Le chant du cygne de l’impérialisme russe

La population russe ne sortira pas indemne de la guerre d’agression menée par le Kremlin. Déjà touchée par les sanctions occidentales, elle verra sa situation socio-économique se détériorer si celles-ci sont amenées à durer. Mais il y a plus : l’État russe, qui concilie de manière précaire des intérêts oligarchiques, pourrait entrer dans un stade de crise, tant ses élites sont divisées au sujet de la guerre. Enfin, la Russie a de fortes chances de sortir affaiblie de cette séquence – reléguée au rang des États voyous, appauvrie, sans doute contrainte à une dépendance croissance à l’égard de la Chine… et confrontée à une OTAN renforcée sur son flanc Ouest.

Le conflit ukrainien apparaît comme le produit d’une série de crises remontant à une époque plus ou moins lointaine. Le facteur de long terme est la crise définitive de l’idée nationale-impériale du XIXe siècle, aujourd’hui anachroniquement réaffirmée par le chef d’État russe – après avoir été rangée au placard par l’expérience soviétique. Sur le moyen terme, nous assistons à la sortie chaotique de l’expérience multinationale de l’URSS ; les différents États qui ont émergé de cet effondrement partagent une même incapacité à réorganiser les relations entre des pays liés par mille fils historiques, culturels et identitaires.

Hic et nunc, enfin, c’est la tentative menée par Vladimir Poutine de mettre à bas tout un paradigme de relations internationales où le temps joue contre lui. S’il semble encore possible au chef d’État russe de réduire l’Ukraine au rang de voisin inoffensif, gouverné par un État failli, cela lui sera hors de portée dans cinq ou dix ans.

L’une des conséquences les plus tangibles de cette guerre réside dans le renforcement de la mythologie nationale ukrainienne. Vladimir Poutine avait déclaré que l’Ukraine n’existait pas – ce qui est à présent difficile à nier !

L’impérialisme requiert des moyens conséquents. Quiconque connaît l’Europe de l’Est sait que la bataille de Moscou pour l’hégémonie dans cette région est déjà perdue. Ses frontières occidentales sont parsemées de voisins – de Tallinn à Bucarest, de Varsovie à Kiev – qui ne veulent plus rien avoir à faire avec lui. Quels que soient leurs nombreux points de discorde, ils sont unanimes sur un point : plus jamais Moscou.

Cette guerre est le dernier coup d’estoc porté par un gouvernement aux abois ; elle accélère la longue crise de l’hégémonie russe. Chacune des décisions de Vladimir Poutine diminue la marge de manœuvre pour les suivantes – jusqu’à ce qu’elle soit réduite à peau de chagrin.

Retour du bâton

La guerre s’achèvera bientôt, et elle s’achèvera en catastrophe pour la Russie. Le pays est en effet gouverné par un système sénile et usé, qui fonctionne sur un équilibre précaire entre les intérêts des oligarques et des grandes entreprises. Institutionnellement fragile, l’État russe est fondé sur la gestion clientéliste et paternaliste d’une architecture fédérale complexe – au sein de laquelle de nombreux citoyens culturellement non-russes ne voient pas d’un bon oeil le tournant national-impérial de Vladimir Poutine. Fortement interconnectée avec l’Occident, l’économie russe se trouve dans une position subalterne sur tous les fronts, à l’exception de l’approvisionnement en gaz. Démoralisée et désabusée, l’opinion publique, quant à elle, réagira avec colère aux gigantesques coûts d’une guerre impopulaire.

Qu’a donc accompli le chef d’État russe, en l’espace de quelques jours ?

Il a tout d’abord renforcé la mythologie nationale ukrainienne ; il avait déclaré que l’Ukraine n’existait pas – ce qui est à présent difficile à nier ! Il a fourni une légitimité éclatante aux éléments d’extrême droite – y compris néo-nazis – de la société ukrainienne, qui revendiquent tout le mérite de la résistance contre l’envahisseur. L’extrême droite ukrainienne n’est pas la seule à profiter de la conjoncture : elle porte également les mouvements fascistes russes. Le ton du discours public russe est en effet donné par les nationalistes, militaristes et fascistes de tous bords.

[NDLR : pour une analyse des mouvements d’extrême droite ukrainiens, lire sur LVSL l’article de David Fontano : « Nationalisme ukrainien : mythe et réalité »]

Vladimir Poutine a également détruit le semblant de softpower russe qui subsistait encore en Europe de l’Est. Il a renforcé les perspectives d’expansion de l’OTAN, et l’a rendue attrayante pour des pays qui, auparavant, la regardaient d’un oeil distant – comme la Finlande. Il a envenimé les relations avec Pékin qui – si l’on fait fi de ses intérêts propres en Ukraine – proclame haut et fort l’intangibilité des frontières nationales et n’a aucune envie de se pendre à la corde de Poutine.

Et après ?

Une Russie reléguée au rang des États voyous, appauvrie, sans doute contrainte à une dépendance croissance à l’égard de la Chine, confrontée à une OTAN renforcée à l’Ouest ?

La guerre de Poutine donnera à l’Ukraine une centralité sans précédent ; elle sortira de ce conflit grandie d’un prestige nouveau, avec une cohésion patriotique renouvelée, ainsi – du moins peut-on le conjecturer – qu’une hégémonie politique durable pour la droite nationaliste la plus dure. Une telle Ukraine sera la clé de voûte de la politique américaine – et « européenne » – dans la région est-européenne. Cela signifiera un rééquilibrage substantiel des rapports de force dans cette zone.

Le « Russe du quotidien » n’a pas les moyens de comprendre les conséquences à long terme de cette guerre.

Quelle porte de sortie pour la Russie ? Plusieurs voies sont envisageables :

• Un changement radical d’orientation politique

• L’enlisement dans la situation actuelle, avec les conséquences décrites plus haut et un déclin inévitable de la puissance russe.

• Un coup d’État et la mise à l’écart de Vladimir Poutine pour préserver les oligarques et les intérêts des entreprises qu’il ne protège plus – un nombre croissant d’entre elles s’opposant à la guerre et à ses conséquences néfastes sur l’économie russe.

• Un effondrement de l’État russe

L’issue la plus souhaitable, à l’heure actuelle, réside certainement dans un départ de Vladimir Poutine à l’issue d’élections – du moins partiellement – libres. Mais quelle force politique, dans la Russie contemporaine, a intérêt à un tel processus, ou pourrait le superviser ?

Sans doute pas le patriarche de l’Église orthodoxe russe, dont les dernières déclarations – soutenant la guerre, bien qu’appelant hypocritement à épargner les vies civiles – l’ont discrédité ; pas plus que membres du Parlement, ou ceux de la Cour constitutionnelle. Tous sont des créatures de Vladimir Poutine. Des décennies de glissement autoritaire ont amené le pays à un point où il n’est pas possible de concevoir une institution qui pourrait servir de garant au processus de démocratisation.

Désastre pour la population russe

Quid de l’opinion publique ? Les Russes, dans leur grande majorité, sont hébétés. Peu imaginaient qu’une telle issue puisse être envisageable à l’égard d’un pays si proche, géographiquement et culturellement.

Le « Russe du quotidien » n’a pas les moyens de comprendre les conséquences à long terme de cette guerre. Il imagine qu’il va continuer à vivre comme avant ; depuis des années, les médias gouvernementaux lui répètent que les réserves financières et aurifères russes permettront au pays d’être autosuffisant. En réalité, les sanctions décrétées contre la Russie, en particulier son débranchement partiel du système SWIFT et le gel de ses devises – qui résident dans des banques étrangères – affecteront durement l’économie russe.

[NDLR : lire sur LVSL l’article de Frédéric Lemaire : « Sanctions contre la Russie, une arme à double tranchant » et celui de Julien Chevalier, Yannick Malot et Sofiane Devillers Guendouze : « SWIFT : l’arme atonique ? »]

L’or n’est guère utile pour effectuer des paiements courants. Même si l’on envisageait de le vendre à ce stade, on ne sait pas sur quels comptes le produit de la vente pourrait être versé. Le rouble continuera de s’effondrer et les circuits d’importation seront frappés d’une inflation croissante ; les prix des biens de consommation vont s’envoler tandis que les marchandises vont se raréfier, dans un pays où l’inégalité des revenus est considérable et où il n’existe pas de protection sociale efficace. En dehors de Moscou, le revenu moyen des Russes varie entre 300 et 600 euros par mois.

L’économie russe est plus fragile qu’elle ne le semble, affaiblie par des décennies de pillage oligarchique à tous les niveaux. Même les principales compagnies aériennes ne possèdent pas leurs avions, car ils sont presque tous loués à des compagnies étrangères : si elles le décidaient, le tourisme se tarirait indéfiniment en Russie.

Une majorité de Russes adhère probablement à la propagande du Kremlin. Mais que dit-elle ? Elle ne mentionne pas qu’il s’agit d’une guerre de conquête, elle n’évoque pas les crimes commis contre la population ukrainienne ; elle évoque une opération rendue nécessaire pour sauver le peuple ukrainien lui-même du militarisme, du nazisme et de l’asservissement à l’impérialisme américain. Les Russes qui soutiennent les opérations militaires russes pour ces raisons ne sont donc pas des appuis de long terme pour le régime.

Dans l’opinion publique russe, on trouve cependant une forte fraction nationaliste et autoritaire. Cette fraction est moins importante en termes quantitatifs que par sa richesse et son pouvoir au sein de la société. Oligarques et anciens combattants, policiers et membres des services secrets, groupes liés au commerce d’armes, associations « patriotiques »… Le risque d’une guerre civile n’est pas à exclure – dans un pays doté de la bombe nucléaire. Avec une issue qui pourrait être celle d’une dictature fascisante.

Afghanistan : aux racines de l’hystérie médiatique

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Loin d’être salué pour sa détermination à mettre fin à une guerre jugée ingagnable par l’armée américaine elle-même, Joe Biden a essuyé un torrent de critiques d’une rare violence. Arguments fallacieux et techniques manipulatoires déployés par la presse américaine ont souvent été repris – plus ou moins consciemment – en France, empêchant toute prise de recul sur un dénouement pourtant inévitable.

Après vingt ans de conflit, plus de deux cent cinquante mille morts, des centaines de milliers de blessés et de déplacés, la pratique du viol et de la torture systémique, l’emploi de milices et de mercenaires, les massacres de civils, 2 000 milliards de dollars dépensés (trois fois le budget de l’État français et cent fois le PIB de l’Afghanistan), l’OTAN n’a pu empêcher le retour au pouvoir des talibans. En 2001, ils ne contrôlaient qu’une partie du territoire et combattaient le trafic d’opium. Al Qaeda demeurait une organisation obscure, essentiellement localisée dans les montagnes afghanes. Désormais, les talibans sont maîtres de la totalité du pays. Ils produisent 80 % de l’opium mondial – soit 400 millions de dollars de recette annuels – et le terrorisme islamique s’est répandu à travers le monde, jusqu’à devenir endémique aux États-Unis et en Europe. Le terme fiasco n’est probablement pas assez fort pour décrire l’étendue de l’échec occidental.

NDLR : pour une analyse des modalités de l’occupation américaine en Afghanistan, lire sur LVSL l’article d’Ewen Bazin : « L’Afghanistan, paradis des sociétés militaires privées »

Loin d’en tirer la conclusion logique sur la futilité des guerres humanitaires et les efforts pour « exporter la démocratie », la majorité des commentateurs, acteurs politiques et de la presse – en particulier aux États-Unis – semblent en vouloir davantage. Davantage d’interventions en Afghanistan et davantage d’ingérence occidentale de par le monde.

À l’instar de BHL s’exprimant sur BFMTV, ce ballet de pseudo-experts disqualifiés relèverait du registre de l’absurde et du comique si leur argumentaire halluciné ne trouvait un écho positif dans l’opinion américaine et la presse française.

Coupable de s’être opposé à l’avis de ses généraux, du Pentagone, du corps diplomatique et des services de renseignements – qu’on désigne généralement par le terme État profond -, Joe Biden fait face à un barrage médiatique sans réel précédent. Pourtant, depuis les années 2010, le quatrième pouvoir se divise en deux camps épousant plus ou moins fidèlement les positions des deux partis politiques majeurs. D’un côté l’incontournable Fox News, le New York Post et le Wall Street Journal. De l’autre le New York Times, le Washington Post, MSNBC, CNN et les hebdomadaires libéraux. Moins partisanes, mais solidement ancrées au centre, figurent les chaînes nationales (ABC, NBC, CBS), et la presse régionale.

Lorsque Joe Biden avait arraché un compromis au Parti républicain pour faire adopter son plan d’investissement dans les infrastructures du pays, Fox News dénonçait le coût « astronomique » tandis que le New York Times louait « l’incroyable talent de négociateur » de Joe Biden. Sur le dossier afghan, à l’inverse, tous les principaux médias ont fait bloc contre l’occupant de la Maison-Blanche. Fait rarissime, le prestigieux New York Times, le très conservateur National Review et le tabloïd d’extrême droite Washington Times ont tous les trois reproduit la même attaque personnelle contre Joe Biden, l’accusant d’instrumentaliser la mort brutale de son fils aîné pour défendre la fin du conflit afghan.

De manière sidérante et caricaturale, les principaux architectes de cette débâcle militaire et diplomatique, en particulier les cadres de l’administration Bush et les généraux ayant perdu l’Afghanistan sur le terrain, ont été invités à dire tout le mal qu’ils pensaient de la politique de Joe Biden sur les plateaux audiovisuels et les colonnes des grands journaux. Même les anciens conseillers d’Obama se sont acharnés contre son ex-vice-président. Le Washington Post a beau avoir exposé leurs mensonges répétés en publiant les Afghanistan papers, tous ces pompiers-pyromanes ont eu les égards des plus grands médias américains.

À l’instar de Bernard-Henri Lévy (BHL) s’exprimant sur BFMTV, ce ballet de pseudo-experts disqualifiés relèverait du registre de l’absurde et du comique si leur argumentaire halluciné ne trouvait un écho positif dans l’opinion américaine et la presse française. La cote de popularité de Joe Biden décroche pour différentes raisons, mais la couverture résolument négative du retrait de l’Afghanistan a incontestablement fragilisé le président américain le plus progressiste de ces cinquante dernières années.

NDLR : pour une analyse des cent premiers jours de la présidence Biden, lire sur LVSL l’article du même auteur : « Après 100 jours, pourquoi Joe Biden impressionne la presse française »

Analyser pourquoi et comment les médias font bloc pour défendre la poursuite du conflit afghan avec une telle obsession fournit un exemple éloquent de ce qui attend tout chef d’État désireux de s’attaquer au statu quo défendu par l’establishment et aux intérêts du capital – que ce soit en matière de politique étrangère ou économique.

Amnésie journalistique et impensés stratégiques

Dès avril 2021, le New York Times regrette que « Joe Biden ne se soit pas laissé persuader par le Pentagone » de poursuivre le conflit afghan. Dans une série d’articles alimentée par des fuites anonymes, on apprend qu’à peine entré à la Maison-Blanche, Joe Biden a subi de multiples pressions de la part du département de la Défense et de l’armée pour le contraindre à renoncer aux accords de Doha signés par Donald Trump en février 2020. Cet accord, certainement critiquable, avait mis fin aux attaques talibanes contre les troupes de l’OTAN et les civils occidentaux, contre la promesse du départ de l’armée américaine avant le 31 mai 2021. Biden a négocié une extension de trois mois, tout en continuant d’appuyer les forces militaires afghanes depuis les airs.

Mais contrairement à ses deux prédécesseurs, qui avaient été poussés par le même État profond à renier leurs promesses de campagne pour redoubler les efforts militaires en Afghanistan quelques mois à peine après avoir été élu, Joe Biden n’a pas flanché. Il connaissait les ficelles, lui qui avait conseillé Obama contre le déploiement massif de soldats réclamés par le Pentagone en 2009. Cette fois, les efforts répétés des militaires n’auront pas suffi à faire changer d’avis le président tout juste élu, qui faisait face à un dilemme : rompre les accords avec les talibans et redéployer des milliers d’hommes pour faire face à leur offensive, ou mettre fin au conflit.

Une conflit perdu depuis longtemps, comme l’avait démontré le Washington Post en publiant les Afghanistan papers, cette compilation de rapports internes au ministère de la Défense rédigés par le Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction (SIGAR). Rendus publics en décembre 2019, ils dressent un bilan catastrophique de l’occupation occidentale. Militairement, l’OTAN brillait par son absence de stratégie, son manque d’objectif clair, son soutien répétés aux crimes commis par ses alliés afghans et son incapacité à déterminer qui étaient ses véritables ennemis.

Financièrement, les sommes gigantesques déversées sur le pays ont surtout servi à enrichir les entreprises occidentales impliquées dans l’effort de guerre et de reconstruction, tout en provoquant un niveau de corruption inouïe au sein du gouvernement afghan, qui s’est rapidement auto-organisé en kleptocratie. Cette corruption ne se limite pas à l’accaparement de l’aide occidentale par les dignitaires locaux, elle a provoqué des pratiques terrifiantes de la part des fonctionnaires, de la police et de l’armée afghane : viols systémiques de femmes et d’enfants, rackets, extorsion, harcèlement, massacres de civils, torture, attaques délibérées de convois occidentaux pour justifier a posteriori la rémunération des seigneurs de guerres… Autant de comportements qui ont fini par pousser une partie de la population dans les bras des talibans, épuisée par les morts et la violence engendrés par l’occupation de l’OTAN.

Mais les informations cruciales de cette nature ont été occultées par la presse, qui s’est découvert une nouvelle passion pour le conflit uniquement après le retrait des troupes américaines. Le 8 juillet, lors d’une conférence de presse qui fera date, Biden est assailli de questions sur l’Afghanistan. Lui qui souhaitait évoquer son plan d’investissement massif dans l’économie américaine se voit contraint de spéculer sur la capacité militaire de l’armée régulière afghane. Dire que le régime en avait pour trois ans au maximum et probablement pas pour plus de six mois, comme l’assurait alors le Pentagone, aurait précipité sa chute.

“On nous a rapporté des histoires terrifiantes, à propos des veuves de l’armée afghane [pro-occidentale]. Elles devaient offrir des faveurs sexuelles pour obtenir leur pensions. Aucun américain n’accepterait pareil traitement.”

Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction (SIGAR) – 2017,

Pendant des mois, son administration a pressé les ressortissants occidentaux de quitter le pays, tout en distribuant des visas aux Afghans les plus exposés aux représailles talibanes. Si le traitement des fameux visas fut compliqué par les nombreuses barrières administratives mises en place par l’administration Trump à dessein – une difficulté que Joe Biden n’avait pas anticipée – il demeurait difficile de faire plus vite. À part embarquer de force les civils, au risque de saper davantage le moral des troupes afghanes qui auraient effectivement été réduites à l’état de bouclier humain destiné à gagner du temps, le retrait ne pouvait que se terminer par une situation chaotique.

Puisque le Pentagone était convaincu de la chute inévitable du régime, l’effondrement rapide du gouvernement et la prise de Kaboul sans le moindre coup de feu était rétrospectivement préférable à une longue guerre civile minée par d’innombrables morts, déplacés et atrocités. Pour éviter les nombreux drames qui se sont produits à Kaboul, Joe Biden aurait dû capituler en bonne et due forme dès sa prise de fonction. Mais donner les clefs du pays aux talibans sans combattre aurait été interprété comme une haute trahison et indéfendable face à l’opinion publique. L’unique alternative à l’évacuation tragique à laquelle nous venons d’assister aurait été une reprise des combats – et des morts occidentaux.

À ce titre, l’attentat commis par Daech aux abords de l’aéroport, qui a causé 170 morts dont 13 marines américains et 28 talibans, illustre parfaitement vers quoi le maintien de la présence occidentale aurait débouché. Tout comme la frappe de drone américaine sur une voiture suspectée d’abriter des terroristes, mais qui s’est avérée transporter une famille d’Afghans possédant des visas pour les États-Unis. Ici, le bilan s’élève à 10 morts, 7 enfants, dont 2 de moins de 2 ans.

Un criminel de guerre pour faire le procès du retrait de l’Afghanistan, quoi de plus normal de la part d’un journal dont 93% du lectorat vote démocrate ?

Enfin, il ne faut pas oublier l’exportation de ce conflit en Occident, à travers le terrorisme islamique endémique qu’il facilite et le terrorisme d’extrême droite aux États-Unis qu’il provoque. 750 000 soldats américains ont été déployés en Afghanistan, nombre d’entre eux issus de milieux défavorisés et désormais victimes de syndromes post-traumatiques (PTSD). La semaine dernière, un vétéran a pénétré dans la maison d’une famille de Floride et tué quatre personnes à l’arme semi-automatique, dont une mère et son bébé de trois mois. Il souffrait de troubles psychologiques liés à son déploiement en Afghanistan.

Ce genre de considérations et de critiques n’a pas eu droit de cité dans la presse américaine, qui a produit une couverture médiatique hystérique et univoque en faveur de la poursuite du conflit.

Propagande médiatique et fabrique du consentement

La chute de Kaboul a été immédiatement décrite par les médias américains comme une « débâcle » (CNN), un « fiasco » (MSNBC) et une « humiliation » (Fox News). Certes, les images de talibans posant dans le palais présidentiel avec leurs kalachnikovs et les vidéos tragiques des civils s’accrochant aux avions américains ne favorisaient pas la prise de recul. Mais une fois la situation revenue sous contrôle – 122 300 personnes évacuées en trois semaines, du jamais vu, la presse américaine a continué sa couverture hystérique des événements, avec une volonté de plus en plus apparente de nuire au président Biden.

