buenaventura qui est particulièrement abandonnée par l’Etat.

[9] Le quartier de la Luna aurait abrité la nuit la plus violente avec l’incendie de l’hôtel la Luna qui hébergeait des membres de l’ESMAD (l’Escadron mobile antiémeutes).

[10] Avant 2019, Puerto Resistencia s’appelait Puerto Rellena. Le changement de nom s’est opéré suite aux mobilisations de novembre 2019. «Puerto Resistencia en Cali: el microcosmos del paro de 2021», La silla vacia, 2 mai 2021. URL: https://lasillavacia.com/puerto-resistencia-cali-microcosmos-del-paro-2021-81316

[11] Avant même le premier jour des mobilisations, on pouvait lire dans la revue Forbes que 57,5% des Colombiens ne pensaient pas sortir manifester mais qu’en revanche, ils étaient 73% à soutenir le Paro nacional. URL: https://forbes.co/2021/04/27/actualidad/el-73-de-los-colombianos-esta-de-acuerdo-con-el-paro-encuesta/

[12] Le département administratif national des statistiques. URL: https://www.dane.gov.co/index.php/estadisticas-por-tema/pobreza-y-condiciones-de-vida/pobreza-monetaria

[13] LEMOINE, Maurice. « Guerre totale contre le mouvement social », Mouvement des luttes, 22 mai 2021.

[14] La minga est à l’origine un concept quechua signifiant « travail collectif en vue d’un objectif commun ».

[15] Terme populaire pour désigner les membres des organisations paramilitaires en Colombie.

[16] «Las causas de la crisis en Cali», Universidad del Valle, 14 mai 2021. URL : https://www.univalle.edu.co/lo-que-pasa-en-la-u/las-causas-de-la-crisis-en-cali

[17] Ainsi ont été qualifiées les nuits les plus meurtrières depuis le début des évènements.

[18] Masivo Integrado de Occidente (MIO).

[19] «Cinco estaciones y un terminal de MIO vandalizadas, en jornada de protestas de este 28 de mayo», Aquí Today, 29 mai 2021. URL:  https://aqui.today/cinco-estaciones-y-una-terminal-del-mio-vandalizadas-este-viernes/?fbclid=IwAR3uF8rdbBmU3enNo3sveJEjn3aihpqwdsjyDsaVEoHGK5r5VNILKstCpXI

[20] Ce concept renvoie à la lutte menée par les Etats-Unis contre le communisme dans les pays sud-américains.

[21] https://www.semana.com/nacion/articulo/en-video-asi-se-vive-la-tercera-noche-de-disturbios-en-cali/202121/

[22] On peut citer par exemple le communiqué conjoint des ONG Temblores et Indepaz en date du 9 mai 2021 : http://www.indepaz.org.co/cifras-de-violencia-policial-en-el-paro-nacional/

[23] La terminologie « généralisée » mérite d’être mise en lien avec l’expression de « violence généralisée » utilisée par le sociologue Daniel Pécaut pour décrire la violence en Colombie. URL : https://www.philomag.com/articles/daniel-pecaut-lordre-et-la-violence-sont-toujours-allees-de-pair-en-colombie

[24] LARA, Jorge Hernandez. «Nuevas formas de protestas en Cali, la ciudad de la resistencia », Universidad Nacional de Colombia, 16 mai 2021. URL: ieu.unal.edu.co/medios/noticias-del-ieu/item/nuevas-formas-de-protesta-en-cali-la-capital-de-la-resistencia

[25] «Metodología del ranking (2019) de las 50 ciudades más violentas del mundo», Site de l’ONG Seguridad, Justicia y Paz, 1er juin 2020. URL: http://www.seguridadjusticiaypaz.org.mx/sala-de-prensa/1589-metodologia-del-ranking-2019-de-las-50-ciudades-mas-violentas-del-mundo

[26] «Colombianos denuncian qué el gobierno censura publicaciones en redes sociales», La Nacion, 6 mai 2021. URL: https://www.lanacion.com.ar/el-mundo/colombianos-denuncian-que-el-gobierno-censura-publicaciones-en-redes-sociales-nid06052021/

[27] «Qué paso con las publicaciones en Instagram durante el paro nacional?», El Espectador, 6 mai 2021. URL: https://www.elespectador.com/tecnologia/que-paso-con-las-publicaciones-en-instagram-durante-el-paro-nacional/

[38] «Conozca si tiene que declarar el impuesto de renta desde el próximo año, según sus ingresos mensuales», LR Republica, 16 avril 2021. (larepublica.co)

[29] «Reforma tributaria en Colombia: Iván Duque pide al Congreso retirar el polémico proyecto qué desato fuertes protestas», bbc news, 2 mai 2021. URL: https://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-56966451

[30] «14 capturados por “actos de terrorismo urbano” en marchas», El Tiempo, 28 avril 2021. URL: https://www.eltiempo.com/justicia/delitos/fiscal-barbosa-anuncia-capturas-por-actos-de-terrorismo-urbano-584584

[31] «La revolución molecular disipada: la última estratégica de Álvaro Uribe», El País, 6 mai 2021. URL: https://elpais.com/internacional/2021-05-07/la-revolucion-molecular-disipada-la-ultima-estrategia-de-alvaro-uribe.html

Dans la Sierra Nevada, des assassinats ciblés d’indigènes pour défendre des projets touristiques

© Photo diffusée le 12 mai sur le compte Twitter du Conseil Territorial de Cabildos CTC

Depuis la signature des accords de paix en 2016, des centaines de leaders sociaux ont été assassinés en Colombie, souvent par des milices paramilitaires, avec la protection implicite du président Iván Duque. Parmi ces victimes, un nombre important d’indigènes, luttant pour préserver l’intégrité de leur territoire face à des projets d’investissement économique. Les événements récents dans la Sierra Nevada offrent une illustration emblématique de ces antagonismes ; les industries touristiques tentent d’y déposséder quatre peuples indigènes de leurs terres ancestrales. Lorsque le droit échoue à légitimer ces investissements, de nouvelles méthodes sont employées pour faire pression sur les communautés indigènes : leurs leaders sont tout simplement victimes d’assassinats ciblés. 


En pleine lutte contre l’épidémie de Covid-19, un groupe d’indigènes de la Sierra Nevada de Santa Marta – massif montagneux du nord de la Colombie – dénonce des empiétements illégaux sur son territoire ancestral. Des travaux d’envergure ont été réalisés sur au moins cinq sites considérés comme « sacrés » par les groupes ethniques.

Alors que le tourisme se développe rapidement en Colombie, divers investisseurs font pression pour développer leurs activités dans cette région littorale, au mépris des droits fonciers indigènes. Aujourd’hui, quatre communautés – Arhuaco, Kogui, Kankuamo et Wiwa – demandent des mesures d’urgence pour sauvegarder les écosystèmes et sites religieux.

De longue date, la Sierra Nevada de Santa Marta a été une terre d’affrontements constant entre guérilleros, paramilitaires et narcotrafiquants

C’est dans ce contexte qu’a été assassiné, fin avril 2020, Alejandro Llinas Suárez, fervent défenseur des droits environnementaux et sociaux dans la Sierra Nevada. Ceci, alors que des témoignages convergents attestent de la présence de groupes armés illégaux dans la région.

Depuis son élection en 2018, le président Duque n’a de cesse de remettre en cause les accords de paix et de désarmement signés deux ans auparavant avec les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC). Il en résulte un regain de violence dans de nombreuses régions. Perpétrés par des organisations paramilitaires d’extrême-droite redynamisées, les assassinats de leaders communautaires et de défenseurs des Droits de l’Homme on atteint un niveau historique, secouant le processus de paix et les espoirs que cet accord avait fait naître.

[Pour une remise en contexte du conflit colombien et du problème paramilitaire, lire sur LVSL : « En Colombie, le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire »]

La Línea Negra : un patrimoine ancestral au cœur d’intérêts divergents

Culminant à 5775 mètres, la Sierra Nevada de Santa Marta, située au nord-est de la Colombie, est la chaîne montagneuse côtière la plus haute au monde. Une région stratégique pour le développement de la Colombie, de par sa situation géographique mais aussi du fait de sa biodiversité et de ses ressources naturelles exceptionnelles.

