La pression d’Alexandria Ocasio-Cortez sur Joe Biden

https://www.flickr.com/photos/nrkbeta/32411240957
Alexandria Ocasio-Cortez. ©Ståle Grut / NRKbeta

Alors que la rumeur d’une suspension de campagne courait déjà depuis quelques semaines, Bernie Sanders l’a officialisée jeudi 9 avril dans un message vidéo publié sur les réseaux sociaux. Plusieurs éléments ont rendu la poursuite du combat politique du sénateur du Vermont difficile, en premier lieu l’épidémie du Covid19 qui frappe de plein fouet les États-Unis, nouvel épicentre mondial. Les images de longues files d’attente lors du récent scrutin du Wisconsin illustrèrent la nécessité de stopper ce potentiel carnage, Bernie Sanders conseillant lui-même la veille de ne pas s’y rendre. Par Théo Laubry.


Joe Biden est donc désormais seul à la barre d’un navire démocrate qui semble bien fragile. Le capitaine parait inspirer peu d’engouement aux passagers de celui-ci comme le montre une étude du média ABC datant de mi-mars où seuls 24% des démocrates le soutenant se sentent « très enthousiastes » à propos de sa candidature[1]. À titre indicatif, en 2016, 36% des soutiens d’Hillary Clinton se définissaient ainsi. L’apathie qui traverse les électeurs démocrates pro-Biden dénote une chose : priorité donnée au candidat prétendument désigné comme le plus à même de battre Donald Trump. Pour le programme politique on verra plus tard. Cette stratégie n’est pas sans risque contrairement à ce qu’elle laisse paraître, notamment car il sera nécessaire, pour envisager la victoire en novembre prochain, de reconquérir les états ouvriers de la Rust Belt (ceinture de rouille) acquis pendant des années aux démocrates avant d’être ravis par Donald Trump lors de la dernière élection présidentielle.

Si Joe Biden semble pourtant moins clivant qu’Hillary Clinton aux yeux des Américains, il paraît néanmoins peu enclin à mettre un coup de barre à gauche essentiel afin de resserrer les rangs derrière sa candidature et de limiter la fuite vers l’abstention des électeurs démocrates progressistes très favorables à Bernie Sanders. Des signes timides de main tendue apparaissent malgré tout : annulation des dettes étudiantes et gratuité de l’enseignement supérieur pour les familles modestes, augmentation du salaire minimum à 15 dollars net de l’heure (7,25 dollars aujourd’hui à l’échelle fédérale, beaucoup d’états ont par ailleurs déjà commencé à augmenter ce taux sous la pression de mouvements comme Fight For 15$) ou encore l’abaissement à 60 ans de l’âge d’obtention de l’assurance santé publique Medicare (actuellement 65 ans). Par ailleurs, dans une vidéo-conférence avec Bernie Sanders, Joe Biden a annoncé que des groupes de travail communs entre les deux équipes de campagne seraient mis en place afin d’échanger sur les grands thèmes politiques. L’espoir donc à terme de voir émerger des propositions plus ambitieuses.

AOC sans filtre

Derrière cette apparence d’unité, la fracture au sein du Parti Démocrate entre « progressistes » et libéraux est pourtant bien visible. Alors qu’on a vu précédemment que le candidat Biden n’arrivait pas à faire grimper au rideau ses propres supporters, il est aisé d’imaginer que les électeurs plus à gauche ont un enthousiasme proche de zéro. Les réseaux sociaux, bien que parfois peu représentatifs, voient fleurir des messages tels que we will not endorse Joe Biden (« nous ne soutiendrons pas Joe Biden ») émanant de diverses organisations ou électeurs pro-Bernie Sanders. Si le fort militantisme de ces derniers pour des idéaux très progressistes peut expliquer ce refus de soutenir l’ancien vice-président plus conservateur, il faut bien souligner que le nouveau candidat démocrate désigné n’y met pas du sien.

Ce malaise est d’autant plus palpable lorsque l’on lit l’interview du 13 avril d’Alexandria Ocasio-Cortez pour le New York Times[2]. La représentante du 14ème district de New-York et nouvelle coqueluche de la gauche américaine dépeint de façon très froide et réaliste la situation actuelle. D’entrée on y apprend notamment que les équipes de Joe Biden n’ont jamais cherché à prendre contact avec elle. Plutôt surprenant en cette période d’union qu’aucun signe ne soit envoyé à celle qui compte des millions d’abonnés sur les réseaux sociaux et dont l’influence au sein du parti est de plus en plus importante. Rappelons tout de même à ce stade qu’Alexandria Ocasio-Cortez a toujours exprimé sa volonté de soutenir le candidat démocrate qui gagnerait la primaire, position qu’elle rappelle d’ailleurs dans cette interview de façon on ne peut plus claire : « J’ai toujours dit que je soutiendrais le nominé démocrate (…) Sortir Donald Trump est une question de vie ou de mort pour beaucoup de communautés ». Pour autant, son constat sur le résultat de cette primaire est sans appel : « Même s’il est le nominé, nous savons aussi que Joe Biden n’a pas gagné grâce à son positionnement idéologique ». Propos qu’elle illustre plus loin : « Je ne sais pas si le message de retour à la normalité qu’il prône va fonctionner envers des gens pour qui la situation était déjà vraiment mauvaise avant ».

Ce retour à la normale est un des piliers de la stratégie de Joe Biden. Pour lui, Donald Trump est la cause de la crise que traversent les États-Unis. Il propose donc un retour aux années Obama et joue sur la fibre nostalgique d’une partie des électeurs démocrates pour l’ancien président. Pourtant, n’est pas Barack Obama qui veut et de façon indirecte Alexandria Ocasio-Cortez pointe une différence majeure entre l’un et l’autre : « Joe Biden a eu de mauvais résultats chez les jeunes et les latinos, deux segments très importants pour le vote de novembre ». Mais au-delà même du choix stratégique, la critique de la jeune congresswoman porte avant tout sur le fond et illustre les désaccords profonds au sein du Parti démocrate entre les membres de l’establishment et la nouvelle génération d’élus très proches politiquement de Bernie Sanders voire d’Elizabeth Warren. Sans pincettes ni même éléments de langage, Alexandria Ocasio-Cortez jette un pavé dans la mare lorsqu’elle évoque les récentes concessions progressistes du candidat démocrate en particulier en ce qui concerne la santé : « La proposition d’abaisser à 60 ans l’âge d’accès au Medicare est presque insultante. Hillary Clinton proposait déjà mieux en 2016 avec 50 ans. C’est une concession progressiste qui a 10 ans de retard ». En réalité, l’ancienne candidate à la présidentielle proposait un abaissement à 55 ans[3], mais peu importe l’approximation, pour cette nouvelle génération de démocrates favorables à l’assurance santé publique pour tous Medicare For All, Joe Biden semble vivre dans un passé lointain. Malgré ces propos corrosifs, la fin de l’interview est essentielle pour bien comprendre que la fracture semble avant tout entretenue par l’establishment démocrate et son candidat désigné : « Ce que j’aimerais c’est sortir et pouvoir dire « ce plan est pour nous tous ! » mais c’est compliqué de faire cela si le plan ne nous inclut pas ». Si on ajoute à cela les images de communication sur les réseaux sociaux de la campagne Biden où le mot « socialiste » est barré et mis au même niveau que le mot « ploutocrate »[4] le rassemblement post-élection présidentielle est, pour l’instant, mal embarqué.

Le lendemain, le 14 avril 2020, la jeune démocrate poursuit ses confidences au journal Politico[5]. A priori, sa sortie dans le New York Times a réveillé l’équipe de campagne de Joe Biden. Moins de 24 heures auront suffi pour qu’elle prenne contact avec Ocasio-Cortez. Pour autant, cela est loin d’être suffisant pour la pousser à tresser des louanges au candidat démocrate : « Nous allons voir ce que donneront ces conversations politiques ». Elle donne par ailleurs plusieurs pistes à suivre afin que son engagement pour Joe Biden soit plus enthousiaste notamment vis à vis des réformes du système de santé : « Il doit avoir une politique de santé plus ambitieuse, sa concession sur l’âge du Medicare n’est pas suffisante pour nous » et du Green New Deal « Je ne pense pas que les propositions du vice-président sur l’environnement soient pour l’instant suffisantes ».

Elle l’incite aussi à choisir une vice-présidente progressiste pour équilibrer le ticket. Mais ce n’est pas tout. Alexandria Ocasio-Cortez n’hésite pas à évoquer les accusations d’attouchement de Joe Biden sur une ancienne membre de son staff, Tara Reade, dans les années 1990[6]. Cet épisode a été jusque-là très clairement peu évoqué que ce soit dans les médias ou chez les démocrates. Elle met donc les pieds dans le plat en exprimant de façon très claire son attachement à la prise en compte de la parole des femmes : « Il est légitime d’en parler. Et si nous voulons être intègres nous ne pouvons pas dire « nous croyons les femmes et les soutenons » jusqu’à ce que cela nous gêne » en référence à Joe Biden qui, bien avant cette accusation, avait expliqué qu’il fallait prendre en compte la parole des femmes se disant victime de violences sexuelles.

Une réflexion à court et long terme

AOC applique donc une stratégie de pression médiatique sur Joe Biden afin de tirer son programme vers la gauche et d’éclaircir son passé. Elle joue un jeu d’équilibriste : faire entendre la voix des progressistes afin de pouvoir apporter un soutien moins gêné à l’adversaire de Donald Trump. Elle sait aussi qu’il faut manœuvrer habillement afin de préserver toutes ses chances pour être potentiellement une candidate future du parti, comme le réclame déjà un grand nombre de militants de gauche. Elle suit là l’exemple de son mentor Bernie Sanders. En jouant le jeu au sein du Parti Démocrate sans pour autant infléchir sa ligne de pensée, elle garantit une tribune médiatique importante à sa vision politique. Reste que les libéraux tiennent encore les rênes mais il n’est pas à exclure que leur temps soit peut-être compté.

Le Parti démocrate et son principal représentant vont-ils donc prendre en compte la nécessité d’inclure la lame de fond qu’a représenté le mouvement de Bernie Sanders ? Il est certain que cela sera essentiel pour faire de Donald Trump le président d’un seul mandat. Plus de six mois nous séparent du scrutin final, l’actualité est obstruée par la crise sanitaire, le moment semble donc idéal pour Joe Biden afin de prendre le temps de coconstruire un mouvement « arc-en-ciel ». Les électeurs les plus engagés à la gauche du Parti démocrate ne s’en satisferont sûrement pas, mais cela peut être suffisant pour les pousser à se déplacer aux urnes. Va-t-il saisir cette opportunité ? Rien n’est moins sûr.

 

Notes :

[1]https://abcnews.go.com/Politics/biden-consolidates-support-trails-badly-enthusiasm-poll/story?id=69812092

[2]https://www.nytimes.com/2020/04/13/us/politics/aoc-progressives-joe-biden.html

[3]https://www.theatlantic.com/politics/archive/2016/05/clinton-new-medicare-proposal/483806/

[4]Slogan de Joe Biden : Plutocrat Socialist Democrat

[5]https://www.politico.com/news/2020/04/15/aoc-joe-biden-progressive-wishlist-187678

[6]https://www.independent.co.uk/news/world/americas/alexandria-ocasio-cortez-sexual-assault-allegation-joe-biden-news-a9466051.html

« Le sénateur Sanders a passé le flambeau » – Entretien avec Lauren Ashcraft

La suspension de la campagne de Bernie Sanders marque un tournant dans cette année électorale aux États-Unis. Alors que le camp Sanders espère pouvoir négocier avec le candidat présumé Joe Biden des concessions sur son programme, les PACs (en anglais, political action committee) préparent les élections à la Chambre et au Sénat en présentant des femmes et des hommes progressistes. Parmi ces nouveaux visages, Lauren Ashcraft incarne une possible « seconde vague progressiste » après l’élection du quatuor du Squad il y a deux ans (Alexandria Ocasio-Cortez, Rashida Tlaib, Ilhan Omar, Ayanna Pressley). La jeune trentenaire d’origine américano-japonaise, candidate dans le 12e district congressionnel de l’État de New York, espère créer la surprise face à la démocrate Carolyn Maloney, élue depuis près de 28 ans. En partenariat avec Hémisphère Gauche.


Hémisphère Gauche – Pouvez-vous vous présenter rapidement pour celles et ceux qui ne vous connaissent pas encore ?

© Laurenashcraft.com

Lauren Ashcraft – Merci de me recevoir. Je m’appelle Lauren Ashcraft, je suis gestionnaire de projet, activiste, comédienne et je me présente à l’élection pour la Chambre des Représentants pour le 12e district congressionnel, qui couvre Brooklyn, Manhattan et le Queens. Je suis également une socialiste démocrate. Je me présente pour que mes amis et voisins du 12e district puissent bénéficier d’un logement abordable, d’un système de santé universel et faire passer l’humain avant le profit.

HG – Vous êtes membre de la section locale du Queens des Democratic Socialists of America et vous vous présentez comme socialiste démocrate. Qu’est-ce que cela signifie pour vous êtes socialiste ? Comment l’êtes-vous devenue ?

LA – Je suis devenue socialiste démocrate au moment où je travaillais pour le secteur financier. J’avais soutenu Bernie Sanders en 2016, mais ce n’est que lorsque j’ai été le témoin direct de l’influence politique et du pouvoir incontrôlé exercés par le secteur financier que j’ai réalisé que notre gouvernement ne servait pas les intérêts de la classe ouvrière, et que tant que les travailleurs ne seront pas en mesure d’apporter des changements, il continuera à céder aux exigences des entreprises.

J’ai rejoint les Democratic Socialists of America pour me battre en faveur d’un monde qui ne laisse personne derrière, et je suis entrée dans cette élection parce que l’élue actuelle (ndlr : Carolyn Maloney, démocrate) a décidé que la classe ouvrière ne valait pas que l’on se batte pour elle.

HG – Vous êtes partisane d’une Garantie fédérale à l’emploi (ndlr : Federal Job Guarantee, programme prévoyant que l’État est employeur en dernier ressort). Nous sommes au milieu d’une crise sanitaire mondiale et le chômage explose, tout particulièrement aux États-Unis où il touche désormais plus de 16 millions de personnes. Pavlina R. Tcherneva, docteure en économie (Levy Institute), avance qu’une garantie fédérale d’emploi coûterait moins cher que ce que coûte un chômage massif, mentionnant à ce titre la pauvreté, les problèmes de santé, etc. Un sondage national montre que plus de 70 % des électeurs soutiendraient une telle proposition. Que répondez-vous lorsque l’on vous demande : « Mais comment allons-nous payer pour cela ? » ?

LA – Une garantie fédérale d’emploi répondrait à de nombreuses questions et inquiétudes qui se posent à l’heure actuelle. « Que ferons-nous après ? », « Comment l’économie va-t-elle pouvoir redémarrer ? », « Est-ce que j’aurai un emploi après cette crise ? ». Les États et gouvernements locaux seraient en mesure de décider quels sont les emplois dont ils ont le plus besoin et les garantir à quiconque cherche un travail.

Cette garantie n’est imposée à personne, mais donne à la société tout entière la tranquillité d’esprit de pouvoir quitter ou perdre son emploi actuel tout en ayant un moyen de percevoir une rémunération.

Comment financer cette mesure ? De la même façon que nous finançons pour la guerre. De la même façon que nous finançons les subventions des entreprises : par un budget accordé par le Congrès.

HG – Par ailleurs, puisque nous parlons de la crise sanitaire actuelle : vous êtes en faveur d’un système de santé universel à payeur unique (Medicare for All). En Géorgie, Nabilah Islam, candidate pour le 7e district, a suspendu le démarchage physique au tout début de cette crise car elle ne dispose d’aucune assurance santé. En France, Alicia Wolf, activiste d’Our Revolution et France for Bernie a réalisé une courte vidéo à propos du système de santé universel français. Pour les personnes vivant en France, il peut être assez difficile de comprendre ce que vivre avec une assurance santé privée signifie. Imaginons : vous avez un problème de santé et avez besoin de vous rendre à l’hôpital. La facture totale s’élève à 2000$. Votre assurance prendra-t-elle en charge ce coût ?

LA – Réponse : Ça dépend. Si vous avez une « bonne » assurance santé et que vous subissez une intervention couverte par votre formule, c’est votre assurance qui paiera. Le plus souvent, cependant, votre assurance couvrira une fraction de vos factures médicales, disons 80 %, ce qui signifie, dans le meilleur des cas, que vous devrez payer le reste à charge quand bien même vous payez déjà un forfait mensuel. Vous pouvez contester auprès de votre assureur, mais cela prend du temps et des ressources que beaucoup d’entre nous n’ont pas, a fortiori si votre état de santé nécessite une prise en charge urgente. Aux États-Unis, la charge de la preuve incombe à l’assuré qui doit démontrer que son intervention est médicalement nécessaire, bien que ce que cela signifie varie souvent en fonction du prestataire d’assurance maladie que votre employeur ou que l’employeur de votre conjoint a choisi.

J’ai la chance de disposer d’une assurance santé par l’intermédiaire de mon compagnon. Pourtant, j’ai passé les quatre derniers mois à me battre pour la prise en charge de ma pilule contraceptive car il se trouve que la marque de pilule que j’utilise n’est pas couverte – bien que ce soit la seule marque qui traite mon alopécie. Maintenant, imagions que j’aie un cancer ou une autre maladie grave : peu importe que l’assurance me couvre ou non, j’aurai à suivre tous les traitements susceptibles de me sauver la vie et pour cela, à dépenser chaque dollar dont je dispose et à vider mon compte épargne. Au bout du compte, c’est la banqueroute. C’est une situation que des dizaines de milliers de familles doivent subir chaque année et qui remplit les poches du secteur de l’assurance maladie, qui pèse des milliards de dollars. La plupart de ces familles ont une assurance maladie. Celles qui n’en ont pas, soit quelque 44 millions d’Américains, s’en sortent encore plus mal.

HG – Parlons logement si vous le voulez bien. Vous considérez le logement comme un droit humain et êtes en faveur d’un encadrement des loyers. À Seattle, une proposition de loi déposée par l’élue municipale Kshama Sawant et votée récemment instaure une trêve hivernale des expulsions locatives. Vous prononceriez-vous en faveur d’une trêve hivernale au niveau fédéral ?

