La crise du bonapartisme post-soviétique et le conflit ukrainien

« Préoccupations sécuritaires », « autodétermination », « choix civilisationnel », « projet impérial », « impérialisme » ou « anti-impérialisme » : ces notions fleurissent depuis le commencement du conflit. La plupart des commentateurs, de gauche ou de droite, hostiles ou favorables à l’OTAN, évoquent « la Russie » comme un acteur monolithique, qui agirait pour défendre ses intérêts et sa vision du monde – que ce soit pour protéger ses frontières, dans un accès de paranoïa, ou pour réaliser un sinistre dessein expansionniste. Les dynamiques internes de la société russe sont laissées de côté. Comprendre la nature de la classe oligarchique russe, de son régime d’accumulation et de ses contradictions est pourtant riche d’enseignements quant aux raisons de l’invasion ukrainienne. Par Volodymyr Ischenko, chercheur à l’Université libre de Berlin et auteur de Towards the Abyss: Ukraine from Maidan to War (Verso, 2023). Traduction par Albane le Cabec [1].

Le débat portant sur les « intérêts » russes dans ce conflit est particulièrement pauvre. D’un côté, certains assimilent le positionnement de Vladimir Poutine à celui de la société russe, sans questionner les raisons de son insistance sur l’appartenance des Ukrainiens et des Russes à un peuple unique. D’autres tiennent au contraire ses déclarations pour systématiquement mensongères – ou simplement stratégiques -, et ne reflétant pas les « vrais » objectifs poursuivis en Ukraine.

À leur manière, ces deux postures jettent un écran de brouillard sur les motivations du Kremlin. Comprendre « ce que veut vraiment Poutine » requiert d’aller au-delà de quelques citations sélectionnées dans ses grands discours. Une analyse des intérêts financiers en jeu – fût-ce pour ensuite les rattacher à un discours – est autrement plus éclairante.

Le concept d’impérialisme a été brandi – souvent à tort et à travers -, y compris par certains analystes, marxistes, pour désigner les intérêts et la démarche du Kremlin. Le contexte post-soviétique diffère pourtant de celui où il a été théorisé, notamment par Lénine. Sa génération avait analysé l’impérialisme de sociétés capitalistes en voie d’expansion et de modernisation, tandis que les sociétés post-soviétiques connaissent des phases de crises, de dé-modernisation et de périphérisation : des différences de taille, qui exigent à tout le moins quelques précisions. 

En Russie, le rôle de l’État est plus important qu’ailleurs dans la reproduction de la classe dirigeante, en raison de la nature de la transformation post-soviétique.

Si l’on s’en tient au prisme « marxiste » classique, la situation russe échappe aux explications traditionnelles. L’expansion du capital financier russe ne fournit pas un motif évident pour cette agression – que l’on songe simplement aux sanctions occidentales sur une économie russe fortement mondialisée. Pas davantage que la conquête de nouveaux marchés – l’Ukraine n’attire pratiquement pas d’investissement direct étranger. Pas plus que le contrôle des ressources stratégiques – quels que soient les gisements miniers se trouvant sur le sol ukrainien, la Russie aurait besoin d’une industrie en expansion pour les absorber, ce que les sanctions économiques limitent fortement…

Face à cette difficulté, certains ont alors prétendu que la guerre pouvait procéder une forme « politique » ou « culturelle » d’impérialisme. Une explication peu convaincante – elle impliquerait que la classe dirigeante russe soit prise en otage par un maniaque nationaliste avide de pouvoir, obsédé par une « mission historique » de restauration de la grandeur nationale…

Or, Vladimir Poutine n’est ni un idéologue fanatisé (des politiques de cette nature se sont révélées marginales dans tout l’espace post-soviétique depuis deux décennies), ni un fou. Et il faut bien admettre qu’il ne s’est pas outre mesure émancipé de l’agenda de la classe dominante russe. Alors, de quoi est-il le nom ?

Le capitalisme politique – en Russie et ailleurs

Qui dirige la Russie ? Un marxiste répondrait que « la classe capitaliste » est aux commandes. Un quidam de l’espace post-soviétique s’en prendrait simplement aux « voleurs, aux « escrocs », aux « mafieux ». Une réponse plus médiatique consisterait à faire référence aux « oligarques » – terme qui met en évidence l’interdépendance entre les entreprises privées et l’État.

Historiquement, « l’accumulation primitive » du capital des pays de l’ex-bloc soviétiques s’est produite grâce à la désintégration de l’État et de l’économie soviétiques. Le politologue Steven Solnick qualifie de « pillage de l’État » le processus par lequel les membres de la nouvelle classe dirigeante ont privatisé ce qui appartenait aux entités publiques – souvent pour quelques dollars. Ils ont bien sûr tiré profit de leurs relations informelles avec les dirigeants du nouvel l’État, et des lacunes d’un système juridique intentionnellement conçu pour faciliter l’évasion fiscale et la fuite des capitaux.

L’économiste marxiste russe Ruslan Dzarasov désigne cette accumulation initiale comme une « rente d’initiés ». On retrouve bien sûr ces pratiques dans d’autres parties du monde, mais le rôle de l’État est ici bien plus important dans la création et la reproduction de la classe dirigeante russe, en raison de la nature de la transformation post-soviétique.

Ces phénomènes sont plus généralement subsumés par le concept de « capitalisme politique » – ou « capitalisme d’État », dans ses variantes. De nombreux penseurs, comme le sociologue Hongrois Ivan Szelenyi, ont développé ce concept traditionnellement défini par Max Weber comme l’exploitation de la fonction politique par la classe capitaliste, visant à maximiser l’accumulation de richesses. Partant, les « capitalistes d’État » – que l’on nommera ici, par commodité de langage, oligarques – désignent la fraction des détenteurs de capitaux dont le principal avantage concurrentiel provient de leur mainmise sur les institutions publiques – contrairement à ceux qui tirent leur pouvoir d’une main-d’œuvre bon marché ou d’innovations. Les oligarques n’existent pas seulement dans les pays post-soviétiques : ils tendent à bourgeonner sur les ruines des États qui ont joué un rôle structurant dans l’économie, accumulé d’importants capitaux, puis se sont brutalement ouverts au secteur privé.

Il est possible, sur ces fondements, d’aller au-delà des déclarations du Kremlin portant sur sa « souveraineté » ou ses « sphères d’influence ». Si les avantages que procure l’État aux oligarques sont fondamentaux pour l’accumulation de leur richesse, ils n’ont d’autre choix que de défendre le territoire sur lequel ils exercent un tel contrôle.

Ce besoin de « marquer le territoire » est moins fondamental pour les autres catégories de détenteurs de capitaux. Les classes dominantes « traditionnelles » ne dirigent pas l’État directement : en Occident, les institutions étatiques jouissent d’une autonomie substantielle par rapport à la classe dominante, qu’elles servent indirectement en établissant des règles qui permettent l’accumulation. Les oligarques, en revanche, n’exigent pas de l’État la simple mise en place de règles : ils souhaitent un contrôle beaucoup plus immédiat sur les décideurs politiques – lorsqu’ils n’en sont pas eux-mêmes.

Bien sûr, de nombreuses icônes du capitalisme entrepreneurial classique ont bénéficié de subventions de l’État, de régimes fiscaux préférentiels ou de diverses mesures protectionnistes. Mais, contrairement aux oligarques, leur survie et leur expansion sur le marché ne dépendent que rarement des partis au pouvoir ou des régimes politiques en place. Le capital transnational survivrait sans les États-nations dans lesquels son siège social est situé – comme en témoigne les projets de villes entrepreneuriales flottantes, « indépendantes » de tout État-nation, rêvés par les magnats de la Silicon Valley comme Peter Thiel. Les oligarques, à l’inverse, ne peuvent survivre dans la concurrence mondiale sans le territoire duquel ils tirent une rente.

Les conflits de classe à l’ère post-soviétique

Un tel « capitalisme politique » est-il viable sur la longue durée ? Après tout, l’État doit bien puiser ses ressources quelque part pour pérenniser cette redistribution ascendante… Comme le note Branko Milanovic, la corruption demeure un problème endémique du « capitalisme politique » – que l’on songe simplement à la Chine, modèle le plus abouti en la matière, où les institutions du Parti communiste ont été fragmentées par de multiples réseaux clientélaires. De telles réalités freinent les tendances à la modernisation de l’économie. Pour le dire autrement, il n’est pas possible de puiser éternellement à la même source : le « capitalisme politique » doit muer en une forme qui lui permette de maintenir un taux de profit élevé via des investissements en capital ou une exploitation intensive du travail – sans quoi la source des rentes finira par se tarir.

L’alliance entre le capital transnational et les classes moyennes des pays voisins de la Russie, représentées par des sociétés civiles pro-occidentales, traçait les contours d’un projet post-soviétique plus menaçant pour le Kremlin. Cette alliance, davantage que les oligarques traditionnels, obérait les projets d’intégration régionale.

Or, le réinvestissement et l’exploitation de la force de travail se heurtent à des obstacles structurels dans le capitalisme post-soviétique. D’une part, les oligarques eux-mêmes hésitent à s’engager dans des investissements à long terme, ayant à l’esprit que la prospérité de leur modèle dépend de la présence au pouvoir d’un certain clan. Aussi, il est généralement plus opportun pour eux de transférer leurs bénéfices vers des comptes offshore, dans une logique de profit immédiat. D’autre part, la main-d’œuvre post-soviétique, urbanisée et qualifiée, n’est pas bon marché. Les salaires relativement bas de la région n’ont été rendus possibles qu’en raison de la vaste infrastructure matérielle et des institutions de protection sociale que l’Union soviétique a laissé en héritage. Cet héritage représente un fardeau énorme pour l’État, mais il n’est pas si facile de l’abandonner sans provoquer un grognement populaire immédiat.

Dans une logique que l’on peut qualifier de « bonapartiste », Vladimir Poutine et son entourage ont cherché à mettre fin à cette guerre de « tous contre tous » qui a caractérisé les années 1990, équilibrer les intérêts de certaines fractions de l’élite, et en réprimer d’autres. Ce, sans altérer les fondements de ce « capitalisme politique ».

Alors que cette expansion prédatrice du capitalisme russe commençait à se heurter à ses limites internes, les élites ont cherché à l’externaliser pour soutenir leur taux de rente, en augmentant le bassin d’extraction. C’est ainsi que l’on peut comprendre l’intensification des projets d’intégration menés par la Russie, à l’instar de l’Union économique eurasiatique. Ils se sont heurtés à deux obstacles.

Le premier, relativement mineur, réside dans la résistance des classes dominantes locales. En Ukraine, les oligarques comptaient bien conserver leur propre droit souverain à récolter des rentes d’initiés sur leur territoire. Ils ont alors instrumentalisé le nationalisme anti-russe pour légitimer leur revendication sur la partie ukrainienne de l’État soviétique en désintégration – sans réussir à développer un projet national fondé sur le développement.

Le célèbre titre du livre du second président ukrainien Leonid Koutchma – L’Ukraine n’est pas la Russie – illustre bien ce problème. Si l’Ukraine n’est pas la Russie, alors qu’est-elle ? L’échec des oligarques post-soviétiques non-russes à surmonter la crise de l’hégémonie qu’ils traversaient a fragilisé leur pouvoir, in fine dépendant du soutien russe, comme en Biélorussie ou au Kazakhstan.

L’alliance entre le capital transnational et les classes moyennes, représentées par des sociétés civiles pro-occidentales, traçait les contours d’un projet post-soviétique plus menaçant pour le Kremlin. Cette alliance, davantage que les oligarques traditionnels, obérait les projets d’intégration de la Russie. Une telle configuration offre une première réponse pour comprendre les raisons de l’invasion de l’Ukraine.

Il faut également rappeler que la stabilisation toute « bonapartiste » des institutions, imposée par Poutine, a favorisé la croissance d’une classe moyenne. Si une partie de celle-ci était financièrement liée au régime, la grande majorité était exclue de ce « capitalisme politique ». Les principales opportunités de revenus et de carrière pour ses membres résidaient donc dans une intensification des liens politiques, économiques et culturels avec l’Occident. On ne s’étonnera donc pas que cette classe moyenne ait été au premier poste de propagation du softpower occidental.

Ce contre-projet, profondément élitaire par nature, explique son peu de succès en Russie et dans le reste de l’espace post-soviétique – bien qu’une alliance avec les factions nationalistes anti-russes aient pu, en Ukraine et ailleurs, lui fournir une audience non négligeable. Aujourd’hui encore, la mobilisation des Ukrainiens contre l’agression russe n’implique pas qu’ils soient unis autour d’un tel projet.

La discussion sur le rôle de l’Occident dans l’invasion russe est généralement centrée sur la menace que représenterait l’OTAN pour la Russie. C’est un élément mis en avant par la classe dirigeante russe. Il est aisé de comprendre pourquoi : la classe oligarchique russe ne survivrait pas dans un modèle économique « à l’occidentale ». Les programmes « anti-corruption » mis en avant par les institutions européennes et nord-américaines constituent une pièce fondamentale dans leur agenda de lutte contre le « capitalisme politique » : pour les oligarques russes, le succès de ce programme signifierait la fin de la poule aux oeufs d’or.

La classe dirigeante russe est fracturée. Si certains segments subissent de lourdes pertes du fait des sanctions occidentales, l’autonomie partielle du régime russe par rapport à ceux-ci lui permet de poursuivre des « intérêts collectifs » de long terme.

En public, le Kremlin tente de présenter la guerre comme une bataille pour la survie de la Russie. L’enjeu sous-jacent est cependant la survie de la classe dirigeante russe et de son modèle oligarchique. La restructuration « multipolaire » de l’ordre mondial lui fournirait un certain répit. On comprend donc la rhétorique tiers-mondiste du Kremlin, qui tente de populariser sa vision géopolitique auprès des élites du « Sud global ». Celles-ci, à leur tour, obtiendraient le droit à leur propre « sphère d’influence ».

Crises du bonapartisme post-soviétique

Il faut garder à l’esprit les intérêts contradictoires des classes oligarchiques post-soviétiques, des classes moyennes et du capital transnational pour comprendre la genèse du conflit actuel. La crise de l’organisation politique aux fondements du « capitalisme politique » a servi de catalyseur.

Les régimes « bonapartistes », comme ceux de Vladimir Poutine ou d’Alexandre Loukachenko, se nourrissent d’un soutien passif et dépolitisé de la population. Ils tirent leur légitimité de leur capacité à surmonter le désastre de l’effondrement post-soviétique – une matrice hégémonique bien faible. De tels régimes, fortement personnalisés, sont fragiles en raison des problèmes de succession. Aucune règle n’émerge pour la passation du pouvoir, pas davantage qu’une idéologie à laquelle le nouveau dirigeant devrait se raccrocher. Aussi la succession constitue-t-elle l’un des talons d’Achille de l’oligarchie post-soviétique. Ces phases constituent des moments de fragilité, durant lesquels les soulèvements populaires ont de meilleures chances de réussir.

De tels soulèvements se sont accélérés à la périphérie de la Russie ces dernières années : le mouvement « Euro-Maïdan » en Ukraine (2014), les soulèvements arméniens, la troisième révolution au Kirghizistan, le soulèvement raté en Biélorussie (2020) et plus récemment l’insurrection au Kazakhstan. Dans les deux derniers cas, le soutien russe s’est avéré structurant pour assurer la survie du régime. En Russie même, les rassemblements « pour des élections équitables » organisés en 2011 et 2012, ainsi que les mobilisations ultérieures inspirées par Alexeï Navalny, soutenus pas la classe moyenne pro-occidentale, ne sont pas anodins. À la veille de l’invasion, l’agitation populaire était en hausse, tandis que les sondages établissaient une baisse de confiance en Vladimir Poutine – et une hausse de ceux qui souhaitaient sa mise à la retraite.

Aucun de ces soulèvements n’a pourtant représenté une menace vitale pour l’ordre oligarchique post-soviétique. Ils n’ont fait que substituer une fraction de la classe dominante à une autre, aggravant la crise de la représentation contre laquelle ils étaient précisément apparus – raison de leur caractère endémique.

Comme le souligne le politologue Mark Beissinger, les phénomènes de type « Maïdan » constituent des soulèvements civiques et urbains qui, contrairement aux révolutions sociales du passé, n’affaiblissent que temporairement le régime en cours, par un renforcement conjoncturel de la « société civile » issue de la classe moyenne. Ils ne parviennent à instaurer un ordre politique alternatif, pas davantage que des mutations démocratiques durables, encore moins un infléchissement égalitaire des structures économiques. Dans les pays post-soviétiques, ces soulèvements n’ont fait qu’affaiblir l’État – et rendre les oligarques locaux plus vulnérables aux assauts du capital transnational, à la fois directement et indirectement, notamment via les ONG pro-occidentales.

L’Ukraine constitue un cas d’école. Une série d’agences « anti-corruption » ont été obstinément promues par le FMI, le G7 et la « société civile » ukrainienne suite au soulèvement « Euro-Maïdan ». Ils n’ont pourtant mis fin à aucun cas majeur de corruption au cours des huit dernières années. Leur principale réussite réside dans l’institutionnalisation de la surveillance des principales entreprises d’État par des ressortissants étrangers et des militants anti-corruption, réduisant ainsi les opportunités de récolter des rentes d’initiés pour les oligarques locaux. Aussi les élites russes ont-elles des raisons objectives de craindre les institutions occidentales…

Consolidation de la classe dirigeante russe

Divers facteurs conjoncturels permettraient de comprendre pourquoi l’invasion a été enclenchée à ce moment précis – et les raisons de son caractère désastreux : avantage temporaire de la Russie dans les armes hypersoniques, dépendance de l’Europe en énergie russe, répression de l’opposition – « pro-russe » – en Ukraine, enlisement des accords de Minsk de 2015, échec des services secrets russes en Ukraine, etc. Il s’agit ici d’esquisser à grands traits le conflit de classe à l’origine de l’invasion : celui qui oppose des oligarques souhaitant soutenir leur taux de rente par une expansion territoriale, et un capital transnational allié aux classes moyennes exclues de ce « capitalisme politique ».

Ce conflit ne se manifeste pas seulement par cette facette impérialiste. La répression qui s’abat sur les manifestants en Biélorussie et en Russie même en découle également. L’intensification de la crise d’hégémonie post-soviétique et l’incapacité de la classe dirigeante à développer un leadership politique, moral et intellectuel constituent des causes déterminantes dans l’escalade de la violence.

La classe dirigeante russe est fracturée. Si certains segments subissent de lourdes pertes du fait des sanctions occidentales, l’autonomie partielle du régime russe à leur égard lui permet de poursuivre des « intérêts collectifs » de long terme. Dans le même temps, la crise des régimes périphériques exacerbe la menace qui pèse sur la classe dirigeante russe. Les fractions les plus « souverainistes » des oligarques russes ont la main haute par rapport aux plus « compradores », – même si celles-ci comprennent qu’avec la chute du régime, ils seraient également perdants.