De longue date, elle a été au centre de luttes entre les indigènes, qui tentent de préserver leurs territoires, et des acteurs extérieurs dont la stratégie vise à les en dépouiller. Un nouvel acte de ce drame est en train de se jouer. Le 12 mai dernier, en postant vidéos et photographies sur le compte Twitter du Conseil Territorial de Cabildos (CTC), les communautés indigènes ont alerté l’opinion publique sur des intrusions illégales qui visent à développer le tourisme de masse dans cette zone. Ils dénoncent l’utilisation d’équipements de chantier dans les mangroves et en plusieurs lieux aux alentours de l’embouchure du Río Ancho, en particulier un site sacré nommé Jaba Alduweiuman, (« Mère de la connaissance de la nature »). « A notre connaissance, cette activité est illégale, aucun permis n’a été délivré pour réaliser ces travaux, qui de par leur caractère, sont interdits », a affirmé le leader indigène Jose de los Santos Sauna, dans une déclaration écrite le 15 mai 2020.

Délimitation de la Línea Negra © Codigo prensa

Ces travaux ont lieu dans le territoire ancestral de la Línea Negra (Ligne Noire), habité par les peuples descendants des communautés amérindiennes Tayronas. La loi colombienne reconnaît à celles-ci un droit inaliénable sur cette région de la Sierra Nevada. Elle est protégée par la résolution 837 de 1995 et par le décret N° 1500 du ministère de l’Intérieur, ratifié le 6 août 2018. Selon ces textes, tout projet de travaux au sein de la Línea Negra doit être discuté en amont avec les communautés indigènes, puis consenti légalement.

Aux réclamations sur les infractions foncières, s’ajoute une lettre signée par Rogelio Mejía Izquierdo, gouverneur du Conseil Arhuaco de la région du Madgdalena et de La Guajira, à l’intention de la Cour Constitutionnelle : « par ce biais légitime nous demandons une réponse immédiate à la requête du peuple indigène Arhuaco ». De nombreuses plaintes ont été déposées depuis plus d’un an au sujet de l’exploitation minière illégale dans les lieux sacrés, pourtant les organismes institutionnels ne parviennent pas apporter une solution définitive aux problèmes.

Les peuples ethniques qui habitent la Sierra Nevada assurent qu’ils affrontent « le pire moment de leur histoire » ; « tous les maux que nous avons dû endurer par le passé ont empiré sous le gouvernement actuel », explique le gouverneur Mejia Izquierdo, dénonçant l’incompétence de l’équipe du président Duque depuis le début de son mandat en 2018.

Un conflit ancien

La Sierra Nevada de Santa Marta a été une terre d’affrontements constants entre guérilleros, paramilitaires et narcotrafiquants depuis de nombreuses années. Parfois insidieuses, les violences entre ces acteurs et contre les indigènes prennent régulièrement des formes ouvertes, sanglantes, selon des rapports de force complexes et en évolution constante. Menacées par ces intrusions répétées sur leurs territoires, les communautés indigènes ont pris l’habitude de s’organiser. Les Arhuaco furent les premiers à interpeller le gouvernement colombien afin de faire reconnaître leurs droits sur leurs terres ancestrales. Au début des années 1970, alors qu’émergent dans les pays les premières contestations indigènes, l’État colombien fait entrer dans la loi la Línea Negra, reconnue comme limite du territoire des quatre communautés de la Sierra Nevada. Cette décision est cruciale pour la reconnaissance de nouveaux droits particuliers et collectifs des peuples indigènes du pays.

Depuis le désarmement des FARC, conclu en juin 2017, certaines régions du pays sont confrontées à une progression de la violence des groupes armés cherchant à accaparer les anciens territoires de la guérilla, où l’État reste quasiment absent

Cependant, au cours des années 1990, le développement du narcotrafic dans la Sierra Nevada fait exploser les violences et les combats pour le contrôle du territoire. Cette zone sera le centre d’opération de divers groupes armés tels que les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC), l’Armée de Libération Nationale (ELN), – groupes guérilleros de gauche – et les Autodéfenses Unies de Colombie (AUC) – principal groupe paramilitaire. L’armée, et les forces de lutte contre le narcotrafic, se contentèrent bien souvent d’interventions aériennes, manifestant l’incapacité de l’État à exercer un contrôle permanent du terrain et à arbitrer entre les parties en conflit. Au cours de cette période et devant l’inertie des autorités nationales, de nombreux indigènes seront assassinés et dépossédés de leurs terres.

En 2004, dans le cadre de la Politique de Sécurité Démocratique du président Álvaro Uribe Vélez, une grande opération militaire est enfin engagée dans la Sierra. Objectif : freiner les intrusions des groupes armés illégaux, et rendre leurs terres aux communautés. L’intervention permet le démantèlement des mafias et des groupes insurgés, ainsi que la démobilisation des unités paramilitaires qui assiégeaient la zone. Trois ans plus tard, une politique sociale destinée au peuple indigène se met en place : la Ceinture environnementale et traditionnelle de la Sierra Nevada de Santa Marta, prévoyant la construction d’une dizaine de villages dans les bassins des fleuves qui traversent la Sierra. L’État essaie de répondre aux nombreuses revendications exprimées par les indigènes depuis des années en fournissant des services publics élémentaires ainsi que des structures pour la promotion de la culture locale et la défense de l’environnement.

L’embellie aura été de courte durée. En effet, si dans un premier temps le programme de Ceinture environnementale et traditionnelle permit d’espérer une préservation des cultures indigènes, de nouveaux projets de développement économique sont rapidement venus prendre le dessus. Jaime Luis Arias, le leader du Conseil Territorial de Cabildos (CTC) assure qu’il y a « toujours eu des tensions dans la Sierra Nevada », mais que c’est « sous le mandat de l’ex-président Uribe que le nombre de concessions minières a augmenté ». Outre l’exploitation minière, le CTC a dénoncé auprès de la Cour Constitutionnelle des grands projets d’infrastructure dans la Línea Negra tel que le terminal charbonnier de Puerto Brisa, le barrage hydroélectrique de Ranchería et l’hôtel Los Ciruelos. La Cour ne s’étant pas prononcée, les communautés indigènes se retrouvent plus que jamais en position de faiblesse pour faire valoir leurs droits.

[Lire notre entretien avec Ernersto Samper sur LVSL : « Le gouvernement d’Ivan Duque est un gouvernement de propriétaires »]

Assassinats de leaders sociaux

C’est dans ce contexte de tension sur fond d’intérêts économiques et touristiques que, le 25 avril dernier, Alejandro Llinás Suárez défenseur de droits environnementaux et sociaux de la Sierra Nevada a été assassiné. Fin février, il avait publiquement dénoncé, dans une interview au journal Semana, la présence de plusieurs groupes armés d’extrême droite extorquant les touristes visitant le Parc national de Tayrona – l’une des destinations les plus prisées du pays, située à l’intérieur de la Línea Negra. « Ils installent des sortes de billetteries de façon illégale » a-t-il affirmé, estimant que ces abus étaient commis avec des complicités officielles.

Alejandro Llinás avec un enfant Kogui © Hernán Pardo Silva

L’Organisation Nationale Indigène de Colombie (ONIC), qui représente les peuples autochtones, corrobore les dénonciations du leader. Depuis janvier, un nombre croissant d’acteurs armés se disputeraient le contrôle des activités illicites dans la zone. Contre rémunération, ils proposeraient aux touristes des excursions illégales dans des zones protégées de la réserve.

C’est l’une des manifestations de la violence politique qui, problème endémique, connaît une nouvelle escalade dans la Colombie d’aujourd’hui. Elle se traduit par des menaces contre des communautés paysannes, principalement indigènes et afro-descendantes, et par l’assassinat ciblé de défenseurs de leurs droits. Depuis le désarmement des FARC, conclu en juin 2017, certaines régions du pays sont confrontées à une progression de la violence des groupes armés cherchant à accaparer les anciens territoires de la guérilla, où l’État reste quasiment absent. L’ONIC a dénoncé l’assassinat de cent-vingt-trois indigènes depuis le début du mandat du Président Duque le 7 août 2018. Pour l’organisme, ces attaques « systématiques » sont le résultat du « non-respect des accords » de paix avec la guérilla des FARC, anéantie par son désarmement, avec pour conséquence la « hausse des cultures de marijuana et de coca » ; à laquelle les communautés indigènes se trouvent confrontées.

