Comment Donald Trump cherche à manipuler la présidentielle américaine

Donald Trump en meeting – Capture d’écran

Heurté coup sur coup par la pandémie du Covid-19 puis par les révoltes urbaines suite à l’assassinat de George Floyd, le président américain Donald Trump multiplie depuis le début de la crise sanitaire les efforts pour empêcher les potentiels électeurs démocrates de voter à la présidentielle le 3 novembre prochain. Ce dernier agite des soupçons de fraudes et refuse de dire s’il reconnaîtra le résultat en cas de défaite. Il est aidé dans ses efforts par le Parti républicain (GOP) et l’appareil conservateur. Les Démocrates, obnubilés par leur crainte d’ingérence du président russe Vladimir Poutine, réagissent tardivement. La légitimité de l’élection se trouve ainsi de plus en plus remise en question au sein d’une société américaine polarisée et morcelée. Par Jules Brion et Politicoboy.


20 heures, 7 novembre 2000, au soir de l’élection présidentielle américaine. En se fondant sur les sondages de sortie des urnes, les chaînes de télévision du pays annoncent la victoire du candidat démocrate Al Gore en Floride, faisant de lui le prochain président des États-Unis. Mais à mesure que le dépouillement avance, Georges W. Bush refait son retard. À 22 heures, les médias rétractent leur jugement. À 4h30 du matin, le Républicain remporte la Floride par 1 784 voix d’avance, et de ce fait, la Maison-Blanche.

Dans les jours suivants, et compte tenu du faible écart constaté, un recompte a lieu à l’aide de machines. L’avance de Goerges Bush tombe à 327 voix. Al Gore demande, comme la loi l’autorise, un recomptage manuel dans certains comtés de Floride. Le gouverneur de l’État est alors Jeb Bush, frère de son adversaire. De plus, la secrétaire de l’État à l’Intérieur, Katherine Harris, en charge de la supervision des élections, n’est autre que la directrice de la campagne de Georges Bush. Après avoir pris des directives restrictives pour limiter l’accès au vote par correspondance pour les citoyens résidant à l’étranger, elle impose des délais intenables pour le recompte.

Une bataille juridique s’engage, qui sera ultimement tranchée par la Cour suprême en faveur de Bush. Par cinq voix à quatre, cette dernière choisit de stopper le recompte des voix, affirmant que le calendrier doit primer sur la vérification des bulletins de vote. Elle offre ainsi un premier mandat au candidat républicain, pourtant battu de plus d’un demi-million de voix à l’échelle nationale. Dans les mois suivants, un consortium de médias rassemblant les plus prestigieux titres du pays – dont le conservateur Wall Street Journal – produit une enquête. Elle conclut qu’Al Gore aurait remporté la présidentielle si le recompte manuel avait été mené à son terme. [1]

Vingt ans plus tard, un cas de figure similaire pourrait se reproduire. Bousculé par le coronavirus qui a mis à mal sa stratégie axée sur le plein emploi et l’affrontement avec la Chine, Donald Trump s’efforce de délégitimer l’élection, tente de réduire la participation et espère compliquer l’accès au vote des électeurs démocrates. Dans cette entreprise, il peut compter sur l’expérience du Parti républicain. Ce dernier poursuit depuis longtemps une stratégie visant à limiter l’accès au vote des électeurs lui étant structurellement hostiles, « avec une précision chirurgicale » selon la Cour suprême du Texas. Cette dernière a temporairement invalidé une loi ciblant les minorités ethniques, les étudiants et les classes populaires.

[Lire sur LVSL : « La démocratie américaine en péril »]

Ces aspects, détaillés dans un article précédent, peuvent être résumés à partir du cas de la Géorgie. Outre les manœuvres d’intimidations, la suppression de plus de deux cents bureaux de vote dans les quartiers démocrates, les purges discriminatoires des listes électorales, les restrictions pour empêcher l’inscription des nouveaux électeurs et l’installation de machines à voter défectueuses dans certains quartiers, les lois qui visent à contrôler l’identité des électeurs sont si restrictives que le gouverneur républicain Brian Kemp, qui les a instaurées, en fut lui-même victime en 2018, se voyant refuser l’accès à l’isoloir pour carte d’identité non conforme. L’élection présidentielle se déroule en outre un mardi. Cela nécessite de perdre jusqu’à une demi-journée de travail pour aller voter. Ce luxe est plus accessible aux classes aisées, qui votent majoritairement républicain, qu’aux classes populaires davantage pro-Démocrates. [2]

Le coronavirus et son impact économique risquent d’exacerber ces problèmes, comme l’a bien compris Donald Trump. En pleine pandémie, les électeurs seront moins enclins à patienter dans des bureaux mal ventilés pendant des heures, s’ils daignent se déplacer. De fait, les primaires démocrates de 2020 ont été le théâtre d’interminables files d’attente un peu partout dans le pays, au point de contraindre des étudiants de Houston à voter après l’annonce des résultats, ceux du Kentucky à demander une réouverture des bureaux de votes dans la soirée.

Le vote par correspondance, une catastrophe en devenir

Aussi, nombre d’électeurs semblent décidés de voter par correspondance le 3 novembre prochain. 27 États américains, comme la Californie, le Vermont et Washington DC, ont facilité les démarches pour le vote par courrier. Le but est de le favoriser pour faire face au Covid-19. Ce type de vote se révèle largement moins dangereux dans le contexte actuel. Selon le New York Times, environ trois quarts des Américains seront éligibles au vote à distance, une première dans l’histoire. Le système de vote par correspondance n’est pas nouveau dans la vie politique américaine. La mise en place de cette procédure remonte à la guerre de Sécession. Son développement date cependant surtout du début des années 2000. Mais le volume de bulletins à traiter va plus que doubler par rapport aux élections de 2016. Plus de 80 millions de kits de votes vont ainsi être envoyés en novembre. Les pouvoirs locaux et l’United State Postal Service (USPS), organisme public fédéral chargé d’organiser l’acheminement du vote à distance, vont devoir ajuster leur capacité de traitement et de dépouillement des bulletins. Les primaires démocrates ont servi de premier test et ont été le théâtre d’une série de désastres. À New York, l’officialisation des résultats prit plus de six semaines. À cela s’ajoute l’invalidation d’innombrables bulletins pour diverses raisons. Selon le site d’investigation The Intercept, dans certaines juridictions, près d’un bulletin sur cinq aurait été ainsi invalidé. Des problèmes similaires ont été observés au Wisconsin et au Kentucky, entre autres.

Si un tel manque de préparation se répétait pour la présidentielle, les conséquences seraient dramatiques. Non seulement de nombreux bulletins risquent d’être ignorés, mais la confiance dans le résultat final pourrait être ébranlée. Or, seulement 17% des partisans de Donald Trump comptent voter par correspondance en novembre prochain contre 66% pour les supporters de Joe Biden. Cette disparité peut s’expliquer par la différence d’appréciation du risque sanitaire. Les Démocrates s’informent auprès de médias traitant le Covid-19 de manière relativement alarmiste. De leur côté, les Républicains regardent principalement Fox News et Russ Limbaugh qui ne cessent de minimiser le risque. Enfin, les bulletins par correspondance invalidés le sont souvent pour signature non conforme avec la signature présente sur la liste électorale, ou réception trop tardive du bulletin. Ces deux phénomènes touchent davantage les jeunes et personnes issues des classes populaires ou de l’immigration, comme cela est observé en ce moment en Caroline du Nord où le vote par correspondance pour la présidentielle a déjà débuté. En clair, le risque de perdre des voix affecte de manière disproportionnée Joe Biden.

Le camp conservateur cherche à désorganiser les élections de novembre

Dans un système non partisan, les autorités prendraient toutes les mesures possibles pour garantir l’intégrité du vote. L’augmentation des budgets pour permettre d’investir dans les moyens logistiques nécessaires, le recrutement et la formation de nouveaux assesseurs pour augmenter le nombre de bureaux de vote, l’établissement de nouvelles directives et lois pour simplifier l’accès à l’isoloir et la promotion du vote par correspondance constituent autant de mesures potentielles, que les Démocrates appellent de leurs vœux. Or, l’organisation des élections est de la responsabilité des États. Dans la plupart de ceux gouvernés par les Républicains, les autorités s’opposent à toute mesure susceptible d’augmenter la participation, convaincues que celle-ci profiterait à l’autre camp. Quant aux États démocrates, les contraintes budgétaires drastiques résultant de la crise économique actuelle les limitent grandement. Ils sont de plus tributaires du service postal (USPS).

Les Démocrates se sont logiquement tournés vers l’État fédéral et le Congrès pour débloquer des crédits. Le 22 août dernier, la Chambre des représentants, à majorité démocrate, a ainsi validé un plan de relance de l’économie. Il contient une enveloppe de 25 milliards de dollars pour pallier une partie du déficit budgétaire de l’USPS. Ainsi, 3,5 milliards de dollars sont destinés à l’aide au vote par correspondance. La crise du coronavirus a en effet très durement touché l’agence fédérale. La loi ne verra sans doute jamais le jour. Le Sénat, contrôlé par les Républicains, est hostile à toute mesure permettant d’aider à la bonne tenue des élections. Donald Trump, également opposé à l’initiative démocrate, a par ailleurs avoué dans une interview sur Fox Business le 13 août « qu’ils [les démocrates] ont besoin de cet argent pour que l’USPS fonctionne correctement et poste des millions et millions de bulletins ». Sans cet argent, Donald Trump admet « qu’ils n’auront pas un vote par correspondance généralisé, car ils ne seront pas équipés pour ».

La Maison-Blanche utilise tous les moyens juridiques à sa disposition pour attaquer les États qui tentent de favoriser le vote par correspondance. Dans l’Iowa, ces derniers ont ainsi tenté d’invalider des dizaines de milliers de demandes de vote par courrier. Donald Trump a également menacé d’attaquer le gouvernement du Nevada pour que ce dernier retire une nouvelle loi qui permet d’envoyer automatiquement des bulletins de vote à tous les électeurs. Le 13 août, la Cour suprême fédérale a rejeté la contestation des Républicains d’un accord dans le Rhode Island. Ce dernier autorise les citoyens de l’État de voter par courrier sans obtenir la signature de deux témoins ou d’un notaire.

Enfin, Donald Trump entretient depuis des mois l’idée que le vote par courrier conduirait à une fraude massive, tout en encourageant ses électeurs à voter deux fois. Or cela est parfaitement illégal. Ces accusations ont été critiquées par de nombreux experts, y compris dans le camp républicain. Et pour cause, dans certains États clés, 50% des électeurs recourent à ce mode de scrutin depuis des années. Aucune fraude massive n’a encore été relevée. De fait, le Parti républicain a longtemps promu le vote par correspondance afin que l’électorat âgé, majoritairement favorable au GOP, puisse élire ses représentants plus facilement. En 1986, en pleine ère reaganienne, une loi facilita le vote par courrier pour de nombreux citoyens américains. Mais si ce mode de scrutin ne représente pas un risque en soi, une mauvaise coordination de la part de l’USPS pourrait empêcher de nombreux bulletins de vote d’arriver à temps pour être comptés, tandis que les dysfonctionnements risquent d’endommager la confiance des électeurs dans le résultat des élections.

 Donald Trump : “Je suis un mauvais perdant. Je n’aime pas perdre. Je ne perds pas très souvent. Je n’aime pas perdre. (…) Je pense que le vote par courrier va truquer les élections. Je le pense vraiment”.

 Chris Wallace : Suggérez-vous que vous n’accepterez pas le résultat de l’élection ?

“Je verrai en temps voulu”.

 Interview sur Fox News le 19 Juillet 2020

On peut analyser cette tentative de décrédibiliser le scrutin de novembre comme une stratégie offrant l’option à Donald Trump de déclarer le scrutin frauduleux en cas de défaite. Soit pour sauver la face, soit pour refuser de reconnaître les résultats et retarder la passation de pouvoir en espérant obtenir gain de cause auprès de la Cour suprême.

Le service postal USPS, dernière cible dans le collimateur de la Maison-Blanche

Si refuser un plan d’aide budgétaire primordial pour garantir la bonne tenue des élections n’était pas suffisant, l’administration Trump semble déterminée à désorganiser les services postaux, via des directives mises en place par le directeur général des postes, le Postmaster General, récemment nommé.

En février dernier, le secrétaire américain au Trésor, Steven Mnuchin, a invité deux Républicains, membres du conseil d’administration de l’USPS, afin de leur parler de la désignation du nouveau directeur général des postes. Déjà avant cette rencontre, Mnuchin avait été clair sur ses intentions. Il voulait que le Postmaster General applique une hausse des prix, notamment avec les partenaires de l’USPS comme Amazon, et une baisse drastique des coûts, comme le souhaitait Donald Trump. Le président américain a tweeté le 31 mars que « cette escroquerie à la poste doit cesser. Amazon doit payer des coûts réels (et des taxes) maintenant ! ». Douze jours après, Donald Trump nomme Mnuchin à la tête d’un groupe de travail pour réformer l’USPS. Une liste longue de plusieurs noms avait déjà été choisie par des entreprises de recrutements pour remplacer l’ancienne directrice générale des postes. M. Duncan, le président du conseil d’administration et présent à la rencontre avec Mnuchin, rajoute un nouveau nom dans la liste : celui de Louis Dejoy. Ce dernier, républicain de longue date et supporter de Donald Trump, est vite choisi, alors même qu’il ne semble pas être le plus qualifié pour le travail. Il est ainsi le premier directeur des postes depuis vingt ans à n’avoir jamais travaillé pour l’USPS. M. Dejoy est un businessman de Caroline du Nord qui a bâti sa fortune avec son ancienne entreprise New Breed Logistics. XPO a racheté cette dernière en 2014 et Dejoy a siégé à son conseil d’administration. Plusieurs experts craignent alors un conflit d’intérêts : le nouveau directeur des postes détient toujours plus de 30 millions de dollars de parts chez XPO alors que l’entreprise a des liens très forts avec l’USPS. Il possède également des obligations Amazon qui vont expirer en octobre. L’ancien vice-président du conseil d’administration de l’USPS, David C. Williams a démissionné avant même la nomination de Louis Dejoy. Pour lui, le nouveau directeur des postes « n’était pas un candidat sérieux ».

La situation est tellement alarmante que la commission sur la réforme et la surveillance de la Chambre des représentants a convoqué le 24 août M. Dejoy. Elle l’a interrogé sur les réformes structurelles qu’il a tenté de mettre en place ces derniers mois. Il a également confirmé ses liens avec XPO. Dejoy a alors assuré que les retards engendrés par ces changements d’organisation ne sont que temporaires. Il a aussi affirmé qu’ils n’ont pas pour but de retarder et d’entraver le vote par correspondance. Il a alors fait passer ses réformes comme primordiales pour restructurer l’USPS qui est en déficit budgétaire depuis plus de dix ans. Le comité lui a donné jusqu’au 26 août pour produire des documents relatifs à ses entretiens avec des officiels de la Maison-Blanche ou aux réformes opérées depuis juillet au sein de l’USPS. Le délai dépassé, la commission a cité Dejoy à comparaître. Le directeur général des postes a eu jusqu’au 16 septembre pour délivrer les documents demandés au Congrès.

Quand Bush coulait l’USPS

Le déficit budgétaire de l’USPS est la raison invoquée par les décideurs de Washington pour réformer radicalement l’institution. Pourtant, la cause de ce problème financier n’est pas une mauvaise gestion des deniers de l’entreprise. C’est en grande partie, une loi bipartisane votée en 2006. Le Congrès avait alors fait passer le Postal Accountability and Enhancement Act, imposant à l’USPS de stocker 72 milliards de dollars pour les fonds de pension de ses employés, jusqu’en 2056. Alors que l’USPS conservait des fonds au fur et à mesure que les coûts étaient engendrés, comme toutes les entreprises, l’agence fut sommée de trouver ces 72 milliards de dollars avant 2017. Plusieurs experts remarquent que la loi fait perdre jusqu’à 5,6 milliards de dollars par an à l’entreprise. Cela équivaut à une taxe de 8% sur son chiffre d’affaires. Aucune autre entreprise ou agence fédérale ne fait l’objet d’une telle obligation. En 2012, l’USPS fait un défaut sur ses paiements. Son inspecteur estime alors que sur les 62,7 milliards de dollars de pertes subies par l’entreprise depuis 2007, 54,8 milliards sont imputables à la loi de 2006. Sans cette décision regrettable, l’USPS ne serait pas en déficit budgétaire et aurait pu investir davantage dans ses infrastructures. Cette position financière instable légitime encore et toujours des coupes budgétaires néfastes pour l’entreprise et in fine pour la démocratie américaine.

Un scénario apocalyptique le soir de l’élection est-il crédible ?

Des analystes redoutent le scénario d’un Donald Trump en tête le soir de l’élection, dans l’attente du vote par correspondance. Son décompte pourrait prendre plusieurs jours, voire semaines, dans certains États. Cela permettrait au président sortant de se déclarer victorieux, tout en fustigeant une fraude généralisée si le dépouillement du vote par courrier venait à inverser la tendance observée le soir des élections. Au mieux, le pays traverserait des journées très agitées en attendant que le dépouillement se termine. Chaque camp accuserait l’autre de fraude pendant cet intermède. Au pire, certains États pourraient déclarer Donald Trump vainqueur sans boucler le dépouillement des bulletins par correspondance. En effet, les parlements locaux ont le pouvoir d’allouer les « grands électeurs ». La Cour suprême trancherait alors le litige. Or, les juges conservateurs la dominent. De plus, ses décisions récentes sont allées contre la prise en compte des bulletins de votes par correspondance arrivés en retard, à l’image du Wisconsin. On pourrait ainsi assister à la réélection de Donald Trump suite à une manipulation procédurale. Il s’agirait donc d’une répétition de ce qui s’est passé en 2000 avec Georges W. Bush.

Si un tel scénario semble politiquement improbable, les expériences récentes n’ont rien de rassurantes. Lors des élections de mi-mandat de 2018, le Parti républicain a dénoncé de multiples fraudes électorales sans apporter la moindre preuve et refusé de reconnaître la victoire du gouverneur démocrate au Kentucky. Quant à Donald Trump, il avait lui-même évoqué des fraudes massives pour expliquer son déficit de trois millions de voix face à Hillary Clinton en 2016, caractérisé les victoires démocrates de 2018 en Californie et Arkansas, comme « suspectes », tout en alléguant des fraudes électorales en Floride et en demandant qu’on y ignore les votes par correspondance.

Le Parti démocrate alerte fréquemment sur ces risques. Mais il a perdu une grande partie de sa crédibilité après les nombreux fiascos observés lors de ses propres primaires, que ce soit lors du désastre de l’Iowa ou lors des scrutins mentionnés plus haut. De plus, en se focalisant sur leurs propres théories complotistes, en particulier concernant une conspiration entre Donald Trump et la Russie, les Démocrates évoluent eux aussi dans une forme de réalité alternative. L’électeur de Donald Trump entend à longueur de journée que les Démocrates cherchent à manipuler les élections. De son côté, l’électeur pro-Biden reçoit un bombardement d’allégations sur des tricheries perpétuées par la Russie. Celles-ci favorisaient Donald Trump. De quoi poser les bases d’un scénario catastrophe en cas de résultat serré. Le camp des vaincus refuserait d’accepter le résultat des élections. Il ferait entendre sa voix dans la rue en attendant le verdict du Congrès ou de la Cour suprême. Dans cette perspective, les confrontations récentes à Kenosha et Portland, marquées par la mort de militants des deux bords, n’ont rien de rassurant.

  1. https://theintercept.com/2018/11/10/democrats-should-remember-al-gore-won-florida-in-2000-but-lost-the-presidency-with-a-preemptive-surrender/
  2. https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2018/11/georgia-governor-kemp-abrams/575095/

Primaires démocrates : la gauche renoue avec la victoire et bouscule l’establishment

Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez en meeting dans l’Iowa. © Matt A.J.

Depuis la défaite de Bernie Sanders face à Joe Biden, la gauche américaine traversait une période difficile. Avec les résultats des primaires de New York et du Texas pour les législatives de novembre, elle renoue avec les succès électoraux et signe son retour dans le jeu politique américain. Au point d’ébranler l’emprise de l’establishment sur le Parti démocrate. 


Juin 2018. En triomphant de John Crowley, numéro trois du parti démocrate, Alexandria Ocasio-Cortez provoque un séisme politique. S’inscrivant dans la continuité de la campagne présidentielle de Bernie Sanders, elle incarne la victoire « des gens contre l’argent » et semble présager le déferlement d’une vague progressiste au Congrès. Pourtant, si AOC (le surnom d’Ocasio-Cortez) a profondément influencé le positionnement idéologique du parti, la gauche radicale dont elle est issue comptait ses victoires sur les doigts d’une main.

Ancré au centre droit, l’establishment démocrate conserve de nombreux atouts pour se prémunir d’une insurrection socialiste dans ses rangs. Aux primaires, les candidats néolibéraux peuvent compter sur les millions de dollars des riches donateurs, lobbies et entreprises pour aligner des budgets de campagne dix fois supérieurs à ceux des candidats progressistes financés par les dons individuels. La machine électorale ensuite – comprendre la galaxie de soutiens politiques locaux et nationaux à laquelle s’ajoutent les institutions syndicales, médiatiques ou commerciales – fournit les précieux endorsements (soutiens) aux candidats choisis par l’establishment, tout en privant les dissidents d’un accès aisé aux ressources nécessaires pour faire campagne. Si on ajoute l’avantage naturel qui sied aux sortants, on comprend les difficultés se dressant face aux candidats inspirés par Sanders et Ocasio-Cortez.[1] 

Certes, suite à l’élection de Barack Obama, le parti républicain avait été pris d’assaut par le Tea Party, qui est rapidement devenu une force incontournable au Congrès. Mais cette aile radicale pouvait compter sur le soutien appuyé d’une poignée de milliardaires, dont les fameux frères Koch, et l’appui de nombreux lobbies industriels et organes médiatiques. À l’inverse, les candidats issus de la gauche radicale ne peuvent se reposer que sur les dons individuels pour affronter l’establishment démocrate. 

Jusqu’à présent, les primaires 2020 ont constitué une suite de déceptions. La gauche a même été contrainte de jouer en défense, les quatre membres du « squad » emmenée par AOC faisant toutes faces à des challengers de centre droit bien financés. La plus emblématique d’entre elles n’étant autre que l’ancienne présentatrice de NBC et ex-républicaine Michelle Caruso-Cabrera, financée par des donateurs de Donald Trump, des dirigeants de fonds spéculatifs, des cadres de Wall Street et appuyée par la Chambre de Commerce de New York. Si cette initiative caricaturale semblait vouée à l’échec (Michelle Caruso-Cabrera s’est prononcée contre le « New deal vert » et l’assurance maladie universelle, vivait dans la Trump Tower de Manhattan et se dit fan de Ayn Rand), elle a forcé Alexandria Ocasio-Cortez à faire campagne activement et à tempérer ses prises de position au Congrès.

À New York, de nombreuses victoires propulsées par le mouvement Black Lives Matter

En triomphant de Michelle Cabrera (avec plus de 72% des suffrages), Alexandria Ocasio-Cortez a mis fin aux doutes sur la légitimité de sa victoire de 2018 et la pertinence de son action au Congrès depuis son élection. Ce résultat attendu s’accompagne d’une vague progressiste à New York. 

 

Au parlement de l’État de New York, la réélection de Julia Salazar, démocrate socialiste, confirme la percée de cette formation politique à l’échelon local. La jeune femme a beaucoup de points communs avec AOC, jusqu’au territoire qu’elle représente.

Si les résultats ne sont pas encore définitifs* – du fait des votes par procuration – six candidats sortants sont en difficultés. Le premier coup de tonnerre est venu de Marcela Mitaynes, une membre du Democrat Socialist of America (DSA) et employée d’une association d’aide au logement. Elle a sorti un baron démocrate en place depuis 25 ans, troisième personnage le plus important de l’Assemblée de l’État. Sur la base des résultats partiels, deux autres candidats issus du DSA, Jabari Brisport et Zohran Mamdani, devraient* rejoindre Salazar et Mitaynes sur les bancs du parlement.[2] Pour Ryan Grim, journaliste politique à The Intercept, « si la machine démocrate ne trouve pas rapidement la parade, le DSA va emporter l’État de New York ». Wall Street bientôt sous la coupe des socialistes ?