Par le volume d’abord. Pendant deux semaines, en dépit de la hausse massive de décès liés au variant delta, des multiples catastrophes environnementales et du projet historique de réforme économique débattu au Congrès, le New York Times a fait systématiquement sa Une sur la situation en Afghanistan. La page d’accueil du Times, site d’information le plus consulté du pays et l’un des plus influents du monde occidental, a donné le ton à l’ensemble des médias, qui ont consacré un temps d’antenne impressionnant aux évènements, y compris en France.

Par l’angle ensuite. Puisque trois Américains sur quatre continuent de soutenir le retrait des troupes américaines, les critiques se sont essentiellement portées sur l’exécution de cette décision. Pas pour vanter la logistique qui a permis d’évacuer par les airs un nombre record de réfugiés en une dizaine de jours. Mais pour taxer l’administration Biden d’incompétence. Afin de retourner l’opinion publique contre la Maison-Blanche, les principales techniques déployées pour vendre la guerre en Irak ont été ressuscitées.

En premier lieu, la multiplication d’articles mensongers ou invérifiables, reposants sur des fuites anonymes. La presse a d’abord cherché à faire croire que Biden avait été averti par les agences de renseignement de l’imminence du désastre. Une idée réfutée par le haut commandement militaire (Joint Chief of Staff) et le simple fait que le directeur de la CIA était en déplacement dans les jours qui ont précédé la chute de Kaboul, clairement pas préoccupé par un risque d’effondrement soudain. Ensuite, en alimentant le récit douteux d’une administration Biden totalement dépassée par les évènements, incompétente et paniquée. Toujours à l’aide de « déclarations anonymes » de sources « proches du pouvoir » et souvent directement relayées par les correspondants français à Washington, sans le moindre recul. Enfin, l’enregistrement audio d’une conversation entre Biden et le président afghan fuité à l’agence Reuters – un délit passible d’emprisonnement – devait prouver le manque d’anticipation de la Maison-Blanche. Sous la présidence Trump, des fuites similaires et tout aussi illégales avaient été fréquemment déployées contre le milliardaire pour entraver sa politique étrangère.

À ces pratiques s’ajoute la complicité médiatique, qui débute par la suppression éditoriale de toute opinion contraire au récit dominant.

Selon de nombreux témoignages, les agents audiovisuels qui ont proposé des intervenants favorables au retrait des troupes ont été placés sur liste noire par les chaînes de télévision. Qu’il s’agisse d’élus, des innombrables journalistes et officiers vétérans qui soutiennent le retrait des troupes, ou simplement du reporter du Washington Post à qui l’on doit les Afghanistan papers, pratiquement aucun n’a eu droit de cité sur les plateaux télévisés et les éditoriaux de la presse papier. À la place, une farandole de commentateurs désirant la poursuite de la guerre est venue expliquer en quoi Joe Biden avait bâclé son retrait. Dont les ministres et conseillers emblématiques de W Bush : Condoleezza Rice dans le Washington Post, Karl Rove et Paul Wolfowitz dans le Wall Street Journal, John Bolton sur CNN… Le plus caricatural reste probablement l’éditorial acerbe d’un général afghan, en une du New York Times, intitulé « J’ai commandé des troupes afghanes cette année, nous avons été trahis. » Deux semaines plus tard, il s’est avéré que ce commandant ordonnait à ses troupes de massacrer les civils des régions qu’il abandonnait aux talibans. Un criminel de guerre pour faire le procès de Joe Biden, quoi de plus normal de la part d’un journal dont 93% du lectorat vote démocrate ?

De même, l’ancien ambassadeur de Barack Obama à Kaboul Ryan Crocker, dont les mensonges ont été exposés par les Afghanistan papers, a eu l’honneur des colonnes du Times pour écrire une tribune sobrement intitulée « Pourquoi le manque de patience stratégique de Biden a provoqué un désastre. » Selon lui, Joe Biden aurait dû attendre pour exécuter le retrait, jugeant que le statu quo pouvait être « maintenu indéfiniment et à moindres coûts humain et financiers ». En supposant que la rupture des accords de Doha ne remette pas en cause ce fameux statu quo, on parle de 15 000 morts par an et 300 millions de dollars par jour, comme le rappelle The Economist.

Ce genre d’argumentaire invraisemblable et inhumain a été reproduit ad nauseam par les premiers responsables du fiasco afghan, de Tony Blair à John Bolton en passant par le général David Petraeus. Ce dernier, pourtant passible de condamnation pour haute trahison pour avoir partagé des secrets défense à sa maîtresse lorsqu’il dirigeait la CIA, avant que celle-ci ne s’en serve pour le faire chanter, ne croupit pas en prison comme les lanceurs d’alertes qui ont révélé les crimes de l’armée américaine. Au contraire, il siège au sein du conseil d’administration d’une entreprise liée à l’industrie de l’armement et a pu donner un long interview au New Yorker, hebdomadaire progressiste dans lequel il plaide pour le retour de sa stratégie manquée de « contre-insurrection » qui avait nécessité la mobilisation de 100 000 soldats américains sous Barack Obama.

Où étaient l’indignation lorsque l’OTAN rasait un hôpital ou tuait une famille entière de soixante civils en bombardant un mariage ?

Le message est clair : tant que vous ne remettez pas en cause le complexe militaro-industriel et la vision impérialiste de la politique étrangère, tout vous sera pardonné. Joe Biden, lui, a franchi une ligne rouge. C’est ce qui ressort des conférences de presse, où les questions portent exclusivement sur l’exécution du retrait et les futures interventions militaires, sans jamais interroger la décision d’envahir l’Afghanistan ni les erreurs commises ensuite. Deux questions sont néanmoins sorties du lot par leur bellicisme : la première demandait le retour des frappes aériennes contre les talibans, alors que ces derniers avaient la vie de plusieurs milliers de ressortissants américains entre leurs mains. La seconde visait à obtenir la garantie explicite que Biden n’avait pas perdu sa détermination à envahir d’autres pays, si nécessaire.

Indignation sélective et instrumentalisation de la souffrance

Enfin, les médias ont cherché par tous les moyens à mobiliser les affects de l’opinion publique en pratiquant une indignation sélective frisant l’indécence, car limitée aux derniers jours du conflit et à Kaboul. Les récits et témoignages de militantes s’exprimant dans un parfait anglais ont alterné avec les rapports d’exactions talibanes. Mais où étaient l’indignation, les caméras et les micros tendus pour recueillir des témoignages lorsque l’OTAN rasait un hôpital ou éradiquait des familles entières en bombardant au moins huit fêtes de mariages depuis le début du conflit ?

Les rapports officiels du recours à la torture par l’armée américaine puis afghane – avec le soutien de l’OTAN – n’ont pas provoqué d’émoi médiatique particulier. Pas plus que la révélation du viol systémique d’enfants commis par les milices afghanes pro-occidentales, sur lesquels les soldats coalisés avaient ordre de fermer les yeux. Ni les révélations sur l’emploi d’escadron de la mort par la CIA, afin d’exécuter des enfants dans des villages dans le but d’instiguer la terreur. La présence puis la réhabilitation d’un tortionnaire et violeur notoire au cœur du pouvoir pro-occidental n’avaient déclenché aucun outrage.

Pire : les Afghanistan papers, qui ont montré à quel point les diplomates et militaires ont constamment menti au public pour vendre la poursuite du conflit, tout en couvrant de nombreuses atrocités – abus sexuel systémique des veuves des combattants afghans compris – n’ont fait l’objet d’aucune couverture médiatique significative. Les multiples frappes aériennes ciblant les mosquées, écoles, les enterrements, les mariages, tout comme les décisions de raser entièrement des villages n’ont jamais suscité l’émotion observée après la chute de Kaboul.

Si le sort des femmes afghanes vivant dans les grandes villes s’est considérablement amélioré sous l’occupation occidentale, celui des femmes rurales – soit 70 % de la population – a tellement empiré que nombre d’entre elles applaudissent le retour au pouvoir des talibans ou les soutiennent activement.

Les milliards de dollars d’argent public dépensés lors de l’occupation de l’Afghanistan ont avant tout bénéficié aux entreprises américaines, qui savent défendre leurs intérêts

Une fois le retrait achevé, le principal correspondant de la chaîne NBC a solennellement déclaré qu’il s’agissait « de la pire capitulation des valeurs occidentales de notre vivant ». Mais de quelles valeurs parle-t-on ? L’UNICEF a estimé que les sanctions occidentales imposées à l’Irak de Saddam Hussein ont tué un demi-million d’enfants. Celles imposées à l’Iran, Cuba, au Venezuela, en Syrie et au Liban en pleine pandémie tuent des dizaines de milliers de civils. En Afghanistan, où plusieurs millions de personnes sont exposées à la famine, ces sanctions économiques s’annoncent particulièrement brutales. L’accès au système financier mondial a déjà été coupé, l’aide humanitaire suspendue et les routes commerciales entravées. L’Afghanistan s’achemine vers une crise humanitaire comparable à celle provoquée par l’Occident et ses alliés au Yémen, dont les dégâts sont tout bonnement inouïs. Mais de ces aspects, la presse ne parle pas. Les souffrances s’arrêtent à Kaboul et commencent avec le retrait des troupes…

Derrière le fiasco diplomatique, militaire et journalistique : les intérêts privés

Le refus d’accepter les multiples demandes d’armistices envoyées par les talibans fin 2001 s’explique en partie par des calculs politiques, l’administration Bush refusant de « négocier avec les terroristes » et cherchant à vendre à l’opinion sa « guerre contre la terreur », quitte à refuser de se faire livrer Ben Laden au risque de provoquer l’enlisement des troupes occidentales qui sèmera les graines de l’insurrection talibane.

Mais depuis que la guerre est clairement perdue, c’est-à-dire au mieux 2006, comment expliquer ce refus de mettre un terme à ce formidable gâchis ? Outre les arguments géopolitiques discrédités et la vision exceptionnaliste des États-Unis partagée par l’essentiel des élites de Washington, il faut comprendre la poursuite du conflit comme une formidable opération de racket. Les milliards de dollars d’argent public dépensés ont avant tout bénéficié aux entreprises américaines, qui savent défendre leurs intérêts. Les huit généraux à la retraite qui ont successivement commandé les opérations en Afghanistan sont employés par l’industrie de l’armement. De même, l’écrasante majorité des analystes et experts sollicités par les médias américains pour commenter le retrait afghan sont également payés par cette industrie, en tant que conseiller, consultant, lobbyiste ou membre des conseils d’administration.

«  Peut-être bien que notre plus grande et unique réalisation, malheureusement — et par inadvertance, bien sûr —, a été le développement de la corruption de masse. »

Ryan Crocker, ambassadeur américain à Kaboul sous Obama – cité dans les Afghanistan paper en 2016, traduction Le Monde diplomatique (septembre 2021)

Des conflits d’intérêts cachés au public, alors que les chaines d’informations emploient de plus en plus souvent des anciens cadres du renseignement pour commenter l’actualité. Les grands titres de presse sont par ailleurs dépendants ou influencés par leurs sources gouvernementales, elles-mêmes orientées par l’idéologie dominante et les perspectives de pantouflages. D’autant plus que la majorité des membres de l’administration Biden ont fait des allers-retours spectaculaires entre le public (sous Obama) et le privé, souvent dans des entreprises en lien avec l’industrie de l’armement.

En mettant fin au conflit afghan, Biden a également tué la poule aux œufs d’or. Pas étonnant qu’on lui fasse payer le prix fort.

Free Basics de Facebook : le nouveau visage du colonialisme numérique ?

© Danish Siddiqui

Facebook serait-il devenu philanthrope ? C’est l’image que souhaite se donner la compagnie américaine avec le lancement de son application Free Basics en 2013. À la clef, une promesse ambitieuse : garantir un accès universel à Internet. Alors que cette initiative reste largement méconnue en Europe, elle a permis à Facebook de s’imposer comme acteur incontournable dans l’hémisphère sud. Implantée dans 65 pays, Free Basics permet aux utilisateurs d’accéder gratuitement à une version limitée d’Internet, dont le contenu et les modalités sont définies par Facebook. Au carrefour entre le statut de réseau social et de fournisseur d’accès à internet, que dévoile ce projet pionnier sur la capacité de métamorphose de Facebook ? Suspectée d’incarner une forme insidieuse de cyber-colonialisme, la détermination de Facebook à rester maître du jeu est évidente.

« L’accès à Internet est un droit de l’homme », déclarait Mark Zuckerberg lors du discours officiel du lancement de l’application Free Basics en 2013. Justifiant son initiative par des considérations de responsabilité morale envers les 5 milliards de personnes démunies aujourd’hui encore d’accès à Internet, Facebook officialisa son ambition de s’imposer comme le pionner du projet de connectivité mondiale. Prônant une démarche à consonance philanthropique voire humanitaire, Facebook défend l’idée qu’au même titre que la liberté d’expression et la liberté d’association, l’accès à Internet doit être garanti à tous. La mobilisation par Zuckerberg d’une rhétorique techno-optimiste, largement dominante au sein des acteurs du numérique, tissant un lien causal direct entre expansion des technologies et développement économique, est manifeste. L’objectif affiché et défendu par la plateforme américaine est d’offrir un accès gratuit à Internet aux victimes de la fracture numérique, contribuant par là-même à dynamiser les économies des pays émergents.

Un accès universel à Internet ?

Sur le papier, le projet de connectivité mondiale de Zuckerberg paraît plutôt louable : Internet pour tous. Mais de quel Internet s’agit-il ? Certainement pas de celui que connaît l’Europe. Utiliser de manière interchangeable les termes Free Basics et Internet est un raccourci trompeur et fondamentalement inexact. La particularité de Free Basics porte un nom : la plateforme fermée. À l’inverse de la plateforme ouverte, généralisée en Europe et permettant un accès illimité à tous les contenus sur Internet, les utilisateurs Free Basics ont un accès limité à quelques services choisis avec soin par Facebook. Souhaitant préserver la « neutralité du réseau », un des principes érigés par les fondateurs d’Internet, qui suggère que chaque individu doit avoir un accès identique à Internet sans être soumis à une quelconque discrimination de prix, l’Union européenne a interdit les plateformes fermées en 2015 (Régulation 2015/2120). Toutefois, la régulation européenne sur la neutralité du réseau fait figure d’exception. À ce jour, aucun autre pays du monde n’est doté d’une législation équivalente ou similaire, ce qui explique la diffusion rapide et globale de Free Basics.

Conçu sur mesure, le nouveau statut que Facebook s’est façonné transgresse les catégories traditionnelles des acteurs du numérique. Hybride, la compagnie épouse à la fois les caractéristiques d’un réseau social et désormais aussi celles d’un fournisseur d’accès à Internet.

Les enjeux politiques soulevés par cette application sont évidents. Lorsqu’ils sont munis d’un téléphone mobile, les utilisateurs de Free Basics accèdent gratuitement à une série d’applications. On retrouve parmi elles Facebook, mais tout aussi souvent l’application de l’entreprise américaine Johnson & Johnson qui fournit des conseils médicaux et propose des traitements, des applications locales d’offres d’emploi, de même qu’une sélection d’organisations de défense des droits des femmes. Le constat est limpide : aujourd’hui, Facebook décide seul quelles applications font partie des « basics » d’Internet. L’enjeu est de taille pour Barbara von Schewick, professeure de droit à l’université de Stanford, qui affirme que : « Chaque personne doit être libre de choisir le contenu qu’il souhaite accéder sur Internet, sans que la compagnie qu’il paye pour se connecter n’essaie d’influencer son choix » [1] .

Jackpot commercial

Il s’agit d’un véritable changement de cap pour la compagnie mondialement connue pour le succès de son réseau social Facebook. Avec le coup d’envoi de Free Basics, Facebook ne poursuit pas seulement son objectif initial d’expansion de son réseau social, mais a entamé le financement d’un vaste projet d’infrastructures afin d’assurer à terme un accès à Internet pour tous, y compris à ceux résidant dans les régions les plus reculées. Concrètement, Facebook a noué des partenariats avec des fournisseurs locaux d’accès à Internet (également connus sous le nom d’« opérateurs téléphoniques ») principalement en Asie, en Amérique Latine et en Afrique afin qu’ensemble ils équipent chaque pays d’infrastructures numériques et atteignent un taux de pénétration d’Internet maximal sur la totalité des territoires. Il va sans dire que ces investissements infrastructurels massifs vont main dans la main avec l’implantation généralisée de Free Basics, ce logiciel proposant gratuitement une poignée de services et dont Facebook est l’application phare.

Site internet de Free Basics Facebook, 2021

Fait sur mesure, le nouveau statut que Facebook s’est façonné transgresse les catégories traditionnelles des acteurs du numérique. Hybride, la compagnie épouse à la fois les caractéristiques d’un réseau social et désormais aussi celles d’un fournisseur d’accès à Internet. Jamais auparavant on n’a constaté de la part d’un réseau social de si grands investissements dans les infrastructures numériques et les projets de connectivité. Alors que Facebook assure déjà un rôle de gardien sur le contenu des 2,9 milliards d’utilisateurs actifs sur son réseau social, son contrôle grandissant sur les infrastructures physiques, qui constituent l’épine dorsale d’Internet, a de quoi préoccuper. L’objectif à court terme de Facebook ne fait aucun doute : il s’agit d’enrayer l’implantation de tout concurrent potentiel, en s’assurant un monopole complet sur l’offre des réseaux sociaux et des infrastructures numériques dans tous les marchés émergents. Au vu de la quantité de données pouvant être collectées sur Free Basics, le projet représente une véritable manne financière. Des militants de Global Voices affirment que la configuration technique de l’application permet à Facebook de récupérer « des flux uniques de métadonnées provenant de toutes les activités des utilisateurs sur Free Basics » [2].

En effet, alors que le moteur économique de Facebook était précédemment limité à l’extraction des données sur son réseau social, il comprend aujourd’hui également l’extraction de toutes les données recueillies sur Free Basics. Concrètement, l’entreprise américaine peut, par exemple, se procurer de vastes bases de données au sujet de l’usage de toutes les autres applications présentes sur Free Basics, et plus seulement sur Facebook. En élargissant son domaine d’activité, Facebook a déniché une stratégie particulièrement efficace pour extraire, traiter et vendre un nombre sans précédent de données. De plus, l’absence de cadre législatif en Afrique, en Asie et en Amérique Latine sur la protection des données personnelles sur Internet permet à Facebook de récolter tous les types de données. Il y a de fortes chances pour que l’attrait de Facebook à l’égard des données personnelles, dont l’extraction est encadrée sous le droit européen, s’explique par leur grande valeur marchande. En effet, elles sont particulièrement lucratives et leur extraction permettra à la compagnie américaine de décupler ses revenus à très court terme.

Échec cuisant de Free Basics en Inde

Alors que l’Inde occupe la seconde place dans le classement des pays les plus peuplés du monde, seuls 15% de sa population bénéficiaient d’un accès à Internet en 2014. Avec un marché de potentiels consommateurs pouvant atteindre les 85% de la population totale, il est aisé de comprendre pourquoi l’Inde fut choisie comme premier pays d’implantation de Free Basics. Mais alors que le pays offrait initialement des perspectives commerciales tout à fait exceptionnelles, rien ne se déroula comme prévu.

Marc Andreessen, membre du conseil d’administration de Facebook, écrit dans un tweet : « L’anticolonialisme a été une catastrophe économique pour l’Inde. Pourquoi s’arrêter maintenant ? », insinuant ainsi qu’il serait dans l’intérêt des Indiens d’accueillir favorablement la forme de colonisation menée actuellement par Facebook.

Dès la mise en place des premiers contrats entre Facebook et les fournisseurs d’accès à Internet indiens en 2014, un groupe d’activistes de défense des libertés numériques se mobilisa autour d’un collectif nommé « Sauver Internet ». Ils organisèrent des manifestations d’une ampleur considérable dans les grandes villes du pays, en particulier New Dehli, et parvinrent à lancer un débat sur la « neutralité du réseau », dont l’écho fut national. Les manifestants brandirent des pancartes indiquant « Protégez la neutralité du réseau », « Sauvez Internet », « Non à Free Basics et au cyber-colonialisme».

Manjunath Kiran, AFP, 2016.

Pour les activistes et les manifestants engagés dans la campagne contre Free Basics, il s’agissait également de dénoncer ce qu’ils voient comme une forme de « cyber-colonisation ». Considérant le rôle des géants du numérique dans une perspective historique de persistance des inégalités Nord-Sud, certains journaux locaux indiens ont osé la comparaison entre Facebook et les pouvoirs coloniaux du XXème siècle. L’extraction des données personnelles par Facebook reposerait, selon eux, sur une logique similaire à celle de l’extraction des richesses et des ressources pendant la colonisation. Le débat sur la « neutralité du réseau » acquit une dimension éminemment politique. La prise de position de la majorité de Narendra Modi à l’encontre de Facebook s’inscrivit plus globalement dans la ligne politique du gouvernement, marquée par un large recours à une rhétorique anticoloniale . Celle-ci regagna particulièrement en véhémence lorsque Marc Andreessen, membre du conseil d’administration de Facebook, écrit dans un tweet : « L’anticolonialisme a été une catastrophe économique pour l’Inde. Pourquoi s’arrêter maintenant ? », insinuant ainsi qu’il serait dans l’intérêt des Indiens d’accueillir favorablement la forme de colonisation menée actuellement par Facebook. Nitin Pai, directeur du centre de recherche indien Takshashila Institution disait en 2015 : « Lorsque des étrangers parlant de haut aux Indiens en leur expliquant ce qui est bon pour eux, l’Inde ne se laisse pas faire et se défend » [3].

L’avertissement s’avéra bien réel car en 2016 l’Inde décida de bannir Free Basics. C’est au nom de la lutte contre la concurrence déloyale qu’une loi interdit finalement Free Basics. Le raisonnement derrière cette interdiction fut que l’incitation à utiliser les applications, pour la plupart américaines, accessibles gratuitement sur Free Basics se ferait au détriment des petits concurrents et de l’innovation. Ainsi, le gouvernement argumenta que le processus de sélection d’application imposé par Facebook manquait de transparence et contenait un biais occidental, défavorisant et excluant les applications locales indiennes.