[Pour une analyse de la proximité du gouvernement colombien avec les groupes paramilitaires, lire sur LVSL notre entretien avec Gustavo Petro : « La mafia colombienne est en mesure de dicter ses lois »]

Le président Duque lui-même a imputé ces violences à l’explosion des cultures illicites. Et pourtant, sa décision d’avoir recours à la force, de durcir les mesures policières contre la consommation de stupéfiants, et le fait qu’il envisage le retour des fumigations aériennes au glyphosate, sont loin d’apaiser les revendications des indigènes.

Lors d’un point de presse à Genève le 14 janvier dernier, Marta Hurtado, porte-parole du Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme (HCDH), a déclaré que la grande majorité des meurtres des leaders sociaux recensés en 2019 a eu lieu dans des zones rurales. 98% d’entre eux ont été commis dans des municipalités où règne une économie illicite et où opèrent des groupes armés ou criminels. De plus, 86% de ces assassinats ont eu lieu dans des villages où le taux de pauvreté est supérieur à la moyenne nationale. Une tendance qui n’a malheureusement montré aucun relâchement depuis le début de l’année. Le HCDH a fait un appel au gouvernement colombien pour que celui-ci protège les défenseurs des droits civiques et diligente des enquêtes sur les responsables de ces crimes.

Un horizon incertain

Frein majeur à des changements politiques effectifs, l’absence de découpage clair entres les différentes entités administratives gérant la région, et le manque de coordination entre elles, ne font que rendre la situation plus complexe. La Sierra Nevada se présente ainsi comme un noyau de thématiques conflictuelles récurrentes en Colombie : « l’exploitation minière illégale a perduré pendant le mandat actuel. Les cultures illicites telles que la production de coca sont de retour dans les territoires ancestraux. Et le tourisme avance à grand pas menaçant notre culture et nos lieux sacrés », explique Rogelio Mejía, le gouverneur du Conseil Arhuaco. Le non-respect des accords signés, les divergences inconciliables, la superposition de plusieurs échelles de décision politique, l’existence de rapports de force informels comme la présence de groupes armés ou les stratégies de négociation des multinationales avec les populations locales, ont en outre rendu difficile la mise en place d’un système de gouvernement crédible, ou tout au moins fonctionnel.

Alors que cette zone est l’une de plus riche de Colombie, sa population se débat contre la pauvreté et la corruption. Il n’existe aucune culture de planification, et les relations de la population avec les institutions publiques se traduisent au mieux par des programmes sans suite, au pire par des promesses de soutien qui ne se concrétisent jamais. Et si les communautés indigènes sont invitées à prendre part aux discussions les concernant, leur voix ne porte guère : les décisions prises dans le consensus ne bénéficient d’aucune garantie, et sont souvent contredites par des mesures adoptées par d’autres acteurs.

La Colombie, éternelle tête de pont des États-Unis en Amérique du Sud

Le président colombien Iván Duque en compagnie de Donald Trump © Carolina F. Vazquez.

En mai, les États-Unis annonçaient l’envoi de neuf contingents armés en Colombie. Si leur mission officielle est d’appuyer la lutte du gouvernement contre le narcotrafic, cette manoeuvre s’inscrit dans un contexte d’accroissement des tensions entre les États-Unis et le Venezuela – avec lequel la Colombie frontalière d’Iván Duque entretient des relations exécrables. Le président colombien, élu en 2018, affiche une proximité idéologique certaine avec Donald Trump. L’alignement de la Colombie sur l’agenda géopolitique de la Maison Blanche répond cependant à un schéma bien plus ancien. Régie sans interruption par des gouvernements pro-américains depuis des décennies, opposante de longue date au « socialisme du XXIème siècle » promu par le Venezuela, la Colombie est le plus solide allié de Washington dans le sous-continent. Par Jhair Arturo Hernandez, traduction Lucile Joullié.


La tradition de « coopération » entre Washington et Bogotá est dictée par les intérêts géostratégiques des États-Unis dans la région, qui souhaitent notamment s’assurer l’accès à la première réserve mondiale de pétrole – celle du Venezuela. En Colombie, la question vénézuélienne a également servi d’outil à des fins électorales pour la droite ; elle a permis de passer sous silence la grave crise des droits humains que vit le pays [à lire sur LVSL : « En Colombie, le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire »].

La Colombie, enclave pro-américaine d’Amérique du Sud

La Colombie a longtemps été l’un des principaux alliés des États-Unis en Amérique Latine, notamment lors des gouvernements du président de droite Álvaro Uribe Vélez (2002-2006, 2006-2010). Sa proximité diplomatique avec les États-Unis avait poussé Uribe à s’aligner sur la doctrine de « guerre contre le terrorisme » impulsée par George W. Bush à la suite des attaques terroristes du 11 septembre 2001. Le président colombien déclarait que son pays ne vivait pas un conflit armé mais était constamment sous « menace terroriste » – effaçant ainsi les causes politiques et sociales de la guerre civile que vit le pays depuis les années 1960 qui oppose le gouvernement à des guérillas d’inspiration marxiste. Ces choix politiques, s’inscrivant dans une logique « ami-ennemi », ont eu pour conséquence la criminalisation des mouvements sociaux, la couverture de la persécution des membres de l’opposition et des médias alternatifs, des mises sur écoute téléphoniques illégales de toute personne considérée comme ennemi du gouvernement, ainsi que le scandale des « faux-positifs » (plus de 2000 assassinats extrajudiciaires de civils par des membres de la force publique présentés comme des guérilleros morts au combat).

La présence militaire américaine en Colombie ne fait aucun doute. On sait grâce à un rapport du département de la Défense américaine qu’en 2012, au moins 32 immeubles préposés à des fonctions militaires appartenaient aux Etats-Unis en Colombie

En 2009, la Maison Blanche et le gouvernement colombien cherchent à approuver un accord de coopération militaire grâce à la mise en place de sept bases militaires dans différents points stratégiques du territoire colombien. Cette coopération est justifiée par la supposée lutte contre le narcotrafic et les groupes armés, principalement les guérillas. Bien sûr, cet accord se conjugue aux intérêts de Washington, qui souhaite s’assurer le contrôle des points stratégiques de surveillance dans la région – dans un contexte de multiplication des gouvernements critiques du néolibéralisme et des États-Unis dans la région.

Face à la potentielle mise en place d’un accord Colombie-USA, les autres chefs d’États latino-américains ont tiré la sonnette d’alarme : Evo Morales (Bolivie), Cristina Kirchner (Argentine), Rafael Correa (Équateur), Tabaré Vásquez (Uruguay), Lula (Brésil) et Hugo Chávez (Venezuela). Ce dernier affirmait catégoriquement que ledit accord était le produit d’une stratégie visant à surveiller et déstabiliser la région, dans le but de s’emparer du pétrole vénézuélien et des ressources de l’Amazonie brésilienne.

Le 28 août 2009 a lieu un sommet extraordinaire de l’Union des nations sud-américaines (UNASUR) à Bariloche (Argentine) afin de débattre de la présence de bases militaires en Colombie. La majorité des chefs d’États s’opposent formellement à l’accord en avançant trois raisons principales.

La première est de nature historique : il est rappelé que les États-Unis sont intervenus à de nombreuses reprises dans la région par le biais d’autres pays afin de déstabiliser ou de s’attaquer militairement à des États considérés comme dangereux pour leurs intérêts. Deuxièmement, il est avancé qu’aucun contrôle réel de l’utilisation de la technologie militaire sophistiquée des Etats-Unis ne pourrait être fait par un autre gouvernement. Elle pourrait donc être utilisée à d’autres fins, par exemple pour des missions d’espionnage du Venezuela de Chávez. Enfin et plus généralement, les chefs d’États considèrent que l’accord entre Washington et Bogotá dépasse les frontières de la Colombie et concerne toute la région.