À l’échelle nationale, deux candidats soutenus par la gauche radicale semblent sur le point de remporter des primaires ouvertes : Mondaire Jones et Ritchie Torres. Tous deux ouvertement homosexuels, ils seraient les premiers élus au Congrès issu de la communauté LGBT [3]

 

Mais la victoire la plus significative vient de la 16e circonscription de New York, où le président de la puissante commission des affaires étrangères du Congrès Eliot Engel a été sorti par Jamal Bowman, un enseignant afro-américain du Bronx présenté comme le nouveau Alexandria Ocasio-Cortez. 

Au Congrès depuis 1989, Eliot Engel était systématiquement réélu sans opposition. Ce fervent défenseur des intérêts du complexe militaro-industriel avait voté pour la guerre en Irak et contre l’accord sur le nucléaire iranien signé par Barack Obama. Situé à la droite du parti républicain sur les questions en lien avec Israël, il a publiquement regretté que la Syrie et l’Iran ne subissent pas le même sort que l’Irak, et s’est allié aux républicains pour empêcher l’interdiction du déploiement d’armes à sous-munitions au Yémen. Critiqué pour son manque d’opposition à Donald Trump, il a accepté l’appui de donateurs républicains, en plus des financements issus de lobbies pro-israéliens. 

Les principaux cadres du parti démocrate lui ont apporté leurs soutiens, dont la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi, le chef du groupe démocrate au Sénat Chuck Schumer et le gouverneur de l’état de New York Andrew Cuomo. Même Hillary Clinton, qui s’est pourtant retirée de la vie politique, a jugé opportun de lui offrir son soutien officiel. Signe du pouvoir de l’establishment démocrate, le black caucus, un groupe parlementaire réunissant les élus afro-américains au Congrès, a également soutenu Engel (qui est blanc) contre l’Afro-américain Bowman. [4]

Ce dernier pouvait néanmoins compter sur les soutiens d’AOC, de Sanders et des principaux partis et organisations liés à la gauche américaine (dont le Sunrise Mouvement, à l’origine du New Deal vert). Il a ainsi bénéficié du travail acharné des militants de terrain. Lui-même membre du Democrat Socialist Of America, favorable à la nationalisation de l’assurance maladie (Medicare for all), il semble avoir bénéficié du mouvement social et de la crise du COVID pour s’imposer face au baron Eliot Engel. Une victoire qualifiée de «démonstration de force de la gauche démocrate » par le New York Times. 

De l’importance des primaires

De la même façon qu’un membre du NPA aura du mal à remporter la mairie de Neuilly-sur-Seine, un républicain n’a aucune chance de représenter le Bronx, et s’imposer au Kentucky constitue une mission quasi impossible pour un démocrate. Le vainqueur de la primaire d’une circonscription donnée est donc souvent assuré de remporter l’élection législative.

Si la gauche américaine reste minoritaire au sein du groupe démocrate au Congrès, chaque élu supplémentaire compte. D’abord, cela envoie un signal fort aux démocrates de centre droit, qui doivent prendre en compte la menace d’une primaire dans leurs votes et prises de position. Ce genre de victoire renforce ainsi le poids politique des éléments les plus radicaux, dont Alexandria Ocasio-Cortez. Enfin, une poignée d’élus déterminés peut influencer les votes en adoptant une discipline de groupe.[5]

Ces stratégies peuvent orienter significativement la façon dont légifère et gouverne le Congrès. Pour l’instant, la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi se positionne à la droite du centre de gravité de son parti, pour défendre les sièges dont dépend sa majorité. Ces circonscriptions clés, par définition disputées et susceptibles de retomber sous contrôle républicain, sont majoritairement aux mains de démocrates situés très à droite et partiellement financés par des lobbies… pro républicains

Or, au Texas, les progressistes viennent de remporter deux primaires dans des circonscriptions de ce type, ce qui pourrait remettre en cause la stratégie démocrate et inverser le rapport de force au Congrès.

Au Texas, des victoires décisives ?

Le parti démocrate mise de plus en plus sur les circonscriptions issues des suburbs, ces banlieues pavillonnaires où vit une classe moyenne supérieure qui vote de plus en plus démocrate. Pour les remporter, l’establishment mise sur des candidats de centre droit, voire conservateur, souvent issus de l’armée américaine ou du monde de l’entreprise, et financés par les lobbies industriels, pharmaceutiques et bancaires. Ce modèle a permis de ravir la chambre des représentants du Congrès au parti républicain, mais a également «droitisé » le parti.

Mais au Texas, deux primaires pour des circonscriptions de ce type viennent d’être remportées par des candidats progressistes. Soutenue par Bernie Sanders et AOC, Candace Valenzuela s’est imposée à Houston. À Dallas, c’est Mike Siegel qui triomphe d’un candidat soutenu par le parti. Enfin, José Garza, un immigré appuyé par le DSA, a battu le candidat sortant pour le poste de procureur général du compté d’Austin (Travis County), démontrant une fois de plus la percée de cette formation socialiste aux États-Unis. [6]

Si ces élus transforment l’essai lors de l’élection générale, ils ne viendront pas uniquement renforcer le bloc socialiste au Congrès, mais pourraient faire basculer la majorité démocrate vers la gauche. Dans l’optique d’une présidence Biden, cela transformerait en profondeur l’action législative démocrate, en particulier en matière de lutte contre le réchauffement climatique.

L’establishment démocrate conserve néanmoins la main mise sur son groupe parlementaire au Sénat, après avoir réussi à repousser les assauts de son aile gauche.

Au Colorado et Kentucky, l’establishment démocrate échappe de justesse à une nouvelle sanction

Au Kentucky, les démocrates font face à une mission impossible, mais impérieuse : battre Mitch McConnell, le président du Sénat et bête noire des progressistes est souvent présenté comme « l’homme politique le plus influent du 21e siècle » (ou, selon un autre point de vue, « le politicien le plus antidémocratique et criminel de l’histoire moderne » – pour paraphraser Noam Chomsky). McConnell s’est illustré par ses efforts contre le droit de vote, son obstruction parlementaire systématique et une aptitude inégalée à imposer l’agenda politique des milieux d’affaires conservateurs. Pour les démocrates, le battre représenterait la seconde meilleure nouvelle, après la défaite de Donald Trump. Seul problème, le Kentucky reste un bastion républicain, malgré la victoire récente d’un démocrate au poste de gouverneur. 

Pour remplir cette mission, les dirigeants du parti démocrate ont choisi Amy McGrath, une ancienne pilote de chasse aux valeurs conservatrices et positions économiques néolibérales, conformément à la stratégie globale du parti. L’idée étant qu’en séduisant les électeurs modérés, le parti démocrate « gagnerait trois voix dans les banlieues aisées pour chaque vote perdu auprès de la classe ouvrière ». [7]

Si McGrath avait, selon Schumer, très peu de chance de l’emporter, ses connexions avec le milieu des affaires et l’horreur qu’inspire McConnell aux électeurs démocrates lui permettraient de lever des fonds records, forçant McConnell à mobiliser des ressources importantes, qu’il ne pourra investir dans d’autres états pour défendre sa majorité au Sénat. McGrath a déjà récolté plus de 40 millions de dollars, du jamais vu pour une primaire.

Mais en refusant de prendre position sur la destitution du président, elle a ouvert un espace pour son adversaire progressiste, Charles Booker, qui défend la nationalisation de l’assurance maladie. Sa campagne énergique a connu un vif succès dans les dernières semaines, propulsées par son rôle dans les manifestations antiracistes. Il avait reçu les soutiens de Sanders, AOC et même, fait rarissime, d’Elizabeth Warren. [8]

Booker semblait sur le point d’humilier les dirigeants du parti démocrate en ravissant la victoire à McGrath. Le soir de l’élection, il dispose de plus de 20 points d’avance. Mais le vote par courrier, dépouillé dans les jours suivants, a donné un avantage décisif à Amy McGrath. Sa campagne avait mis en place un système efficace d’identification des électeurs qui lui a permis de les contacter un par un pour les encourager à voter par correspondance un mois avant le jour du scrutin, sauvant d’un cheveu sa candidature (45% – 42%).

Au Colorado, la reconquête du siège de sénateur occupé par le républicain Cory Garner semble gagnée d’avance, tant l’État a basculé à gauche ces dernières années. Mais au lieu de laisser faire la primaire locale, l’establishment démocrate a appuyé de tout son poids la candidature de l’ancien gouverneur John Hickenlooper. Si ce dernier jouit d’une certaine popularité grâce à son ancrage local, il n’en reste pas moins une insulte aux militants. Surnommé John Frackinglooper du fait de son soutien invétéré à l’industrie pétrolière et la fracturation hydraulique, sujet de préoccupation majeure des démocrates au Colorado, ce néolibéral et conservateur pur jus s’est récemment illustré par une campagne aux primaires démocrates pour la présidentielle où il a fait état d’une opposition viscérale aux idées progressistes. Incapable de décoller dans les sondages ou de récolter des financements, il avait été contraint de jeter l’éponge huit mois avant le premier scrutin de l’Iowa. 

Hickenlooper vient de s’imposer face au candidat progressiste Andrew Romanoff à la primaire du Colorado (58%- 42%). Au mieux, un nouveau conservateur rejoindra le banc des démocrates au sénat, au pire, le siège le plus facile à prendre de cette élection restera aux mains des républicains, et de Mitch McConnel…

Trop peu et trop tard ?

Si les instances du parti et la plupart des mandats électoraux restent sous contrôle de l’establishment démocrate, la percée de la gauche américaine vient rebattre les cartes. À l’échelle locale, de nombreux socialistes sont élus dans les parlements et conseils municipaux. À Seattle, le DSA est devenu la bête noire de Jeff Bezos. À New York, le maire et le gouverneur sont sous le feu des critiques d’Alexandria Ocasio-Cortez, qui obtient de nombreuses avancées en matière de politique judiciaire et budgétaire grâce à la pression exercée par les élus progressistes. [9] À l’échelle nationale, le basculement est plus lent et laborieux, et les défaites plus nombreuses. Biden a vaincu Sanders, le Sénat reste fermement ancré à droite et les alliés d’AOC au Congrès se comptent sur les doigts d’une main.

Mais le rapport de force pourrait rapidement basculer, ouvrant une fenêtre de tir pour des réformes significatives en matière de justice sociale, de lutte contre le racisme et contre le réchauffement climatique en cas de présidence Biden. Consciente de l’évolution en cours, Nancy Pelosi a salué la victoire de Jamaal Bowman dans des termes bien plus élogieux que ceux qu’elle avait réservé à AOC en 2018. Reste à savoir si la gauche parviendra à transformer l’essai aux législatives de novembre en remportant des circonscriptions détenus par les républicains. La clé du Congrès réside dans ces territoires dont dépendent la majorité démocrate.

*: Mise à jour du 28/07/2020 : les cinq candidats du DSA ont tous remporté leurs primaires dans l’État de New York.

  1. À ce propos, lire “We’ve got people, From Jesse Jackson to AOC, the end of big money and the rise of a movement” de Ryan Grim, Strong Arm Press.
  2. Jacobinmag, Last night was a political earhtquake https://t.co/HEvJansWzS?amp=1
  3. The New York Times, https://www.nytimes.com/2020/06/30/nyregion/ny-house-primaries.html
  4. https://theintercept.com/2020/05/26/eliot-engel-primary-defense-industry-pro-israel/
  5. Lire notre article : Pourquoi le parti démocrate ne s’oppose pas à Donald Trump
  6. https://theintercept.com/2020/07/14/texas-democratic-primaries-progressives/
  7. https://theintercept.com/2020/06/23/charles-booker-amy-mcgrath-kentucky-primary/
  8. https://www.youtube.com/watch?v=3g2puft29Es
  9. https://www.nytimes.com/2020/07/16/nyregion/aoc-billionaires-tax.html

Pourquoi Bernie Sanders a perdu son pari

https://flickr.com/photos/gageskidmore/49624946428/
©Gage Skidmore

Passé à deux doigts de la nomination en 2016, Bernie Sanders abordait les primaires de 2020 en position de force. À quatre jours du Super Tuesday, les sondages lui promettaient une victoire décisive. Pourtant, c’est Joe Biden qui, en remportant une série d’États dans de très larges proportions, s’est rapidement constitué une avance insurmontable. Comment expliquer cet échec ? La campagne de Bernie Sanders était-elle trop « à gauche », pas assez « populiste » ou bien l’appareil démocrate est-il trop puissant pour être renversé? Autrement dit, la défaite s’explique-t-elle par des erreurs stratégiques ou par le contexte structurel de cette élection ?


S’il a gagné la bataille des idées, Sanders n’a pas réussi à convaincre les électeurs démocrates que celles-ci pouvaient triompher à l’échelle nationale. Or, battre Donald Trump constitue leur priorité absolue. Malgré ses faiblesses manifestes, Joe Biden leur est apparu comme un choix moins risqué. 

« L’argent contre les gens »

Les électeurs démocrates étaient-ils mal informés ? Pour répondre à cette première question, il est utile d’observer les trois principaux leviers dont dispose une campagne pour diffuser son message :

  • L’engagement direct : les meetings de campagne et l’action des militants qui réalisent du porte-à-porte, appels téléphoniques, envoient des SMS etc. ;
  • Les médias payants (publicité à la télévision et sur internet, campagne sur les réseaux sociaux, brochures dans les boîtes aux lettres, affiches…) qui sont très peu régulés aux États-Unis ;
  • Les médias gratuits (participation dans des émissions du candidat et de ses porte-paroles, plus la couverture médiatique sans la présence du candidat en plateau). Aux États-Unis, il n’y a pas de décompte du temps de parole ni de règle de parité.

En termes d’engagement direct, Bernie Sanders bénéficiait d’un avantage indéniable. Il a tenu le plus grand nombre de meetings, rassemblé les plus grandes foules et disposait de la plus large organisation militante observée depuis des années. Cette dernière a téléphoné à tous les électeurs de l’Iowa, frappé aux portes de tous les démocrates du New Hampshire, et délivré des millions d’appels téléphoniques, SMS et centaines de milliers de porte-à-porte en Californie et au Nevada. [1]

Deuxièmes et troisièmes sur cet aspect, les campagnes de Warren et Buttigieg avaient également établi un maillage important dans les deux premiers États, avec des résultats remarqués pour Buttigieg et décevants pour Warren.

À l’inverse, Joe Biden n’avait aucune infrastructure de terrain digne de ce nom. Il a cependant bénéficié indirectement de l’auto-organisation d’une partie de la base électorale démocrate. Depuis 2017, le mouvement « indivisible » inspiré des tactiques du Tea Party s’est mobilisé pour défendre la réforme de la santé Obamacare et s’opposer aux politiques de Trump les plus brutales dans une forme de résistance spontanée. Si cette base électorale issue des zones périphériques n’est pas dédiée à un candidat particulier, elle a contribué à l’augmentation de la participation en faveur de Biden dans les jours qui ont précédé le Super Tuesday. [2] Dire que Biden n’avait aucune force militante est donc inexact, bien qu’elle se soit manifestée sans son intervention et dans des proportions moins importantes.

Avec cette primaire, l’organisation de terrain montre tout de même ses limites. Un porte-à-porte de vingt minutes s’avère souvent insuffisant pour changer définitivement l’opinion d’une personne qui entend quotidiennement dans les médias le point de vue inverse et reste influencée par son milieu. À ce titre, l’analyse effectuée par la journaliste et militante pro-Sanders Megan Day, qui a conduit des centaines de porte-à-porte, est éclairante. Si son expérience démontre le peu d’information et de temps dont disposent les électeurs pour se forger une opinion, elle tend à valider l’hypothèse d’un électorat désinformé ou peu informé. Des choses aussi évidentes que le fait que Sanders défendait un système de santé universel, gratuit et public, et que Biden y était férocement opposé n’avaient pas atteint de nombreux électeurs. [3]

En clair, si Sanders bénéficiait d’un avantage certain sur le terrain militant, il n’était pas suffisant pour contrebalancer les deux autres leviers que sont les médias payants et gratuits.

meeting de sanders à houston
Bernie Sanders en meeting à Houston le 24 février 2020, photo @politicoboyTX pour LVSL.fr

Sanders a récolté près de 190 millions de dollars, soit plus du double de Joe Biden et davantage que tous les autres candidats à l’exception des milliardaires Tom Steyer (250 millions de dollars) et Mike Bloomberg (1 milliard). Mais ces sommes ne servent pas seulement à diffuser de la publicité ciblée : il faut aussi payer l’infrastructure de la campagne.

Avec l’argent des Super Pacs, c’est l’inverse. Or, Sanders fut le seul candidat majeur à refuser l’aide de ces entités privées, et à subir les attaques de certaines d’entre elles pourtant non affiliées à un candidat. Des millions de dollars furent ainsi dépensés par divers lobbies hostiles, alors que les candidatures de Biden, Buttigieg et Warren furent maintenues en vie par leurs Super Pacs respectifs après la primaire du New Hampshire. [4]

Si l’on compare l’argent dont disposait Sanders pour diffuser des spots publicitaires susceptibles de convaincre les électeurs avec le total des dépenses réalisées dans ce domaine par ses multiples adversaires et Super Pacs indépendants, le socialiste accuse un déficit conséquent – contrairement à 2016 ou il avait pu faire jeu égal avec Clinton.

Mais c’est encore le troisième levier, celui des médias “gratuits”, qui lui aura fait le plus défaut.

Le rôle problématique des médias démocrates

Aux États-Unis, les médias sont de plus en plus structurés selon leurs cœurs de cible. Pour la presse écrite, le New York Times et le Washington Post sont les titres de références des démocrates, tandis que CNN et MSNBC jouent ce rôle dans l’audiovisuel.

Suite à l’élection de Donald Trump, ils ont recruté une pléthore d’anciens cadres des services de renseignements et d’ex-stratèges républicains qui s’étaient illustrés comme Never trumpers en appelant à voter Hillary Clinton. Qu’ils tiennent des colonnes quotidiennes dans la presse ou monopolisent les plateaux télé, leur parole s’ajoute à celle des anciens cadres de la campagne de Clinton et membre de l’administration Obama pour produire une information particulièrement éditorialisée.

L’opposition médiatique à Donald Trump s’est davantage axée sur la forme que le fond, traitant en priorité les questions de politique étrangère et de protocole, promouvant des théories conspirationnistes de type RussiaGate et se nourrissant des nombreux scandales qui ont touché la Maison-Blanche. Inversement, ils ont dépensé très peu d’énergie à couvrir la politique intérieure de Trump. [5]

Leur discours a ainsi produit trois effets dominants : faire apparaître Donald Trump comme la cause principale des problèmes du pays (et non un symptôme), porter une critique de droite à son encontre, et marteler le fait que seul un candidat de centre droit serait capable de le battre.

Dans ce cadre, la candidature Sanders ne pouvait qu’être mal accueillie. CNN comparera sa campagne au Coronavirus, MSNBC à l’Allemagne nazie. Selon une enquête sociologique, les téléspectateurs de cette chaine avaient une opinion moins favorable du sénateur socialiste que ceux de Fox News. Le Washington Post est allé jusqu’à écrire que Sanders était aussi dangereux que Donald Trump pour le climat. CNN a monté une polémique la veille d’un débat télévisé pour repeindre le socialiste en sexiste avec le concours d’Elizabeth Warren, ce que le journaliste Matt Taibbi a décrit comme la pire tentative d’assassinat politique de l’histoire moderne. Quant au Times, les douze membres de son service politique ont classé Sanders en dernière position des candidats susceptibles d’obtenir le soutien officiel du prestigieux journal.

Sanders en meeting à Houston le 24 février 2020, photo @politicoboyTX pour LVSL.fr

Lorsque la primaire a atteint une phase critique, les fameux Never Trumpers et anciens membres de la campagne Clinton ont ressassé l’idée que Sanders allait offrir un second mandat au président sortant, nombre d’entre eux allant jusqu’à refuser publiquement de voter pour lui contre Trump, en matraquant l’idée que seul un candidat modéré comme Hillary Clinton pouvait gagner.

Les services de renseignements américains l’ont également accusé d’être une marionnette de Poutine, en diffusant de fuites anonymes “révélées” par le Washington Post et amplifiées par les chaines d’informations continues. [6]

Or, ce sont les électeurs âgés de 45 ans et plus qui ont été le plus exposés à ce discours, ceux qui avaient été nourris pendant trois ans au RussiaGate et ont voté dans les plus larges proportions. Faut-il s’étonner qu’ils aient plébiscité Biden malgré leurs préférences pour le programme de Sanders ?

Lors des deux derniers jours précédant le Super Tuesday, Biden bénéficiera d’une couverture médiatique extrêmement large et positive, dont la valeur sera estimée à 72 millions de dollars. Plus de dix fois le montant publicitaire dépensé par Sanders dans le même laps de temps, alors que ce dernier recevait une couverture faible et extrêmement négative.

Sanders était-il condamné à subir ce désavantage ? Pas nécessairement. Il aurait pu se rendre plus souvent sur les plateaux, en particulier chez MSNBC, au lieu d’adopter une stratégie de contournement des médias. De même, il aurait pu orienter leur discours en lançant ses propres polémiques. Avant l’Iowa, sa campagne avait réussi à imposer un cycle médiatique centré sur le fait que Biden avait, par le passé, systématiquement cherché à réduire la sécurité sociale dont dépend une majorité des seniors qui constituent son électorat. Mais cette tactique offensive n’a pas été poursuivie plus avant.

Bernie 2020, une candidature trop à gauche ?

Si Sanders a musclé son programme depuis 2016, les enquêtes d’opinion montrent que ses propositions phares restent majoritaires non seulement auprès des électeurs démocrates, mais de l’ensemble du pays. En particulier, près de 90 % des Américains sont d’accord avec sa critique du rôle de l’argent en politique et 70 % sont favorables à un impôt sur la fortune. Ses propositions de légalisation du cannabis, de hausse du salaire minimum et de New Deal vert reçoivent toutes une majorité d’opinions favorables.

Même lorsqu’elle est formulée de manière négative, la nationalisation de l’assurance maladie a systématiquement reçu l’adhésion d’au moins 60 % des électeurs à la primaire, soit plus du double des suffrages obtenus par Sanders. D’autres enquêtes d’opinion vont dans ce sens. Une étude de l’institut Data for Progress a montré que l’étiquette socialiste n’avait pas d’impact négatif sur les chances de victoire de Bernie Sanders face à Trump, contrairement au qualificatif « démocrate ». Au Texas, une large majorité d’électeurs démocrates a indiqué préférer le socialisme au capitalisme.

Si la polémique lancée par CBS en diffusant les propos que Sanders avait tenus sur Fidel Castro dans les années 80 a été utilisée pour alerter sur le fait qu’il ne pourrait pas gagner la Floride, les fameux « latinos d’origine cubaine » de Floride ont voté en majorité pour Sanders à la primaire.

La présence de Warren le forçait à défendre son aile gauche, mais il a été débordé par divers candidats sur les questions de réformes institutionnelles et de contrôle des armes à feu. Sa campagne aurait cessé de solliciter l’aide d’Alexandria Ocasio-Cortez suite à ses propos en faveur des immigrants, jugés trop radicaux par l’équipe Sanders. [7]

À l’inverse, le sénateur du Vermont a cherché à étendre son électorat vers la droite, notamment en participant à deux émissions sur Fox News et en donnant une interview à Joe Rogan, le youtubeur le plus populaire du pays – qui, s’il se définit comme apartisan, accorde souvent des entretiens à des personnalités très marquées à droite.

En clair, le positionnement idéologique de Bernie Sanders ne semblait pas représenter un obstacle en vue de la présidentielle. Mais la perception qu’il en constituerait un explique certainement le ralliement des électeurs derrière Biden. Son erreur fut-elle de tenir un discours d’élection présidentielle lors d’une primaire, et de parler aux Américains dans leur ensemble plutôt que de cibler les électeurs démocrates ?

Une campagne trop populiste ?

En 2020, Bernie Sanders pouvait poursuivre le mouvement « populiste » entamé en 2016 ou rentrer dans le rang pour incarner le nouveau visage du parti démocrate.

Cette seconde voie aurait impliqué de rejoindre officiellement le parti au lieu de maintenir son statut d’indépendant, de cesser de critiquer « l’establishment » et de jouer le jeu des alliances et des compromis tout en ouvrant ses équipes aux anciens conseillers de Clinton et Obama.