L’implantation silencieuse de Free Basics en Afrique

On aurait pu imaginer que les controverses soulevées en Inde eussent marqué un coup d’arrêt soudain et définitif à l’expansion mondiale de Free Basics. En particulier dans les pays anciennement colonisés et dans lesquels la rhétorique anticoloniale bénéficie encore d’une certaine popularité, on aurait pu croire en une plus grande exploitation politique de l’argument sur la cyber-colonisation. Mais force est de constater aujourd’hui le contraire : l’implantation silencieuse et sans controverse de Free Basics se poursuit dans 65 pays, dont 30 dans le continent africain. Deux observations permettent de faire la lumière sur les principales raisons expliquant que le rejet massif exprimé en Inde n’ait pas été suivi dans le contexte africain.

La première concerne un changement drastique de stratégie par Facebook. Depuis l’opposition de la population indienne à Free Basics en 2016, la poursuite des projets de connectivité de Facebook dans le reste du monde est largement passée sous les radars. Une étude menée par le MIT montre en effet une chute drastique du nombre de sources médiatiques mentionnant le terme de « Free Basics » depuis 2016. En parallèle, Facebook a mis fin à toutes les activités publicitaires de promotion de Free Basics et a aussi cessé l’actualisation de son site internet officiel. On ne trouve par exemple aujourd’hui aucune source officielle de Facebook mentionnant les pays dans lesquels Free Basics est à ce jour implanté. Certains chercheurs ont d’ailleurs montré que Free Basics était présent dans bien plus de pays que le site internet ne l’indiquait.

Le constat est cru : Facebook utilise les populations désavantagées et les territoires disposant de régulation du numériques lapidaires pour mener des expérimentations numériques et réaliser une extraction massive de données.

Une analyse des écosystèmes d’activistes luttant en faveur des droits numériques est également nécessaire pour comprendre l’implantation rapide de Free Basics dans de nombreux pays d’Afrique. Dans le contexte de réguliers shutdown d’Internet pilotés par certains gouvernements, un dynamique réseau d’activistes numériques panafricain a émergé. Ceux-ci se sont coordonnés autour d’organisations militantes tel que « Africtivistes » et ont lancé des campagnes à l’instar de #BringBackOurInternet, en réaction à un shutdown d’Internet de 230 jours au Cameroun. Au centre du viseur : la dénonciation de la mise en place, par le pouvoir politique, de taxes sur l’utilisation des réseaux sociaux, de lois violant la vie privée et attaquant la liberté d’expression et d’arrestations de blogueurs. La répression et la surveillance menée sur Internet par les gouvernements constituent donc les menaces les plus sévères aux yeux de nombreux africains. Dans ce contexte, le danger est perçu comme venant du public, et moins du privé. C’est ce qui explique pourquoi les activistes numériques s’indignent davantage contre les mesures répressives menées par les acteurs étatiques que par les privés. Toussaint Nothias, chercheur à l’Université de Stanford affirme que : « les organisations de défense des droits numériques en Afrique se sont trouvées confrontées à des menaces qui leur semblaient plus urgentes, qu’il s’agisse de la fermeture d’Internet, de la surveillance numérique menée par les gouvernements ou de l’absence de réglementation sur la confidentialité des données, reléguant ainsi au second plan les questions de neutralité du réseau » [4].

Aussi ingénieux qu’un cheval de Troie, Free Basics a réussi à s’introduire dans un nombre considérable de pays de l’hémisphère sud, sans pour autant toujours susciter la méfiance. Derrière les belles promesses se cache une stratégie bien rodée et servant des intérêts économiques précis. Le constat est cru : Facebook utilise les populations désavantagées et les territoires disposant de régulation du numériques lapidaires pour mener des expérimentations numériques et réaliser une extraction massive de données. De plus, pour la compagnie américaine, Free Basics représente une porte d’entrée privilégiée dans le marché mondial, non plus seulement des réseaux sociaux, mais aussi des infrastructures numériques. La volonté de devenir maître de la totalité de l’architecture d’Internet a rarement abouti à un projet couronné par un aussi grand succès. Avec cette stratégie de multiplication des monopoles par un même acteur, les défis posés par la concentration non démocratique du pouvoir les acteurs du numérique acquièrent une toute nouvelle ampleur.

Notes :

[1] Barbara van Schewick (2010). Internet Architecture and Innovation, MIT Press.

[2] Global Voices (2017). « Free basics in real life ». 27 Juillet. Lien numérique: https://advox.globalvoices. org/wp-content/uploads/2017/08/FreeBasicsinRealLife_FINALJuly27.pdf. (Accédé le 22 Novembre 2019).

[3] Mukerjee (2016). “Net neutrality, Facebook, and India’s battle to #SaveTheInternet. Communication and the Public”, 1(3): 356–361.

[4] Toussaint (2019). “Access granted: Facebook’s free basics in Africa”. Media, Culture & Society, 42(3) 329–348.


Nouveaux visages de la guerre économique et impuissance volontaire de la France

© passyria

Guerre économique. L’expression fait florès depuis l’élection de Donald Trump, mais elle recouvre une réalité qui structure le monde occidental depuis des décennies. ONG, fondations privées et réseaux médiatiques sont autant de pions avancés par les grandes puissances, États-Unis en tête, pour asseoir leur domination économique. Dans cette guerre aux méthodes nouvelles mais aux objectifs anciens, la France se trouve en piteuse posture. C’est la thèse que défend Nicolas Moinet dans Soft Powers, deuxième volet des Sentiers de la guerre économique. Spécialiste de l’intelligence économique, professeur des universités à l’IAE de Poitiers, Nicolas Moinet a contribué au rapport Martre de 1994. Il a travaillé avec Christian Harbulot dans le groupe parapublic Défense Conseil International, qui a développé l’Intelligence économique de 1993 à 1998. Dans le sillage de cette structure appelée Intelco sont nées deux formations : le master Intelligence économique de l’Université de Poitiers et l’École de Guerre Économique.

Les échiquiers invisibles

 « Des Normes, des pouvoirs, des systèmes d’information : le pouvoir contemporain dessine ses multiples figures sur fond de société ouverte, à l’intérieur d’un ensemble dynamique. Une société, en effet, ne se définit pas seulement par des règles contraignantes et le maintien d’une organisation. Elle désigne aussi un système ouvert et une capacité adaptative. (…) Le pouvoir contemporain gère, avec une subtilité extrême, le désordre qu’il prend en charge. Tout pouvoir, nous le savons, gère le désordre. Or cette gestion actuelle du désordre s’opère par des systèmes de communication, par des normes, par des stratégies ouvertes, par des dominations masquées et déguisées ».

Le rôle de l’influence dans la guerre économique est devenu majeur et, pour bien planter le décor de cette guerre qui ne dit pas son nom, je commence généralement mes conférences par cette citation de Jacqueline Russ. Ainsi, la prise du pouvoir passe-t-elle d’abord par le désordre puis une reprise en main par un ordre qui soit sous contrôle via des systèmes d’information, des normes, des stratégies ouvertes et des dominations masquées et déguisées. Les récentes stratégies mises en œuvre par les GAFAM ne disent pas autre chose et croire, par exemple, que Google ou Amazon seraient de simples entreprises commerciales – aussi puissantes soient-elles – serait se tromper sur leurs objectifs et leur volonté de puissance.

Prenons pour exemple Amazon. Tout d’abord, cette entreprise est née d’un projet politique, celui des hippies californiens rêvant de vivre en autarcie et, pour cela, de disposer d’un système de vente par correspondance permettant de tout acheter où que l’on se trouve. Tel est d’ailleurs le rêve américain et il suffit de regarder certains documentaires sur la construction de maisons dans les forêts d’Alaska pour s’en convaincre. L’équipement sophistiqué de ces hommes et femmes qui bâtissent leurs futures demeures au milieu de nulle part sous le regard intrigué des ours est étonnant. Mais il est vrai que contrairement à la France, la logistique est une préoccupation première aux États-Unis (chez nous, il est généralement admis que « l’intendance suivra » même si dans les faits elle suit rarement !). Ensuite, Amazon va s’appuyer sur Wall Street pour financer son activité de commerce en ligne, non rentable au départ et qui va allègrement détruire deux emplois quand elle en crée un. Son fondateur, Jeff Bezos – aujourd’hui la première fortune du monde – est un stratège doué d’une véritable intelligence politique, comprenant que les élus ne se soucieront pas des petits commerces qui ferment ici et là dès lors qu’ils peuvent inaugurer un centre Amazon, visible et donc électoralement payant. Avec à la clé des centaines de créations d’emplois peu qualifiés permettant de faire baisser le chômage de longue durée.

Car ne nous leurrons pas. Avec son empire, Jeff Bezos veut le pouvoir économique, mais également le pouvoir politique. En fait, le pouvoir tout court. Aussi va-t-il s’opposer à la taxe Amazon votée par la ville de Seattle après avoir fait mine de l’accepter. Celle-ci est censée financer des logements sociaux car, dans cette ville américaine, de nombreux travailleurs ne peuvent plus se loger, finissant par dormir dans des hangars ou sous des tentes tels des SDF. Le géant du commerce en ligne va donc organiser en sous-main des manifestations contre cette taxe et faire revoter le conseil municipal qui se déjugera. Pour ne pas payer. Même pas ! Car il annoncera par la suite créer un fonds d’aide au logement beaucoup mieux doté. Mais on le comprend bien : ceux qui en bénéficieront alors le devront à Amazon. Et pour être sûr de ne plus avoir, à l’avenir, de mauvaise surprise, une liste de candidats va même être soutenue pour l’élection à la mairie. Est-on seulement dans le commerce en ligne ? D’autant que les gains financiers et la véritable puissance du géant se trouvent désormais dans son activité de Cloud – Amazon Web Services – qui représente déjà plus d’un tiers du stockage mondial et vient fournir les serveurs de la CIA. Désormais, le pouvoir est à l’interface.

Côté américain, le soft power permet de répondre à ces objectifs sous couvert de société ouverte au moyen d’un dispositif qui s’est construit dans la durée sur une véritable synergie public-privé

Bas les masques !

Ce titre de chapitre a bien failli ne pas exister. Mais un virus et une pénurie de masques vont en décider autrement. En plein confinement face à l’épidémie de Covid-19, une de mes anciennes étudiantes chinoises dont je n’avais plus de nouvelles depuis presque dix ans m’envoie un courriel très attentionné pour me proposer l’envoi de masques à moi et à ma famille. Bien entendu, cette touchante proposition dénote, d’un côté, une empathie dont il serait malvenu de se plaindre. Mais d’un autre côté, ce message me met en colère. Comment accepter l’aide d’un pays dont je reste persuadé qu’il a caché le plus longtemps possible la gravité de l’épidémie en truquant ses chiffres et en bâillonnant ses lanceurs d’alerte ? Pompier-pyromane, le voilà qui développe un soft power sanitaire, pensant faire oublier sa responsabilité dans la crise, ou reléguer au second plan la bataille sur la 5G ou les révélations d’affaires d’espionnage économique qui se multiplient depuis peu… Mais surtout, quelle honte pour mon pays – la France – de n’être pas en mesure de faire face à une situation de crise pourtant prévisible et surtout parfaitement prévue. Alors que faire ? Se résigner ? Non. Continuer à se battre pour mettre dans la lumière des stratégies masquées…

Ne pouvant lutter à armes égales avec l’influence culturelle américaine ni même japonaise, la Chine a mis en œuvre un pouvoir feutré utilisant la première de ses armes, l’argent, via le financement d’infrastructures ou la prise de participations et de contrôle de sites ou d’entreprises stratégiques, profitant avec intelligence de l’absence de politique de sécurité économique au niveau européen. Ainsi faudra-t-il même l’intervention des États-Unis pour empêcher l’OPA du groupe public China Three Gorges sur Energias de Portugal (EDP), première entreprise du pays, en raison des conséquences que cela aurait pu avoir sur sa branche énergie renouvelable présente sur le territoire américain ! En d’autres termes, le soft power américain sera venu contrer le soft power chinois sur un pays de l’Union européenne, reléguant cette dernière à n’être plus qu’un champ de manœuvre parmi d’autres de la guerre économique Chine versus États-Unis. Attristant, non ?

Small World !

Pour influencer la majeure partie des décideurs, un petit monde suffit. Ainsi, le soft power idéologique fonctionne-t-il sur le mode de la viralité et nous retrouvons là le fameux point de bascule cher à Malcom Gladwell. Rappelons-en les modalités. Pour obtenir un effet boule de neige similaire aux contagions, trois ingrédients sont nécessaires : un contexte, un principe d’adhérence et des déclencheurs. La guerre froide et sa lutte entre deux blocs idéologiques vont fournir le contexte au développement d’un néolibéralisme pensé dès les années 30 par le théoricien américain Walter Lippmann. Le principe d’adhérence est celui d’un retard quasi structurel et d’une nécessité de changement permanent qui permet ainsi de recycler le libre-échangisme (en fait relatif) d’Adam Smith pour le rendre compatible avec l’idée d’un État régulateur dirigé par un gouvernement d’experts. Cette généalogie a été particulièrement bien décryptée et reconstituée par la philosophe Barbara Stiegler dans un ouvrage de haute volée au titre évocateur :  Il faut s’adapter. Au-delà, Yuval Noah Harari rappelle dans son magistral Sapiens, une brève histoire de l’humanité, le lien organique existant entre la « secte libérale » (sic) et l’humanisme chrétien, ce dernier ayant également enfanté l’humanisme socialiste, autre secte et surtout grande rivale de la première. Autrement dit, le néolibéralisme n’est pas qu’un ensemble de règles rationnelles visant l’efficacité du système économique capitaliste, mais bien une religion avec son église, ses adeptes, ses prêtres et surtout son idéologie.

Les sentiers de la guerre économique, second volet de Soft powers.

« Open sociey », really ?

En ce qui me concerne, j’ai véritablement commencé à entrevoir la manière dont l’influence et le soft power pouvaient manœuvrer sur les échiquiers invisibles en travaillant sur les fondations Soros en Europe de l’est, une étude réalisée pour le Comité pour la Compétitivité et la Sécurité Économique du Secrétariat Général à la Défense Nationale (SGDN devenu SGDSN). Sans doute avez-vous déjà entendu parler du milliardaire américain George Soros, car, trente ans après, il reste toujours actif et la polémique bat son plein, notamment dans son pays natal, la Hongrie. A la tête de cette nation membre de l’Union européenne, le premier ministre Viktor Orban a fait du « mondialiste » Soros et de ses fondations l’ennemi public numéro un expliquant que ces dernières « opèrent comme le faisaient les activistes du département d’agit-prop de l’ancien parti communiste », précisant que « nous vieux chevaux de guerre, savons heureusement les reconnaître à l’odeur ». Bien entendu, il faut se méfier de ne pas emboîter le pas à un courant nationaliste fortement empreint d’antisémitisme. Mais il faut aussi savoir faire la part des choses. Alors, qu’en est-il réellement des actions philanthropiques de l’homme d’affaires ?

« La guerre économique systémique, rappelle Christian Harbulot, s’appuie sur un processus informationnel visant à affaiblir, à assujettir ou à soumettre un adversaire à une domination de type cognitif. L’impératif de l’attaquant est de dissimuler l’intention d’attaque et de ne jamais passer pour l’agresseur. Dans cette nouvelle forme d’affrontement informationnel, l’art de la guerre consiste à changer d’échiquier, c’est-à-dire à ne pas affronter l’adversaire sur le terrain où il s’attend à être attaqué. » Côté américain, le soft power permet de répondre à ces objectifs sous couvert de société ouverte au moyen d’un dispositif qui s’est construit dans la durée sur une véritable synergie public-privé.

De fait, les actions très décriées – désormais en Afrique – du milliardaire américain George Soros ne datent pas d’hier et c’est bien là toute sa force : travailler dans la durée et cacher dans la lumière en s’appuyant sur la théorie du complot pour stopper court à toute analyse en profondeur. Pourtant, les actions d’influence récentes des Open Society Foundations, comme le soutien financier de groupes militant pour l’indépendance de la Catalogne ou le financement, dans nos banlieues françaises, d’associations communautaristes, ne doivent rien au hasard et suivent parfaitement les voies tracées par la politique étrangère américaine. Revenons quelques décennies en arrière, lorsqu’après la chute du mur de Berlin, le réseau du spéculateur-philanthrope américain finance déjà de nombreux programmes liés à la formation des élites dans les ex-pays de l’Est comme l’Université d’Europe Centrale à Prague et à Budapest. En Russie, de nombreux chercheurs ne travaillent plus à cette époque que grâce aux subventions de l’International Science Foundation qui financera même l’arrivée de l’Internet. Mais s’agit-il là simplement d’actions philanthropiques fort louables ?

La guerre pour, par et contre l’information

Suivant cette typologie, et une large panoplie de manœuvres à disposition, on constate que si certaines relèvent de la guerre secrète (avec parfois même l’appui de services spécialisés), la tendance est à l’usage de méthodes légales d’intelligence économique où la transparence va jouer un rôle clé. Ce n’est donc pas nécessairement le plus puissant qui l’emporte, mais bien le plus intelligent, l’intelligence devant alors être comprise comme la capacité à décrypter le dessous des cartes pour mieux surprendre l’adversaire puis garder l’initiative afin d’épuiser l’autre camp. De ce point de vue, la récente victoire des opposants à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes est un modèle du genre dans la continuité de la bataille du Larzac quarante ans plus tôt. Car au-delà des caricatures, cette victoire démontre combien l’agilité déployée par les zadistes a pu paralyser une pseudo-coalition arc-boutée sur l’usage de la force et du droit quand l’autre camp utilisait la ruse et les médias. La trame de fond de la guerre économique est celle de sociétés post-modernes où l’usage de la force est de moins en moins accepté avec un système composé de trois pôles : un pôle autocratique, un pôle médiatique et un pôle de radicalités.

Ainsi, l’effet Greta Thunberg relève-t-il bien d’une forme de soft power. Tout aussi intéressant est le discret soft power norvégien qui, par petites touches, fait de ce pays producteur d’hydrocarbures, et grand utilisateur de pesticides pour l’élevage du saumon un modèle d’écologie.

Le pôle autocratique appelle un pouvoir politique fort où les décisions sont concentrées dans les mains d’une poignée de décideurs qui fait corps (d’où le préfixe « auto »). On pense tout de suite à certains régimes autoritaires, mais cette autocratie peut également prendre les aspects d’une démocratie dès lors que c’est la technostructure qui gouverne et possède les principaux leviers du pouvoir (« la caste »). Nous retrouvons bien là l’idée de la philosophe Jacqueline Russ pour qui « le pouvoir contemporain dessine ses multiples figures sur fond de société ouverte ». D’où la nécessité de « contrôler » les médias classiques qui appartiennent le plus souvent aux États ou à des puissances économiques quand ils ne survivent pas grâce aux subventions publiques. Une histoire qui n’est pas nouvelle certes. Mais ce qui est nouveau, c’est la nécessité à la fois de créer du désordre et de le gérer « par des systèmes de communication, par des normes, par des stratégies ouvertes, par des dominations masquées et déguisées ». Le secret va donc devoir se cacher derrière le voile de la transparence. Et ce, dans un écosystème médiatique qui se complexifie, notamment avec l’arrivée des réseaux sociaux numériques, et qui se trouve être également le terrain de jeu du troisième pôle, celui des radicalités. Celles-ci peuvent être organisées (zadistes, black block, féministes, vegans, etc.) sous un mode le plus souvent éphémère et agile ou être le fait d’individus qui se rebellent et se révoltent tels les lanceurs d’alerte.

Le triangle de l’influence radicale

Sur le fond, l’usage de technologies nouvelles à des fins subversives est ancienne mais ce qui modifie la donne, c’est l’étendue du champ d’action et la fulgurance des manœuvres. Le tout sur fond de crise de l’autorité et d’une « tentation de l’innocence », lame de fond remarquablement analysée dès 1995 par l’essayiste Pascal Bruckner pour qui l’homme occidental fuit ses responsabilités en jouant sur l’infantilisation ou la victimisation. Et quand on y réfléchit, cette grille de lecture explique nombre de comportements individuels et collectifs vécus ces dernières décennies… Autrement dit, si l’histoire de l’humanité a souvent été marquée par le combat d’un individu ou d’un petit groupe contre l’ordre établi, jamais l’effet de levier n’a été aussi fort. La fronde de David est désormais réticulaire et les projectiles pleuvent de toutes parts sur notre « pauvre » Goliath souvent aveuglé par l’arrogance du puissant. Colosse au pied d’argile, chêne qui se croit indéracinable à l’heure où les roseaux triomphent. Il faut plus que jamais relire La Fontaine ! L’histoire ne bégaie pas, elle radote. « Les progrès de l’humanité se mesurent aux concessions que la folie des sages fait à la sagesse des fous » écrivait en son temps Jean Jaurès. Disons qu’aujourd’hui, ces concessions s’obtiennent le plus souvent au bras de fer, l’un des pôles devant en faire basculer un second pour l’emporter sur le troisième.

La course aux étoiles

Avez-vous déjà entendu parler de l’IDS, l’Initiative de défense stratégique ? En pleine guerre froide, ce programme américain, appelé communément « guerre des étoiles » par les médias, avait été lancé par le président Ronald Reagan afin de doter son pays d’un bouclier antimissile. Après la chute de l’URSS, nombre d’experts es géopolitique estimeront que l’IDS a joué un rôle non négligeable, en entraînant l’empire soviétique dans une course à l’armement perdue d’avance qui l’asphyxiera économiquement. Dans le domaine du soft power académique, la course aux étoiles pilotée par les États-Unis n’est guère différente. D’ailleurs, pourquoi changer une stratégie qui s’est avérée gagnante ? Nous sommes dans le grand amphithéâtre d’une école de commerce française. Le petit doigt sur la couture du pantalon, le personnel est réuni pour assister à la présentation du processus d’accréditation du label américain délivré par l’Association to Advance Collegiate Schools of Business. Dans l’amphithéâtre, chaque personnel, convoqué pour cette séance solennelle, doit se présenter. Un enseignant de l’école se lève :

« Je suis professeur dans cette école depuis vingt ans après une première carrière de dirigeant d’entreprise ».