La délégation diplomatique colombienne a maintenu sa position et refusé les arguments de ses homologues, générant de fortes tensions et éloignant la Colombie de ses voisins. La question est finalement tranchée par la Cour constitutionnelle colombienne, qui invalide l’accord. Sous le gouvernement de Juan Manuel Santos (2010-2014, 2014-2018) aucun nouvel accord n’a été présenté. Cependant, en 2018, la Colombie est devenue le premier pays à intégrer l’OTAN en tant que partenaire, tandis que des accords militaires antérieurs avec les États-Unis sont toujours en vigueur, rendant toute relative la portée de l’abandon de l’accord. Il est actuellement impossible de connaître avec certitude l’importance des effectifs et de l’infrastructure militaire américaine en Colombie, car la coopération avec les États-Unis a toujours été semi-clandestine. Cependant, la présence militaire américaine elle-même ne fait aucun doute. Un rapport du département de la Défense américaine révèle qu’en 2012, au moins 32 immeubles colombiens préposés à des fonctions militaires appartenaient aux Etats-Unis, et qu’ils en louaient douze autres.

La dépendance et la subordination militaire de la Colombie aux États-Unis remonte au traité Mallarino-Bidlack de 1846, qui autorisait l’intervention militaire des « marines » dans l’isthme de Panama afin de réprimer les révoltes sociales. Quatorze interventions militaires étasuniennes ont eu lieu entre 1850 et 1902, culminant dans une opération décisive visant à forcer l’indépendance du Panama – alors région colombienne -, afin de permettre la construction d’un canal. En 1942, Eduardo Santos (1938-1942), grand-père de Juan Manuel Santos, autorise des missions navales et aériennes étasuniennes et met la souveraineté nationale à disposition afin d’intervenir sans demande d’autorisation préalable. La Colombie est le seul pays latino-américain ayant participé à la guerre de Corée (1950-1953) en envoyant 4300 soldats au nom de la « lutte contre le communisme ».

L’influence nord-américaine a doté les forces armées colombiennes d’une importante coloration anticommuniste – une perspective accueillie avec enthousiasme par les élites du pays avant même la création du Parti communiste colombien. Cet héritage se reflète aujourd’hui dans les actions paramilitaires de « prévention » dirigées contre les guérilleros, la criminalisation du conflit social, des adversaires politiques appartenant à des courants alternatifs, des syndicats ou des intellectuels.

Le spectre du « castro-chavisme » et du « socialisme » étaient abondamment agités, et la « vénézuélanisation » potentielle de la Colombie a servi de repoussoir au candidat de gauche Gustavo Petro ; il sert aujourd’hui de PRÉTEXTE POUR REFUSER la signature des accords de paix avec l’ancienne guérilla FARC.

Les États-Unis, la Colombie et la question vénézuélienne

Le contexte a radicalement changé depuis le sommet de 2009 à Bariloche, où le Venezuela pouvait escompter un fort soutien de la part de ses voisins latino-américains. L’Amérique Latine a, depuis, connu un virage résolu à droite (qui commence en 2015 avec l’élection de Mauricio Macri en Argentine). Depuis le tout premier jour de son mandat, le 7 août 2018, le chef d’État colombien Iván Duque fait du règlement de la situation au Venezuela une question prioritaire de son agenda international ; il appuie la stratégie de la Maison Blanche visant à faire tomber le gouvernement de Nicolas Maduro depuis plusieurs années.

Cette stratégie commence en 2015, lorsque Barack Obama applique de manière unilatérale les premières sanctions économiques contre le gouvernement de Maduro, et déclare que celui-ci représente une « menace extraordinaire » pour la sécurité nationale des États-Unis. Depuis l’élection de Donald Trump, une série de pressions économiques et diplomatiques sont mises en place pour faire chuter Nicolas Maduro, dont la Colombie est le principal soutien dans le sous-continent.

Le 23 février 2019, dans le cadre du concert Venezuela Aid Live organisé à Cúcuta en Colombie, qui avait pour but d’apporter une supposée « aide humanitaire » aux Vénézuéliens, des camions remplis d’aliments et de médicaments ont voulu traverser la frontière sans l’autorisation du gouvernement de Nicolas Maduro ou d’accord préalable. Quelques instants auparavant, le président colombien avait soutenu auprès des médias que si l’aide humanitaire était interdite de passage, ladite interdiction serait considérée comme un « crime contre l’humanité » et provoquerait l’équivalent de la « chute du mur de Berlin ». L’acheminement de « l’aide humanitaire » était largement perçue, dans le camp « chaviste », comme un moyen d’encourager un conflit régional, de saper l’autorité du gouvernement de Maduro et de justifier une potentielle intervention militaire. La dimension « humanitaire » de « l’aide » apparaissait en effet douteuse, de la part d’acteurs politiques qui soutenaient par ailleurs les sanctions économiques dirigées contre le Venezuela, à l’origine d’innombrables victimes civiles – 40 000 décès, selon une étude dirigée par un universitaire bien peu suspect de sympathies chavistes [voir à ce sujet l’entretien de Christophe Ventura publié sur LVSL : « Le Venezuela révèle les fractures de l’ordre mondial »].

Le refus d’entrée de ces camions a fait l’objet d’une intense médiatisation internationale. Au moment où l’un des camions prenait feu, des opposants de Maduro annonçaient que la Garde nationale vénézuélienne était celle qui avait provoqué l’incendie. Pourtant, dans une vidéo publiée par le New York Times, on pouvait apercevoir un jeune opposant à Maduro lancer un cocktail Molotov sur le camion, provoquant l’incendie. Le quotidien américain, dans cet article, relevait le biais des médias colombiens à l’égard de cette affaire et la désinformation qu’ils colportaient. Dans le cadre de son intervention le 23 septembre dernier à L’Assemblée Générale de l’ONU, Iván Duque a utilisé près de la moitié du temps qui lui était imparti pour parler du Venezuela, accusant le régime de Maduro de donner refuge aux guérilleros du Ejército nacional de liberación (« Armée de libération nationale ») et aux dissidents de l’ancienne guérilla FARC (« Forces armées révolutionnaires de Colombie »). Il a par la suite remis un dossier à l’ONU dénonçant cette supposée complicité. L’AFP avait toutefois mis en lumière de nombreuses erreurs : au moins quatre photos, supposément prises sur le territoire vénézuélien, avaient en fait été réalisées en Colombie, quelques années auparavant.

L’alignement de la Colombie sur les États-Unis a des répercussions internes majeures. Elle crée un climat qui ne peut qu’être défavorable à l’opposition au pouvoir actuel.

Les répercussions sur la Colombie

En Colombie, la crise vénézuélienne a été abondamment utilisée par le parti du gouvernement lors de la précédente campagne présidentielle, le Centre démocratique (rassemblant la droite et l’extrême droite de l’éventail politique colombien), dirigé par l’ancien président et actuel sénateur Álvaro Uribe. Le spectre du « castro-chavisme » et du « socialisme » étaient abondamment agités, et la « vénézuélisanisation » potentielle de la Colombie a servi de repoussoir au candidat de gauche Gustavo Petro ; il sert aujourd’hui de prétexte pour refuser la signature des accords de paix avec l’ancienne guérilla FARC. [Lire ici l’entretien de Gustavo Petro avec LVSL : « La mafia colombienne est en mesure de dicter ses lois »].

La focalisation sur la crise vénézuélienne empêche l’émergence d’un débat sur les violations massives des droits de l’homme qui ont cours en Colombie – qui compte 7 millions de personnes en situation de déplacement forcé, et plus de 500 leaders sociaux et 130 ex-soldats des FARC assassinés en 2019. Les contestations sociales ont été violemment réprimées, les accords de paix ne reçoivent pas le soutien logistique et financier pour être mis en œuvre et le système de justice transitionnelle (mis en place dans le cadre de ceux-ci) est constamment attaqué par les membres du parti de Duque. À l’ONU, Duque n’a mentionné ces questions à aucun moment, pas plus que les problèmes structurels que traversent la Colombie, car trop occupé à mener une guerre contre Nicolas Maduro et à satisfaire les membres de son parti, ainsi que le gouvernement de Washington.

L’alignement de la Colombie sur les États-Unis a donc des répercussions internes majeures. Elle crée un climat qui ne peut qu’être défavorable à l’opposition au pouvoir actuel. Ce n’est donc pas un hasard si le principal opposant à Iván Duque, Gustavo Petro, fait de la défense de la souveraineté colombienne face aux États-Unis un enjeu structurant.