LA – Oui. Je suis également en faveur d’une Homes Guarantee, un programme permettant de mettre fin au « sans-abrisme » par la construction de 12 millions de logements sociaux, par l’amélioration des droits des locataires et au renversement de décennies de politique discriminatoire en matière de logement. Dans le contexte sanitaire actuel, cependant, je pense que toutes les expulsions devraient être arrêtées pendant cette pandémie et également par la suite, lorsque nous nous remettrons de la crise économique.

HG ­– Sur les réseaux sociaux, nous pouvons vous voir jouer aux jeux vidéo. Lorsque l’on consulte votre site de campagne, vous conviez les gens à vous rejoindre pour jouer à Fortnite. Est-ce une façon de montrer que la candidate Ashcraft est une « personne ordinaire » ?

LA – Je n’essaie pas de montrer quoi que ce soit, je me montre telle que je suis. J’ai décidé de mener cette campagne en étant moi-même et en mettant tout mon cœur à défendre ce en quoi je crois. Cela signifie aussi bien jouer ensemble aux jeux vidéo que trier les messages provenant de personnes qui désapprouvent mes positions — mais pour être claire, rien d’autre que les personnes pour lesquelles je me bats ne peut me faire changer d’avis.

HG – Le 23 juin, vous ferez face à Carolyn Maloney, élue depuis 2013. Il reste deux mois avant cette primaire. Quelles sont vos impressions à l’instant présent ?

LA Nous vivons une période d’incertitude et il est difficile de penser « business as usual », et encore moins à la politique en pleine crise de santé publique. Maintenant que la campagne est à cent pour cent virtuelle, je fais de mon mieux pour me coordonner avec les militants, mobiliser des bénévoles dans tout le pays, organiser des collectes de fonds et des assemblées publiques virtuelles, et montrer aux électeurs aux quatre coins du 12e district qu’après vingt-huit ans (nldr : Maloney est élue du 12e district depuis 2013 et fut élue du 14e district de 1993 à 2013), il est temps d’élire une représentante qui représente au mieux leurs intérêts.

HG – Bernie Sanders a suspendu sa campagne : est-ce que les élections à la Chambre et au Sénat sont la prochaine étape majeure pour le mouvement socialiste ? Selon vous, qui peut remplacer Sanders et incarner une révolution politique ?

LA – Bernie Sanders a mené une révolution politique – mais il n’était pas, en tant qu’individu, la révolution. La révolution fait rage. Pour citer le slogan de sa campagne : « Pas moi, nous ». Il nous incombe à toutes et tous – fonctionnaires, élus, électeurs progressistes et ouvriers de tous les États-Unis – de continuer à nous battre bec et ongles pour ce en quoi nous croyons. La semaine dernière, le sénateur Sanders a passé le flambeau. Peu importe qui gagnera les élections en novembre. C’est à nous de poursuivre le combat.

Joe Biden : l’establishment démocrate contre-attaque

https://www.flickr.com/photos/gageskidmore/48244001437
Joe Biden © Gage Skidmore

Défait dans les trois premiers États, Joe Biden a réalisé après la Caroline du Sud un retour en force historique. Celui-ci n’a été possible que grâce à une spectaculaire consolidation-éclair de l’establishment démocrate dans toutes ses composantes (économique, médiatique et politique). Bernie Sanders avait jusqu’alors la dynamique pour lui. Il est dorénavant dans la position inconfortable du challenger. Par Politicoboy et Clément Pairot.


« Nous sommes bien vivants ! ». Lui-même en est estomaqué. Le soir du Super Tuesday, Joe Biden a laissé éclater sa joie dans un discours triomphal où, après avoir confondu son épouse avec sa sœur, il déclare : « on nous disait fini, mais ce soir il semblerait que ce soit l’autre personne [Bernie Sanders, ndlr] qui le soit ! ». Les milliards de Bloomberg et les imposantes infrastructures militantes mises en place par Sanders et Warren n’ont rien pu faire face au tsunami Biden, déjouant de nombreuses certitudes. Pour comprendre ce retournement de situation, il ne faut pas se limiter – comme on l’a trop souvent lu ces derniers jours – à sa victoire en Caroline du Sud ; il faut remonter une semaine en arrière, au caucus du Nevada, véritable coup de semonce pour l’establishment. Difficile à croire, mais toutes les informations qui suivent ont moins de 5 semaines.

Le fiasco de l’Iowa et la « révélation » Buttigieg

Le mois commence par une rumeur comme seule une campagne américaine en détient le secret. Le 2 février, John Kerry, qui soutient officiellement Joe Biden, est entendu dans un hall d’hôtel discutant au téléphone d’une éventuelle candidature pour remplacer Biden si celui-ci s’effondrait [1]. La veille du scrutin de l’Iowa, de telles paroles plantent le décor d’un establishment démocrate pour le moins anxieux. Le même jour, le DNC (Comité national démocrate, chargé de diriger le parti démocrate au niveau national) décide de changer les règles d’éligibilité des candidats pour participer aux débats. Avant, il fallait un certain nombre de donateurs, mais comme Bloomberg s’auto-finance entièrement et grimpe dans les sondages, cela perturbe le jeu. Ce changement de règle clive : est-ce une faveur faite à Bloomberg pour lui permettre de jouer dans la cour des grands et prendre éventuellement la tête de la course ou une manière de l’obliger à descendre dans l’arène pour n’être justement plus artificiellement surcoté par rapport aux autres centristes ? Les débats apporteront la réponse par la pratique.

Le 3 février arrive le tant attendu caucus de l’Iowa. La recette pour un fiasco et une honte internationale ? Prenez un procédé de vote archaïque, mélangez-le avec un système de décompte à triple indicateur, rajoutez-y une application non testée auparavant, et saupoudrez d’incompétence du parti local. Pour finir sur une touche épicée, voyez vos lignes téléphoniques de secours bloquées par des opposants politiques malintentionnés.[2] Monopolisant l’attention, cet échec organisationnel occulte en partie celui, politique, de Joe Biden qui – on le saura avec les résultats définitifs quatre jour plus tard – termine à une humiliante quatrième place. Il avait pourtant eu les mains libres durant les dernières semaines de campagne du fait du procès en impeachment de Donald Trump. Celui-ci bloquait trois de ses compétiteurs à Washington (Sanders, Warren et Klobuchar). Cette terrible place de Joe Biden, symptomatique d’une campagne manquant de souffle et phagocytée par les autres candidats centristes plus jeunes, si elle était attendue, n’en demeure pas moins une claque.

Buttigieg crée quant à lui la surprise en arrivant deuxième en nombre de voix et premier en délégués. Les lendemains de l’Iowa constituent des jours de deuil pour la déontologie journalistique : le 4 février, le New York Times annonce que Buttigieg possède 97% de chances de gagner l’Iowa ; le 6, il se refuse à prédire quoi que ce soit ; finalement, après l’annonce des résultats complets, il n’annonce aucun vainqueur. Les résultats de l’Iowa ne sont pas clairs ? Ceux des levées de fonds sont, eux, limpides. Le 6 février, Sanders annonce avoir collecté pour le mois de janvier 25 millions de dollars. Les autres campagnes ne communiquent aucun chiffre, signe qu’elles n’ont pas récolté des montants comparables, comme le confirmeront leur publication par la FEC (commission électorale fédérale) en fin de mois [3]. La dynamique est donc globalement favorable à Sanders et les statisticiens projettent sa victoire dans une majorité d’États au Super Tuesday. 

Biden fuit le New Hampshire 

New Hampshire, le 11 février. Les bureaux de vote sont ouverts depuis quelques heures lorsque les télévisions locales diffusent les images de Joe Biden s’envolant prématurément vers la Caroline du Sud. L’objectif est d’atterrir à temps pour y proclamer son discours post-résultats, quitte à prendre le risque de décourager les électeurs du New Hampshire en renvoyant cette image désastreuse d’un général fuyant le champ de bataille. En interne, la décision a été sous-pesée rapidement [4]. Remporter la Caroline du Sud, décrite comme le pare-feu de Joe Biden en raison de son électorat majoritairement afro-américain, conservateur et âgé, valait bien quelques points de moins en New Hampshire, où Biden n’allait pas atteindre le seuil des 15% requis pour obtenir des délégués. Deux jours plus tôt, il avait maladroitement concédé en plein débat télévisé avoir « pris un coup en Iowa » et s’attendre à « en prendre un autre ici ». Effectivement, en terminant cinquième à 8%, sa campagne semble sur le point de s’effondrer.

Ses meetings de campagne ne rassemblent qu’une poignée de curieux, et dégénèrent souvent en échange désastreux entre un Joe Biden agressif et un électeur lambda se faisant copieusement insulter ou simplement encourager à voter pour un autre candidat. Du haut de ses 77 ans, l’ex-VP (vice-président, poste qu’il occupa durant les deux mandats d’Obama) enchaîne les lapsus, venant s’ajouter à la longue liste de gaffes [5] pointant vers un potentiel déclin cognitif [6]. À cours de financement, dépourvu de militants et d’organisation de terrain, sa campagne est maintenue sous perfusion par sa célébrité médiatique et l’argent d’un Super Pac piloté par un lobbyiste influent [7]. Transparent lors des deux derniers débats, ayant des difficultés à formuler des phrases cohérentes, s’effondrant dans les sondages nationaux pour céder la première place à Bernie Sanders et la seconde au multimilliardaire républicain repenti Michael Bloomberg (qui s’était lancé dans la course tardivement suite aux faiblesses de Biden), l’ancien bras droit d’Obama semble promis à une défaite humiliante, la troisième en trois campagnes présidentielles insipides.

A l’inverse, Pete Buttigieg confirme son succès d’Iowa. Il talonne à nouveau Sanders en nombre de voix et apparaît comme un candidat de plus en plus sérieux pour rassembler le centre du parti face à Sanders. Pour autant, les analystes ne considèrent pas qu’il puisse décrocher la nomination, car il n’arrive pas à décoller parmi les minorités notamment afro-américaine. Après ce deuxième résultat encourageant, Sanders est pronostiqué comme gagnant les 56 scrutins, du jamais vu [8].

Welcome to Paris, Las Vegas

Le neuvième débat démocrate se tient dans le célèbre casino Paris – Las Vegas, dans l’État du Nevada, mais ce n’est clairement pas la ville de l’amour qui inspire l’humeur des candidats. Pour son premier débat, Bloomberg est totalement détruit par Elizabeth Warren qui assène ses coups bien calibrés dès les premières minutes de la confrontation [9]. De leur côté Klobuchar et Buttigieg se chamaillent pour tenter d’arracher la première place au centre. Si Sanders essuie plusieurs attaques, la présence de Bloomberg lui permet d’éviter d’être la cible principale, malgré son statut de favori. Le débat se termine par une question posée à tous les candidats : en cas de majorité seulement relative, le candidat en tête sera-t-il légitimement le nominé du parti ? Mis à part Sanders, tous sont d’accord pour répondre que « le processus doit suivre son cours ». Le parti se prépare manifestement à une convention contestée dans laquelle les tractations sont nombreuses et les super-délégués retrouvent leur droit de vote. Étrangement, ce passage sera dans un premier temps coupé de la retransmission de MSNBC avant d’être réintégré. Les réponses font débats, et les pro-Sanders donnent de la voix sur les réseaux sociaux : on tenterait de leur voler leur victoire maintenant qu’elle semble à portée de main. D’autant que quelques jours plus tard, le caucus du Nevada est un triomphe pour Sanders…

Partant des bases de sa campagne de 2016 et les enrichissant, Bernie Sanders a construit une organisation de terrain sans précédent [10] pour mener une campagne minutieuse. Son infrastructure est à la pointe du militantisme et de la technologie organisationnelle avec une application novatrice, Bern app, un centre d’appel dématérialisé ayant amené des dizaines de milliers de bénévoles à appeler des millions d’américain, et une plateforme numérique permettant aux militant de converser avec les prospects par SMS tout en produisant des données agrégées directement exploitables par l’équipe de campagne. Cette structuration des militants avait déjà permis à ses milliers de bénévoles de frapper à la moitié des portes de l’Iowa (500.000 sur 1,1 millions de foyers) et de téléphoner à l’ensemble des électeurs potentiels de l’Iowa et du New Hampshire. Dans le Nevada, sa campagne réussit la prouesse d’obtenir la majorité des voix des adhérant du Culinary Union, le tout puissant syndicat de la restauration dont la direction était hostile à Sanders, en s’adressant directement à ses membres. A cette organisation militante remarquable vient s’ajouter les 170 millions de dollars collectés à coup de dons individuels de 18$ en moyenne, permettant de diffuser des publicités ciblées (souvent traduite en espagnol) pour mobiliser les classes populaires, et de financer l’ouverture de multiples QG de campagnes sur le territoire (dont 22 en Californie, contre un seul pour Joe Biden). Cette stratégie n’avait pas réussi à délivrer les résultats aussi spectaculaires qu’espérés, mais tout de même permis d’arracher deux victoires dans les premiers scrutins avant de triompher au Nevada (avec 46% des voix), construisant une dynamique importante qui devait lui permettre d’acquérir un avantage conséquent dans les votes par procuration au Texas et en Californie afin de plier l’élection dès le Super Tuesday. 

La victoire de Sanders dans le Nevada est rendu possible grâce à un raz-de-marée du vote latino et des « minorités ». Le vieux sénateur « blanc » semble en passe de démontrer sa capacité à attirer à lui les minorités. Sanders avance de plus en plus confiant vers le Super Tuesday, l’éclatement du camp centriste lui permet d’espérer décrocher l’intégralité des 415 délégués de Californie. [11]

L’establishment au bord de l’apoplexie

Alors que la panique de l’establishment démocrate montait crescendo depuis l’Iowa, elle atteint son paroxysme le soir du caucus du Nevada, les efforts initiaux entrepris par la machine démocrate semblant incapables de stopper le sénateur socialiste. CNN ose affiche le 1er mars en bandeau « le coronavirus et Bernie Sanders peuvent-ils être stoppés ? » avant d’en débattre sérieusement en plateau. Sur MSNBC, Chris Matthews – fameux présentateur d’émissions politiques américaines – est hors de lui. Rougeaud, il en vient même à comparer la victoire de Sanders avec l’invasion de la France par l’armée nazie en 1940. Déjà, le 8 février, il avait prétendu se demander si Sanders souhaitait organiser des exécutions publiques dans Central Park en cas de victoire. [12]

La chute sondagière de Biden inquiète au plus haut point. En Caroline du Sud, État qualifié de « pare-feu » pour l’ancien Vice-président du fait d’un électorat qui lui est théoriquement très favorable, il n’est plus crédité que de trois points d’avance devant Sanders, alors qu’il bénéficiait encore d’un écart de 20 à 30 points en janvier ! Or, si Joe Biden sauve les meubles au Nevada avec sa seconde place (26 points derrière Sanders), le phénomène Buttigieg connaît son premier revers : boudé par les minorités, il ne termine que troisième, trente-deux points derrière Sanders, confirmant son incapacité à mobiliser l’électoral hispanique et afro-américain qui sera crucial pour la suite de ces primaires et l’élection de novembre.

De son côté, Trump se délecte : il sait que l’establishment démocrate est terrifié à l’idée d’avoir Sanders comme candidat, et ne se gène pas pour le féliciter de sa victoire, afin de mettre de l’huile sur le feu [13] et d’encourager l’implosion du parti démocrate. L’establishment démocrate voit les tweets présidentiels sous un tout autre jour : si Trump félicite Sanders, c’est qu’il le pense aisé à battre. Mais cela ne leur suffit pas : il leur faut contre-attaquer pour éviter ce candidat qui menace tout le monde – les grandes entreprises par sa remise en cause du libre-échange, les barons démocrates par sa remise en cause du système de financement des campagnes, ou encore les médias par l’établissement d’un seuil maximal de dépenses (notamment publicitaires).

La riposte s’organise

Frustration : dans un premier temps, les efforts des lobbys pour empêcher la progression de Sanders ne semblent pas payer. Le lobby pro-israélien et pro-démocrate « Democratic majority for Israël » [14] dépense plusieurs millions de dollars au Nevada et New Hampshire en spots publicitaires négatifs dirigés contre Sanders, avant de jeter l’éponge. L’industrie pharmaceutique et les assurances maladies se paient des pages de pub anti-Sanders en plein cœur des débats télévisés, puis c’est au tour de Michael Bloomberg de mettre la main à la poche, avant qu’Elizabeth Warren (14 millions de dollars) et Joe Biden tapissent les ondes de publicités similaires pour éroder le soutien de Sanders dans les États clés du Super Tuesday.

Directement menacé par la politique étrangère défendue par Bernie Sanders, le renseignement américain se mobilise également en organisant la fuite d’une information au Washington Post visant créer une nouvelle polémique, la veille du scrutin du Nevada. L’article de l’illustre journal n’aurait jamais dû être publié tant il ne repose sur aucune source solide [15], citant seulement « des personnes familières avec la question » rapportant un briefing tenu un mois plutôt par les services secrets avec Bernie Sanders, qui stipulait que la Russie essayerait d’interférer dans les élections, sans doute en sa faveur. Comment, pourquoi, et dans quel but ? On n’en saura rien. Sanders confirme le meeting, mais pas le contenu. Pourtant, l’article sera repris par toutes les chaînes de télévisions en simplifiant le titre, qui devient « Poutine cherche à faire élire Sanders », parce que cela « permettrait à Trump d’être réélu », tout en accusant Sanders de « n’avoir rien dit » de ce briefing pourtant classé secret défense. L’hystérie du Russiagate s’invite au débat télévisé suivant, amenant Sanders à dénoncer Vladimir Poutine sans complaisance. Mais ce n’est pas assez. Des militants pro-Sanders rapporteront qu’ils ont dû expliquer que leur candidat n’était pas une marionnette russe lors de leurs portes-à-portes.

Ces efforts ne semblaient pas capables d’endiguer la dynamique du socialiste. Et pourtant, en une semaine, tout va basculer.