« Monsieur, demande l’auditeur qui regarde sa fiche, êtes-vous titulaire d’un Doctorat ? »

« Non Monsieur. ».

« Alors, à l’avenir nous vous demandons de ne plus vous nommer Professeur lorsque vous vous présenterez ».

L’homme, apprécié depuis vingt ans de ses étudiants, se rassoit. S’il s’est présenté comme professeur, c’est tout simplement parce que c’est devenu son métier et que c’est ainsi que le considèrent ses étudiants. Alors, à quoi peut-il songer à cet instant ? À ce vieux système qui consistait à faire enseigner le management par des professionnels mus, dans une seconde partie de carrière, par le désir de transmettre ? À ce bon vieux Socrate qui doit se retourner dans sa tombe devant la victoire des sophistes ? Ou à Nietzsche qui expliquait simplement qu’il n’y a pas de maîtres sans esclaves ? Demain, il se replongera dans les écrits d’Henry Mintzberg et notamment de son fameux « Des managers des vrais ! Pas des MBA », une pierre dans le jardin de ces écoles qui enseignent le management et la prise de décision. Alors, préférer de jeunes PhD qui n’ont que rarement mis les mains dans le cambouis des organisations à de vieux briscards qui ont fait leurs classes, en alternant succès et échecs, sous prétexte que ces derniers ne publient pas dans des revues académiques classées, que presque personne ne lit réellement, a de quoi poser question et même faire frémir.

Précisons, d’emblée, que le principe de la labellisation est tout à fait louable et qu’il permet généralement d’améliorer la qualité des formations. Mais il en existe d’autres, qui plus est européens… Cela dit, la course aux étoiles impose d’en avoir autant, si ce n’est plus, que les concurrents et de collectionner les labels comme d’autres collectionnent les vignettes autocollantes sur leur vitre arrière. Non seulement chaque directeur d’école veut pouvoir afficher autant, voire plus, de labels que ses concurrents, mais il sait également que ses petits copains dépenseront des sommes importantes pour communiquer sur l’obtention de ces labels… après avoir fait aussi un gros chèque pour l’obtenir. Car tout ceci à un prix. Non rassurez-vous : les associations qui les délivrent ne font pas de profit, mais il faut tout de même rémunérer leur service. On sait d’ailleurs peu de choses de ces accréditeurs qui restent plutôt discrets sur leur business model. Quant à ces directeurs d’école qui visent ces accréditations, il serait futile de leur jeter la pierre tant ils sont pris dans un système dont on ne peut s’extraire seul. Aux stratégies collectives ne peuvent effectivement répondre que d’autres stratégies collectives. Mais qui va oser prendre l’initiative ?

Lobby or not lobby ?

Pour ce qui est de la France, les ouvrages ou articles sur le lobbying regorgent d’exemples d’entreprises ou d’institutions publiques françaises n’ayant pas su s’y prendre avec Bruxelles : absence de stratégie, mauvaise gestion des ressources humaines, arrogance, manque d’informations et de réseaux. Comme pour le développement de l’intelligence économique, dont il est une dimension essentielle, le lobbying va appeler une véritable révolution culturelle… et éthique ! Récemment, deux rapports critiques vont ainsi venir mettre des coups de pied dans la fourmilière en proposant des pistes d’action concrètes : celui de Claude Revel remis en 2013 à Nicole Bricq, ministre du Commerce extérieur, et intitulé « Développer une influence normative internationale stratégique pour la France » ; celui, en 2016, des députés Christophe Caresche et Pierre Lequiller sur « L’influence française au sein de l’Union européenne ». Un rapport parlementaire qui commence par la perte d’influence de la France dans l’Europe des vingt-huit. Encore… Et je ne peux que vous inviter à lire ces documents clairvoyants et instructifs, preuve de la qualité des réflexions institutionnelles. Mais quid du passage à l’action ?

« Les Britanniques veulent gagner quand nous, Français, voulons avoir raison » m’explique Nicolas Ravailhe. Et de me confier un facteur clé de succès (ou d’échec) majeur : « J’ai compris au Parlement européen qu’une victoire numérique peut devenir une défaite politique si elle n’est pas partagée, expliquée et sécurisée. Car le jour où tu gagnes numériquement ton vote, tu vas, en fait, insécuriser tes intérêts. Tes adversaires vont n’avoir, en effet, de cesse de préparer leur vengeance. Et le jour où ils gagneront la partie suivante, cela va te coûter plus cher que si tu avais perdu la première fois ». Avoir raison plutôt que gagner. Cette posture me rappelle nos échecs répétés dans l’organisation des Jeux olympiques jusqu’à ce que nous fassions appel au meilleur lobbyiste dans ce domaine, l’anglais Myke Lee.

Agilité ou paralysie…

Compte tenu de notre difficulté culturelle à appréhender l’influence et à l’accepter comme consubstantielle aux relations humaines, j’ai fini par me demander si la guerre économique n’était pas définitivement perdue. Après tout, ne suis-je pas un Français, c’est-à-dire avant tout « un Italien triste » ? Pour me rassurer, je regarde le globe terrestre, qui trône dans le salon, et voyant la disproportion entre la taille de la France et sa capacité à faire parler d’elle dans le monde, je me rassure. Mais pour combien de temps ? Car certains indicateurs sont là qui m’inquiètent et, plus grave encore, l’absence de réaction face à une guerre économique qui a changé de braquet, appelle une révolution dans les têtes.

L’affrontement entre la Chine et les États-Unis est, à cet égard, édifiant et il serait temps de s’interroger sur ce que, nous Européens, voulons dans une telle configuration ? Mais y a t-il encore un « nous » ? Ceux qui nous dirigent sont-ils réellement conscients de la situation et des enjeux ? Ou ont-ils simplement peur de voir le monde dans sa cruelle réalité ? Croient-ils vraiment à ce qu’ils disent quand ils invoquent leur naïveté, année après année ? Agir sur le monde passe d’abord par la prise de conscience des réalités, par un effort de la pensée pour voir les choses telles qu’elles sont, et non telles qu’on souhaiterait qu’elles soient. C’est à cette condition, et à cette condition seulement, que le soft power peut alors être un levier de la puissance et un instrument pour une souveraineté retrouvée.

D’autant que, n’en déplaise à ceux qui invoquent systématiquement les instances supranationales pour justifier leur inaction, le soft power n’est pas qu’une question de taille. Et dans la guerre économique, de « petits » pays arrivent à tirer subtilement leur épingle du jeu. Dans la problématique du faible, l’encerclement cognitif consiste en effet, d’une part, à renverser le rapport de force par le développement de systèmes éphémères ou durables de contre-information et, d’autre part, à user de la force de frappe subversive des réseaux sociaux dans la recherche de légitimité. Ainsi, l’effet Greta Thunberg relève-t-il bien d’une forme de soft power. Tout aussi intéressant est le discret soft power norvégien qui, par petites touches, fait de ce pays producteur d’hydrocarbures, et grand utilisateur de pesticides pour l’élevage du saumon un modèle d’écologie. Une agilité qui s’appuie sur des ONG, un réseau médiatique efficace et un fonds souverain qui pèse plus de 1 000 milliards de dollars ! Et nous pourrions poursuivre notre panorama en passant par le Qatar ou « Cyber Israël ».

Classique, mais complet, le soft power britannique s’appuie sur l’héritage de son empire, ses universités (Oxford, Cambridge), le British Council, la BBC, la musique pop et le football. Sans oublier James Bond, toujours au Service de Sa Majesté. Plus discret, compte tenu de l’histoire du XXe siècle, le soft power allemand s’appuie sur un réseau de fondations, Konrad Adenauer et Friedrich Ebert en tête, et d’ONG dont l’écologie est le cheval de bataille. Mais avec le retour de l’Allemagne sur le devant de la scène internationale, ne doutons pas d’une montée en puissance de son influence.

Et la France dans tout ça ?

Ndlr : cet article est issu de l’ouvrage de Nicolas Moinet Soft Powers, deuxième volet des Sentiers de la guerre économique

Le drone ou l’impérialisme sans pleurs : retour sur l’ouvrage de Grégoire Chamayou

D’après le Bureau of Investigative Journalism, le nombre de frappes de drones de la CIA a considérablement augmenté sous l’administration Trump. En deux ans, celle-ci a donné son feu vert à davantage de tirs (2,243) que l’administration Obama en huit ans (1,878).1 Dans le même temps, Donald Trump multipliait les proclamations isolationnistes. Les drones seraient-ils un moyen pour les États-Unis de maintenir une présence militaire dans des zones stratégiques, tout en proclamant officiellement leur retrait, et de diminuer ainsi le coût politique de leurs interventions ? Dès 2013, Grégoire Chamayou analysait cette conséquence possible de la dronisation de l’armée américaine dans Théorie du drone, publié aux éditions la Fabrique.

Presque tous les conflits armés dans lesquels les États-Unis interviennent aujourd’hui sont de type asymétrique et contre-insurrectionnel, souvent sur fond de contre-terrorisme. Dans ces théâtres d’opération lointains et parfois très étendus, et alors que les gouvernements occidentaux hésitent de plus en plus à y déployer des troupes au sol, les drones aériens (Unmanned Arial Vehicle, UAV), notamment de type MALE (Moyenne Altitude, Longue Étendue) apportent depuis plus de deux décennies un avantage tactique, mais aussi politique, immense. Il n’en fallait pas davantage pour que l’usage de drones se propage de façon exponentielle, en premier lieu aux Etats-Unis.

A ce jour, le site du Bureau of Investigative Journalism comptabilise un minimum de 14,000 frappes aériennes par drone confirmées par les Etats-Unis.2 Elles sont essentiellement effectuées par les services secrets (Central Intelligence Agency, CIA) et par l’armée (notamment l’US Air Force), dans le cadre de la lutte anti-terroriste à l’étranger.

Pour Chamayou, les drones tueurs ne sont donc pas la « figure aérienne du mal », mais la figure aérienne de la domination du centre impérial sur ses périphéries lointaines

Grégoire Chamayou s’interroge sur ces frappes, dont la simple existence ébranle nos catégories de pensée et cadres juridiques relatifs au phénomène guerrier. Cette dronisation s’accompagne d’une « offensive théorique » à laquelle il consacre une importante réflexion critique.

Ce qu’est la Théorie du drone, et ce qu’elle n’est pas

Dès sa parution, l’ouvrage de Chamayou a reçu ce qu’il convient d’appeler une volée de bois vert. Le politologue Joseph Henrotin observa que ce livre avait permis de « structurer les différentes critiques adressées à l’endroit des drones ». Critiques qu’il ne tient généralement pas en haute place dans son estime : elles nourriraient des débats « fréquemment peu pertinents, en se fixant sur une technologie dont les ressorts sont mal compris et en charriant un certain nombre de mythes. »3

Contrairement à ce qui est souvent avancé, le fondement de la démarche de Chamayou n’est pas l’affirmation que le drone incarne un « terrorisme par les airs ». Le véritable fond de la pensée de Chamayou était pourtant énoncé avec toute la clarté nécessaire. Conformément à ce qui intéresse la philosophie critique, il est question d’explorer les « crises d’intelligibilités » et les brouillages de catégories auxquels donnent lieu les nouveaux concepts ou objets produits par l’humanité. En l’espèce : la rhétorique qui soutient la normalisation des frappes de drones, l’agenda géopolitique qu’elles accompagnent et les logiques socio-économiques dont elles découlent.

Il eût été étonnant que l’ouvrage de Chamayou fût reçu autrement. Dans la recherche en matière stratégique et de défense, l’autonomie des think-tanks et instituts de recherche par rapport aux puissances privées et publiques est relative. Le phénomène de revolving doors avec les postes dans l’armée, le gouvernement ou l’industrie de la défense, est fréquent. La raison en est évidente : la bonne compréhension des enjeux stratégiques et de défense est une question de survie étatique. Mais cela justifie aussi l’intérêt d’une vision alternative et d’une lecture critique des discours issus de ces milieux.

Une partie du propos et des arguments de Chamayou résonne avec des thématiques chères à la pensée pacifiste et anti-impérialiste. Si le drone dérange et interpelle, c’est aussi parce qu’il passe en somme pour l’outil suprême de l’interventionnisme. En effet, en diminuant sensiblement le poids et les coûts des interventions militaires – autrement dit en les rendant plus acceptables – le drone serait une opportunité de diminuer la portée du discours et des arguments pacifistes.

Malgré un coût unitaire significatif (environ 16 millions d’euros pour le MQ-9 Reaper), les drones MALE restent moins lourds et moins coûteux à utiliser que d’autres équipements, pour des effets tactiques parfois bien supérieurs. En réduisant la présence humaine au sol, les drones diminuent potentiellement les pertes militaires, et donc aussi les traumatismes et l’impact social qui s’ensuit.

Autrement dit, les frappes de drones modifieraient substantiellement les coûts politiques, économiques et réputationnels de l’usage de la force dans les conflits asymétriques, au profit des « faucons » et de leur agenda militariste et interventionniste.

Ce bouleversement intervient à un moment d’autant plus crucial que les pressions pacifistes ou isolationnistes – auquel le gouvernement américain ne se heurte pas pour la première fois – se nourrissent toujours abondamment de la présence américaine au Moyen-Orient. La « dronisation » a permis à Donald Trump d’y conserver une influence militaire forte, tout en reprenant le discours et des éléments de langage hostiles aux « guerres sans fin » (endless wars).4

Les États-Unis utiliseraient-ils les drones comme la Grande-Bretagne, du temps de l’Empire, mobilisait les colonisés pour mener les interventions militaires qui étaient impopulaires sur son sol ? L’analogie proposée par Chamayou, frappante, mérite que l’on s’y attarde.

Chez Chamayou, les drones tueurs ne sont donc pas la « figure aérienne du mal »5, mais la figure aérienne de la domination du centre impérial sur ses périphéries lointaines ; l’outil qui permettra de tenir à bout de bras, à moindre coût économique et politique, des régimes satellites et occidentalo-compatibles, en particulier face à la menace terroriste et à la déliquescence de l’ « Etat importé ».

Si, caricaturalement, le drone est pour certains la figure aérienne du mal, peut-il à l’inverse être la figure aérienne du bien ? Grégoire Chamayou nous plonge dans la pensée de certains analystes ou universitaires qui parlent du drone comme d’une « arme humanitaire » tant elle serait en fait respectueuse des principes du droit international.

Chamayou y voit un procédé argumentatif et une inversion du sens des mots qui doit interpeller ; elle lui permet de justifier son approche en affirmant qu’il y a davantage en jeu que la seule efficacité de la lutte anti-terroriste. Cette inversion s’accompagne, ou plutôt s’inscrit dans ce que Chamayou décrit – c’est l’idée centrale de son livre – comme un brouillage généralisé des différentes catégories concernées par les conflits armés : catégories juridiques notamment, mais pas seulement. En explorant cette « offensive théorique », dirigée notamment contre le droit international, Chamayou montre la nécessité d’un contre-discours.

Tactique et technique des frappes de drones : une « chasse à l’homme » qui échappe au droit des conflits armés ?

Le raisonnement de Chamayou se fonde en partie sur l’idée que la guerre, avec les frappes de drones, « dégénère » en une chasse à l’homme, voire en une « campagne d’abattage ». Elle s’apparenterait désormais à une série d’exécutions extra-judiciaires sans aucun risque pour le belligérant qui dispose du capital technologique et économique nécessaire. En quelque sorte, l’opérateur de drone ne serait pas davantage exposé au risque qu’un chasseur ordinaire face à du gibier.  Avec ce choix des mots, l’auteur s’attire d’emblée un certain nombre de critiques. Les uns lui répondent que la guerre, avec ou sans drone, consiste de toute manière déjà en une chasse à l’homme ; d’autres font le parallèle avec l’apparition de l’arbalète ou de l’artillerie pour rappeler que la mise à distance du combattant a toujours suscité des protestations. La posture de Grégoire Chamayou n’en demeure pas moins instructive.

Décrivant ce qui le pousse à parler de chasse à l’homme, Chamayou évoque l’analyse des formes de vie (patterns of life analysis) qui doit permettre de déterminer si le suspect surveillé par drone est bien une cible à abattre. L’analyse du pattern of life intervient dans le cadre des signature strikes. Ces frappes de drones visent une cible dont l’identité n’est pas connue, mais dont les faits et gestes observés sur une certaine durée permettent de conclure qu’il s’agir d’une cible.

Les partisans de l’usage des drones présentent l’analyse du pattern of life comme une méthode fiable pour s’assurer d’éliminer des cibles terroristes, malgré l’opacité et le secret qui entourent cette pratique. Chamayou, lui, se montre sceptique. Il semble en effet que la méthodologie statistique et la transparence posent de sérieux problèmes. De plus, il note que ce ciblage qui se veut chirurgical des suspects, pousse ceux-ci à se fondre au sein de la population civile pour y échapper – une dialectique qui tend à rendre systématiquement vains les progrès effectués pour distinguer les « formes de vies suspectes » des « formes de vies civiles ».

En 2011, lorsque John Brennan est encore le conseiller de Barack Obama pour la sécurité intérieure et la lutte antiterroriste (avant de devenir directeur de la CIA en 2013), il annonce lors d’une conférence qu’il n’y avait « pas eu la moindre mort collatérale » liée aux frappes de drones américaines pour l’année 2010.6 La preuve irréfutable de l’efficacité et de la propreté des frappes de drones ?

L’exploit tient en une astuce comptable, révélée quelques mois plus tard par un article du New York Times, cité par Chamayou.7 En fait, tout individu masculin en âge de combattre (military age male) présent dans une zone de frappe est automatiquement considéré comme un combattant, sauf à ce qu’un renseignement posthume parvienne à prouver explicitement le contraire. « Ils comptent les cadavres, mais ils ne sont pas vraiment sûrs de qui il s’agit », résume une source officielle anonyme citée par l’article. À cela s’ajoute un sérieux problème de comptabilité des frappes aériennes menées par l’armée américaine : « L’énorme fossé dans les données engendre de sérieux doutes au sujet de la transparence sur les progrès remontés contre l’Etat islamique, Al-Qaïda et les Talibans, et soulève des questions sur la précision d’autres publications du département de la défense traitant des coûts jusqu’aux comptes de victimes. ».8

L’enquête du Military Times concerne les frappes de drones mais aussi les frappes aériennes menées par d’autres moyens (notamment des hélicoptères de combat, comme le AH-64 Apache, très utilisé par les américains au Moyen-Orient).

Dans une logique similaire à celle qui consiste à la présomption de culpabilité de tout homme en âge de combattre présent sur une zonne de frappe, la nouvelle catégorie de « combattant présumé » (suspected militant) fait glisser le statut de combattant vers un statut indirect, « susceptible par dilution de recouvrir toute forme d’appartenance, de collaboration ou de sympathie présumée avec une organisation militante », explique l’auteur. L’éventail des cibles potentielles s’élargirait alors bien au-delà de ce qu’avait prévu le droit des conflits armés.

Le « droit de tuer » : le monde entier comme terrain de chasse ?

Dans la guerre, le droit de tuer provient du fait que l’on s’expose soi-même à la mort. C’est sur cette réciprocité qu’ont été fondées les catégories du jus in bello. Avec un drone, explique Chamayou, la mort n’est plus distribuable de part et d’autre, mais d’une manière presque absolument unilatérale. C’est de là qu’il tire sa grande affirmation que la guerre dégénère en une sorte de campagne d’abattage, échappant aux catégories du droit international humanitaire.

S’agissant des frappes de drones, il semble à Chamayou qu’elles soient parfois difficilement justifiables sur le plan juridique. Il constate par exemple que Harold Koh, conseiller juridique auprès du département d’État, n’avait pas été en mesure de répondre de façon satisfaisante aux demandes de précisions sur le cadre légal des frappes de drones américains, devant l’American Society of International Law.9 Une question à laquelle l’administration américaine a aussi refusé de répondre devant un tribunal, rappelle Chamayou.10

C’est ce flou juridique qui conférerait au gouvernement américain une certaine marge de manœuvre, alors que ni le maintien de l’ordre (law enforcement), ni le droit des conflits, ne font office de cadre juridique convenable. D’après Chamayou, la solution pour s’affranchir des contraintes légales de l’un et de l’autre pourrait être la création d’un régime juridique hybride ad hoc. Il s’agirait donc ni plus ni moins que d’une officialisation de la pratique. Le gouvernement américain n’aurait alors plus rien à se reprocher sur le plan légal, pour la bonne et simple raison que le droit aura été modifié et adapté sur mesure pour l’usage des drones.

Que l’on pense simplement à l’assassinat du général iranien Qassem Soleimani par une frappe de drone en janvier 2020, et l’on comprendra combien la distinction entre l’impératifs de « lutte contre le terrorisme » et de maintien de l’hégémonie américaine dans une région est floue.

La kill box est un autre élément important du mode opératoire de l’assassinat ciblé par drone que Chamayou développe. Il s’agit d’une zone désignée, modulable et mobile, en dehors de laquelle la frappe de drone ne peut avoir lieu. En se délimitant et en se rapprochant au plus près des insurgés, elle permet de réduire l’étendue de la zone de conflit, et donc de réduire au minimum l’exposition des populations civiles au danger. On passerait ainsi de zones de conflit « géo-centrées » à des zones « ciblo-centrées » qui, à l’extrême, se réduisent à la cible et à son environnement le plus proche.