En déclenchant la guerre, le Kremlin a cherché à contrecarrer cette menace – et à tendre vers l’horizon d’une restructuration « multipolaire » de l’ordre mondial. Comme le suggère Branko Milanovic, la guerre confère une légitimité au découplage entre la Russie et l’Occident malgré ses coûts extraordinairement élevés – et plus le temps passe, plus la machine arrière paraît improbable. Elle permet également à la classe dirigeante russe de renforcer son organisation politique et sa légitimité idéologique. Ne voit-on pas poindre les signes d’une transformation vers un régime politique autoritaire, idéologisé et mobilisateur ?

Pour Vladimir Poutine, il s’agit essentiellement d’une autre étape dans le processus de consolidation post-soviétique entamé au début des années 2000, consistant à apprivoiser les oligarques russes. Le récit de la prévention des catastrophes et de la restauration de la « stabilité » constituait une première étape. Un nationalisme conservateur plus articulé lui emboîte le pas, dirigé à l’encontre d’acteurs extérieurs – comme les Ukrainiens et l’Occident – ou intérieurs – les « traîtres » cosmopolites.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Behind Russia’s War Is Thirty Years of Post-Soviet Class Conflict »

Leonel Fernández : « De la diplomatie du dollar à une relation d’égal à égal »

Nous avons rencontré Leonel Fernández, président de la République dominicaine à trois reprises (1996-2000, 2004-2008, 2008-2012). Il revient dans cet entretien sur l’histoire de son pays, marquée du sceau de l’impérialisme américain. Sur les défis géopolitiques de l’Amérique latine et l’intégration régionale, à laquelle il cherche à contribuer en s’investissant dans le Grupo de Puebla. Et sur sa propre présidence, caractérisée par des relations cordiales aussi bien avec les États-Unis de Barack Obama que le Venezuela de Hugo Chávez.

LVSL – Votre pays possède une longue histoire conflictuelle à l’égard des États-Unis. À quand cela remonte-t-il, et quels ont été les principaux épisodes de friction ?

Leonel Fernández – L’émergence des États-Unis comme empire remonte à la fin du XIXème siècle. L’impérialisme s’est étendu via la diplomatie du dollar, sous la présidence de William Howard Taft. Il s’est servi de la dette contractée par notre peuple. Initialement, c’est auprès d’institutions financières européennes que la République dominicaine était endettée. Puis, ce sont les Américaines qui sont devenus les créanciers de la République dominicaine, de Haïti, du Nicaragua, etc.

Il faut rappeler à quel point la situation politique de ces pays était chaotique : il ne s’agissait pas de démocraties consolidées. Un état de guerre civile permanent subsistait. Les risques de défaut sur la dette ont fourni une justification à l’occupation militaire des États-Unis. Bien sûr il s’agissait d’un prétexte, d’une instrumentalisation de la diplomatie du dollar pour déployer une force militaire.

En 1965, nous avons subi une nouvelle occupation de la part des États-Unis. Elle faisait suite à une insurrection populaire commencée dix ans plus tôt, que nous avons nommée Révolution d’avril. Elle était dirigée contre un groupe putschiste qui avait renversé le gouvernement démocratiquement élu de Juan Bosch. Celui-ci incarnait des demandes démocratiques et sociales largement partagées par la population dominicaine mais a été pointé du doigt comme communiste. Cela a fourni une justification à son renversement par la caste militaire, des secteurs de l’Église catholique et les États-Unis dirigés par John F. Kennedy. Celui-ci ne souhaitait pas que la République dominicaine se convertisse en un second Cuba.

Raison pour laquelle nous avons été envahi en 1965… alors que nous n’avons jamais conçu cette révolution comme socialiste. Nous souhaitions simplement que Juan Bosch revienne au pouvoir. Il n’avait rien d’un communiste, c’était un démocrate progressiste avec des vues amples sur les questions sociales. C’était également un grand intellectuel et un grand écrivain, important pour l’identité nationale dominicaine.

Regardez ce qui s’est passé en Europe après 2008 : à cause de l’euro, seule l’Allemagne a pu sortir sans douleur de la crise. Regardez le sort terrible qui a été réservé à la Grèce : il montre bien le péril que représente une monnaie unique.

Aujourd’hui, 10% de la population dominicaine vit aux États-Unis. C’est une population bi-culturelle, bien intégrée. Raison pour laquelle nous souhaitons avoir des relations apaisées avec les États-Unis, constituée notamment d’échanges culturels, scientifiques, universitaires. Ce, malgré ce passé sombre.

LVSL – Les relations se sont-elles améliorées avec les États-Unis ?

LF – Du fait des occupations militaires, il existait un sentiment anti-impérialiste très fort dirigé contre les Américains. Le parti auquel j’appartenais, fondé par Juan Bosch, s’intitulait Parti de la libération dominicaine – libération contre une forme de domination impériale. J’ai baigné dans une atmosphère de nationalisme révolutionnaire. De nombreuses voies – celle de la révolution armée, notamment – ont constitué une impasse. Seule l’option électorale a abouti.

Et je pense que les temps ont changé. De par notre proximité géographique, nous nous situons nécessairement dans la sphère d’influence des États-Unis. Une grande partie du tourisme des investissements, viennent des États-Unis – dans une moindre mesure, du Mexique. La géographie s’impose : nous devons nous entendre avec les États-Unis.

LVSL – L’idée d’une monnaie commune pour le sous-continent, visant à libérer l’Amérique latine du dollar, a été défendue par plusieurs leaders progressistes, notamment par Lula. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

LF – C’est une question complexe. L’Amérique latine est en crise. Avoir une monnaie commune avec des pays si différents n’est pas chose que l’on pourrait facilement instituer. Il faudrait passer outre la résistance des banques centrales de chaque pays. Je dirais donc que c’est une option à discuter plus en détails.

Il faut prêter attention à un phénomène important en matière monétaire : celui des crypto-monnaies. Je les perçois comme une réaction du secteur privé face au monopole des États en matière monétaire. J’y vois le dernier visage du néolibéralisme : il s’agit de la privatisation du privilège régalien de battre monnaie. Certains États ont répliqué, avec justesse, en instituant des moyens de paiement électroniques. Une éventuelle monnaie commune devrait prendre en compte cette révolution numérique.

Je ne crois pas que le futur de l’Amérique latine réside dans la mise en place d’une monnaie unique. Regardez ce qui s’est passé en Europe après 2008 : à cause de la monnaie unique, seule l’Allemagne a pu sortir sans douleur de la crise. Regardez le sort terrible qui a été réservé à la Grèce : il montre bien le péril que représente une monnaie unique.

LVSL – En tant que président, vous avez vécu une période constituée par d’importants projets d’intégration régionale, portés notamment par le président vénézuélien Hugo Chávez et le président brésilien Lula da Silva. Quel rôle a tenu la République dominicaine ?

LF – Nous avons joué un rôle sous-régional, qui correspond à notre ancrage caribéen. Nous entretenons des liens étroits avec la communauté caribéenne (CARICOM), et nous sommes membres de l’association des États des Caraïbes (AEC).

Le président vénézuélien Hugo Chávez (1999-2013) et Leonel Fernádez © PSUV

À une échelle plus large, nous sommes membres du système d’intégration d’Amérique centrale (SICA) de la Communauté des États latino-américains et des Caraïbes (CELAC). Nous avons ainsi adhéré à toutes les organisations dans lesquelles nous pouvions jouer un rôle significatif, pour promouvoir une identité latino-américaine dans une optique d’intégration.

Il faut ajouter que nous avons été exclu de plusieurs programmes d’aide internationale depuis que nous avons acquis le statut de pays à revenu moyen – les aides se focalisant sur les pays à faibles revenus.

LVSL – L’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA), menée par Cuba et le Venezuela, demeure l’organisation régionale la plus « politique » de cette période. Pourquoi la République dominicaine n’en est-elle pas devenue membre sous votre présidence ?

LF – Ce n’était pas une organisation qui correspondait à notre zone géographique, ou dans laquelle nous aurions pu jouer un rôle significatif.

En revanche, nous avons été membres de Petrocaribe, une organisation très importante pour la République dominicaine. Elle est née d’un geste de solidarité du président Hugo Chávez. L’idée était de permettre aux pays-membres d’avoir accès au pétrole à un prix préférentiel : le Venezuela nous le fournissait à 40 % en-dessous du prix du marché. Cela a beaucoup joué dans la stabilité macro-économique de la République dominicaine sous ma présidence.

« Face à la fragmentation de la mondialisation, l’urgence de l’indépendance et du non-alignement » – Entretien avec Arnaud le Gall

Arnaud le Gall

« Pour avoir critiqué la visite à Taïwan de Nancy Pelosi, Jean-Luc Mélenchon a une nouvelle fois été catalogué en “pro-chinois” et ami des régimes autoritaires. Ces accusations absurdes mettent de côté le fait qu’il s’est contenté de rappeler la position officielle de la France : il n’existe qu’une seule Chine. Ce type de déplacement ne sert aucunement les intérêts taïwanais ou français, mais uniquement ceux des tenants d’une nouvelle “guerre froide” avec la Chine, dont l’un des outils serait l’extension des missions de l’OTAN à la zone dite indopacifique. Le spectre d’une guerre autour de Taïwan, principal lieu de production de semi-conducteurs, pose bien sûr le problème de notre dépendance économique à l’égard de la Chine. Mais la réponse ne réside pas dans une escalade. Elle implique une action altermondialiste combinant protectionnisme solidaire et coalitions de progrès ayant comme seul objectif de répondre aux défis communs de l’humanité et mettant de côté toute logique de bloc antagonistes. » Entretien avec Arnaud le Gall, député NUPES-France insoumise membre de la Commission des Affaires étrangères, en charge notamment du volet international de l’Avenir en commun.

Le Vent Se Lève – Pourquoi la France insoumise a-t-elle jugé utile de dénoncer la visite de Nancy Pelosi à Taïwan ? Il ne s’agit, après tout, ni du président, ni du secrétaire d’État américain. D’un autre côté, la réaction de la Chine ne s’est pas fait attendre, et elle a été virulente…

Arnaud le Gall – La visite de Nancy Pelosi était celle du plus haut dignitaire américain à Taïwan depuis 1997. Dans un contexte géopolitique tendu, elle ne pouvait que conduire à un accroissement brutal des tensions. Les Chinois estiment que les États-Unis cherchent à remettre en question le statu quo et la doctrine d’une seule Chine. Il s’agit de la position officielle de la France, des États-Unis et de 184 des 197 États-membres de l’ONU. Les États-Unis, depuis la Taïwan Act de 1979, et la France, depuis 1964, s’accordent pour ne pas reconnaître l’indépendance de Taïwan.

On voit donc mal comment la visite de Nancy Pelosi aurait pu ne pas être perçue comme une manière de créer un point de tension dans une zone stratégique pour la Chine. On peut bien sûr considérer que la réaction de la Chine n’a pas été proportionnée. Mais nul besoin de surjouer la stupéfaction : la réplique de Pékin n’a surpris personne. Nulle ingénuité donc de la part de Nancy Pelosi, qui n’a pas choisi ce moment au hasard pour effectuer sa visite à Taïwan.

Sa démarche a d’ailleurs été fraîchement accueillie en Corée du Sud et au Japon, qui ne souhaitent d’aucune manière être embarqués dans un conflit relatif à Taïwan. Même aux États-Unis, cette visite n’a pas fait l’unanimité. Les bruits de couloir font état d’une désapprobation de Joe Biden, tandis que plusieurs chefs militaires et de nombreux titres de presse l’ont désapprouvée1. Il faut garder à l’esprit qu’à l’heure du conflit ukrainien, une partie de l’appareil d’État américain souhaite avant tout éviter que la Chine apporte un soutien décisif à la Russie, par exemple via la livraison d’armements.

LVSL – En ayant des mots aussi acerbes à l’égard de Pelosi sans critiquer la réaction chinoise, Jean-Luc Mélenchon n’a-t-il pas prêté le flanc à la critique ?

ALG – On voit mal en quoi les propos de Jean-Luc Mélenchon, lorsqu’il mentionne la nécessité de ne reconnaître qu’une seule Chine, tranchent avec la position officielle de la France en la matière. Il n’a pas dit autre chose que Catherine Colonna, ministre des Affaires étrangères2, qui a rappelé que la position de la France n’avait pas changé depuis la reconnaissance de la République populaire de Chine en 1964 par le général de Gaulle.

LVSL – Comment interprétez-vous la séquence médiatique qui s’en est suivie, accusant Jean-Luc Mélenchon de complaisance à l’égard de la Chine ?

Un certain nombre d’acteurs politiques et de médias ont intérêt à singulariser la prise de position de Jean-Luc Mélenchon, afin d’accréditer la thèse absurde selon laquelle son supposé soutien à la République populaire de Chine s’expliquerait par son appétence particulière pour les régimes autoritaires. Lorsqu’il n’est pas sous-entendu qu’il serait lui-même un dictateur en puissance ! Jean-Luc Mélenchon s’inscrit au contraire dans une lecture assez classique des relations internationales. Il considère que le cœur de celles-ci réside dans les relations inter-étatiques, par-delà la nature des régimes. Sans exclure aucunement les dynamiques et acteurs transnationaux, ce qui est un autre sujet.

Jean-Luc Mélenchon s’est donc exprimé sur cette affaire en homme d’État. Il a montré la manière dont il réagirait à cette visite s’il était à la tête du pays : en préservant une politique de non-alignement et d’indépendance absolue.

Ceci n’implique aucune proximité idéologique avec les dirigeants de la République populaire de Chine. Le général de Gaulle n’est pas devenu maoïste pour avoir reconnu Mao Zedong comme dirigeant officiel de la Chine en 1964, ou bolchévique pour avoir œuvré à la détente avec l’Union soviétique. Il prenait simplement en compte la place particulière de ces États dans les rapports de force internationaux.

Rappelons que cette orientation diplomatique lui avaient valu des critiques acerbes de la part de fractions de la droite et de l’extrême-droite. En mars 1966, à la suite de la sortie de la France du commandement intégré de l’OTAN, le directeur du Figaro déplorait la résurgence du « péril russe », mais aussi « d’autres dangers » : « Mao Tsé Toung est un autre Hitler. À sa place peut surgir un Gengis Khan, un Tamerlan, un Mahomet qui, muni d’armes atomiques, entraînera les populations affamées d’Asie et d’Afrique à l’assaut des peuples nantis et prospères, à l’assaut des Blancs et de leur civilisation. »3. Par-delà les différences de contextes, les termes et enjeux du débat témoignent d’une certaine continuité…

LVSL – Plus largement, comment analysez-vous le rôle de Taïwan dans l’accroissement des tensions sino-américaines ?

ALG – Les tensions autour de Taïwan sont indissociables de la logique de reconstitution de blocs régionaux dans le cadre de la fragmentation de la mondialisation à laquelle on assiste depuis la crise financière et économique de 2008, dont les effets se font toujours sentir, et qui ont été exacerbés par la pandémie et la guerre en Ukraine. L’ère de la domination unipolaire des États-Unis est terminée. Une recomposition s’effectue, autour de grandes puissances cherchant à construire de nouvelles alliances, économiques et/ou militaires.

Il ne faut avoir aucune nostalgie pour la « pax americana » des années 1990-2000. Elle n’a pas été pacifique pour tout le monde, loin s’en faut. Mais gardons-nous, en sens inverse, de sous-estimer les immenses dangers de la période qui s’ouvre. Car les points de tension, dont Taïwan est l’un des principaux, ont une fonction bien déterminée dans ce nouvel ordre international : les attiser pour rendre légitime et accélérer la constitution des blocs. Dans ce cadre les partisans d’une nouvelle guerre froide contre la Chine aux États-Unis tentent de mettre les États européens devant le fait accompli afin de souder le bloc occidental. Cette démarche est-elle dans notre intérêt ? À l’évidence, non.

Bien sûr, il n’est pas interdit de se pencher sur l’histoire de Taïwan et de ses relations avec la République populaire de Chine. Ses velléités indépendantistes sont liées à des poussées démocratiques relativement récentes en son sein. Mais n’oublions pas que pendant des décennies, la ligne diplomatique qui prévalait à Taipei était la même qu’à Pékin : il n’y a qu’une seule Chine. Car Taïwan est d’abord le produit de la guerre civile chinoise. Lorsque le leader nationaliste Tchang Kaï-Chek s’y est réfugié à l’issue de la victoire des communistes sur le continent en 1949, il souhaitait la réunification de la Chine sous son égide. De la même manière Mao Zedong souhaitait récupérer Taïwan. Les deux s’accordaient alors sur la nécessité d’une réunification.

LVSL – La gauche semble tiraillée entre l’impératif de défense des droits de l’homme (ou de la démocratie) et la nécessité de respecter le droit international, qui pose qu’un État est souverain sur chaque portion de son territoire (fût-ce la région taïwanaise, dans le cas de la Chine)…

ALG – L’affaire taïwanaise est historiquement un sujet interne à la Chine. Se payer de mots en évoquant la défense de la démocratie ne changera pas cet état de fait. Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de dire que le combat démocratique, pour la souveraineté politique et économique des peuples, ne doit pas rester un objectif essentiel de tout combat internationaliste, aux côtés du combat pour la préservation d’un écosystème viable pour les êtres humains.

Mais, dans les séquences comme celle à laquelle nous venons d’assister, nous sommes placés dans une situation concrète où la défense de la démocratie n’est qu’un prétexte. Si l’objectif central des classes dirigeantes « occidentales » était la défense de la démocratie, on ne courtiserait pas Mohammed Ben Salmane, le prince héritier saoudien, ou Al-Sissi, dictateur égyptien, pour ne prendre que les exemples les plus cinglants. Nous avons bien affaire à des enjeux géopolitiques durs, et non à la défense de la démocratie. Et ici l’intérêt de la France n’est certainement pas de suivre la politique de tensions dans la zone dite indopacifique. L’affaire des sous-marins australiens a montré que le suivisme vis-à-vis des États-Unis, dans cette région comme ailleurs, se paie au prix fort4.

Les médias ont fait mine de découvrir que la gauche était traversée par des divergences ou des nuances doctrinales en matière de relations internationales. Elles sont pourtant connues de longue date, n’ont jamais été cachées, et n’entravent en rien notre action. Dans le programme présenté pour les élections législatives, un ensemble de questions ont été renvoyées à la sagesse de l’Assemblée : elles étaient destinées à être tranchées par un vote. Nous avons été clairs là-dessus, et n’avons jamais prétendu à l’homogénéité. Cela n’empêche pas la NUPES de mener la bataille au parlement sur les questions sociales, écologiques ou encore démocratiques.

LVSL – Quelles sont les nuances en matière de doctrine de relations internationales au sein de la NUPES ?