Come back GrandPa

Aux origines du comeback de Biden, on trouve d’abord les efforts effectués par le vice-président, qu’il faut bien mettre à son crédit. Lui qui semblait dépassé par les événements a soudainement repris goût au combat, déclarant depuis Charleston le soir de son humiliante cinquième place au New Hampshire que « 99% des Afro-Américains de ce pays n’ont pas encore voté. 99% des latinos n’ont pas votés. Leur voix doit être entendue ! » avant de livrer deux performances convaincantes lors des débats télévisés suivants.

À peine la primaire du Nevada derrière lui, Biden rend visite à Jim Clyburn, représentant de la Caroline du Sud au congrès et véritable baron local. Cette figure très respectée conseille à Biden d’oublier les consultants : « tu es candidat pour sauver l’âme de l’Amérique ? Agis comme tel ! ». Il lui suggère les thèmes à aborder au débat à venir pour toucher l’électorat afro-américain. Biden écoute et s’exécute. Il reçoit le ralliement de Clyburn juste après le débat, une décision qui a pu influencer le vote d’un électeur sur quatre selon les sondages réalisés en sortie des urnes, et permis à Biden de passer d’une victoire serrée à un triomphe incontestable. Ce ralliement tardif peut apparaitre comme le signe que Clyburn n’était pas très confiant jusqu’au bout, néanmoins il joue son rôle à plein régime [4].

Si les médias avaient mis deux heures pour déclarer Sanders vainqueur au Nevada – délai dû entre autre à la complexité du mode de scrutin du caucus -, ils officialisent la victoire de Biden (dans des proportions pourtant similaires) dès la fermeture des bureaux de vote, tuant tout suspens et permettant à la machine médiatique de se mettre en branle pour Joe Biden durant toute la soirée électorale, avant même que les bulletins ne commencent à être dépouillés.

Le lendemain, les journalistes suivant la campagne de Pete Buttigieg et voyageant dans son avion apprennent une nouvelle surprenante. Émergeant de sa cabine, le jeune maire de South Bend qui avait justifié sa campagne par la nécessité de tourner la page des vieilles politiques et de renouveler Washington passe en une seconde d’aspirant Président à Stewart de jet privé. Il annonce aux journalistes qu’ils n’atterriront pas au Texas comme prévu, mais font désormais route vers son fief dans l’Indiana. En plein vol, Pete Buttigieg a donc décidé de mettre un terme à sa campagne, avant de se rallier dès le lendemain à Joe Biden.

Amy Klobuchar, la sénatrice du Minnesota, est la seconde candidate à rentrer dans le rang. Elle rejoint Biden à Dallas pour prendre la parole aux côtés du vice-président lors d’un meeting annoncé en fanfare. Quelques heures plus tard, c’est Beto O’Rourke, longtemps présenté comme héritier de l’aile gauche du parti et auteur d’une campagne remarquée [16] pour le siège de sénateur du Texas en 2018 qui annonce se rallier à Biden. Ses anciens responsables de campagnes ont beau dénoncer sur Twitter une trahison idéologique, celui qui affirmait que « Biden ne peut pas incarner le renouveau du parti nécessaire à battre Trump » s’aligne lui aussi. Les faux-nez du renouvellement politique du parti tombent comme des mouche, preuve s’il en faut : aucun d’entre eux n’a négocié le moindre point du programme pourtant faiblard de Joe Biden. Derrière cette remarquable manœuvre plane l’ombre d’Obama, qui à grand renfort de coups de téléphones aurait sifflé la fin de la récréation : il fallait à tout prix éviter que Sanders ne profite de la division du vote centriste pour apparaître artificiellement haut le soir du Super Tuesday et construire une avance décisive.

Le meeting de Dallas, diffusé en direct sur CNN et MSNBC et couvert comme une mini-convention, représente à merveille le mouvement anti-Sanders. On y voit trois anciens candidats aux primaires censés proposer une alternative à Joe Biden lui apporter leur soutien, devant un public certes plus enthousiaste que d’habitude mais qui reste bien moins massif et enjoué que les meetings géants dont Sanders a le secret. Pendant ce temps, Bernie Sanders remplissait une salle immense au Minnesota, avec l’aide de l’élue socialiste Ilhan Omar, dans l’indifférence générale.

Selon The Intercept, le vice-président d’Obama a récolté en l’espace de trois jours une couverture médiatique positive d’une valeur équivalente à 72 millions de dollars [17]. La limite du temps de parole n’existant pas aux USA, cet effet semble avoir été décisif, puisqu’un électeur sur trois a choisi son candidat lors des tout derniers jours, et préféré Biden à Sanders deux fois sur trois (selon les sondages en sortie des urnes [18]).

L’establishment démocrate a tout misé sur cette remarquable opération coordonnée. S’il n’y avait eu un vote par procuration déjà enregistré et favorable à Bernie Sanders en Californie, au Colorado et au Texas, la campagne du socialiste aurait été décapitée d’un seul coup.

Mais ce fait d’arme n’aurait pas été possible sans le vote massif pro-Biden du Super Tuesday, ce qui nous porte à nous interroger sur les motivations de l’électorat, et les faiblesses de la mobilisation de Sanders pourtant en apparence victorieuse jusqu’alors.

Biden a profité d’une participation record, qui est majoritairement venu des deux électorats qui lui sont le plus favorables : les Afro-Américains de plus de 45 ans, et les habitants des banlieues aisés. Le premier était plus enclin à voter Biden du fait de son image de vice-président d’Obama, du ralliement de Clyburn en Caroline du Sud et pour des raisons structurelles (les Afro-Américains sont généralement plus conservateurs que la moyenne des électeurs démocrates). Surtout, Biden a multiplié les efforts pour les séduire lors de ses (rares) interventions publiques. Quant aux banlieues riches, leur basculement vers le parti démocrate est un phénomène récent, bien que le fruit d’une stratégie entamée il y a trois décennies (comme nous l’expliquions ici). Depuis l’arrivée de Donald Trump, ces zones géographiques clé votent davantage démocrates et s’abstiennent moins. Or ces deux électorats sont typiquement plus âgés, et s’informent majoritairement par les grands médias (papier et chaînes de télévisions, à l’inverse des réseaux sociaux qui caractérisent les jeunes générations) qui ont axés leur opposition à Donald Trump sur le fond plus que sur la forme [20]. Ces électeurs influencés par le discours médiatique dominant et moins sensibles aux problématiques de réchauffement climatique et de justice sociale cherchent avant tout un retour à la normale. Sondages après sondages, les enquêtes d’opinions montrent que leur priorité est de battre Trump, ce que Biden semble (à première vue) capable de faire après avoir triomphé en Caroline du Sud.

L’erreur de Bernie Sanders aura été de trop miser sur son organisation militante, délaissant les médias de masses (qui lui sont certes majoritairement hostiles) et le jeu politique « interne » qui aurait pu lui permettre de recueillir des précieux « endorsements ». Pour inverser la tendance, Bernie Sanders va devoir séduire une partie de l’électorat plus âgée et issue des banlieues riches. Et pour cela, il doit démontrer qu’il est plus à même de battre Trump que Joe Biden, en attaquant le vice-président frontalement. Un exercice que le sénateur du Vermont exècre. Il va devoir apprendre vite, car le temps lui est compté. [21]   

 

Sources:

[1] John Kerry overheard discussing possible 2020 bid amid concern of ‘Sanders taking down the Democratic Party, MSNBC 2 février 2020

[2] Comment l’establishment démocrate a privé Bernie Sanders d’une victoire en Iowa, LVSL, 9 février 2020. & Tout comprendre au fiasco du caucus de l’Iowa, Medium, 4 février 2020

[3] New financial filings show that many Democratic candidates are facing a cash crunch as they head into critical primary states, CNN Newsrooms, 21 février 2020

[4] : 18 days that resuscitated Joe Biden’s nearly five decade career, Washington post, 29 février 2020

[5] The Biden Paradox, Rolling Stone, 15 octobre 2019

[6] Stop Calling It a « Stutter » : Here are dozens of examples of Biden’s Dementia Symptoms, Medium, 5 mars 2020

[7] Joe biden Super PAC is being organized by corporate lobbyists for health care industry, weapons makers, finance, The Intercept, 25 octobre 2019

[8] Who Will Win The 2020 Democratic Primary?, FiveThirthyEight, février 2020

[9] Extrait du 9e débat démocrate, Twitter, 20 février 2020

[10] Can the Bernie Sanders Campaign Alter the Course of the Democratic Party?, The Intercept, 3 janvier 2020

[11] Agrégation des sondages concernant la primaire de Californie, Real Clear Politics, février 2020

[12]Chris Matthews warns of ‘executions in Central Park’ if socialism wins, YouTube, 8 février 2020

[13] Tweet de Donald Trump, Twitter, 23 février 2020

[14] Meet Mark mellman : the centrist, pro-Israel operative behind the anti-Sanders ads in Iowa, The Intercept, 1er février 2020

[15] Russia Isn’t Dividing Us — Our Leaders Are, Rolling Stone, 24 février 2020

[16] Au Texas, la gauche progressiste pourrait créer la surprise aux « Midterms », LVSL, 16 septembre 2018

[17] Critical Mention, 4 mars 2020

[18] What We Know About The Voters Who Swung Super Tuesday For Biden, Five Thirty Eight, 6 mars 2020

[20] Pourquoi le parti démocrate renonce à s’opposer frontalement à Donald Trump, LVSL, 7 février 2020

[21] To Rebound and Win, Bernie Sanders Needs to Leave His Comfort Zone, Rolling Stone, 6 mars 2020

Le Parti démocrate peut-il imploser ?

https://www.flickr.com/photos/gageskidmore/48244001437
Joe Biden © Gage Skidmore

« Dans n’importe quel autre pays, Joe Biden et moi ne serions pas dans le même parti. » Cette phrase prononcée par Alexandria Ocasio-Cortez a ranimé les doutes quant à la possible implosion d’un Parti démocrate divisé entre son aile gauche et son establishment centriste. Dépassé par la ligne Sanders, le parti craint de revivre l’amère expérience de 1972 au cours de laquelle le très à gauche George McGovern, désigné candidat à l’élection présidentielle, ne recueillit que 37,5 % des suffrages populaires et 17 voix du collège électoral (soit 3,27 %). En dépit des manœuvres de l’establishment démocrate en vue de faire échouer le sénateur du Vermont, rien ne permet d’envisager sérieusement un schisme venant bousculer un siècle et demi de bipartisme.


Les dissensions qui agitent actuellement le Parti démocrate suffisent à prophétiser un split du plus vieux parti du pays, initié par une aile gauche désireuse de se débarrasser de l’encombrant organe central néolibéral que représente le Democratic National Committee, présidé par le très clintonien Tom Perez. Bien que les raisons d’une scission puissent être nombreuses tant pour l’aile gauche que pour le courant modéré, la capacité de mue politique qui est celle de ces deux entités du bipartisme et les caractéristiques propres aux partis politiques américains rendent peu probable l’émergence d’une troisième force politique majeure.

Deux partis nés d’une scission

Lors de sa fondation en 1824, le Parti démocrate n’est pas encore le parti progressiste que l’on connaît. Issu de la scission du parti républicain-démocrate de Thomas Jefferson, le Parti démocrate rassemble alors les soutiens d’Andrew Jackson, partisan affirmé de l’esclavage. Les soutiens de John Quincy Adams rejoignent quant à eux le Parti national-républicain qui, au terme d’une très courte existence, cède sa place au Parti Whig.

En 1854, au moment de la promulgation de la loi Kansas-Nebraska, le Parti Whig se déchire sur la question de l’esclavage. La loi prévoit, au nom de la « souveraineté populaire », que les deux nouveaux États que sont le Kansas et le Nebraska puissent décider eux-mêmes d’introduire ou non l’esclavage sur leur territoire. Les opposants à la loi se rassemblent alors au sein du nouveau Parti républicain tandis que ceux qui y sont favorables s’unissent autour du Know Nothing, d’obédience nativiste.

Le Parti démocrate fut donc pendant longtemps un parti économiquement libéral (au sens européen du terme), anti-fédéraliste et partisan de l’esclavage. La mue politique ne commença qu’au début du XXe siècle avec l’élection de Woodrow Wilson. Son double mandat fut marqué par l’instauration d’un impôt fédéral sur le revenu et le droit de vote des femmes blanches (sous l’influence des Suffragettes), au prix d’un racisme d’État renforcé : les mesures ségrégationnistes firent leur entrée au sein de plusieurs départements fédéraux.[1] Le sud du pays, surnommé solid south en raison de son soutien réputé indéfectible au Parti démocrate, ne fera défection vers le Parti républicain qu’après l’adoption par le président Johnson des grandes lois sur les droits civiques de 1964 et de 1965 que sont le Civil Rights Act et le Voting Rights Act.

De la seconde déclaration des droits à l’alignement centriste

Évoluant désormais vers la gauche, le Parti démocrate eut avec Franklin D. Roosevelt l’un des présidents les plus progressistes de son histoire : le père du New Deal et aussi celui de la seconde déclaration des droits (Second Bill of Rights). Bien qu’elle n’ait abouti sur aucune modification de la Constitution, son contenu met l’accent sur la nécessité d’instaurer un véritable État-providence, garantissant un emploi, un salaire décent, un logement, la santé et l’éducation.[2]

Cet ancrage à gauche sera aussi celui des présidents John F. Kennedy et Lyndon B. Johnson qui furent tous deux influencés par le livre du politologue Michael Harrington « L’autre Amérique : la pauvreté aux États-Unis » : l’époque était en effet marquée par un taux de pauvreté qui avoisinait les 19 % et qui touchait en particulier les personnes noires. En conséquence, lors de son discours sur l’état de l’Union le 8 janvier 1964, le président de la Great Society Lyndon Johnson déclara une « guerre contre la pauvreté » qui aboutit, notamment, par la création de Medicaid et Medicare, deux assurances-santé gérées par le gouvernement fédéral au bénéfice, respectivement, des personnes à faible revenu et des plus de 65 ans.

Le Parti démocrate fut toutefois considérablement recentré à partir du mandat de Jimmy Carter (1977-1981), le plaçant sur une ligne économique similaire à celle du Parti républicain. À mi-mandat, Carter nomma le néolibéral Paul Volker à la tête de la Réserve fédérale[3] tout en dérégulant certains secteurs (en particulier l’aérien et le pétrolier), et en diminuant les impôts des entreprises. Le républicain Reagan poursuivit la manœuvre en appliquant, conjointement avec Margaret Thatcher au Royaume-Uni, une politique libérale inspirée de l’école de Chicago de Milton Friedman et de l’école autrichienne de Friedrich Hayek. Signe de l’aggiornamento démocrate, le président Bill Clinton, lors de son discours sur l’état de l’Union en 1996, fit une génuflexion en direction du Parti républicain en déclarant : « L’ère du big government est terminée ». Motto libéral, cette dénonciation du « gouvernement omnipotent », pour reprendre le titre d’un ouvrage de l’économiste autrichien Ludwig von Mises, n’est pas sans rappeler la phrase restée célèbre du discours inaugural de Ronald Reagan : « Le gouvernement n’est pas la solution à notre problème, le gouvernement est le problème ».

Dans la continuité, le président Barack Obama, à l’occasion d’un discours devant la Chambre des représentants, déclara se sentir « New Democrat »[4], du nom du groupe parlementaire démocrate converti au libéralisme économique. La nouvelle aile gauche démocrate vient donc troubler quarante années de statu quo néolibéral.

Une nouvelle ère à gauche

Medicare for All, salaire minimum horaire de 15 dollars, Ultra-billionaire tax, Green New Deal… L’agenda politique du Parti démocrate est dominé par son versant progressiste et les propositions ambitieuses de Bernie Sanders, Alexandria Ocasio-Cortez ou encore Elizabeth Warren.

Portée par la dynamique initiée par les « mouvements de base » (grassroots movements) nés à la suite de la campagne de Bernie Sanders en 2016, la gauche américaine est parvenue à émerger et à faire entrer des candidatures socialistes à la chambre basse. Aujourd’hui, nombre de ces mouvements (parmi lesquels Brand New Congress, Our Revolution et Justice Democrats) entendent poursuivre l’effort et faire élire de nouveaux visages en 2020 pour changer celui du Congrès et, in fine, celui du Parti démocrate.

En effet, l’élection à la Chambre des représentants présente une double particularité : la totalité de ses membres est renouvelée tous les deux ans et les candidatures de la gauche concourront, dans une très large majorité, sous l’étiquette démocrate. Contrairement aux appareils politiques d’autres pays, dont la France, les partis américains n’ont que peu de pouvoir sur leurs membres. Si l’on peut bien entendu soutenir financièrement une formation politique, on ne peut s’y « encarter » : la préférence politique est « autoproclamée » lors de l’inscription sur les listes électorales d’un État. Ainsi, l’appareil du parti n’a le plus souvent aucun contrôle sur le statut de membre.

Impression écran ca.gov

 

En outre, les partis ont depuis longtemps (1912) recours aux primaires pour arracher le contrôle des candidatures à l’establishment et le confier aux membres. Néanmoins, le Parti démocrate a eu recours aux superdelegates à la suite de la débâcle McGovern pour verrouiller le processus des primaires et empêcher la nomination d’une personnalité trop à gauche, un système qui a en partie pris fin en 2016 après l’élimination de Bernie Sanders de la course à l’investiture démocrate.[5]

L’existence marginale des tiers partis

Le duopole qui caractérise le système politique américain ne doit cependant pas occulter l’existence des tiers partis. Historiquement, on dénombre quelques partis monothématiques (single issue) à l’existence anecdotique : le Know Nothing, opposé à l’immigration, ne vécut que cinq ans (1855 – 1860) et le Greenback Party, partisan d’une réforme monétaire, disparut après seulement quinze ans d’existence. Seul le Prohibition Party, opposé aux boissons alcoolisées, a résisté à l’épreuve du temps : existant depuis 1872, celui qui était parvenu à remplir son objectif en 1918 par la promulgation du 18e amendement mène aujourd’hui une existence à la marge. Groupusculaire, le parti ne compte guère plus de 6000 membres mais continue à présenter, tous les quatre ans, un candidat à l’élection présidentielle.