Bien que présentée comme un progrès, accordant à l’opérateur de drone la marge d’action nécessaire tout en restant en adéquation avec le droit humanitaire et en réduisant l’exposition des civils, Chamayou constate l’inverse : une profonde remise en cause du droit international, quoiqu’habilement déguisée.

En effet, il y voit un raisonnement paradoxal : la kill box, définie par la proximité de la cible et non plus par les frontières politiques d’un État en guerre, pourrait mener à un affranchissement des frontières étatiques et de la question de la délimitation des zones de conflits. C’est pourtant un sujet d’une importance cruciale puisque les zones de conflits armés sont les seuls endroits où le droit international humanitaire a vocation à s’appliquer. Le risque serait alors que n’importe quel endroit du globe puisse devenir une zone de combat potentielle, pour peu que s’y trouve une cible jugée légitime.

Par exemple, avec une généralisation des principes de la kill box, le gouvernement américain n’aurait plus à se soucier du vide juridique qui entoure les frappes de drones notamment au Pakistan et en Somalie, qui posent pourtant, à tout le moins, la question de leur légalité.

Dans l’interprétation de la juriste Mary Ellen O’Connell, la guerre contre le terrorisme ne saurait être considérée comme un conflit armé. Dès lors, ces pays ne seraient pas des zones de guerre, et les frappes de drones qui y sont menées hors du cadre juridique censé autoriser leur usage.11 Mais cette logique n’a plus lieu d’être si elle vient à être remplacée par une conception « ciblo-centrée » de la zone de conflit.

Dans cette perspective, le drone pérenniserait le « viol permanent » des frontières souveraines. Il est l’outil d’une contre-insurrection qui se définit alors autant par la lutte contre des groupes armés considérés comme « criminels » ou « terroristes », que par le maintien en place d’une hégémonie favorable à Washington. Que l’on pense simplement à l’assassinat du général iranien Qassem Soleimani par une frappe de drone en janvier 2020, et l’on comprendra que la distinction entre ces deux impératifs est souvent floue.

[Lire sur LVSL : « Crise iranienne : le faux isolationnisme de Trump »]

Les frappes de drones sont aussi l’occasion d’un retour au débat sur la contre-insurrection par les airs. Cette fois-ci, certains prétendent qu’elle devient réellement viable. L’argument consiste souvent à dire que le drone est une arme beaucoup plus discriminante que les bombardements par avion ou même par l’artillerie. Bien que repris par tous les défenseurs de l’usage des drones armés, Chamayou  explique pourquoi il estime qu’il s’agit là d’un argument trompeur.

Il se trouve aussi une question plus fondamentale encore, d’ordre non pas tactique mais stratégique, qui fait encore douter l’auteur de la pertinence de la systématisation du recours aux frappes de drones. Il cite notamment David Kilcullen12, un éminent expert dans le domaine de la contre-insurrection. Kilcullen explique que les frappes de drones contredisent les principes même de la contre-insurrection, en raison des effets politiques délétères sur la population. Ces frappes provoqueraient la colère des populations et nourriraient un cycle de vengeance, alors même que la contre-insurrection est censée viser une solution politique. L’assassinat de Qassem Soleimani et les réactions de masse qu’il a provoquées, là encore, semblent valider cette grille de lecture.

Un impact immatériel : quid des effets psychologiques et symboliques ?

Chamayou formule aussi des remarques d’ordre éthique et psychologique, en suggérant qu’elles ne sauraient se départir de questions politiques. En effet, le développement des frappes de drones serait la manifestation de l’opposition entre deux régimes matériels, tactiques et éthiques, deux régimes du rapport à la mort, que conditionne la détention du capital économique et technologique. D’un côté, l’ « engagement total » des kamikazes terroristes ou insurgés, qui ne disposent que de leur propre corps et de la dissimulation au sein des populations civiles ; et de l’autre le « désengagement total » des nations occidentales qui s’exprime de façon extrême avec le recours aux drones, dont les pilotes se trouvent à des milliers de kilomètres de là.

Vient alors le fameux débat sur la crise de l’ethos militaire face aux derniers changements du phénomène guerrier, et qui est réparti en plusieurs points. D’abord, les opérateurs de drones ont-ils seulement la possibilité d’être vertueux ? Chamayou fait le tour du débat, rappelant justement que les premières critiques relatives à la lâcheté ou au désengagement vinrent non pas de militants pacifistes, mais des pilotes de chasse (lesquels sont eux-mêmes pareillement critiqués par les troupes au sol).

Sans le nier absolument, Chamayou prétend aussi rappeler que l’argument du PTSD (trouble de stress post-traumatique) souvent avancé pour héroïser les opérateurs de drone ne possède aucun fondement empirique. Au sens strict, d’ailleurs, il y a là encore une erreur de catégorie, jusque dans le domaine médical. En effet, les pilotes de drones n’étant pas exposés au danger, le terme de PTSD est en fait inapplicable. A l’inverse, l’auteur rappelle que des « amortisseurs moraux » peuvent contribuer à désensibiliser l’opérateur et le personnel militaire posté derrière les écrans.

Si les drones sont de plus en plus utilisés, ce n’est pas uniquement en raison de la plus-value tactique qu’ils apportent. En allégeant l’empreinte des interventions militaires, ils répondent à une nouvelle configuration politique où les gouvernements occidentaux doivent compter avec l’opinion publique de leurs populations. Chaque incident tragique en opération extérieure est l’occasion de relancer le débat public sur l’intervention militaire dans telle région.

Les guerres américaines au Moyen-Orient sont d’autant moins coûteuses politiquement, qu’elles ont tendance à réduire l’exposition des soldats au danger. Les drones sont une réponse à cette exigence d’immunité du combattant désormais érigée en nouvelle norme politique, même si l’objectif d’une guerre « zéro mort » demeure aujourd’hui un slogan.

La lecture de la Théorie du drone ne laisse aucun doute quant à l’existence de plusieurs « crises d’intelligibilité » que produisent les drones armés. Ces crises apparaissent en fait comme le résultat d’une bataille sémantique entre des tenants du statu quo politico-juridique, inquiets du développement de cette arme dont les conditions d’usage sont forcément opaques ; et d’autres qui aimeraient le voir disparaître, afin que les drones soient utilisés à leur plein potentiel, sans l’entrave d’un droit international obsolète et vainement contraignant.

Le drone armé est déjà durablement installé dans les pratiques antiterroristes des pays occidentaux. Nec plus ultra de la technologie militaire, il demeure pourtant un outil relativement récent qui, grâce au progrès technologique (robotisation, miniaturisation, intelligence artificielle…), est loin d’avoir dévoilé tous ses usages potentiels.

Entre le spectre du terrorisme et celui de l’impérialisme américain, comment le drone tueur s’insérera-t-il dans l’imaginaire collectif  ? Il apporte à celui qui le manie un pouvoir et une agilité tactique indéniables. Néanmoins, pour Chamayou, rien n’indique qu’il constitue une réelle solution aux insurrections armées et terroristes. Le remède n’attaque que les symptômes les plus visibles. Et, contre-intuitivement, certains craignent qu’il n’entretienne la maladie.

Notes :

1« Trump revokes Obama rule on reporting drone strike deaths », BBC News, 7 March 2019. [URL]: https://www.bbc.com/news/world-us-canada-47480207

2 https://www.thebureauinvestigates.com/projects/drone-war . Consulté le 10 décembre 2020.

3 J. Henrotin, « Le drone, figure aérienne du mal ? », DSI, Hors-série no 30, juin-juillet 2013, p. 50-52. Accessible en ligne : https://www.areion24.news/2015/01/14/le-drone-figure-aerienne-du-mal-trois-remarques-sur-les-debats-entourant-les-drones-armes/

4 « With eye on Afghanistan talks, Trump vows to stop ‘endless wars’ », Reuters, 6 février 2019. [URL]: https://fr.reuters.com/article/idAFKCN1PV07O

5 J. Henrotin, « Le drone, figure aérienne du mal ? », op. cit.

6 John Brennan, « Ensuring al-Qa’ida’s Demise », Paul H. Nitze School of Advanced International Studies, Johns Hopkins University, Washington, 29 juin 2011, en réponse aux questions de l’assistance. [URL] : https://www.c-span.org/video/?300266-1/obama-administration-counterterrorism-strategy

7 Jo Becker et Scott Shane, « Secret ‘Kill List’ Proves a Test of Obama’s Principles and Will », New York Times, 29 mai 2012. [URL]: https://www.nytimes.com/2012/05/29/world/obamas-leadership-in-war-on-al-qaeda.html

8 Andrew Degrandpre et Shawn Snow, « Les statistiques de l’armée américaine sur les attaques aériennes sont fausses. Des milliers n’ont pas été répertoriées », Military Times, 5 février 2017. Traduit de l’anglais pour Theatrum Belli par Robert Engelmann. [URL] : https://theatrum-belli.com/les-statistiques-de-larmee-americaine-sur-les-attaques-aeriennes-sont-fausses-des-milliers-nont-pas-ete-repertoriees/

9 Harold Koh, « The Obama Administration and International Law », discours devant l’American Society of International Law, Washington, 25 mars 2010.

10 Adamn Liptak, « Secrecy of Memo on Drone Killing Is Upheld », New York Times, 2 janvier 2013.

11 Mary Ellen O’Connell, « Unlawful Killing with Combat Drones: A Case Study of Pakistan, 2004-2009 », Notre Dame Law School, Legal Studies Research Paper, n°09-43, 2009.

12 David Kilcullen conseilla le général David Petraeus en matière de contre-insurrection lorsque celui-ci était commandant de la coalition militaire en Irak de 2007 à 2008, Kilcullen fut aussi « Chief Strategist » au bureau du coordinateur pour le contre-terrorisme au département d’Etat américain, ainsi que conseiller spécial en contre-insurrection pour la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice. Kilcullen fut également Senior Fellow au think-tank Project for a New American Century.

« Notre crime est d’avoir bâti un modèle viable sans le FMI » – Entretien avec Evo Morales

https://es.wikipedia.org/wiki/Evo_Morales#/media/Archivo:Conferencia_de_Prensa_de_Evo_Morales_en_el_Museo_de_la_Ciudad_de_M%C3%A9xico_2.jpg
© Eneas Mx

En novembre 2019, un coup d’État ébranlait la Bolivie et mettait fin à treize ans de pouvoir du Mouvement vers le socialisme (MAS). Le Vent Se Lève a suivi de près ces événements, qui ont vu un gouvernement libéral et pro-américain, contenant des éléments d’extrême droite, prendre la main sur le pays. Dans cet entretien avec Evo Morales, nous revenons sur la situation dans laquelle se trouve la Bolivie depuis le coup d’État, ses causes et sa genèse, ainsi que sur les perspectives pour l’opposition. Nous avons souhaité inscrire ces enjeux dans l’histoire longue de la Bolivie, caractérisée par d’intenses conflits sociaux et un incessant combat pour l’indépendance nationale, sur lesquels l’ex-syndicaliste devenu président est revenu en détail. Entretien réalisé par Denis Rogatyuk et Bruno Sommer. Traduit par Nubia Rodríguez, Marine Lion, Maïlys Baron, Rachel Rudloff et Adria Sisternes.


LVSL – La Bolivie possède une longue histoire de luttes sociales, auxquelles vous avez participé en tant que syndicaliste, avant d’être élu président. Il y a vingt ans, à l’époque de la « guerre de l’eau » et de la « guerre du gaz », vous étiez l’un des dirigeants syndicaux opposés aux gouvernements boliviens successifs. Quelle continuité peut-on tracer entre vos luttes en tant que syndicaliste et votre action politique en tant que président ?

[On désigne par « guerre de l’eau » et « guerre du gaz » les violents affrontements qui ont opposé dans les années 2000 les gouvernements boliviens – qui tentaient de privatiser ces ressources, sous l’égide de la Banque mondiale – aux mouvements sociaux, ndlr]

Evo Morales – Depuis 1995, il y a eu différentes formes de lutte dont je me souviens parfaitement. Auparavant, les coups d’État se succédaient. En 1978, lorsque j’étais soldat, trois présidents se sont succédé : le premier était Hugo Banzer, mais au milieu de l’année un coup d’État l’a remplacé par Juan Pereda Asbún. En novembre, tandis que j’intégrais la police militaire, le général David Padilla Arancibia est devenu président du jour au lendemain. L’année suivante, un autre coup d’État a eu lieu, dirigé par le Colonel Alberto Natusch Busch et soutenu par tous les partis de droite.

[En 1978, un coup d’État a renversé le gouvernement dictatorial de Hugo Banzer, célèbre pour avoir mené une féroce répression de l’opposition avec l’appui de l’ancien nazi Klaus Barbie. Ce renversement inaugure une période d’instabilité. Banzer revient au pouvoir en 2001 en tant que président, suite à des élections, ndlr]

En à peine deux semaines, il a provoqué la mort de plus de 200 Boliviens. Nous avons tenté de reconquérir la démocratie : le Front paysan et la Centrale ouvrière bolivienne (COB) ont organisé des barrages routiers et une grève générale illimitée. À partir de 1985, avec l’arrivée du modèle économique néolibéral, de nombreux enseignants se sont battus pour faire échouer la privatisation de l’éducation. Enfin, la guerre de l’eau, du gaz, et de la feuille de coca ont fait leur apparition. Cette dernière a une importance significative car la feuille de coca assurait non seulement le fonctionnement de l’économie bolivienne, mais symbolisait aussi la dignité des Boliviens. Sous le prétexte de lutter contre le trafic de drogue, on a installé une base militaire américaine à Chimore, manifestation des intérêts géopolitiques et de l’ambition de contrôler le territoire. Depuis, de nombreux anciens agents de la Drug Enforcement Administration (DEA) ont dénoncé cette fausse guerre contre la drogue.

L’ambassadeur des États-Unis, Manuel Roche, a dit dans ce contexte : « Evo Morales est le Ben Laden des Andes, les producteurs de coca sont des talibans ». J’ai réagi en disant que Manuel Roche était le meilleur directeur de campagne que je puisse imaginer.

Il faut souligner que depuis la fin des années 80, de jeunes leaders paysans et indigènes ont pris conscience de la façon dont s’exerce le pouvoir. Ils se sont demandé : combien de temps vont-ils nous gouverner d’en haut, et de l’extérieur ? Combien de temps devons-nous supporter les plans du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale ? Pourquoi ne pas laisser les Boliviens décider de leur politique ?

La Bolivie a toujours exercé un contre-pouvoir social, syndical et communal, mais lorsque nous nous sommes demandé comment nationaliser nos ressources naturelles et nos services de base avec ces pouvoirs, nous n’avons pas trouvé la réponse. Il était important de promouvoir un instrument politique à partir du mouvement paysan, des Quechua, des Aymara. Nous avons décidé d’organiser un instrument politique de libération, du peuple et pour le peuple.

Gardez à l’esprit que nous avons dû affronter la doctrine du système capitaliste qui dominait la Bolivie, dans laquelle les syndicalistes étaient considérés comme des terroristes et n’avaient pas le droit de faire de la politique. Nous ne nous sommes donc pas contentés d’être syndicalistes, nous avons voulu des changements profonds, et une transformation des politiques publiques. Nous avons éprouvé des difficultés car les travailleurs qui avaient une appartenance syndicale étaient interdits d’action politique.

Avec l’arrivée du gouvernement d’Hugo Banzer et Jorge Fernando Quiroga [en 2001 et 2002, ndlr], l’électricité et les télécommunications ont été privatisées. Nos ressources naturelles, telles que le gaz, ont été cédées aux firmes transnationales. Conjointement avec les dirigeants de la COB (Centrale ouvrière bolivienne) et les confédérations paysannes, nous avons essayé de peser en faveur de la nationalisation, alors que des gouvernements libéraux étaient au pouvoir. Ils ont rejeté l’idée en affirmant que le gaz n’appartenait plus aux Boliviens, mais aux propriétaires qui avaient acquis les droits sur les puits. Il n’y avait aucun contrôle de l’État sur la production. Des millions de mètres cubes par jour ont été gaspillés. Les compagnies pétrolières bénéficiaient de 82 % des revenus, et les Boliviens seulement de 18 %.

Lors des élections de 2005, nous avons proposé des réformes économiques, politiques et sociales essentielles, via un agenda de nationalisations, de refondation de la Bolivie et de redistribution des richesses. Lors de l’Assemblée constituante, les groupes conservateurs ont refusé de transformer l’État colonial [le concept qu’emploie la gauche bolivienne pour désigner l’État bolivien avant 2005, ndlr] en un État plurinational. Nous avons dû nous battre pendant trois ans et endurer plusieurs tentatives de coup d’État. Ils ont essayé de diviser la Bolivie, mais le peuple est resté uni.

[Pour une mise en contexte des tentatives de déstabilisation du gouvernement bolivien qui ont fait suite à l’élection d’Evo Morales en 2005, lire sur LVSL l’article de Tristan Waag : « Aux origines du coup d’État en Bolivie »]

Quant aux nationalisations, j’ai signé le décret le 1er mai 2006. La première condition que nous avons imposée était de travailler avec les compagnies pétrolières en tant que partenaires, et non en tant que propriétaires de nos ressources naturelles. Ensuite, nous avons changé les règles : les entreprises obtenaient désormais 18 % des revenus et l’État 82 %, et non plus l’inverse. L’investissement privé, qu’il soit national ou international, est garanti par la Constitution, mais soumis aux règles que fixe l’État bolivien. À partir de ce moment, la situation économique du pays a changé. Il ne s’agissait pas de faire aboutir telle ou telle lutte particulière, comme celle de l’eau, mais de mener à bien une série de combats pour les revendications les plus importantes – comme celle de mettre fin à l’influence nord-américaine.

LVSL – Lors des élections présidentielles de 2002, vous avez été battu par Gonzalo Sánchez de Lozada, à la suite d’une campagne médiatique très dure contre le MAS [Movimiento al socialismo, le parti d’Evo Morales, ndlr]. À l’heure actuelle, nous observons un alignement similaire des médias contre ce même parti. Quelles leçons tirez-vous pour le présent, si vous mettez cette campagne électorale de 2002 en perspective ?

EM – En 1997, on m’a proposé d’être candidat à la présidence. J’ai été la cible de nombreuses accusations et de diffamations de la part du gouvernement de Sánchez de Lozada. J’ai retiré ma candidature. « Comment un trafiquant de drogue, un meurtrier, pourrait-il devenir le président ? », disait-on alors.

En 2002 il y avait un consensus pour que je sois candidat. J’avais beaucoup de doutes sur le fait de pouvoir obtenir un bon résultat. Un seul média de la presse internationale proclamait que le MAS pouvait obtenir 8 % des voix, tous les autres sondages nous cantonnaient à 3-4 %. Gonzalo Sánchez de Lozada s’est allié avec le Mouvement de la Bolivie Libre, qui auparavant se trouvait dans une coalition avec des sociaux-démocrates, et dont l’argent venait d’Europe en transitant par des ONG.

L’ambassadeur des États-Unis, Manuel Roche, a dit dans ce contexte : « Evo Morales est le Ben Laden des Andes, les producteurs de coca sont des talibans ». J’ai réagi en disant que Manuel Roche était le meilleur directeur de campagne que je puisse imaginer. Résultat : le MAS a récolté plus de 20 % des voix.

Jusqu’à ce moment-là, je n’étais pas si sûr que je puisse accéder à la présidence de Bolivie. Mais dès lors, je savais que je pourrais l’être à tout moment. Nous devions nous préparer. Un groupe de professionnels a commencé à travailler sur un programme sérieux pour l’État et le peuple bolivien.

La droite recourt toujours à des consultants étasuniens pour faire ses campagnes. Je vais vous raconter un souvenir : en 2002 je suis arrivé à La Paz à deux heures du matin après de longues heures de marche, et j’ai dormi jusqu’à cinq heures car à ce moment-là je devais voyager à nouveau. À huit heures du matin, on assistait à un rassemblement dans la province de Loayza, dans une municipalité appelée Sapahaqui. J’y suis arrivé à huit heures pile. Les gens n’étaient pas concentrés, j’étais fatigué, et j’ai demandé à mes collègues de prendre une chambre pour me reposer. Il y avait un petit hôtel, nous nous en sommes rapprochés.

L’hôtel était entouré de voitures de luxe. Bizarrement, tout l’hôtel était occupé. Ils nous ont dit que Gonzalo Sánchez Lozada, mon opposant, y était, et discutait avec des gringos. Nous avons envoyé nos agents de renseignement pour savoir ce qu’ils faisaient là-bas. On a demandé aux femmes de ménage. Elles nous ont dit qu’ils étaient en huis clos depuis deux jours, qu’elles ne comprenaient rien puisqu’ils parlaient en anglais. Nous avons approché le propriétaire de l’hôtel, qui nous a dit : « c’est Gonzalo Sánchez Lozada, avec un groupe de conseillers nord-américains, qui s’occupe du programme gouvernemental pour les élections ».

LVSL – Lors des « guerres du gaz », qui ont constitué un tournant, des organisations sociales ont commencé à se structurer politiquement, principalement dans le secteur d’El Alto. Quels parallèles pouvez-vous établir entre ce moment historique de la lutte sociale à El Alto, et les mouvements populaires qui s’y organisent aujourd’hui, et quel rôle pensez-vous qu’ils joueront dans le processus de retour à la souveraineté populaire que vous réclamez ?

[El Alto, troisième ville de Bolivie, se situe dans le département de la Paz, et constitue l’une des zones les plus pauvres du pays. Elle a été l’un des hauts lieux de la lutte des syndicalistes boliviens contre la privatisation du gaz, ndlr]

EM – Il faut savoir que le Front paysan (Frente Campesino) a pris en compte l’importance de lutter non seulement pour des demandes sectorielles ou régionales, mais aussi nationales. Nous l’avons fait avec de nombreuses confédérations du Frente Campesino indigène, mais aussi de la région du tropique de Cochabamba, par exemple. Nous disions qu’il fallait mélanger la feuille de coca avec de l’huile. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Défendre la feuille de coca, qui est une ressource naturelle renouvelable, aux côtés des ressources non renouvelables comme le pétrole, les hydrocarbures, etc.