Mais le programme de Sanders remet en cause les structures du parti et s’attaque aux industries qui le financent. Les innombrables conseillers qui gravitent autour n’auraient pu être intégrés dans son équipe, et encore moins dans sa future administration, sans entrer en conflit avec son programme. Pour ces centaines de personnes, Sanders représentait une menace existentielle.[8]

Quelle que soit la bonne volonté affichée par le sénateur, cette option risquait de tourner court, comme l’a démontré Elizabeth Warren. En dépit de ses mains tendues à l’establishment, y compris en recrutant d’anciens dirigeants de la campagne d’Hillary Clinton, Warren a été sévèrement attaquée par l’appareil et boudée par les cadres du parti. Les fameux vétérans de la campagne Clinton l’ont orienté vers une stratégie désastreuse. Quant aux médias, ils lui ont réservé un traitement parfois aussi hostile qu’à Bernie Sanders. En clair, le capital ne cède pas aux flatteries, il ne répond qu’au rapport de force.

Sachant cela, l’alternative consistait à poursuivre sa stratégie « populiste » et «insurrectionnelle ». Pour avoir toutes les chances de fonctionner, elle devait être menée avec détermination. Or, dès 2016, Sanders a refusé la rupture. Il a fait activement campagne pour Hillary Clinton, puis suivi la stratégie d’opposition des dirigeants démocrates, attendant patiemment que les tentatives d’abrogation de l’Obamacare menées par Trump échouent avant de proposer sa propre réforme « Medicare for All ». En bon soldat, il a embrassé la stratégie du RussiaGate et soutenu la tentative de destitution maladroite de Donald Trump. Contrairement à Alexandria Ocasio-Cortez, il n’a jamais critiqué un cadre du parti publiquement.[9]

Lorsque Obama a imposé Tom Perez contre son allié Keith Ellison à la tête du DNC, Bernie n’a pas protesté. Pourtant, Perez était connu pour son opposition viscérale à Sanders.[10]

Dès le début des primaires, il a affirmé qu’il ferait campagne pour le vainqueur, quel qu’il soit, au lieu d’agiter la menace d’une candidature dissidente aux élections générales ou d’un soutien minimaliste qui risquerait de pousser sa base électorale vers l’abstention. Il s’est ainsi privé d’un levier important pour dissuader les attaques de l’establishment. Ses adversaires ont pu le qualifier de sexiste, de corrompu et dénoncer sa volonté de détruire le parti en toute impunité.

Pour plusieurs journalistes indépendants, cette timidité explique le manque d’enthousiasme suscité auprès des jeunes, qui l’ont considéré comme un démocrate de plus et se sont peu mobilisés. [11]

Cependant, une stratégie confrontationnelle semblait risquée. L’électorat démocrate reste attaché à son parti, et l’élection de Donald Trump a changé ses priorités. Sanders lui-même considère que battre Trump est plus important que de gagner l’élection, contrairement à une part de l’aile droite démocrate. Il a donc refusé d’attaquer directement ses adversaires et accepté de jouer l’unité, tout en conservant son statut d’indépendant et sa rhétorique anti-establishment.

Ce faisant, il a pu heurter des pans entiers de l’électorat démocrate qui s’identifient fortement au parti, sans pour autant mettre en difficulté l’establishment.

Se situer entre le « tout populiste » et le « tout démocrate » restait probablement le meilleur choix. Mais encore fallait-il l’exécuter avec agilité. Si la stratégie retenue par Sanders semblait fonctionner jusqu’à la primaire de Caroline du Sud, après le come-back de Biden et la consolidation de l’establishment, le socialiste a été incapable de pivoter efficacement et a payé cher ses erreurs initiales.

Les erreurs propres à la personnalité de Bernie Sanders

En 2018, Bernie Sanders a effectué une tournée dans le deep south à la rencontre de la « communauté » noire et de ses représentants afin de préparer 2020. Malheureusement, cet effort fut contre-productif, comme le rapportera un article du New York Times mettant en cause les choix sémantiques malheureux de Sanders et son manque de sensibilité. Surtout, il s’est montré incapable de mentionner son engagement pour le mouvement des droits civiques et son arrestation par la police lors d’une action non violente.

Comme l’a expliqué le journaliste Anand Giridharadas lors d’un long portrait en couverture du magazine Time, Sanders pèche par excès de matérialisme. Parler de sa personne n’est pas dans ses habitudes. Or, dans le jeu politique américain, cette capacité à démonter et susciter de l’empathie reste cruciale. Son autre problème restera son inaptitude à s’attirer des soutiens de poids. À l’exception d’Alexandria Ocasio-Cortez, venue d’elle même, Sanders est apparu isolé. 

À l’inverse, Biden a bénéficié de nombreux ralliements à l’impact déterminant. Le soutien du baron Jim Clyburn lui a offert près d’un tiers des votes de Caroline du Sud. De même, l’écrasante majorité des électeurs de Buttigieg et Klobuchar a voté Biden pour le Super Tuesday, provoquant une cascade de ralliements supplémentaires dans les jours suivants.[12]

Sanders aurait pu répondre à Biden coup par coup s’il avait lui aussi récolté des soutiens importants. Quelqu’un comme Clyburn, financé par les lobbys pharmaceutiques, était probablement hors de portée. Mais suite à sa victoire écrasante au Nevada, Sanders disposait d’une courte fenêtre de tir. Chuck Schumer (président du groupe démocrate au Sénat) et Nancy Pelosi (président de la chambre des représentants du Congrès) avaient publiquement déclaré qu’une victoire de Sanders ne présentait pas de risque pour le parti, sans pour autant se ranger derrière lui.

Beto O’Rourke constituait une cible plus aisée, tant cette étoile texane s’était inspirée de Sanders pour sa campagne sénatoriale de 2018 et avait recruté des vétérans de son équipe de 2016. Quant aux candidats Tom Steyer et Andrew Yang, le fait qu’ils n’aient pas de carrière politique à défendre et étaient idéologiquement proches du sénateur socialiste en faisaient des alliés évidents. Si leur poids politique restait faible, leur ralliement aurait permis de casser le récit médiatique.

Elizabeth Warren, enfin, restera le gros point noir des primaires. Non seulement son maintient jusqu’au Super Tuesday aura divisé le vote progressiste, mais elle aura également empêché l’union des institutions de la gauche américaine derrière Sanders. D’innombrables syndicats, élus, organisations militantes, médias, journalistes, activistes et personnalités influentes seront restés neutres jusqu’au Super Tuesday. Pendant que les néolibéraux se ralliaient derrière Biden, les institutions progressistes sont majoritairement restées spectatrices ou divisés. Enfin, Warren a livré d’innombrables attaques d’une rare violence contre Sanders, au point de décourager une part de son électorat de se reporter sur Bernie. Mais en ce qui la concerne, il semble que Sanders ait fait tout ce qui était en son pouvoir pour la rallier. [13]

La principale faute de Sanders fut-elle d’avoir été trop conciliant ?

En janvier 2020, un soutien de Sanders, Zephyr Teachout, publie une colonne très détaillée dans le Guardian, intitulé « Joe Biden a un problème de corruption ». David Sirota, conseiller stratégique de Sanders, diffusera cet article massivement. Devant l’indignation de Biden, Sanders s’excusera publiquement au lieu de saisir l’opportunité pour imposer ce thème majeur dans la campagne. [14]

Par la suite, les différents conseillers de Sanders vont le supplier d’attaquer Biden sur son bilan, et de formuler des arguments clairs pour expliquer en quoi le vice-président serait un candidat catastrophique à opposer à Trump. Bernie Sanders a refusé de rentrer dans ce jeu, prétextant qu’il était un « ami » des Biden. Enfin, lorsqu’un journaliste lui a demandé si Joe Biden pouvait battre Trump, Sanders a répondu positivement, détruisant ainsi son principal argument électoral. [15]

Pour des raisons personnelles que le journaliste Matt Taibbi a très bien explicité, Sanders n’était pas capable de confronter Biden de manière décisive, malgré les innombrables opportunités qui se sont présentées. Mais au-delà des errements stratégiques, Bernie Sanders pouvait-il s’imposer dans ce contexte électoral particulier ?

L’électorat démocrate de 2020, plus à droite qu’en 2016 ?

Deux électorats clés ont fait défaut à Bernie Sanders : les Afro-Américains de plus de 45 ans et les habitants des banlieues aisées. Or, ces deux groupes ont massivement voté à la primaire.

Comme le révèle une enquête de The Intercept, les Noirs du Sud des États-Unis ont majoritairement voté pour Biden en connaissance de cause. Bien qu’ils préfèrent le programme de Bernie Sanders, ils ne font pas confiance aux électeurs blancs aisés pour élire un « socialiste » à la Maison-Blanche. [16]

Quant aux zones périurbaines aisées, leur vote s’explique d’abord par la stratégie du parti démocrate, explicité par Chuck Schumer en 2016 : « pour chaque électeur que nous perdons dans la classe ouvrière de l’ouest de la Pennsylvanie, nous en gagnerons trois dans les banlieues aisées de Philadelphie, et ce modèle peut se répliquer à travers tout le pays ». Si une telle stratégie a coûté la Maison-Blanche en 2016, elle a permis de reprendre le contrôle de la Chambre des représentants du Congrès en 2018. Outre le positionnement politique du parti, ce succès s’explique par la présence de Donald Trump à la Maison-Blanche.

Médias et Parti démocrate ont matraqué l’idée que le milliardaire représentait un danger existentiel, en l’attaquant quasi exclusivement sur la forme. Ils ont alimenté le feuilleton conspirationniste du RussiaGate avant de lancer une procédure de destitution bâclée, qui n’a produit aucun résultat probant, mais permettait d’éviter toute autocritique de fond aux cadres du parti.

Les électeurs les plus âgés et idéologiquement modérés, qui sont aussi le cœur de cible des médias de masse, semblent avoir adhéré à cette logique. Puisque Trump est la source de tous les problèmes, et que le parti démocrate est la solution, pourquoi prendre le risque d’élire un « socialiste » ?

Quelques appels téléphoniques de Barack Obama en arrière-plan auront suffi à rallier le parti derrière Biden, et par voie de conséquence, la majorité de son électorat. Les électeurs qui avaient pour priorité d’améliorer leurs conditions d’existence ont voté Sanders, les autres ont préféré Joe Biden par vote utile.

Cette élection aura signé le retour des vieilles recettes que 2016 semblait avoir discrédité : médias traditionnels, l’argent investi en spots télévisés et le poids des instances du parti auront triomphé des nouvelles techniques militantes, des campagnes ciblées à l’aide des réseaux sociaux et des médias alternatifs. Malgré ses faiblesses, Joe Biden reste le vice-président du plus populaire président démocrate depuis Kennedy, ce qui en faisait un adversaire bien plus redoutable qu’Hillary Clinton.

Quel futur pour la gauche américaine ?

En pleine crise de coronavirus, la défaite de Bernie Sanders laisse un gout amer.

La catastrophe sanitaire, économique et sociale qui tétanise le pays démontre la pertinence de son programme, tandis que l’ampleur des crédits débloqués par la FED et le Congrès prouvent que son projet était finançable. [17] Théoriquement, cette crise devrait placer la gauche américaine en position de force en vue des échéances futures.

D’abord, seuls les plus de 65 ans ont voté massivement pour Joe Biden. Sanders a remporté de très loin le vote des moins de 30 ans, et confortablement celui des moins de 45 ans. Cette génération de millenials, qui a connu le 11 septembre et la crise des subprimes reste durablement ancrée à gauche. Et dans quatre ans, une jeunesse marquée à son tour par une crise profonde viendra grossir les rangs du mouvement progressiste.

Ensuite, Bernie Sanders a remporté le vote latino, seul électorat en forte expansion démographique, dans des proportions écrasantes. Il s’agit d’un immense vivier de voix qui ne demande qu’à être « organisé ». Reste à savoir si Sanders et son mouvement auront la capacité de poursuivre le travail et de saisir cette opportunité…

 

Sources :

  1. Lire ce long article de Ryan Grim, en particulier pour les détails sur l’organisation militante de Sanders https://theintercept.com/2020/01/03/bernie-sanders-democratic-party-2020-presidential-election/
  2. Lire à ce propos Ryan Grim, “We’ve got people”, chapitre 19 et surtout Ryan Grim via reddit ici.
  3. https://www.vox.com/policy-and-politics/2020/3/16/21165201/bernie-sanders-joe-biden-2020-election-meagan-day
  4. Elizabeth Warren recevra un chèque de 14 millions de dollars de la part d’une richissime donatrice californienne pour former un Super Pac une semaine avant le Super Tuesday. L’argent sera utilisé pour tapisser le Texas, la Californie et le Massachusetts de spots télévisés anti-Bernie. https://theintercept.com/2020/03/20/karla-jurvetson-elizabeth-warrens-persist-super-pac/
  5. À ce propos, lire https://lvsl.fr/pourquoi-le-parti-democrate-renonce-a-sopposer-frontalement-a-donald-trump/
  6. Aaron Maté “The Russiagate playbook can’t stop Sanders
  7. Ce point reste très discuté, lire : https://www.huffpost.com/entry/alexandria-ocasio-cortez-bernie-sanders-campaign-rallies_n_5e6ade51c5b6bd8156f44356
  8. New York Times : Democratic Party leaders willing to risk party damage to stop Sanders. https://www.nytimes.com/2020/02/27/us/politics/democratic-superdelegates.html
  9. https://theintercept.com/2020/04/01/watch-our-new-weekly-video-commentary-and-interview-program-system-update-debuts-today/
  10. À lire absolument pour comprendre le rôle d’Obama dans la prise de pouvoir au DNC et ses conséquences : https://prospect.org/politics/tom-perez-should-resign-dnc/
  11. Lire Glenn Greenwald ici et Chris Hedges ici et .
  12. Lire sur LVSL le récit du come-back de Biden
  13. Lire à ce propos l’analyse de Current Affairs sur les causes de la défaite de Sanders
  14. Lire la réflexion de David Sirota sur cet épisode dans Jacobinmag, et l‘article du NYT qui le commente
  15. How things fell appart for Sanders, NYT
  16. À lire pour comprendre les problèmes de Sanders auprès des Afro-Américains : https://theintercept.com/2020/03/10/mississippi-sanders-biden-black-voters/
  17. Lire sur LVSL :  les USA face au Coronavirus

La pression d’Alexandria Ocasio-Cortez sur Joe Biden

https://www.flickr.com/photos/nrkbeta/32411240957
Alexandria Ocasio-Cortez. ©Ståle Grut / NRKbeta

Alors que la rumeur d’une suspension de campagne courait déjà depuis quelques semaines, Bernie Sanders l’a officialisée jeudi 9 avril dans un message vidéo publié sur les réseaux sociaux. Plusieurs éléments ont rendu la poursuite du combat politique du sénateur du Vermont difficile, en premier lieu l’épidémie du Covid19 qui frappe de plein fouet les États-Unis, nouvel épicentre mondial. Les images de longues files d’attente lors du récent scrutin du Wisconsin illustrèrent la nécessité de stopper ce potentiel carnage, Bernie Sanders conseillant lui-même la veille de ne pas s’y rendre. Par Théo Laubry.


Joe Biden est donc désormais seul à la barre d’un navire démocrate qui semble bien fragile. Le capitaine parait inspirer peu d’engouement aux passagers de celui-ci comme le montre une étude du média ABC datant de mi-mars où seuls 24% des démocrates le soutenant se sentent « très enthousiastes » à propos de sa candidature[1]. À titre indicatif, en 2016, 36% des soutiens d’Hillary Clinton se définissaient ainsi. L’apathie qui traverse les électeurs démocrates pro-Biden dénote une chose : priorité donnée au candidat prétendument désigné comme le plus à même de battre Donald Trump. Pour le programme politique on verra plus tard. Cette stratégie n’est pas sans risque contrairement à ce qu’elle laisse paraître, notamment car il sera nécessaire, pour envisager la victoire en novembre prochain, de reconquérir les états ouvriers de la Rust Belt (ceinture de rouille) acquis pendant des années aux démocrates avant d’être ravis par Donald Trump lors de la dernière élection présidentielle.

Si Joe Biden semble pourtant moins clivant qu’Hillary Clinton aux yeux des Américains, il paraît néanmoins peu enclin à mettre un coup de barre à gauche essentiel afin de resserrer les rangs derrière sa candidature et de limiter la fuite vers l’abstention des électeurs démocrates progressistes très favorables à Bernie Sanders. Des signes timides de main tendue apparaissent malgré tout : annulation des dettes étudiantes et gratuité de l’enseignement supérieur pour les familles modestes, augmentation du salaire minimum à 15 dollars net de l’heure (7,25 dollars aujourd’hui à l’échelle fédérale, beaucoup d’états ont par ailleurs déjà commencé à augmenter ce taux sous la pression de mouvements comme Fight For 15$) ou encore l’abaissement à 60 ans de l’âge d’obtention de l’assurance santé publique Medicare (actuellement 65 ans). Par ailleurs, dans une vidéo-conférence avec Bernie Sanders, Joe Biden a annoncé que des groupes de travail communs entre les deux équipes de campagne seraient mis en place afin d’échanger sur les grands thèmes politiques. L’espoir donc à terme de voir émerger des propositions plus ambitieuses.

AOC sans filtre

Derrière cette apparence d’unité, la fracture au sein du Parti Démocrate entre « progressistes » et libéraux est pourtant bien visible. Alors qu’on a vu précédemment que le candidat Biden n’arrivait pas à faire grimper au rideau ses propres supporters, il est aisé d’imaginer que les électeurs plus à gauche ont un enthousiasme proche de zéro. Les réseaux sociaux, bien que parfois peu représentatifs, voient fleurir des messages tels que we will not endorse Joe Biden (« nous ne soutiendrons pas Joe Biden ») émanant de diverses organisations ou électeurs pro-Bernie Sanders. Si le fort militantisme de ces derniers pour des idéaux très progressistes peut expliquer ce refus de soutenir l’ancien vice-président plus conservateur, il faut bien souligner que le nouveau candidat démocrate désigné n’y met pas du sien.

Ce malaise est d’autant plus palpable lorsque l’on lit l’interview du 13 avril d’Alexandria Ocasio-Cortez pour le New York Times[2]. La représentante du 14ème district de New-York et nouvelle coqueluche de la gauche américaine dépeint de façon très froide et réaliste la situation actuelle. D’entrée on y apprend notamment que les équipes de Joe Biden n’ont jamais cherché à prendre contact avec elle. Plutôt surprenant en cette période d’union qu’aucun signe ne soit envoyé à celle qui compte des millions d’abonnés sur les réseaux sociaux et dont l’influence au sein du parti est de plus en plus importante. Rappelons tout de même à ce stade qu’Alexandria Ocasio-Cortez a toujours exprimé sa volonté de soutenir le candidat démocrate qui gagnerait la primaire, position qu’elle rappelle d’ailleurs dans cette interview de façon on ne peut plus claire : « J’ai toujours dit que je soutiendrais le nominé démocrate (…) Sortir Donald Trump est une question de vie ou de mort pour beaucoup de communautés ». Pour autant, son constat sur le résultat de cette primaire est sans appel : « Même s’il est le nominé, nous savons aussi que Joe Biden n’a pas gagné grâce à son positionnement idéologique ». Propos qu’elle illustre plus loin : « Je ne sais pas si le message de retour à la normalité qu’il prône va fonctionner envers des gens pour qui la situation était déjà vraiment mauvaise avant ».

Ce retour à la normale est un des piliers de la stratégie de Joe Biden. Pour lui, Donald Trump est la cause de la crise que traversent les États-Unis. Il propose donc un retour aux années Obama et joue sur la fibre nostalgique d’une partie des électeurs démocrates pour l’ancien président. Pourtant, n’est pas Barack Obama qui veut et de façon indirecte Alexandria Ocasio-Cortez pointe une différence majeure entre l’un et l’autre : « Joe Biden a eu de mauvais résultats chez les jeunes et les latinos, deux segments très importants pour le vote de novembre ». Mais au-delà même du choix stratégique, la critique de la jeune congresswoman porte avant tout sur le fond et illustre les désaccords profonds au sein du Parti démocrate entre les membres de l’establishment et la nouvelle génération d’élus très proches politiquement de Bernie Sanders voire d’Elizabeth Warren. Sans pincettes ni même éléments de langage, Alexandria Ocasio-Cortez jette un pavé dans la mare lorsqu’elle évoque les récentes concessions progressistes du candidat démocrate en particulier en ce qui concerne la santé : « La proposition d’abaisser à 60 ans l’âge d’accès au Medicare est presque insultante. Hillary Clinton proposait déjà mieux en 2016 avec 50 ans. C’est une concession progressiste qui a 10 ans de retard ». En réalité, l’ancienne candidate à la présidentielle proposait un abaissement à 55 ans[3], mais peu importe l’approximation, pour cette nouvelle génération de démocrates favorables à l’assurance santé publique pour tous Medicare For All, Joe Biden semble vivre dans un passé lointain. Malgré ces propos corrosifs, la fin de l’interview est essentielle pour bien comprendre que la fracture semble avant tout entretenue par l’establishment démocrate et son candidat désigné : « Ce que j’aimerais c’est sortir et pouvoir dire « ce plan est pour nous tous ! » mais c’est compliqué de faire cela si le plan ne nous inclut pas ». Si on ajoute à cela les images de communication sur les réseaux sociaux de la campagne Biden où le mot « socialiste » est barré et mis au même niveau que le mot « ploutocrate »[4] le rassemblement post-élection présidentielle est, pour l’instant, mal embarqué.

Le lendemain, le 14 avril 2020, la jeune démocrate poursuit ses confidences au journal Politico[5]. A priori, sa sortie dans le New York Times a réveillé l’équipe de campagne de Joe Biden. Moins de 24 heures auront suffi pour qu’elle prenne contact avec Ocasio-Cortez. Pour autant, cela est loin d’être suffisant pour la pousser à tresser des louanges au candidat démocrate : « Nous allons voir ce que donneront ces conversations politiques ». Elle donne par ailleurs plusieurs pistes à suivre afin que son engagement pour Joe Biden soit plus enthousiaste notamment vis à vis des réformes du système de santé : « Il doit avoir une politique de santé plus ambitieuse, sa concession sur l’âge du Medicare n’est pas suffisante pour nous » et du Green New Deal « Je ne pense pas que les propositions du vice-président sur l’environnement soient pour l’instant suffisantes ».

Elle l’incite aussi à choisir une vice-présidente progressiste pour équilibrer le ticket. Mais ce n’est pas tout. Alexandria Ocasio-Cortez n’hésite pas à évoquer les accusations d’attouchement de Joe Biden sur une ancienne membre de son staff, Tara Reade, dans les années 1990[6]. Cet épisode a été jusque-là très clairement peu évoqué que ce soit dans les médias ou chez les démocrates. Elle met donc les pieds dans le plat en exprimant de façon très claire son attachement à la prise en compte de la parole des femmes : « Il est légitime d’en parler. Et si nous voulons être intègres nous ne pouvons pas dire « nous croyons les femmes et les soutenons » jusqu’à ce que cela nous gêne » en référence à Joe Biden qui, bien avant cette accusation, avait expliqué qu’il fallait prendre en compte la parole des femmes se disant victime de violences sexuelles.

Une réflexion à court et long terme

AOC applique donc une stratégie de pression médiatique sur Joe Biden afin de tirer son programme vers la gauche et d’éclaircir son passé. Elle joue un jeu d’équilibriste : faire entendre la voix des progressistes afin de pouvoir apporter un soutien moins gêné à l’adversaire de Donald Trump. Elle sait aussi qu’il faut manœuvrer habillement afin de préserver toutes ses chances pour être potentiellement une candidate future du parti, comme le réclame déjà un grand nombre de militants de gauche. Elle suit là l’exemple de son mentor Bernie Sanders. En jouant le jeu au sein du Parti Démocrate sans pour autant infléchir sa ligne de pensée, elle garantit une tribune médiatique importante à sa vision politique. Reste que les libéraux tiennent encore les rênes mais il n’est pas à exclure que leur temps soit peut-être compté.