En parallèle, d’autres formations politiques, plus idéologiques, mènent également une existence dans l’ombre des deux grands partis américains : le Libertarian Party, le Party for Socialism and Liberation ou encore le Green Party, entre autres, se confrontent à un droit électoral complexe et peinent à pouvoir concourir à égalité avec le duopole républicain/démocrate.[6]

L’accès aux urnes implique donc souvent le recours aux primaires républicaines et démocrates. Ainsi, Bill Weld, colistier du libertarien Gary Johnson en 2016, est candidat aux primaires républicaines de 2020. De l’autre côté, le Working Families Party, d’inspiration sociale-démocrate, a préféré accorder son soutien à la candidature d’Elizabeth Warren à la primaire démocrate. Rétrospectivement, force est de constater qu’en dehors des candidatures de Theodore Roosevelt, qui se présenta sous l’étiquette du mouvement progressiste en 1912, de Robert M. La Follette, candidat du Parti progressiste en 1924, ou de Ross Perot, sans étiquette en 1992 puis sous la bannière du Reform Party quatre ans plus tard, les tiers partis sont ostracisés par l’hégémonie des deux grandes formations et lourdement pénalisés par un droit électoral local qui complexifie leur participation aux élections.

Quel Parti démocrate pour demain ?

Si de part et d’autre du spectre politique de la gauche des voix se font entendre en faveur d’un schisme, il est peu probable qu’il ait lieu au regard de l’histoire du Parti démocrate. Si la ligne politique qui est celle de l’establishment reste majoritaire, l’aile progressiste représente, d’après les sondages nationaux, peu ou prou 40 % de l’électorat démocrate. Ni la gauche ni l’establishment ne gagnerait à une implosion du Parti, qui scellerait le sort des Dems pour les prochaines années en offrant le pays tout entier au Parti républicain, déjà majoritaire dans vingt-neuf des cinquante États.

Il semblerait que la principale menace pour l’establishment démocrate soit l’establishment lui-même plutôt qu’un Bernie Sanders qui est somme toute plus social-démocrate que véritablement socialiste. Sa conduite peu amène vis-à-vis de la candidature Sanders exacerbe les tensions et donne une image bien peu reluisante à un Parti qui peine à mettre en difficulté un président-candidat convaincu de sa réélection en novembre. Enfin, les nombreux grassroots movements, qui sont déjà parvenus à faire entrer à la Chambre le quatuor féminin que l’on surnomme le Squad, poursuivent leurs efforts de renouvellement en portant aux élections des femmes et des hommes progressistes : le dernier Political Action Committee en date, Courage to Change, n’est autre que celui de l’élue Alexandria Ocasio-Cortez. Le nouveau venu s’ajoute donc à la longue liste de mouvements de base qui visent au renouvellement du Congrès : Brand New Congress, Our Revolution, Justice Democrats etc.

Que Bernie Sanders remporte ou non la primaire démocrate ne freinera donc pas la dynamique lancée en 2016. Le Parti démocrate évolue sous l’effet conjugué d’une conjoncture économique, politique et environnementale critique, d’un renouvellement inédit du paysage politique, rajeuni et plutôt favorable à l’idée socialiste, et d’un bouleversement démographique qui change radicalement la sociologie politique des États et en particulier du Texas[7], dont les projections démographiques indiquent une forte progression de la population hispanique. Cette population n’a cessé de croître au cours des cinquante dernières années. Aujourd’hui, une personne sur cinq aux États-Unis est d’origine hispanique.[8]

Le Parti démocrate semble ainsi en mesure de surmonter la crise qu’il traverse : l’establishment n’aura visiblement pas d’autre choix que de cohabiter avec une aile gauche qui, vraisemblablement, continuera à croître en son sein. Ce qu’on appelle « l’aile gauche du Parti démocrate », aujourd’hui représentée par le sénateur indépendant du Vermont Bernie Sanders ne doit pas son existence au seul fait de sa figure de proue. Sa candidature 2020 est certes sa dernière grande bataille, mais il a su s’entourer de femmes et d’hommes qui poursuivront son œuvre et entretiendront ses idées dans un Parti démocrate renouvelé. C’est d’ailleurs là son slogan de campagne, une épigraphe qui ferait une belle épitaphe : Not me, us. Pas moi, nous.

[1] Kathleen L. WOLGELMUTH, Woodrow Wilson and the Federal Segregation, The Journal of Negro History 44, no. 2 (April 1959): pp. 158-173

[2] Franklin D. ROOSEVELT, State of the Union Message to Congress, January 11, 1944

[3] L’économiste André Orléan y voit l’acte de naissance du néolibéralisme. Cf. Le néolibéralisme entre théorie et pratique, entretien avec André Orléan, Cahiers philosophiques, 2013/2 (n° 133), pp. 9-20

[4] Carol E. LEE et Jonathan MARTIN : Obama: “I am a New Democrat”, 3 October 2009, politico.com

[5] Des membres du Comité National Démocrate (DNC) ont toutefois soulevé l’idée de revenir sur cette réforme de 2016 afin de faire barrage à une candidature Sanders.

David SIDERS, DNC members discuss rules change to stop Sanders at convention, 31 January 2020, politico.com

[6] Chacun des cinquante États décide des conditions à réunir pour accéder aux urnes (ballot access). En 2016, l’écologiste Jill Stein avait des bulletins dans quanrante-quatre États. Trois États étaient en « write-in » (possibilité d’écrire Jill Stein sur un bulletin de vote) et trois autres États où le vote Stein n’était pas permis.

[7] Jake JOHNSON, ‘Absolutely Remarkable’: Poll Shows Democratic Voters in Texas and California View Socialism More Positively Than Capitalism, 2 March 2020, commondreams.org

[8] Antonio FLORES, Mark Hugo LOPEZ, Jens Manuel KROGSTAD, U.S. Hispanic population reached new high in 2018, but growth has slowed, pewresearch.org

Le Green New Deal de Bernie Sanders pourrait-il entraîner une révolution verte mondiale ?

En lice pour l’investiture démocrate pour les prochaines présidentielles américaines, le candidat Bernie Sanders s’illustre par sa proposition de Green New Deal : un grand plan de relance centré sur l’équité et la justice climatique. À l’heure où l’enjeu écologique est au cœur des préoccupations mondiales, un programme aussi ambitieux – que nous analysons succinctement – peut permettre de faire pencher la balance envers le sénateur du Vermont, mais aussi d’imaginer un tournant global pour l’ensemble de l’humanité en cas de victoire contre Donald Trump. 


Le feu en Australie, la neige au Texas, la fonte des glaces au Groenland… Ces dernières semaines ont été marquées par des événements climatiques extraordinaires à travers le globe, désormais toujours plus fréquents. Conscients de cette réalité, les candidats à la primaire démocrate, qui désignera le futur opposant démocrate à Donald Trump pour les élections présidentielles de septembre prochain, se sont saisis de cette problématique. Alors que s’ouvriront bientôt les premiers caucus, l’enjeu écologique semble bien parti pour occuper une place de choix dans les critères des électeurs. À plus long terme, la centralité de la thématique peut être un atout majeur face au président sortant, faible sur la question climatique, et, pourquoi pas, la force propulsive d’une prise de conscience globale de l’humanité. Pour l’instant, c’est le candidat « démocrate-socialiste » Bernie Sanders qui s’illustre particulièrement dans le domaine, avec un plan politique ambitieux, le désormais fameux « Green New Deal ». Quels en sont les tenants et les aboutissants ?

Le Green New Deal 2.0

L’idée du Green New Deal part d’un constat : le changement climatique met en péril l’espèce humaine et sa capacité à vivre dans de bonnes conditions sur la planète. La réponse doit donc nécessairement être la mise en place d’une vaste politique, de manière à combattre le changement climatique et rendre la société plus soutenable. Si Bernie Sanders faisait déjà figure de pionnier dans sa volonté d’instaurer une véritable politique écologique lors des dernières primaires démocrates de 2015, perdues face à Hillary Clinton, il a désormais affiné sa pensée. À partir du modèle du New Deal, un vaste plan d’investissement lancé par Franklin Roosevelt en 1933 contre la Grande Dépression, il développe, aux côtés d’une nouvelle génération de démocrates-socialistes, à l’image d’Alexandria Ocasio-Cortez, un vaste programme qui comporte plusieurs volets. En tout, c’est 16 400 milliards qui seront consacrés au Green New Deal, un budget bien supérieur à ceux de ses opposants à l’investiture. Comme le précise Pavlina Tcherneva, conseillère économique de Bernie Sanders, dans l’entretien que nous avons réalisé, ce projet comprend à la fois des politiques industrielles, de transition vers des énergies renouvelables, des politiques sociales, avec notamment la mise en place d’une couverture universelle, que des politiques de logement, véritable problématique aux Etats-Unis. L’idée est ici de sortir complètement du modèle actuel, qui est à la fois climaticide, mais aussi injuste et inégalitaire, pour se diriger vers une société socialement, écologiquement et économiquement viable.

Le programme de Bernie Sanders repose sur une doctrine que l’on pourrait considérer comme éco-socialiste [1]. Il a articulé son Green New Deal [2] autour de plusieurs grands axes :

  • Transition vers 100% d’énergies renouvelables d’ici 2030 : une sortie totale des énergies fossiles dans les domaines de l’électricité et des transports. 526 millions de dollars seront consacrés à la recherche et au développement d’un réseau les plus respectueux de l’environnement possible, avec comme objectif de combler 100% des besoins énergétiques de la nation.
  • Création de 20 millions d’emplois nécessaires dans le domaine de la transition écologique afin de réduire le chômage de masse, et inclure toutes les populations dans cette transformation. Des créations d’emplois sont prévues dans des domaines aussi larges que l’agriculture, la fabrication de voiture électriques, la rénovation et la construction de logements et autres infrastructures.
  • Garantir une reconversion professionnelle pour les travailleurs des industries fossiles en investissant 1,3 milliards de dollars dans la formation, des pensions égales aux salaires perçues précédemment, une protection sociale et médicale afin de limiter les coûts d’un tel changement. 
  • Développement d’une justice autour des questions climatiques pour protéger les personnes les plus vulnérables aux impacts climatiques, reconstruire des infrastructures, ou encore construire des logements pour garantir un logement décent, et plus respectueux de l’environnement, à toute la population.
  • Se placer en position de leader de la transition écologique au niveau mondial en rejoignant les accords de Paris, créer et investir 200 milliards de dollars dans le Green Climate Found, et négocier la baisse des émissions avec les pays les plus industrialisés.

Des adversaires moins ambitieux, mais également très présents sur le dossier écologique

Du côté de ses adversaires, la volonté d’une transition verte de cette ampleur reste plutôt timide. Le centriste Joe Biden, principal opposant à l’investiture du sénateur socialiste, appelle à une Clean Energy Revolution and Environmental Justice. Ce plan prévoit la réduction des émissions de gaz à effet de serre, pour atteindre l’objectif des 0%, mais aussi 100% d’énergies renouvelables d’ici 2050. En parallèle, des fonds devraient être débloqués en faveur de la construction d’infrastructures plus propres, mais aussi la rénovation d’immeubles et résidences fortement énergivore. Sur le plan international, à l’instar de Bernie Sanders, Biden souhaite mettre les États-Unis au centre de la bataille contre le changement climatique, notamment en intégrant à nouveau les Accords de Paris, mais également en mettant en place des traités internationaux en faveur de la protection de l’environnement.

Elisabeth Warren, pour sa part, soutient également un Green New Deal, pour lequel elle a milité aux côtés d’Ocasio-Cortez, quand il a été présenté devant le Sénat. Celui-ci reste néanmoins beaucoup moins abouti que celui de son concurrent démocrate-socialiste. Il est ainsi présenté comme un plan d’investissement en faveur de la transition énergétique, avec objectif de se tourner vers des énergies renouvelables à 100% d’ici les années 2030, et la baisse drastique des émissions de CO2. Néanmoins, si elle parle effectivement de la création de 10 millions de green jobs, aucun détail n’est donné sur les domaines impactés, mais également sur la potentielle volonté, d’entamer une politique de reconversion des ouvriers des industries polluantes par exemple. Pas un mot non plus sur d’éventuels investissements en matière sociale pour garantir une certaine justice climatique.

Seulement, face à la menace que représente candidat socialiste, une figure assez inattendue a fait une percé dans le caucus de l’Iowa. Crédité de 15,4% [3] à la veille du vote, le “Macron américain”, a finalement devancé Bernie Sanders, s’imposant 26,2% contre 26,1% [4]. Mais, à l’instar de son adversaire Michael Bloomberg, le candidat centriste propose un plan écologique qui reste très peu ambitieux, dont les conséquences désastreuses. Ils se contentent ainsi d’objectifs de baisse d’émission et de transition vers des énergies vertes d’ici 2050, d’investissements dans la recherche et l’innovation et de ratification des accords de Paris. Néanmoins, contrairement aux autres, est leur volonté partagée de créer une assurance pour les victimes d’événements liés aux changements climatiques, comme l’ouragan Katrina, qui, en plus de faire de nombreuses victimes, avaient créé d’énormes dégâts matériels.

La contre-attaque de l’establishment 

Il faut dire que ces deux derniers candidats, et plus particulièrement Pete Buttiegeg depuis sa récente percée, représentent peut-être le dernier barrage pour empêcher Bernie Sanders d’obtenir l’investiture. Avec un programme fortement ancré à gauche, qu’il décrit lui même comme “socialiste” dans un pays qui a longtemps considéré ce terme comme un anathème, le sénateur du Vermont menace toute la stabilité politique d’un pays, et met en péril le développement de certains secteurs économiques clés, dont les énergies fossiles, génératrice de quantité suffisante pour garantir une indépendance énergétique. Ses promesses de transition vers une énergie renouvelable à hauteur de 100% dès 2030, taxer les industries fossiles à hauteur de leur pollution, et ou encore couper toutes les subventions dans ce domaine, risquent de compromettre les bénéfices de ces secteurs. Du côté de la finance, la peur est de mise avec celui qui pourrait devenir leur “pire cauchemar”, puisque plusieurs annonces, dont la création de l’assurance maladie pour tous, Medicare for All, ou encore la généralisation d’un service minimum autour de 15 dollars de l’heure, pourraient créer une certaine instabilité sur les marchés. Il faut s’attendre, si les bons résultats de Sanders se confirment aux primaires démocrates, à une contre-attaque violente de l’establishement, et notamment des grandes firmes transnationales, principales responsables de la crise écologique, qui, sous de grands discours greenwashés, accueillent avec méfiance la construction d’un front écologiste, qui implique nécessairement une forme de décroissance. 

Néanmoins, les candidats ne peuvent faire l’impasse sur la question écologique, qui n’a jamais été aussi importante pour l’opinion publique. Ainsi, d’après des sondages réalisés en 2019, 51% de la population étatsunienne se dit inquiète pour le changement climatique, un chiffre qui atteint 77% chez les votants démocrates. Un chiffre important dans la population jeune, de 18 à 29 ans, qui se sent concernée à hauteur de 67%. Avoir un programme écologique radical, comme le propose le sénateur, permettrait ainsi, d’une part de répondre aux inquiétudes de la population, mais aussi, de faire revenir aux urnes ces populations souvent éloignées de la politique, d’autant plus dans le système bi-partisan étasunien, que sont les jeunes et les abstentionnistes.

Ce que la victoire de Bernie Sanders pourrait changer

De fait, nul politicien ne peut ignorer l’ampleur de la catastrophe. Selon le GIEC [5], il faut considérablement changer ses manières de produire d’ici 2030, au risque de voir des conséquences irréversibles sur l’environnement. Dans cette course contre la montre, les États-Unis peuvent jouer un grand rôle, car ils stagnent à la deuxième place des plus gros pollueurs du monde, derrière la Chine [6]. L’investiture du premier sénateur socialiste représente un réel espoir, d’autant plus que selon les sondages [7], il est le candidat démocrate le plus susceptible de battre Donald Trump, ouvertement climatosceptique, dont la politique a déjà eu des conséquences sur l’environnement [8]. Depuis son arrivée à la tête du pays en 2017, le président américain a levé, par exemple, toutes les restrictions concernant l’exploitation du gaz de schiste et du pétrole, ce qui a certes fait exploser leurs productions, mais surtout causé des dégâts considérables sur l’environnement. L’élection de Bernie Sanders, avec un programme à contre-pied de l’actuel président, pourrait marquer un tournant radical dans les politiques mondiales, autant en matière économique, sociale, que climatique.

En se plaçant à la tête d’une grande révolution verte, Sanders prendrait la tête en matière de politique environnementale, et pourrait ainsi pousser d’autres grandes puissances occidentales à lui emboîter le pas. C’est d’ores et déjà le cas dans plusieurs pays européens, où l’idée d’un Green New Deal For Europe fait son chemin, visant à obliger la Banque Centrale Européenne à débloquer des fonds pour investir dans des infrastructures plus respectueuses de l’environnement – un programme qui pourrait poser la question de la compatibilité entre un agenda écologiste et les institutions européennes actuelles. Dans le même temps, le chef de l’opposition britannique, Jeremy Corbyn, milite en faveur d’une Green industrial Revolution [9], un plan d’investissement de transition écologique et social, inspiré par celui de son allié américain.

À l’aube d’une recomposition totale de l’ordre économique, dans laquelle la Chine convoite la place de première puissance mondiale occupée par les États-Unis, le changement de paradigme idéologique en faveur de la lutte contre le changement climatique poussera cette dernière à se placer en tant que pionnière dans ce domaine. Ainsi, ils pourraient mettre en place toutes sortes d’outils contraignants, à l’instar de sanctions financières, ou d’interdictions d’importations lors de non-respect de normes environnementales.

Enfin, le Green New Deal pourrait surtout pousser à un changement radical vers la sortie du paradigme libéral. Plus le temps avance, plus les liens entre la crise écologique et la crise économique semblent évidents. L’élection de Sanders pourrait faire apparaître au grand jour les liens entre le néolibéralisme et la crise écologique, les intérêts du système oligarchique actuel et la passivité des gouvernements face à la destruction de la planète. . Les inégalités économiques engendrent le plus souvent une exposition encore plus grande aux problèmes des changements climatiques, mais rendent également impossible toute volonté d’amélioration des comportements. De ce fait, il est important de juxtaposer des politiques de transition écologiques, et le retour à un État social fort, permettant à chacun de prendre sa place dans ce mécanisme [10].