 

« Les coups d’État sont de retour en Amérique latine après trente ans de vie démocratique » – Entretien avec Ernesto Samper

Ernesto Samper © Micaela Ayala V

Président de Colombie de 1994 à 1998, Ernesto Samper a dirigé l’UNASUR (Union des nations sud-américaines) de 2014 à 2017. Il porte un regard critique sur les changements politiques advenus ces dernières années en Amérique latine, marquées par un réalignement sur les États-Unis et un retour en force des agendas néolibéraux. Aux côtés de Rafael Correa, Lula ou Alberto Fernandez, il a co-fondé le Grupo de Puebla, un forum destiné à la configuration d’alternatives politiques progressistes pour le sous-continent. Entretien réalisé par Pierre Lebret, traduit par Lauréana Thevenet, Seb Tellor, Rachel Rudloff et Nubia Rodríguez.


LVSL – L’intégration régionale, qui avait connu une progression lorsqu’une majorité de gouvernements progressistes dirigeaient l’Amérique latine, semble être en reflux. Vous avez été secrétaire général de l’UNASUR [l’Union des nations sud-américaines, qui comprenait douze pays à son apogée ndlr] : qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ? Comment réenclencher une dynamique d’intégration régionale ?

Ernesto Samper – Je dirais que les positions n’ont jamais été autant divergentes, et de ce fait l’intégration n’a jamais été aussi indispensable. En réalité, ce sont des conceptions très différentes de ce qu’elle devrait être qui coexistent dans la région. Tout le monde parle de l’intégration en tant que concept, mais chacun a une approche différente de la manière dont elle devrait être mise en place. Dans les secteurs progressistes, l’intégration représente une idée beaucoup plus profonde et complexe. Il s’agit de l’intégration en tant que projet régional : la construction d’une citoyenneté, la mobilité des biens et des services, de projets d’infrastructures, la création de réseaux scientifiques, l’élaboration de programmes communs en matière sociale et économique, d’une architecture financière commune, etc. C’est cela que nous voulons réaliser, et ce fut l’expérience de l’UNASUR. Ces idées ne sont pas mortes.

Les gouvernements du Brésil et de Bolivie sont issus de coups d’État (…) [qui] reviennent en Amérique Latine après trente ou quarante ans de vie démocratique.

Une conception néolibérale de l’intégration a été promue par les gouvernements en place, elle renvoie à ce que l’on a appelé Prosur [Forum pour le progrès et le développement de l’Amérique du Sud, une organisation concurrente de l’UNASUR initiée par le Président colombien Iván Duque et chilien Sebastian Piñera ndlr] – et Pronorte, encore davantage. Il s’agissait en réalité d’une intégration basée sur des accords de libre-échange : réductions tarifaires, garanties aux investissements étrangers, propriété intellectuelle, licences, brevets, etc. C’était une intégration axée sur une alliance avec les États-Unis. Il est important d’être clair sur cette distinction. Comment pouvons-nous y arriver ? Nous pourrions relancer l’UNASUR ou renforcer le Mercosur. En ce moment, je pense qu’il est possible de faire converger les processus d’intégration sous-régionaux qui existent toujours : l’UNASUR, le Mercosur, la Communauté andine, l’Alliance du Pacifique, l’intégration centre-américaine ou des Caraïbes, via la CELAC. Il faudrait que la CELAC devienne une sorte d’OEA, sans les États-Unis [Organisation des États américains, perçue comme une institution au service des intérêts américains ; Cuba en a été exclue jusqu’en 2009, et elle est aujourd’hui dirigée par Luis Almagro, qui a pris parti pour les États-Unis à de multiples occasions ndlr]. Ainsi, grâce à cette matrice de convergence que nous avons réussi à créer avec l’UNASUR, nous pourrions devenir une communauté latino-américaine comme prévu par la CELAC.

Pour ce faire, il est indispensable de mettre en place un secrétariat beaucoup plus puissant, qui aurait un mandat visant au développement de programmes régionaux qui ne soient pas « idéologiquement » marqués. Je pense que l’expérience que nous avons vécue ces dernières années met en lumière la nécessité d’une intégration politique, mais pas d’une intégration idéologique.

[Sur l’intégration régionale en Amérique latine, lire ici notre entretien avec Guillaume Long  : « Comment la Révolution citoyenne a été trahie »]

LVSL – Il y a quelques heures, vous avez déclaré : « il n’y a plus aucun endroit pour d’autres Bolsonaro dans la région ». Comment est-il possible d’éviter la réitération d’un tel phénomène (qui aurait été impensable quelques années auparavant) ? N’y a-t-il pas une certaine responsabilité des secteurs «progressistes » dans leurs échecs électoraux successifs ?

Monsieur Bolsonaro est arrivé au pouvoir à la suite d’un coup d’État qui a commencé avec la destitution de la Présidente Rousseff. Il s’agissait d’un coup d’État parlementaire, qui a été parachevé par la séquestration judiciaire du Président Lula, laquelle est survenue quand les sondages ont établi qu’il pouvait gagner les élections. Ainsi, Jair Bolsonaro n’a pas de légitimité pour représenter les intérêts du peuple brésilien ; il est arrivé au pouvoir de manière illégitime et est en train de précipiter le Brésil au bord d’un coup d’État militaire – que nous ne souhaitons pas comme issue politique pour le Brésil, mais qui pourrait devenir inéluctable s’il persiste à jouer avec la vie du peuple brésilien dans la gestion de la pandémie.

La même analyse peut être effectuée à propos du gouvernement bolivien, qui est le produit d’un coup d’État militaire. Nous ne voulons plus de ces gouvernements, qui résultent de coups d’État, et ils reviennent en Amérique Latine après trente ou quarante ans de vie démocratique.

[Pour une mise en contexte du coup d’État bolivien, lire sur LVSL l’article de Baptiste Albertone : « Les coups d’État à l’ère de la post-vérité »].

LVSL – Vous êtes un membre fondateur du Grupo de Puebla, un forum destiné à unir des personnalités du monde politique et universitaire avec un agenda progressiste. Peut-il contribuer à enclencher une dynamique d’union des mouvements progressistes latino-américains et caribéens ?

C’est notre objectif. La dernière réunion virtuelle en Colombie — figurez-vous que le virus n’est pas si malfaisant ! — nous a permis de réunir dans une même scène virtuelle des ex-présidents, vingt ex-chanceliers, quelques parlementaires, des ex-ministres, mais surtout toutes les forces progressistes de Colombie qui pour la première fois étaient unies, après de nombreuses années de division.

Le Grupo de Puebla, groupe de citoyens unis autour d’idéaux progressistes, n’est pas une organisation de partis ou de gouvernements : nous ne représentons que nos propres idées. Il peut constituer une plateforme de discussions qui pourrait être utile afin de sortir de la situation dans laquelle nous sommes, ou plus tard pour donner une impulsion nouvelle à un gouvernement comme celui du Président Alberto Fernández — qui d’une certaine façon a ramené les idées progressistes dans le domaine des politiques sociales, de reconstruction de la citoyenneté, des alternatives économiques. Le groupe possède plusieurs référents permettant, dans le futur, que les citoyens puissent voter pour des idées alternatives qui permettront à la région de sortir de la crise dans laquelle elle se trouve.

LVSL – La figure d’Alberto Fernández est-elle similaire à celle de Hugo Chávez pour l’Amérique latine ? Incarne-t-il, comme lui, un horizon de souveraineté et de réformes sociales pour le sous-continent ?

Ils diffèrent en matière de « caudillisme ». Cependant, l’histoire longue de l’Argentine en matière d’engagement pour les causes sociales, le référent historique que constitue le péronisme en tant que proposition populiste — dans le sens positif du terme —, peuvent être des facteurs qui permettront au projet de Fernandez de dépasser les frontières de l’Argentine. Bien sûr, chaque pays a ses propres caractéristiques. En Colombie, par exemple, la question de la viabilité des accords de paix constitue un enjeu crucial afin d’assurer, dans les années à venir, la gouvernance du pays.

En Colombie, nous assistons à une régression aux années du Président Uribe, lequel considérait que l’on n’avait pas affaire à un conflit armé mais à une « menace terroriste ».