Le Parti démocrate et son principal représentant vont-ils donc prendre en compte la nécessité d’inclure la lame de fond qu’a représenté le mouvement de Bernie Sanders ? Il est certain que cela sera essentiel pour faire de Donald Trump le président d’un seul mandat. Plus de six mois nous séparent du scrutin final, l’actualité est obstruée par la crise sanitaire, le moment semble donc idéal pour Joe Biden afin de prendre le temps de coconstruire un mouvement « arc-en-ciel ». Les électeurs les plus engagés à la gauche du Parti démocrate ne s’en satisferont sûrement pas, mais cela peut être suffisant pour les pousser à se déplacer aux urnes. Va-t-il saisir cette opportunité ? Rien n’est moins sûr.

 

Notes :

[1]https://abcnews.go.com/Politics/biden-consolidates-support-trails-badly-enthusiasm-poll/story?id=69812092

[2]https://www.nytimes.com/2020/04/13/us/politics/aoc-progressives-joe-biden.html

[3]https://www.theatlantic.com/politics/archive/2016/05/clinton-new-medicare-proposal/483806/

[4]Slogan de Joe Biden : Plutocrat Socialist Democrat

[5]https://www.politico.com/news/2020/04/15/aoc-joe-biden-progressive-wishlist-187678

[6]https://www.independent.co.uk/news/world/americas/alexandria-ocasio-cortez-sexual-assault-allegation-joe-biden-news-a9466051.html

« Le sénateur Sanders a passé le flambeau » – Entretien avec Lauren Ashcraft

La suspension de la campagne de Bernie Sanders marque un tournant dans cette année électorale aux États-Unis. Alors que le camp Sanders espère pouvoir négocier avec le candidat présumé Joe Biden des concessions sur son programme, les PACs (en anglais, political action committee) préparent les élections à la Chambre et au Sénat en présentant des femmes et des hommes progressistes. Parmi ces nouveaux visages, Lauren Ashcraft incarne une possible « seconde vague progressiste » après l’élection du quatuor du Squad il y a deux ans (Alexandria Ocasio-Cortez, Rashida Tlaib, Ilhan Omar, Ayanna Pressley). La jeune trentenaire d’origine américano-japonaise, candidate dans le 12e district congressionnel de l’État de New York, espère créer la surprise face à la démocrate Carolyn Maloney, élue depuis près de 28 ans. En partenariat avec Hémisphère Gauche.


Hémisphère Gauche – Pouvez-vous vous présenter rapidement pour celles et ceux qui ne vous connaissent pas encore ?

© Laurenashcraft.com

Lauren Ashcraft – Merci de me recevoir. Je m’appelle Lauren Ashcraft, je suis gestionnaire de projet, activiste, comédienne et je me présente à l’élection pour la Chambre des Représentants pour le 12e district congressionnel, qui couvre Brooklyn, Manhattan et le Queens. Je suis également une socialiste démocrate. Je me présente pour que mes amis et voisins du 12e district puissent bénéficier d’un logement abordable, d’un système de santé universel et faire passer l’humain avant le profit.

HG – Vous êtes membre de la section locale du Queens des Democratic Socialists of America et vous vous présentez comme socialiste démocrate. Qu’est-ce que cela signifie pour vous êtes socialiste ? Comment l’êtes-vous devenue ?

LA – Je suis devenue socialiste démocrate au moment où je travaillais pour le secteur financier. J’avais soutenu Bernie Sanders en 2016, mais ce n’est que lorsque j’ai été le témoin direct de l’influence politique et du pouvoir incontrôlé exercés par le secteur financier que j’ai réalisé que notre gouvernement ne servait pas les intérêts de la classe ouvrière, et que tant que les travailleurs ne seront pas en mesure d’apporter des changements, il continuera à céder aux exigences des entreprises.

J’ai rejoint les Democratic Socialists of America pour me battre en faveur d’un monde qui ne laisse personne derrière, et je suis entrée dans cette élection parce que l’élue actuelle (ndlr : Carolyn Maloney, démocrate) a décidé que la classe ouvrière ne valait pas que l’on se batte pour elle.

HG – Vous êtes partisane d’une Garantie fédérale à l’emploi (ndlr : Federal Job Guarantee, programme prévoyant que l’État est employeur en dernier ressort). Nous sommes au milieu d’une crise sanitaire mondiale et le chômage explose, tout particulièrement aux États-Unis où il touche désormais plus de 16 millions de personnes. Pavlina R. Tcherneva, docteure en économie (Levy Institute), avance qu’une garantie fédérale d’emploi coûterait moins cher que ce que coûte un chômage massif, mentionnant à ce titre la pauvreté, les problèmes de santé, etc. Un sondage national montre que plus de 70 % des électeurs soutiendraient une telle proposition. Que répondez-vous lorsque l’on vous demande : « Mais comment allons-nous payer pour cela ? » ?

LA – Une garantie fédérale d’emploi répondrait à de nombreuses questions et inquiétudes qui se posent à l’heure actuelle. « Que ferons-nous après ? », « Comment l’économie va-t-elle pouvoir redémarrer ? », « Est-ce que j’aurai un emploi après cette crise ? ». Les États et gouvernements locaux seraient en mesure de décider quels sont les emplois dont ils ont le plus besoin et les garantir à quiconque cherche un travail.

Cette garantie n’est imposée à personne, mais donne à la société tout entière la tranquillité d’esprit de pouvoir quitter ou perdre son emploi actuel tout en ayant un moyen de percevoir une rémunération.

Comment financer cette mesure ? De la même façon que nous finançons pour la guerre. De la même façon que nous finançons les subventions des entreprises : par un budget accordé par le Congrès.

HG – Par ailleurs, puisque nous parlons de la crise sanitaire actuelle : vous êtes en faveur d’un système de santé universel à payeur unique (Medicare for All). En Géorgie, Nabilah Islam, candidate pour le 7e district, a suspendu le démarchage physique au tout début de cette crise car elle ne dispose d’aucune assurance santé. En France, Alicia Wolf, activiste d’Our Revolution et France for Bernie a réalisé une courte vidéo à propos du système de santé universel français. Pour les personnes vivant en France, il peut être assez difficile de comprendre ce que vivre avec une assurance santé privée signifie. Imaginons : vous avez un problème de santé et avez besoin de vous rendre à l’hôpital. La facture totale s’élève à 2000$. Votre assurance prendra-t-elle en charge ce coût ?

LA – Réponse : Ça dépend. Si vous avez une « bonne » assurance santé et que vous subissez une intervention couverte par votre formule, c’est votre assurance qui paiera. Le plus souvent, cependant, votre assurance couvrira une fraction de vos factures médicales, disons 80 %, ce qui signifie, dans le meilleur des cas, que vous devrez payer le reste à charge quand bien même vous payez déjà un forfait mensuel. Vous pouvez contester auprès de votre assureur, mais cela prend du temps et des ressources que beaucoup d’entre nous n’ont pas, a fortiori si votre état de santé nécessite une prise en charge urgente. Aux États-Unis, la charge de la preuve incombe à l’assuré qui doit démontrer que son intervention est médicalement nécessaire, bien que ce que cela signifie varie souvent en fonction du prestataire d’assurance maladie que votre employeur ou que l’employeur de votre conjoint a choisi.

J’ai la chance de disposer d’une assurance santé par l’intermédiaire de mon compagnon. Pourtant, j’ai passé les quatre derniers mois à me battre pour la prise en charge de ma pilule contraceptive car il se trouve que la marque de pilule que j’utilise n’est pas couverte – bien que ce soit la seule marque qui traite mon alopécie. Maintenant, imagions que j’aie un cancer ou une autre maladie grave : peu importe que l’assurance me couvre ou non, j’aurai à suivre tous les traitements susceptibles de me sauver la vie et pour cela, à dépenser chaque dollar dont je dispose et à vider mon compte épargne. Au bout du compte, c’est la banqueroute. C’est une situation que des dizaines de milliers de familles doivent subir chaque année et qui remplit les poches du secteur de l’assurance maladie, qui pèse des milliards de dollars. La plupart de ces familles ont une assurance maladie. Celles qui n’en ont pas, soit quelque 44 millions d’Américains, s’en sortent encore plus mal.

HG – Parlons logement si vous le voulez bien. Vous considérez le logement comme un droit humain et êtes en faveur d’un encadrement des loyers. À Seattle, une proposition de loi déposée par l’élue municipale Kshama Sawant et votée récemment instaure une trêve hivernale des expulsions locatives. Vous prononceriez-vous en faveur d’une trêve hivernale au niveau fédéral ?

LA – Oui. Je suis également en faveur d’une Homes Guarantee, un programme permettant de mettre fin au « sans-abrisme » par la construction de 12 millions de logements sociaux, par l’amélioration des droits des locataires et au renversement de décennies de politique discriminatoire en matière de logement. Dans le contexte sanitaire actuel, cependant, je pense que toutes les expulsions devraient être arrêtées pendant cette pandémie et également par la suite, lorsque nous nous remettrons de la crise économique.

HG ­– Sur les réseaux sociaux, nous pouvons vous voir jouer aux jeux vidéo. Lorsque l’on consulte votre site de campagne, vous conviez les gens à vous rejoindre pour jouer à Fortnite. Est-ce une façon de montrer que la candidate Ashcraft est une « personne ordinaire » ?

LA – Je n’essaie pas de montrer quoi que ce soit, je me montre telle que je suis. J’ai décidé de mener cette campagne en étant moi-même et en mettant tout mon cœur à défendre ce en quoi je crois. Cela signifie aussi bien jouer ensemble aux jeux vidéo que trier les messages provenant de personnes qui désapprouvent mes positions — mais pour être claire, rien d’autre que les personnes pour lesquelles je me bats ne peut me faire changer d’avis.

HG – Le 23 juin, vous ferez face à Carolyn Maloney, élue depuis 2013. Il reste deux mois avant cette primaire. Quelles sont vos impressions à l’instant présent ?

LA Nous vivons une période d’incertitude et il est difficile de penser « business as usual », et encore moins à la politique en pleine crise de santé publique. Maintenant que la campagne est à cent pour cent virtuelle, je fais de mon mieux pour me coordonner avec les militants, mobiliser des bénévoles dans tout le pays, organiser des collectes de fonds et des assemblées publiques virtuelles, et montrer aux électeurs aux quatre coins du 12e district qu’après vingt-huit ans (nldr : Maloney est élue du 12e district depuis 2013 et fut élue du 14e district de 1993 à 2013), il est temps d’élire une représentante qui représente au mieux leurs intérêts.

HG – Bernie Sanders a suspendu sa campagne : est-ce que les élections à la Chambre et au Sénat sont la prochaine étape majeure pour le mouvement socialiste ? Selon vous, qui peut remplacer Sanders et incarner une révolution politique ?

LA – Bernie Sanders a mené une révolution politique – mais il n’était pas, en tant qu’individu, la révolution. La révolution fait rage. Pour citer le slogan de sa campagne : « Pas moi, nous ». Il nous incombe à toutes et tous – fonctionnaires, élus, électeurs progressistes et ouvriers de tous les États-Unis – de continuer à nous battre bec et ongles pour ce en quoi nous croyons. La semaine dernière, le sénateur Sanders a passé le flambeau. Peu importe qui gagnera les élections en novembre. C’est à nous de poursuivre le combat.

Joe Biden : l’establishment démocrate contre-attaque

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Joe Biden © Gage Skidmore

Défait dans les trois premiers États, Joe Biden a réalisé après la Caroline du Sud un retour en force historique. Celui-ci n’a été possible que grâce à une spectaculaire consolidation-éclair de l’establishment démocrate dans toutes ses composantes (économique, médiatique et politique). Bernie Sanders avait jusqu’alors la dynamique pour lui. Il est dorénavant dans la position inconfortable du challenger. Par Politicoboy et Clément Pairot.


« Nous sommes bien vivants ! ». Lui-même en est estomaqué. Le soir du Super Tuesday, Joe Biden a laissé éclater sa joie dans un discours triomphal où, après avoir confondu son épouse avec sa sœur, il déclare : « on nous disait fini, mais ce soir il semblerait que ce soit l’autre personne [Bernie Sanders, ndlr] qui le soit ! ». Les milliards de Bloomberg et les imposantes infrastructures militantes mises en place par Sanders et Warren n’ont rien pu faire face au tsunami Biden, déjouant de nombreuses certitudes. Pour comprendre ce retournement de situation, il ne faut pas se limiter – comme on l’a trop souvent lu ces derniers jours – à sa victoire en Caroline du Sud ; il faut remonter une semaine en arrière, au caucus du Nevada, véritable coup de semonce pour l’establishment. Difficile à croire, mais toutes les informations qui suivent ont moins de 5 semaines.

Le fiasco de l’Iowa et la « révélation » Buttigieg

Le mois commence par une rumeur comme seule une campagne américaine en détient le secret. Le 2 février, John Kerry, qui soutient officiellement Joe Biden, est entendu dans un hall d’hôtel discutant au téléphone d’une éventuelle candidature pour remplacer Biden si celui-ci s’effondrait [1]. La veille du scrutin de l’Iowa, de telles paroles plantent le décor d’un establishment démocrate pour le moins anxieux. Le même jour, le DNC (Comité national démocrate, chargé de diriger le parti démocrate au niveau national) décide de changer les règles d’éligibilité des candidats pour participer aux débats. Avant, il fallait un certain nombre de donateurs, mais comme Bloomberg s’auto-finance entièrement et grimpe dans les sondages, cela perturbe le jeu. Ce changement de règle clive : est-ce une faveur faite à Bloomberg pour lui permettre de jouer dans la cour des grands et prendre éventuellement la tête de la course ou une manière de l’obliger à descendre dans l’arène pour n’être justement plus artificiellement surcoté par rapport aux autres centristes ? Les débats apporteront la réponse par la pratique.

Le 3 février arrive le tant attendu caucus de l’Iowa. La recette pour un fiasco et une honte internationale ? Prenez un procédé de vote archaïque, mélangez-le avec un système de décompte à triple indicateur, rajoutez-y une application non testée auparavant, et saupoudrez d’incompétence du parti local. Pour finir sur une touche épicée, voyez vos lignes téléphoniques de secours bloquées par des opposants politiques malintentionnés.[2] Monopolisant l’attention, cet échec organisationnel occulte en partie celui, politique, de Joe Biden qui – on le saura avec les résultats définitifs quatre jour plus tard – termine à une humiliante quatrième place. Il avait pourtant eu les mains libres durant les dernières semaines de campagne du fait du procès en impeachment de Donald Trump. Celui-ci bloquait trois de ses compétiteurs à Washington (Sanders, Warren et Klobuchar). Cette terrible place de Joe Biden, symptomatique d’une campagne manquant de souffle et phagocytée par les autres candidats centristes plus jeunes, si elle était attendue, n’en demeure pas moins une claque.

Buttigieg crée quant à lui la surprise en arrivant deuxième en nombre de voix et premier en délégués. Les lendemains de l’Iowa constituent des jours de deuil pour la déontologie journalistique : le 4 février, le New York Times annonce que Buttigieg possède 97% de chances de gagner l’Iowa ; le 6, il se refuse à prédire quoi que ce soit ; finalement, après l’annonce des résultats complets, il n’annonce aucun vainqueur. Les résultats de l’Iowa ne sont pas clairs ? Ceux des levées de fonds sont, eux, limpides. Le 6 février, Sanders annonce avoir collecté pour le mois de janvier 25 millions de dollars. Les autres campagnes ne communiquent aucun chiffre, signe qu’elles n’ont pas récolté des montants comparables, comme le confirmeront leur publication par la FEC (commission électorale fédérale) en fin de mois [3]. La dynamique est donc globalement favorable à Sanders et les statisticiens projettent sa victoire dans une majorité d’États au Super Tuesday. 

Biden fuit le New Hampshire 

New Hampshire, le 11 février. Les bureaux de vote sont ouverts depuis quelques heures lorsque les télévisions locales diffusent les images de Joe Biden s’envolant prématurément vers la Caroline du Sud. L’objectif est d’atterrir à temps pour y proclamer son discours post-résultats, quitte à prendre le risque de décourager les électeurs du New Hampshire en renvoyant cette image désastreuse d’un général fuyant le champ de bataille. En interne, la décision a été sous-pesée rapidement [4]. Remporter la Caroline du Sud, décrite comme le pare-feu de Joe Biden en raison de son électorat majoritairement afro-américain, conservateur et âgé, valait bien quelques points de moins en New Hampshire, où Biden n’allait pas atteindre le seuil des 15% requis pour obtenir des délégués. Deux jours plus tôt, il avait maladroitement concédé en plein débat télévisé avoir « pris un coup en Iowa » et s’attendre à « en prendre un autre ici ». Effectivement, en terminant cinquième à 8%, sa campagne semble sur le point de s’effondrer.

Ses meetings de campagne ne rassemblent qu’une poignée de curieux, et dégénèrent souvent en échange désastreux entre un Joe Biden agressif et un électeur lambda se faisant copieusement insulter ou simplement encourager à voter pour un autre candidat. Du haut de ses 77 ans, l’ex-VP (vice-président, poste qu’il occupa durant les deux mandats d’Obama) enchaîne les lapsus, venant s’ajouter à la longue liste de gaffes [5] pointant vers un potentiel déclin cognitif [6]. À cours de financement, dépourvu de militants et d’organisation de terrain, sa campagne est maintenue sous perfusion par sa célébrité médiatique et l’argent d’un Super Pac piloté par un lobbyiste influent [7]. Transparent lors des deux derniers débats, ayant des difficultés à formuler des phrases cohérentes, s’effondrant dans les sondages nationaux pour céder la première place à Bernie Sanders et la seconde au multimilliardaire républicain repenti Michael Bloomberg (qui s’était lancé dans la course tardivement suite aux faiblesses de Biden), l’ancien bras droit d’Obama semble promis à une défaite humiliante, la troisième en trois campagnes présidentielles insipides.

A l’inverse, Pete Buttigieg confirme son succès d’Iowa. Il talonne à nouveau Sanders en nombre de voix et apparaît comme un candidat de plus en plus sérieux pour rassembler le centre du parti face à Sanders. Pour autant, les analystes ne considèrent pas qu’il puisse décrocher la nomination, car il n’arrive pas à décoller parmi les minorités notamment afro-américaine. Après ce deuxième résultat encourageant, Sanders est pronostiqué comme gagnant les 56 scrutins, du jamais vu [8].

Welcome to Paris, Las Vegas

Le neuvième débat démocrate se tient dans le célèbre casino Paris – Las Vegas, dans l’État du Nevada, mais ce n’est clairement pas la ville de l’amour qui inspire l’humeur des candidats. Pour son premier débat, Bloomberg est totalement détruit par Elizabeth Warren qui assène ses coups bien calibrés dès les premières minutes de la confrontation [9]. De leur côté Klobuchar et Buttigieg se chamaillent pour tenter d’arracher la première place au centre. Si Sanders essuie plusieurs attaques, la présence de Bloomberg lui permet d’éviter d’être la cible principale, malgré son statut de favori. Le débat se termine par une question posée à tous les candidats : en cas de majorité seulement relative, le candidat en tête sera-t-il légitimement le nominé du parti ? Mis à part Sanders, tous sont d’accord pour répondre que « le processus doit suivre son cours ». Le parti se prépare manifestement à une convention contestée dans laquelle les tractations sont nombreuses et les super-délégués retrouvent leur droit de vote. Étrangement, ce passage sera dans un premier temps coupé de la retransmission de MSNBC avant d’être réintégré. Les réponses font débats, et les pro-Sanders donnent de la voix sur les réseaux sociaux : on tenterait de leur voler leur victoire maintenant qu’elle semble à portée de main. D’autant que quelques jours plus tard, le caucus du Nevada est un triomphe pour Sanders…

Partant des bases de sa campagne de 2016 et les enrichissant, Bernie Sanders a construit une organisation de terrain sans précédent [10] pour mener une campagne minutieuse. Son infrastructure est à la pointe du militantisme et de la technologie organisationnelle avec une application novatrice, Bern app, un centre d’appel dématérialisé ayant amené des dizaines de milliers de bénévoles à appeler des millions d’américain, et une plateforme numérique permettant aux militant de converser avec les prospects par SMS tout en produisant des données agrégées directement exploitables par l’équipe de campagne. Cette structuration des militants avait déjà permis à ses milliers de bénévoles de frapper à la moitié des portes de l’Iowa (500.000 sur 1,1 millions de foyers) et de téléphoner à l’ensemble des électeurs potentiels de l’Iowa et du New Hampshire. Dans le Nevada, sa campagne réussit la prouesse d’obtenir la majorité des voix des adhérant du Culinary Union, le tout puissant syndicat de la restauration dont la direction était hostile à Sanders, en s’adressant directement à ses membres. A cette organisation militante remarquable vient s’ajouter les 170 millions de dollars collectés à coup de dons individuels de 18$ en moyenne, permettant de diffuser des publicités ciblées (souvent traduite en espagnol) pour mobiliser les classes populaires, et de financer l’ouverture de multiples QG de campagnes sur le territoire (dont 22 en Californie, contre un seul pour Joe Biden). Cette stratégie n’avait pas réussi à délivrer les résultats aussi spectaculaires qu’espérés, mais tout de même permis d’arracher deux victoires dans les premiers scrutins avant de triompher au Nevada (avec 46% des voix), construisant une dynamique importante qui devait lui permettre d’acquérir un avantage conséquent dans les votes par procuration au Texas et en Californie afin de plier l’élection dès le Super Tuesday. 

La victoire de Sanders dans le Nevada est rendu possible grâce à un raz-de-marée du vote latino et des « minorités ». Le vieux sénateur « blanc » semble en passe de démontrer sa capacité à attirer à lui les minorités. Sanders avance de plus en plus confiant vers le Super Tuesday, l’éclatement du camp centriste lui permet d’espérer décrocher l’intégralité des 415 délégués de Californie. [11]

L’establishment au bord de l’apoplexie

Alors que la panique de l’establishment démocrate montait crescendo depuis l’Iowa, elle atteint son paroxysme le soir du caucus du Nevada, les efforts initiaux entrepris par la machine démocrate semblant incapables de stopper le sénateur socialiste. CNN ose affiche le 1er mars en bandeau « le coronavirus et Bernie Sanders peuvent-ils être stoppés ? » avant d’en débattre sérieusement en plateau. Sur MSNBC, Chris Matthews – fameux présentateur d’émissions politiques américaines – est hors de lui. Rougeaud, il en vient même à comparer la victoire de Sanders avec l’invasion de la France par l’armée nazie en 1940. Déjà, le 8 février, il avait prétendu se demander si Sanders souhaitait organiser des exécutions publiques dans Central Park en cas de victoire. [12]

La chute sondagière de Biden inquiète au plus haut point. En Caroline du Sud, État qualifié de « pare-feu » pour l’ancien Vice-président du fait d’un électorat qui lui est théoriquement très favorable, il n’est plus crédité que de trois points d’avance devant Sanders, alors qu’il bénéficiait encore d’un écart de 20 à 30 points en janvier ! Or, si Joe Biden sauve les meubles au Nevada avec sa seconde place (26 points derrière Sanders), le phénomène Buttigieg connaît son premier revers : boudé par les minorités, il ne termine que troisième, trente-deux points derrière Sanders, confirmant son incapacité à mobiliser l’électoral hispanique et afro-américain qui sera crucial pour la suite de ces primaires et l’élection de novembre.

De son côté, Trump se délecte : il sait que l’establishment démocrate est terrifié à l’idée d’avoir Sanders comme candidat, et ne se gène pas pour le féliciter de sa victoire, afin de mettre de l’huile sur le feu [13] et d’encourager l’implosion du parti démocrate. L’establishment démocrate voit les tweets présidentiels sous un tout autre jour : si Trump félicite Sanders, c’est qu’il le pense aisé à battre. Mais cela ne leur suffit pas : il leur faut contre-attaquer pour éviter ce candidat qui menace tout le monde – les grandes entreprises par sa remise en cause du libre-échange, les barons démocrates par sa remise en cause du système de financement des campagnes, ou encore les médias par l’établissement d’un seuil maximal de dépenses (notamment publicitaires).

La riposte s’organise

Frustration : dans un premier temps, les efforts des lobbys pour empêcher la progression de Sanders ne semblent pas payer. Le lobby pro-israélien et pro-démocrate « Democratic majority for Israël » [14] dépense plusieurs millions de dollars au Nevada et New Hampshire en spots publicitaires négatifs dirigés contre Sanders, avant de jeter l’éponge. L’industrie pharmaceutique et les assurances maladies se paient des pages de pub anti-Sanders en plein cœur des débats télévisés, puis c’est au tour de Michael Bloomberg de mettre la main à la poche, avant qu’Elizabeth Warren (14 millions de dollars) et Joe Biden tapissent les ondes de publicités similaires pour éroder le soutien de Sanders dans les États clés du Super Tuesday.