Contre toute attente, la révolution verte pourrait venir d’un des pays maître en matière de pollution, et pourrait rabattre toutes les logiques économiques, et sociales mises en place. Et tout cet espoir repose entre les mains d’une personne, Bernie Sanders. Tout l’enjeu pour la suite reste de savoir la réponse à la percée du candidat socialiste et la réaction de l’establishment démocrate, de la finance ainsi que des lobbies en cas de victoire du sénateur du Vermont. Une question qui se posera finalement à l’échelle mondiale, si tant est que la brèche s’ouvre outre Atlantique. 

 

 

[1] Pierre-Louis Poyau, L’écosocialisme : qu’est-ce donc ? https://www.revue-ballast.fr/lecosocialisme/

[2] Bernie Sanders, The Green New Deal https://berniesanders.com/issues/green-new-deal/

[3] Louis Tanka, Sanders, Biden, Warren, Buttigieg: qui domine les sondages chez les démocrates? 

[4] https://www.nytimes.com/interactive/2020/02/04/us/elections/results-iowa-caucus.html

[5] Rapport spécial du GIEC sur le réchauffement planétaire de 1,5 °C https://public.wmo.int/fr/ressources/bulletin/rapport-sp%C3%A9cial-du-giec-sur-le-r%C3%A9chauffement-plan%C3%A9taire-de-15-%C2%B0c

[6] https://fr.statista.com/statistiques/732709/emissions-dioxyde-de-carbone-etats-unis/

[7]https://www.realclearpolitics.com/epolls/2020/president/us/general_election_trump_vs_sanders-6250.html

[8] Yona Helaoua, L’exploitation du gaz de schiste dévaste les États-Unis https://reporterre.net/L-exploitation-du-gaz-de-schiste-devaste-les-Etats-Unis

[9] https://labour.org.uk/manifesto/a-green-industrial-revolution/

[10] Pierre Gilbert, Le paradoxe australien : enfer climatique et dirigeants climatosceptiques. https://lvsl.fr/paradoxe-australien-enfer-climatique-et-dirigeants-climatosceptiques/

 

Bloomberg et Buttigieg, les deux cauchemars de Bernie Sanders

cpature d'ecran debat las vegas

Le premier est un milliardaire déterminé à acheter les élections, le second un néolibéral vendu aux intérêts financiers. L’un menace de ramener le parti démocrate deux décennies en arrière, l’autre de le faire imploser. Pete Buttigieg incarne la politique contre laquelle Bernie Sanders se bat depuis quarante ans. Mike Bloomberg représente la classe sociale qu’il a désignée comme principale adversaire, celle des milliardaires et des 1%. Portrait croisé des deux principaux opposants à Bernie Sanders dans la course à l’investiture démocrate.


Lorsqu’il lance sa campagne en février 2019, le grand public découvre Pete Buttigieg pour la première fois. Son CV atypique attire immédiatement la curiosité des médias, au point de provoquer une première bulle sondagière. Homosexuel affirmé, chrétien pratiquant, vétéran de l’Afghanistan, diplômé de Harvard, ex-consultant pour McKinsey, le maire de South Bend (quatrième ville du très conservateur État de l’Indiana) parlerait huit langues couramment, dont l’Arabe et le Norvégien.[1] Du haut de ses 37 ans, il s’exprime avec une remarquable éloquence et un aplomb déconcertant.

Pete Buttigieg, la coqueluche de Wall Street

Les milieux bobos américains s’enthousiasment pour le potentiel premier président gay et millénial du pays, dont une cascade d’articles ne cesse de louer l’intelligence. [2] Avec son nom de famille exotique (prononcé Boot edge edge), “Mayor Pete” promet d’incarner le renouveau politique et générationnel, de porter la voix du Midwest à Washington, lui qui se présente comme un outsider au système. Dans une primaire longtemps dominée par trois septuagénaires (Sanders, Biden et Warren), il apporte une certaine fraîcheur et veut “transformer le système pour faire face aux défis du futur”. Mais s’il parle bien, Pete Buttigieg ne dit pas grand-chose. La vacuité de ses propos frise parfois le comique. Et lorsqu’il prend des positions claires, c’est pour fustiger l’irréalisme de Bernie Sanders, critiquer la dénonciation des milliardaires comme une forme d’exclusion, défendre une terrifiante vision impérialiste de la politique étrangère américaine ou revendiquer le fait d’être financé par Wall Street et l’industrie pharmaceutique. 

Interrogé en avril 2019 par CNN, il justifiait son absence de programme en affirmant que l’important est la philosophie, le projet. Désormais, son discours prétendument rassembleur se limite à régurgiter les arguments de l’industrie de la santé et à critiquer le programme de Bernie Sanders avec une mauvaise foi déconcertante. Rendre les universités publiques gratuites reviendrait à faire un cadeau aux milliardaires (qui, c’est bien connu, envoient leurs enfants dans les universités les moins chères et moins prestigieuses du pays…), et nationaliser l’assurance maladie priverait les gens de leur couverture santé (le propre plan santé de Buttigieg “Medicare for all who want it” est lacunaire et mal ficelé).  

Barack Obama expliquait que sa propre candidature agissait comme un écran sur lequel les électeurs projetaient leurs désirs. Pete Buttigieg, qui copie jusqu’aux intonations de voix des discours du premier président noir de l’Histoire, espère renouveler l’exploit : incarner le renouveau tout en défendant le statu quo.

Car lorsqu’on lit son autobiographie, comme l’a fait Nathan J. Robinson pour Current Affairs, un tout autre visage apparaît. On découvre une déconnexion totale avec les gens, en particulier ses administrés, et un parcours remarquablement carriériste. Le chapitre sur l’Afghanistan ne mentionne aucun afghan, et lorsque Pete Buttigieg fait campagne pour la mairie de South Bend, il prend soin de ne jamais interroger ses futurs électeurs. [3] 

Pete Buttigieg est avant tout un homme de réseaux, maniant à la perfection l’art du networking. Après Harvard, il rejoint le cabinet de conseil McKinsey, décrié pour son immoralité liée à son travail auprès des pires entreprises et dictatures au monde. Enrichi d’un carnet d’adresses abondant, Pete se porte volontaire pour faire du renseignement en Afghanistan, travaillant pour le compte de la CIA. De son propre aveu, les sept mois de mission auraient été d’un grave ennui. Ce qui ne l’empêche pas de se faire passer pour le frère d’armes des militaires mutilés par les mines artisanales talibanes, et d’utiliser son statut de vétéran à son avantage dans les débats télévisés. Mais c’est son bilan en tant que maire de South Bend qui pose le plus problème. 

Fils de professeurs de l’université élitiste voisine de Notre-Dame, Pete Buttigieg n’est certainement pas un “rural”, contrairement à ce qu’il laisse entendre. Loin de posséder une mystérieuse aptitude à séduire l’électorat conservateur (argument qu’il utilise pour vendre ses chances face à Trump), Buttigieg a perdu de vingt points une élection en Indiana avant d’être élu maire d’une ville-campus qui abrite également une forte proportion d’Afro-Américains. Or, les classes populaires et les minorités de South Bend ont eu à souffrir du manque d’intérêt – voir du mépris – que leur porte le jeune et ambitieux Buttigieg. Outre un bilan catastrophique en termes de politique du logement, Mayor Pete a dirigé une police particulièrement raciste, envers les habitants de South Bend comme envers ses propres officiers. [4]

Ce triste bilan explique le manque de soutien dont il souffre auprès des Afro-Américains, électorat clé du parti démocrate. Au point que Mayor Pete a fabriqué à de multiples reprises de faux soutiens afro-américains en Caroline du Sud et utilisé des images issues d’une banque de photos (prises au Kenya) pour illustrer son “Plan for Black America” destiné à séduire cet électorat exigeant. [5]

En dépit de ses maladresses et handicaps, Buttigieg a failli profiter du fiasco de l’Iowa (auquel il ne serait pas tout à fait étranger) pour arracher le New Hampshire à Bernie Sanders. Même s’il ne dépasse pas encore la barre des 10% d’intentions de vote nationalement et semble promis à une déconfiture lors du Super Tuesday, le jeune maire a le vent en poupe. Les milliardaires et cadres de Wall Street abreuvent sa campagne de dons, qu’il récolte dans des levées de fond tenues à huis clos dans de somptueux restaurants

Buttigieg semble avoir parfaitement intégré le fait que l’establishment démocrate et les médias seront de son côté, et que les électeurs qui votent à la primaire (majoritairement blancs, âgés et financièrement aisés) sont suffisamment terrifiés par Donald Trump pour passer outre ses défauts. Ceci expliquerait pourquoi il se permet de mentir effrontément sur son passé le plus récent, refuse de répondre à la moindre question quelque peu embarrassante que lui poserait un journaliste, change de programme au gré du vent et n’hésite pas à prendre un ancien dirigeant de Goldman Sachs comme responsable stratégique, le genre de choix que Barack Obama avait eu l’intelligence de faire après avoir gagné la Maison-Blanche. [6]

La candidature de Mayor Pete remporte un certain succès auprès des électeurs fortunés et des fameuses zones périurbaines aisées, grâce à sa prétendue “électabilité”. Cette capacité fantasmée à battre Donald Trump semble liée à ses secondes places surprises en Iowa (repeinte en victoire) et New Hampshire. Bien qu’elles s’expliquent d’abord par la sociologie du vote et une débauche de moyens investis dans ces deux premiers États, le cœur électoral démocrate (âgé de plus de 45 ans) ne semble pas capable de voir ce qui lui pend au nez : au mieux, une présidence plus décevante qu’Obama, et plus certainement une défaite humiliante face à Donald Trump.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Pete_Buttigieg_(48646119033).jpg

Mayor Pete Buttigieg speaking with attendees at the 2019 Iowa Federation of Labor Convention hosted by the AFL-CIO at the Prairie Meadows Hotel in Altoona, Iowa. ©Gage Skidmore

Car il faut beaucoup d’imagination pour penser que Pete pourrait battre Trump. Son homosexualité reste (bien malheureusement) un désavantage au pays de l’Oncle Sam, comme son impopularité chronique auprès des jeunes et des minorités. À cela s’ajoute une capacité unique à rendre furieux l’électorat de gauche et une remarquable transparence vis-à-vis de sa nature corrompue. Harvard, McKinsey, CIA et levées de fonds au contact des milliardaires devraient constituer autant de signaux d’alarme pour l’électorat démocrate, auxquels on ajoutera le fait qu’il a été pris en flagrant délit de mensonge vis-à-vis de sa politique raciste à South Bend, en plein débat télévisé.

Les électeurs de Pete Buttigieg à qui j’ai pu parler me disent tous la même chose : ils l’apprécient pour son intelligence et son éloquence, mais sont incapables de citer la moindre idée ou aspect programmatique. Ceux de Sanders sont d’abord motivés par un sentiment d’urgence (climatique et sociale) et par les problématiques qui impactent directement leur vie, que ce soit en termes de santé, de dette étudiante ou de niveau de vie.

Comme Emmanuel Macron, Pete Buttigieg pourrait surfer sur son image de fraîcheur, aidé par le soutien des élites financières et médiatiques et sa propre version du fameux “ni de droite ni de gauche” pour se hisser jusqu’à la nomination à coup de platitudes rassurantes.

Sa stratégie se résume à incarner une alternative “modérée” aux candidatures de Sanders  (qu’il critique avec force) et Bloomberg, mais son résultat décevant au Nevada risque de lui faire perdre cette stature au profit de Joe Biden. 

Cependant, un autre candidat redessine les contours de la primaire et risque de lui voler la vedette, au point de menacer l’existence même du parti démocrate…

Michael “Mike” Bloomberg et le risque d’implosion du parti démocrate

Neuvième fortune mondiale ayant bâti sa richesse en commercialisant des outils informatiques pour Wall Street, Michael Bloomberg est surtout connu pour son empire médiatique et son triple mandat de maire républicain de la ville de New York. Ardant soutien de Georges W. Bush lors de sa campagne de réélection de 2004, défenseur de la guerre en Irak, accusé d’agression sexuelle dans une quarantaine d’affaires juridiques par une soixantaine de femmes, Bloomberg a imposé et défendu en termes ouvertement racistes une politique policière discriminatoire envers les noirs et latinos (stop and frisk – contrôle au faciès systémique), et déployé une surveillance de masse contre la communauté musulmane. Fermement opposé à la notion de salaire minimum, et à toute hausse de ce dernier, soutien des coupes budgétaires dans la sécurité sociale et Medicare, connu pour son sexisme, son racisme, ses propos homophobes et sa répression sanglante du mouvement Occupy Wall Street, Michael Bloomberg ressemble à s’y méprendre à Donald Trump, le charisme en moins et 60 milliards de dollars en plus. Le fait qu’il aurait forcé une femme à avorter risque de lui coûter cher politiquement, tout en faisant passer Donald Trump pour un gentleman. Son dédain pour les classes populaires s’illustre par sa tristement célèbre taxe sur les sodas. Et si la santé de Bernie Sanders constituait un motif d’inquiétude, Bloomberg peut se vanter d’avoir autant d’années derrière lui (78) et de pontages cardiaques (2) que le sénateur du Vermont. [7] 

Pourtant, ce multimilliardaire progresse continuellement dans les sondages de la primaire, et collectionne les soutiens officiels d’élus et responsables démocrates, y compris auprès de la communauté noire. À croire que le fait qu’il a attribué la crise financière de 2008 aux emprunteurs afro-américains ne constitue pas un obstacle à sa nomination… [8]

Cet ancien membre du parti républicain (jusqu’en 2018) aux graves penchants autoritaires devrait incarner le cauchemar des électeurs démocrates. Pourtant, il semble en passe de représenter le dernier espoir de certains.

Pointant à la deuxième place des sondages nationaux et en tête d’un certain nombre d’États qui votent pour le super Tuesday, Mike Bloomberg pourrait acheter la primaire sans s’être donné la peine de participer aux quatre premiers scrutins (Iowa, New Hampshire, Nevada et South Carolina), bien que sa performance désastreuse au débat du Nevada risque de ralentir sa percée sondagière.  

Deux éléments semblent expliquer la terrifiante ascension de cet oligarque : la profonde angoisse de l’électorat démocrate face à la perspective d’une défaite contre Donald Trump, et la tentaculaire sphère d’influence que Bloomberg a méticuleusement construite à l’aide de sa fortune.

La démocratie américaine est-elle à vendre ?

Les meetings de campagne de Mike Bloomberg ne désemplissent pas. Et pour cause, on y offre le vin et le couvert. Acheter des votes s’est rarement fait aussi ouvertement, mais Bloomberg ne s’en cache pas : si tant est que la démocratie américaine soit à vendre, il est prêt à mettre le prix qu’il faudra.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Michael_Bloomberg_(48604014382).jpg
©Gage Skidmore

La cinquième fortune du pays aurait été convaincue de ses chances électorales par la victoire de Donald Trump en 2016, et motivée par la faiblesse de Joe Biden et le succès de Bernie Sanders pour se lancer dans la primaire. Ironiquement, ce serait Jeff Bezos, venant tout juste de céder à la pression de Sanders en augmentant le salaire minimum de ses employés, qui aurait convaincu Bloomberg de se présenter.

Les observateurs ont d’abord largement sous-estimé le potentiel de sa candidature. Déclaré tardivement, Bloomberg n’allait pas participer aux quatre premiers scrutins s’étalant en février censés permettre de juger les candidats et de construire ou défaire les fameux “momentum” dont a besoin chaque campagne avant le Super Tuesday. Pointant entre 2 et 4% d’intention de vote, connu pour ses positions très droitières, personne ne pensait que son barrage de publicité télévisée allait lui permettre de se hisser dans le trio de tête. Probablement parce que les campagnes d’Hillary Clinton et des candidats républicains à la primaire de 2016 avaient lamentablement échoué à faire perdre Donald Trump par ce biais, malgré des avantages financiers déjà colossaux. Il semblait que les publicités ciblées par internet et le militantisme viral sur les réseaux sociaux allaient remplacer les fameux spots télévisés de campagne.

C’était sans compter sur deux facteurs importants : l’ampleur sans précédent du torrent de publicités que Mike Bloomberg allait déverser sur les électeurs, et le fait qu’il s’entoure de véritables talents, contrairement à Hillary Clinton. Depuis décembre 2019, il est impossible de regarder une vidéo sur YouTube, d’ouvrir une page web ou une application de téléphonie sans voir le visage de Mike Bloomberg. À la télévision, c’est encore pire. La majorité des publicités vantent le fait que “Mike will get it done” (Mike va le régler) et parle des principales préoccupations des électeurs démocrates : la crise climatique, le prix des médicaments, le coût de l’assurance maladie et battre Donald Trump. Mike s’en occupera. Comment ? On ne vous le dit pas. Mais ce message puissant résonne auprès de l’électorat. Bloomberg est le nouveau cool, comme vous le vantent les milliers d’influenceurs payés 150 dollars par post instagram, ou vos amis rémunérés pour vous envoyer des SMS pro-Bloomberg. 

Pour prendre toute la mesure du blitz publicitaire, il suffit de regarder quelques chiffres : Bloomberg a dépensé plus d’un demi-milliard de dollars en trois mois, cinq fois plus que Bernie Sanders en une année. La campagne d’Hillary Clinton de 2016, la plus chère de l’histoire, n’avait couté qu’un milliard de dollars en tout (celle de Trump environ quatre cents millions, dont soixante-dix millions de son propre argent). Et Bloomberg ne semble pas près de s’arrêter : ses ressources sont infinies. En dépit de tous ces frais, sa fortune personnelle a augmenté depuis l’annonce de sa candidature, par le simple produit des intérêts sur son capital. Pour lui, il n’engage que son argent de poche.

Ces dépenses gargantuesques augmentent le prix des segments publicitaires pour ses adversaires démocrates. Pire, en arrosant les chaines de télévision de spots, il devient leur meilleur client, et s’achète une complaisance consternante des journalistes, présentateurs et éditorialistes. L’un d’entre eux, officiant sur la chaîne pro-démocrate MSNBC, a défendu le fait que Bloomberg n’était pas un oligarque, contrairement à Bernie Sanders (qui, du haut de son nouveau statut de millionnaire lié aux ventes de son dernier livre, serait dans la même catégorie sociale tout en exerçant davantage d’influence sur la vie politique du pays).