ALG – Jean-Luc Mélenchon a exprimé une position consistant à partir du monde tel qu’il est. Il refuse de souscrire à des promesses – bien fondées ou non – que la France serait incapable de réaliser une fois que nous serions au pouvoir. Ceux qui considèrent que sa position n’est pas la bonne devraient répondre par anticipation à certaines questions majeures. La principale est la suivante : si l’on encourage Taïwan à déclarer son indépendance, comme le fait en creux Nancy Pelosi, ira-t-on la défendre militairement en cas de réaction armée de la Chine ? Tout le monde connaît la réponse. On n’entre pas en guerre face à une puissance nucléaire.

La doctrine de Jean-Luc Mélenchon en la matière est donc cohérente : il défend une politique d’apaisement, de refus des tensions, et de coalitions, ad hoc ou permanentes, au service du progrès humain. La France peut être en accord avec un groupe de pays sur l’impératif de lutte contre le réchauffement climatique ou de réglementation des activités en haute mer, avec un autre sur la nécessité d’une refonte du système monétaire international, et en désaccord sur d’autres sujets notamment de politique intérieure.

D’aucuns revendiquent une approche dite plus morale des relations internationales. On peut l’entendre, mais on ne peut s’empêcher de leur demander ce qu’ils feraient dans le cas d’une crise ouverte à Taïwan et d’une réaction militaire chinoise, et comment ils combinent cette approche morale avec le fait que, concrètement, elle sert souvent de paravent aux manœuvres les plus cyniques de telle ou telle puissance s’en revendiquant.

LVSL – Ces nuances recoupent-elles la fracture entre réalistes et idéalistes, choyée par les théoriciens des relations internationales ?

ALG – Il faudrait se libérer des démarcations canoniques en la matière. Lorsqu’au tournant des années 1990-2000 les néoconservateurs étasuniens ont mis en œuvre l’exportation des droits humains et de la démocratie par la guerre, avec les résultats désastreux que l’on sait, étaient-ils dans une posture réaliste ou idéaliste ? Il est évident que leur politique était au seul service des intérêts perçus des États-Unis, et en fait des intérêts de certains secteurs de l’économie étasunienne. La frontière entre idéalistes qui seraient automatiquement généreux et réalistes nécessairement cyniques est bien plus floue qu’il n’y paraît.

Le monde est imparfait, la carence d’institutions démocratiques et la violation des droits humains est la norme plutôt que l’exception. Doit-on partir en guerre tous azimut pour lutter contre cet état de fait ?C’est une des questions posées par la controverse autour de Taïwan, et c’est le mérite de Jean-Luc Mélenchon que d’y répondre sans ambages.

Ajoutons que présenter l’affrontement avec la Chine comme une guerre de civilisations ou de valeurs opposant régimes autoritaires et démocraties libérales (dont il faudrait au passage définir avec précision les contours compte tenu de l’affaiblissement de la démocratie auquel on assiste y compris chez nous du fait de politiques menées par ceux-là mêmes qui prétendent défendre la démocratie aux quatre coins du monde, quand cela les arrange) fait oublier les enjeux économiques sous-jacents à la crise taïwanaise. Taïwan produit 61 % des semi-conducteurs, ces composants essentiels dans la fabrication de nombreux biens industriels. Cela constitue précisément un enjeu majeur. Une vision manichéenne et purement morale des relations internationales empêche de penser certains enjeux fondamentaux.

LVSL – Cette crise ne révèle-t-elle pas la vulnérabilité de la France face à la perspective d’une guerre économique entre la Chine et les États-Unis ? Taïwan concentre en effet une partie importante de la production de semi-conducteurs : si le gouvernement de Pékin occupait l’île et en privait l’accès aux Européens, les conséquences seraient d’importance pour la France…

ALG – À l’évidence. L’accès aux semi-conducteurs taïwanais est essentiel à des pans entiers des économies occidentales. Or une crise militaire autour de l’île aggraverait une situation de pénurie déjà forte. Certains ont semblé le découvrir avec la pandémie et depuis que cette interdépendance économique, couplée aux tensions avec la Chine, constitue une menace pour notre autonomie. Ils déplorent donc l’ordre mondial que les néolibéraux ont contribué à façonner en poussant il y a 20 ans pour l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), donc à son intégration dans la mondialisation néolibérale.

À l’époque, notre famille politique s’y opposait. Elle avait à l’esprit les conséquences d’une telle décision en termes de délocalisations, et donc de désindustrialisation : il était évident que la Chine, grande puissance historique, tant politique qu’économique, et ayant à sa tête un régime déployant des capacités éprouvées de planification, ne se contenterait pas de produire des tongs et des parasols.

Les néolibéraux, dans leur naïveté et leur arrogance, persuadés que les États-Unis et l’Europe demeureraient dominants dans l’ordre international grâce à leur avance technologique, ont poussé à la délocalisation en Chine de pans entiers de notre industrie pour abaisser les coûts salariaux. La Chine a mis à profit cet afflux massif de capitaux pour devenir non seulement une grande puissance industrielle, mais aussi technologique, et donc militaire.

C’est cela qui, en deux décennies, lui a permis d’acquérir des capacités technologiques de pointe et un rôle central dans la division internationale de la production capitaliste. À présent, elle constitue la seconde puissance économique mondiale. Plutôt que de multiplier les rodomontades sur l’endiguement de l’impérialisme chinois, il serait plus avisé de songer aux politiques économiques, industrielles, commerciales à mettre en place pour nous rendre moins dépendants de la Chine, et planifier au passage notre adaptation aux changements écologiques.

Cela suppose bien entendu de rompre avec le paradigme néolibéral. De la même manière, rien ne sert de déplorer notre dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie si l’on ne mène pas dans le même temps une politique de conquête de notre indépendance énergétique. En l’état, le principal effet des sanctions aura été d’aggraver la hausse des coûts de l’énergie chez nous, tout en gonflant la balance commerciale russe. La dépendance de la France et de l’Europe à l’égard des grandes puissances, États-Unis, Russie et Chine en premier lieu, est extrêmement préoccupante. Ni les rodomontades sans suite, ni les envolées atlantistes contre la Chine et la Russie n’apportent de solutions car elles ne font que nous enfermer dans un bloc dont le centre, les États-Unis, a ses propres intérêts. Il n’y a qu’à voir, par exemple, la guerre des monnaies inversées qu’ils viennent d’entamer en rehaussant les taux d’intérêts, et qui risque à nouveau de fracturer la zone euro.

Notre intérêt est à la planification de notre indépendance dans un maximum de domaines. La politique de non-alignement et d’apaisement que nous proposons en est une des conditions. Discuter avec tout le monde, et enfoncer partout où cela sera possible des coins dans la mondialisation néolibérale constituent la seule issue positive. La gauche devrait garder à l’esprit les mots de Jaurès prononcés à l’Assemblée en 1895 : « Il n’y a qu’un moyen d’abolir enfin la guerre entre les peuples, c’est d’abolir la guerre entre les individus, c’est d’abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie, qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille, un régime de concorde sociale et d’unité ».

Notes :

1 Le 3 juillet, le New York Times titrait : « Pelosi’s Taiwan visit risks undermining US efforts with Asian allies ».

2 À Libération, elle déclarait : « La France s’en tient à la position d’une seule Chine » (« Catherine Colonna, ministre des Affaires étrangères : “Ce que nous défendons en aidant l’Ukraine, c’est notre propre sécurité” », 5 juillet).

3 Cité dans Dominique Vidal, « Ce que voulait de Gaulle en 1966 », Le Monde diplomatique, avril 2008.

4 Lire la réaction de Jean-Luc Mélenchon sur ce sujet dans l’Opinion du 17 septembre 2021 : « Cessons de suivre les États-Unis dans leurs aventures dans la zone indopacifique ».

L’autre nuit du 4 août

© Aitana Pérez pour Le Vent Se Lève

La nuit du 4 août 1983, à la tête d’un groupe d’officiers progressistes, le capitaine Thomas Sankara s’emparait du pouvoir au Burkina Faso. Un processus politique unique allait s’enclencher, destiné à marquer durablement l’histoire du pays et de la région. Le 9 Thermidor de cette révolution survient quatre ans plus tard, lorsque Thomas Sankara est assassiné par son plus proche ami et compagnon de luttes, Blaise Compaoré. Si celui-ci a été condamné à une peine de prison à perpétuité, la justice burkinabè est demeurée silencieuse quant aux complicités internationales de cet assassinat. Les archives françaises concernant cette affaire sont pour l’essentiel demeurées scellées – malgré la promesse faite par Emmanuel Macron de les ouvrir. Près de quatre décennies après les faits, l’héritage de Thomas Sankara dérange-t-il toujours au point que lumière ne puisse pas être faite sur son assassinat ?  

Lorsque Thomas Sankara s’empare du pouvoir, l’indépendance reste une chimère pour les pays d’Afrique francophone. Des liens étroits subsistent entre le gouvernement français et ses ex-colonies. Les réseaux franco-africains, gérés par le gaulliste Jacques Foccart, favorisent les chefs d’Etat les plus à même de garantir les intérêts du gouvernement français. Le franc CFA, issu de l’époque coloniale, maintient les pays qui l’utilisent dans une véritable servitude monétaire – 50 % de leurs réserves de change demeurant prisonnières de la Banque de France. Aussi les chefs d’État de la région sont-ils pour la plupart les dociles garants des intérêts français.

Félix Houphouët-Boigny est emblématique de cette génération de leaders africains qui sont demeurés au pouvoir. Président de la Côte d’Ivoire de 1960 à 1993, il plaide pour le renforcement de la « France-Afrique ». Ce concept mélioratif a été repris par l’économiste François-Xavier Verschave qui a forgé le néologisme Françafrique afin de dénoncer les liens néo-coloniaux entre l’ex-métropole et les ex-colonies.

C’est dans ce contexte que Thomas Sankara conquiert le pouvoir en Haute-Volta – futur Burkina Faso. Il s’agit alors de l’un des pays les plus misérables de l’Afrique francophone : la mortalité infantile y est de 180 pour 1000 et l’espérance de vie à 40 ans. L’analphabétisme touche 98 % des Voltaïques. Une situation qui ne laissait pas indifférent Thomas Sankara, lequel devait déclarer plus tard, à la tribune de l’ONU : « d’autres avant moi ont dit, d’autres après moi diront à quel point s’est élargi le fossé entre les peuples nantis et ceux qui n’aspirent qu’à manger à leur faim, boire à leur soif, survivre et conserver leur dignité. Mais nul n’imaginera à quel point le grain du pauvre a nourri chez nous la vache du riche ».

Secouer le joug de l’impérialisme, depuis l’un des pays les plus pauvres du monde

Âgé de 33 ans en 1983, Thomas Sankara est alors le plus jeune chef d’Etat au monde. Influencé par Karl Marx mais aussi par la Révolution française, proche des courants communistes, il incarne l’aile la plus radicale du spectre politique. Il n’était aucunement un inconnu. Premier ministre du gouvernement de son prédécesseur Jean-Baptiste Ouedraogo, il avait été démis et emprisonné – sur ordre de la France, qui par la voix de Guy Penne, conseiller de François Mitterrand pour les affaires africaines, avait intimé Ouedraogo d’en finir avec Sankara [1]. Après moults péripéties, il arrive finalement au pouvoir le 4 août 1983, à la tête d’un groupe d’officiers progressistes, soutenu par de nombreux mouvements civils, démocrates ou marxisants.

Il engage son pays sur la voie d’une expérience révolutionnaire à marche forcée. Inspiré par Cuba, il entreprend la construction de grands chantiers (écoles, hôpitaux, logements, routes). Son but est de doter le Burkina Faso d’infrastructures modernes, mais aussi de concrétiser des droits qu’il considère comme élémentaires : logement, santé, éducation, alimentation, etc. Il mène une grande campagne d’alphabétisation, destinée à éradiquer illettrisme ; en quatre ans, le taux de scolarisation passe de 6% à 24 %. Le gouvernement parvient, en quelques années, à vacciner des millions de familles, ce qui lui a valu les compliments de l’OMS.

Cette ambitieuse politique sociale, qui s’accompagnait d’une volonté de détruire le cadre néo-colonial et féodal qui prévalait alors, multiplie les ennemis de la jeune révolution. Pour faire face aux tentatives de déstabilisation – réelles ou supposées – mais aussi pour promouvoir la participation populaire, des « Comités de défense de la révolution » (CDR) sont mis en place. Leur bilan est, aujourd’hui encore, l’objet de controverses. S’ils ont permis à de nombreux Burkinabè de participer à la vie politique du pays, ils ont également exercé une fonction de contrôle et de répression des opinions divergentes. Aussi la révolution burkinabè se brouille-t-elle rapidement avec certains mouvements syndicaux ou progressistes qui l’avaient soutenue. Ici encore, Sankara s’inspirait de Fidel Castro – et de Saint-Just, qu’il aimait à citer : « celui qui fait la Révolution à moitié creuse sa propre tombe ».

La pays est rapidement isolé sur le plan international. En France, le pouvoir mitterrandien compte peu de sympathisants à l’égard de Thomas Sankara. Il en comptera encore moins lorsque Jacques Foccart, l’homme de la Françafrique gaullienne, reprendra du service suite à la victoire de la droite aux élections législatives de 1986. Les États-Unis de Ronald Reagan, qui multiplient les guerres par procuration en Afrique sub-saharienne et cherchent à y importer leur révolution néolibérale, ne considère pas non plus la révolution sankariste du meilleur oeil. En d’autres temps, l’Union soviétique aurait été l’alliée naturelle du Burkina Faso. Mais l’arrivée au pouvoir de Sankara coïncide avec une phase de contraction de l’économie soviétique, et de retrait du reste du monde de la part de l’URSS – que la venue au pouvoir de Gorbatchev allait radicaliser.

Aussi les alliés sur lesquels Thomas Sankara peut compter s’avèrent-ils peu nombreux, et souvent peu significatifs – hormis le gouvernement voisin du Ghana, dirigé par le populiste Jerry Rawlings [2]. La grande sympathie de Fidel Castro à l’égard de la révolution burkinabè n’a pu se matérialiser en des accords de coopération substantiels, du fait du grand éloignement entre Cuba et le Burkina Faso. Quant au « guide suprême » libyen Mouammar Kadhafi, au départ allié de Sankara, il finira par se retourner contre lui.

Thomas Sankara n’entretenait pas des relations amicales avec les Etats-clients de la France dont la Côte d’Ivoire de Félix Houphouët-Boigny était l’archétype. Elles se sont encore détériorées après le discours de Thomas Sankara à la conférence d’Addis-Abeba sur la dette. Sankara y dénonce le mécanisme d’exploitation que constitue l’endettement des pays du sud : « Le système de la dette fait en sorte que chacun de nous devienne l’esclave financier, c’est-à-dire l’esclave, tout court, de ceux qui ont eu l’opportunité, la ruse, la fourberie de placer les fonds chez nous avec l’obligation de rembourser ». Il exhortait (sans espoir) les autres gouvernements africains à refuser de payer leur dette d’un même jet ; « ceci », ajoutait-il, « pour éviter que nous allions individuellement nous faire assassiner ». « Si le Burkina Faso tout seul refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence », avait-il ajouté. Paroles prophétiques.

Le 9 Thermidor burkinabè, ses complices et ses secrets de Polichinelle

C’est Blaise Compaoré qui est le responsable le plus évident de l’assassinat du 15 octobre 1987, à l’issue duquel il s’empare du pouvoir au Burkina Faso pour vingt-sept ans. Reconnue par la justice burkinabè, sa culpabilité a été confessée à demi-mots par l’intéressé lui-même il y a peu.

Les motivations personnelles qui ont pu conduire Blaise Compaoré à assassiner son ami le plus proche ont intrigué et fasciné nombre de biographies. Si elles intéressent la dramaturgie, elles ne présentent en revanche qu’un faible intérêt politique [3].

De nombreuses zones d’ombre restent à élucider, et elles concernent les soutiens internationaux du coup d’État mené par Blaise Compaoré. Celui-ci avait à charge une partie importante des relations internationales du Burkina Faso, à mesure que celui-ci était devenu un État-paria et Thomas Sankara persona non grata. Dans les semaines qui ont précédé son assassinat, Blaise Compaoré dirigeait une diplomatie parallèle – et était par conséquent en contact régulier avec les adversaires les plus déterminés de Sankara.

Une relation particulièrement forte l’unissait à Félix Houphouët-Boigny. Il avait en effet épousé sa nièce d’adoption, après qu’elle lui eût été présentée par le chef d’État ivoirien. Un choix qui avait déjà occasionné une brouille entre Compaoré et Sankara, bien avant le coup d’État du 15 octobre [4].

Outre les États-vassaux de la France, pour lesquels l’existence même de la révolution burkinabè était un affront permanent, Thomas Sankara s’était attiré d’autres inimitiés régionales. En particulier celle du chef d’État libyen Mouammar Kadhafi et du chef de guerre (et futur chef d’État) libérien Charles Taylor. Tous deux avaient sollicité Sankara pour utiliser le Burkina Faso comme base militaire ; Kadhafi, dans ses lubies expansionnistes, souhaitait mener ses troupes vers le Tchad, et Charles Taylor effectuer un coup d’Etat au Libéria. Ils ont tous deux essuyé un refus de la part du gouvernement de Sankara.

Le coup d’État de 1987 a immédiatement permis une normalisation des relations entre le Burkina Faso et l’ensemble de ces pays. Le gouvernement a mis fin à ses nombreuses contestations de l’ordre institutionnel qui dominait l’Afrique de l’Ouest, et est redevenu un actif coopérant des organisations régionales. Il a cessé de repousser les recommandations de la Banque mondiale et du Fonds monétaire internationale. Il a cessé de pointer du doigt le joug de la France lors des sommets internationaux. Il a cessé de s’opposer à ce que le Burkina Faso devienne une base temporaire pour les manoeuvres de déstabilisation des uns et des autres – Blaise Compaoré, sur ordre des Américains, a notamment permis à Charles Taylor de s’y fournir en armes et en logistique.

En automne 2014, lorsque la population burkinabè contraint Blaise Compaoré à la démission à l’issue de protestations massives, l’État français lui témoigne sa reconnaissance en lui affrétant un hélicoptère pour qu’il puisse échapper à la foule. Il trouve alors refuge dans la Côte d’Ivoire d’Alassane Ouattara, ex-premier ministre de… Félix Houphouët-Boigny.

Bien sûr, ces convergences de vues entre Blaise Compaoré et ces puissances géopolitiques n’impliquent pas, à elle seules, que celles-ci aient appuyé son coup d’État le 15 octobre 1987. Or, de nombreux éléments empiriques font état de tels soutiens. Les témoignages sont même si nombreux, et proviennent de sources si diverses depuis 1987, qu’ils en viennent à se contredire, et que plusieurs scénarios coexistent dans lesquels Compaoré a bénéficié de soutiens internationaux pour l’assassinat de Sankara.