En vingt ans de néolibéralisme, de 1985 à 2005, la rente pétrolière était d’à peine trois milliards de dollars. Suite à la nationalisation des ressources du pays le 22 janvier 2006, nous avons amassé 38 milliards de dollars grâce à la rente pétrolière.

Nous nous battions sur le plan social et syndical, mais aussi sur le plan électoral et politique. Avec les luttes, nous pouvions obtenir satisfaction à nos demandes, mais pas de changements structurels.

Là encore je veux rappeler que lorsque je suis arrivé au Chapare, dans le tropique de Cochabamba, nous avons proposé des changements structurels au pays. Les représentants des gouvernements néolibéraux ont répondu en disant « vous faites de la politique, la politique avec vous est un crime et un péché», ou encore « la politique du paysan est une hache et une machette ».

Puis la guerre du gaz est arrivée, un combat qui s’est concentré dans la ville d’El Alto. Elle s’est déclenchée en réaction à la décision de l’État bolivien de confier l’exploitation du gaz à des entreprises privées, pour l’extraire directement vers la Californie, aux États-Unis.

Je salue aujourd’hui la population d’El Alto qui, organisée en mouvements de paysans et de mineurs, a commencé le combat. Les conseils de quartier qu’ils forment sont une force patriotique et anti-impérialiste.

Le nouveau gouvernement veut en revenir aux privatisations. Le décret suprême 4272 du 24 juin 2020 envisage un retour à l’économie du passé et à un État minimal comme le souhaite le Fonds monétaire international. Ce décret signe le retour vers un État seulement régulateur et non investisseur – et vous savez qu’un État qui n’investit pas ne génère pas de devises pour répondre aux demandes de la population. Toute les recettes du FMI se trouvent dans ce décret du 24 juin – privatiser l’électricité, les télécommunications, la santé et l’éducation. La privatisation de l’éducation a déjà commencé puisque, cette année, aucun budget n’était destiné à la création de nouveaux sites. La privatisation de l’énergie à Cochabamba a commencé le 14 septembre dernier. Le procureur de l’État plurinational nommé par Jeanine Áñez a démissionné car ce décret de privatisation était anticonstitutionnel. Les prestations de base sont en effet un droit humain et ils ne peuvent relever du commerce privé. La santé ne peut être une marchandise. L’éducation est centrale dans la libération d’un peuple. Áñez a donc nommé un nouveau procureur illégalement, de manière anticonstitutionnelle.

Par conséquent, les privatisations des prestations de base et la libéralisation de l’appareil productif paralysent l’économie et le gouvernement. Nous sommes convaincus que nous surmonterons tous ces problèmes par la lutte du peuple.

LVSL – Quelles sont les mesures politiques clés que vous recommanderiez pour résoudre la crise économique que subit actuellement la Bolivie ?

EM – En vingt ans de néolibéralisme, de 1985 à 2005, la rente pétrolière était d’à peine trois milliards de dollars. Suite à la nationalisation des ressources du pays le 22 janvier 2006, nous avons amassé 38 milliards de dollars grâce à la rente pétrolière.

En 2005, notre PIB était de 9 500 millions de dollars – un triste héritage légué par les gouvernements boliviens successifs, après 180 années d’indépendance formelle. En janvier de l’année dernière, nous avons laissé derrière nous 42 milliards de dollars de PIB pour l’année 2019. Prenez la mesure de la profondeur du changement. Il établit l’importance d’un agenda patriotique et anti-impérialiste face à l’impérialisme et aux privatisations qu’il entraîne. Et à partir de ce moment, ça a changé.

Avant mon élection, la Bolivie était le pays le plus pauvre d’Amérique du Sud. Les six premières années des treize de mes mandats de président, nous étions les premiers en croissance économique en Amérique du Sud. Lorsque je me rendais aux forums internationaux, aux sommets des chefs d’État, ces derniers me demandaient quelle allait être la croissance économique. Je leur répondais qu’elle serait de 4 ou 5 %. Ils me demandaient alors ce que j’avais fait pour arriver à ce résultat.

Il faut nationaliser nos ressources naturelles. Nous avons le devoir de défendre la nationalisation et de développer l’industrialisation. C’est l’objectif que nous nous sommes fixé pour poursuivre la croissance économique. Mais avant cela, nous devons d’abord restaurer la démocratie et la patrie.

LVSL – Depuis la prise de pouvoir par le gouvernement issu du coup d’État, nous avons assisté à une persécution des militants du MAS et à plusieurs déclarations racistes de la part de dirigeants. Quelle est la nature du nouveau pouvoir bolivien ?

EM – Il semblerait que la Bolivie soit victime d’un retour aux temps de l’Inquisition. La droite raciste utilise la Bible pour attiser la haine contre le prochain. Ils l’utilisent pour justifier le vol, le meurtre et l’économicide. Ils l’utilisent pour discriminer, pour brûler des wiphalas [drapeau multicolore symbolisant la diversité ethnique de la Bolivie, reconnu depuis 2009 comme second drapeau officiel du pays, ndlr], pour faire battre les gens humbles.

[Lire sur LVSL le reportage de Baptiste Mongis sur la Bolivie de l’après-coup d’État : « Bolivie : la chute, le peuple, le sang et le brouillard »] 

Les groupes racistes, généreusement financés, ont fomenté cette mentalité. Richard Black, sénateur républicain, a reconnu en décembre dernier que le coup d’État a été planifié aux États-Unis. Le 24 juillet dernier, le chef de l’entreprise de voitures électriques Tesla, a lui aussi sous-entendu sa participation à la réalisation du coup d’État.

Les tweets d’Elon Musk à propos de la Bolivie.

Ce coup d’État visait nos ressources naturelles, notre lithium. Nous avions décidé d’industrialiser le lithium. Nous avions signé des contrats avec l’Europe et la Chine. Nous avions décidé que les États-Unis ne feraient pas partie de notre marché pour le lithium. Nous avions consigné dans l’agenda patriotique du Bicentenaire quarante-et-une usines, plus de quinze pour le chlorure de potassium, le carbonate de lithium, l’hydroxyde de lithium et trois pour la création de batteries au lithium. Les autres usines étaient destinées à des intrants mais aussi à des sous-produits alimentaires et des médicaments. Ainsi, nous avions décidé que les États-Unis ne feraient pas partie de notre marché de lithium, et ce fut notre crime.

[Lire sur LVSL l’entretien avec Luis Arce Catacora, candidat à la présidentielle bolivienne : « Nous devons garantir la souveraineté de la Bolivie sur le lithium »] 

Par conséquent, il est important de préparer un plan de relance de notre économie. Nous avons un avantage : en 2005, ils nous ont laissé un État détruit, avec un président comme Carlos Mesa qui demandait des aides pour payer ne serait-ce que les salaires. Aujourd’hui, et grâce à seulement quatorze ans de transformations, nous pouvons prouver que la Bolivie a un grand avenir.

Ce que l’on appelle la doctrine Monroe doit cesser. Les États-Unis pensent qu’ils ont été élus par Dieu pour dominer le monde, que la souveraineté est leur monopole, et que lorsqu’un peuple se libère ils sont légitimes à déployer bases militaires, interventions armées et coups d’État.

Le coup d’État a également été fomenté contre notre modèle économique. Nous avons érigé un modèle sans l’aide du Fonds monétaire international, qui se base sur une croissance viable, une réduction de la pauvreté et des inégalités.

Notre mouvement utilise le socialisme comme instrument politique pour la souveraineté des peuples. C’est un mouvement inédit car depuis l’époque de la colonisation, les indigènes de notre pays ont été constamment menacés d’extermination. Ils n’ont pas seulement vécu sous la menace du racisme ou de la discrimination, mais bien de l’extermination. Dans certains pays d’Amérique du Sud, il n’y a pas de mouvement de lutte indigène, ou alors il n’y en a plus. Mais en Bolivie, au Pérou, en Équateur, au Guatemala ou au Mexique, ils ont mené et mènent de dures batailles.

À l’anniversaire des 500 ans de la colonisation de l’Amérique, en 1992, nous avons enclenché un mouvement de résistance au pouvoir en Bolivie. En 2005 nous accédions au pouvoir et nous prouvions que nous étions capables de nous gouverner nous-mêmes. C’est alors que commencent les tentatives de coups d’État. C’est notre réalité, et c’est pourquoi nous voulons en finir avec ce racisme.

Nous devons affronter nos différences idéologiques, mais sans violence.

LVSL – Lorsque vous étiez président, vous avez plaidé pour la construction d’un monde unipolaire face à l’hégémonie nord-américaine. Depuis le coup d’État, nous assistons à un réalignement de la Bolivie sur les États-Unis. Quelle serait, dans le futur, la manière de restaurer la place de la Bolivie sur la scène internationale ?

[Pour une analyse du réalignement de La Paz sur Washington, lire sur LVSL l’article de Guillaume Long : « Le tournant à 180 degrés de la politique étrangère bolivienne depuis le coup d’État »] 

EM – Lorsque j’étais dirigeant syndical, j’ai participé à certaines réunions de chefs d’État, par exemple à propos de la lutte contre le narcotrafic. Avant mon élection, la doctrine bolivienne en la matière était alignée sur celle des États-Unis : on n’entendait jamais autre chose que « je m’associe aux propositions des États-Unis », ou « je soutiens les propositions des États Unis ». La Bolivie n’avait jamais de politique qui lui soit propre.

Quand nous sommes arrivés au pouvoir, nous avons fait une proposition aux Nations unies : l’eau doit être un droit fondamental pour l’être humain, et ne peut faire l’objet d’un commerce privé. Nous l’avons faite approuver, et il n’y a que les États-Unis et Israël qui se sont abstenus.

Du temps de Chávez, de Lula, de Kirchner, nous développions de grands processus d’intégration, comme l’Unasur, la Celac. Obama a tenté de les briser avec l’Alliance du Pacifique. L’actuel président des États-Unis a pris sa suite en créant le groupe de Lima pour affronter le Venezuela. Face à cela, nous avons besoin d’une plus forte unité, de réflexions profondes au sein du groupe de Puebla et de l’ALBA-TPC.

Nous ne sommes pas seuls, et j’ai beaucoup d’espoir pour nos peuples. Nos mouvements sociaux vont récupérer la démocratie. Au Chili il y a un référendum, nous voudrions une Amérique plurinationale, car nous sommes divers. Il serait bon que l’Europe et les autres continents reconnaissent cette diversité, qu’elle soit reconnue par les Constitutions et les organismes internationaux. Qu’ils reconnaissent qu’en Bolivie, nous sommes divers, que cette diversité culturelle constitue la richesse de notre identité, qu’elle fonde notre dignité. Et à la base de cette dignité se trouve la lutte pour la liberté et pour l’égalité.

Ce que l’on appelle la doctrine Monroe doit cesser. Les États-Unis pensent qu’ils ont été élus par Dieu pour dominer le monde, que la souveraineté est leur monopole, et que lorsqu’un peuple se libère ils sont légitimes à déployer bases militaires, interventions armées et coups d’État. La lutte se résume à qui contrôle les ressources naturelles : les peuples par le moyen de leurs États populaires, ou des entreprises privées multinationales ? C’est le grand combat que connaît l’humanité. Dans ce contexte, nous libérer démocratiquement est notre tâche la plus urgente.

LVSL – Pourquoi avoir pris la décision de quitter le territoire bolivien en novembre dernier, lors du coup d’État ? 

EM – Je ne voulais pas abandonner la Bolivie. Pour moi, c’est la patrie ou la mort. Mais mon entourage m’a fait entendre que pour sauver ce qui pouvait l’être du processus de transformation, encore fallait-il que je sois vivant. De plus, le 10 novembre, avant ma démission, les mouvements sociaux se sont concertés pour récupérer la place Murillo avec la police mutinée des 8 et 9 novembre. Si je ne pensais pas à démissionner à ce moment-là, le jour suivant, pour éviter un massacre, j’ai préféré le faire, parce qu’après tout nous défendons d’abord la vie.

Jusqu’à cette date il y a eu de nombreux conflits, depuis la grève de Potosi à celle de Santa Cruz, durant lesquels nous avons évité des morts, où l’on me demandait déjà de « militariser », de déclarer un état de siège ; je n’ai pas cédé. Lors de nombreuses réunions avec les autorités militaires et policières, je maintenais que je ne pouvais pas utiliser des armes contre le peuple, que ces armes étaient là uniquement pour défendre le territoire.

On me reproche ma démission, mais je l’ai fait pour éviter un massacre et maintenir la paix tant que possible. Au passage, je suis convaincu que la lutte pour la paix est une lutte contre le capitalisme et pour la justice sociale.

C’est ainsi que j’ai quitté la Bolivie le 11 novembre. Pour faire vite, le territoire sud-américain était contrôlé par les États-Unis, ils n’ont pas laissé entrer l’avion en provenance du Mexique qui devait venir me chercher, et nous avons étudié toute la journée un plan de secours. Il n’y avait que deux possibilités qui s’offraient à moi : la mort, ou l’extradition aux États-Unis. Alors que j’étais encore dans la ville d’El Alto, certaines voix s’élevaient au sein de l’armée pour réclamer mon extradition aux États-Unis – d’autres pour comparer ce coup d’État à celui du Chili.

[Evo Morales a fini par trouver refuge au Mexique, puis en Argentine, ndlr]

Le mouvement indigène, traditionnellement, est anticolonialiste et anti-impérialiste. On a démembré le chef rebelle aymara Tupac Katari à l’époque coloniale. Aujourd’hui, à l’époque républicaine, on veut nous démembrer, fusiller notre mouvement politique, interdire le MAS, m’interdire. Tout cela est soutenu par les États-Unis, qui ont clairement fait entendre que « le MAS ne reviendra pas au gouvernement, ni Evo en Bolivie ». Depuis lors, je travaille sur la campagne du MAS, et je suis sûr que le peuple bolivien retrouvera sa liberté.

La Colombie, éternelle tête de pont des États-Unis en Amérique du Sud

Le président colombien Iván Duque en compagnie de Donald Trump © Carolina F. Vazquez.

En mai, les États-Unis annonçaient l’envoi de neuf contingents armés en Colombie. Si leur mission officielle est d’appuyer la lutte du gouvernement contre le narcotrafic, cette manoeuvre s’inscrit dans un contexte d’accroissement des tensions entre les États-Unis et le Venezuela – avec lequel la Colombie frontalière d’Iván Duque entretient des relations exécrables. Le président colombien, élu en 2018, affiche une proximité idéologique certaine avec Donald Trump. L’alignement de la Colombie sur l’agenda géopolitique de la Maison Blanche répond cependant à un schéma bien plus ancien. Régie sans interruption par des gouvernements pro-américains depuis des décennies, opposante de longue date au « socialisme du XXIème siècle » promu par le Venezuela, la Colombie est le plus solide allié de Washington dans le sous-continent. Par Jhair Arturo Hernandez, traduction Lucile Joullié.


La tradition de « coopération » entre Washington et Bogotá est dictée par les intérêts géostratégiques des États-Unis dans la région, qui souhaitent notamment s’assurer l’accès à la première réserve mondiale de pétrole – celle du Venezuela. En Colombie, la question vénézuélienne a également servi d’outil à des fins électorales pour la droite ; elle a permis de passer sous silence la grave crise des droits humains que vit le pays [à lire sur LVSL : « En Colombie, le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire »].

La Colombie, enclave pro-américaine d’Amérique du Sud

La Colombie a longtemps été l’un des principaux alliés des États-Unis en Amérique Latine, notamment lors des gouvernements du président de droite Álvaro Uribe Vélez (2002-2006, 2006-2010). Sa proximité diplomatique avec les États-Unis avait poussé Uribe à s’aligner sur la doctrine de « guerre contre le terrorisme » impulsée par George W. Bush à la suite des attaques terroristes du 11 septembre 2001. Le président colombien déclarait que son pays ne vivait pas un conflit armé mais était constamment sous « menace terroriste » – effaçant ainsi les causes politiques et sociales de la guerre civile que vit le pays depuis les années 1960 qui oppose le gouvernement à des guérillas d’inspiration marxiste. Ces choix politiques, s’inscrivant dans une logique « ami-ennemi », ont eu pour conséquence la criminalisation des mouvements sociaux, la couverture de la persécution des membres de l’opposition et des médias alternatifs, des mises sur écoute téléphoniques illégales de toute personne considérée comme ennemi du gouvernement, ainsi que le scandale des « faux-positifs » (plus de 2000 assassinats extrajudiciaires de civils par des membres de la force publique présentés comme des guérilleros morts au combat).

La présence militaire américaine en Colombie ne fait aucun doute. On sait grâce à un rapport du département de la Défense américaine qu’en 2012, au moins 32 immeubles préposés à des fonctions militaires appartenaient aux Etats-Unis en Colombie

En 2009, la Maison Blanche et le gouvernement colombien cherchent à approuver un accord de coopération militaire grâce à la mise en place de sept bases militaires dans différents points stratégiques du territoire colombien. Cette coopération est justifiée par la supposée lutte contre le narcotrafic et les groupes armés, principalement les guérillas. Bien sûr, cet accord se conjugue aux intérêts de Washington, qui souhaite s’assurer le contrôle des points stratégiques de surveillance dans la région – dans un contexte de multiplication des gouvernements critiques du néolibéralisme et des États-Unis dans la région.

Face à la potentielle mise en place d’un accord Colombie-USA, les autres chefs d’États latino-américains ont tiré la sonnette d’alarme : Evo Morales (Bolivie), Cristina Kirchner (Argentine), Rafael Correa (Équateur), Tabaré Vásquez (Uruguay), Lula (Brésil) et Hugo Chávez (Venezuela). Ce dernier affirmait catégoriquement que ledit accord était le produit d’une stratégie visant à surveiller et déstabiliser la région, dans le but de s’emparer du pétrole vénézuélien et des ressources de l’Amazonie brésilienne.

Le 28 août 2009 a lieu un sommet extraordinaire de l’Union des nations sud-américaines (UNASUR) à Bariloche (Argentine) afin de débattre de la présence de bases militaires en Colombie. La majorité des chefs d’États s’opposent formellement à l’accord en avançant trois raisons principales.

La première est de nature historique : il est rappelé que les États-Unis sont intervenus à de nombreuses reprises dans la région par le biais d’autres pays afin de déstabiliser ou de s’attaquer militairement à des États considérés comme dangereux pour leurs intérêts. Deuxièmement, il est avancé qu’aucun contrôle réel de l’utilisation de la technologie militaire sophistiquée des Etats-Unis ne pourrait être fait par un autre gouvernement. Elle pourrait donc être utilisée à d’autres fins, par exemple pour des missions d’espionnage du Venezuela de Chávez. Enfin et plus généralement, les chefs d’États considèrent que l’accord entre Washington et Bogotá dépasse les frontières de la Colombie et concerne toute la région.

La délégation diplomatique colombienne a maintenu sa position et refusé les arguments de ses homologues, générant de fortes tensions et éloignant la Colombie de ses voisins. La question est finalement tranchée par la Cour constitutionnelle colombienne, qui invalide l’accord. Sous le gouvernement de Juan Manuel Santos (2010-2014, 2014-2018) aucun nouvel accord n’a été présenté. Cependant, en 2018, la Colombie est devenue le premier pays à intégrer l’OTAN en tant que partenaire, tandis que des accords militaires antérieurs avec les États-Unis sont toujours en vigueur, rendant toute relative la portée de l’abandon de l’accord. Il est actuellement impossible de connaître avec certitude l’importance des effectifs et de l’infrastructure militaire américaine en Colombie, car la coopération avec les États-Unis a toujours été semi-clandestine. Cependant, la présence militaire américaine elle-même ne fait aucun doute. Un rapport du département de la Défense américaine révèle qu’en 2012, au moins 32 immeubles colombiens préposés à des fonctions militaires appartenaient aux Etats-Unis, et qu’ils en louaient douze autres.

La dépendance et la subordination militaire de la Colombie aux États-Unis remonte au traité Mallarino-Bidlack de 1846, qui autorisait l’intervention militaire des « marines » dans l’isthme de Panama afin de réprimer les révoltes sociales. Quatorze interventions militaires étasuniennes ont eu lieu entre 1850 et 1902, culminant dans une opération décisive visant à forcer l’indépendance du Panama – alors région colombienne -, afin de permettre la construction d’un canal. En 1942, Eduardo Santos (1938-1942), grand-père de Juan Manuel Santos, autorise des missions navales et aériennes étasuniennes et met la souveraineté nationale à disposition afin d’intervenir sans demande d’autorisation préalable. La Colombie est le seul pays latino-américain ayant participé à la guerre de Corée (1950-1953) en envoyant 4300 soldats au nom de la « lutte contre le communisme ».

L’influence nord-américaine a doté les forces armées colombiennes d’une importante coloration anticommuniste – une perspective accueillie avec enthousiasme par les élites du pays avant même la création du Parti communiste colombien. Cet héritage se reflète aujourd’hui dans les actions paramilitaires de « prévention » dirigées contre les guérilleros, la criminalisation du conflit social, des adversaires politiques appartenant à des courants alternatifs, des syndicats ou des intellectuels.

Le spectre du « castro-chavisme » et du « socialisme » étaient abondamment agités, et la « vénézuélanisation » potentielle de la Colombie a servi de repoussoir au candidat de gauche Gustavo Petro ; il sert aujourd’hui de PRÉTEXTE POUR REFUSER la signature des accords de paix avec l’ancienne guérilla FARC.