La complaisance des journalistes s’explique par deux autres biais. Le conglomérat Bloomberg News emploie trois mille personnes, bien mieux payées que la moyenne du marché, au point de constituer une sorte de filet de sécurité potentiel pour une profession en crise. Les journalistes n’ont pas intérêt à se faire mal voir par un potentiel futur employeur connu pour avoir tenté de détruire la carrière de ceux qui le couvrent défavorablement. [9]

Ensuite, à travers les multiples dons financiers qu’il distribue aux associations et think tanks, Bloomberg s’achète le silence des nombreux commentateurs de plateaux TV employés par ces derniers. Le fait qu’il finance le musée de son épouse explique surement pourquoi l’éditorialiste au New York Times Thomas Friedman a signé une tribune pro-Bloomberg dans le principal quotidien du pays. 

Car le bombardement publicitaire n’est que le sommet de l’Iceberg. Comme lorsqu’il avait fait campagne pour la mairie de New York, Bloomberg s’appuie sur un second pilier : son tentaculaire réseau d’influence, que le New York Times a méticuleusement décrit dans une longue enquête. [10]

Bloomberg finance depuis des années des think tanks, associations caritatives et  organisations militantes en tout genre par ses fondations philanthropiques et ses dons personnels. La majorité des causes sont nobles: pour le climat, contre la prolifération des armes à feu, pour la défense du droit à l’avortement, pour le droit au logement. D’autres sont des némésis de la gauche américaine, comme son effort pour privatiser l’éducation publique à l’aide des fameuses écoles sous contrat (charter school – lire l‘enquête du Monde diplomatique sur la question). 

Dans de nombreux cas, les conflits d’intérêts lui permettent de faire taire ses critiques. EMILY’s list, une organisation féministe qui milite pour la défense du droit à l’avortement, a préféré accepter les millions de Bloomberg plutôt que de dénoncer ses multiples affaires de harcèlement sexuel. Le think tank pro-Clinton “Center for progress” a effacé tout un chapitre de son rapport sur les discriminations visant la communauté musulmane aux États-Unis qui documentait la répression invraisemblable perpétuée par Mike Bloomberg à New York. L’auteur du rapport explique au New York Times avoir été “consterné de devoir modifier mon travail afin d’éviter qu’il soit mal perçu par Monsieur Bloomberg”. La présidente du think tank, Neera Tanden, passe régulièrement à la télévision pour défendre ce dernier. 

À ce soft power s’ajoute l’influence acquise par ses dons à de nombreux élus. Plusieurs maires dont les villes bénéficies de ses largesses caritatives lui ont apporté leur ralliement officiel (dont celui de Houston). Financier important du parti démocrate, Bloomberg a dépensé 100 millions de dollars en 2018 pour faire élire 24 députés au Congrès (21 ont gagné leur scrutin). Ceux qui ne lui apportent pas leur soutien officiel évitent de le critiquer publiquement. Nancy Pelosi, la cheffe de la majorité démocrate au Congrès et principale cadre du parti a ainsi estimé que la candidature de Mike Bloomberg avait “une influence positive” sur la primaire. 

On se retrouve ainsi devant une configuration terrifiante : un appareil médiatique qui refuse de critiquer ou couvrir honnêtement Mike Bloomberg, une classe politique silencieuse ou acquise à sa cause, et les corps intermédiaires tout aussi muets. Or depuis sa percée sondagière, Bloomberg accapare le discours médiatique, y compris lorsque ses adversaires lui renvoient son bilan à la figure.  

À cela s’ajoute une troisième stratégie consistant à recruter tout ce que le pays compte de consultants politiques, de communicants, de cadres expérimentés dans le militantisme, d’organisateurs de terrain et autres professionnels capables de mettre sur pied une campagne électorale ou de faire tourner une antenne locale. Les recrues se voient offrir un MacBook pro, le dernier iPhone, la meilleure assurance maladie sur le marché et un salaire de six mille dollars par mois (trois fois plus que ce que peut offrir une campagne traditionnelle), contre la signature d’une clause de confidentialité de neuf pages qui leur interdit de critiquer Bloomberg dans le futur proche ou lointain. Résultat, les candidats démocrates aux élections locales et au Congrès ne sont plus en mesure de recruter du personnel, lorsqu’ils ne perdent pas des employés au profit de Mike Bloomberg. [11]

D’où le risque d’affaiblir le parti démocrate électoralement à tous les échelons. Selon The Intercept, les démocrates viennent de perdre un siège au parlement du Connecticut à cause de cela. Leur candidat a vu son directeur de campagne rejoindre Bloomberg à trois semaines du scrutin, avant de terminer 72 voix derrière son adversaire républicain. Même Bernie Sanders voit certains de ses employés quitter le navire, placés devant le choix cornélien de pouvoir enfin financer les frais médicaux de leurs proches ou de continuer à travailler pour Sanders. De nombreux déserteurs militent toujours pour le sénateur du Vermont en privé. Mais aux États-Unis, les bénévoles ne sont pas suffisants pour couvrir l’immense territoire et la durée de la campagne. Les professionnels travaillant à plein temps sont indispensables. [12]

Malgré ses nombreux effets pervers, cette débauche de puissance financière explique en partie pourquoi un nombre croissant d’électeurs démocrates veulent croire en Mike Bloomberg. Le simple fait qu’il perce dans les sondages grâce à son argent entretient l’illusion qu’il peut battre Trump. Et pour avoir vu ses publicités, je dois reconnaître que cette idée m’a également traversé l’esprit, au moins inconsciemment. Comparé à l’incompétence des cadres du parti démocrate, Bloomberg projette une certaine force. Mais l’élection générale sera une toute autre paire de manches.

Bloomberg contre Trump, ou contre Sanders ?

En cas de victoire de Mike Bloomberg, une part non négligeable des électeurs de Bernie Sanders pourrait rester chez eux, ou voter Trump : Jacobin, Vox et The Intercept ont récemment publié des articles argumentant que Trump serait potentiellement un moindre mal pour cet électorat. De plus, le rouleau compresseur médiatique pro-Bloomberg risque de se heurter de plein fouet à la machine républicaine. Son bilan et les innombrables vidéos où Bloomberg tient des propos outranciers, lorsqu’il ne chante pas les louanges de Donald Trump, seront du pain béni pour Fox News et l’écosystème qui gravite autour. La droite américaine a déjà démontré sa formidable capacité à orienter l’opinion publique lors du procès en destitution de Trump. Et la campagne de ce dernier est capable de mobiliser les électeurs qui lui sont fermement acquis, alors que le parti démocrate risque de se retrouver plongé dans une crise existentielle.

Bloomberg permettra à Donald Trump d’incarner le candidat anti-élite, pro-démocratie et même pro-Afro-Américains et minorités. Il avait déjà réussi à dissuader une masse critique d’électeurs noirs de ne pas voter pour Clinton, et démultiplie les efforts pour séduire cet électorat. Or Bloomberg représente l’adversaire idéal : un New Yorkais issu de Wall Street, qui possède les médias perpétuant les fameuses “fake news” et cherche à acheter l’élection pour le compte de Jeff Bezos et des élites financières. 

Leurs joutes par tweets interposés laissent entrevoir ce que serait un duel entre les deux milliardaires : un pathétique concours d’égo, une course pour savoir qui a la plus grosse (fortune), une vente aux enchères sur fond d’insultes, avec la Maison-Blanche comme enjeu. De quoi déprimer l’électorat démocrate le moins mobilisé, la jeunesse et les minorités, et affaiblir l’enthousiasme militant nécessaire pour battre Trump.   

À en croire les attaques dont il a été la cible lors du débat du Nevada, les autres candidats démocrates semblent prendre la mesure du danger représenté par Mike Bloomberg pour la survie de leur parti et leurs propres chances de remporter la primaire. Mais tiraillé entre la perspective d’une victoire de Sanders et le succès de Bloomberg, l’establishment démocrate semble prêt à se vendre au milliardaire. 

Or, après le pathétique manque de charisme dont Bloomberg a fait preuve au débat télévisé le plus regardé de la primaire (20 millions de téléspectateurs), les médias et élites démocrates qui ont accueilli Bloomberg en sauveur risquent de voir leur crédibilité s’éroder un peu plus. Surtout que rien ne permet d’affirmer que la priorité de l’ancien maire de New York est de battre Donald Trump. Après avoir servi de punching-ball lors du débat de Las Vegas, Bloomberg a diffusé un montage truqué visant à tourner chaque candidat démocrate au ridicule. À la suite de l’écrasante victoire de Sanders au Nevada, le milliardaire a annoncé préparer une campagne médiatique sans précédent pour stopper l’actuel favori des primaires. Toute l’influence détaillée supra va se déchaîner contre Bernie Sanders, alors que le socialiste est désormais de loin le candidat préféré de l’électorat démocrate.

Tout semble indiquer que l’establishment démocrate et l’ancien maire de New York préfèrent perdre la Maison-Blanche contre Trump que de la gagner avec Sanders. La stratégie de Bloomberg consiste à empêcher Sanders d’obtenir une majorité absolue de délégués dans l’espoir de forcer une convention négociée (“Brokered”). Dans cette optique, le milliardaire multiplie les efforts pour acheter (littéralement) les délégués démocrates remportés par les autres candidats, selon Politico. Mais un tel scénario, qui aboutirait sur la nomination d’un candidat arrivé second ou troisième aux primaires, risquerait de faire imploser le parti, et de dynamiter les chances de victoire contre Trump. [13]

Dans son célèbre essai “la stratégie du choc”, Naomi Klein détaillait comment les capitalistes profitent des crises pour s’enrichir et affaiblir la démocratie. La candidature de Bloomberg, qui avait lui-même administré une “stratégie du choc” à la Nouvelle Orléans après l’ouragan Katrina en contribuant à détruire son système d’éducation publique, s’inscrit dans ce modèle. Trump provoque une crise, que les Bloomberg et Bezos de ce monde espèrent exploiter pour éviter l’ascension de la gauche américaine, tout en affaiblissant la démocratie et en détruisant le parti démocrate, seule force politique encore capable de limiter leur influence.

La tragédie étant que le discours anti-corruption de Bernie Sanders est le thème qui rassemble le plus largement les Américains de tous bords, et devait constituer une formule gagnante contre Trump. Mais en cédant aux sirènes de l’argent de Bloomberg ou en embrassant les compromissions de Buttigieg, le parti démocrate pourrait de nouveau laisser à Trump le luxe d’incarner le vote populiste.

***

  1. Ce fait semble exagéré à en croire les difficultés qu’il a eues à s’exprimer en espagnol et Norvégien lors de séances de question-réponses au Nevada.
  2. Quelques exemples :  https://www.nytimes.com/2019/03/28/us/politics/buttigieg-2020-president.html ; https://www.washingtonpost.com/news/the-fix/wp/2014/03/10/the-most-interesting-mayor-youve-never-heard-of/?noredirect=on&utm_term=.3d84d23799b1 ; https://www.washingtonpost.com/news/magazine/wp/2019/01/14/feature/could-pete-buttigieg-become-the-first-millennial-president/?utm_term=.873e671a358f; https://www.nytimes.com/2016/06/12/opinion/sunday/the-first-gay-president.html
  3. https://www.currentaffairs.org/2019/03/all-about-pete
  1. Entre autres, Pete Buttigieg a renvoyé le chef de police (afro-américain) à la demande de ses donateurs et des subalternes (blancs), et cette dernière a eu recours à des méthodes discriminatoires dans sa façon de lutter contre le crime en général et la consommation de marijuana en particulier (les policiers étant déployés dans les banlieues défavorisées pour faire du contrôle au faciès, tout en laissant les campus universitaires blancs en paix). Lire par exemple https://tyt.com/stories/4vZLCHuQrYE4uKagy0oyMA/22kkCiHxZkbeKfsQZwkvIm et https://theintercept.com/2019/11/26/pete-buttigieg-south-bend-marijuana-arrests/
  1. https://theintercept.com/2019/11/15/pete-buttigieg-campaign-black-voters/
  2. https://www.currentaffairs.org/2020/02/more-about-pete
  3. Pour une liste non exhaustive des défauts de Bloomberg, se référer au Podcast de The Intercept (et sa retranscription) ici : https://theintercept.com/2020/02/19/mike-bloomberg-ran-stasi-style-police-and-surveillance-operations-against-muslim-americans/
  4. https://www.nytimes.com/2020/02/13/us/politics/michael-bloomberg-redlining.html
  5. À propos de l’influence de Bloomberg sur les médias: https://www.rollingstone.com/politics/political-commentary/michael-bloomberg-presidential-run-2020-news-journalism-media-bias-918323/
  6. A lire absolument, cette enquête du New York Time sur le réseau d’influence de Mike Bloomberg : https://www.nytimes.com/interactive/2020/02/15/us/politics/michael-bloomberg-spending.html
  7. https://theintercept.com/2020/02/13/bloomberg-spending-local-state-campaigns/
  8. idbid 11.
  9. https://www.politico.com/news/2020/02/20/bloomberg-brokered-convention-strategy-116407

Pourquoi le Parti démocrate renonce à s’opposer frontalement à Donald Trump

https://www.flickr.com/photos/gageskidmore/32984155372
Donald Trump © Gage Skidmore

En dépit d’une base militante particulièrement mobilisée, le Parti démocrate peine à s’opposer efficacement à Donald Trump, lorsqu’il ne lui fait pas des cadeaux stratégiquement inexplicables. Après une procédure de destitution désastreuse, les démocrates ont offert une série de victoires législatives au président, gonflant ses chances de réélection. Expliquer ce paradoxe nécessite de revenir sur les structures politiques, sociologiques et économiques du parti, et permet de mieux saisir l’enjeu des primaires.


Washington, le 21 janvier 2017. Donald Trump occupe la Maison-Blanche depuis un peu moins de vingt-quatre heures lorsque des centaines de milliers de personnes rejoignent la « women march » pour manifester contre sa présidence. Plus de quatre millions d’Américains défilent dans six cents villes, établissant un record absolu. Dans les mois suivants, la rue continue de se mobiliser, bloquant les aéroports en réponse au Muslim Ban, inondant les permanences parlementaires pour défendre la réforme de santé Obamacare et multipliant forums et marches pour le climat contre le retrait des accords de Paris. Que ce soit à Boston, Chicago, Seattle, Houston ou Denver, à chaque visite d’une grande ville nous assistons à une mobilisation contre le président. Suite à la tuerie de masse à Parkland (Floride), les lycéens organisent à leur tour de gigantesques manifestations. Dans l’éducation, des grèves d’ampleur inédite jettent des dizaines de milliers d’enseignants dans les rues.

Ce regain d’énergie militante propulse le Parti démocrate en tête des élections de mi-mandat, lui permettant de reprendre le contrôle de la Chambre des représentants du Congrès.

Mais depuis cette victoire, le parti rechigne à s’opposer frontalement au président. Après s’être accroché au fantasme du RussiaGate, l’establishment démocrate continue de concentrer ses critiques sur la forme plus que le fond, tout en lui offrant des victoires législatives surprenantes. 

La conséquence de cette opposition de façade s’est matérialisée lors de la procédure de destitution du président. Les manifestations pour soutenir l’impeachment n’ont rassemblé que quelques milliers d’irréductibles, loin des millions des premiers jours. De son côté, le président jouit d’une cote de popularité remarquablement stable à 43 %, et apparaît en position de force pour sa réélection. 

Comment expliquer ce formidable échec ?

L’impeachment de Donald Trump  : Une procédure de destitution désastreuse, menée a minima

« C’est un grand jour pour la constitution des États-Unis, mais un triste jour pour l’Amérique, dont les actions inconsidérées de son président nous ont forcés à introduire ces chefs d’accusation en vue de sa destitution ». Ce 18 décembre 2019, Nancy Pelosi annonce en conférence de presse le vote visant à destituer le président. Si la cheffe de la majorité démocrate à la Chambre des représentants ne mâche pas ses mots, son ton solennel cache un aveu de faiblesse : seuls deux chefs d’accusation ont été retenus. Et le Sénat, sous contrôle républicain, acquittera nécessairement Donald Trump. 

L’impeachment ne pouvait constituer qu’une arme pour affaiblir politiquement le président et fédérer l’électorat démocrate. Nancy Pelosi avait longtemps refusé d’emprunter cette voie, jugeant que Trump « n’en vaut pas le coup ». Elle y fut finalement contrainte par le surgissement de l’affaire ukrainienne et la pression grandissante de sa majorité parlementaire, elle-même répondant à la frustration de sa base électorale. [1]

Une fois la procédure lancée, l’opinion publique s’est rapidement ralliée au camp démocrate, 55 % de la population approuvant l’initiative. Pourtant, les cadres du parti se sont efforcés de restreindre le champ d’investigation à la seule affaire ukrainienne. Sur les 11 chefs d’accusation potentiels, seuls l’abus de pouvoir en vue de gagner un avantage électoral, et le refus de se plier à l’autorité du Congrès lors de l’enquête parlementaire sous-jacente ont été retenus. [2]

En particulier, Nancy Pelosi a bloqué toute tentative d’étendre la procédure de destitution à la violation de « l’emolument clause » qui interdit au président de profiter financièrement de son mandat. Or, il est évident que Donald Trump, en refusant de se séparer de ses entreprises et en organisant de multiples rencontres diplomatiques dans ses propres clubs de golf, a violé cette clause. En plus des dizaines d’entreprises américaines et délégations étrangères qui ont pris pour habitude de louer des centaines de chambres dans ses hôtels, il existe de sérieux indices suggérant que des gouvernements étrangers ont acheté des appartements et financé des projets hôteliers, se livrant à des actes de corruption on ne peut plus évidents. [3]

Trump ayant été élu pour en finir avec « la corruption » de Washington, il s’agissait clairement d’un talon d’Achille à exploiter sans modération. Le principal intéressé ne s’y est pas trompé, lui qui a renoncé à organiser le G7 dans son complexe de Floride peu de temps après le déclenchement de la procédure de destitution, et évoqué la possibilité de se séparer de son hôtel de Washington. 