Le journaliste d’investigation italien Silvestro Montanaro a par exemple interviewé des ex-hauts gradés libériens dans un documentaire, en caméra cachée. L’un d’entre eux, proche de Charles Taylor, y évoque notamment une décision coordonnée et multilatérale. Il affirme que des représentants du gouvernement français et américain se seraient retrouvés en Libye, en compagnie de Blaise Compaoré, pour y planifier le renversement du pouvoir burkinabè. Il précise : « le piano fut accordé par les Américains et les Français. Il y avait un homme de la CIA à l’ambassade des États-Unis au Burkina qui travailla en étroit contact avec le chef des services secrets de l’ambassade française. Ce sont eux qui ont pris les décisions les plus importantes » [5].

La validité de ce témoignage a été contestée, plusieurs éléments fournis par ce témoin questionnant sa crédibilité [6]. Il n’empêche : seule une ouverture complète des archives françaises relatives au Burkina Faso permettra d’établir la responsabilité – et l’absence de responsabilité – des uns et des autres, de discriminer entre les théories du complot et les conspirations réelles. Or, une telle démarche a été constamment rejetée par le gouvernement français, malgré les promesses formulées par Emmanuel Macron en 2017 [7]. Les propositions, émanant du Parti communiste français et de la France insoumise, visant à nommer une commission d’enquête parlementaire à ce sujet, ont elles aussi été repoussées par la majorité LREM. De la même manière, le procès, au Burkina Faso, censé statuer sur les responsables internationaux de l’assassinat de Sankara n’a jamais connu un commencement de réalisation [8].

Le second assassinat de Thomas Sankara ?

À l’instar de Che Guevara qui, imprimé en format standardisé sur des T-Shirt, a fini par alimenter la société de consommation qu’il exécrait, Thomas Sankara est devenu une icône pour la jeunesse africaine, souvent à son corps défendant. Il suffit d’écouter l’influence et diplomate Aya Chebbi revendiquer l’héritage de Thomas Sankara tout en vantant les mérites de la ZLEC (Zone de libre-échange africaine) pour s’en convaincre. Personnage complexe, à bien des égards tragique et contradictoires, il ne se laisse enfermer dans aucune des représentations idyllisées ou euphémisées qui en ont souvent été faites.

Pour autant, son héritage n’est aucunement usurpé lorsque les mouvements anti-impérialistes érigent Thomas Sankara au rang de figure tutélaire, aux côtés de celle de Patrice Lumumba. Pas davantage que lorsque les mouvements féministes rendent hommage à un précurseur de la lutte pour l’émancipation des femmes. Pas davantage que lorsque les mouvements sociaux en font une icône de la résistance au néolibéralisme. Pas davantage que lorsque les biographes dressent le portait d’un l’homme intègre qui voulait s’opposer au cours de l’histoire, sachant qu’il y laisserait sa vie ; ou d’un révolutionnaire enflammé capable de prendre les décisions défiant toute Realpolitik, par souci de ne pas trahir ses convictions [9].

En refusant de faire la lumière sur les circonstances de la mort d’un personnage devenu emblématique pour la jeunesse africaine, le gouvernement français met à mal la réconciliation qu’il affirme vouloir impulser. Charge à la société civile française de mettre son gouvernement face à ses responsabilités.

Notes :

[1] L’excellent biographie de Brian J. Peterson : Thomas Sankara, a revolutionary in cold war Africa (2022, Indiana University Press), cite à cet égard plusieurs câbles diplomatiques ne laissant pas de place au doute. On y découvre que dès 1982, Thomas Sankara avait été repéré par la CIA (dont le principal bureau se trouvait à Niamey, capitale du Niger voisin) comme un danger potentiel en raison de son orientation marxiste et de sa sympathie supposée à l’égard de Mouammar Kadhafi.

[2] Peu avant son assassinat, Sankara avait proposé à Rawlings de développer une union économique et politique poussée entre son pays et le Ghana, notamment par l’introduction d’une monnaie commune. Une perspective sans doute fantaisiste, en raison des faibles infrastructures de transport existant entre les deux pays, et des fortes barrières linguistiques. La proximité entre Thomas Sankara et Jerry Rawlings n’avait pas échappé aux agents de la CIA basés en Afrique, qui avaient pour habitude de surnommer les deux leaders « Tom et Jerry » dans leurs messages (ibid).

[3] Le portrait de Blaise Compaoré dressé par Thomas Sankara quelques semaines avant son assassinat, cependant, intéressera autant la dramaturgie que la science politique : « Un jour, des gens sont venus me voir, complètement affolés : “il paraît que Blaise prépare un coup d’Etat contre toi”. Ils étaient le plus sérieusement du monde paniqués. Je leur ai répondu ceci : “le jour où vous apprendrez que Blaise prépare un coup d’État contre moi, ce ne sera pas la peine de chercher à vous y opposer ou même me prévenir. Cela voudra dire qu’il est trop tard et que ce sera imparable. Il connait tant de choses sur moi que personne ne pourrait me protéger contre lui s’il voulait m’attaquer. Il a contre moi des armes que vous ignorez…”. [Mais au fond, je n’y crois pas] C’est bon d’avoir un homme à qui l’on puisse tout confier, ou presque, en lui laissant le soin de deviner ce que vous n’aurez pas eu le courage de lui dire » (Dans archives Le Monde : « Quand Thomas Sankara parlait de Blaise Compaoré : “c’est un homme très délicat…” », 18 octobre 1987).

[4] Peterson (ibid) rapporte que le mariage entre Blaise et Chantal Compaoré, arrosé de torrents de champagne, lui a valu des reproches acerbes de la part de Sankara – l’un des slogans de la révolution burkinabè était il faut choisir entre de l’eau pour tous et du champagne pour quelques-uns.

[5] Silvestro Montanaro, Thomas Sankara : et ce jour-là ils ont tué la félicité, diffusé sur Rai3 le 18 janvier 2013.

[6] Voir par exemple Petersen (ibid).

[7] Dans un entretien au Vent Se Lève réalisé par Tangi Bihan, Bruno Jaffré rappelle à quel point Emmanuel Macron a piétiné sa promesse de rendre accessibles les archives françaises.

[8] Ibid.

[9] On citera l’abolition pour un an des loyers que devaient payer les Burkinabè les plus pauvres, prise en secret et imposée sans concertation par Sankara lors d’un conseil des ministres, provoquant une stupéfaction générale. La reconnaissance de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie par le gouvernement burkinabè, après que les relations avec la France aient déjà été abîmées. Ou le refus d’obtempérer face aux menées guerrières de Kadhafi, l’un de ses rares alliés régionaux, qui souhaitait utiliser le Burkina Faso comme base militaire temporaire.

© Les photographies sont issues du site thomassankara.net, excellent base archivistique et iconographique sur le Burkina Faso de Thomas Sankara. Le visuel de couverture de l’article a été réalisé par Aitana Pérez pour Le Vent Se Lève.

Ernesto Samper : « Gustavo Petro incarne une volonté d’en finir avec ce modèle de développement »

Ernesto Samper, président colombien de 1994 à 1998

Favori des élections présidentielles colombiennes, le candidat Gustavo Petro porte un agenda de rupture. Rupture avec des décennies de collusion entre l’État et les milices paramilitaires. Rupture avec un modèle économique extractiviste et libéral. Rupture, enfin, avec l’alignement sur Washington et ses intérêts régionaux. À Bogotá nous avons rencontré Ernesto Samper, président du pays de 1994 à 1998, et soutien de Gustavo Petro. Il est également l’un des membres du Grupo de Puebla, forum régional qui rassemble plusieurs leaders progressistes – Lula, Evo Morales, Rafael Correa… Nous l’avons interrogé sur les enjeux de cette élection, la signification de la candidature de Gustavo Petro et les implications géopolitiques qu’aurait sa victoire.

LVSL – La coalition menée par Gustavo Petro se caractérise par son caractère hétéroclite. On trouve d’anciens guérilléros, mais aussi d’ex-paramilitaires. De tels rapprochements ont été critiqués par la gauche de son mouvement. Quelle est la cohérence de sa coalition politique ?

Ernesto Samper – Cette campagne est caractérisée par de nombreux enjeux. Certains sont conjoncturels : en finir avec le Covid, revenir au taux d’emploi antérieur à la pandémie, etc. D’autres s’inscrivent dans une histoire plus longue : la concrétisation du processus de paix d’une part, et le changement de modèle de développement de l’autre.

Le gouvernement d’Ivan Duque a respecté certaines clauses des accords de paix, mais en abandonné d’autres, y compris parmi les plus importantes : la protection et la réparation des victimes, le partage des terres, l’accompagnement pacifique des trafiquants de drogue vers des activités légales, etc. La mise en place des accords de la Havane est un point structurant du programme de Petro ; ceci explique les nuances politiques que l’on trouve dans sa coalition.

NDLR : Les accords de la Havane ont été signés en 2016 entre les différentes parties prenantes du conflit colombien. Une partie des élites agraires colombiennes y est hostile car ils incluent une réforme agraire. Lire sur LVSL l’article de Gillian Maghmud pour une analyse de ces accords : « Le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire »

Il a souligné qu’il était hors de question de revenir au modèle néolibéral qui prévalait avant le commencement de la pandémie. Son agenda est clair : accroître l’investissement dans le domaine social, accroître la progressivité de l’impôt, faire contribuer les plus aisés à la reconstruction post-pandémie du pays. L’amplitude de la coalition ne l’a pas empêché de tenir bon sur ces deux points.

LVSL – Vous avez été président du pays de 1994 à 1998. Quels seraient, selon vous, les obstacles à un processus de changement structurel si Petro gagnait l’élection ?

ES – Une droite a émergé, ces dernières années, très similaires aux autres droites latino-américaines, incarnant une forme particulièrement dangereuse de populisme. Un populisme fiscal, qui prône la réduction des impôts de ceux d’en-haut sous le prétexte d’améliorer les conditions de la production. Un populisme punitif, qui promeut le durcissement des peines et la prison pour les protestataires. Un populisme nationaliste, qui passe par la le refus de l’intégration régionale et la signature d’accords privilégiés avec les États-Unis, aux dépens des relations avec ses voisins immédiats.

Le pragmatisme de la politique extérieure chinoise est à souligner. Il n’est pas dans l’intérêt de la Chine de faire des Latino-américains ses ennemis. C’est ainsi qu’elle parvient à éclipser les États-Unis.

C’est sous l’influence d’une telle droite que la Colombie a rejoint le forum Prosur [destiné à contrebalancer l’UNSAUR NDLR], qu’il menace Cuba et le Venezuela sous le prétexte que ce sont des pays socialistes, qu’il met en place des réformes fiscales régressives, qu’il s’attaque aux retraites et aux salaires, etc. Cette droite constituera donc un obstacle indéniable aux changements que le pays souhaite et dont il a besoin.

Le contexte récent, cependant, donne des raisons d’être optimiste : un président de gauche a récemment été élu au Pérou, et un autre au Chili.

LVSL – On observe des liens très forts entre cette droite colombienne et les États-Unis. Pensez-vous que l’élection de Joe Biden – partisan d’une approche moins dure vis-à-vis de la gauche latino-américaine que Donald Trump – ait permis de distendre ces liens ?

ES – Raisonnons de manière pragmatique : l’arrivée de Biden au pouvoir ouvre des perspectives impensables sous Trump. Pensons à la question des migrants : c’est une politique davantage permissive qui est mise en place depuis son élection. De même, Joe Biden cherche une issue démocratique à la crise vénézuélienne, tente d’améliorer ses relations avec Cuba. Les États-Unis ont également réintégré l’OMS depuis son élection, ont réitéré leur engagement à combattre le réchauffement climatique : autant de bonnes nouvelles.

Dans le cas de la Colombie, les États-Unis ont réaffirmé leur attachement à la concrétisation des accords de paix.

Mais à côté de ces signaux positifs, on en trouve d’autres qui le sont moins. Joe Biden n’a pas cherché à lever l’embargo contre Cuba. Il n’a pas appuyé le président argentin Alberto Fernandez dans sa volonté de renégocier la dette de son pays. Le panorama est donc en clair-obscur.

LVSL – On observe depuis plusieurs années un tournant politique en Amérique latine. Récemment, plusieurs gouvernements progressistes ont été élus dans la région – au Pérou, au Honduras… De nouveaux projets d’intégration régionale sont mentionnés ici et là, visant à faire contrepoids aux États-Unis. Il leur manque cependant un dirigeant qui assume un rôle de leadership régional – à l’instar de Hugo Chavez ou de Lula, deux décennies plus tôt. Gustavo Petro pourrait-il assumer ce rôle ?

ES – Gustavo Petro pourrait bel et bien impulser une nouvelle alliance régionale. Bien sûr, tout ceci dépendra des élections au Brésil de cette année. Aux côtés de d’Alberto Fernandez en Argentine et d’AMLO au Mexique, l’élection de Lula pourrait bel et bien ouvrir la voie à une nouvelle alliance régionale.

LVSL – Cette volonté d’émancipation vis-à-vis des États-Unis signifie-t-elle un rapprochement avec la Chine ?

ES – Je pense, oui. La Chine s’est rapprochée de manière particulièrement intelligente de l’Amérique latine. Non seulement elle lui a beaucoup apporté en termes sociaux, mais elle a remplacé les États-Unis dans l’impulsion des projets infrastructurels les plus importants – il suffit pour s’en convaincre de jeter un oeil aux mines du Pérou et de Bolivie. Je pense que le pragmatisme de sa politique extérieure est à souligner : il n’est pas dans son intérêt de faire des Latino-américains ses ennemis. C’est ainsi qu’elle parvient à éclipser les États-Unis.

NDLR : Pour une analyse de l’influence croissante de la Chine en Amérique latine, lire sur LVSL l’article d’Arnaud Appfel : « Le projet pharaonique du canal chinois du Nicaragua » et celui de Vincent Ortiz : « Pedro Castillo face aux ‘maîtres de la mine’ »

La Colombie, en particulier, a besoin de la Chine. C’est évident si l’on considère ses impératifs post-pandémiques.

J’ajoute que la Chine possède des problèmes sociaux importants, très similaires à ceux que nous connaissons, mais à une échelle bien supérieure. Raison pour laquelle, sans doute, elle n’a pas une approche paternaliste de l’Amérique latine, mais cherche plutôt des relations d’égale à égale avec les pays du Sud. Sa diplomatie est constructive. Ces cinq dernières années ont été caractérisées par une pénétration non-agressive de la Chine en Amérique latine.

L’agenda des États-Unis vis-à-vis de l’Amérique latine, par comparaison, est d’une grande agressivité, et ne vise qu’à la satisfaction de ses propres intérêts, par le biais de la signature d’accords commerciaux.

LVSL – Ne craignez-vous pas que cette pénétration de la Chine n’induise des relations de subordination à son égard ? Ou n’accouche d’une nouvelle forme d’impérialisme ? Dans de nombreux pays, des tensions sont d’ores et déjà apparues entre les intérêts chinois et les desideratas des gouvernements nationaux…

ES – Le risque que la Chine se transforme en puissance hégémonique et dévoile un visage coercitif existe bel et bien. Mais cela ne s’est pas manifesté, pour le moment. Dans tous les cas, nous n’en voulons pas et devrons demeurer vigilants.

Nous ne souhaitons pas davantage que le monde se divise en pôles antagonistes dominés par des super-puissances : la Chine, les États-Unis et la Russie. Nous croyons au multilatéralisme, qui est au fondement du fonctionnement des Nations-Unies. Nous le renforcerons.

Ukraine : les États-Unis comptent faire la guerre « jusqu’au dernier ukrainien » 

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Vladimir Poutine est entièrement responsable de la guerre qu’il a déclenchée en Ukraine et devra répondre d’accusations de crimes de guerre. Mais l’approche américaine n’ouvre aucune perspective de sortie de crise – bien au contraire. Depuis le début du conflit, les États-Unis ont refusé de prendre part aux pourparlers de paix. Après avoir fermé la porte à des négociations qui auraient peut-être pu éviter ce conflit, ils ont rapidement adopté une politique visant à affaiblir la Russie, dans l’optique à peine voilée d’obtenir l’effondrement du régime de Poutine. Un objectif qui nécessite d’intensifier le conflit, au risque de provoquer une escalade nucléaire dont les Ukrainiens seraient les premières victimes. En attendant, l’implication militaire américaine devient de plus en plus directe, tandis que la perspective d’un accord de paix s’éloigne de jour en jour.

La violence de l’invasion russe a choqué les opinions publiques occidentales. Au-delà de l’ampleur de l’attaque initiale, il y a les pillages et les viols généralisés, les massacres à Butcha, le ciblage d’infrastructures et des bâtiments civils. Les bombes tombant sur des hôpitaux et écoles. Des villes transformées en tas de ruines où se terrent des dizaines de milliers de civils affamés. L’exode de 7 millions de réfugiés. Les dizaines de milliers de morts de part et d’autre de la ligne de front. 

La solution avait été résumée par Hillary Clinton dans un interview tragi-comique : faire de l’Ukraine un nouvel Afghanistan pour les Russes, en armant une insurrection.

Le tribunal de Nuremberg, dans le procès des atrocités commises par les dignitaires nazis, avait estimé que l’agression d’une nation constitue le « crime international suprême » car « il contient tous les autres ». À ce titre, l’invasion et les opérations menées par des militaires russes relèvent pour de nombreux observateurs du crime de guerre. Face aux horreurs perpétrées en Ukraine, envisager une résolution négociée au conflit peut paraître insupportable. Mais sauf à vouloir risquer une guerre ouverte avec la Russie, seconde puissance nucléaire mondiale, l’Occident devra tôt ou tard signer un accord de paix avec Moscou. Or, la politique menée par les États-Unis, déjà critiqués pour leur manque de détermination à éviter le conflit, ne semble pas dessiner de porte de sortie pacifique à la crise.  

Une guerre inévitable ?

Selon le renseignement américain, Vladimir Poutine a pris la décision d’envahir l’Ukraine au dernier moment. Malgré les déploiements massifs de troupes russes à la frontière ukrainienne et les menaces en forme d’ultimatum, l’invasion était potentiellement évitable, selon plusieurs membres des services secrets américains cités par The Intercept [1].

La Russie avait posé ses conditions à plusieurs reprises. En particulier, que l’OTAN renonce à intégrer l’Ukraine et retire ses armements offensifs déployés à la frontière russe. L’administration Biden a refusé de négocier sérieusement, fermant la porte à une résolution diplomatique de la crise. Or, en affirmant que les États-Unis ne participeraient pas à un éventuel conflit – ce qui s’est avéré faux – et en évacuant tout son personnel administratif, la Maison-Blanche a potentiellement encouragé le président russe à envahir l’Ukraine. C’est du moins ce que lui ont reprochés son opposition et une partie de la presse américaine.

Indépendamment de ce que l’on peut penser des demandes russes présentées sous forme d’ultimatum, l’approche des États-Unis en Ukraine paraît difficilement défendable.