LVSL – Iván Duque a été élu président de Colombie en août 2018. Comment définiriez-vous son gouvernement ?

C’est un gouvernement imprévisible, dans lequel certains propriétaires ont plus d’autorité que le président lui-même — des propriétaires idéologiques, internationaux, économiques. C’est un gouvernement de propriétaires, qui n’a toujours pas défini de ligne d’action claire, qui survit paradoxalement grâce à l’utilisation de la pandémie.

LVSL – Les États-Unis ont inclus Cuba dans leur liste noire de pays qui ne collaborent pas de manière active à la lutte anti-terroriste, ce qui n’a pas été condamné par la présidence de votre pays. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Nous savons tous que les listes noires des États-Unis ne correspondent pas à des critères « objectifs », mais à des décisions politiques visant à faire le tri entre « amis » et « ennemis ». C’est la fonction de cette liste anti-terroriste. Ce qui est surprenant, c’est le soutien du gouvernement colombien à la décision des États-Unis, qui n’a pas d’autre objectif que de mettre Cuba et le Venezuela dans la liste des ennemis des États-Unis – afin d’ouvrir un espace électoral pour la réélection de Trump. Ce faisant, il soutient les ennemis de Cuba et du Venezuela aux États-Unis. Dans le cas de la Colombie, cette décision est d’autant plus surprenante que l’État colombien a signé un accord avec la Norvège et Cuba, comme pays garants des processus de paix avec les FARC ou l’ELN [« Armée de libération nationale », deuxième groupe rebelle le plus important après les FARC ndlr]. Dans cet accord, ces pays s’obligent, par un protocole de rupture des négociations, à renvoyer les membres d’ELN ou des FARC à leur emplacement d’origine, en Colombie, en cas de rupture.

Ce que fait le gouvernement colombien, en mettant en jeu la crédibilité de tous ses processus de paix, c’est rompre un accord que l’État a signé, et conférer aux négociateurs de l’ELN – à qui ils ont reconnu le statut de négociateur politique -, un statut de terroristes. En cela, il s’agit d’une régression aux années du Président Uribe, lequel considérait que l’on n’avait pas affaire à un conflit armé mais à une « menace terroriste ». Le Président Santos avait rompu avec cette logique, reconnaissant un statut politique à l’ELN et aux FARC.

[Pour une mise en contexte du conflit colombien, lire sur LVSL : « En Colombie, le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire »]

LVSL – Lors de la dernière entrevue du Grupo de Puebla, l’ex-Président Lula a fait appel à l’optimisme des forces progressistes d’Amérique latine. Voyez-vous avec optimiste l’avenir de la région, étant donné le contexte actuel ?

Nous autres latino-américains sommes idiosyncratiquement optimistes. Mais nous devons faire preuve d’un optimisme raisonnable, appuyé sur des actes, des chiffres, des actions concrètes, des agendas et des propositions. Ce qui retient mon attention, c’est que le Grupo de Puebla a généré de nouveaux instruments ; à titre d’exemples : le Conseil latino-américain de justice et de démocratie (CLAJUD) a été conçu par trente juristes qui travaillent sur une issue démocratique aux crises du continent ; l’initiative que nous présenterons au G20 pour la renégociation de la dette d’Amérique latine ; l’idée du vaccin comme bien public universel qui est concrétisée par l’Organisation mondiale de la santé — ici, nous sommes soutenus par la Chine, et non par les États-Unis.

Quoi qu’il en soit, l’issue de cette crise ne peut consister en un retour à l’équilibre antérieur. Nous devons nous diriger vers quelque chose d’autre ; l’Amérique latine doit inventer un modèle économique distinct, des propositions d’inclusions sociales distinctes, des alternatives financières audacieuses distinctes.

LVSL – La CEPAL [Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes ndlr] s’est montrée catégorique : l’Amérique latine, qui est toujours la région la plus inégalitaire du monde, vivra l’une des pires récessions de son histoire. Dans un contexte d’agitation sociale dans certains pays, les déséquilibres structurels de l’Amérique Latine et des Caraïbes apparaissent au grand jour. Comment percevez-vous la situation, et, comme ex-président de Colombie, quelles orientations de politique économique préconisez-vous ?

Cette expérience douloureuse nous donne une leçon quant à ce que nous ne pouvons reproduire. Alors que nous anticipions une menace ou une crise mondiale de nature terroriste, nucléaire ou liée au changement climatique, cette menace est venue du côté que nous attendions le moins : celui d’une « guerre biologique ». Cette dernière résulte de la sous-estimation de deux champs d’action. Premièrement, en matière d’équipement sanitaire, nous avons privatisé la santé en Amérique latine ; deuxièmement, nous avons ignoré la médecine préventive. Nous nous sommes uniquement concentrés sur la santé réactive, et nous en subissons aujourd’hui les conséquences. Le deuxième élément qui explique que nous avons été surpris par la pandémie est relatif au faible niveau de la région en matière de recherche scientifique. Nous avons consacré le peu que nous avions en matière de recherche — moins de 0,5% du Produit Intérieur Brut — non pas à la recherche liée à la prévention de la santé mais à des domaines comme l’intelligence artificielle ou le développement de capacités de défense.

Depuis le commencement de la pandémie, nous nous sommes refusés à appliquer des politiques qui auraient aidé à reconstruire l’économie avec des coûts sociaux minimaux. Je fais ici référence à la gestion des aléas sociaux. Certains pays latino-américains ont mis en place des systèmes de transferts conditionnels sous l’impulsion des gouvernements progressistes — comme ce fut le cas en Colombie avec le Sisben ou au Brésil avec la Bolsa Família — ; dans ces années-là, nous avons commencé à développer des programmes de soutien direct au secteur informel de l’économie. La grande différence dans le traitement social de cette pandémie entre les pays européens et latino-américains réside dans l’importance du secteur informel pour ces derniers. En Amérique Latine, plus de 56% des travailleurs se trouvent dans l’économie informelle ; ce secteur est constitué de petites et moyennes entreprises, de travailleurs indépendants, de personnes sans emploi, de chauffeurs de taxis, de marchands ambulants, etc. Je crois qu’il s’agit d’un facteur important à considérer pour l’avenir.

Nous avons une tâche immense devant nous : la reconstruction de l’économie régionale va nous coûter environ 12% du PIB. Nous allons devoir faire face à 29 millions de nouveaux pauvres. Nous devons trouver des méthodes qui soient différentes des précédentes : la contribution des banques centrales avec des prêts directs aux gouvernements, la renégociation de la dette extérieure des pays — non pas l’annulation, mais le moratoire de la dette, avec des exceptions pour certains pays comme l’Argentine et l’Equateur, dont les circonstances sont particulières. Quant à la fiscalité, nous ne pouvons pas retourner à des réformes fiscales régressives comme celles qui ont été mises en place avec ce populisme fiscal qui a fait son chemin avant la pandémie.

Nous ne pouvons pas continuer à répartir seulement le lait : il faut également partager les vaches qui produisent le lait. C’est le principe de l’impôt sur la propriété, sur le patrimoine.

Le panorama est donc de lumières et d’ombres : d’ombres, car nous aurions pu éviter que la pandémie soit si douloureuse ; mais de lumières, car des solutions existent pour traiter la pandémie et limiter son impact social.

LVSL – La prix Nobel d’économie, Esther Duflo, vient de demander le rétablissement de l’impôt sur la fortune (ISF), qui avait été supprimé par Emmanuel Macron en France. Étant donné l’importante concentration de richesses en Amérique Latine, ne s’agirait-il pas d’une mesure bienvenue dans la région ?

Bien sûr. Cette proposition coïncide avec celle du professeur Piketty, qui elle-même fait écho aux travaux de Joseph Stiglitz et Jeffrey Sachs ; ils établissent la nécessité d’un impôt sur le revenu. Nous ne pouvons pas continuer à répartir seulement le lait : il faut également partager les vaches qui produisent le lait. C’est le principe de l’impôt sur la propriété, sur le patrimoine, car l’héritage doit être pris en compte et c’est pour cela que lorsqu’on parle de réformes fiscales « redistributives », on ne parle pas d’impôts indirects comme la TVA ou l’impôt sur la consommation, mais d’impôts directs, qui taxent les bénéfices et la propriété. C’est sans aucun doute l’une des voix hétérodoxes qui nous sera utile pour financer la sortie de cette pandémie.