Les États-Unis, la Colombie et la question vénézuélienne

Le contexte a radicalement changé depuis le sommet de 2009 à Bariloche, où le Venezuela pouvait escompter un fort soutien de la part de ses voisins latino-américains. L’Amérique Latine a, depuis, connu un virage résolu à droite (qui commence en 2015 avec l’élection de Mauricio Macri en Argentine). Depuis le tout premier jour de son mandat, le 7 août 2018, le chef d’État colombien Iván Duque fait du règlement de la situation au Venezuela une question prioritaire de son agenda international ; il appuie la stratégie de la Maison Blanche visant à faire tomber le gouvernement de Nicolas Maduro depuis plusieurs années.

Cette stratégie commence en 2015, lorsque Barack Obama applique de manière unilatérale les premières sanctions économiques contre le gouvernement de Maduro, et déclare que celui-ci représente une « menace extraordinaire » pour la sécurité nationale des États-Unis. Depuis l’élection de Donald Trump, une série de pressions économiques et diplomatiques sont mises en place pour faire chuter Nicolas Maduro, dont la Colombie est le principal soutien dans le sous-continent.

Le 23 février 2019, dans le cadre du concert Venezuela Aid Live organisé à Cúcuta en Colombie, qui avait pour but d’apporter une supposée « aide humanitaire » aux Vénézuéliens, des camions remplis d’aliments et de médicaments ont voulu traverser la frontière sans l’autorisation du gouvernement de Nicolas Maduro ou d’accord préalable. Quelques instants auparavant, le président colombien avait soutenu auprès des médias que si l’aide humanitaire était interdite de passage, ladite interdiction serait considérée comme un « crime contre l’humanité » et provoquerait l’équivalent de la « chute du mur de Berlin ». L’acheminement de « l’aide humanitaire » était largement perçue, dans le camp « chaviste », comme un moyen d’encourager un conflit régional, de saper l’autorité du gouvernement de Maduro et de justifier une potentielle intervention militaire. La dimension « humanitaire » de « l’aide » apparaissait en effet douteuse, de la part d’acteurs politiques qui soutenaient par ailleurs les sanctions économiques dirigées contre le Venezuela, à l’origine d’innombrables victimes civiles – 40 000 décès, selon une étude dirigée par un universitaire bien peu suspect de sympathies chavistes [voir à ce sujet l’entretien de Christophe Ventura publié sur LVSL : « Le Venezuela révèle les fractures de l’ordre mondial »].

Le refus d’entrée de ces camions a fait l’objet d’une intense médiatisation internationale. Au moment où l’un des camions prenait feu, des opposants de Maduro annonçaient que la Garde nationale vénézuélienne était celle qui avait provoqué l’incendie. Pourtant, dans une vidéo publiée par le New York Times, on pouvait apercevoir un jeune opposant à Maduro lancer un cocktail Molotov sur le camion, provoquant l’incendie. Le quotidien américain, dans cet article, relevait le biais des médias colombiens à l’égard de cette affaire et la désinformation qu’ils colportaient. Dans le cadre de son intervention le 23 septembre dernier à L’Assemblée Générale de l’ONU, Iván Duque a utilisé près de la moitié du temps qui lui était imparti pour parler du Venezuela, accusant le régime de Maduro de donner refuge aux guérilleros du Ejército nacional de liberación (« Armée de libération nationale ») et aux dissidents de l’ancienne guérilla FARC (« Forces armées révolutionnaires de Colombie »). Il a par la suite remis un dossier à l’ONU dénonçant cette supposée complicité. L’AFP avait toutefois mis en lumière de nombreuses erreurs : au moins quatre photos, supposément prises sur le territoire vénézuélien, avaient en fait été réalisées en Colombie, quelques années auparavant.

L’alignement de la Colombie sur les États-Unis a des répercussions internes majeures. Elle crée un climat qui ne peut qu’être défavorable à l’opposition au pouvoir actuel.

Les répercussions sur la Colombie

En Colombie, la crise vénézuélienne a été abondamment utilisée par le parti du gouvernement lors de la précédente campagne présidentielle, le Centre démocratique (rassemblant la droite et l’extrême droite de l’éventail politique colombien), dirigé par l’ancien président et actuel sénateur Álvaro Uribe. Le spectre du « castro-chavisme » et du « socialisme » étaient abondamment agités, et la « vénézuélisanisation » potentielle de la Colombie a servi de repoussoir au candidat de gauche Gustavo Petro ; il sert aujourd’hui de prétexte pour refuser la signature des accords de paix avec l’ancienne guérilla FARC. [Lire ici l’entretien de Gustavo Petro avec LVSL : « La mafia colombienne est en mesure de dicter ses lois »].

La focalisation sur la crise vénézuélienne empêche l’émergence d’un débat sur les violations massives des droits de l’homme qui ont cours en Colombie – qui compte 7 millions de personnes en situation de déplacement forcé, et plus de 500 leaders sociaux et 130 ex-soldats des FARC assassinés en 2019. Les contestations sociales ont été violemment réprimées, les accords de paix ne reçoivent pas le soutien logistique et financier pour être mis en œuvre et le système de justice transitionnelle (mis en place dans le cadre de ceux-ci) est constamment attaqué par les membres du parti de Duque. À l’ONU, Duque n’a mentionné ces questions à aucun moment, pas plus que les problèmes structurels que traversent la Colombie, car trop occupé à mener une guerre contre Nicolas Maduro et à satisfaire les membres de son parti, ainsi que le gouvernement de Washington.

L’alignement de la Colombie sur les États-Unis a donc des répercussions internes majeures. Elle crée un climat qui ne peut qu’être défavorable à l’opposition au pouvoir actuel. Ce n’est donc pas un hasard si le principal opposant à Iván Duque, Gustavo Petro, fait de la défense de la souveraineté colombienne face aux États-Unis un enjeu structurant.

 

La guerre économique au temps du coronavirus : aucune trêve pour le Venezuela

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Donald_Trump_Laconia_Rally,_Laconia,_NH_4_by_Michael_Vadon_July_16_2015_03.jpg
©Michael Vadon. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license.

Le Venezuela entre dans une guerre économique frontale avec les États-Unis et ses institutions alliées, en l’occurrence le Fonds monétaire international (FMI) et le Forum pour le progrès de l’Amérique du Sud (Prosur). Les crises, sanitaires ou politiques, font tomber les masques. Tandis que le FMI refuse de financer le Venezuela, le président du Chili, aligné sur l’administration Trump, exclut le président Maduro de la réunion de coordination avec les dirigeants d’Amérique du Sud. Par Alejandro Navarro Brain.


La crise économique, doublée d’une “guerre économiquemenée par plusieurs entreprises et soutenue par les États-Unis contre le Venezuela, a coûté entre 1,1 et 1,6 % du produit intérieur brut (PIB) entre 2013 et 2017, soit environ entre 245 et 350 milliards de dollars. De 2017 à 2019, les sanctions imposées par l’administration Trump au Venezuela ont coûté la vie à 40 000 de ses habitants, selon une étude des chercheurs Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs ; selon cette même étude, publiée en avril 2019 pour le CEPR, « 300.000 Vénézuéliens sont en danger du fait d’un manque d’accès aux médicaments ou à des traitements ».

L’épidémie de Covid-19 n’a donné lieu à aucune trêve. Pour combattre la crise sanitaire, le président Maduro a demandé un prêt de 5 milliards de dollars au FMI. Ce dernier lui a opposé une fin de non-recevoir, arguant qu’il n’y avait pas de consensus quant à la reconnaissance internationale du gouvernement – alors que l’Assemblée générale des Nations unies le reconnaît comme le seul gouvernement légitime.

Ces 5 milliards n’auraient pourtant représenté que 1,4% des 350 milliards de dollars perdus par le Venezuela entre 2013 et 2017. Le Royaume-Uni, à l’heure actuelle, retient 1,2 milliard de dollars des réserves d’or vénézuéliennes dans ses coffres – en d’autres termes, le FMI dispose d’un quart du prêt garanti, via l’un de ses partenaires internationaux les plus influents.

Cette situation se double d’un alignement progressif de l’Amérique latine sur le Bureau ovale. En 2018 le Chili, l’Argentine, le Brésil, la Colombie, le Paraguay et le Pérou suspendaient leur participation à l’UNASUR [organisation d’intégration régionale qui a pris son essor lors de l’apogée des gouvernements de gauche en Amérique latine]. En 2019, le Chili et la Colombie, deux gouvernements parmi les plus proches des États-Unis, ont créé un nouvel organisme d’intégration régionale : le Forum pour le progrès de l’Amérique du Sud (Prosur), aujourd’hui présidé par le chef d’État chilien Sebastian Piñera.

Le Prosur n’a jamais masqué ses objectifs : renforcer l’axe libéral en Amérique du Sud, au nom de principes humanitaires que le Venezuela aurait violés. Sebastián Piñera a officialisé il y a peu un visa de “responsabilité démocratique”, qui permet aux Vénézuéliens d’émigrer facilement au Chili – un total de 455 494 résidents vénézuéliens sont présents au Chili. Dans sa volonté d’isoler le Venezuela, Piñera a été jusqu’à exclure le Venezuela d’une initiative régionale visant à coordonner les actions de contrôle aux frontières et d’approvisionnement médical, dans le cadre du Prosur.

En temps de pandémie, la guerre économique ne connaît aucune trêve…

Le tournant à 180 degrés de la politique étrangère bolivienne depuis le coup d’État

La présidente par intérim Jeanine Añez saluant le commandant en chef Carlos Orellana © FM Bolivia

La politique étrangère, dont la responsabilité incombe en grande partie à l’exécutif, a fourni un débouché idéal au programme radical de Jeanine Añez, présidente de facto de Bolivie, qui ne dispose pas de majorité parlementaire. Quelques jours après son entrée en fonction, le gouvernement Añez a rompu les relations diplomatiques avec le Venezuela, expulsé son personnel diplomatique, reconnu le gouvernement autoproclamé de Juan Guaidó et s’est empressé de quitter l’ALBA pour rejoindre son homologue de droite, le Groupe de Lima. La Bolivie ne tarde pas non plus à rétablir les relations diplomatiques avec Israël et des liens étroits avec les États-Unis, qui avaient été sérieusement érodés depuis que l’ambassadeur américain en Bolivie avait été surpris dans des réunions secrètes avec des membres clefs de l’opposition en plein milieu d’un mouvement séparatiste visant à chasser le gouvernement Morales en 2008. Par Guillaume Long, traduction Mathieu Taybi.


Añez, sénatrice peu connue dont le parti n’a obtenu que 4 % des voix aux dernières élections législatives, a été intronisée après qu’un coup d’État ait renversé le président démocratiquement élu Evo Morales le 10 novembre. Il est très vite apparu que son manque de légitimité démocratique ne l’empêcherait pas d’agir comme si elle était en possession d’un mandat populaire pour diriger le pays et faire entrer celui-ci dans une ère nouvelle. Plutôt que de jouer le rôle d’une présidente intérimaire prudente (ainsi que l’ont qualifiée les partisans du coup d’État), qui chercherait à garantir le fonctionnement ordinaire des institutions en vue de la tenue d’élections dans les plus brefs délais, elle a choisi de régner.

Après avoir juré plusieurs fois qu’elle ne se présenterait pas aux prochaines élections, Añez a finalement annoncé sa candidature le 24 janvier. Les candidats à la présidentielle Carlos Mesa et Jorge Quiroga, entre autres représentants des élites boliviennes, ont exprimé leur mécontentement à l’égard de ce revirement. Sa présence allait encore davantage diviser la droite dans le contexte d’une course électorale surchargée, dans laquelle le candidat du Mouvement vers le Socialisme (MAS), le parti de Morales, est largement en tête. Les soutiens du coup d’État, à l’intérieur et à l’extérieur de la Bolivie, redoutent que les ambitions politiques d’Añez ne discréditent leur argumentaire selon lequel le coup d’État est le fait d’acteurs désintéressés, dévoués à la cause de la « démocratisation » de la Bolivie et non à leur avancement personnel.

L’internationalisation de la politique intérieure

Dans cette restauration conservatrice bolivienne, il existe un lien indissoluble entre la politique étrangère et la persécution intérieure du MAS et de ses leaders. Le gouvernement issu du coup d’État souhaite arrêter Morales pour « terrorisme » et « sédition ». Des dizaines de représentants du gouvernement Morales et de leaders du MAS ont fui leur pays ou réclamé l’asile auprès de représentations diplomatiques, quand ils n’ont pas été arrêtés. Dans les 24 heures qui ont suivi l’annonce effectuée par le MAS de son candidat à la présidentielle en la personne de l’ex-ministre des finances Luis Arce, le gouvernement de facto a officialisé des accusations de « corruption » contre Arce ; lorsqu’il a remis les pieds en Bolivie, ce dernier a reçu une assignation à comparaître avant même de pouvoir passer la douane. Un ancien ministre et un directeur de cabinet, à qui le ministère des Affaires étrangères bolivien avait garanti un sauf-conduit depuis l’ambassade mexicaine pour aller à l’aéroport et quitter le pays, ont été arrêtés et malmenés. Ce n’est que grâce à la dénonciation internationale de cette extraordinaire violation du droit international – et de la stupéfiante schizophrénie consistant à leur octroyer un sauf-conduit avant de les emprisonner une fois qu’ils se trouvent hors de leur sanctuaire diplomatique – que le gouvernement bolivien les a finalement relâchés.

Le responsable de la résurgence de la « guerre intérieure » – la tristement célèbre doctrine nationale de sécurité des dictatures militaires latino-américaines des années 60 et 70 – est le ministre de l’Intérieur Arturo Murillo. Il ne fait pas mystère de ses alliances internationales destinées à éradiquer éléments subversifs et terroristes : « Nous avons invité [les Israéliens] pour nous aider. Ils ont l’habitude d’affronter des terroristes. Ils savent comment prendre les choses en main. »

En ce qui concerne les nombreuses dénonciations de violation des droits de l’Homme qui découlent de telles méthodes, elles sont, pour Patricio Aparicio, l’ambassadeur d’Añez à l’Organisation des États américains, de simples « mensonges et contre-vérités ». Aparicio désigne le rapport de la Commission interaméricaine des droits humains, et sa dénonciation du massacre de Senkata, comme le simple produit des machinations des « consultants et des opérateurs issus d’un certain internationalisme de gauche, implantés dans de nombreuses institutions interaméricaines, et qui ne sont pas intéressés par la vérité ».

Dans la continuité du déni de violation des droits humains, le gouvernement Añez a pris des mesures de rétorsion contre les gouvernements qui tenaient des positions proactives de défense des Boliviens victimes d’abus. Jorge Quiroga, le « représentant international » d’Añez, qui a finalement démissionné en janvier pour lancer sa propre campagne présidentielle, a qualifié le président mexicain Andrés Manuel López Obrador de « lâche », de « brute » et de « scélérat » pour avoir octroyé l’asile à Evo Morales. Bien loin de désavouer la franchise de son représentant, moins d’une semaine après les insultes fleuries de Quiroga, Añez a renvoyé l’ambassadeur mexicain ainsi que le consul et chargé d’affaires espagnol, pour le rôle de leur gouvernement dans la protection d’anciens représentants boliviens menacés de persécution.

Un autre différend eut lieu avec le nouveau gouvernement de gauche argentin qui accorda l’asile à Morales. Qu’Añez, présidente issue d’un coup d’État, décriât publiquement le jour de son investiture Alberto Fernández, président argentin démocratiquement élu, parce qu’il n’aurait « aucun respect pour la démocratie » , était plus qu’ironique…

Un voisin amical

Le contexte international a joué un rôle décisif dans la radicalisation de la croisade d’Añez contre la gauche. Le gouvernement brésilien, pour sa part, a fourni de l’aide et des encouragements. Le ministre des Affaires étrangères israélien a confirmé le rôle influent du Brésil, en reconnaissant « l’aide du président brésilien [Jair Bolsonaro] et de son ministre des Affaires étrangères » dans le rétablissement des relations entre Israël et la Bolivie, sans oublier de souligner l’importance du coup d’État : « Le départ du président Morales, qui était hostile à Israël, et son remplacement par un gouvernement ami d’Israël, a permis la réalisation de ce processus ».

Si l’on fait abstraction des enjeux israéliens, il ne fait aucun doute que le président brésilien est ravi des récents événements qui ont secoué la Bolivie voisine. Là où Bolsonaro est un catholique qui a reçu le soutien de nombreuses églises évangéliques conservatrices pour son élection de 2018, Añez, pour sa part, en est la version évangéliste et dévote d’extrême-droite, avec un manque d’affection prononcé pour les évolutions progressistes ou l’histoire de la séparation de l’Église et de l’État en Amérique.

Bolsonaro a tenté d’aider Añez de nombreuses façons, en assouplissant, par exemple, les règles d’importation de gaz bolivien. En décembre 2019, le contrat de Petrobras avec l’YPFB (l’entreprise de pétrole et de gaz de l’État bolivien) arriva au terme de ses 20 ans. Les négociations eurent lieu dans le contexte d’une baisse rapide de la demande brésilienne pour le gaz bolivien, qui était en stagnation avant le coup d’État. En décembre, cependant, Petrobras a conclu un accord temporaire avec l’YPFB, ce qui accordé au gouvernement bolivien une marge de manœuvre bienvenue, dans l’attente de la finalisation d’un contrat à plus long terme. En janvier, le ministre brésilien des Mines et de l’Énergie est allé plus loin en garantissant à l’YPFB le droit d’importer et de vendre du gaz sur le marché brésilien, en accord avec la volonté plus large de Bolsonaro de mettre un terme au monopole de Petrobras sur les importations de gaz au Brésil. Bien que des quotas sur la quantité de gaz bolivien entrant librement sur le marché vont rester en place, ils sont voués à être revus à la hausse chaque année.

La rupture avec Cuba

Le Brésil a aussi mené la danse en montrant l’exemple. En rompant avec les tabous en politique étrangère, en utilisant un langage provocateur, en s’érigeant contre le consensus libéral communément admis et en dénonçant le multilatéralisme, assimilé à du « marxisme culturel », Bolsonaro, tout comme Trump, a permis à de petits États de se faire les émules de ces comportements et politiques extrémistes. La détérioration des relations avec Cuba entamée depuis l’élection de Bolsonaro, justifiée par une rhétorique grandiloquente, en est une bonne illustration. Quand Bolsonaro s’est attaqué au programme cubain « More doctors » en déclarant qu’il y avait « un grand nombre de terroristes parmi eux » et que Cuba a rapatrié huit mille médecins du Brésil, il a ouvert la voie à la mise en place de mesures similaires par d’autres pays. En novembre 2019, l’Équateur et la Bolivie ont tous deux mis un terme à leur coopération sanitaire avec l’île et les médecins cubains ont été rapatriés depuis les deux pays andins avant même la fin de l’année.

En 2019, le Brésil était l’un des trois pays à soutenir l’embargo américain contre Cuba lors du vote de l’Assemblée générale des Nations Unies. Ce faisant, le gouvernement Bolsonaro rompait avec la tradition historique de multilatéralisme du Brésil et son opposition de longue date à la coercition économique infligée par les États-Unis contre l’île. Añez, cependant, est allée encore plus loin : le 24 janvier 2020, le gouvernement bolivien annonçait qu’il mettait fin aux relations diplomatiques avec l’île. La Bolivie est à présent le seul pays de l’hémisphère occidental qui n’entretient plus de relation diplomatique avec Cuba, et l’un des trois seuls au monde (avec la Corée du Sud et Israël).

Pendant des décennies, Cuba a cherché à s’éloigner des anciens clivages diplomatiques issus de la Guerre froide. N’hésitant pas à s’exprimer lorsqu’il se sent bafoué ou lorsque des alliés proches sont menacés ou renversés, le gouvernement cubain a cependant toujours cultivé une approche prudente à l’égard de ses potentiels adversaires. La rupture diplomatique entre la Bolivie et Cuba semble d’un autre âge.

Même l’administration Trump, qui a ressuscité l’article 3 de la loi Helms Burton pour imposer une pression économique encore plus importantes sur l’île, n’a pas encore mis fin aux relations diplomatiques rétablies avec Cuba sous le gouvernement précédent. Cela ne veut pas dire que l’attitude d’opposition frontale de la Bolivie à l’égard de la gauche latino-américaine n’est pas encouragée de tout cœur par Washington. L’influence de Marco Rubio sur toutes les machinations – ou erreurs de calcul – en Amérique latine de la campagne présidentielle de Trump n’a eu de cesse d’alimenter une position toujours plus agressive de l’administration américaine envers cette région. En dernière instance, la réactivation d’une politique de Guerre froide en Bolivie est le signe d’un bond en arrière vers un passé sombre et antidémocratique qui colle parfaitement avec la vision monroeiste de Trump à l’égard de l’Amérique latine, considérée comme « l’arrière-cour » des États-Unis sur la scène internationale.

Ces derniers jours, la ministre des Affaires étrangères d’Añez, Karen Longaric, a été chaleureusement accueillie par le secrétaire d’État américain Mike Pompeo. Le secrétaire général de l’OEA Luis Almagro lui a emboîté le pas, et Longaric a rendu hommage à son « rôle crucial pour la défense de la démocratie et de l’État de droit », avant de lui accorder son soutien officiel pour sa réélection à la tête de l’organisation.