Depuis la chute de l’URSS, de nombreux experts et diplomates américains ont averti que l’expansion de l’OTAN risquait de provoquer un conflit. Robert McNamara et Henry Kissinger, les deux principaux architectes de la politique étrangère américaine de la seconde moitié du XXe siècle, ont prévenu publiquement et par écrit que l’intégration de l’Ukraine à l’OTAN constituerait une grave erreur. Le premier en 1997le second en 1997 et 2014

George F. Kennan, le responsable de la stratégie américaine pendant la fin de la guerre froide, avait également alerté dès 1997, dans une lettre adressée au président Bill Clinton et signée par cinquante diplomates et anciens hauts responsables américains : « L’extension de l’OTAN, à l’initiative des États-Unis, est une erreur politique d’ampleur historique. » En 2008, l’ancien ambassadeur américain en Russie et désormais directeur de la CIA William Burns multiplie les avertissements. En particulier, il écrit un câble diplomatique à l’administration W.Bush : « L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN est la plus rouge des lignes rouges pour l’élite russe, pas seulement pour Poutine ».

Pour Fionna Hill, experte particulièrement reconnue de la Russie de Poutine, ancienne conseillère des présidents Bush et Obama, le renseignement américain avait déterminé en 2008 « qu’il y avait un risque sérieux et réel que la Russie conduise une attaque préventive, pas limitée à l’annexion de la Crimée, mais une opération militaire majeure contre l’Ukraine » si la politique d’expansion de l’OTAN aux frontières russes était poursuivie.

Confronté aux événements de 2014, Obama avait refusé de livrer des armements modernes à l’Ukraine en évoquant sa crainte que « cela accroisse l’intensité du conflit » et « donne un prétexte à Poutine pour envahir l’Ukraine ». Trump au pouvoir, Washington a changé de position. Les États-Unis ont armé et formé l’armée ukrainienne afin de mener une « guerre par procuration » contre la Russie, selon les propres mots d’un haut responsable de l’administration Trump. Ce changement de ligne est conforme aux promesses de deux sénateurs républicains néoconservateurs, qui déclaraient en 2017 à la télévision ukrainienne : « Nous sommes avec vous, ce combat est notre combat, et on va le gagner ensemble ».

Les efforts américains ont achevé de convaincre le Kremlin que l’objectif de Washington était de « préparer le terrain pour un renversement du régime en Russie », a averti un rapport du renseignement américain daté de 2017. En janvier 2020, lors de l’ouverture du procès en destitution de Donald Trump, le démocrate et président du jury Adam Schiff déclarait au Congrès : « Les États-Unis arment l’Ukraine et aident son peuple afin que l’on puisse combattre la Russie en Ukraine et qu’on n’ait pas à le faire ici [à Washington]. »

Le 8 juin 2021, l’administration Biden a affirmé, par la voix d’Anthony Blinken, le secrétaire d’État, lors d’une audition au Congrès : « nous soutenons l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. (…) Selon nous, l’Ukraine dispose de tous les outils nécessaires pour continuer dans cette direction. Nous y travaillons avec eux, quotidiennement ». Une déclaration reprise à son compte par Volodymyr Zelensky, annonçant triomphalement l’entrée imminente de l’Ukraine dans l’OTAN :

Malgré les demandes russes pour une désescalade, Washington a poursuivi sa guerre de procuration avec la Russie en Ukraine. Le 10 novembre 2021, un accord officiel est signé par Anthony Blinken et son homologue ukrainien Dmytro Kuleba, dans lequel les États-Unis explicitent leur position et s’engagent, entre autres, à défendre l’Ukraine contre la Russie ; lui fournir armes, experts et entrainement ; accélérer ses capacités d’interopérabilité avec les forces de l’OTAN via des transferts technologiques et des manœuvres militaires régulières et mettre en place une coopération renforcée dans les domaines du renseignement et de la cybersécurité. L’accord reprend les termes détaillés lors d’un communiqué joint publié le 1er septembre, officialisant une ligne politique qualifiée par le très conservateur The American conservative de « potentiellement très dangereuse ». 

Pourtant, la Maison-Blanche avait affirmé à Zelensky que « L’Ukraine ne rentrera pas dans l’OTAN, mais publiquement, nous gardons la porte ouverte » comme l’a récemment expliqué le président ukrainien sur CNN. Les Américains ont donc joué un double jeu : face aux Russes, ils ont refusé d’acter le fait que l’Ukraine ne serait pas intégrée à l’OTAN, tout en multipliant les actes indiquant que cette adhésion était imminente. Mais face à Zelensky, ils ont reconnu que ce projet n’avait aucune chance d’aboutir. 

Tout semble indiquer que l’administration Biden a préféré risquer une invasion de l’Ukraine plutôt que de perdre la face en cédant sur la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Négocier avec Moscou n’aurait pas nécessairement permis d’éviter un conflit. Mais lorsqu’on tient à la paix, il paraît logique d’épuiser tous les recours.

Outre-Atlantique, le débat se limite presque exclusivement à la question du degré d’engagement des États-Unis en Ukraine. Des dizaines d’éditorialistes payés par l’industrie de l’armement ont exigé l’instauration d’une no fly zone – même si cela devait provoquer un conflit nucléaire.

Avant l’invasion, l’un des principaux arguments avancés par les défenseurs d’une ligne ferme face à Poutine reposait sur le principe du droit des peuples à l’autodétermination. Sans s’arrêter sur le fait que les États-Unis violent ce principe en permanence – par leurs propres sanctions qui affament la population afghane ou en soutenant militairement l’Arabie saoudite dans ses multiples crimes de guerre au Yémen – pouvoir rejoindre une alliance militaire ne constitue pas un droit fondamental. 

On ne saura jamais si la voie diplomatique pouvait éviter l’invasion russe. Mais force est de constater que du point de vue de Washington, l’heure n’est toujours pas à la négociation.

« Combattre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien »

La position officielle des États-Unis a été explicitée par le Conseiller spécial à la sécurité Jake Sullivan, lors d’une interview à la chaîne NBC le 10 avril dernier : « Ce que nous voulons, c’est une Ukraine libre et indépendante, une Russie affaiblie et isolée et un Occident plus fort, uni et déterminé. Nous pensons que ces trois objectifs sont atteignables et à notre portée. »

En déplacement à Kiev le 25 avril, le ministre américain de la Défense Lyod Austin a confirmé cette ligne en affirmant : « Nous voulons que la Russie soit affaiblie, incapable de reconstruire son armée ». Une position que le New York Times a qualifiée de « plus audacieuse » que la stricte défense de l’Ukraine avancée jusqu’ici. Il n’est pas question de processus de paix, ni de simple défense du territoire ukrainien, mais bien de destruction de l’appareil militaire russe. Ce qui implique la poursuite du conflit. Le 30 avril, en visite officielle à Kiev, la présidente de la Chambre des représentants et troisième personnage d’État Nancy Pelosi a ainsi tenu à réaffirmer le soutien américain à l’Ukraine « jusqu’à la victoire finale ».

Pour l’ex-ambassadeur et diplomate américain Charles Freeman, cette ligne politique équivaut à « combattre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien ». Comme de nombreux analystes l’ont noté, la résolution du conflit ne peut prendre que deux formes : la capitulation sans conditions d’un belligérant, ou un accord de paix qui nécessitera un compromis peu reluisant. Pour Freeman, la Russie ne peut pas être totalement battue. Elle peut encore déclarer la mobilisation générale (officiellement, elle n’est pas en guerre) ou recourir à des tactiques et armes de plus en plus destructrices pour défendre la Crimée et les territoires du Donbass. Les alternatives sont la destruction complète de l’Ukraine ou une guerre sans fin. 

Depuis le début du conflit, les États-Unis ont refusé de prendre directement part aux pourparlers de paix. Selon le Financial Times, Poutine était ouvert à un accord, mais a changé de position au cours du mois d’avril. Initialement, l’approche de Washington se fondait sur l’hypothèse que l’armée russe se rendrait tôt ou tard maître du terrain. La solution avait été résumée par Hillary Clinton dans un interview tragi-comique : faire de l’Ukraine un nouvel Afghanistan pour les Russes, en armant une insurrection. 

Une stratégie qui a fait ses preuves pendant le premier conflit afghan, selon l’ancienne ministre des Affaires étrangères, qui évoquait simplement quelques « conséquences indésirables » – à savoir plus d’un million de civils afghans tués entre 1979 et 1989, les attentats du 11 septembre 2001 puis vingt ans de guerre en Afghanistan.

Le président Zelensky tient une ligne plus nuancée, évoquant fréquemment les négociations en vue d’accord de paix. S’il demande une implication militaire plus importante des Occidentaux et le renforcement des sanctions économiques, il a mentionné à de nombreuses reprises être favorable à un statut neutre pour l’Ukraine, reconnaît que la Crimée ne fera pas partie des pourparlers et reste ouvert à une solution négociée au Donbass. Sa position évoluera nécessairement avec la situation militaire sur le terrain, mais la perspective d’un accord de paix fait toujours partie de son discours.

Pour l’administration Biden, à l’inverse, le but est de provoquer un changement de régime à Moscou, potentiellement suivi de la traduction de Vladimir Poutine devant le tribunal de La Haye pour crimes de guerre.

« La seule issue désormais, c’est la fin du régime de Poutine » expliquait un haut responsable de l’administration Biden à Bloomberg News. Boris Johnson, le Premier ministre britannique, totalement aligné sur Washington, a confirmé cette ligne, affirmant que la stratégie occidentale avait pour but de « provoquer l’effondrement du régime de Poutine ». Il faisait ainsi écho au ministre de la Défense britannique, pour qui « son échec doit être total (…) les jours de Poutine seront compté, il va perdre le pouvoir et ne sera pas en mesure de choisir son successeur ». Des déclarations qui s’ajoutent aux propos de Joe Biden lui même, accusant Poutine de commettre un génocide et évoquant l’impossibilité qu’il reste au pouvoir.

De fait, les États-Unis refusent d’offrir une porte de sortie au régime de Poutine – le contraignant à choisir entre le prolongement de la guerre quoi qu’il en coûte ou la prison à perpétuité ! Les voix qui s’élèvent contre la stratégie de Joe Biden sont rares outre-Atlantique. Le débat se limite presque exclusivement à la question du degré d’engagement des États-Unis en Ukraine. La presse et des dizaines d’éditorialistes payés par l’industrie de l’armement ont exigé l’instauration d’une no fly zone – même si cela devait provoquer un conflit nucléaire. Jen Psaki, la porte-parole de la Maison-Blanche, a ironisé sur la quantité de questions qu’elle recevait dans ce sens. Mais face au seul journaliste l’interrogeant sur les pourparlers de paix, elle a confirmé que les États-Unis ne participaient pas aux discussions avec la Russie.

La fin justifie les moyens ?

Comme le rapportait l’Associated Press, la prolongation du conflit aggrave les comportements des militaires et accroît le risque de crimes de guerre. Face aux atrocités, la communauté internationale reste divisée. À l’exception des alliés de l’OTAN, la plupart des pays ont choisi la neutralité. Une des causes de ce manque de mobilisation vient du fait que les crimes russes restent comparables à ceux commis par les États-Unis et ses alliés dans l’Histoire récente, estime Noam Chomsky. 

Les États-Unis ont refusé de signer la convention de Genève sur les armes chimiques et les bombes à sous-munition. Ils en ont fait usage contre les populations civiles en Irak. Washington ne reconnait pas le tribunal international de La Haye. Le Congrès a même signé une loi autorisant l’invasion des Pays-Bas si des ressortissants américains étaient forcés de comparaître devant cette juridiction. Comme les Russes, l’armée américaine a délibérément ciblé des bâtiments civils.

Le New York Times rapportait récemment les propos d’un stratège militaire russe, selon lequel « de la campagne de l’OTAN en Serbie, la Russie a retenu que la fin justifiait les moyens ». Les multiples crimes de guerre commis par l’Occident dans les Balkans auraient encouragé la Russie à adopter les tactiques sanglantes observées en Syrie et en Ukraine, selon ce stratège. Pour rappel, l’OTAN se justifiait de ne pas prévenir les civils des zones bombardées « pour réduire le risque pour nos avions ». Tony Blair avait estimé que les bombardements des bâtiments de télévision publique et la mort de dizaines de techniciens étaient « entièrement justifiés » car « ces médias participent à l’appareil de communication de Milosevic ».

Difficile, dans ses conditions, d’adopter une posture morale susceptible de rallier l’ensemble de la communauté internationale. Si sanctionner le régime de Poutine et aider l’Ukraine semble justifié, y compris aux yeux des critiques de Biden, la manière dont sont conduites ces politiques interrogent. Tout comme leur efficacité réelle.

Les armes livrées à l’Ukraine « disparaissent dans un trou noir géant » selon de hauts responsables de l’administration Biden. Cette dernière reconnaît être incapable de savoir où vont les armes, et est consciente du risque qu’elles tombent dans de mauvaises mains : crime organisé, réseaux terroristes et organisations néonazies. Avant le début du conflit, l’Ukraine était déjà un régime considéré comme corrompu et autoritaire, accueillant la principale plaque tournante du trafic d’armes international.

De même, les sanctions économiques renforcent le pouvoir de Vladimir Poutine plus qu’elles ne l’affaiblissent. Les oligarques russes passent largement à travers des mailles du filet – les cibler de manière efficace nécessiterait de recourir à des moyens jugés inquiétants par les oligarques occidentaux ! Ainsi, les premières victimes des sanctions économiques restent les classes moyennes russes, qui se sont logiquement rapprochées de Poutine. Indirectement, cette guerre économique touche également les populations des autres pays via l’hyperinflation des prix de l’énergie et des produits alimentaires, au point de provoquer un début de récession en Europe. Enfin, le statut de monnaie de réserve du dollar pourrait faire les frais de la politique de Washington, selon de nombreux économistes américains proches du pouvoir.

Au delà de ces conséquences indésirables, la stratégie américaine présente un risque d’escalade du conflit en Europe. Soit en acculant la Russie à recourir à des armes ou stratégie plus violentes, ou par simple engrenage militaire sur les théâtres d’opérations. Des perspectives qui inquiètent les experts du risque nucléaire, et des stratèges européens.

Les États-Unis ont joué un rôle déterminant dans le succès militaire ukrainien, dès les premières heures du conflit. Il est désormais question de livrer des armes plus perfectionnées à l’Ukraine, potentiellement pour porter le combat sur le territoire russe, comme l’a reconnu le ministre de la Défense britannique à la BBC. Cela s’ajoute aux déploiements de forces spéciales occidentales en Ukraine, au partage des informations brutes obtenues en temps réel par les services de renseignement et à la formation de soldats ukrainiens en Pologne et en Allemagne. Des efforts remarquablement efficaces sur le front, mais qui risquent de compliquer un futur accord de paix.

Le New York Times révèle ainsi une forme de dissonance entre la stratégie officielle de Washington et ce que les décideurs admettent en off. Poutine serait « un individu rationnel » qui chercherait à éviter une escalade du conflit dans l’espoir de trouver une porte de sortie, ce qui expliquerait le fait que « l’armée russe se comporte moins brutalement que prévue », selon les responsables occidentaux cités par le Times.

La position américaine officielle évoluera peut-être en faveur d’une résolution pacifique du conflit, en particulier si l’armée russe est défaite au Donbass. Mais rien ne garantit qu’une telle humiliation sera acceptée par Moscou. Pour l’instant, les États-Unis estiment que la Russie n’ira pas jusqu’à employer l’arme nucléaire, et agissent en conséquence, repoussant toujours plus loin la notion de guerre par procuration. Après avoir demandé 33 milliards de dollars de plus au Congrès américain pour soutenir l’Ukraine, Joe Biden va proposer un texte de loi visant à attirer les meilleurs scientifiques russes sur le sol américain.

Quid de ceux qui espèrent profiter de cette invasion injustifiable pour se débarrasser de Vladimir Poutine ? Joe Biden lui-même a expliqué que cela prendrait du temps – au moins un an. Des milliers de vies ukrainiennes en feraient les frais, et la hausse des prix des matières premières frapperait plus durement encore les populations qui y sont exposées à travers le globe. Tout cela pour poursuivre un but – le changement de régime – dont l’histoire macabre reste à écrire de manière exhaustive. De telles opérations ont-elles jamais abouti à autre chose que la mise en place d’un État failli ? La perspective d’une nouvelle Libye ou d’un nouvel Afghanistan, mais avec 6 000 ogives nucléaires et des dizaines de missiles hypersoniques, n’a pas vraiment de quoi rassurer.

Notes :

[1] L’information est d’autant plus crédible qu’elle provient du journaliste spécialiste des questions de sécurité et renseignement James Risen, prix Pullitzer du temps où il travaillait au New York Times pour son investigation sur la NSA. 

L’invasion de l’Ukraine renforce la fraction militariste des élites américaines

© Marius Petitjean pour Le Vent Se Lève

L’écrasante responsabilité du Kremlin dans le déclenchement de la crise actuelle ne doit pas conduire à ignorer ses causes de long terme. Le refus constant, de la part des États-Unis, de poser des limites à l’expansion de l’OTAN vers l’Est a contribué à envenimer les relations avec la Russie. À l’inverse, en prenant la décision d’envahir l’Ukraine, Vladimir Poutine a exaucé les voeux les plus profonds des faucons de Washington. Il a fragilisé le segment isolationniste des élites américaines, au profit de sa fraction la plus militariste.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie rompt huit années de fragile statu quo. En vertu des accords de Minsk – que la Russie et l’Occident s’étaient engagés à défendre – les régions de Donetsk et Louhansk devaient gagner en autonomie, tout en continuant à faire partie de l’Ukraine. La décision de Vladimir Poutine a eu pour effet d’enterrer cet accord.

Le droit international prévoit des procédures pour mener à bien les missions de maintien de la paix – justification officielle de l’invasion de l’Ukraine par le chef d’État russe. L’envoi unilatéral de troupes dans un pays voisin n’en fait pas partie. C’est pourquoi le représentant du Kenya aux Nations unies, qui s’était abstenu de condamner les actions de la Russie au début du mois de février, a déclaré au lendemain de l’invasion que cette action « [portait] atteinte à l’intégrité territoriale de l’Ukraine », la comparant à la manière dont les frontières des pays africains ont été tracées et redessinées par les empires européens. L’ordre international fondé sur le droit possède ses tâches aveugles et est souvent instrumentalisé, mais du moins permet-il de poser des limites à l’action du fort à l’égard du faible.

Pour les éditorialistes, l’invasion russe corrobore leur leur vision du monde : on ne peut pas discuter avec le maître du Kremlin, seule une démonstration de force peut l’arrêter. C’est, à peu de choses près, exactement l’approche que Washington et ses alliés ont adoptée ces dernières années.

Depuis, Vladimir Poutine a fait comprendre au monde qu’il était heureux d’intensifier son entreprise guerrière. Envoyer des « soldats de la paix » est une chose. Le faire après avoir reconnu l’indépendance de régions contrôlées par des séparatistes soutenus par la Russie – une perspective que Poutine avait rejeté une semaine avant l’invasion -, tout en affirmant qu’ils se trouvent sur un territoire russe, est la manifestation d’une ambition rien moins qu’impériale.