Directement menacé par la politique étrangère défendue par Bernie Sanders, le renseignement américain se mobilise également en organisant la fuite d’une information au Washington Post visant créer une nouvelle polémique, la veille du scrutin du Nevada. L’article de l’illustre journal n’aurait jamais dû être publié tant il ne repose sur aucune source solide [15], citant seulement « des personnes familières avec la question » rapportant un briefing tenu un mois plutôt par les services secrets avec Bernie Sanders, qui stipulait que la Russie essayerait d’interférer dans les élections, sans doute en sa faveur. Comment, pourquoi, et dans quel but ? On n’en saura rien. Sanders confirme le meeting, mais pas le contenu. Pourtant, l’article sera repris par toutes les chaînes de télévisions en simplifiant le titre, qui devient « Poutine cherche à faire élire Sanders », parce que cela « permettrait à Trump d’être réélu », tout en accusant Sanders de « n’avoir rien dit » de ce briefing pourtant classé secret défense. L’hystérie du Russiagate s’invite au débat télévisé suivant, amenant Sanders à dénoncer Vladimir Poutine sans complaisance. Mais ce n’est pas assez. Des militants pro-Sanders rapporteront qu’ils ont dû expliquer que leur candidat n’était pas une marionnette russe lors de leurs portes-à-portes.

Ces efforts ne semblaient pas capables d’endiguer la dynamique du socialiste. Et pourtant, en une semaine, tout va basculer.

Come back GrandPa

Aux origines du comeback de Biden, on trouve d’abord les efforts effectués par le vice-président, qu’il faut bien mettre à son crédit. Lui qui semblait dépassé par les événements a soudainement repris goût au combat, déclarant depuis Charleston le soir de son humiliante cinquième place au New Hampshire que « 99% des Afro-Américains de ce pays n’ont pas encore voté. 99% des latinos n’ont pas votés. Leur voix doit être entendue ! » avant de livrer deux performances convaincantes lors des débats télévisés suivants.

À peine la primaire du Nevada derrière lui, Biden rend visite à Jim Clyburn, représentant de la Caroline du Sud au congrès et véritable baron local. Cette figure très respectée conseille à Biden d’oublier les consultants : « tu es candidat pour sauver l’âme de l’Amérique ? Agis comme tel ! ». Il lui suggère les thèmes à aborder au débat à venir pour toucher l’électorat afro-américain. Biden écoute et s’exécute. Il reçoit le ralliement de Clyburn juste après le débat, une décision qui a pu influencer le vote d’un électeur sur quatre selon les sondages réalisés en sortie des urnes, et permis à Biden de passer d’une victoire serrée à un triomphe incontestable. Ce ralliement tardif peut apparaitre comme le signe que Clyburn n’était pas très confiant jusqu’au bout, néanmoins il joue son rôle à plein régime [4].

Si les médias avaient mis deux heures pour déclarer Sanders vainqueur au Nevada – délai dû entre autre à la complexité du mode de scrutin du caucus -, ils officialisent la victoire de Biden (dans des proportions pourtant similaires) dès la fermeture des bureaux de vote, tuant tout suspens et permettant à la machine médiatique de se mettre en branle pour Joe Biden durant toute la soirée électorale, avant même que les bulletins ne commencent à être dépouillés.

Le lendemain, les journalistes suivant la campagne de Pete Buttigieg et voyageant dans son avion apprennent une nouvelle surprenante. Émergeant de sa cabine, le jeune maire de South Bend qui avait justifié sa campagne par la nécessité de tourner la page des vieilles politiques et de renouveler Washington passe en une seconde d’aspirant Président à Stewart de jet privé. Il annonce aux journalistes qu’ils n’atterriront pas au Texas comme prévu, mais font désormais route vers son fief dans l’Indiana. En plein vol, Pete Buttigieg a donc décidé de mettre un terme à sa campagne, avant de se rallier dès le lendemain à Joe Biden.

Amy Klobuchar, la sénatrice du Minnesota, est la seconde candidate à rentrer dans le rang. Elle rejoint Biden à Dallas pour prendre la parole aux côtés du vice-président lors d’un meeting annoncé en fanfare. Quelques heures plus tard, c’est Beto O’Rourke, longtemps présenté comme héritier de l’aile gauche du parti et auteur d’une campagne remarquée [16] pour le siège de sénateur du Texas en 2018 qui annonce se rallier à Biden. Ses anciens responsables de campagnes ont beau dénoncer sur Twitter une trahison idéologique, celui qui affirmait que « Biden ne peut pas incarner le renouveau du parti nécessaire à battre Trump » s’aligne lui aussi. Les faux-nez du renouvellement politique du parti tombent comme des mouche, preuve s’il en faut : aucun d’entre eux n’a négocié le moindre point du programme pourtant faiblard de Joe Biden. Derrière cette remarquable manœuvre plane l’ombre d’Obama, qui à grand renfort de coups de téléphones aurait sifflé la fin de la récréation : il fallait à tout prix éviter que Sanders ne profite de la division du vote centriste pour apparaître artificiellement haut le soir du Super Tuesday et construire une avance décisive.

Le meeting de Dallas, diffusé en direct sur CNN et MSNBC et couvert comme une mini-convention, représente à merveille le mouvement anti-Sanders. On y voit trois anciens candidats aux primaires censés proposer une alternative à Joe Biden lui apporter leur soutien, devant un public certes plus enthousiaste que d’habitude mais qui reste bien moins massif et enjoué que les meetings géants dont Sanders a le secret. Pendant ce temps, Bernie Sanders remplissait une salle immense au Minnesota, avec l’aide de l’élue socialiste Ilhan Omar, dans l’indifférence générale.

Selon The Intercept, le vice-président d’Obama a récolté en l’espace de trois jours une couverture médiatique positive d’une valeur équivalente à 72 millions de dollars [17]. La limite du temps de parole n’existant pas aux USA, cet effet semble avoir été décisif, puisqu’un électeur sur trois a choisi son candidat lors des tout derniers jours, et préféré Biden à Sanders deux fois sur trois (selon les sondages en sortie des urnes [18]).

L’establishment démocrate a tout misé sur cette remarquable opération coordonnée. S’il n’y avait eu un vote par procuration déjà enregistré et favorable à Bernie Sanders en Californie, au Colorado et au Texas, la campagne du socialiste aurait été décapitée d’un seul coup.

Mais ce fait d’arme n’aurait pas été possible sans le vote massif pro-Biden du Super Tuesday, ce qui nous porte à nous interroger sur les motivations de l’électorat, et les faiblesses de la mobilisation de Sanders pourtant en apparence victorieuse jusqu’alors.

Biden a profité d’une participation record, qui est majoritairement venu des deux électorats qui lui sont le plus favorables : les Afro-Américains de plus de 45 ans, et les habitants des banlieues aisés. Le premier était plus enclin à voter Biden du fait de son image de vice-président d’Obama, du ralliement de Clyburn en Caroline du Sud et pour des raisons structurelles (les Afro-Américains sont généralement plus conservateurs que la moyenne des électeurs démocrates). Surtout, Biden a multiplié les efforts pour les séduire lors de ses (rares) interventions publiques. Quant aux banlieues riches, leur basculement vers le parti démocrate est un phénomène récent, bien que le fruit d’une stratégie entamée il y a trois décennies (comme nous l’expliquions ici). Depuis l’arrivée de Donald Trump, ces zones géographiques clé votent davantage démocrates et s’abstiennent moins. Or ces deux électorats sont typiquement plus âgés, et s’informent majoritairement par les grands médias (papier et chaînes de télévisions, à l’inverse des réseaux sociaux qui caractérisent les jeunes générations) qui ont axés leur opposition à Donald Trump sur le fond plus que sur la forme [20]. Ces électeurs influencés par le discours médiatique dominant et moins sensibles aux problématiques de réchauffement climatique et de justice sociale cherchent avant tout un retour à la normale. Sondages après sondages, les enquêtes d’opinions montrent que leur priorité est de battre Trump, ce que Biden semble (à première vue) capable de faire après avoir triomphé en Caroline du Sud.

L’erreur de Bernie Sanders aura été de trop miser sur son organisation militante, délaissant les médias de masses (qui lui sont certes majoritairement hostiles) et le jeu politique « interne » qui aurait pu lui permettre de recueillir des précieux « endorsements ». Pour inverser la tendance, Bernie Sanders va devoir séduire une partie de l’électorat plus âgée et issue des banlieues riches. Et pour cela, il doit démontrer qu’il est plus à même de battre Trump que Joe Biden, en attaquant le vice-président frontalement. Un exercice que le sénateur du Vermont exècre. Il va devoir apprendre vite, car le temps lui est compté. [21]   

 

Sources:

[1] John Kerry overheard discussing possible 2020 bid amid concern of ‘Sanders taking down the Democratic Party, MSNBC 2 février 2020

[2] Comment l’establishment démocrate a privé Bernie Sanders d’une victoire en Iowa, LVSL, 9 février 2020. & Tout comprendre au fiasco du caucus de l’Iowa, Medium, 4 février 2020

[3] New financial filings show that many Democratic candidates are facing a cash crunch as they head into critical primary states, CNN Newsrooms, 21 février 2020

[4] : 18 days that resuscitated Joe Biden’s nearly five decade career, Washington post, 29 février 2020

[5] The Biden Paradox, Rolling Stone, 15 octobre 2019

[6] Stop Calling It a « Stutter » : Here are dozens of examples of Biden’s Dementia Symptoms, Medium, 5 mars 2020

[7] Joe biden Super PAC is being organized by corporate lobbyists for health care industry, weapons makers, finance, The Intercept, 25 octobre 2019

[8] Who Will Win The 2020 Democratic Primary?, FiveThirthyEight, février 2020

[9] Extrait du 9e débat démocrate, Twitter, 20 février 2020

[10] Can the Bernie Sanders Campaign Alter the Course of the Democratic Party?, The Intercept, 3 janvier 2020

[11] Agrégation des sondages concernant la primaire de Californie, Real Clear Politics, février 2020

[12]Chris Matthews warns of ‘executions in Central Park’ if socialism wins, YouTube, 8 février 2020

[13] Tweet de Donald Trump, Twitter, 23 février 2020

[14] Meet Mark mellman : the centrist, pro-Israel operative behind the anti-Sanders ads in Iowa, The Intercept, 1er février 2020

[15] Russia Isn’t Dividing Us — Our Leaders Are, Rolling Stone, 24 février 2020

[16] Au Texas, la gauche progressiste pourrait créer la surprise aux « Midterms », LVSL, 16 septembre 2018

[17] Critical Mention, 4 mars 2020

[18] What We Know About The Voters Who Swung Super Tuesday For Biden, Five Thirty Eight, 6 mars 2020

[20] Pourquoi le parti démocrate renonce à s’opposer frontalement à Donald Trump, LVSL, 7 février 2020

[21] To Rebound and Win, Bernie Sanders Needs to Leave His Comfort Zone, Rolling Stone, 6 mars 2020

Le Parti démocrate peut-il imploser ?

https://www.flickr.com/photos/gageskidmore/48244001437
Joe Biden © Gage Skidmore

« Dans n’importe quel autre pays, Joe Biden et moi ne serions pas dans le même parti. » Cette phrase prononcée par Alexandria Ocasio-Cortez a ranimé les doutes quant à la possible implosion d’un Parti démocrate divisé entre son aile gauche et son establishment centriste. Dépassé par la ligne Sanders, le parti craint de revivre l’amère expérience de 1972 au cours de laquelle le très à gauche George McGovern, désigné candidat à l’élection présidentielle, ne recueillit que 37,5 % des suffrages populaires et 17 voix du collège électoral (soit 3,27 %). En dépit des manœuvres de l’establishment démocrate en vue de faire échouer le sénateur du Vermont, rien ne permet d’envisager sérieusement un schisme venant bousculer un siècle et demi de bipartisme.


Les dissensions qui agitent actuellement le Parti démocrate suffisent à prophétiser un split du plus vieux parti du pays, initié par une aile gauche désireuse de se débarrasser de l’encombrant organe central néolibéral que représente le Democratic National Committee, présidé par le très clintonien Tom Perez. Bien que les raisons d’une scission puissent être nombreuses tant pour l’aile gauche que pour le courant modéré, la capacité de mue politique qui est celle de ces deux entités du bipartisme et les caractéristiques propres aux partis politiques américains rendent peu probable l’émergence d’une troisième force politique majeure.

Deux partis nés d’une scission

Lors de sa fondation en 1824, le Parti démocrate n’est pas encore le parti progressiste que l’on connaît. Issu de la scission du parti républicain-démocrate de Thomas Jefferson, le Parti démocrate rassemble alors les soutiens d’Andrew Jackson, partisan affirmé de l’esclavage. Les soutiens de John Quincy Adams rejoignent quant à eux le Parti national-républicain qui, au terme d’une très courte existence, cède sa place au Parti Whig.

En 1854, au moment de la promulgation de la loi Kansas-Nebraska, le Parti Whig se déchire sur la question de l’esclavage. La loi prévoit, au nom de la « souveraineté populaire », que les deux nouveaux États que sont le Kansas et le Nebraska puissent décider eux-mêmes d’introduire ou non l’esclavage sur leur territoire. Les opposants à la loi se rassemblent alors au sein du nouveau Parti républicain tandis que ceux qui y sont favorables s’unissent autour du Know Nothing, d’obédience nativiste.

Le Parti démocrate fut donc pendant longtemps un parti économiquement libéral (au sens européen du terme), anti-fédéraliste et partisan de l’esclavage. La mue politique ne commença qu’au début du XXe siècle avec l’élection de Woodrow Wilson. Son double mandat fut marqué par l’instauration d’un impôt fédéral sur le revenu et le droit de vote des femmes blanches (sous l’influence des Suffragettes), au prix d’un racisme d’État renforcé : les mesures ségrégationnistes firent leur entrée au sein de plusieurs départements fédéraux.[1] Le sud du pays, surnommé solid south en raison de son soutien réputé indéfectible au Parti démocrate, ne fera défection vers le Parti républicain qu’après l’adoption par le président Johnson des grandes lois sur les droits civiques de 1964 et de 1965 que sont le Civil Rights Act et le Voting Rights Act.

De la seconde déclaration des droits à l’alignement centriste

Évoluant désormais vers la gauche, le Parti démocrate eut avec Franklin D. Roosevelt l’un des présidents les plus progressistes de son histoire : le père du New Deal et aussi celui de la seconde déclaration des droits (Second Bill of Rights). Bien qu’elle n’ait abouti sur aucune modification de la Constitution, son contenu met l’accent sur la nécessité d’instaurer un véritable État-providence, garantissant un emploi, un salaire décent, un logement, la santé et l’éducation.[2]

Cet ancrage à gauche sera aussi celui des présidents John F. Kennedy et Lyndon B. Johnson qui furent tous deux influencés par le livre du politologue Michael Harrington « L’autre Amérique : la pauvreté aux États-Unis » : l’époque était en effet marquée par un taux de pauvreté qui avoisinait les 19 % et qui touchait en particulier les personnes noires. En conséquence, lors de son discours sur l’état de l’Union le 8 janvier 1964, le président de la Great Society Lyndon Johnson déclara une « guerre contre la pauvreté » qui aboutit, notamment, par la création de Medicaid et Medicare, deux assurances-santé gérées par le gouvernement fédéral au bénéfice, respectivement, des personnes à faible revenu et des plus de 65 ans.

Le Parti démocrate fut toutefois considérablement recentré à partir du mandat de Jimmy Carter (1977-1981), le plaçant sur une ligne économique similaire à celle du Parti républicain. À mi-mandat, Carter nomma le néolibéral Paul Volker à la tête de la Réserve fédérale[3] tout en dérégulant certains secteurs (en particulier l’aérien et le pétrolier), et en diminuant les impôts des entreprises. Le républicain Reagan poursuivit la manœuvre en appliquant, conjointement avec Margaret Thatcher au Royaume-Uni, une politique libérale inspirée de l’école de Chicago de Milton Friedman et de l’école autrichienne de Friedrich Hayek. Signe de l’aggiornamento démocrate, le président Bill Clinton, lors de son discours sur l’état de l’Union en 1996, fit une génuflexion en direction du Parti républicain en déclarant : « L’ère du big government est terminée ». Motto libéral, cette dénonciation du « gouvernement omnipotent », pour reprendre le titre d’un ouvrage de l’économiste autrichien Ludwig von Mises, n’est pas sans rappeler la phrase restée célèbre du discours inaugural de Ronald Reagan : « Le gouvernement n’est pas la solution à notre problème, le gouvernement est le problème ».

Dans la continuité, le président Barack Obama, à l’occasion d’un discours devant la Chambre des représentants, déclara se sentir « New Democrat »[4], du nom du groupe parlementaire démocrate converti au libéralisme économique. La nouvelle aile gauche démocrate vient donc troubler quarante années de statu quo néolibéral.

Une nouvelle ère à gauche

Medicare for All, salaire minimum horaire de 15 dollars, Ultra-billionaire tax, Green New Deal… L’agenda politique du Parti démocrate est dominé par son versant progressiste et les propositions ambitieuses de Bernie Sanders, Alexandria Ocasio-Cortez ou encore Elizabeth Warren.

Portée par la dynamique initiée par les « mouvements de base » (grassroots movements) nés à la suite de la campagne de Bernie Sanders en 2016, la gauche américaine est parvenue à émerger et à faire entrer des candidatures socialistes à la chambre basse. Aujourd’hui, nombre de ces mouvements (parmi lesquels Brand New Congress, Our Revolution et Justice Democrats) entendent poursuivre l’effort et faire élire de nouveaux visages en 2020 pour changer celui du Congrès et, in fine, celui du Parti démocrate.

En effet, l’élection à la Chambre des représentants présente une double particularité : la totalité de ses membres est renouvelée tous les deux ans et les candidatures de la gauche concourront, dans une très large majorité, sous l’étiquette démocrate. Contrairement aux appareils politiques d’autres pays, dont la France, les partis américains n’ont que peu de pouvoir sur leurs membres. Si l’on peut bien entendu soutenir financièrement une formation politique, on ne peut s’y « encarter » : la préférence politique est « autoproclamée » lors de l’inscription sur les listes électorales d’un État. Ainsi, l’appareil du parti n’a le plus souvent aucun contrôle sur le statut de membre.

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En outre, les partis ont depuis longtemps (1912) recours aux primaires pour arracher le contrôle des candidatures à l’establishment et le confier aux membres. Néanmoins, le Parti démocrate a eu recours aux superdelegates à la suite de la débâcle McGovern pour verrouiller le processus des primaires et empêcher la nomination d’une personnalité trop à gauche, un système qui a en partie pris fin en 2016 après l’élimination de Bernie Sanders de la course à l’investiture démocrate.[5]

L’existence marginale des tiers partis

Le duopole qui caractérise le système politique américain ne doit cependant pas occulter l’existence des tiers partis. Historiquement, on dénombre quelques partis monothématiques (single issue) à l’existence anecdotique : le Know Nothing, opposé à l’immigration, ne vécut que cinq ans (1855 – 1860) et le Greenback Party, partisan d’une réforme monétaire, disparut après seulement quinze ans d’existence. Seul le Prohibition Party, opposé aux boissons alcoolisées, a résisté à l’épreuve du temps : existant depuis 1872, celui qui était parvenu à remplir son objectif en 1918 par la promulgation du 18e amendement mène aujourd’hui une existence à la marge. Groupusculaire, le parti ne compte guère plus de 6000 membres mais continue à présenter, tous les quatre ans, un candidat à l’élection présidentielle.

En parallèle, d’autres formations politiques, plus idéologiques, mènent également une existence dans l’ombre des deux grands partis américains : le Libertarian Party, le Party for Socialism and Liberation ou encore le Green Party, entre autres, se confrontent à un droit électoral complexe et peinent à pouvoir concourir à égalité avec le duopole républicain/démocrate.[6]

L’accès aux urnes implique donc souvent le recours aux primaires républicaines et démocrates. Ainsi, Bill Weld, colistier du libertarien Gary Johnson en 2016, est candidat aux primaires républicaines de 2020. De l’autre côté, le Working Families Party, d’inspiration sociale-démocrate, a préféré accorder son soutien à la candidature d’Elizabeth Warren à la primaire démocrate. Rétrospectivement, force est de constater qu’en dehors des candidatures de Theodore Roosevelt, qui se présenta sous l’étiquette du mouvement progressiste en 1912, de Robert M. La Follette, candidat du Parti progressiste en 1924, ou de Ross Perot, sans étiquette en 1992 puis sous la bannière du Reform Party quatre ans plus tard, les tiers partis sont ostracisés par l’hégémonie des deux grandes formations et lourdement pénalisés par un droit électoral local qui complexifie leur participation aux élections.

Quel Parti démocrate pour demain ?

Si de part et d’autre du spectre politique de la gauche des voix se font entendre en faveur d’un schisme, il est peu probable qu’il ait lieu au regard de l’histoire du Parti démocrate. Si la ligne politique qui est celle de l’establishment reste majoritaire, l’aile progressiste représente, d’après les sondages nationaux, peu ou prou 40 % de l’électorat démocrate. Ni la gauche ni l’establishment ne gagnerait à une implosion du Parti, qui scellerait le sort des Dems pour les prochaines années en offrant le pays tout entier au Parti républicain, déjà majoritaire dans vingt-neuf des cinquante États.

Il semblerait que la principale menace pour l’establishment démocrate soit l’establishment lui-même plutôt qu’un Bernie Sanders qui est somme toute plus social-démocrate que véritablement socialiste. Sa conduite peu amène vis-à-vis de la candidature Sanders exacerbe les tensions et donne une image bien peu reluisante à un Parti qui peine à mettre en difficulté un président-candidat convaincu de sa réélection en novembre. Enfin, les nombreux grassroots movements, qui sont déjà parvenus à faire entrer à la Chambre le quatuor féminin que l’on surnomme le Squad, poursuivent leurs efforts de renouvellement en portant aux élections des femmes et des hommes progressistes : le dernier Political Action Committee en date, Courage to Change, n’est autre que celui de l’élue Alexandria Ocasio-Cortez. Le nouveau venu s’ajoute donc à la longue liste de mouvements de base qui visent au renouvellement du Congrès : Brand New Congress, Our Revolution, Justice Democrats etc.

Que Bernie Sanders remporte ou non la primaire démocrate ne freinera donc pas la dynamique lancée en 2016. Le Parti démocrate évolue sous l’effet conjugué d’une conjoncture économique, politique et environnementale critique, d’un renouvellement inédit du paysage politique, rajeuni et plutôt favorable à l’idée socialiste, et d’un bouleversement démographique qui change radicalement la sociologie politique des États et en particulier du Texas[7], dont les projections démographiques indiquent une forte progression de la population hispanique. Cette population n’a cessé de croître au cours des cinquante dernières années. Aujourd’hui, une personne sur cinq aux États-Unis est d’origine hispanique.[8]

Le Parti démocrate semble ainsi en mesure de surmonter la crise qu’il traverse : l’establishment n’aura visiblement pas d’autre choix que de cohabiter avec une aile gauche qui, vraisemblablement, continuera à croître en son sein. Ce qu’on appelle « l’aile gauche du Parti démocrate », aujourd’hui représentée par le sénateur indépendant du Vermont Bernie Sanders ne doit pas son existence au seul fait de sa figure de proue. Sa candidature 2020 est certes sa dernière grande bataille, mais il a su s’entourer de femmes et d’hommes qui poursuivront son œuvre et entretiendront ses idées dans un Parti démocrate renouvelé. C’est d’ailleurs là son slogan de campagne, une épigraphe qui ferait une belle épitaphe : Not me, us. Pas moi, nous.

[1] Kathleen L. WOLGELMUTH, Woodrow Wilson and the Federal Segregation, The Journal of Negro History 44, no. 2 (April 1959): pp. 158-173

[2] Franklin D. ROOSEVELT, State of the Union Message to Congress, January 11, 1944

[3] L’économiste André Orléan y voit l’acte de naissance du néolibéralisme. Cf. Le néolibéralisme entre théorie et pratique, entretien avec André Orléan, Cahiers philosophiques, 2013/2 (n° 133), pp. 9-20

[4] Carol E. LEE et Jonathan MARTIN : Obama: “I am a New Democrat”, 3 October 2009, politico.com

[5] Des membres du Comité National Démocrate (DNC) ont toutefois soulevé l’idée de revenir sur cette réforme de 2016 afin de faire barrage à une candidature Sanders.