Pourtant, Nancy Pelosi a catégoriquement refusé d’inclure cette dimension, argumentant qu’elle risquait de ralentir la procédure et de diviser l’opinion. 

Les multiples et interminables audiences télévisées se sont donc focalisées sur l’affaire ukrainienne, donnant lieu à des séquences lunaires où des diplomates de carrière ont dénoncé avec véhémence la suspension de l’aide militaire à l’Ukraine (aide que Barack Obama avait pourtant systématiquement refusé d’accorder), argumentant sans ciller que ce soutien militaire représentait un intérêt vital pour la sécurité des Américains, puisque « les Ukrainiens combattent les Russes là-bas pour que nous n’ayons pas à le faire ici ». En guise de clôture des audiences télévisées, une juriste dépêchée par le Parti démocrate a insisté sur le fait qu’inciter des puissances étrangères à interférer dans les élections américaines nuisait à cette image de « lumière sur la colline », de nation exemplaire garante de la démocratie dont jouiraient les États-Unis (sic). 

Loin de faire bouger l’opinion publique et d’affaiblir le président, ces auditions ont produit un feuilleton d’une incroyable complexité, renvoyant l’image d’un État profond peuplé de fonctionnaires restés bloqués à l’époque de la guerre froide et apparemment convaincus de l’imminence d’une invasion de chars russes. [4]

Mais il y a pire. Pendant que le Parti démocrate s’efforçait de dépeindre Trump comme un dangereux autocrate aux mains de Poutine, il votait le renouvellement du Patriot Act, un texte de loi qui accorde au président des pouvoirs discrétionnaires considérables en matière d’espionnage et de sécurité intérieure. 

Dans le même temps, les démocrates ont quasi unanimement approuvé la hausse du budget de la Défense demandée par Donald Trump (lui offrant 131 milliards de dollars supplémentaires, dont 30 pour la création d’une « space force » qui va militariser l’Espace), tout en lui donnant carte blanche pour poursuivre les actions militaires au Yémen. Un vote que Bernie Sanders et Ro Khanna ont dénoncé comme « un invraisemblable acte de couardise éthique » et « une capitulation totale face à la Maison-Blanche ».  

Des cadeaux et concessions législatives surprenantes

Une heure après la conférence de presse annonçant le vote historique en faveur de la destitution du président, Nancy Pelosi convoque une seconde session pour expliquer « être arrivée à un compromis avec la Maison-Blanche » pour voter le traité commercial USMCA, un NAFTA 2.0 renégocié par l’administration Trump. Selon Madame Pelosi, il s’agit de prouver que le Parti démocrate peut « mâcher un chewing-gum et marcher en même temps » (Walk and Chew gum), autrement dit tenir le président américain responsable de ses actes tout en poursuivant le travail législatif.

Pour Donald Trump, cet accord commercial constitue le trophée ultime symbolisant le « make america great again » et justifiant son image de « négociateur en chef ». Offrir une telle victoire au président, dont la seule réussite législative en trois ans consistait à une baisse d’impôt particulièrement impopulaire, a de quoi surprendre. [5]

D’autant plus que cet accord commercial était dénoncé par une majorité des syndicats et par l’ensemble des organisations environnementales. Risquer de s’aliéner ces deux électorats peut surprendre, alors qu’un autre projet de loi bipartisan visant à renforcer le pouvoir des syndicats était également sur la table. [6]

Pourtant, ce curieux épisode est loin de constituer un cas isolé. 

Sur les questions d’immigration et suite au scandale de séparations des familles à la frontière, la majorité démocrate a octroyé 4,5 milliards de dollars à l’administration Trump, alors même que des enfants mouraient dans les camps d’internements. Alexandria Ocasio-Cortès avait fustigé « une capitulation que nous devons refuser. Ils continueront de s’attaquer aux enfants si nous renonçons ». Nancy Pelosi n’a pas toléré cette critique, et s’en est prise directement à AOC dans les colonnes du New York Times avant de répondre à un journaliste : « si la gauche pense que je ne suis pas assez de gauche, et bien soit ». [7]

En politique étrangère, les cadres du Parti démocrate vont encore plus loin, s’alignant fréquemment sur les positions de Donald Trump lorsqu’ils ne critiquent pas le manque de fermeté du président. Après avoir applaudi les frappes illégales (et injustifiées) en Syrie et déploré les efforts de négociation avec la Corée du Nord, ils ont encouragé la tentative de coup d’État au Venezuela et refusé de dénoncer celle qui a abouti en Bolivie. Dans la crise iranienne, la faiblesse de l’opposition démocrate face aux actions du président illustre une fois de plus l’ambiguïté des cadres du parti. 

Trump a été élu sur quatre promesses majeures : en finir avec l’interventionnisme militaire, lutter contre la « corruption de Washington », défendre la classe ouvrière en protégeant la sécurité sociale tout en renégociant les accords commerciaux, et combattre l’immigration. Les trois premières ont été violées, mais à chaque fois que l’occasion s’est présentée d’attaquer le président sur ce terrain, le Parti démocrate pointait aux abonnés absents. 

La cote de popularité du président a connu trois « crises ». La première est consécutive à son entrée en fonction et sa tentative de supprimer l’assurance maladie de 32 millions d’Américains. La seconde correspond au scandale des séparations de familles et de l’emprisonnement des enfants à la frontière mexicaine. La troisième s’est produite lorsque Trump a placé un million de fonctionnaires et sous-traitants au chômage technique lors d’un bras de fer avec la Chambre des représentants démocrates pour le vote du budget. 

Ces crises politiques présentent comme point commun de toucher à des questions de fond. Inversement, la focalisation sur la « forme » (l’affaire du RussiaGate, de l’Ukrainegate et les mini-scandales liés à la Maison-Blanche) n’a eu aucun effet sur la popularité du président. 

Ainsi, après avoir permis à Donald Trump de prononcer le discours annuel sur l’état de l’Union sur un ton triomphal, Nancy Pelosi en a été réduite à déchirer le discours devant les caméras, alors qu’elle a directement contribué à l’écrire à travers ses multiples concessions.

Deux mécanismes distincts permettent d’expliquer cette opposition en demi-teinte qui vire parfois au soutien objectif. Le premier tient de l’idéologie et de la sociologie des élites démocrates, la seconde aux mécanismes de financement du parti.

Le Parti démocrate face au mythe de l’électeur centriste

Lorsque Barack Obama arrive à la Maison-Blanche, sa cote de popularité frôle les 70 %. Pourtant, le chef de l’opposition républicaine au Sénat, Mitch McConnell, déclare publiquement que son « principal objectif est qu’Obama ne fasse qu’un seul mandat », avant de mettre au point une stratégie d’obstruction parlementaire systématique. Sous Obama, le Parti démocrate va perdre sa super-majorité au Sénat, sa majorité à la Chambre des représentants et à la Cour suprême, la gouvernance de 13 États et près de 1000 sièges dans les parlements locaux, avant d’être humilié par Donald Trump en 2016. À force de chercher le compromis, Obama déportera plus de 3 millions d’immigrés (un record absolu), poursuivra la militarisation de la frontière mexicaine et pérennisera les gigantesques baisses d’impôts sur les plus riches mises en place par Georges W Bush. 

Loin de répliquer la stratégie des conservateurs et bien qu’ils disposent d’une configuration bien plus favorable politiquement, les sénateurs démocrates accueillent la présidence Trump en approuvant sans broncher la nomination d’une farandole de ministres et hauts fonctionnaires tous plus corrompus et/ou comiquement incompétents les uns que les autres. Trump avait promis de s’entourer « des meilleurs » et « d’assécher le marais de corruption qu’est Washington ». Au lieu de cela, il sélectionne des multimillionnaires et milliardaires en conflit d’intérêts direct avec leur poste, lorsqu’il ne nomme pas des ministres ayant publiquement reconnu ne pas savoir qu’elles étaient les prérogatives du ministère qu’on allait leur confier. [8]

Cette timidité s’explique par une conviction qui habite le parti depuis le traumatisme de la défaite électorale de McGovern en 1972 : les élections se jouent au centre. [9]

Selon ce modèle, l’électorat américain se répartit selon un spectre linéaire divisé entre républicains à droite, démocrate à gauche et indépendant au centre. Ce qui justifierait un positionnement politique « centre-droit » pour remporter la majorité du vote indépendant, et grappiller quelques électeurs républicains. L’approche modérée face à Donald Trump, la timidité lors de la procédure de destitution et les concessions législatives surprenantes peuvent s’expliquer par cette obsession de séduire l’électeur centriste, ou de ne pas le froisser.  

Mais cette conception a été mise à mal par les faits : les victoires de Reagan, Bush Jr. et Trump montrent que le Parti républicain peut faire l’économie d’un positionnement modéré, tandis que l’élection d’Obama (qui avait fait campagne depuis la gauche du parti) et la défaite de Clinton face à Trump invalident l’approche centriste. [10] En réalité, les électeurs « indépendants » ne sont pas nécessairement au centre (Bernie Sanders est le candidat le plus populaire auprès de cet électorat, selon plusieurs enquêtes), alors que les électeurs clairement identifiés démocrates (ou républicains) peuvent se mobiliser ou non. Surtout, cette séparation en trois blocs ignore un quatrième groupe qui représentait 45 % de l’électorat en 2016 : les abstentionnistes. 

Une alternative consisterait à faire campagne à gauche et en phase avec l’opinion publique (majoritairement favorable aux principales propositions de Bernie Sanders) pour réduire l’abstention et galvaniser la base électorale. 

Mais les stratèges, conseillers et cadres démocrates semblent hermétiques à cette approche. Ils évoluent dans une sphère sociologique particulière, où ils côtoient les journalistes, éditorialistes, présidents de think tanks et grands donateurs eux aussi politiquement « modérés » et motivés par la défense du statu quo, d’où une première explication sociologique (et idéologique) à l’entêtement pour l’approche modérée. La dernière sortie d’Hillary Clinton, qui fustige un Bernie Sanders que « personne n’aime », illustre bien ce point. Il est vrai que Sanders est peu apprécié par les personnes qu’elle fréquente, comme il est indiscutable qu’il est le sénateur le plus populaire du pays, et le candidat démocrate le plus apprécié par les électeurs du parti. 

L’autre explication vient du mode de financement des partis et campagnes politiques, autrement dit, la corruption légalisée.  

La corruption et le rôle de l’argent au cœur de la duplicité démocrate

La composition de la majorité démocrate à la chambre des représentants du Congrès reflète parfaitement les tensions qui traversent le parti. On y retrouve l’avant-garde démocrate socialiste élue sans l’aide des financements privés ; un caucus « progressiste » (fort de 98 élus sur les 235 démocrates) et censé représenter l’aile gauche du parti ; et des caucus plus à droite, dont les fameux « blue dog democrats », « new democrats » et le « problem solver caucus », financés par des donateurs républicains (sic) et intérêts privés opposés au programme démocrate. [11]

Schématiquement, la majorité des élus « de gauche » sont issus de circonscriptions acquises au Parti démocrate. Alexandria Ocasio-Cortez vient du Queen. Rachida Tlaib représente les quartiers ouest de Détroit, majoritairement afro-américains, et a été élu automatiquement, faute d’opposant républicain. En règle générale, les primaires déterminent le représentant de ces territoires, si bien qu’un élu trop « centre-droit » risque de perdre son investiture lors de l’élection suivante. À l’inverse, les circonscriptions plus disputées sont majoritairement remportées par des démocrates plus modérés, voire franchement à droite. [12]

Ceci s’explique par le choix stratégique du parti, qui préfère aligner dans ces zones géographiques des candidats capables de disputer l’électorat centriste, et par une affinité naturelle des cadres démocrates pour les politiciens modérés. De plus, être compétitif nécessite d’importants financements, qui ne sont octroyés qu’aux candidats conciliants avec les donateurs, ce qui renforce leur droitisation. 

En 2018, cette tendance s’est accentuée suite à un double phénomène : le rejet suscité par Donald Trump a attiré de nombreux financements vers le Parti démocrate, et les changements démographiques ont vu les banlieues relativement aisées abandonner le Parti républicain. 

L’obtention d’une majorité à la chambre du Congrès tient pour beaucoup aux victoires des candidats « modérés » représentant les classes moyennes supérieures et semi-urbaines, et financés par des intérêts hostiles au Parti démocrate. 

Pour défendre ces sièges et protéger sa majorité en vue de 2020, Nancy Pelosi légifère au centre-droit. D’où son opposition à l’assurance santé universelle publique « Medicare for all » et au « green new deal » qu’elle qualifie avec dédain de « green new dream ».  L’argument officiel étant qu’il faut éviter d’adopter des positions trop à gauche pour ne pas froisser l’électorat centriste. Officieusement, il s’agit surtout de conserver les financements.

Lorsqu’on applique ce second prisme de lecture, les compromis démocrates prennent tout leur sens. 

L’accord commercial USMCA comporte de nouvelles garanties pour l’industrie pharmaceutique, qui se trouve protégée des importations de médicaments moins chers en provenance du Canada. Or, cette industrie finance massivement les fameux élus démocrates modérés. [13]

De même, le vote des budgets militaires colossaux (131 milliards de dollars de hausse annuelle) et le prolongement du Patriot Act, tout comme la politique étrangère belliqueuse, profitent directement au complexe militaro-industriel. 

Quant à la destitution de Donald Trump, on comprend qu’elle se focalise sur l’affaire ukrainienne qui menaçait le gel des livraisons d’armes (pour 400 millions de dollars annuels) subventionnées par l’État américain, et ignore tout ce qui touche de près ou de loin à la corruption, au grand désespoir de l’aile gauche du parti. Ouvrir le volet corruption risquerait d’exposer les cadres démocrates, qui sont eux aussi plus ou moins impliqués. [14] 

Ainsi, Adam Schiff, le responsable démocrate du procès de Donald Trump au Sénat, a livré une plaidoirie particulièrement va-t-en-guerre, accusant Trump de faire le jeu de la Russie et d’empêcher l’Ukraine de « combattre les Russes là-bas pour que nous n’ayons pas à le faire ici ». Un point de vue invraisemblable et déconnecté des préoccupations de la population, mais qui s’éclaire quelque peu lorsqu’on sait que Schiff est majoritairement financé par Raytheon, un des principaux fournisseurs de l’armée américaine. [15]

L’encadrement des prix des médicaments : l’aile gauche contre-attaque

Tout n’est pas sombre au Parti démocrate. L’aile gauche cherche à contester l’emprise de l’argent, produisant une tension permanente au sein du parti. Elle s’est manifestée de manière particulièrement visible lors de l’examen du texte de loi visant à baisser les prix des médicaments (le Lower Drug Costs Now Act). Du fait de la popularité de cette initiative (soutenue par 85 % de démocrates, 80 % d’indépendants et 75 % de républicains), et sachant que le Sénat (sous contrôle républicain) et Donald Trump (disposant d’un droit de véto) avaient indiqué leur opposition de principe à toute réforme de ce type, voter un texte ambitieux pour affaiblir Trump politiquement aurait dû constituer une promenade de santé. 

Au lieu de cela, Nancy Pelosi a écarté tout membre du caucus « progressif » du travail législatif, et rédigé un texte qui limite l’application à 25 médicaments, avec la possibilité pour 10 autres produits d’être inclus d’ici 2030. Au lieu d’agir comme un plancher, cette approche risque de constituer un plafond, et de garantir aux entreprises pharmaceutiques (dont les lobbyistes ont participé à la rédaction du texte) une liberté totale de fixation des prix sur les quelques milliers d’autres médicaments en circulation. [16]

L’idée de départ était de négocier avec Trump pour parvenir à un accord garantissant son soutien. Une fois les multiples concessions incluses, Trump a néanmoins fustigé la proposition de loi via tweeter, et condamné l’effort démocrate. Pelosi comptait faire voter le texte malgré tout, mais une rébellion du caucus progressiste a permis d’arracher des concessions de dernière minute, plus défavorables à l’industrie pharmaceutique. Une première victoire symbolique qui annonce de nombreux combats à venir. [17]

Biden/Warren/Pete vs Sanders : les deux futurs du Parti démocrate

Monsieur Chuck Schumer, président du groupe démocrate au Sénat, expliquait en 2016 que « pour chaque ouvrier démocrate que l’on perd, on gagne trois républicains diplômés dans les banlieues périurbaines ».   

Image issue du Jacobin numéro 34 version digitale
Cartographie des comtés de la « Rust Belt » (Michigan, Wisconsin, Ilinois) qui ont baculé d’Obama vers Trump. Source : Jacobinmag, numéro 35, Winter 2020 issue

Il revendique ainsi un revirement stratégique similaire à de nombreux partis de centre-gauche européens, qui consiste à abandonner la classe ouvrière et le monde rural à l’abstention (ou à l’extrême-droite) pour se concentrer sur les CSP+ urbanisées, avec les effets que l’on connaît. 

Aux États-Unis, deux événements ont accéléré cette mutation : la défaite traumatisante de McGovern en 1972, et les décisions de la Cour Suprême de justice de 1976 (Buckley v. Valeo) qui a ouvert les vannes des financements privés. Non seulement le Parti démocrate, comme ses homologues sociaux-démocrates européens, s’est retrouvé confronté à la montée du néolibéralisme, mais en acceptant de jouer le jeu des financements privés, il a peu à peu et mécaniquement cessé de représenter les intérêts de la classe ouvrière. Le parti du New Deal, des droits civiques et de Medicare s’est transformé en celui de Wall Street, des managers et du désastre Obamacare

Cette chasse à l’électeur diplômé vivant près des centres urbains a été encouragée par les problématiques identitaires propres aux USA et la droitisation du Parti républicain qui, pour s’assurer le soutien d’une partie de la classe ouvrière blanche et de la ruralité, s’est fait le défenseur des valeurs conservatrices (contre le mariage homosexuel et l’avortement, pour les armes à feu). À partir des années 90, la coalition électorale démocrate repose de plus en plus sur l’alliance d’intérêts divergents : ceux de minorités noires et hispaniques, surreprésentées dans la classe ouvrière, et ceux des CSP+ urbanisées. Après les échecs d’Al Gore et de John Kerry, Barack Obama sera le premier président démocrate élu grâce à cette coalition, dans un contexte de crise économique majeure et sur un discours plus populiste (« yes we can »). Mais en gouvernant au centre-droit, Obama a rapidement perdu le soutien des classes populaires et pavé la route à Donald Trump. [18]

La défaite d’Hillary Clinton face à une star de télé-réalité a de nouveau montré les limites de la stratégie démocrate. Si les classes aisées et urbaines votent dans des proportions bien plus élevées que les autres, la géographie du vote présente un double risque : celui d’être éternellement minoritaire au Sénat (chaque État élit deux sénateurs, quel que soit son poids démographique), et l’autre de perdre les présidentielles en remportant le vote national, du fait du système de collège électoral. 