Des causes et des conséquences

Reconnaître tout cela n’implique pas de faire l’économie d’une analyse de la responsabilité occidentale dans cette montée en tension. Comme l’a récemment écrit le politologue Stephen Walt : « On peut tout à la fois reconnaître que les décisions prises par la Russie sont totalement illégitimes, et qu’une géopolitique américaine alternative au cours des dernières décennies les aurait rendues moins probables ».

Les bataillons d’éditorialistes qui avaient prédit – et parfois espéré – une invasion russe se sont appuyés sur la décision du Kremlin pour corroborer leur vision du monde : Poutine est le nouvel Hitler, il cherche à ressusciter l’Union soviétique, on ne peut pas discuter avec le maître du Kremlin, et seule une démonstration de force peut l’arrêter. C’est, à peu de choses près, exactement l’approche que Washington et ses alliés ont adoptée ces dernières années.

Les mois qui ont précédé l’invasion de l’Ukraine, les Occidentaux ont tenu une ligne « dure » dans les négociations avec la Russie. En décembre, Vladimir Poutine mettait sur la table une offre initiale à caractère maximaliste : il réclamait un engagement légal de non-adhésion à l’OTAN de l’Ukraine et la Géorgie, la réintégration par Washington du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) dont Donald Trump s’était retiré. On trouvait également une série d’exigences moins réalistes concernant les activités de l’OTAN dans les anciennes républiques soviétiques. Mais c’est la première revendication qui était, pour le Kremlin, la plus importante. Poser des limites à l’expansion de l’OTAN vers l’Est a longtemps constitué une antienne non seulement pour Vladimir Poutine, mais aussi pour les élites russes pro-occidentales – une revendication que divers responsables américains considéraient il y a peu comme compréhensible.

Il est probable que le Kremlin ait réellement projeté d’envahir l’Ukraine depuis des mois, comme les responsables occidentaux l’affirmaient. Mais n’ont-ils pas contribué à déclencher ce qu’ils prétendaient vouloir éviter ?

Alors que Moscou brandissait la menace d’une intervention contre l’Ukraine si ses revendications continuaient à être ignorées, qu’ont fait les dirigeants occidentaux ? Ils ont refusé de céder, de manière répétée, même s’ils ont dans le même temps reconnu que l’Ukraine ne rejoindrait pas l’alliance de sitôt – et ont clairement indiqué qu’ils ne se battraient pas pour la défendre.

Cette volonté de maintenir une posture intransigeante a atteint des sommets de bêtise au début du mois de février. La ministre britannique des Affaires étrangères Liz Truss a engagé la discussion avec son homologue russe Sergei Lavrov – après avoir dîné dans un lieu huppé avec l’épouse d’un proche de Poutine, lequel avait dépensé une petite fortune pour l’occasion. Face à Liz Truss qui exigeait le retrait des troupes russes, Sergei Lavrov lui demandait si elle reconnaissait la souveraineté de la Russie sur les régions de Rostov et de Voronezh. La ministre britannique a répondu que le Royaume-Uni « ne reconnaîtrait jamais la souveraineté de la Russie sur ces régions »… avant qu’un diplomate mieux informé l’informe qu’il s’agit de régions russes !

Cet épisode embarrassant est symptomatique de l’approche diplomatique du Royaume-Uni et des États-Unis à l’égard de la Russie : une ligne dure doit être tenue coûte que coûte… même lorsqu’elle est totalement hors de propos.

[NDLR : pour une analyse des causes de l’intransigeance occidentale – notamment le poids du complexe militaro-industriel et des pétroliers américains, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « Ukraine : les pompiers pyromanes »]

Alors même qu’ils refusaient de négocier, les États-Unis et le Royaume-Uni ont déployé une campagne de communication visant à alerter sur l’imminence d’une invasion russe. Sombres prophéties et refus de satisfaire une quelconque demande russe se sont succédés pendant plusieurs semaines. La panique suscitée par les prédictions américaines a entraîné le retrait des observateurs internationaux de l’Est de l’Ukraine, censés vérifier l’effectivité du cessez-le-feu dans cette région… entraînant ainsi une explosion de violences, et créant le prétexte même que la Russie utilise à présent pour envoyer ses troupes – et que les responsables occidentaux ont naturellement invoqué pour affirmer qu’ils avaient raison depuis le début.

Il est probable que le Kremlin ait réellement projeté d’envahir l’Ukraine depuis des mois, comme les responsables occidentaux l’affirmaient. Mais n’ont-ils pas contribué à déclencher ce qu’ils prétendaient vouloir éviter ? En refusant toute négociation et en conduisant à un accroissement des tensions dans la région, n’ont-ils pas mis en place un terreau favorable que Poutine a su exploiter ?

La guerre économique et les livraisons d’armes pour seul horizon ?

À ce stade, la stratégie russe n’est pas claire. Le Kremlin fait-il monter les enchères pour arracher des concessions à l’Occident ? Prévoit-il de créer une zone tampon formellement indépendante, mais de facto pro-russe, à l’Est de l’Ukraine ? Et à terme d’annexer cette partie du pays ? Ou bien envisage-t-il de faire de la plus extravagante des prédictions occidentales une réalité : tenter d’occuper l’intégralité du territoire ukrainien ? L’Ukraine deviendrait alors le nouvel Afghanistan de la Russie…

Quels que soient les exercices de prospective auxquels on se livre, on voit mal en quoi l’approche dure des Occidentaux offre une quelconque chance à l’Ukraine de recouvrer sa souveraineté.

De même que les livraisons d’armes américaines en Syrie n’ont pas peu fait pour alimenter le phénomène djihadiste, c’est l’extrême droite ukrainienne – y compris sa frange néonazie – qui risque de bénéficier de cette ingérence.

On aurait tôt fait de sous-estimer la brutalité de la guerre économique en cours, et l’ampleur de ses conséquences sur la population américaine et européenne. Si les gouvernements occidentaux sanctionnent les combustibles fossiles russes, l’inflation pourrait s’envoler aux États-Unis – ceux-ci étant les seconds fournisseurs étrangers de pétrole aux États-Unis.

[NDLR : pour une analyse de l’impact des sanctions occidentales contre la Russie, lire sur LVSL l’article de Frédéric Lemaire : « Sanctions contre la Russie : une arme à double tranchant ? »]

La situation pourrait encore s’aggraver si, à la suite de représailles russes, les exportations de blé russe en venaient à se tarir. Les répercussions sur les prix des denrées alimentaires pourraient être majeures, ainsi que sur l’industrie des semi-conducteurs – dont les difficultés font grimper en flèche les prix des voitures et des vols – et toutes les industries qui dépendent des matières premières importées de Russie. La paralysie durable de l’Ukraine, elle-même exportatrice mondiale de céréales et de matières premières utilisées pour les semi-conducteurs, aurait des effets similaires.

L’Europe est tout aussi exposée – le vieux continent est un acheteur majeur de pétrole et de gaz russes. Les pays d’Asie centrale, qui dont une partie de l’économie repose sur les envois de fonds issus de Russie, ne sont pas en reste. Quant aux pays importateurs de céréales qui dépendent de l’Ukraine et de la Russie en la matière – comme l’Égypte -, ils risquent d’assister à une montée en flèche des prix alimentaires, ce qui pourrait générer des bouleversements politiques supplémentaires.

Si le scénario catastrophique d’une escalade n’est pas à exclure, c’est plus probablement à un enlisement du conflit que l’on va assister – où des troupes régulières et paramilitaires ukrainiennes, armées par les États-Unis et l’Union européenne, continueront d’affronter l’envahisseur russe. De même que les livraisons d’armes américaines en Syrie n’ont pas peu fait pour alimenter le phénomène djihadiste, c’est l’extrême droite ukrainienne – y compris sa frange néonazie – qui risque de bénéficier de cette ingérence.

[NDLR : pour une analyse des forces d’extrême droite ukrainiennes, lire sur LVSL l’article de David Fontano : « Nationalisme en Ukraine : mythe et réalité »]

Il semble que la Maison blanche et l’Union européenne aient décidé de persévérer sur cette ligne dure. Quelle que soit la magnitude des sanctions et des livraisons d’armes, ce sera la population ukrainienne qui, en dernière instance, en souffrira.

Vladimir Poutine porte indéniablement la responsabilité du déclenchement de ce conflit. Mais qui peut dire que les Occidentaux ont cherché à éviter cette situation ?

Le chant du cygne de l’impérialisme russe

La population russe ne sortira pas indemne de la guerre d’agression menée par le Kremlin. Déjà touchée par les sanctions occidentales, elle verra sa situation socio-économique se détériorer si celles-ci sont amenées à durer. Mais il y a plus : l’État russe, qui concilie de manière précaire des intérêts oligarchiques, pourrait entrer dans un stade de crise, tant ses élites sont divisées au sujet de la guerre. Enfin, la Russie a de fortes chances de sortir affaiblie de cette séquence – reléguée au rang des États voyous, appauvrie, sans doute contrainte à une dépendance croissance à l’égard de la Chine… et confrontée à une OTAN renforcée sur son flanc Ouest.

Le conflit ukrainien apparaît comme le produit d’une série de crises remontant à une époque plus ou moins lointaine. Le facteur de long terme est la crise définitive de l’idée nationale-impériale du XIXe siècle, aujourd’hui anachroniquement réaffirmée par le chef d’État russe – après avoir été rangée au placard par l’expérience soviétique. Sur le moyen terme, nous assistons à la sortie chaotique de l’expérience multinationale de l’URSS ; les différents États qui ont émergé de cet effondrement partagent une même incapacité à réorganiser les relations entre des pays liés par mille fils historiques, culturels et identitaires.

Hic et nunc, enfin, c’est la tentative menée par Vladimir Poutine de mettre à bas tout un paradigme de relations internationales où le temps joue contre lui. S’il semble encore possible au chef d’État russe de réduire l’Ukraine au rang de voisin inoffensif, gouverné par un État failli, cela lui sera hors de portée dans cinq ou dix ans.

L’une des conséquences les plus tangibles de cette guerre réside dans le renforcement de la mythologie nationale ukrainienne. Vladimir Poutine avait déclaré que l’Ukraine n’existait pas – ce qui est à présent difficile à nier !

L’impérialisme requiert des moyens conséquents. Quiconque connaît l’Europe de l’Est sait que la bataille de Moscou pour l’hégémonie dans cette région est déjà perdue. Ses frontières occidentales sont parsemées de voisins – de Tallinn à Bucarest, de Varsovie à Kiev – qui ne veulent plus rien avoir à faire avec lui. Quels que soient leurs nombreux points de discorde, ils sont unanimes sur un point : plus jamais Moscou.

Cette guerre est le dernier coup d’estoc porté par un gouvernement aux abois ; elle accélère la longue crise de l’hégémonie russe. Chacune des décisions de Vladimir Poutine diminue la marge de manœuvre pour les suivantes – jusqu’à ce qu’elle soit réduite à peau de chagrin.

Retour du bâton

La guerre s’achèvera bientôt, et elle s’achèvera en catastrophe pour la Russie. Le pays est en effet gouverné par un système sénile et usé, qui fonctionne sur un équilibre précaire entre les intérêts des oligarques et des grandes entreprises. Institutionnellement fragile, l’État russe est fondé sur la gestion clientéliste et paternaliste d’une architecture fédérale complexe – au sein de laquelle de nombreux citoyens culturellement non-russes ne voient pas d’un bon oeil le tournant national-impérial de Vladimir Poutine. Fortement interconnectée avec l’Occident, l’économie russe se trouve dans une position subalterne sur tous les fronts, à l’exception de l’approvisionnement en gaz. Démoralisée et désabusée, l’opinion publique, quant à elle, réagira avec colère aux gigantesques coûts d’une guerre impopulaire.

Qu’a donc accompli le chef d’État russe, en l’espace de quelques jours ?

Il a tout d’abord renforcé la mythologie nationale ukrainienne ; il avait déclaré que l’Ukraine n’existait pas – ce qui est à présent difficile à nier ! Il a fourni une légitimité éclatante aux éléments d’extrême droite – y compris néo-nazis – de la société ukrainienne, qui revendiquent tout le mérite de la résistance contre l’envahisseur. L’extrême droite ukrainienne n’est pas la seule à profiter de la conjoncture : elle porte également les mouvements fascistes russes. Le ton du discours public russe est en effet donné par les nationalistes, militaristes et fascistes de tous bords.

[NDLR : pour une analyse des mouvements d’extrême droite ukrainiens, lire sur LVSL l’article de David Fontano : « Nationalisme ukrainien : mythe et réalité »]

Vladimir Poutine a également détruit le semblant de softpower russe qui subsistait encore en Europe de l’Est. Il a renforcé les perspectives d’expansion de l’OTAN, et l’a rendue attrayante pour des pays qui, auparavant, la regardaient d’un oeil distant – comme la Finlande. Il a envenimé les relations avec Pékin qui – si l’on fait fi de ses intérêts propres en Ukraine – proclame haut et fort l’intangibilité des frontières nationales et n’a aucune envie de se pendre à la corde de Poutine.

Et après ?

Une Russie reléguée au rang des États voyous, appauvrie, sans doute contrainte à une dépendance croissance à l’égard de la Chine, confrontée à une OTAN renforcée à l’Ouest ?

La guerre de Poutine donnera à l’Ukraine une centralité sans précédent ; elle sortira de ce conflit grandie d’un prestige nouveau, avec une cohésion patriotique renouvelée, ainsi – du moins peut-on le conjecturer – qu’une hégémonie politique durable pour la droite nationaliste la plus dure. Une telle Ukraine sera la clé de voûte de la politique américaine – et « européenne » – dans la région est-européenne. Cela signifiera un rééquilibrage substantiel des rapports de force dans cette zone.

Le « Russe du quotidien » n’a pas les moyens de comprendre les conséquences à long terme de cette guerre.

Quelle porte de sortie pour la Russie ? Plusieurs voies sont envisageables :

• Un changement radical d’orientation politique

• L’enlisement dans la situation actuelle, avec les conséquences décrites plus haut et un déclin inévitable de la puissance russe.

• Un coup d’État et la mise à l’écart de Vladimir Poutine pour préserver les oligarques et les intérêts des entreprises qu’il ne protège plus – un nombre croissant d’entre elles s’opposant à la guerre et à ses conséquences néfastes sur l’économie russe.

• Un effondrement de l’État russe

L’issue la plus souhaitable, à l’heure actuelle, réside certainement dans un départ de Vladimir Poutine à l’issue d’élections – du moins partiellement – libres. Mais quelle force politique, dans la Russie contemporaine, a intérêt à un tel processus, ou pourrait le superviser ?

Sans doute pas le patriarche de l’Église orthodoxe russe, dont les dernières déclarations – soutenant la guerre, bien qu’appelant hypocritement à épargner les vies civiles – l’ont discrédité ; pas plus que membres du Parlement, ou ceux de la Cour constitutionnelle. Tous sont des créatures de Vladimir Poutine. Des décennies de glissement autoritaire ont amené le pays à un point où il n’est pas possible de concevoir une institution qui pourrait servir de garant au processus de démocratisation.

Désastre pour la population russe

Quid de l’opinion publique ? Les Russes, dans leur grande majorité, sont hébétés. Peu imaginaient qu’une telle issue puisse être envisageable à l’égard d’un pays si proche, géographiquement et culturellement.

Le « Russe du quotidien » n’a pas les moyens de comprendre les conséquences à long terme de cette guerre. Il imagine qu’il va continuer à vivre comme avant ; depuis des années, les médias gouvernementaux lui répètent que les réserves financières et aurifères russes permettront au pays d’être autosuffisant. En réalité, les sanctions décrétées contre la Russie, en particulier son débranchement partiel du système SWIFT et le gel de ses devises – qui résident dans des banques étrangères – affecteront durement l’économie russe.

[NDLR : lire sur LVSL l’article de Frédéric Lemaire : « Sanctions contre la Russie, une arme à double tranchant » et celui de Julien Chevalier, Yannick Malot et Sofiane Devillers Guendouze : « SWIFT : l’arme atonique ? »]

L’or n’est guère utile pour effectuer des paiements courants. Même si l’on envisageait de le vendre à ce stade, on ne sait pas sur quels comptes le produit de la vente pourrait être versé. Le rouble continuera de s’effondrer et les circuits d’importation seront frappés d’une inflation croissante ; les prix des biens de consommation vont s’envoler tandis que les marchandises vont se raréfier, dans un pays où l’inégalité des revenus est considérable et où il n’existe pas de protection sociale efficace. En dehors de Moscou, le revenu moyen des Russes varie entre 300 et 600 euros par mois.

L’économie russe est plus fragile qu’elle ne le semble, affaiblie par des décennies de pillage oligarchique à tous les niveaux. Même les principales compagnies aériennes ne possèdent pas leurs avions, car ils sont presque tous loués à des compagnies étrangères : si elles le décidaient, le tourisme se tarirait indéfiniment en Russie.

Une majorité de Russes adhère probablement à la propagande du Kremlin. Mais que dit-elle ? Elle ne mentionne pas qu’il s’agit d’une guerre de conquête, elle n’évoque pas les crimes commis contre la population ukrainienne ; elle évoque une opération rendue nécessaire pour sauver le peuple ukrainien lui-même du militarisme, du nazisme et de l’asservissement à l’impérialisme américain. Les Russes qui soutiennent les opérations militaires russes pour ces raisons ne sont donc pas des appuis de long terme pour le régime.

Dans l’opinion publique russe, on trouve cependant une forte fraction nationaliste et autoritaire. Cette fraction est moins importante en termes quantitatifs que par sa richesse et son pouvoir au sein de la société. Oligarques et anciens combattants, policiers et membres des services secrets, groupes liés au commerce d’armes, associations « patriotiques »… Le risque d’une guerre civile n’est pas à exclure – dans un pays doté de la bombe nucléaire. Avec une issue qui pourrait être celle d’une dictature fascisante.

Afghanistan : aux racines de l’hystérie médiatique

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Loin d’être salué pour sa détermination à mettre fin à une guerre jugée ingagnable par l’armée américaine elle-même, Joe Biden a essuyé un torrent de critiques d’une rare violence. Arguments fallacieux et techniques manipulatoires déployés par la presse américaine ont souvent été repris – plus ou moins consciemment – en France, empêchant toute prise de recul sur un dénouement pourtant inévitable.

Après vingt ans de conflit, plus de deux cent cinquante mille morts, des centaines de milliers de blessés et de déplacés, la pratique du viol et de la torture systémique, l’emploi de milices et de mercenaires, les massacres de civils, 2 000 milliards de dollars dépensés (trois fois le budget de l’État français et cent fois le PIB de l’Afghanistan), l’OTAN n’a pu empêcher le retour au pouvoir des talibans. En 2001, ils ne contrôlaient qu’une partie du territoire et combattaient le trafic d’opium. Al Qaeda demeurait une organisation obscure, essentiellement localisée dans les montagnes afghanes. Désormais, les talibans sont maîtres de la totalité du pays. Ils produisent 80 % de l’opium mondial – soit 400 millions de dollars de recette annuels – et le terrorisme islamique s’est répandu à travers le monde, jusqu’à devenir endémique aux États-Unis et en Europe. Le terme fiasco n’est probablement pas assez fort pour décrire l’étendue de l’échec occidental.