David SIDERS, DNC members discuss rules change to stop Sanders at convention, 31 January 2020, politico.com

[6] Chacun des cinquante États décide des conditions à réunir pour accéder aux urnes (ballot access). En 2016, l’écologiste Jill Stein avait des bulletins dans quanrante-quatre États. Trois États étaient en « write-in » (possibilité d’écrire Jill Stein sur un bulletin de vote) et trois autres États où le vote Stein n’était pas permis.

[7] Jake JOHNSON, ‘Absolutely Remarkable’: Poll Shows Democratic Voters in Texas and California View Socialism More Positively Than Capitalism, 2 March 2020, commondreams.org

[8] Antonio FLORES, Mark Hugo LOPEZ, Jens Manuel KROGSTAD, U.S. Hispanic population reached new high in 2018, but growth has slowed, pewresearch.org

Le Green New Deal de Bernie Sanders pourrait-il entraîner une révolution verte mondiale ?

En lice pour l’investiture démocrate pour les prochaines présidentielles américaines, le candidat Bernie Sanders s’illustre par sa proposition de Green New Deal : un grand plan de relance centré sur l’équité et la justice climatique. À l’heure où l’enjeu écologique est au cœur des préoccupations mondiales, un programme aussi ambitieux – que nous analysons succinctement – peut permettre de faire pencher la balance envers le sénateur du Vermont, mais aussi d’imaginer un tournant global pour l’ensemble de l’humanité en cas de victoire contre Donald Trump. 


Le feu en Australie, la neige au Texas, la fonte des glaces au Groenland… Ces dernières semaines ont été marquées par des événements climatiques extraordinaires à travers le globe, désormais toujours plus fréquents. Conscients de cette réalité, les candidats à la primaire démocrate, qui désignera le futur opposant démocrate à Donald Trump pour les élections présidentielles de septembre prochain, se sont saisis de cette problématique. Alors que s’ouvriront bientôt les premiers caucus, l’enjeu écologique semble bien parti pour occuper une place de choix dans les critères des électeurs. À plus long terme, la centralité de la thématique peut être un atout majeur face au président sortant, faible sur la question climatique, et, pourquoi pas, la force propulsive d’une prise de conscience globale de l’humanité. Pour l’instant, c’est le candidat « démocrate-socialiste » Bernie Sanders qui s’illustre particulièrement dans le domaine, avec un plan politique ambitieux, le désormais fameux « Green New Deal ». Quels en sont les tenants et les aboutissants ?

Le Green New Deal 2.0

L’idée du Green New Deal part d’un constat : le changement climatique met en péril l’espèce humaine et sa capacité à vivre dans de bonnes conditions sur la planète. La réponse doit donc nécessairement être la mise en place d’une vaste politique, de manière à combattre le changement climatique et rendre la société plus soutenable. Si Bernie Sanders faisait déjà figure de pionnier dans sa volonté d’instaurer une véritable politique écologique lors des dernières primaires démocrates de 2015, perdues face à Hillary Clinton, il a désormais affiné sa pensée. À partir du modèle du New Deal, un vaste plan d’investissement lancé par Franklin Roosevelt en 1933 contre la Grande Dépression, il développe, aux côtés d’une nouvelle génération de démocrates-socialistes, à l’image d’Alexandria Ocasio-Cortez, un vaste programme qui comporte plusieurs volets. En tout, c’est 16 400 milliards qui seront consacrés au Green New Deal, un budget bien supérieur à ceux de ses opposants à l’investiture. Comme le précise Pavlina Tcherneva, conseillère économique de Bernie Sanders, dans l’entretien que nous avons réalisé, ce projet comprend à la fois des politiques industrielles, de transition vers des énergies renouvelables, des politiques sociales, avec notamment la mise en place d’une couverture universelle, que des politiques de logement, véritable problématique aux Etats-Unis. L’idée est ici de sortir complètement du modèle actuel, qui est à la fois climaticide, mais aussi injuste et inégalitaire, pour se diriger vers une société socialement, écologiquement et économiquement viable.

Le programme de Bernie Sanders repose sur une doctrine que l’on pourrait considérer comme éco-socialiste [1]. Il a articulé son Green New Deal [2] autour de plusieurs grands axes :

  • Transition vers 100% d’énergies renouvelables d’ici 2030 : une sortie totale des énergies fossiles dans les domaines de l’électricité et des transports. 526 millions de dollars seront consacrés à la recherche et au développement d’un réseau les plus respectueux de l’environnement possible, avec comme objectif de combler 100% des besoins énergétiques de la nation.
  • Création de 20 millions d’emplois nécessaires dans le domaine de la transition écologique afin de réduire le chômage de masse, et inclure toutes les populations dans cette transformation. Des créations d’emplois sont prévues dans des domaines aussi larges que l’agriculture, la fabrication de voiture électriques, la rénovation et la construction de logements et autres infrastructures.
  • Garantir une reconversion professionnelle pour les travailleurs des industries fossiles en investissant 1,3 milliards de dollars dans la formation, des pensions égales aux salaires perçues précédemment, une protection sociale et médicale afin de limiter les coûts d’un tel changement. 
  • Développement d’une justice autour des questions climatiques pour protéger les personnes les plus vulnérables aux impacts climatiques, reconstruire des infrastructures, ou encore construire des logements pour garantir un logement décent, et plus respectueux de l’environnement, à toute la population.
  • Se placer en position de leader de la transition écologique au niveau mondial en rejoignant les accords de Paris, créer et investir 200 milliards de dollars dans le Green Climate Found, et négocier la baisse des émissions avec les pays les plus industrialisés.

Des adversaires moins ambitieux, mais également très présents sur le dossier écologique

Du côté de ses adversaires, la volonté d’une transition verte de cette ampleur reste plutôt timide. Le centriste Joe Biden, principal opposant à l’investiture du sénateur socialiste, appelle à une Clean Energy Revolution and Environmental Justice. Ce plan prévoit la réduction des émissions de gaz à effet de serre, pour atteindre l’objectif des 0%, mais aussi 100% d’énergies renouvelables d’ici 2050. En parallèle, des fonds devraient être débloqués en faveur de la construction d’infrastructures plus propres, mais aussi la rénovation d’immeubles et résidences fortement énergivore. Sur le plan international, à l’instar de Bernie Sanders, Biden souhaite mettre les États-Unis au centre de la bataille contre le changement climatique, notamment en intégrant à nouveau les Accords de Paris, mais également en mettant en place des traités internationaux en faveur de la protection de l’environnement.

Elisabeth Warren, pour sa part, soutient également un Green New Deal, pour lequel elle a milité aux côtés d’Ocasio-Cortez, quand il a été présenté devant le Sénat. Celui-ci reste néanmoins beaucoup moins abouti que celui de son concurrent démocrate-socialiste. Il est ainsi présenté comme un plan d’investissement en faveur de la transition énergétique, avec objectif de se tourner vers des énergies renouvelables à 100% d’ici les années 2030, et la baisse drastique des émissions de CO2. Néanmoins, si elle parle effectivement de la création de 10 millions de green jobs, aucun détail n’est donné sur les domaines impactés, mais également sur la potentielle volonté, d’entamer une politique de reconversion des ouvriers des industries polluantes par exemple. Pas un mot non plus sur d’éventuels investissements en matière sociale pour garantir une certaine justice climatique.

Seulement, face à la menace que représente candidat socialiste, une figure assez inattendue a fait une percé dans le caucus de l’Iowa. Crédité de 15,4% [3] à la veille du vote, le “Macron américain”, a finalement devancé Bernie Sanders, s’imposant 26,2% contre 26,1% [4]. Mais, à l’instar de son adversaire Michael Bloomberg, le candidat centriste propose un plan écologique qui reste très peu ambitieux, dont les conséquences désastreuses. Ils se contentent ainsi d’objectifs de baisse d’émission et de transition vers des énergies vertes d’ici 2050, d’investissements dans la recherche et l’innovation et de ratification des accords de Paris. Néanmoins, contrairement aux autres, est leur volonté partagée de créer une assurance pour les victimes d’événements liés aux changements climatiques, comme l’ouragan Katrina, qui, en plus de faire de nombreuses victimes, avaient créé d’énormes dégâts matériels.

La contre-attaque de l’establishment 

Il faut dire que ces deux derniers candidats, et plus particulièrement Pete Buttiegeg depuis sa récente percée, représentent peut-être le dernier barrage pour empêcher Bernie Sanders d’obtenir l’investiture. Avec un programme fortement ancré à gauche, qu’il décrit lui même comme “socialiste” dans un pays qui a longtemps considéré ce terme comme un anathème, le sénateur du Vermont menace toute la stabilité politique d’un pays, et met en péril le développement de certains secteurs économiques clés, dont les énergies fossiles, génératrice de quantité suffisante pour garantir une indépendance énergétique. Ses promesses de transition vers une énergie renouvelable à hauteur de 100% dès 2030, taxer les industries fossiles à hauteur de leur pollution, et ou encore couper toutes les subventions dans ce domaine, risquent de compromettre les bénéfices de ces secteurs. Du côté de la finance, la peur est de mise avec celui qui pourrait devenir leur “pire cauchemar”, puisque plusieurs annonces, dont la création de l’assurance maladie pour tous, Medicare for All, ou encore la généralisation d’un service minimum autour de 15 dollars de l’heure, pourraient créer une certaine instabilité sur les marchés. Il faut s’attendre, si les bons résultats de Sanders se confirment aux primaires démocrates, à une contre-attaque violente de l’establishement, et notamment des grandes firmes transnationales, principales responsables de la crise écologique, qui, sous de grands discours greenwashés, accueillent avec méfiance la construction d’un front écologiste, qui implique nécessairement une forme de décroissance. 

Néanmoins, les candidats ne peuvent faire l’impasse sur la question écologique, qui n’a jamais été aussi importante pour l’opinion publique. Ainsi, d’après des sondages réalisés en 2019, 51% de la population étatsunienne se dit inquiète pour le changement climatique, un chiffre qui atteint 77% chez les votants démocrates. Un chiffre important dans la population jeune, de 18 à 29 ans, qui se sent concernée à hauteur de 67%. Avoir un programme écologique radical, comme le propose le sénateur, permettrait ainsi, d’une part de répondre aux inquiétudes de la population, mais aussi, de faire revenir aux urnes ces populations souvent éloignées de la politique, d’autant plus dans le système bi-partisan étasunien, que sont les jeunes et les abstentionnistes.

Ce que la victoire de Bernie Sanders pourrait changer

De fait, nul politicien ne peut ignorer l’ampleur de la catastrophe. Selon le GIEC [5], il faut considérablement changer ses manières de produire d’ici 2030, au risque de voir des conséquences irréversibles sur l’environnement. Dans cette course contre la montre, les États-Unis peuvent jouer un grand rôle, car ils stagnent à la deuxième place des plus gros pollueurs du monde, derrière la Chine [6]. L’investiture du premier sénateur socialiste représente un réel espoir, d’autant plus que selon les sondages [7], il est le candidat démocrate le plus susceptible de battre Donald Trump, ouvertement climatosceptique, dont la politique a déjà eu des conséquences sur l’environnement [8]. Depuis son arrivée à la tête du pays en 2017, le président américain a levé, par exemple, toutes les restrictions concernant l’exploitation du gaz de schiste et du pétrole, ce qui a certes fait exploser leurs productions, mais surtout causé des dégâts considérables sur l’environnement. L’élection de Bernie Sanders, avec un programme à contre-pied de l’actuel président, pourrait marquer un tournant radical dans les politiques mondiales, autant en matière économique, sociale, que climatique.

En se plaçant à la tête d’une grande révolution verte, Sanders prendrait la tête en matière de politique environnementale, et pourrait ainsi pousser d’autres grandes puissances occidentales à lui emboîter le pas. C’est d’ores et déjà le cas dans plusieurs pays européens, où l’idée d’un Green New Deal For Europe fait son chemin, visant à obliger la Banque Centrale Européenne à débloquer des fonds pour investir dans des infrastructures plus respectueuses de l’environnement – un programme qui pourrait poser la question de la compatibilité entre un agenda écologiste et les institutions européennes actuelles. Dans le même temps, le chef de l’opposition britannique, Jeremy Corbyn, milite en faveur d’une Green industrial Revolution [9], un plan d’investissement de transition écologique et social, inspiré par celui de son allié américain.

À l’aube d’une recomposition totale de l’ordre économique, dans laquelle la Chine convoite la place de première puissance mondiale occupée par les États-Unis, le changement de paradigme idéologique en faveur de la lutte contre le changement climatique poussera cette dernière à se placer en tant que pionnière dans ce domaine. Ainsi, ils pourraient mettre en place toutes sortes d’outils contraignants, à l’instar de sanctions financières, ou d’interdictions d’importations lors de non-respect de normes environnementales.

Enfin, le Green New Deal pourrait surtout pousser à un changement radical vers la sortie du paradigme libéral. Plus le temps avance, plus les liens entre la crise écologique et la crise économique semblent évidents. L’élection de Sanders pourrait faire apparaître au grand jour les liens entre le néolibéralisme et la crise écologique, les intérêts du système oligarchique actuel et la passivité des gouvernements face à la destruction de la planète. . Les inégalités économiques engendrent le plus souvent une exposition encore plus grande aux problèmes des changements climatiques, mais rendent également impossible toute volonté d’amélioration des comportements. De ce fait, il est important de juxtaposer des politiques de transition écologiques, et le retour à un État social fort, permettant à chacun de prendre sa place dans ce mécanisme [10].

Contre toute attente, la révolution verte pourrait venir d’un des pays maître en matière de pollution, et pourrait rabattre toutes les logiques économiques, et sociales mises en place. Et tout cet espoir repose entre les mains d’une personne, Bernie Sanders. Tout l’enjeu pour la suite reste de savoir la réponse à la percée du candidat socialiste et la réaction de l’establishment démocrate, de la finance ainsi que des lobbies en cas de victoire du sénateur du Vermont. Une question qui se posera finalement à l’échelle mondiale, si tant est que la brèche s’ouvre outre Atlantique. 

 

 

[1] Pierre-Louis Poyau, L’écosocialisme : qu’est-ce donc ? https://www.revue-ballast.fr/lecosocialisme/

[2] Bernie Sanders, The Green New Deal https://berniesanders.com/issues/green-new-deal/

[3] Louis Tanka, Sanders, Biden, Warren, Buttigieg: qui domine les sondages chez les démocrates? 

[4] https://www.nytimes.com/interactive/2020/02/04/us/elections/results-iowa-caucus.html

[5] Rapport spécial du GIEC sur le réchauffement planétaire de 1,5 °C https://public.wmo.int/fr/ressources/bulletin/rapport-sp%C3%A9cial-du-giec-sur-le-r%C3%A9chauffement-plan%C3%A9taire-de-15-%C2%B0c

[6] https://fr.statista.com/statistiques/732709/emissions-dioxyde-de-carbone-etats-unis/

[7]https://www.realclearpolitics.com/epolls/2020/president/us/general_election_trump_vs_sanders-6250.html

[8] Yona Helaoua, L’exploitation du gaz de schiste dévaste les États-Unis https://reporterre.net/L-exploitation-du-gaz-de-schiste-devaste-les-Etats-Unis

[9] https://labour.org.uk/manifesto/a-green-industrial-revolution/

[10] Pierre Gilbert, Le paradoxe australien : enfer climatique et dirigeants climatosceptiques. https://lvsl.fr/paradoxe-australien-enfer-climatique-et-dirigeants-climatosceptiques/

 

Bloomberg et Buttigieg, les deux cauchemars de Bernie Sanders

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Le premier est un milliardaire déterminé à acheter les élections, le second un néolibéral vendu aux intérêts financiers. L’un menace de ramener le parti démocrate deux décennies en arrière, l’autre de le faire imploser. Pete Buttigieg incarne la politique contre laquelle Bernie Sanders se bat depuis quarante ans. Mike Bloomberg représente la classe sociale qu’il a désignée comme principale adversaire, celle des milliardaires et des 1%. Portrait croisé des deux principaux opposants à Bernie Sanders dans la course à l’investiture démocrate.


Lorsqu’il lance sa campagne en février 2019, le grand public découvre Pete Buttigieg pour la première fois. Son CV atypique attire immédiatement la curiosité des médias, au point de provoquer une première bulle sondagière. Homosexuel affirmé, chrétien pratiquant, vétéran de l’Afghanistan, diplômé de Harvard, ex-consultant pour McKinsey, le maire de South Bend (quatrième ville du très conservateur État de l’Indiana) parlerait huit langues couramment, dont l’Arabe et le Norvégien.[1] Du haut de ses 37 ans, il s’exprime avec une remarquable éloquence et un aplomb déconcertant.

Pete Buttigieg, la coqueluche de Wall Street

Les milieux bobos américains s’enthousiasment pour le potentiel premier président gay et millénial du pays, dont une cascade d’articles ne cesse de louer l’intelligence. [2] Avec son nom de famille exotique (prononcé Boot edge edge), “Mayor Pete” promet d’incarner le renouveau politique et générationnel, de porter la voix du Midwest à Washington, lui qui se présente comme un outsider au système. Dans une primaire longtemps dominée par trois septuagénaires (Sanders, Biden et Warren), il apporte une certaine fraîcheur et veut “transformer le système pour faire face aux défis du futur”. Mais s’il parle bien, Pete Buttigieg ne dit pas grand-chose. La vacuité de ses propos frise parfois le comique. Et lorsqu’il prend des positions claires, c’est pour fustiger l’irréalisme de Bernie Sanders, critiquer la dénonciation des milliardaires comme une forme d’exclusion, défendre une terrifiante vision impérialiste de la politique étrangère américaine ou revendiquer le fait d’être financé par Wall Street et l’industrie pharmaceutique. 

Interrogé en avril 2019 par CNN, il justifiait son absence de programme en affirmant que l’important est la philosophie, le projet. Désormais, son discours prétendument rassembleur se limite à régurgiter les arguments de l’industrie de la santé et à critiquer le programme de Bernie Sanders avec une mauvaise foi déconcertante. Rendre les universités publiques gratuites reviendrait à faire un cadeau aux milliardaires (qui, c’est bien connu, envoient leurs enfants dans les universités les moins chères et moins prestigieuses du pays…), et nationaliser l’assurance maladie priverait les gens de leur couverture santé (le propre plan santé de Buttigieg “Medicare for all who want it” est lacunaire et mal ficelé).  

Barack Obama expliquait que sa propre candidature agissait comme un écran sur lequel les électeurs projetaient leurs désirs. Pete Buttigieg, qui copie jusqu’aux intonations de voix des discours du premier président noir de l’Histoire, espère renouveler l’exploit : incarner le renouveau tout en défendant le statu quo.

Car lorsqu’on lit son autobiographie, comme l’a fait Nathan J. Robinson pour Current Affairs, un tout autre visage apparaît. On découvre une déconnexion totale avec les gens, en particulier ses administrés, et un parcours remarquablement carriériste. Le chapitre sur l’Afghanistan ne mentionne aucun afghan, et lorsque Pete Buttigieg fait campagne pour la mairie de South Bend, il prend soin de ne jamais interroger ses futurs électeurs. [3] 

Pete Buttigieg est avant tout un homme de réseaux, maniant à la perfection l’art du networking. Après Harvard, il rejoint le cabinet de conseil McKinsey, décrié pour son immoralité liée à son travail auprès des pires entreprises et dictatures au monde. Enrichi d’un carnet d’adresses abondant, Pete se porte volontaire pour faire du renseignement en Afghanistan, travaillant pour le compte de la CIA. De son propre aveu, les sept mois de mission auraient été d’un grave ennui. Ce qui ne l’empêche pas de se faire passer pour le frère d’armes des militaires mutilés par les mines artisanales talibanes, et d’utiliser son statut de vétéran à son avantage dans les débats télévisés. Mais c’est son bilan en tant que maire de South Bend qui pose le plus problème. 

Fils de professeurs de l’université élitiste voisine de Notre-Dame, Pete Buttigieg n’est certainement pas un “rural”, contrairement à ce qu’il laisse entendre. Loin de posséder une mystérieuse aptitude à séduire l’électorat conservateur (argument qu’il utilise pour vendre ses chances face à Trump), Buttigieg a perdu de vingt points une élection en Indiana avant d’être élu maire d’une ville-campus qui abrite également une forte proportion d’Afro-Américains. Or, les classes populaires et les minorités de South Bend ont eu à souffrir du manque d’intérêt – voir du mépris – que leur porte le jeune et ambitieux Buttigieg. Outre un bilan catastrophique en termes de politique du logement, Mayor Pete a dirigé une police particulièrement raciste, envers les habitants de South Bend comme envers ses propres officiers. [4]

Ce triste bilan explique le manque de soutien dont il souffre auprès des Afro-Américains, électorat clé du parti démocrate. Au point que Mayor Pete a fabriqué à de multiples reprises de faux soutiens afro-américains en Caroline du Sud et utilisé des images issues d’une banque de photos (prises au Kenya) pour illustrer son “Plan for Black America” destiné à séduire cet électorat exigeant. [5]

En dépit de ses maladresses et handicaps, Buttigieg a failli profiter du fiasco de l’Iowa (auquel il ne serait pas tout à fait étranger) pour arracher le New Hampshire à Bernie Sanders. Même s’il ne dépasse pas encore la barre des 10% d’intentions de vote nationalement et semble promis à une déconfiture lors du Super Tuesday, le jeune maire a le vent en poupe. Les milliardaires et cadres de Wall Street abreuvent sa campagne de dons, qu’il récolte dans des levées de fond tenues à huis clos dans de somptueux restaurants

Buttigieg semble avoir parfaitement intégré le fait que l’establishment démocrate et les médias seront de son côté, et que les électeurs qui votent à la primaire (majoritairement blancs, âgés et financièrement aisés) sont suffisamment terrifiés par Donald Trump pour passer outre ses défauts. Ceci expliquerait pourquoi il se permet de mentir effrontément sur son passé le plus récent, refuse de répondre à la moindre question quelque peu embarrassante que lui poserait un journaliste, change de programme au gré du vent et n’hésite pas à prendre un ancien dirigeant de Goldman Sachs comme responsable stratégique, le genre de choix que Barack Obama avait eu l’intelligence de faire après avoir gagné la Maison-Blanche. [6]

La candidature de Mayor Pete remporte un certain succès auprès des électeurs fortunés et des fameuses zones périurbaines aisées, grâce à sa prétendue “électabilité”. Cette capacité fantasmée à battre Donald Trump semble liée à ses secondes places surprises en Iowa (repeinte en victoire) et New Hampshire. Bien qu’elles s’expliquent d’abord par la sociologie du vote et une débauche de moyens investis dans ces deux premiers États, le cœur électoral démocrate (âgé de plus de 45 ans) ne semble pas capable de voir ce qui lui pend au nez : au mieux, une présidence plus décevante qu’Obama, et plus certainement une défaite humiliante face à Donald Trump.

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Mayor Pete Buttigieg speaking with attendees at the 2019 Iowa Federation of Labor Convention hosted by the AFL-CIO at the Prairie Meadows Hotel in Altoona, Iowa. ©Gage Skidmore

Car il faut beaucoup d’imagination pour penser que Pete pourrait battre Trump. Son homosexualité reste (bien malheureusement) un désavantage au pays de l’Oncle Sam, comme son impopularité chronique auprès des jeunes et des minorités. À cela s’ajoute une capacité unique à rendre furieux l’électorat de gauche et une remarquable transparence vis-à-vis de sa nature corrompue. Harvard, McKinsey, CIA et levées de fonds au contact des milliardaires devraient constituer autant de signaux d’alarme pour l’électorat démocrate, auxquels on ajoutera le fait qu’il a été pris en flagrant délit de mensonge vis-à-vis de sa politique raciste à South Bend, en plein débat télévisé.

Les électeurs de Pete Buttigieg à qui j’ai pu parler me disent tous la même chose : ils l’apprécient pour son intelligence et son éloquence, mais sont incapables de citer la moindre idée ou aspect programmatique. Ceux de Sanders sont d’abord motivés par un sentiment d’urgence (climatique et sociale) et par les problématiques qui impactent directement leur vie, que ce soit en termes de santé, de dette étudiante ou de niveau de vie.