LVSL – À l’issue de la réunion — virtuelle — du Grupo de Puebla en Colombie le 15 mai, quels ont été les signaux envoyés par vos collègues progressistes colombiens ? Existe-t-il une aspiration commune à l’union politique, visant à changer de modèle et à défendre les libertés individuelles piétinées ?

Ce fut une grande victoire de réunir tous les dirigeants progressistes colombiens, aux côtés de leaders progressistes d’Amérique latine et d’Espagne, dans un pays introverti comme la Colombie ! Nous avons reçu un soutien important sur le thème de la pérennité des accords de paix, qui ont constitué notre point de ralliement lors des élections antérieures, et qui le demeureront certainement pour les suivantes. Enfin, nous avons partagé de nombreuses issues à la crise actuelle proposées par le professeur Stigliz — valides aussi bien pour la Colombie que pour le Brésil ou l’Argentine —, visant à collecter des ressources par l’entremise de politiques hétérodoxes.

En Colombie, le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire

https://www.youtube.com/watch?v=tGFVuxpV9EI&t=1s
Ivan Marquez annonce son réarmement © Capture d’écran de la vidéo de son discours

Alors que la communauté internationale était persuadée que la Colombie entrait dans une ère de paix, un groupe de dirigeants parmi les plus iconiques de l’ancienne guérilla des FARC annonce son réarmement. Cette branche dissidente déplore l’incapacité de l’État colombien à respecter ses engagements et à s’attaquer aux causes structurelles de ce conflit à l’origine de centaines de milliers de victimes : l’extrême inégalité de la répartition des terres. Face aux FARC, on trouve des groupes paramilitaires d’extrême droite qui ne souhaitent ni déposer les armes, ni faire face à la justice colombienne pour les crimes commis durant le conflit. Le soulèvement de la guérilla constitue à leurs yeux une occasion rêvée pour enterrer définitivement les accords de paix ; il donne également du grain à moudre au discours belliciste du président Iván Duque, qui n’a jamais été un partisan du compromis avec les FARC.


Iván Márquez, le numéro deux de l’ancien groupe armé FARC a annoncé la reprise de la lutte armée « en réponse à la trahison des accords de La Havane par l’État colombien ». Bien que Márquez ait joué un rôle clef dans les négociations de paix avec le gouvernement, cette annonce n’a rien de très surprenant. Cette déclaration fait suite aux nombreux obstacles législatifs que le gouvernement actuel a délibérément mis en travers de l’application des accords de paix avec la guérilla.

La reprise des affrontements

Dans une vidéo de 32 minutes, filmée avec le slogan « partout où il y a la volonté de se battre, il y a l’espoir de gagner » en toile de fond, Márquez annonce une « nouvelle étape de la lutte », placée sous le signe du « droit universel des peuples à s’armer contre l’oppression ».

Avec un discours qui remonte à l’indépendance et la post-indépendance de la Colombie, marqué par une forte consonance écologique, le dissident de la guérilla se veut plus conciliant. Cherchant à récupérer l’approbation populaire perdue depuis des décennies – et indispensable dans un contexte d’infériorité militaire flagrante face à l’État, il déclare que le mouvement abandonnera les enlèvements de civils et les attaques contre les militaires au profit d’un agenda exclusivement dirigé contre « l’oligarchie » et les entreprises transnationales. Il conclut son message par un appel à la mobilisation civile et affirme : « Notre objectif stratégique est la paix de la Colombie dans la justice sociale, la démocratie et la souveraineté ».

Face à la déclaration de Márquez, les réactions des différents secteurs politiques ne se sont pas fait attendre. L’ancien président Álvaro Uribe, proche des secteurs de l’extrême droite colombienne et principal opposant aux accords de paix, n’a pas tardé à se prononcer : « Nous devons retirer les accords de paix de la Constitution et capturer les narco-terroristes ». Dans le même ordre d’idées, son élève, le président Iván Duque a fait appel au président autoproclamé du Venezuela, Juan Guaidó, pour capturer les guérilleros qui se trouveraient en territoire vénézuélien.

Gustavo Petro, principale figure de la gauche colombienne [lire ici son entretien avec LVSL], a réagi en ces termes : « Iván Márquez réagit comme si nous étions au XXe siècle. Márquez tombe dans le piège qu’Álvaro Uribe a tendu aux accords de paix ». Pour sa part, l’ancien président Juan Manuel Santos, architecte des accords de paix, a déclaré que « 90% des FARC sont encore impliqués dans le processus de paix et nous devons continuer à les respecter ».

De même, l’ONU a assuré dans une déclaration que « la grande majorité des combattants démobilisés continuent à respecter l’accord » et a exhorté le gouvernement à redoubler d’efforts pour l’appliquer. Mais la réaction la plus attendue a été celle de Rodrigo Londoño, ex-numéro 1 des FARC et actuellement membre du Congrès colombien et chef du parti politique formé par les rebelles après la signature de la paix : « Nous avons honte, et je m’excuse auprès du peuple colombien et de la communauté internationale ».

La grande majorité des ex-guérilleros semble attachée aux accords signés en 2016. Ils déplorent cependant leur non-application. Quelques heures avant cette annonce, Londoño a lancé un appel public au Congrès Colombie, au président Duque et à la Mission de vérification de l’ONU, faisant remarquer que le décret officialisant les Espaces de formation et de réinsertion des anciens guérilleros a expiré et que le Parlement n’a rien fait pour assurer sa continuation. Le chef du parti FARC avertit : « Le temps presse et l’incertitude s’installe parmi les démobilisés. Une situation interne difficile à gérer sera générée ».

Les causes structurelles de la dissidence

De nombreuses difficultés ont été rencontrées dans la mise en œuvre des accords trois ans après leur signature. Le président Iván Duque a déclaré peu après son investiture qu’il n’était tenu par aucune obligation issue des accords signés par l’ex-président Juan Manuel Santos. Le président Duque ne voit pas le moindre inconvénient à rejeter une obligation d’État élevée au rang de norme constitutionnelle et qui constitue aujourd’hui un document officiel du Conseil de sécurité de l’ONU. Ayant déposé leurs armes, les FARC disposent de peu de moyens pour s’assurer que le gouvernement respecte les accords.

Outre l’absence de sécurité juridique qui garantit les outils de réinsertion des ex-combattants, ils assistent à des tentatives constantes de rendre inopérante la Juridiction spéciale pour la paix (Jurisdicción Especial para la Paz). Ce tribunal spécial, qui est au cœur des accords de paix, a été considéré comme un exemple mondial en matière de désarmement ; il y a quelques mois, le Président Duque s’est opposé devant le Congrès à la loi portant sur la création de ce tribunal.

Les raisons de cette opposition sont multiples. D’une part, si ce tribunal ne voit pas le jour, les ex-guérilleros ne pourront pas être entendus par la justice, ce qui entraverait leur réintégration ; cela donnerait raison aux opposants à l’accord de paix qui, pour provoquer l’indignation publique ont affirmé que la négociation ne visait qu’à obtenir une grâce totale pour la guérilla. Mais d’autre part, une volonté de protéger les militaires est à l’œuvre : ceux-ci, ayant commis des crimes dans le cadre du conflit, seraient également jugés par ce tribunal et non par la justice militaire, connue pour son manque d’impartialité.

Plus grave encore : les entraves à la création de ce tribunal impliquent que les tiers impliqués dans le conflit entre les guérilleros et l’État colombien, tels que les groupes paramilitaires d’extrême droite (souvent alliés clandestinement à l’armée nationale), restent impunis. En clair, c’est le droit des victimes à la vérité qui est menacé. L’État colombien et les médias ont toujours essayé de minimiser le poids des groupes paramilitaires dans la guerre, même s’ils sont à l’origine de bien davantage de victimes que les guérilleros ; la comparution de ces groupes devant la justice permettrait, en fait, de réécrire l’histoire du conflit armé en Colombie.