NDLR : pour une analyse des modalités de l’occupation américaine en Afghanistan, lire sur LVSL l’article d’Ewen Bazin : « L’Afghanistan, paradis des sociétés militaires privées »

Loin d’en tirer la conclusion logique sur la futilité des guerres humanitaires et les efforts pour « exporter la démocratie », la majorité des commentateurs, acteurs politiques et de la presse – en particulier aux États-Unis – semblent en vouloir davantage. Davantage d’interventions en Afghanistan et davantage d’ingérence occidentale de par le monde.

À l’instar de BHL s’exprimant sur BFMTV, ce ballet de pseudo-experts disqualifiés relèverait du registre de l’absurde et du comique si leur argumentaire halluciné ne trouvait un écho positif dans l’opinion américaine et la presse française.

Coupable de s’être opposé à l’avis de ses généraux, du Pentagone, du corps diplomatique et des services de renseignements – qu’on désigne généralement par le terme État profond -, Joe Biden fait face à un barrage médiatique sans réel précédent. Pourtant, depuis les années 2010, le quatrième pouvoir se divise en deux camps épousant plus ou moins fidèlement les positions des deux partis politiques majeurs. D’un côté l’incontournable Fox News, le New York Post et le Wall Street Journal. De l’autre le New York Times, le Washington Post, MSNBC, CNN et les hebdomadaires libéraux. Moins partisanes, mais solidement ancrées au centre, figurent les chaînes nationales (ABC, NBC, CBS), et la presse régionale.

Lorsque Joe Biden avait arraché un compromis au Parti républicain pour faire adopter son plan d’investissement dans les infrastructures du pays, Fox News dénonçait le coût « astronomique » tandis que le New York Times louait « l’incroyable talent de négociateur » de Joe Biden. Sur le dossier afghan, à l’inverse, tous les principaux médias ont fait bloc contre l’occupant de la Maison-Blanche. Fait rarissime, le prestigieux New York Times, le très conservateur National Review et le tabloïd d’extrême droite Washington Times ont tous les trois reproduit la même attaque personnelle contre Joe Biden, l’accusant d’instrumentaliser la mort brutale de son fils aîné pour défendre la fin du conflit afghan.

De manière sidérante et caricaturale, les principaux architectes de cette débâcle militaire et diplomatique, en particulier les cadres de l’administration Bush et les généraux ayant perdu l’Afghanistan sur le terrain, ont été invités à dire tout le mal qu’ils pensaient de la politique de Joe Biden sur les plateaux audiovisuels et les colonnes des grands journaux. Même les anciens conseillers d’Obama se sont acharnés contre son ex-vice-président. Le Washington Post a beau avoir exposé leurs mensonges répétés en publiant les Afghanistan papers, tous ces pompiers-pyromanes ont eu les égards des plus grands médias américains.

À l’instar de Bernard-Henri Lévy (BHL) s’exprimant sur BFMTV, ce ballet de pseudo-experts disqualifiés relèverait du registre de l’absurde et du comique si leur argumentaire halluciné ne trouvait un écho positif dans l’opinion américaine et la presse française. La cote de popularité de Joe Biden décroche pour différentes raisons, mais la couverture résolument négative du retrait de l’Afghanistan a incontestablement fragilisé le président américain le plus progressiste de ces cinquante dernières années.

NDLR : pour une analyse des cent premiers jours de la présidence Biden, lire sur LVSL l’article du même auteur : « Après 100 jours, pourquoi Joe Biden impressionne la presse française »

Analyser pourquoi et comment les médias font bloc pour défendre la poursuite du conflit afghan avec une telle obsession fournit un exemple éloquent de ce qui attend tout chef d’État désireux de s’attaquer au statu quo défendu par l’establishment et aux intérêts du capital – que ce soit en matière de politique étrangère ou économique.

Amnésie journalistique et impensés stratégiques

Dès avril 2021, le New York Times regrette que « Joe Biden ne se soit pas laissé persuader par le Pentagone » de poursuivre le conflit afghan. Dans une série d’articles alimentée par des fuites anonymes, on apprend qu’à peine entré à la Maison-Blanche, Joe Biden a subi de multiples pressions de la part du département de la Défense et de l’armée pour le contraindre à renoncer aux accords de Doha signés par Donald Trump en février 2020. Cet accord, certainement critiquable, avait mis fin aux attaques talibanes contre les troupes de l’OTAN et les civils occidentaux, contre la promesse du départ de l’armée américaine avant le 31 mai 2021. Biden a négocié une extension de trois mois, tout en continuant d’appuyer les forces militaires afghanes depuis les airs.

Mais contrairement à ses deux prédécesseurs, qui avaient été poussés par le même État profond à renier leurs promesses de campagne pour redoubler les efforts militaires en Afghanistan quelques mois à peine après avoir été élu, Joe Biden n’a pas flanché. Il connaissait les ficelles, lui qui avait conseillé Obama contre le déploiement massif de soldats réclamés par le Pentagone en 2009. Cette fois, les efforts répétés des militaires n’auront pas suffi à faire changer d’avis le président tout juste élu, qui faisait face à un dilemme : rompre les accords avec les talibans et redéployer des milliers d’hommes pour faire face à leur offensive, ou mettre fin au conflit.

Une conflit perdu depuis longtemps, comme l’avait démontré le Washington Post en publiant les Afghanistan papers, cette compilation de rapports internes au ministère de la Défense rédigés par le Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction (SIGAR). Rendus publics en décembre 2019, ils dressent un bilan catastrophique de l’occupation occidentale. Militairement, l’OTAN brillait par son absence de stratégie, son manque d’objectif clair, son soutien répétés aux crimes commis par ses alliés afghans et son incapacité à déterminer qui étaient ses véritables ennemis.

Financièrement, les sommes gigantesques déversées sur le pays ont surtout servi à enrichir les entreprises occidentales impliquées dans l’effort de guerre et de reconstruction, tout en provoquant un niveau de corruption inouïe au sein du gouvernement afghan, qui s’est rapidement auto-organisé en kleptocratie. Cette corruption ne se limite pas à l’accaparement de l’aide occidentale par les dignitaires locaux, elle a provoqué des pratiques terrifiantes de la part des fonctionnaires, de la police et de l’armée afghane : viols systémiques de femmes et d’enfants, rackets, extorsion, harcèlement, massacres de civils, torture, attaques délibérées de convois occidentaux pour justifier a posteriori la rémunération des seigneurs de guerres… Autant de comportements qui ont fini par pousser une partie de la population dans les bras des talibans, épuisée par les morts et la violence engendrés par l’occupation de l’OTAN.

Mais les informations cruciales de cette nature ont été occultées par la presse, qui s’est découvert une nouvelle passion pour le conflit uniquement après le retrait des troupes américaines. Le 8 juillet, lors d’une conférence de presse qui fera date, Biden est assailli de questions sur l’Afghanistan. Lui qui souhaitait évoquer son plan d’investissement massif dans l’économie américaine se voit contraint de spéculer sur la capacité militaire de l’armée régulière afghane. Dire que le régime en avait pour trois ans au maximum et probablement pas pour plus de six mois, comme l’assurait alors le Pentagone, aurait précipité sa chute.

“On nous a rapporté des histoires terrifiantes, à propos des veuves de l’armée afghane [pro-occidentale]. Elles devaient offrir des faveurs sexuelles pour obtenir leur pensions. Aucun américain n’accepterait pareil traitement.”

Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction (SIGAR) – 2017,

Pendant des mois, son administration a pressé les ressortissants occidentaux de quitter le pays, tout en distribuant des visas aux Afghans les plus exposés aux représailles talibanes. Si le traitement des fameux visas fut compliqué par les nombreuses barrières administratives mises en place par l’administration Trump à dessein – une difficulté que Joe Biden n’avait pas anticipée – il demeurait difficile de faire plus vite. À part embarquer de force les civils, au risque de saper davantage le moral des troupes afghanes qui auraient effectivement été réduites à l’état de bouclier humain destiné à gagner du temps, le retrait ne pouvait que se terminer par une situation chaotique.

Puisque le Pentagone était convaincu de la chute inévitable du régime, l’effondrement rapide du gouvernement et la prise de Kaboul sans le moindre coup de feu était rétrospectivement préférable à une longue guerre civile minée par d’innombrables morts, déplacés et atrocités. Pour éviter les nombreux drames qui se sont produits à Kaboul, Joe Biden aurait dû capituler en bonne et due forme dès sa prise de fonction. Mais donner les clefs du pays aux talibans sans combattre aurait été interprété comme une haute trahison et indéfendable face à l’opinion publique. L’unique alternative à l’évacuation tragique à laquelle nous venons d’assister aurait été une reprise des combats – et des morts occidentaux.

À ce titre, l’attentat commis par Daech aux abords de l’aéroport, qui a causé 170 morts dont 13 marines américains et 28 talibans, illustre parfaitement vers quoi le maintien de la présence occidentale aurait débouché. Tout comme la frappe de drone américaine sur une voiture suspectée d’abriter des terroristes, mais qui s’est avérée transporter une famille d’Afghans possédant des visas pour les États-Unis. Ici, le bilan s’élève à 10 morts, 7 enfants, dont 2 de moins de 2 ans.

Un criminel de guerre pour faire le procès du retrait de l’Afghanistan, quoi de plus normal de la part d’un journal dont 93% du lectorat vote démocrate ?

Enfin, il ne faut pas oublier l’exportation de ce conflit en Occident, à travers le terrorisme islamique endémique qu’il facilite et le terrorisme d’extrême droite aux États-Unis qu’il provoque. 750 000 soldats américains ont été déployés en Afghanistan, nombre d’entre eux issus de milieux défavorisés et désormais victimes de syndromes post-traumatiques (PTSD). La semaine dernière, un vétéran a pénétré dans la maison d’une famille de Floride et tué quatre personnes à l’arme semi-automatique, dont une mère et son bébé de trois mois. Il souffrait de troubles psychologiques liés à son déploiement en Afghanistan.

Ce genre de considérations et de critiques n’a pas eu droit de cité dans la presse américaine, qui a produit une couverture médiatique hystérique et univoque en faveur de la poursuite du conflit.

Propagande médiatique et fabrique du consentement

La chute de Kaboul a été immédiatement décrite par les médias américains comme une « débâcle » (CNN), un « fiasco » (MSNBC) et une « humiliation » (Fox News). Certes, les images de talibans posant dans le palais présidentiel avec leurs kalachnikovs et les vidéos tragiques des civils s’accrochant aux avions américains ne favorisaient pas la prise de recul. Mais une fois la situation revenue sous contrôle – 122 300 personnes évacuées en trois semaines, du jamais vu, la presse américaine a continué sa couverture hystérique des événements, avec une volonté de plus en plus apparente de nuire au président Biden.

Par le volume d’abord. Pendant deux semaines, en dépit de la hausse massive de décès liés au variant delta, des multiples catastrophes environnementales et du projet historique de réforme économique débattu au Congrès, le New York Times a fait systématiquement sa Une sur la situation en Afghanistan. La page d’accueil du Times, site d’information le plus consulté du pays et l’un des plus influents du monde occidental, a donné le ton à l’ensemble des médias, qui ont consacré un temps d’antenne impressionnant aux évènements, y compris en France.

Par l’angle ensuite. Puisque trois Américains sur quatre continuent de soutenir le retrait des troupes américaines, les critiques se sont essentiellement portées sur l’exécution de cette décision. Pas pour vanter la logistique qui a permis d’évacuer par les airs un nombre record de réfugiés en une dizaine de jours. Mais pour taxer l’administration Biden d’incompétence. Afin de retourner l’opinion publique contre la Maison-Blanche, les principales techniques déployées pour vendre la guerre en Irak ont été ressuscitées.

En premier lieu, la multiplication d’articles mensongers ou invérifiables, reposants sur des fuites anonymes. La presse a d’abord cherché à faire croire que Biden avait été averti par les agences de renseignement de l’imminence du désastre. Une idée réfutée par le haut commandement militaire (Joint Chief of Staff) et le simple fait que le directeur de la CIA était en déplacement dans les jours qui ont précédé la chute de Kaboul, clairement pas préoccupé par un risque d’effondrement soudain. Ensuite, en alimentant le récit douteux d’une administration Biden totalement dépassée par les évènements, incompétente et paniquée. Toujours à l’aide de « déclarations anonymes » de sources « proches du pouvoir » et souvent directement relayées par les correspondants français à Washington, sans le moindre recul. Enfin, l’enregistrement audio d’une conversation entre Biden et le président afghan fuité à l’agence Reuters – un délit passible d’emprisonnement – devait prouver le manque d’anticipation de la Maison-Blanche. Sous la présidence Trump, des fuites similaires et tout aussi illégales avaient été fréquemment déployées contre le milliardaire pour entraver sa politique étrangère.

À ces pratiques s’ajoute la complicité médiatique, qui débute par la suppression éditoriale de toute opinion contraire au récit dominant.

Selon de nombreux témoignages, les agents audiovisuels qui ont proposé des intervenants favorables au retrait des troupes ont été placés sur liste noire par les chaînes de télévision. Qu’il s’agisse d’élus, des innombrables journalistes et officiers vétérans qui soutiennent le retrait des troupes, ou simplement du reporter du Washington Post à qui l’on doit les Afghanistan papers, pratiquement aucun n’a eu droit de cité sur les plateaux télévisés et les éditoriaux de la presse papier. À la place, une farandole de commentateurs désirant la poursuite de la guerre est venue expliquer en quoi Joe Biden avait bâclé son retrait. Dont les ministres et conseillers emblématiques de W Bush : Condoleezza Rice dans le Washington Post, Karl Rove et Paul Wolfowitz dans le Wall Street Journal, John Bolton sur CNN… Le plus caricatural reste probablement l’éditorial acerbe d’un général afghan, en une du New York Times, intitulé « J’ai commandé des troupes afghanes cette année, nous avons été trahis. » Deux semaines plus tard, il s’est avéré que ce commandant ordonnait à ses troupes de massacrer les civils des régions qu’il abandonnait aux talibans. Un criminel de guerre pour faire le procès de Joe Biden, quoi de plus normal de la part d’un journal dont 93% du lectorat vote démocrate ?

De même, l’ancien ambassadeur de Barack Obama à Kaboul Ryan Crocker, dont les mensonges ont été exposés par les Afghanistan papers, a eu l’honneur des colonnes du Times pour écrire une tribune sobrement intitulée « Pourquoi le manque de patience stratégique de Biden a provoqué un désastre. » Selon lui, Joe Biden aurait dû attendre pour exécuter le retrait, jugeant que le statu quo pouvait être « maintenu indéfiniment et à moindres coûts humain et financiers ». En supposant que la rupture des accords de Doha ne remette pas en cause ce fameux statu quo, on parle de 15 000 morts par an et 300 millions de dollars par jour, comme le rappelle The Economist.

Ce genre d’argumentaire invraisemblable et inhumain a été reproduit ad nauseam par les premiers responsables du fiasco afghan, de Tony Blair à John Bolton en passant par le général David Petraeus. Ce dernier, pourtant passible de condamnation pour haute trahison pour avoir partagé des secrets défense à sa maîtresse lorsqu’il dirigeait la CIA, avant que celle-ci ne s’en serve pour le faire chanter, ne croupit pas en prison comme les lanceurs d’alertes qui ont révélé les crimes de l’armée américaine. Au contraire, il siège au sein du conseil d’administration d’une entreprise liée à l’industrie de l’armement et a pu donner un long interview au New Yorker, hebdomadaire progressiste dans lequel il plaide pour le retour de sa stratégie manquée de « contre-insurrection » qui avait nécessité la mobilisation de 100 000 soldats américains sous Barack Obama.

Où étaient l’indignation lorsque l’OTAN rasait un hôpital ou tuait une famille entière de soixante civils en bombardant un mariage ?

Le message est clair : tant que vous ne remettez pas en cause le complexe militaro-industriel et la vision impérialiste de la politique étrangère, tout vous sera pardonné. Joe Biden, lui, a franchi une ligne rouge. C’est ce qui ressort des conférences de presse, où les questions portent exclusivement sur l’exécution du retrait et les futures interventions militaires, sans jamais interroger la décision d’envahir l’Afghanistan ni les erreurs commises ensuite. Deux questions sont néanmoins sorties du lot par leur bellicisme : la première demandait le retour des frappes aériennes contre les talibans, alors que ces derniers avaient la vie de plusieurs milliers de ressortissants américains entre leurs mains. La seconde visait à obtenir la garantie explicite que Biden n’avait pas perdu sa détermination à envahir d’autres pays, si nécessaire.

Indignation sélective et instrumentalisation de la souffrance

Enfin, les médias ont cherché par tous les moyens à mobiliser les affects de l’opinion publique en pratiquant une indignation sélective frisant l’indécence, car limitée aux derniers jours du conflit et à Kaboul. Les récits et témoignages de militantes s’exprimant dans un parfait anglais ont alterné avec les rapports d’exactions talibanes. Mais où étaient l’indignation, les caméras et les micros tendus pour recueillir des témoignages lorsque l’OTAN rasait un hôpital ou éradiquait des familles entières en bombardant au moins huit fêtes de mariages depuis le début du conflit ?

Les rapports officiels du recours à la torture par l’armée américaine puis afghane – avec le soutien de l’OTAN – n’ont pas provoqué d’émoi médiatique particulier. Pas plus que la révélation du viol systémique d’enfants commis par les milices afghanes pro-occidentales, sur lesquels les soldats coalisés avaient ordre de fermer les yeux. Ni les révélations sur l’emploi d’escadron de la mort par la CIA, afin d’exécuter des enfants dans des villages dans le but d’instiguer la terreur. La présence puis la réhabilitation d’un tortionnaire et violeur notoire au cœur du pouvoir pro-occidental n’avaient déclenché aucun outrage.

Pire : les Afghanistan papers, qui ont montré à quel point les diplomates et militaires ont constamment menti au public pour vendre la poursuite du conflit, tout en couvrant de nombreuses atrocités – abus sexuel systémique des veuves des combattants afghans compris – n’ont fait l’objet d’aucune couverture médiatique significative. Les multiples frappes aériennes ciblant les mosquées, écoles, les enterrements, les mariages, tout comme les décisions de raser entièrement des villages n’ont jamais suscité l’émotion observée après la chute de Kaboul.

Si le sort des femmes afghanes vivant dans les grandes villes s’est considérablement amélioré sous l’occupation occidentale, celui des femmes rurales – soit 70 % de la population – a tellement empiré que nombre d’entre elles applaudissent le retour au pouvoir des talibans ou les soutiennent activement.