Comme Emmanuel Macron, Pete Buttigieg pourrait surfer sur son image de fraîcheur, aidé par le soutien des élites financières et médiatiques et sa propre version du fameux “ni de droite ni de gauche” pour se hisser jusqu’à la nomination à coup de platitudes rassurantes.

Sa stratégie se résume à incarner une alternative “modérée” aux candidatures de Sanders  (qu’il critique avec force) et Bloomberg, mais son résultat décevant au Nevada risque de lui faire perdre cette stature au profit de Joe Biden. 

Cependant, un autre candidat redessine les contours de la primaire et risque de lui voler la vedette, au point de menacer l’existence même du parti démocrate…

Michael “Mike” Bloomberg et le risque d’implosion du parti démocrate

Neuvième fortune mondiale ayant bâti sa richesse en commercialisant des outils informatiques pour Wall Street, Michael Bloomberg est surtout connu pour son empire médiatique et son triple mandat de maire républicain de la ville de New York. Ardant soutien de Georges W. Bush lors de sa campagne de réélection de 2004, défenseur de la guerre en Irak, accusé d’agression sexuelle dans une quarantaine d’affaires juridiques par une soixantaine de femmes, Bloomberg a imposé et défendu en termes ouvertement racistes une politique policière discriminatoire envers les noirs et latinos (stop and frisk – contrôle au faciès systémique), et déployé une surveillance de masse contre la communauté musulmane. Fermement opposé à la notion de salaire minimum, et à toute hausse de ce dernier, soutien des coupes budgétaires dans la sécurité sociale et Medicare, connu pour son sexisme, son racisme, ses propos homophobes et sa répression sanglante du mouvement Occupy Wall Street, Michael Bloomberg ressemble à s’y méprendre à Donald Trump, le charisme en moins et 60 milliards de dollars en plus. Le fait qu’il aurait forcé une femme à avorter risque de lui coûter cher politiquement, tout en faisant passer Donald Trump pour un gentleman. Son dédain pour les classes populaires s’illustre par sa tristement célèbre taxe sur les sodas. Et si la santé de Bernie Sanders constituait un motif d’inquiétude, Bloomberg peut se vanter d’avoir autant d’années derrière lui (78) et de pontages cardiaques (2) que le sénateur du Vermont. [7] 

Pourtant, ce multimilliardaire progresse continuellement dans les sondages de la primaire, et collectionne les soutiens officiels d’élus et responsables démocrates, y compris auprès de la communauté noire. À croire que le fait qu’il a attribué la crise financière de 2008 aux emprunteurs afro-américains ne constitue pas un obstacle à sa nomination… [8]

Cet ancien membre du parti républicain (jusqu’en 2018) aux graves penchants autoritaires devrait incarner le cauchemar des électeurs démocrates. Pourtant, il semble en passe de représenter le dernier espoir de certains.

Pointant à la deuxième place des sondages nationaux et en tête d’un certain nombre d’États qui votent pour le super Tuesday, Mike Bloomberg pourrait acheter la primaire sans s’être donné la peine de participer aux quatre premiers scrutins (Iowa, New Hampshire, Nevada et South Carolina), bien que sa performance désastreuse au débat du Nevada risque de ralentir sa percée sondagière.  

Deux éléments semblent expliquer la terrifiante ascension de cet oligarque : la profonde angoisse de l’électorat démocrate face à la perspective d’une défaite contre Donald Trump, et la tentaculaire sphère d’influence que Bloomberg a méticuleusement construite à l’aide de sa fortune.

La démocratie américaine est-elle à vendre ?

Les meetings de campagne de Mike Bloomberg ne désemplissent pas. Et pour cause, on y offre le vin et le couvert. Acheter des votes s’est rarement fait aussi ouvertement, mais Bloomberg ne s’en cache pas : si tant est que la démocratie américaine soit à vendre, il est prêt à mettre le prix qu’il faudra.

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©Gage Skidmore

La cinquième fortune du pays aurait été convaincue de ses chances électorales par la victoire de Donald Trump en 2016, et motivée par la faiblesse de Joe Biden et le succès de Bernie Sanders pour se lancer dans la primaire. Ironiquement, ce serait Jeff Bezos, venant tout juste de céder à la pression de Sanders en augmentant le salaire minimum de ses employés, qui aurait convaincu Bloomberg de se présenter.

Les observateurs ont d’abord largement sous-estimé le potentiel de sa candidature. Déclaré tardivement, Bloomberg n’allait pas participer aux quatre premiers scrutins s’étalant en février censés permettre de juger les candidats et de construire ou défaire les fameux “momentum” dont a besoin chaque campagne avant le Super Tuesday. Pointant entre 2 et 4% d’intention de vote, connu pour ses positions très droitières, personne ne pensait que son barrage de publicité télévisée allait lui permettre de se hisser dans le trio de tête. Probablement parce que les campagnes d’Hillary Clinton et des candidats républicains à la primaire de 2016 avaient lamentablement échoué à faire perdre Donald Trump par ce biais, malgré des avantages financiers déjà colossaux. Il semblait que les publicités ciblées par internet et le militantisme viral sur les réseaux sociaux allaient remplacer les fameux spots télévisés de campagne.

C’était sans compter sur deux facteurs importants : l’ampleur sans précédent du torrent de publicités que Mike Bloomberg allait déverser sur les électeurs, et le fait qu’il s’entoure de véritables talents, contrairement à Hillary Clinton. Depuis décembre 2019, il est impossible de regarder une vidéo sur YouTube, d’ouvrir une page web ou une application de téléphonie sans voir le visage de Mike Bloomberg. À la télévision, c’est encore pire. La majorité des publicités vantent le fait que “Mike will get it done” (Mike va le régler) et parle des principales préoccupations des électeurs démocrates : la crise climatique, le prix des médicaments, le coût de l’assurance maladie et battre Donald Trump. Mike s’en occupera. Comment ? On ne vous le dit pas. Mais ce message puissant résonne auprès de l’électorat. Bloomberg est le nouveau cool, comme vous le vantent les milliers d’influenceurs payés 150 dollars par post instagram, ou vos amis rémunérés pour vous envoyer des SMS pro-Bloomberg. 

Pour prendre toute la mesure du blitz publicitaire, il suffit de regarder quelques chiffres : Bloomberg a dépensé plus d’un demi-milliard de dollars en trois mois, cinq fois plus que Bernie Sanders en une année. La campagne d’Hillary Clinton de 2016, la plus chère de l’histoire, n’avait couté qu’un milliard de dollars en tout (celle de Trump environ quatre cents millions, dont soixante-dix millions de son propre argent). Et Bloomberg ne semble pas près de s’arrêter : ses ressources sont infinies. En dépit de tous ces frais, sa fortune personnelle a augmenté depuis l’annonce de sa candidature, par le simple produit des intérêts sur son capital. Pour lui, il n’engage que son argent de poche.

Ces dépenses gargantuesques augmentent le prix des segments publicitaires pour ses adversaires démocrates. Pire, en arrosant les chaines de télévision de spots, il devient leur meilleur client, et s’achète une complaisance consternante des journalistes, présentateurs et éditorialistes. L’un d’entre eux, officiant sur la chaîne pro-démocrate MSNBC, a défendu le fait que Bloomberg n’était pas un oligarque, contrairement à Bernie Sanders (qui, du haut de son nouveau statut de millionnaire lié aux ventes de son dernier livre, serait dans la même catégorie sociale tout en exerçant davantage d’influence sur la vie politique du pays).

La complaisance des journalistes s’explique par deux autres biais. Le conglomérat Bloomberg News emploie trois mille personnes, bien mieux payées que la moyenne du marché, au point de constituer une sorte de filet de sécurité potentiel pour une profession en crise. Les journalistes n’ont pas intérêt à se faire mal voir par un potentiel futur employeur connu pour avoir tenté de détruire la carrière de ceux qui le couvrent défavorablement. [9]

Ensuite, à travers les multiples dons financiers qu’il distribue aux associations et think tanks, Bloomberg s’achète le silence des nombreux commentateurs de plateaux TV employés par ces derniers. Le fait qu’il finance le musée de son épouse explique surement pourquoi l’éditorialiste au New York Times Thomas Friedman a signé une tribune pro-Bloomberg dans le principal quotidien du pays. 

Car le bombardement publicitaire n’est que le sommet de l’Iceberg. Comme lorsqu’il avait fait campagne pour la mairie de New York, Bloomberg s’appuie sur un second pilier : son tentaculaire réseau d’influence, que le New York Times a méticuleusement décrit dans une longue enquête. [10]

Bloomberg finance depuis des années des think tanks, associations caritatives et  organisations militantes en tout genre par ses fondations philanthropiques et ses dons personnels. La majorité des causes sont nobles: pour le climat, contre la prolifération des armes à feu, pour la défense du droit à l’avortement, pour le droit au logement. D’autres sont des némésis de la gauche américaine, comme son effort pour privatiser l’éducation publique à l’aide des fameuses écoles sous contrat (charter school – lire l‘enquête du Monde diplomatique sur la question). 

Dans de nombreux cas, les conflits d’intérêts lui permettent de faire taire ses critiques. EMILY’s list, une organisation féministe qui milite pour la défense du droit à l’avortement, a préféré accepter les millions de Bloomberg plutôt que de dénoncer ses multiples affaires de harcèlement sexuel. Le think tank pro-Clinton “Center for progress” a effacé tout un chapitre de son rapport sur les discriminations visant la communauté musulmane aux États-Unis qui documentait la répression invraisemblable perpétuée par Mike Bloomberg à New York. L’auteur du rapport explique au New York Times avoir été “consterné de devoir modifier mon travail afin d’éviter qu’il soit mal perçu par Monsieur Bloomberg”. La présidente du think tank, Neera Tanden, passe régulièrement à la télévision pour défendre ce dernier. 

À ce soft power s’ajoute l’influence acquise par ses dons à de nombreux élus. Plusieurs maires dont les villes bénéficies de ses largesses caritatives lui ont apporté leur ralliement officiel (dont celui de Houston). Financier important du parti démocrate, Bloomberg a dépensé 100 millions de dollars en 2018 pour faire élire 24 députés au Congrès (21 ont gagné leur scrutin). Ceux qui ne lui apportent pas leur soutien officiel évitent de le critiquer publiquement. Nancy Pelosi, la cheffe de la majorité démocrate au Congrès et principale cadre du parti a ainsi estimé que la candidature de Mike Bloomberg avait “une influence positive” sur la primaire. 

On se retrouve ainsi devant une configuration terrifiante : un appareil médiatique qui refuse de critiquer ou couvrir honnêtement Mike Bloomberg, une classe politique silencieuse ou acquise à sa cause, et les corps intermédiaires tout aussi muets. Or depuis sa percée sondagière, Bloomberg accapare le discours médiatique, y compris lorsque ses adversaires lui renvoient son bilan à la figure.  

À cela s’ajoute une troisième stratégie consistant à recruter tout ce que le pays compte de consultants politiques, de communicants, de cadres expérimentés dans le militantisme, d’organisateurs de terrain et autres professionnels capables de mettre sur pied une campagne électorale ou de faire tourner une antenne locale. Les recrues se voient offrir un MacBook pro, le dernier iPhone, la meilleure assurance maladie sur le marché et un salaire de six mille dollars par mois (trois fois plus que ce que peut offrir une campagne traditionnelle), contre la signature d’une clause de confidentialité de neuf pages qui leur interdit de critiquer Bloomberg dans le futur proche ou lointain. Résultat, les candidats démocrates aux élections locales et au Congrès ne sont plus en mesure de recruter du personnel, lorsqu’ils ne perdent pas des employés au profit de Mike Bloomberg. [11]

D’où le risque d’affaiblir le parti démocrate électoralement à tous les échelons. Selon The Intercept, les démocrates viennent de perdre un siège au parlement du Connecticut à cause de cela. Leur candidat a vu son directeur de campagne rejoindre Bloomberg à trois semaines du scrutin, avant de terminer 72 voix derrière son adversaire républicain. Même Bernie Sanders voit certains de ses employés quitter le navire, placés devant le choix cornélien de pouvoir enfin financer les frais médicaux de leurs proches ou de continuer à travailler pour Sanders. De nombreux déserteurs militent toujours pour le sénateur du Vermont en privé. Mais aux États-Unis, les bénévoles ne sont pas suffisants pour couvrir l’immense territoire et la durée de la campagne. Les professionnels travaillant à plein temps sont indispensables. [12]

Malgré ses nombreux effets pervers, cette débauche de puissance financière explique en partie pourquoi un nombre croissant d’électeurs démocrates veulent croire en Mike Bloomberg. Le simple fait qu’il perce dans les sondages grâce à son argent entretient l’illusion qu’il peut battre Trump. Et pour avoir vu ses publicités, je dois reconnaître que cette idée m’a également traversé l’esprit, au moins inconsciemment. Comparé à l’incompétence des cadres du parti démocrate, Bloomberg projette une certaine force. Mais l’élection générale sera une toute autre paire de manches.

Bloomberg contre Trump, ou contre Sanders ?

En cas de victoire de Mike Bloomberg, une part non négligeable des électeurs de Bernie Sanders pourrait rester chez eux, ou voter Trump : Jacobin, Vox et The Intercept ont récemment publié des articles argumentant que Trump serait potentiellement un moindre mal pour cet électorat. De plus, le rouleau compresseur médiatique pro-Bloomberg risque de se heurter de plein fouet à la machine républicaine. Son bilan et les innombrables vidéos où Bloomberg tient des propos outranciers, lorsqu’il ne chante pas les louanges de Donald Trump, seront du pain béni pour Fox News et l’écosystème qui gravite autour. La droite américaine a déjà démontré sa formidable capacité à orienter l’opinion publique lors du procès en destitution de Trump. Et la campagne de ce dernier est capable de mobiliser les électeurs qui lui sont fermement acquis, alors que le parti démocrate risque de se retrouver plongé dans une crise existentielle.

Bloomberg permettra à Donald Trump d’incarner le candidat anti-élite, pro-démocratie et même pro-Afro-Américains et minorités. Il avait déjà réussi à dissuader une masse critique d’électeurs noirs de ne pas voter pour Clinton, et démultiplie les efforts pour séduire cet électorat. Or Bloomberg représente l’adversaire idéal : un New Yorkais issu de Wall Street, qui possède les médias perpétuant les fameuses “fake news” et cherche à acheter l’élection pour le compte de Jeff Bezos et des élites financières. 

Leurs joutes par tweets interposés laissent entrevoir ce que serait un duel entre les deux milliardaires : un pathétique concours d’égo, une course pour savoir qui a la plus grosse (fortune), une vente aux enchères sur fond d’insultes, avec la Maison-Blanche comme enjeu. De quoi déprimer l’électorat démocrate le moins mobilisé, la jeunesse et les minorités, et affaiblir l’enthousiasme militant nécessaire pour battre Trump.   

À en croire les attaques dont il a été la cible lors du débat du Nevada, les autres candidats démocrates semblent prendre la mesure du danger représenté par Mike Bloomberg pour la survie de leur parti et leurs propres chances de remporter la primaire. Mais tiraillé entre la perspective d’une victoire de Sanders et le succès de Bloomberg, l’establishment démocrate semble prêt à se vendre au milliardaire. 

Or, après le pathétique manque de charisme dont Bloomberg a fait preuve au débat télévisé le plus regardé de la primaire (20 millions de téléspectateurs), les médias et élites démocrates qui ont accueilli Bloomberg en sauveur risquent de voir leur crédibilité s’éroder un peu plus. Surtout que rien ne permet d’affirmer que la priorité de l’ancien maire de New York est de battre Donald Trump. Après avoir servi de punching-ball lors du débat de Las Vegas, Bloomberg a diffusé un montage truqué visant à tourner chaque candidat démocrate au ridicule. À la suite de l’écrasante victoire de Sanders au Nevada, le milliardaire a annoncé préparer une campagne médiatique sans précédent pour stopper l’actuel favori des primaires. Toute l’influence détaillée supra va se déchaîner contre Bernie Sanders, alors que le socialiste est désormais de loin le candidat préféré de l’électorat démocrate.

Tout semble indiquer que l’establishment démocrate et l’ancien maire de New York préfèrent perdre la Maison-Blanche contre Trump que de la gagner avec Sanders. La stratégie de Bloomberg consiste à empêcher Sanders d’obtenir une majorité absolue de délégués dans l’espoir de forcer une convention négociée (“Brokered”). Dans cette optique, le milliardaire multiplie les efforts pour acheter (littéralement) les délégués démocrates remportés par les autres candidats, selon Politico. Mais un tel scénario, qui aboutirait sur la nomination d’un candidat arrivé second ou troisième aux primaires, risquerait de faire imploser le parti, et de dynamiter les chances de victoire contre Trump. [13]

Dans son célèbre essai “la stratégie du choc”, Naomi Klein détaillait comment les capitalistes profitent des crises pour s’enrichir et affaiblir la démocratie. La candidature de Bloomberg, qui avait lui-même administré une “stratégie du choc” à la Nouvelle Orléans après l’ouragan Katrina en contribuant à détruire son système d’éducation publique, s’inscrit dans ce modèle. Trump provoque une crise, que les Bloomberg et Bezos de ce monde espèrent exploiter pour éviter l’ascension de la gauche américaine, tout en affaiblissant la démocratie et en détruisant le parti démocrate, seule force politique encore capable de limiter leur influence.

La tragédie étant que le discours anti-corruption de Bernie Sanders est le thème qui rassemble le plus largement les Américains de tous bords, et devait constituer une formule gagnante contre Trump. Mais en cédant aux sirènes de l’argent de Bloomberg ou en embrassant les compromissions de Buttigieg, le parti démocrate pourrait de nouveau laisser à Trump le luxe d’incarner le vote populiste.

***

  1. Ce fait semble exagéré à en croire les difficultés qu’il a eues à s’exprimer en espagnol et Norvégien lors de séances de question-réponses au Nevada.
  2. Quelques exemples :  https://www.nytimes.com/2019/03/28/us/politics/buttigieg-2020-president.html ; https://www.washingtonpost.com/news/the-fix/wp/2014/03/10/the-most-interesting-mayor-youve-never-heard-of/?noredirect=on&utm_term=.3d84d23799b1 ; https://www.washingtonpost.com/news/magazine/wp/2019/01/14/feature/could-pete-buttigieg-become-the-first-millennial-president/?utm_term=.873e671a358f; https://www.nytimes.com/2016/06/12/opinion/sunday/the-first-gay-president.html
  3. https://www.currentaffairs.org/2019/03/all-about-pete
  1. Entre autres, Pete Buttigieg a renvoyé le chef de police (afro-américain) à la demande de ses donateurs et des subalternes (blancs), et cette dernière a eu recours à des méthodes discriminatoires dans sa façon de lutter contre le crime en général et la consommation de marijuana en particulier (les policiers étant déployés dans les banlieues défavorisées pour faire du contrôle au faciès, tout en laissant les campus universitaires blancs en paix). Lire par exemple https://tyt.com/stories/4vZLCHuQrYE4uKagy0oyMA/22kkCiHxZkbeKfsQZwkvIm et https://theintercept.com/2019/11/26/pete-buttigieg-south-bend-marijuana-arrests/
  1. https://theintercept.com/2019/11/15/pete-buttigieg-campaign-black-voters/
  2. https://www.currentaffairs.org/2020/02/more-about-pete
  3. Pour une liste non exhaustive des défauts de Bloomberg, se référer au Podcast de The Intercept (et sa retranscription) ici : https://theintercept.com/2020/02/19/mike-bloomberg-ran-stasi-style-police-and-surveillance-operations-against-muslim-americans/
  4. https://www.nytimes.com/2020/02/13/us/politics/michael-bloomberg-redlining.html
  5. À propos de l’influence de Bloomberg sur les médias: https://www.rollingstone.com/politics/political-commentary/michael-bloomberg-presidential-run-2020-news-journalism-media-bias-918323/
  6. A lire absolument, cette enquête du New York Time sur le réseau d’influence de Mike Bloomberg : https://www.nytimes.com/interactive/2020/02/15/us/politics/michael-bloomberg-spending.html
  7. https://theintercept.com/2020/02/13/bloomberg-spending-local-state-campaigns/
  8. idbid 11.
  9. https://www.politico.com/news/2020/02/20/bloomberg-brokered-convention-strategy-116407

Pourquoi le Parti démocrate renonce à s’opposer frontalement à Donald Trump

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Donald Trump © Gage Skidmore

En dépit d’une base militante particulièrement mobilisée, le Parti démocrate peine à s’opposer efficacement à Donald Trump, lorsqu’il ne lui fait pas des cadeaux stratégiquement inexplicables. Après une procédure de destitution désastreuse, les démocrates ont offert une série de victoires législatives au président, gonflant ses chances de réélection. Expliquer ce paradoxe nécessite de revenir sur les structures politiques, sociologiques et économiques du parti, et permet de mieux saisir l’enjeu des primaires.


Washington, le 21 janvier 2017. Donald Trump occupe la Maison-Blanche depuis un peu moins de vingt-quatre heures lorsque des centaines de milliers de personnes rejoignent la « women march » pour manifester contre sa présidence. Plus de quatre millions d’Américains défilent dans six cents villes, établissant un record absolu. Dans les mois suivants, la rue continue de se mobiliser, bloquant les aéroports en réponse au Muslim Ban, inondant les permanences parlementaires pour défendre la réforme de santé Obamacare et multipliant forums et marches pour le climat contre le retrait des accords de Paris. Que ce soit à Boston, Chicago, Seattle, Houston ou Denver, à chaque visite d’une grande ville nous assistons à une mobilisation contre le président. Suite à la tuerie de masse à Parkland (Floride), les lycéens organisent à leur tour de gigantesques manifestations. Dans l’éducation, des grèves d’ampleur inédite jettent des dizaines de milliers d’enseignants dans les rues.

Ce regain d’énergie militante propulse le Parti démocrate en tête des élections de mi-mandat, lui permettant de reprendre le contrôle de la Chambre des représentants du Congrès.

Mais depuis cette victoire, le parti rechigne à s’opposer frontalement au président. Après s’être accroché au fantasme du RussiaGate, l’establishment démocrate continue de concentrer ses critiques sur la forme plus que le fond, tout en lui offrant des victoires législatives surprenantes. 

La conséquence de cette opposition de façade s’est matérialisée lors de la procédure de destitution du président. Les manifestations pour soutenir l’impeachment n’ont rassemblé que quelques milliers d’irréductibles, loin des millions des premiers jours. De son côté, le président jouit d’une cote de popularité remarquablement stable à 43 %, et apparaît en position de force pour sa réélection. 

Comment expliquer ce formidable échec ?

L’impeachment de Donald Trump  : Une procédure de destitution désastreuse, menée a minima

« C’est un grand jour pour la constitution des États-Unis, mais un triste jour pour l’Amérique, dont les actions inconsidérées de son président nous ont forcés à introduire ces chefs d’accusation en vue de sa destitution ». Ce 18 décembre 2019, Nancy Pelosi annonce en conférence de presse le vote visant à destituer le président. Si la cheffe de la majorité démocrate à la Chambre des représentants ne mâche pas ses mots, son ton solennel cache un aveu de faiblesse : seuls deux chefs d’accusation ont été retenus. Et le Sénat, sous contrôle républicain, acquittera nécessairement Donald Trump. 