L’OEA a joué un rôle crucial dans le sabotage de l’élection d’octobre 2019 et dans l’alimentation du récit fallacieux d’élections frauduleuses, qui a grandement contribué au renversement de Morales. Longaric a ensuite donné une conférence, dans le cadre du Dialogue interaméricain, dédiée à l’importance d’adhérer à une politique étrangère « non idéologique ». Ce même après-midi, les relations avec Cuba ont été rompues. Durant l’événement, Longaric n’a été confrontée à aucune question dérangeante…

Depuis son improbable rôle de présidente intérimaire émergeant de l’obscurité à celui de candidate à la présidentielle disposant d’un nombre croissant d’alliés internationaux, Añez est parvenue à faire de sa politique étrangère zélée le pilier de sa stratégie politique avec un indéniable succès. Dans un contexte régional et international où l’appartenance à l’extrême-droite, loin d’être marginale, est devenue politiquement rentable, que Jeanine Añez se sente si enhardie n’a rien de surprenant…

L’Argentine face au FMI : les péronistes à la croisée des chemins

À la suite de quatre années de politique néolibérale brutale pendant la présidence de Mauricio Macri, l’Argentine est à nouveau plongée dans une crise majeure de la dette. Le nouveau président péroniste, Alberto Fernández, se retrouve confronté au même dilemme que ses prédécesseurs : risquer un bras de fer avec le FMI ou accepter toutes ses conditions. Par Éric Toussaint, porte-parole du CADTM International.


Rappelons que Mauricio Macri a commencé son mandat en décembre 2015 en acceptant toutes les demandes d’un juge new-yorkais qui avait donné raison aux fonds vautours contre l’Argentine. Cela a permis à ces fonds d’investissements spécialisés dans le rachat à bas prix des titres souverains d’empocher 4,6 milliards de dollars et de faire un bénéfice de 300 %. Pour indemniser ces fonds vautours, Mauricio Macri a emprunté sur les marchés financiers. Il annonçait que tout se passerait pour le mieux car l’application de recettes néolibérales allait renforcer l’attrait de l’Argentine auprès des investisseurs et des prêteurs étrangers. La presse dominante au niveau international lui a apporté son soutien. Les commentaires des experts en économie invités à donner leur avis présentaient l’Argentine de Macri comme une success story. L’émission en 2017 d’un titre venant à échéance 100 ans plus tard (2117) était présentée comme la preuve ultime de la réussite néolibérale pro-marché de Macri.

Or la réussite de ce titre s’expliquait d’une toute autre manière : le taux d’intérêt proposé pendant cent ans s’élevait à 7,25 % par an (avec un rendement réel sur le prix d’achat de départ de 7,917 % car le titre a été vendu avec une décote pour attirer les investisseurs). Alors que début juin 2017, les banquiers pouvaient emprunter à 0 % à la BCE, à la Banque du Japon et à la Banque de Suisse, à 0,25 % à la Banque d’Angleterre et à 1,00 % à la Fed aux États-Unis, alors que les fonds d’investissements disposaient d’énormément de liquidités et que le rendement des titres de la dette publique des pays du Nord était très bas, voire négatif, le bon argentin à 7,25 % pendant cent ans était une aubaine. D’où son succès. Cela ne représentait en rien la preuve de la bonne santé de l’économie argentine. Il y a un volume tellement élevé de capitaux orientés vers la spéculation (et pas vers l’investissement productif) que tout État émettant des titres souverains avec un rendement supérieur à la moyenne est susceptible de trouver acquéreur.

Un exemple de commentaire de la presse économique pour saluer le bon à 100 ans : « Un peu plus d’un an après la fin de l’incroyable saga de la dette argentine, Buenos Aires poursuit sa reconquête des marchés financiers. Le gouvernement Macri vient d’effectuer une émission obligataire en dollars à 100 ans, un événement qui aurait paru impossible il y a encore quelques années ». Dans un article apologétique, le quotidien français Les Échos n’hésitait donc pas à affirmer que l’Argentine de Macri poursuivait « sa reconquête des marchés ».

Un an avant, en 2016, le même quotidien écrivait : « En avril 2016, Buenos Aires avait effectué un retour triomphal sur les marchés : malgré huit faillites dans l’histoire de l’Argentine, les investisseurs avaient placé pour 68 milliards de dollars d’ordres. Un véritable plébiscite pour le nouveau chef d’État Mauricio Macri. Le pays avait choisi de lever 16,5 milliards à un taux de 7,5 % pour 10 ans. ».

Une personne un peu avisée aura compris à la lecture de ces commentaires dithyrambiques que les grandes sociétés capitalistes du monde entier étaient à la recherche des occasions d’obtenir un haut rendement en achetant des titres avec des risques élevés. Cela ne représentait pas du tout une preuve de bonne santé de l’économie argentine.

Les prêteurs potentiels (c’est-à-dire des fonds d’investissements, des grandes banques…) se disaient que les titres argentins bénéficiaient de la garantie de l’État argentin et qu’en cas de pépin ils pourraient demander à un juge de New York de leur donner raison contre l’Argentine. Ils avaient raison car les autorités de Buenos Aires ont délégué à la justice des États-Unis le pouvoir de trancher des conflits entre l’Argentine et les prêteurs. De toute façon, ils se disaient aussi qu’en cas de besoin, le FMI interviendrait pour prêter de l’argent au gouvernement argentin afin que celui-ci puisse continuer à rembourser la dette aux fonds privés comme il l’a toujours fait. Argument supplémentaire : les richesses du sous-sol argentin sont élevées et en cas de problème l’Argentine pourra mettre en vente encore plus de ressources afin de répondre aux exigences des prêteurs.

En résumé, alors que l’économie argentine réelle n’allait pas bien du tout, le gouvernement a réussi en 2016-2017 à trouver des prêteurs et son gouvernement de droite a bénéficié des louanges de la grande presse internationale, du FMI et des autres gouvernements directement aux mains du grand capital.

Mais cela a commencé à tourner franchement mal en 2018 sous l’effet de plusieurs facteurs négatifs en lien avec les politiques pratiquées par Macri : l’augmentation très forte du volume des intérêts à payer (qu’il fallait continuellement refinancer par de nouvelles dettes), la fuite massive des capitaux permise par une politique tout à fait laxiste de liberté totale de sortie des capitaux. Cette sortie montrait d’ailleurs que les capitalistes argentins n’avaient pas tellement confiance dans l’avenir de Macri et préféraient aller faire des affaires ailleurs y compris en achetant à Wall Street des titres de la dette extérieure argentine libellés en dollars. Les réserves de change ont fortement baissé. La production et l’emploi ont commencé à chuter, l’Argentine est entrée en récession. Le pouvoir d’achat de la majorité de la population a reculé suite aux attaques patronales et gouvernementales. En conséquence, la consommation interne qui représente 70 % du PIB argentin a baissé elle aussi. Le peso argentin s’est progressivement enfoncé. Alors qu’au 1er janvier 2018, il fallait 22 pesos pour acheter un euro, le 16 juin 2018, il en fallait 321.

C’est dans ce contexte qu’en juin 2018, Macri en panique a fait appel au FMI comme l’avaient prévu les prêteurs étrangers et les capitalistes argentins. Le crédit total que le FMI a promis d’accorder à l’Argentine s’est élevé à 57 milliards de dollars (dont l’équivalent de 44,1 milliards ont été effectivement déboursés jusqu’à présent). Dans un premier temps, en juin 2018, le montant de 50 milliards de dollars a été annoncé et quelques mois plus tard, comme la situation ne s’arrangeait pas, 7 milliards de dollars supplémentaires ont été ajoutés aux promesses de déboursements. C’est jusqu’ici le prêt le plus élevé jamais accordé à un pays par le FMI (en 2010, le prêt accordé à la Grèce par le FMI s’est élevé à 30 milliards d’euros). Le FMI comme d’habitude a exigé en contrepartie l’application de mesures encore plus impopulaires que celles appliquées par Macri jusque-là.

En octobre 2019, lors des élections présidentielles, le peuple argentin a sanctionné Macri et le mouvement politique péroniste a regagné par les urnes, après un intermède de quatre ans, la présidence du pays en la personne d’Alberto Fernández. Cristina Fernández, qui a présidé le pays de 2007 à 2015, est devenue vice-présidente.

C’est en préparation de la passation de pouvoir entre Mauricio Macri et Alberto Fernández (10 décembre 2019), que le réseau latinoaméricain et caribéen du CADTM, le CADTM AYNA (AYNA correspond au sigle Abya Yala Nuestra América – dans la région du Panama actuel, les peuples natifs de l’Amérique latine appelaient leur territoire l’Abya Yala) tenait sa huitième assemblée annuelle. J’ai participé à cette rencontre ainsi qu’à plusieurs conférences publiques dont une au parlement argentin.

Le taux de pauvreté a fortement augmenté pendant les quatre ans du mandat de Macri, il est passé d’environ 27 % à 40 % de la population. Dans les jours qui ont précédé le passage de Macri aux Fernández (Alberto et Cristina Fernández ne sont pas de la même famille même s’ils portent le même patronyme), le paiement de la dette était au centre de la plupart des débats politiques.

Par ailleurs, il faut souligner que les mouvements politiques et sociaux argentins sont massifs et bien organisés : les syndicats restent puissants, le mouvement féministe est capable de grandes mobilisations, les sans-emplois sont organisés, le mouvement coopératif est fort, … Les différentes expériences néolibérales qui ont commencé avec la dictature (1976-1983) et dont la dernière en date est la période Macri n’ont pas réussi à atomiser la société argentine et, à la différence du Chili voisin, l’éducation y compris universitaire est gratuite et il en va de même avec le secteur de la santé.

En novembre-décembre 2019, voici les questions qui reviennent le plus souvent dans les médias :

-Alors que le gouvernement sortant a suspendu le paiement d’une partie de la dette interne, le nouveau gouvernement va-t-il rembourser la dette accumulée pour réaliser une politique qui a été rejetée par la majorité de la population ?

-Que faut-il faire des accords passés avec le FMI ?

-Puisque le FMI est censé verser encore 11 à 13 milliards de dollars à l’Argentine, le nouveau gouvernement doit-il demander ces versements ou doit-il dire au FMI de les stopper ?

-Ne faudrait-il pas que l’Argentine suspende pendant deux ans le remboursement de la dette afin de pouvoir relancer en priorité la consommation et l’activité économique et ainsi rendre soutenable la reprise des paiements plus tard ? C’est ce que propose Martin Guzman, économiste argentin qui enseigne à New York et qui collabore étroitement avec Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie. Martin Guzman vient d’être nommé ministre de l’Économie et des Finances du nouveau gouvernement d’Alberto Fernández.

Une majorité de la population rejette clairement le FMI dont l’action néfaste en Argentine est connue de tout un chacun. Il faut savoir qu’après la seconde Guerre mondiale, le président Juan Domingo Perón avait refusé que son pays adhère au FMI en le dénonçant comme un instrument de l’impérialisme2. L’Argentine n’a adhéré au FMI qu’en 1956 pendant la dictature militaire du général Pedro Eugenio Aramburu Silveti qui a renversé Perón en 1955. Vingt ans plus tard, le FMI a soutenu activement la dictature sanglante du général Jorge Rafael Videla, responsable de l’assassinat de plus de 30 000 opposants de gauche. Dans les années 1990, le FMI a mis la pression maximum pour faire de l’Argentine un des pays à la pointe des privatisations et de l’ajustement structurel. Cela avait fini par conduire à la rébellion massive de décembre 2001 qui a provoqué la chute du président Fernando de la Rúa.

Lors des conférences publiques réalisées à Buenos Aires entre le 27 et le 29 novembre 2019 par ATTAC-CADTM en collaboration avec une dizaine d’organisations, j’ai eu l’occasion, en tant que porte-parole international du CADTM, de faire une série de propositions pour affronter la crise de la dette argentine. Ces propositions sont le fruit de discussions au sein du réseau CADTM. Cela a notamment été le cas lors d’une audience qui a eu lieu au parlement argentin le 27 novembre à l’initiative de l’économiste Fernanda Vallejos, une députée qui fait partie de la nouvelle majorité présidentielle [voir l’intervention en espagnol d’Éric Toussaint].

Voici un résumé des arguments que j’ai avancés et des propositions que j’ai faites.

Il ne faut pas hésiter à utiliser la doctrine de la dette odieuse car elle s’applique à l’Argentine.

Selon la doctrine de la dette odieuse, une dette est réputée odieuse et donc nulle à deux conditions :

1. Elle a été contractée contre l’intérêt de la nation ou contre l’intérêt du peuple ou contre l’intérêt de l’État concerné.

2. Les créanciers ne sont pas en mesure de démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette était contractée contre l’intérêt de la nation. Il faut préciser que selon la doctrine de la dette odieuse la nature du régime ou du gouvernement qui a contracté la dette n’a aucune espèce d’importance, ce qui compte c’est l’usage qui est fait de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être réputée odieuse si la deuxième condition est réunie. Donc, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux [voir à ce sujet sur le site du CADTM : https://www.cadtm.org/La-dette-odieuse-selon-Alexandre-Sack-et-selon-le-CADTM)3.

Il est fondamental pour un pays d’adopter de manière souveraine et unilatérale des mesures complémentaires qui permettent d’améliorer la situation en matière de dette.

Cinq exemples :

1. L’adoption d’une loi contre les fonds vautours

Comme la Belgique l’a montré en 2008 puis en 2015, il est possible d’adopter une loi pour combattre les fonds vautours (voir Renaud Vivien, « Analyse de la loi belge du 12 juillet 2015 contre les fonds vautours et de sa conformité au droit de l’UE »). La loi est très simple, elle consiste à dire qu’un fonds d’investissement ne peut pas prétendre à une somme supérieure à la somme qu’il a effectivement déboursée pour acquérir un titre de la dette publique. Rappelons que l’action des fonds vautours consiste à acheter à un prix très bas des titres de la dette quand le pays est en détresse afin d’obtenir par voie de justice une indemnisation qui peut représenter un bénéfice de plusieurs centaines de pourcents. Si l’Argentine adoptait une telle loi, cela pourrait l’aider à se protéger contre l’action des fonds vautours. Si de nombreux pays faisaient de même, ceux-ci seraient largement neutralisés. Il faudrait également refuser lors de l’émission de titres de dettes publiques de déléguer à une juridiction étrangère (par exemple la justice de New York) le pouvoir de régler un litige entre le pays emprunteur et les détenteurs de titres.

2. La suspension du paiement de la dette

La suspension du paiement de la dette fait partie des moyens qu’un pays peut utiliser pour affronter une situation de crise financière et/ou humanitaire. Le pays peut décréter une suspension de manière unilatérale et souveraine. De nombreux pays y ont eu recours, c’est le cas de l’Argentine à partir de la fin 2001 jusque 2005 pour un montant d’environ 80 milliards de dollars et cela lui a été bénéfique.

Dans un livre collectif publié en 2010 par l’université d’Oxford4, Joseph Stiglitz affirme que la Russie en 1998 et l’Argentine au cours des années 2000 ont fait la preuve qu’une suspension unilatérale du remboursement de la dette peut être bénéfique pour les pays qui prennent cette décision : « Tant la théorie que la pratique suggèrent que la menace de fermeture du robinet du crédit a été probablement exagérée » (p. 48).

Quand un pays réussit à imposer une réduction de dette à ses créanciers et recycle les fonds antérieurement destinés au remboursement pour financer une politique fiscale expansionniste, cela donne des résultats positifs : « Dans ce scénario, le nombre d’entreprises locales qui tombent en faillite diminue à la fois parce que les taux d’intérêt locaux sont plus bas que si le pays avait continué à rembourser sa dette et parce que la situation économique générale du pays s’améliore. Puisque l’économie se renforce, les recettes d’impôts augmentent, ce qui améliore encore la marge budgétaire du gouvernement. […] Tout cela signifie que la position financière du gouvernement se renforce, rendant plus probable (et pas moins) le fait que les prêteurs voudront à nouveau octroyer des prêts. » (p. 48). Par ailleurs, dans un article publié par le Journal of Development Economics sous le titre « The elusive costs of sovereign defaults », Eduardo Levy Yeyati et Ugo Panizza, deux économistes qui ont travaillé pour la Banque interaméricaine de développement, présentent les résultats de leurs recherches minutieuses sur les défauts de paiement concernant une quarantaine de pays. Une de leurs conclusions principales est la suivante : « Les périodes de défaut de paiement marquent le début de la récupération économique » (« Default episodes mark the beginning of the economic recovery »).

L’Argentine, comme en 2001, ne devrait pas hésiter à déclarer une suspension de paiement d’une durée à déterminer, deux ans peut constituer un laps de temps minimum avec une possibilité de prolongation si cela est nécessaire. Elle pourrait mettre à profit cette suspension pour utiliser les sommes épargnées afin de relancer la consommation et l’activité économique au profit de la population.

Il est recommandé de réaliser une suspension sélective : les petits épargnants et les petits détenteurs de titres, de même que les fonds de pensions publics et les autres institutions publiques doivent être exemptés de la suspension de paiement, c’est-à-dire que ces catégories continueront à recevoir le remboursement de la dette. Il est tout à fait normal d’instaurer une discrimination positive afin de protéger les « faibles » et les entités publiques nationales par rapport aux grands créanciers privés et au FMI.

3. L’obligation pour les détenteurs de titres de la dette argentine de s’identifier auprès des autorités de Buenos Aires

Les autorités argentines devraient renouer avec une pratique datant de la première moitié du 20e siècle : l’établissement d’une liste des détenteurs de titres et autres créanciers. Dans le règlement du litige entre le Mexique et ses créanciers dans les années 1940, les créanciers ont eu l’obligation de se faire connaître et certains ont été exclus de l’accord qui a permis l’annulation de 90 % de la dette mexicaine. Les détenteurs de titres ont été obligés de présenter leurs titres et de les faire enregistrer et estampiller auprès des autorités mexicaines avant de pouvoir prétendre à une compensation ! [Lire à ce sujet cet article sur le site du CADTM]. L’obligation pour les détenteurs de titres de s’identifier permet notamment de poursuivre le paiement à l’égard des « petits porteurs » de titres ou de leur proposer une indemnisation favorable.

4. La réalisation d’un audit de la dette à participation citoyenne

Il est fondamental de réaliser un audit avec la participation des citoyens et des citoyennes afin d’identifier la partie illégitime et odieuse de la dette (la partie illégitime et odieuse pourrait représenter l’écrasante majorité de la dette). Cet audit peut déboucher sur une répudiation de la dette et/ou sur une restructuration unilatérale avec une annulation plus ou moins importante.

5. La non-reconnaissance des accords signés avec le FMI en 2018 par Macri

Comme l’ont démontré plusieurs juristes argentins et de nombreux autres protagonistes, l’accord signé par le FMI et Mauricio Macri est contraire à l’intérêt de la nation argentine et/ou du peuple argentin. Le FMI, en octroyant un prêt de 57 milliards de dollars au gouvernement de Macri, a violé ses propres règles qui consistent à dire qu’il ne peut octroyer des fonds que si, en conséquence, la dette devient soutenable. Or en prêtant une somme aussi énorme à l’Argentine en 2018, il n’était pas possible de prétendre que cela rendrait la dette soutenable. La preuve en a été faite moins d’un an plus tard. De son côté Macri a violé les lois et la constitution argentine qui prévoient que la signature d’un tel accord avec le FMI, qui a valeur de traité international, doit être soumis à débat au parlement argentin qui doit ensuite l’approuver. De plus, le crédit a été accordé parce que Donald Trump, président des États-Unis, a mis la pression sur la direction du FMI afin de venir en aide au gouvernement de Macri pour que celui-ci puisse rester au pouvoir malgré la crise et remporter les élections de 2019. Trump voulait venir en aide à Macri parce que celui-ci menait une politique conforme aux intérêts économiques, politiques et militaires des États-Unis. C’est la véritable raison pour laquelle ce méga-crédit a été accordé. Sachant que le peuple argentin a désavoué dans les urnes les choix de Macri et que celui-ci n’a pas respecté la constitution argentine, le nouveau gouvernement est en droit de refuser de reconnaître la validité des accords signés par son prédécesseur avec le FMI. On est dans un cas de figure prévu par la doctrine de la dette odieuse : lors d’un changement de régime, le nouveau gouvernement n’est pas tenu de respecter les obligations contractées par ses prédécesseurs en matière d’endettement si ceux-ci ont contracté une dette contre l’intérêt de la nation ou du peuple (et dans ce cas en leur propre faveur, afin de rester au pouvoir).

Il est important pour l’Argentine de tirer des leçons des erreurs du passé et de ne pas reproduire le type de négociation qui a eu lieu avec les créanciers pendant la période 2002-2010 [voir une analyse de cette renégociation dans Maud Bailly et Éric Toussaint, « Argentine : La restructuration frustrée de la dette en 2005 et en 2010 »].

Les mesures énoncées plus haut devraient s’inscrire dans un programme d’ensemble qui inclut d’autres actions : contrôle des mouvements de capitaux, socialisation du secteur bancaire, réforme fiscale, mesures pour rompre avec le modèle extractiviste exportateur et pour lutter contre la crise écologique…

Notes :

1 Fin septembre 2018, il fallait 48 pesos pour 1 euro. Début décembre 2019, il en fallait 66.

2 Noemí Brenta y Pablo Anino, « Una de terror : la historia de Argentina y el FMI », https://www.laizquierdadiario.com/Una-de-terror-la-historia-de-Argentina-y-el-FMI

3 Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Sack dit très clairement que des dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Il écrit « pour qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier puisse être considérée comme incontestablement odieuse, il conviendrait que… ». Sack définit un gouvernement régulier de la manière suivante : « On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. » (p. 6). Je souligne (ÉT). Source : Les effets des transformations des États sur leurs dettes publiques et autres obligations financières : traité juridique et financier, Recueil Sirey, Paris, 1927. Voir le document presque complet en téléchargement libre sur le site du CADTM.

4 Barry Herman, José Antonio Ocampo, Shari Spiegel, Overcoming Developing Country Debt Crises, OUP Oxford, 2010.

 

Article originellement publié sur le site du CADTM sous le titre «L’Argentine en pleine crise de la dette » le 9 décembre 2019, reproduit avec l’autorisation de son auteur : https://www.cadtm.org/L-Argentine-en-pleine-crise-de-la-dette