Les milliards de dollars d’argent public dépensés lors de l’occupation de l’Afghanistan ont avant tout bénéficié aux entreprises américaines, qui savent défendre leurs intérêts

Une fois le retrait achevé, le principal correspondant de la chaîne NBC a solennellement déclaré qu’il s’agissait « de la pire capitulation des valeurs occidentales de notre vivant ». Mais de quelles valeurs parle-t-on ? L’UNICEF a estimé que les sanctions occidentales imposées à l’Irak de Saddam Hussein ont tué un demi-million d’enfants. Celles imposées à l’Iran, Cuba, au Venezuela, en Syrie et au Liban en pleine pandémie tuent des dizaines de milliers de civils. En Afghanistan, où plusieurs millions de personnes sont exposées à la famine, ces sanctions économiques s’annoncent particulièrement brutales. L’accès au système financier mondial a déjà été coupé, l’aide humanitaire suspendue et les routes commerciales entravées. L’Afghanistan s’achemine vers une crise humanitaire comparable à celle provoquée par l’Occident et ses alliés au Yémen, dont les dégâts sont tout bonnement inouïs. Mais de ces aspects, la presse ne parle pas. Les souffrances s’arrêtent à Kaboul et commencent avec le retrait des troupes…

Derrière le fiasco diplomatique, militaire et journalistique : les intérêts privés

Le refus d’accepter les multiples demandes d’armistices envoyées par les talibans fin 2001 s’explique en partie par des calculs politiques, l’administration Bush refusant de « négocier avec les terroristes » et cherchant à vendre à l’opinion sa « guerre contre la terreur », quitte à refuser de se faire livrer Ben Laden au risque de provoquer l’enlisement des troupes occidentales qui sèmera les graines de l’insurrection talibane.

Mais depuis que la guerre est clairement perdue, c’est-à-dire au mieux 2006, comment expliquer ce refus de mettre un terme à ce formidable gâchis ? Outre les arguments géopolitiques discrédités et la vision exceptionnaliste des États-Unis partagée par l’essentiel des élites de Washington, il faut comprendre la poursuite du conflit comme une formidable opération de racket. Les milliards de dollars d’argent public dépensés ont avant tout bénéficié aux entreprises américaines, qui savent défendre leurs intérêts. Les huit généraux à la retraite qui ont successivement commandé les opérations en Afghanistan sont employés par l’industrie de l’armement. De même, l’écrasante majorité des analystes et experts sollicités par les médias américains pour commenter le retrait afghan sont également payés par cette industrie, en tant que conseiller, consultant, lobbyiste ou membre des conseils d’administration.

«  Peut-être bien que notre plus grande et unique réalisation, malheureusement — et par inadvertance, bien sûr —, a été le développement de la corruption de masse. »

Ryan Crocker, ambassadeur américain à Kaboul sous Obama – cité dans les Afghanistan paper en 2016, traduction Le Monde diplomatique (septembre 2021)

Des conflits d’intérêts cachés au public, alors que les chaines d’informations emploient de plus en plus souvent des anciens cadres du renseignement pour commenter l’actualité. Les grands titres de presse sont par ailleurs dépendants ou influencés par leurs sources gouvernementales, elles-mêmes orientées par l’idéologie dominante et les perspectives de pantouflages. D’autant plus que la majorité des membres de l’administration Biden ont fait des allers-retours spectaculaires entre le public (sous Obama) et le privé, souvent dans des entreprises en lien avec l’industrie de l’armement.

En mettant fin au conflit afghan, Biden a également tué la poule aux œufs d’or. Pas étonnant qu’on lui fasse payer le prix fort.

Free Basics de Facebook : le nouveau visage du colonialisme numérique ?

© Danish Siddiqui

Facebook serait-il devenu philanthrope ? C’est l’image que souhaite se donner la compagnie américaine avec le lancement de son application Free Basics en 2013. À la clef, une promesse ambitieuse : garantir un accès universel à Internet. Alors que cette initiative reste largement méconnue en Europe, elle a permis à Facebook de s’imposer comme acteur incontournable dans l’hémisphère sud. Implantée dans 65 pays, Free Basics permet aux utilisateurs d’accéder gratuitement à une version limitée d’Internet, dont le contenu et les modalités sont définies par Facebook. Au carrefour entre le statut de réseau social et de fournisseur d’accès à internet, que dévoile ce projet pionnier sur la capacité de métamorphose de Facebook ? Suspectée d’incarner une forme insidieuse de cyber-colonialisme, la détermination de Facebook à rester maître du jeu est évidente.

« L’accès à Internet est un droit de l’homme », déclarait Mark Zuckerberg lors du discours officiel du lancement de l’application Free Basics en 2013. Justifiant son initiative par des considérations de responsabilité morale envers les 5 milliards de personnes démunies aujourd’hui encore d’accès à Internet, Facebook officialisa son ambition de s’imposer comme le pionner du projet de connectivité mondiale. Prônant une démarche à consonance philanthropique voire humanitaire, Facebook défend l’idée qu’au même titre que la liberté d’expression et la liberté d’association, l’accès à Internet doit être garanti à tous. La mobilisation par Zuckerberg d’une rhétorique techno-optimiste, largement dominante au sein des acteurs du numérique, tissant un lien causal direct entre expansion des technologies et développement économique, est manifeste. L’objectif affiché et défendu par la plateforme américaine est d’offrir un accès gratuit à Internet aux victimes de la fracture numérique, contribuant par là-même à dynamiser les économies des pays émergents.

Un accès universel à Internet ?

Sur le papier, le projet de connectivité mondiale de Zuckerberg paraît plutôt louable : Internet pour tous. Mais de quel Internet s’agit-il ? Certainement pas de celui que connaît l’Europe. Utiliser de manière interchangeable les termes Free Basics et Internet est un raccourci trompeur et fondamentalement inexact. La particularité de Free Basics porte un nom : la plateforme fermée. À l’inverse de la plateforme ouverte, généralisée en Europe et permettant un accès illimité à tous les contenus sur Internet, les utilisateurs Free Basics ont un accès limité à quelques services choisis avec soin par Facebook. Souhaitant préserver la « neutralité du réseau », un des principes érigés par les fondateurs d’Internet, qui suggère que chaque individu doit avoir un accès identique à Internet sans être soumis à une quelconque discrimination de prix, l’Union européenne a interdit les plateformes fermées en 2015 (Régulation 2015/2120). Toutefois, la régulation européenne sur la neutralité du réseau fait figure d’exception. À ce jour, aucun autre pays du monde n’est doté d’une législation équivalente ou similaire, ce qui explique la diffusion rapide et globale de Free Basics.

Conçu sur mesure, le nouveau statut que Facebook s’est façonné transgresse les catégories traditionnelles des acteurs du numérique. Hybride, la compagnie épouse à la fois les caractéristiques d’un réseau social et désormais aussi celles d’un fournisseur d’accès à Internet.

Les enjeux politiques soulevés par cette application sont évidents. Lorsqu’ils sont munis d’un téléphone mobile, les utilisateurs de Free Basics accèdent gratuitement à une série d’applications. On retrouve parmi elles Facebook, mais tout aussi souvent l’application de l’entreprise américaine Johnson & Johnson qui fournit des conseils médicaux et propose des traitements, des applications locales d’offres d’emploi, de même qu’une sélection d’organisations de défense des droits des femmes. Le constat est limpide : aujourd’hui, Facebook décide seul quelles applications font partie des « basics » d’Internet. L’enjeu est de taille pour Barbara von Schewick, professeure de droit à l’université de Stanford, qui affirme que : « Chaque personne doit être libre de choisir le contenu qu’il souhaite accéder sur Internet, sans que la compagnie qu’il paye pour se connecter n’essaie d’influencer son choix » [1] .

Jackpot commercial

Il s’agit d’un véritable changement de cap pour la compagnie mondialement connue pour le succès de son réseau social Facebook. Avec le coup d’envoi de Free Basics, Facebook ne poursuit pas seulement son objectif initial d’expansion de son réseau social, mais a entamé le financement d’un vaste projet d’infrastructures afin d’assurer à terme un accès à Internet pour tous, y compris à ceux résidant dans les régions les plus reculées. Concrètement, Facebook a noué des partenariats avec des fournisseurs locaux d’accès à Internet (également connus sous le nom d’« opérateurs téléphoniques ») principalement en Asie, en Amérique Latine et en Afrique afin qu’ensemble ils équipent chaque pays d’infrastructures numériques et atteignent un taux de pénétration d’Internet maximal sur la totalité des territoires. Il va sans dire que ces investissements infrastructurels massifs vont main dans la main avec l’implantation généralisée de Free Basics, ce logiciel proposant gratuitement une poignée de services et dont Facebook est l’application phare.

Site internet de Free Basics Facebook, 2021

Fait sur mesure, le nouveau statut que Facebook s’est façonné transgresse les catégories traditionnelles des acteurs du numérique. Hybride, la compagnie épouse à la fois les caractéristiques d’un réseau social et désormais aussi celles d’un fournisseur d’accès à Internet. Jamais auparavant on n’a constaté de la part d’un réseau social de si grands investissements dans les infrastructures numériques et les projets de connectivité. Alors que Facebook assure déjà un rôle de gardien sur le contenu des 2,9 milliards d’utilisateurs actifs sur son réseau social, son contrôle grandissant sur les infrastructures physiques, qui constituent l’épine dorsale d’Internet, a de quoi préoccuper. L’objectif à court terme de Facebook ne fait aucun doute : il s’agit d’enrayer l’implantation de tout concurrent potentiel, en s’assurant un monopole complet sur l’offre des réseaux sociaux et des infrastructures numériques dans tous les marchés émergents. Au vu de la quantité de données pouvant être collectées sur Free Basics, le projet représente une véritable manne financière. Des militants de Global Voices affirment que la configuration technique de l’application permet à Facebook de récupérer « des flux uniques de métadonnées provenant de toutes les activités des utilisateurs sur Free Basics » [2].

En effet, alors que le moteur économique de Facebook était précédemment limité à l’extraction des données sur son réseau social, il comprend aujourd’hui également l’extraction de toutes les données recueillies sur Free Basics. Concrètement, l’entreprise américaine peut, par exemple, se procurer de vastes bases de données au sujet de l’usage de toutes les autres applications présentes sur Free Basics, et plus seulement sur Facebook. En élargissant son domaine d’activité, Facebook a déniché une stratégie particulièrement efficace pour extraire, traiter et vendre un nombre sans précédent de données. De plus, l’absence de cadre législatif en Afrique, en Asie et en Amérique Latine sur la protection des données personnelles sur Internet permet à Facebook de récolter tous les types de données. Il y a de fortes chances pour que l’attrait de Facebook à l’égard des données personnelles, dont l’extraction est encadrée sous le droit européen, s’explique par leur grande valeur marchande. En effet, elles sont particulièrement lucratives et leur extraction permettra à la compagnie américaine de décupler ses revenus à très court terme.

Échec cuisant de Free Basics en Inde

Alors que l’Inde occupe la seconde place dans le classement des pays les plus peuplés du monde, seuls 15% de sa population bénéficiaient d’un accès à Internet en 2014. Avec un marché de potentiels consommateurs pouvant atteindre les 85% de la population totale, il est aisé de comprendre pourquoi l’Inde fut choisie comme premier pays d’implantation de Free Basics. Mais alors que le pays offrait initialement des perspectives commerciales tout à fait exceptionnelles, rien ne se déroula comme prévu.

Marc Andreessen, membre du conseil d’administration de Facebook, écrit dans un tweet : « L’anticolonialisme a été une catastrophe économique pour l’Inde. Pourquoi s’arrêter maintenant ? », insinuant ainsi qu’il serait dans l’intérêt des Indiens d’accueillir favorablement la forme de colonisation menée actuellement par Facebook.

Dès la mise en place des premiers contrats entre Facebook et les fournisseurs d’accès à Internet indiens en 2014, un groupe d’activistes de défense des libertés numériques se mobilisa autour d’un collectif nommé « Sauver Internet ». Ils organisèrent des manifestations d’une ampleur considérable dans les grandes villes du pays, en particulier New Dehli, et parvinrent à lancer un débat sur la « neutralité du réseau », dont l’écho fut national. Les manifestants brandirent des pancartes indiquant « Protégez la neutralité du réseau », « Sauvez Internet », « Non à Free Basics et au cyber-colonialisme».

Manjunath Kiran, AFP, 2016.

Pour les activistes et les manifestants engagés dans la campagne contre Free Basics, il s’agissait également de dénoncer ce qu’ils voient comme une forme de « cyber-colonisation ». Considérant le rôle des géants du numérique dans une perspective historique de persistance des inégalités Nord-Sud, certains journaux locaux indiens ont osé la comparaison entre Facebook et les pouvoirs coloniaux du XXème siècle. L’extraction des données personnelles par Facebook reposerait, selon eux, sur une logique similaire à celle de l’extraction des richesses et des ressources pendant la colonisation. Le débat sur la « neutralité du réseau » acquit une dimension éminemment politique. La prise de position de la majorité de Narendra Modi à l’encontre de Facebook s’inscrivit plus globalement dans la ligne politique du gouvernement, marquée par un large recours à une rhétorique anticoloniale . Celle-ci regagna particulièrement en véhémence lorsque Marc Andreessen, membre du conseil d’administration de Facebook, écrit dans un tweet : « L’anticolonialisme a été une catastrophe économique pour l’Inde. Pourquoi s’arrêter maintenant ? », insinuant ainsi qu’il serait dans l’intérêt des Indiens d’accueillir favorablement la forme de colonisation menée actuellement par Facebook. Nitin Pai, directeur du centre de recherche indien Takshashila Institution disait en 2015 : « Lorsque des étrangers parlant de haut aux Indiens en leur expliquant ce qui est bon pour eux, l’Inde ne se laisse pas faire et se défend » [3].

L’avertissement s’avéra bien réel car en 2016 l’Inde décida de bannir Free Basics. C’est au nom de la lutte contre la concurrence déloyale qu’une loi interdit finalement Free Basics. Le raisonnement derrière cette interdiction fut que l’incitation à utiliser les applications, pour la plupart américaines, accessibles gratuitement sur Free Basics se ferait au détriment des petits concurrents et de l’innovation. Ainsi, le gouvernement argumenta que le processus de sélection d’application imposé par Facebook manquait de transparence et contenait un biais occidental, défavorisant et excluant les applications locales indiennes.

L’implantation silencieuse de Free Basics en Afrique

On aurait pu imaginer que les controverses soulevées en Inde eussent marqué un coup d’arrêt soudain et définitif à l’expansion mondiale de Free Basics. En particulier dans les pays anciennement colonisés et dans lesquels la rhétorique anticoloniale bénéficie encore d’une certaine popularité, on aurait pu croire en une plus grande exploitation politique de l’argument sur la cyber-colonisation. Mais force est de constater aujourd’hui le contraire : l’implantation silencieuse et sans controverse de Free Basics se poursuit dans 65 pays, dont 30 dans le continent africain. Deux observations permettent de faire la lumière sur les principales raisons expliquant que le rejet massif exprimé en Inde n’ait pas été suivi dans le contexte africain.

La première concerne un changement drastique de stratégie par Facebook. Depuis l’opposition de la population indienne à Free Basics en 2016, la poursuite des projets de connectivité de Facebook dans le reste du monde est largement passée sous les radars. Une étude menée par le MIT montre en effet une chute drastique du nombre de sources médiatiques mentionnant le terme de « Free Basics » depuis 2016. En parallèle, Facebook a mis fin à toutes les activités publicitaires de promotion de Free Basics et a aussi cessé l’actualisation de son site internet officiel. On ne trouve par exemple aujourd’hui aucune source officielle de Facebook mentionnant les pays dans lesquels Free Basics est à ce jour implanté. Certains chercheurs ont d’ailleurs montré que Free Basics était présent dans bien plus de pays que le site internet ne l’indiquait.

Le constat est cru : Facebook utilise les populations désavantagées et les territoires disposant de régulation du numériques lapidaires pour mener des expérimentations numériques et réaliser une extraction massive de données.

Une analyse des écosystèmes d’activistes luttant en faveur des droits numériques est également nécessaire pour comprendre l’implantation rapide de Free Basics dans de nombreux pays d’Afrique. Dans le contexte de réguliers shutdown d’Internet pilotés par certains gouvernements, un dynamique réseau d’activistes numériques panafricain a émergé. Ceux-ci se sont coordonnés autour d’organisations militantes tel que « Africtivistes » et ont lancé des campagnes à l’instar de #BringBackOurInternet, en réaction à un shutdown d’Internet de 230 jours au Cameroun. Au centre du viseur : la dénonciation de la mise en place, par le pouvoir politique, de taxes sur l’utilisation des réseaux sociaux, de lois violant la vie privée et attaquant la liberté d’expression et d’arrestations de blogueurs. La répression et la surveillance menée sur Internet par les gouvernements constituent donc les menaces les plus sévères aux yeux de nombreux africains. Dans ce contexte, le danger est perçu comme venant du public, et moins du privé. C’est ce qui explique pourquoi les activistes numériques s’indignent davantage contre les mesures répressives menées par les acteurs étatiques que par les privés. Toussaint Nothias, chercheur à l’Université de Stanford affirme que : « les organisations de défense des droits numériques en Afrique se sont trouvées confrontées à des menaces qui leur semblaient plus urgentes, qu’il s’agisse de la fermeture d’Internet, de la surveillance numérique menée par les gouvernements ou de l’absence de réglementation sur la confidentialité des données, reléguant ainsi au second plan les questions de neutralité du réseau » [4].

Aussi ingénieux qu’un cheval de Troie, Free Basics a réussi à s’introduire dans un nombre considérable de pays de l’hémisphère sud, sans pour autant toujours susciter la méfiance. Derrière les belles promesses se cache une stratégie bien rodée et servant des intérêts économiques précis. Le constat est cru : Facebook utilise les populations désavantagées et les territoires disposant de régulation du numériques lapidaires pour mener des expérimentations numériques et réaliser une extraction massive de données. De plus, pour la compagnie américaine, Free Basics représente une porte d’entrée privilégiée dans le marché mondial, non plus seulement des réseaux sociaux, mais aussi des infrastructures numériques. La volonté de devenir maître de la totalité de l’architecture d’Internet a rarement abouti à un projet couronné par un aussi grand succès. Avec cette stratégie de multiplication des monopoles par un même acteur, les défis posés par la concentration non démocratique du pouvoir les acteurs du numérique acquièrent une toute nouvelle ampleur.

Notes :

[1] Barbara van Schewick (2010). Internet Architecture and Innovation, MIT Press.

[2] Global Voices (2017). « Free basics in real life ». 27 Juillet. Lien numérique: https://advox.globalvoices. org/wp-content/uploads/2017/08/FreeBasicsinRealLife_FINALJuly27.pdf. (Accédé le 22 Novembre 2019).

[3] Mukerjee (2016). “Net neutrality, Facebook, and India’s battle to #SaveTheInternet. Communication and the Public”, 1(3): 356–361.

[4] Toussaint (2019). “Access granted: Facebook’s free basics in Africa”. Media, Culture & Society, 42(3) 329–348.