L’impeachment ne pouvait constituer qu’une arme pour affaiblir politiquement le président et fédérer l’électorat démocrate. Nancy Pelosi avait longtemps refusé d’emprunter cette voie, jugeant que Trump « n’en vaut pas le coup ». Elle y fut finalement contrainte par le surgissement de l’affaire ukrainienne et la pression grandissante de sa majorité parlementaire, elle-même répondant à la frustration de sa base électorale. [1]

Une fois la procédure lancée, l’opinion publique s’est rapidement ralliée au camp démocrate, 55 % de la population approuvant l’initiative. Pourtant, les cadres du parti se sont efforcés de restreindre le champ d’investigation à la seule affaire ukrainienne. Sur les 11 chefs d’accusation potentiels, seuls l’abus de pouvoir en vue de gagner un avantage électoral, et le refus de se plier à l’autorité du Congrès lors de l’enquête parlementaire sous-jacente ont été retenus. [2]

En particulier, Nancy Pelosi a bloqué toute tentative d’étendre la procédure de destitution à la violation de « l’emolument clause » qui interdit au président de profiter financièrement de son mandat. Or, il est évident que Donald Trump, en refusant de se séparer de ses entreprises et en organisant de multiples rencontres diplomatiques dans ses propres clubs de golf, a violé cette clause. En plus des dizaines d’entreprises américaines et délégations étrangères qui ont pris pour habitude de louer des centaines de chambres dans ses hôtels, il existe de sérieux indices suggérant que des gouvernements étrangers ont acheté des appartements et financé des projets hôteliers, se livrant à des actes de corruption on ne peut plus évidents. [3]

Trump ayant été élu pour en finir avec « la corruption » de Washington, il s’agissait clairement d’un talon d’Achille à exploiter sans modération. Le principal intéressé ne s’y est pas trompé, lui qui a renoncé à organiser le G7 dans son complexe de Floride peu de temps après le déclenchement de la procédure de destitution, et évoqué la possibilité de se séparer de son hôtel de Washington. 

Pourtant, Nancy Pelosi a catégoriquement refusé d’inclure cette dimension, argumentant qu’elle risquait de ralentir la procédure et de diviser l’opinion. 

Les multiples et interminables audiences télévisées se sont donc focalisées sur l’affaire ukrainienne, donnant lieu à des séquences lunaires où des diplomates de carrière ont dénoncé avec véhémence la suspension de l’aide militaire à l’Ukraine (aide que Barack Obama avait pourtant systématiquement refusé d’accorder), argumentant sans ciller que ce soutien militaire représentait un intérêt vital pour la sécurité des Américains, puisque « les Ukrainiens combattent les Russes là-bas pour que nous n’ayons pas à le faire ici ». En guise de clôture des audiences télévisées, une juriste dépêchée par le Parti démocrate a insisté sur le fait qu’inciter des puissances étrangères à interférer dans les élections américaines nuisait à cette image de « lumière sur la colline », de nation exemplaire garante de la démocratie dont jouiraient les États-Unis (sic). 

Loin de faire bouger l’opinion publique et d’affaiblir le président, ces auditions ont produit un feuilleton d’une incroyable complexité, renvoyant l’image d’un État profond peuplé de fonctionnaires restés bloqués à l’époque de la guerre froide et apparemment convaincus de l’imminence d’une invasion de chars russes. [4]

Mais il y a pire. Pendant que le Parti démocrate s’efforçait de dépeindre Trump comme un dangereux autocrate aux mains de Poutine, il votait le renouvellement du Patriot Act, un texte de loi qui accorde au président des pouvoirs discrétionnaires considérables en matière d’espionnage et de sécurité intérieure. 

Dans le même temps, les démocrates ont quasi unanimement approuvé la hausse du budget de la Défense demandée par Donald Trump (lui offrant 131 milliards de dollars supplémentaires, dont 30 pour la création d’une « space force » qui va militariser l’Espace), tout en lui donnant carte blanche pour poursuivre les actions militaires au Yémen. Un vote que Bernie Sanders et Ro Khanna ont dénoncé comme « un invraisemblable acte de couardise éthique » et « une capitulation totale face à la Maison-Blanche ».  

Des cadeaux et concessions législatives surprenantes

Une heure après la conférence de presse annonçant le vote historique en faveur de la destitution du président, Nancy Pelosi convoque une seconde session pour expliquer « être arrivée à un compromis avec la Maison-Blanche » pour voter le traité commercial USMCA, un NAFTA 2.0 renégocié par l’administration Trump. Selon Madame Pelosi, il s’agit de prouver que le Parti démocrate peut « mâcher un chewing-gum et marcher en même temps » (Walk and Chew gum), autrement dit tenir le président américain responsable de ses actes tout en poursuivant le travail législatif.

Pour Donald Trump, cet accord commercial constitue le trophée ultime symbolisant le « make america great again » et justifiant son image de « négociateur en chef ». Offrir une telle victoire au président, dont la seule réussite législative en trois ans consistait à une baisse d’impôt particulièrement impopulaire, a de quoi surprendre. [5]

D’autant plus que cet accord commercial était dénoncé par une majorité des syndicats et par l’ensemble des organisations environnementales. Risquer de s’aliéner ces deux électorats peut surprendre, alors qu’un autre projet de loi bipartisan visant à renforcer le pouvoir des syndicats était également sur la table. [6]

Pourtant, ce curieux épisode est loin de constituer un cas isolé. 

Sur les questions d’immigration et suite au scandale de séparations des familles à la frontière, la majorité démocrate a octroyé 4,5 milliards de dollars à l’administration Trump, alors même que des enfants mouraient dans les camps d’internements. Alexandria Ocasio-Cortès avait fustigé « une capitulation que nous devons refuser. Ils continueront de s’attaquer aux enfants si nous renonçons ». Nancy Pelosi n’a pas toléré cette critique, et s’en est prise directement à AOC dans les colonnes du New York Times avant de répondre à un journaliste : « si la gauche pense que je ne suis pas assez de gauche, et bien soit ». [7]

En politique étrangère, les cadres du Parti démocrate vont encore plus loin, s’alignant fréquemment sur les positions de Donald Trump lorsqu’ils ne critiquent pas le manque de fermeté du président. Après avoir applaudi les frappes illégales (et injustifiées) en Syrie et déploré les efforts de négociation avec la Corée du Nord, ils ont encouragé la tentative de coup d’État au Venezuela et refusé de dénoncer celle qui a abouti en Bolivie. Dans la crise iranienne, la faiblesse de l’opposition démocrate face aux actions du président illustre une fois de plus l’ambiguïté des cadres du parti. 

Trump a été élu sur quatre promesses majeures : en finir avec l’interventionnisme militaire, lutter contre la « corruption de Washington », défendre la classe ouvrière en protégeant la sécurité sociale tout en renégociant les accords commerciaux, et combattre l’immigration. Les trois premières ont été violées, mais à chaque fois que l’occasion s’est présentée d’attaquer le président sur ce terrain, le Parti démocrate pointait aux abonnés absents. 

La cote de popularité du président a connu trois « crises ». La première est consécutive à son entrée en fonction et sa tentative de supprimer l’assurance maladie de 32 millions d’Américains. La seconde correspond au scandale des séparations de familles et de l’emprisonnement des enfants à la frontière mexicaine. La troisième s’est produite lorsque Trump a placé un million de fonctionnaires et sous-traitants au chômage technique lors d’un bras de fer avec la Chambre des représentants démocrates pour le vote du budget. 

Ces crises politiques présentent comme point commun de toucher à des questions de fond. Inversement, la focalisation sur la « forme » (l’affaire du RussiaGate, de l’Ukrainegate et les mini-scandales liés à la Maison-Blanche) n’a eu aucun effet sur la popularité du président. 

Ainsi, après avoir permis à Donald Trump de prononcer le discours annuel sur l’état de l’Union sur un ton triomphal, Nancy Pelosi en a été réduite à déchirer le discours devant les caméras, alors qu’elle a directement contribué à l’écrire à travers ses multiples concessions.

Deux mécanismes distincts permettent d’expliquer cette opposition en demi-teinte qui vire parfois au soutien objectif. Le premier tient de l’idéologie et de la sociologie des élites démocrates, la seconde aux mécanismes de financement du parti.

Le Parti démocrate face au mythe de l’électeur centriste

Lorsque Barack Obama arrive à la Maison-Blanche, sa cote de popularité frôle les 70 %. Pourtant, le chef de l’opposition républicaine au Sénat, Mitch McConnell, déclare publiquement que son « principal objectif est qu’Obama ne fasse qu’un seul mandat », avant de mettre au point une stratégie d’obstruction parlementaire systématique. Sous Obama, le Parti démocrate va perdre sa super-majorité au Sénat, sa majorité à la Chambre des représentants et à la Cour suprême, la gouvernance de 13 États et près de 1000 sièges dans les parlements locaux, avant d’être humilié par Donald Trump en 2016. À force de chercher le compromis, Obama déportera plus de 3 millions d’immigrés (un record absolu), poursuivra la militarisation de la frontière mexicaine et pérennisera les gigantesques baisses d’impôts sur les plus riches mises en place par Georges W Bush. 

Loin de répliquer la stratégie des conservateurs et bien qu’ils disposent d’une configuration bien plus favorable politiquement, les sénateurs démocrates accueillent la présidence Trump en approuvant sans broncher la nomination d’une farandole de ministres et hauts fonctionnaires tous plus corrompus et/ou comiquement incompétents les uns que les autres. Trump avait promis de s’entourer « des meilleurs » et « d’assécher le marais de corruption qu’est Washington ». Au lieu de cela, il sélectionne des multimillionnaires et milliardaires en conflit d’intérêts direct avec leur poste, lorsqu’il ne nomme pas des ministres ayant publiquement reconnu ne pas savoir qu’elles étaient les prérogatives du ministère qu’on allait leur confier. [8]

Cette timidité s’explique par une conviction qui habite le parti depuis le traumatisme de la défaite électorale de McGovern en 1972 : les élections se jouent au centre. [9]

Selon ce modèle, l’électorat américain se répartit selon un spectre linéaire divisé entre républicains à droite, démocrate à gauche et indépendant au centre. Ce qui justifierait un positionnement politique « centre-droit » pour remporter la majorité du vote indépendant, et grappiller quelques électeurs républicains. L’approche modérée face à Donald Trump, la timidité lors de la procédure de destitution et les concessions législatives surprenantes peuvent s’expliquer par cette obsession de séduire l’électeur centriste, ou de ne pas le froisser.  

Mais cette conception a été mise à mal par les faits : les victoires de Reagan, Bush Jr. et Trump montrent que le Parti républicain peut faire l’économie d’un positionnement modéré, tandis que l’élection d’Obama (qui avait fait campagne depuis la gauche du parti) et la défaite de Clinton face à Trump invalident l’approche centriste. [10] En réalité, les électeurs « indépendants » ne sont pas nécessairement au centre (Bernie Sanders est le candidat le plus populaire auprès de cet électorat, selon plusieurs enquêtes), alors que les électeurs clairement identifiés démocrates (ou républicains) peuvent se mobiliser ou non. Surtout, cette séparation en trois blocs ignore un quatrième groupe qui représentait 45 % de l’électorat en 2016 : les abstentionnistes. 

Une alternative consisterait à faire campagne à gauche et en phase avec l’opinion publique (majoritairement favorable aux principales propositions de Bernie Sanders) pour réduire l’abstention et galvaniser la base électorale. 

Mais les stratèges, conseillers et cadres démocrates semblent hermétiques à cette approche. Ils évoluent dans une sphère sociologique particulière, où ils côtoient les journalistes, éditorialistes, présidents de think tanks et grands donateurs eux aussi politiquement « modérés » et motivés par la défense du statu quo, d’où une première explication sociologique (et idéologique) à l’entêtement pour l’approche modérée. La dernière sortie d’Hillary Clinton, qui fustige un Bernie Sanders que « personne n’aime », illustre bien ce point. Il est vrai que Sanders est peu apprécié par les personnes qu’elle fréquente, comme il est indiscutable qu’il est le sénateur le plus populaire du pays, et le candidat démocrate le plus apprécié par les électeurs du parti. 

L’autre explication vient du mode de financement des partis et campagnes politiques, autrement dit, la corruption légalisée.  

La corruption et le rôle de l’argent au cœur de la duplicité démocrate

La composition de la majorité démocrate à la chambre des représentants du Congrès reflète parfaitement les tensions qui traversent le parti. On y retrouve l’avant-garde démocrate socialiste élue sans l’aide des financements privés ; un caucus « progressiste » (fort de 98 élus sur les 235 démocrates) et censé représenter l’aile gauche du parti ; et des caucus plus à droite, dont les fameux « blue dog democrats », « new democrats » et le « problem solver caucus », financés par des donateurs républicains (sic) et intérêts privés opposés au programme démocrate. [11]

Schématiquement, la majorité des élus « de gauche » sont issus de circonscriptions acquises au Parti démocrate. Alexandria Ocasio-Cortez vient du Queen. Rachida Tlaib représente les quartiers ouest de Détroit, majoritairement afro-américains, et a été élu automatiquement, faute d’opposant républicain. En règle générale, les primaires déterminent le représentant de ces territoires, si bien qu’un élu trop « centre-droit » risque de perdre son investiture lors de l’élection suivante. À l’inverse, les circonscriptions plus disputées sont majoritairement remportées par des démocrates plus modérés, voire franchement à droite. [12]

Ceci s’explique par le choix stratégique du parti, qui préfère aligner dans ces zones géographiques des candidats capables de disputer l’électorat centriste, et par une affinité naturelle des cadres démocrates pour les politiciens modérés. De plus, être compétitif nécessite d’importants financements, qui ne sont octroyés qu’aux candidats conciliants avec les donateurs, ce qui renforce leur droitisation. 

En 2018, cette tendance s’est accentuée suite à un double phénomène : le rejet suscité par Donald Trump a attiré de nombreux financements vers le Parti démocrate, et les changements démographiques ont vu les banlieues relativement aisées abandonner le Parti républicain. 

L’obtention d’une majorité à la chambre du Congrès tient pour beaucoup aux victoires des candidats « modérés » représentant les classes moyennes supérieures et semi-urbaines, et financés par des intérêts hostiles au Parti démocrate. 

Pour défendre ces sièges et protéger sa majorité en vue de 2020, Nancy Pelosi légifère au centre-droit. D’où son opposition à l’assurance santé universelle publique « Medicare for all » et au « green new deal » qu’elle qualifie avec dédain de « green new dream ».  L’argument officiel étant qu’il faut éviter d’adopter des positions trop à gauche pour ne pas froisser l’électorat centriste. Officieusement, il s’agit surtout de conserver les financements.

Lorsqu’on applique ce second prisme de lecture, les compromis démocrates prennent tout leur sens. 

L’accord commercial USMCA comporte de nouvelles garanties pour l’industrie pharmaceutique, qui se trouve protégée des importations de médicaments moins chers en provenance du Canada. Or, cette industrie finance massivement les fameux élus démocrates modérés. [13]

De même, le vote des budgets militaires colossaux (131 milliards de dollars de hausse annuelle) et le prolongement du Patriot Act, tout comme la politique étrangère belliqueuse, profitent directement au complexe militaro-industriel. 

Quant à la destitution de Donald Trump, on comprend qu’elle se focalise sur l’affaire ukrainienne qui menaçait le gel des livraisons d’armes (pour 400 millions de dollars annuels) subventionnées par l’État américain, et ignore tout ce qui touche de près ou de loin à la corruption, au grand désespoir de l’aile gauche du parti. Ouvrir le volet corruption risquerait d’exposer les cadres démocrates, qui sont eux aussi plus ou moins impliqués. [14] 

Ainsi, Adam Schiff, le responsable démocrate du procès de Donald Trump au Sénat, a livré une plaidoirie particulièrement va-t-en-guerre, accusant Trump de faire le jeu de la Russie et d’empêcher l’Ukraine de « combattre les Russes là-bas pour que nous n’ayons pas à le faire ici ». Un point de vue invraisemblable et déconnecté des préoccupations de la population, mais qui s’éclaire quelque peu lorsqu’on sait que Schiff est majoritairement financé par Raytheon, un des principaux fournisseurs de l’armée américaine. [15]

L’encadrement des prix des médicaments : l’aile gauche contre-attaque

Tout n’est pas sombre au Parti démocrate. L’aile gauche cherche à contester l’emprise de l’argent, produisant une tension permanente au sein du parti. Elle s’est manifestée de manière particulièrement visible lors de l’examen du texte de loi visant à baisser les prix des médicaments (le Lower Drug Costs Now Act). Du fait de la popularité de cette initiative (soutenue par 85 % de démocrates, 80 % d’indépendants et 75 % de républicains), et sachant que le Sénat (sous contrôle républicain) et Donald Trump (disposant d’un droit de véto) avaient indiqué leur opposition de principe à toute réforme de ce type, voter un texte ambitieux pour affaiblir Trump politiquement aurait dû constituer une promenade de santé. 

Au lieu de cela, Nancy Pelosi a écarté tout membre du caucus « progressif » du travail législatif, et rédigé un texte qui limite l’application à 25 médicaments, avec la possibilité pour 10 autres produits d’être inclus d’ici 2030. Au lieu d’agir comme un plancher, cette approche risque de constituer un plafond, et de garantir aux entreprises pharmaceutiques (dont les lobbyistes ont participé à la rédaction du texte) une liberté totale de fixation des prix sur les quelques milliers d’autres médicaments en circulation. [16]

L’idée de départ était de négocier avec Trump pour parvenir à un accord garantissant son soutien. Une fois les multiples concessions incluses, Trump a néanmoins fustigé la proposition de loi via tweeter, et condamné l’effort démocrate. Pelosi comptait faire voter le texte malgré tout, mais une rébellion du caucus progressiste a permis d’arracher des concessions de dernière minute, plus défavorables à l’industrie pharmaceutique. Une première victoire symbolique qui annonce de nombreux combats à venir. [17]

Biden/Warren/Pete vs Sanders : les deux futurs du Parti démocrate

Monsieur Chuck Schumer, président du groupe démocrate au Sénat, expliquait en 2016 que « pour chaque ouvrier démocrate que l’on perd, on gagne trois républicains diplômés dans les banlieues périurbaines ».   

Image issue du Jacobin numéro 34 version digitale
Cartographie des comtés de la « Rust Belt » (Michigan, Wisconsin, Ilinois) qui ont baculé d’Obama vers Trump. Source : Jacobinmag, numéro 35, Winter 2020 issue

Il revendique ainsi un revirement stratégique similaire à de nombreux partis de centre-gauche européens, qui consiste à abandonner la classe ouvrière et le monde rural à l’abstention (ou à l’extrême-droite) pour se concentrer sur les CSP+ urbanisées, avec les effets que l’on connaît. 

Aux États-Unis, deux événements ont accéléré cette mutation : la défaite traumatisante de McGovern en 1972, et les décisions de la Cour Suprême de justice de 1976 (Buckley v. Valeo) qui a ouvert les vannes des financements privés. Non seulement le Parti démocrate, comme ses homologues sociaux-démocrates européens, s’est retrouvé confronté à la montée du néolibéralisme, mais en acceptant de jouer le jeu des financements privés, il a peu à peu et mécaniquement cessé de représenter les intérêts de la classe ouvrière. Le parti du New Deal, des droits civiques et de Medicare s’est transformé en celui de Wall Street, des managers et du désastre Obamacare

Cette chasse à l’électeur diplômé vivant près des centres urbains a été encouragée par les problématiques identitaires propres aux USA et la droitisation du Parti républicain qui, pour s’assurer le soutien d’une partie de la classe ouvrière blanche et de la ruralité, s’est fait le défenseur des valeurs conservatrices (contre le mariage homosexuel et l’avortement, pour les armes à feu). À partir des années 90, la coalition électorale démocrate repose de plus en plus sur l’alliance d’intérêts divergents : ceux de minorités noires et hispaniques, surreprésentées dans la classe ouvrière, et ceux des CSP+ urbanisées. Après les échecs d’Al Gore et de John Kerry, Barack Obama sera le premier président démocrate élu grâce à cette coalition, dans un contexte de crise économique majeure et sur un discours plus populiste (« yes we can »). Mais en gouvernant au centre-droit, Obama a rapidement perdu le soutien des classes populaires et pavé la route à Donald Trump. [18]

La défaite d’Hillary Clinton face à une star de télé-réalité a de nouveau montré les limites de la stratégie démocrate. Si les classes aisées et urbaines votent dans des proportions bien plus élevées que les autres, la géographie du vote présente un double risque : celui d’être éternellement minoritaire au Sénat (chaque État élit deux sénateurs, quel que soit son poids démographique), et l’autre de perdre les présidentielles en remportant le vote national, du fait du système de collège électoral. 

La candidature Joe Biden incarne à la perfection cette stratégie « modérée » consistant à sacrifier le vote des classes populaires en faveur des zones urbaines. Biden fait campagne pour « restaurer les valeurs de l’Amérique », propose une approche bipartisane et a indiqué être favorable à l’idée de nommer un vice-président républicain. Des appels du pied qui confirment la stratégie électorale de Joe Biden. 

Elizabeth Warren, malgré son programme de rupture, courtise un électorat similaire. Sa base est majoritairement aisée, blanche, éduquée et urbaine. Incapable de produire un discours de classe, sa vision se limite à réguler les excès du capitalisme, pas à le remettre en cause. Ainsi, elle vend sa proposition d’impôt sur la fortune fixé à un respectable 2 % annuel comme une taxe de « deux centimes par dollars », afin de paraître raisonnable. Bernie Sanders, lui, affirme que les milliardaires « ne devraient pas exister ». 

Le sénateur du Vermont tient un véritable discours de classe. Sa campagne cherche à mobiliser les abstentionnistes, reprendre une partie de la classe ouvrière blanche ayant basculé vers Trump, tout en s’appuyant sur les professions intermédiaires (professeurs, infirmières, ouvriers qualifiés) et jeunes éduqués pour financer à coup de dons individuels sa candidature. Cette approche est renforcée par la conscientisation des millennials et de la jeunesse qui croule sous la dette étudiante, subit l’explosion des coûts de l’assurance maladie post-Obamacare et s’alarme de la catastrophe climatique. 

La primaire démocrate devrait permettre de trancher entre deux visions : celle d’un parti représentant la classe moyenne supérieure des centres urbains, comptant sur les financements des groupes privés et gouvernant au centre, par essence incapable de s’opposer efficacement au réchauffement climatique et à la montée d’un fasciste comme Donald Trump, ou celle d’un parti centré sur la classe ouvrière prise dans son ensemble (blanche et de couleur), financièrement indépendante des intérêts privés et capable de proposer une véritable alternative aux forces réactionnaires. 

Le chaos qui a accompagné la primaire de l’Iowa montre à quel point le Parti démocrate et ses alliés médiatiques se batteront jusqu’au bout pour préserver le statu quo. 

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Références :

[1] : lire notre article sur les conditions politiques qui ont conduit à la procédure de destitution : https://lvsl.fr/were-going-to-impeach-the-motherfucker-la-presidence-trump-en-peril/

[2] : lire Chris Hedges, « The end of the rule of law » pour une liste des 11 chefs d’accusation potentiels https://www.truthdig.com/articles/the-end-of-the-rule-of-law/

[3] Lire Jacobin : Impeachment sans lutte des classes https://jacobinmag.com/2020/01/impeachment-class-politics-emolument-constitution

[4] Lire Aron Maté dans The Nation : https://www.thenation.com/article/impeachment-democrat-pelosi-doomed/

[5] https://theintercept.com/2019/10/29/usmca-deal-cheri-bustos-dccc/

[6] https://theintercept.com/2019/12/02/nancy-pelosi-usmca-pro-act-unions/

[7] : https://prospect.org/civil-rights/border-crisis-fracturing-democratic-party/

[8] : On ne vous conseillera jamais assez de lire Matt Taibi sur cette séquence politique : https://www.rollingstone.com/politics/politics-features/trump-the-destroyer-127808/

[9] : Ryan Grim, We’ve got people, Strong Arm Press. Chapitre 3 « Pelosi’s party ».

[10] : Pour un point de vue plus nuancé, lire Ezra Klein, « Pourquoi les démocrates doivent encore séduire le centre et les républicains non » : https://www.nytimes.com/2020/01/24/opinion/sunday/democrats-republicans-polarization.html

[11] : https://theintercept.com/2018/01/23/dccc-democratic-primaries-congress-progressives/

[12] : https://theintercept.com/2018/05/23/democratic-party-leadership-moderates-dccc/

[13] Ibid 5 et 6.

[14] Ibid 3.

[15] : https://www.jacobinmag.com/2020/01/adam-schiff-warmonger-impeachment-ukraine-russia-syria

[16] : The Intercept, « Les progressistes challengent Pelosi pour la loi sur le prix des médicaments » : https://theintercept.com/2019/12/09/bernie-sanders-elizabeth-warren-progressives-drug-pricing-bill/

[17] : https://www.minnpost.com/national/2020/01/behind-recent-congressional-progressive-caucus-wins-rep-ilhan-omar-counts-the-votes/

[18] : Jacobin, « Is this the future Liberals want ? » : https://www.jacobinmag.com/2019/10/future-liberals-want-matt-karp-populism-class-voting-democrats