Mais au-delà même de la modification unilatérale du texte des accords et du non-respect des engagements de la part de l’État, ce qui a peut-être causé plus d’incertitude parmi les ex-combattants est l’accroissement exponentiel d’assassinats de représentants de mouvements sociaux depuis que le gouvernement d’Iván Duque a pris le pouvoir. En 2 ans, 613 d’entre eux et 137 ex-guérilleros signataires de l’accord de paix ont été assassinés dans l’indifférence totale de l’État, qui les qualifie de « crimes isolés ».

Il suffit pourtant de jeter un bref regard sur l’histoire de la Colombie pour comprendre l’inquiétude des ex-guérilleros qui ont abandonné les armes pour fonder des mouvements politiques légaux. Dans les années 1980, le mouvement politique Union patriotique, issu du premier accord de paix entre le gouvernement et les FARC, a été décimé ; plus de 5.000 militants et dirigeants de l’UP, dont 2 candidats à la présidence, ont été assassinés. C’est tout un parti politique légalement constitué qui a été massacré par des groupes paramilitaires d’extrême droite, avec la complicité de l’État colombien – qui a reconnu en 2016 sa responsabilité dans ce massacre. Un tel cycle semble aujourd’hui recommencer : une guérilla désarmée, un État qui ne respecte pas ses engagements et une nouvelle guerre qui commence.

Derrière ces affrontements, on trouve des déterminants sociaux structurants depuis des décennies, dont la déclaration d’Iván Márquez se fait l’écho. Il reproche au lauréat du prix Nobel de la paix Juan Manuel Santos de ne pas avoir eu la volonté, pendant sa présidence, de mener à bien une réforme agraire. Il déplore que des points clefs des accords de paix comme l’attribution de terres aux paysans pauvres, la substitution volontaire des cultures illicites et une série de projets visant l’amélioration des conditions de vie dans les campagnes, aient été « perdus dans le labyrinthe de l’oubli ». Car c’est bien le problème de la terre qui est à l’origine de la guerre en Colombie, le pays caractérisé par les inégalités de revenu les plus élevées d’Amérique du Sud.

La question de l’accaparement des terres et de l’extrême inégalité dans leur répartition constitue un problème structurel pour la Colombie depuis des siècles. La thésaurisation par l’appropriation illégitime de terres publiques et le déplacement forcé des populations autochtones et paysannes ont conduit, au début des années 1960, à l’émergence de mouvements de résistance indigène et paysanne, inspirés par le triomphe de la Révolution cubaine. En réponse aux guérillas révolutionnaires de plus en plus organisées, des groupes paramilitaires sont apparus dans les années 1980 : des armées privées d’extrême droite au service de grands propriétaires terriens.  Les soulèvements armés des FARC et des nombreuses autres guérillas que la Colombie a connues ont toujours eu pour carburant l’accaparement des terres. L’histoire de la réforme agraire en Colombie est celle d’un rêve perpétuellement brisé. Depuis sa première tentative en 1936, les intérêts économiques des élites ont toujours prévalu. Aujourd’hui, 1% des propriétaires colombiens possèdent 80% des terres, à en croire une étude d’Oxfam.

La droite après la signature des accords de paix

La Colombie est le seul pays de l’Amérique du Sud qui n’ait jamais été dirigé par un gouvernement de gauche. La fin de l’affrontement entre l’armée nationale et les FARC a néanmoins apporté l’espoir d’un changement. Le silence des fusils a permis, au moins pour un temps, de faire ressortir de manière criante le bruit de la corruption. Jusqu’ici, le cœur du débat public avait toujours été monopolisé par le conflit armé. Les regards ont commencé à se tourner davantage vers la classe politique dans le même temps qu’il se détournait des protagonistes armés. Cet état de fait a mis les partis politiques traditionnels en difficulté ; ces derniers mois, ils ont dû faire face à de nombreux scandales et acquis une impopularité historique.

L’un des plus touchés a été le parti du Centre démocratique et son chef, l’ancien président et maintenant sénateur Álvaro Uribe. En l’espace de quelques mois, il a dû faire face à plusieurs accusations. Son ancien ministre de l’Agriculture a été extradé des États-Unis vers la Colombie, où il était en fuite après avoir été condamné à 17 ans de prison pour avoir détourné des subventions destinées à des paysans pauvres.

Un scandale de corruption au sein de l’armée nationale a permis de remettre au premier plan du débat national le cas des « faux positifs » ; cette pratique perpétrée par les militaires pendant la période de la Politique de sécurité démocratique – un programme vedette de l’ancien président Álvaro Uribe (2002-2010) – consistait à tuer des civils qui étaient par la suite présentés comme des guérilleros tués au combat, afin de montrer les progrès effectués dans la guerre contre les rebelles ; cette pratique était renforcée par les récompenses offertes pour ces guérillas tués. Le nombre de ces exécutions extrajudiciaires est estimé entre 1 500 et 3 000 personnes selon les sources, et plusieurs généraux et hauts commandants de l’armée purgent déjà des peines pour ces exécutions.

Mais le coup le plus dur que l’ancien président Uribe a peut-être reçu récemment est la convocation par la Cour suprême de justice pour une enquête le 8 octobre : il est visé par des accusations de corruption, de fraude procédurale et de manipulation de témoins dans le cadre d’une bataille judiciaire qu’il mène actuellement contre le sénateur Ivan Cepeda – l’un des principaux dirigeants de la gauche, qui a officiellement accusé Uribe d’avoir participé à la création de groupes paramilitaires illégaux responsables de crimes contre l’humanité. Cet appel à une enquête a rencontré l’approbation d’une bonne partie de la population, qui voit dans la comparution d’Uribe la possibilité de clarifier plusieurs épisodes du conflit et de clore un chapitre douloureux de l’histoire colombienne.

Perspective

Avec l’annonce de son réarmement, Iván Márquez vient de donner l’oxygène dont Uribe, le Centre démocratique et le président Iván Duque avaient urgemment besoin – la popularité du président colombien est en chute libre depuis le début de son mandat.

Álvaro Uribe avait été élu président à une époque où les FARC exerçaient un contrôle territorial significatif et disposaient d’une structure militaire puissante. Il est arrivé au pouvoir avec le slogan « main ferme », et son soutien populaire écrasant reposait sur la promesse de vaincre les guérillas par des moyens militaires. Si Uribe s’oppose aussi fortement aux accords de paix, c’est que la seule perspective qui lui permettrait de regagner en popularité serait la reprise du conflit armé, qui donnerait une réalité à son discours visant les ex-guérilleros.

La dissidence de Márquez, un mois seulement avant les prochaines élections régionales, représente une opportunité en or pour l’uribisme et les autres partis de droite traditionnelle.

Les possibilités pour le parti politique formé par les FARC après la signature de la paix d’émerger sur le plan national et d’obtenir une plus grande représentation à travers ses candidats dans les régions sont par là-même pratiquement éteintes. L’ombre d’une guérilla armée affectera non seulement les FARC, mais aussi tous les partis politiques d’opposition. Pour tenter de contenir les dégâts causés par Márquez, l’ex-numéro 1 des FARC Rodrigo Londoño a exhorté avec insistance le gouvernement à travailler main dans la main avec lui pour sauver les accords de paix. Iván Duque fait face à deux possibilités : prendre ses distances avec son mentor Álvaro Uribe et mettre en œuvre les accords de paix ou bien suivre la voie tracée par Uribe, achever de mettre fin aux accords et de trahir ceux qui ont rendu leurs armes pour les signer.

Si le président ne prend pas une position claire rapidement et publiquement, la dissidence peut rapidement s’accroître et se renforcer du fait de l’incertitude. Il est cependant très difficile pour les FARC de revenir militairement à ce qu’ils étaient autrefois. Ce n’est pas ici que réside la menace, mais dans l’impulsion qu’ils peuvent donner aux partis d’extrême droite et à la perspective d’un retour à la politique de Sécurité démocratique qui a prévalu sous le mandat d’Uribe et a teinté la campagne colombienne d’une couleur rouge sang pendant près d’une décennie. Dans un pays qui a investi 4,7 % de son PIB dans l’armée, renouer avec la guerre signifie renouer avec une spirale sans fin, dans laquelle le manque d’investissements sociaux continue de pousser les jeunes à s’enrôler dans des groupes armés…