La candidature Joe Biden incarne à la perfection cette stratégie « modérée » consistant à sacrifier le vote des classes populaires en faveur des zones urbaines. Biden fait campagne pour « restaurer les valeurs de l’Amérique », propose une approche bipartisane et a indiqué être favorable à l’idée de nommer un vice-président républicain. Des appels du pied qui confirment la stratégie électorale de Joe Biden. 

Elizabeth Warren, malgré son programme de rupture, courtise un électorat similaire. Sa base est majoritairement aisée, blanche, éduquée et urbaine. Incapable de produire un discours de classe, sa vision se limite à réguler les excès du capitalisme, pas à le remettre en cause. Ainsi, elle vend sa proposition d’impôt sur la fortune fixé à un respectable 2 % annuel comme une taxe de « deux centimes par dollars », afin de paraître raisonnable. Bernie Sanders, lui, affirme que les milliardaires « ne devraient pas exister ». 

Le sénateur du Vermont tient un véritable discours de classe. Sa campagne cherche à mobiliser les abstentionnistes, reprendre une partie de la classe ouvrière blanche ayant basculé vers Trump, tout en s’appuyant sur les professions intermédiaires (professeurs, infirmières, ouvriers qualifiés) et jeunes éduqués pour financer à coup de dons individuels sa candidature. Cette approche est renforcée par la conscientisation des millennials et de la jeunesse qui croule sous la dette étudiante, subit l’explosion des coûts de l’assurance maladie post-Obamacare et s’alarme de la catastrophe climatique. 

La primaire démocrate devrait permettre de trancher entre deux visions : celle d’un parti représentant la classe moyenne supérieure des centres urbains, comptant sur les financements des groupes privés et gouvernant au centre, par essence incapable de s’opposer efficacement au réchauffement climatique et à la montée d’un fasciste comme Donald Trump, ou celle d’un parti centré sur la classe ouvrière prise dans son ensemble (blanche et de couleur), financièrement indépendante des intérêts privés et capable de proposer une véritable alternative aux forces réactionnaires. 

Le chaos qui a accompagné la primaire de l’Iowa montre à quel point le Parti démocrate et ses alliés médiatiques se batteront jusqu’au bout pour préserver le statu quo. 

***

Références :

[1] : lire notre article sur les conditions politiques qui ont conduit à la procédure de destitution : https://lvsl.fr/were-going-to-impeach-the-motherfucker-la-presidence-trump-en-peril/

[2] : lire Chris Hedges, « The end of the rule of law » pour une liste des 11 chefs d’accusation potentiels https://www.truthdig.com/articles/the-end-of-the-rule-of-law/

[3] Lire Jacobin : Impeachment sans lutte des classes https://jacobinmag.com/2020/01/impeachment-class-politics-emolument-constitution

[4] Lire Aron Maté dans The Nation : https://www.thenation.com/article/impeachment-democrat-pelosi-doomed/

[5] https://theintercept.com/2019/10/29/usmca-deal-cheri-bustos-dccc/

[6] https://theintercept.com/2019/12/02/nancy-pelosi-usmca-pro-act-unions/

[7] : https://prospect.org/civil-rights/border-crisis-fracturing-democratic-party/

[8] : On ne vous conseillera jamais assez de lire Matt Taibi sur cette séquence politique : https://www.rollingstone.com/politics/politics-features/trump-the-destroyer-127808/

[9] : Ryan Grim, We’ve got people, Strong Arm Press. Chapitre 3 « Pelosi’s party ».

[10] : Pour un point de vue plus nuancé, lire Ezra Klein, « Pourquoi les démocrates doivent encore séduire le centre et les républicains non » : https://www.nytimes.com/2020/01/24/opinion/sunday/democrats-republicans-polarization.html

[11] : https://theintercept.com/2018/01/23/dccc-democratic-primaries-congress-progressives/

[12] : https://theintercept.com/2018/05/23/democratic-party-leadership-moderates-dccc/

[13] Ibid 5 et 6.

[14] Ibid 3.

[15] : https://www.jacobinmag.com/2020/01/adam-schiff-warmonger-impeachment-ukraine-russia-syria

[16] : The Intercept, « Les progressistes challengent Pelosi pour la loi sur le prix des médicaments » : https://theintercept.com/2019/12/09/bernie-sanders-elizabeth-warren-progressives-drug-pricing-bill/

[17] : https://www.minnpost.com/national/2020/01/behind-recent-congressional-progressive-caucus-wins-rep-ilhan-omar-counts-the-votes/

[18] : Jacobin, « Is this the future Liberals want ? » : https://www.jacobinmag.com/2019/10/future-liberals-want-matt-karp-populism-class-voting-democrats

 

 

États-Unis : l’assurance maladie au coeur de la présidentielle 2020

© Molly Adams
Chaque année, 45 000 personnes meurent aux États-Unis par manque d’accès aux soins, alors que 85 millions d’Américains sont mal assurés ou sans assurance. Face à cette urgence sociale, la question de l’assurance maladie, première préoccupation des électeurs, déchire le parti démocrate. Si tous les candidats souhaitent étendre la couverture santé, seule une minorité est prête à remettre en cause le secteur privé et à défendre un système universel et socialisé, à l’européenne. Ce débat central permet d’entrevoir les lignes de fractures politiques aux Etats-Unis – et les conséquences probables des projets de réforme d’inspiration américaine portés par une partie des élites françaises… Par Politicoboy.

Lisa M, 28 ans, effectue un post-doc en biologie à l’Université de Houston. Un dimanche soir, elle est prise de douleurs aiguës au bas ventre. Craignant une crise d’appendicite, elle se rend à la pharmacie du quartier. L’infirmière commande une ambulance pour l’emmener vers le service d’urgence le plus proche. Une première difficulté surgit. La clinique accepte-t-elle son assurance maladie ? Après vérification, oui. Le médecin de garde l’ausculte, la douleur semble s’atténuer, mais il la place néanmoins sous morphine, avant de lui administrer un produit de contraste par voie orale pour rendre possible un scanner. Sa réaction violente nécessite un traitement antiallergique, avant que l’examen puisse avoir lieu. Verdict : des crampes d’estomac.

La facture s’élève à douze mille dollars. Heureusement, son assurance bénéficie d’un tarif négocié à moitié prix. Mais Lisa doit d’abord acquitter sa franchise annuelle (1500 dollars), et payer 10 % des frais d’hospitalisation (son reste à charge – copay en anglais – plafonné à 5000 dollars par an). Si on ajoute les mensualités de 150 dollars qu’elle paye à son assurance (les premiums), ses frais médicaux pour 2019 s’élèvent déjà à 3800 dollars.

Cet exemple n’a rien d’exceptionnel, n’importe quel Américain bien assuré a sa propre anecdote ou histoire d’horreur impliquant des frais médicaux indécents, des traitements inutilement prescrits, des factures surprises suite à des erreurs administratives (par exemple, lorsque votre médecin traitant prescrit un test non remboursé ou sous-traite à un laboratoire non couvert par votre compagnie d’assurance) et des proches qui restent malades plusieurs semaines avant d’aller voir le médecin dans l’espoir d’éviter la franchise. La complexité administrative du système prend la forme d’une machine à briser les gens, financièrement et psychologiquement. Jeremy Scahill, cofondateur de The Intercept en témoignait récemment : « je ne souhaite à personne d’être confronté à la bureaucratie du système de santé américain. Le combat pour obtenir les soins adéquats et la bataille avec les institutions médicales et assurances vous ôtent lentement l’envie de vivre ».

Le système de santé le plus cher et le moins performant au monde ?

Les Américains dépensent dix mille dollars par an et par habitant en frais de santé, soit le double des Européens et 18 % de leur PIB. Malgré ce coût exorbitant, 27,5 millions d’entre eux n’ont pas d’assurance maladie, 60 millions sont mal assurés, 45 000 meurent chaque année par manque d’accès aux soins, et 530 000 ménages font faillite à cause des frais de santé. La dette médicale s’élevait à 81 milliards de dollars en 2018. L’espérance de vie accuse quatre ans de retard par rapport à la moyenne des pays de l’OCDE, et recule chaque année depuis 2015. Elle se situe désormais derrière Cuba, qui affiche un plus faible taux de mortalité infantile que les États-Unis. [1]

Le coût élevé du système de santé américain s’explique d’abord par la privatisation à tous les étages. Pour rembourser leurs colossales dettes étudiantes, les médecins formés pour plus de 250 000 dollars sont contraints d’exercer dans des cabinets et hôpitaux privés, qui les incitent à multiplier les tests et procédures. Ils prescrivent des médicaments au prix non régulé, remboursés par des compagnies d’assurance cotées en bourse. Le manque d’intégration multiplie les intermédiaires et génère de nombreux abus. À titre d’exemple, le prix de l’insuline est dix fois plus élevé aux États-Unis qu’au Canada.

Les assurances maladie agissent comme une clé de voûte, négociant les tarifs de gré à gré, empêchant toute centralisation, que ce soit au niveau de la dilution du risque assurantiel ou de la négociation des prix des médicaments et prestations. Si certaines zones géographiques n’ont qu’un assureur en situation de monopole, les grands centres urbains proposent souvent des centaines de plans, rendant l’offre illisible.

Selon le Journal of the American Medical Association, 935 milliards de dépenses inutiles sont générées chaque année, soit un quart du coût total. Une autre étude, datant de 2012 et réalisée par The Institute of Medecine, estimait que les dépenses inutiles comptaient pour un tiers (1200 milliards) du total. Le principal facteur est la complexité administrative, suivie par la prise en charge tardive des patients et les traitements superflus administrés pour faire du profit. Le  secteur privé a ainsi engrangé plus de 100 milliards de dollars de bénéfice en 2018. [2]

Cette spectaculaire inefficacité s’observe également en France. Les frais de gestions des complémentaires santé s’élèvent à 7,5 milliards d’euros en 2017, pour un budget total de 40 milliards. La sécu, elle, ne dépense que 7,1 milliards de frais de fonctionnement, tout en gérant plus de 280 milliards d’euros de prestations. [3]

Cependant, contrairement à une idée reçue, le système américain n’est pas entièrement privatisé.  Il repose sur un mix public/privé, qui nous rappelle immédiatement le projet de réforme de l’assurance maladie portée par François Fillon en 2017, et qui figurerait désormais dans les tiroirs du gouvernement Macron.

Le système américain, un mix public/privé

Les ménages américains dans leur majorité sont assurés via leurs employeurs, qui prennent en charge les deux tiers des mensualités (les premiums). Les assurés quant à eux doivent payer les frais de franchises, pouvant s’élever à 5000 dollars par ménage et par an, et les restes à charge, généralement plafonnés à 12 000 dollars par foyer. À ces 155 millions de bénéficiaires s’ajoutent 25 millions de travailleurs indépendants qui s’assurent auprès des mêmes compagnies privées.

Les retraités ont majoritairement recours à un système public, universel et centralisé : Medicare, accessible à partir de 65 ans. Bien qu’il ne couvre que les soins de base et soit sujet aux complémentaires privés (access Medicare, auxquels souscrivent un tiers des bénéficiaires), c’est de loin le système le plus populaire du pays, couvrant 60 millions de personnes. Malgré des besoins de santé plus élevés du fait de l’âge des participants, les coûts sont inférieurs aux régimes privés, du fait des économies d’échelle et de la plus grande capacité à négocier les tarifs. Le programme est majoritairement financé par une taxe sur les revenus du travail, comparable à une cotisation sociale.

Les plus bas revenus et personnes en incapacité de travailler peuvent bénéficier d’un autre programme public, accessible sous conditions de ressources : Medicaid. Sa couverture varie grandement en fonction des États, qui en assurent la plus grande part du financement. 74 millions de personnes y sont inscrites. [4]

Reste qu’en 2009, 45 millions d’Américains ne disposaient d’aucune assurance maladie. Pour combler ce vide, Barack Obama lance sa réforme phare : l’Afordable Care Act (ACA), habilement rebaptisé « Obamacare » par ses opposants.

L’échec de la réforme Obamacare illustre l’impasse de l’approche néolibérale

L’Obamacare représente probablement la décision politique la plus significative depuis l’invasion de l’Irak par W. Bush. Son succès relatif a changé la vie de millions d’Américains, tandis que son coût politique a précipité le plus grand recul électoral jamais enregistré par le parti démocrate, offrant aux républicains le contrôle du Congrès, puis de la Cour suprême et d’une vingtaine d’États qui ont pu appliquer des lois limitant le droit de vote des minorités et redécoupant les circonscriptions électorales à leur avantage, rendant la conquête de la Maison-Blanche et du Congrès particulièrement difficile pour les démocrates.

Ironiquement, les tentatives d’abrogation d’Obamacare par le parti républicain (repeal and replace) au cœur du programme politique de la droite depuis 2010 ont échoué au Sénat en 2017 et coûté à Donald Trump sa majorité en 2018, rendant possible la procédure de destitution qui le vise actuellement. Le combat des démocrates pour « sauver l’Obamacare » a également ouvert la voie au projet Medicare for All  de nationalisation complète de l’assurance maladie. Une initiative qui fracture brutalement le parti démocrate et a provoqué la chute de plusieurs candidats aux primaires de 2020. [5]

Si elle n’a rien résolu, la réforme emblématique de Barack Obama aura au moins mis en évidence les limites de l’approche néolibérale.

De quoi s’agit-il ? L’Affordable Care Act est un texte fourre-tout, dont la logique de marché s’inspire fortement de la réforme mise en place par Mitt Romney lorsqu’il était gouverneur républicain du Massachusetts. Elle repose sur trois piliers :

D’abord, une extension du programme Medicaid via des subventions fédérales aux États qui en font la requête. Ceux sous contrôle républicain ont refusé ces aides financières par pur calcul électoral, avant que l’administration Trump ne s’attaque directement au montant des subventions, affaiblissant la portée de ce premier volet et démontrant la fragilité de l’approche volontariste et sélective. Il est plus aisé d’affaiblir un système qui cible les plus pauvres.

Ensuite, l’interdiction faite aux assureurs de refuser des clients, d’imposer des malus sur la base des antécédents médicaux du patient (ou familiaux) et de mettre en place des plafonds de prestation à vie devait élargir l’accès aux assurances privées. En effet, ces pratiques commerciales visaient à exclure les personnes atteintes de maladies graves ou chroniques du système de santé. Problème : pour restaurer leurs niveaux de profits, les assureurs ont augmenté massivement leurs mensualités, leurs franchises et les restes à charge, provoquant la colère d’une large part de l’électorat.

Enfin, la réforme introduit la mise en place d’un marché subventionné reposant sur deux principes : l’obligation faite aux assureurs d’accepter n’importe quel patient et aux Américains sans assurance d’en souscrire une sous peine d’amende, le tout compensé par des subventions.

Ce mécanisme reposait sur l’idée selon laquelle de nombreux Américains refusaient de souscrire une police d’assurance du fait de leur bon état de santé, et supposait qu’en obligeant tout le monde à rejoindre le marché subventionné, les anciens passagers clandestins en bonne santé compenseraient le coût d’assurance des personnes qui avaient été exclues du système.

Mais l’existence de cette classe d’individus sans assurance par choix ou amour du risque s’est avéré être un fantasme néolibéral, comme l’idée selon laquelle la mise en concurrence des acteurs conduirait à une baisse des prix et aiderait les précaires à mieux choisir l’assurance optimale. En réalité, l’arrivée sur le marché de millions de personnes en mauvaise santé a fait exploser les coûts, que les assureurs ont répercutés sur les individus assurés par leur employeur, aggravant la perception négative de la réforme. [6]

En 2016, Hillary Clinton avait elle-même reconnu que l’Obamacare présentait de nombreux défauts, ouvrant un boulevard à Donald Trump et au parti républicain. Mais la perception du public a largement basculé en 2017, suite aux efforts répétés de Trump pour abroger la loi. Menaçant de priver jusqu’à 32 millions d’Américains de couverture santé et de remettre en place la discrimination par antécédents médicaux, les efforts de la droite ont mobilisé contre elle l’opinion publique, échoué par trois fois au Sénat malgré sa majorité, nourri des mouvements de grèves historiques du corps enseignant et permis au parti démocrate de remporter une large victoire aux élections de mi-mandat de 2018 en faisant campagne sur le thème de l’assurance maladie.

Source : https://www.vox.com/2019/1/23/18194228/trump-uninsured-rate-obamacare-medicaid?fbclid=IwAR1KQ7DGHsiWQ_m0hcp3zXcU1IbfrUSB4beB41rRzbliJHc0MEDYVsVRD_w

Medicare for All, le projet de socialisation de l’assurance maladie plébiscitée par l’opinion

À son apogée, l’Obamacare a couvert vingt millions d’Américains supplémentaires. Depuis l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche, les efforts de son administration pour réduire les subventions et saborder le système ont porté leurs fruits : 7,5 millions d’individus ont perdu leur couverture santé.

Ironiquement, les tentatives de démantèlement de l’Obamacare ont permis l’émergence de la proposition alternative portée par Bernie Sanders et plébiscitée par 70 % de la population (dont un électeur de Trump sur deux) : Medicare for All.

Ce projet de réforme est un modèle à tout point de vue : son nom capitalise sur la popularité du système Medicare et présente le mérite d’être explicite : il s’agit d’ouvrir le régime public à tous les américains. L’âge d’éligibilité sera ainsi progressivement abaissé de 65 à 55 ans la première année, puis 45, 35 et 0. En quatre ans, tous les Américains seront couverts, tandis que le niveau de prestation sera renforcé, rendant inutile les fameuses complémentaires existantes sous Medicare.

Bien qu’elle augmenterait  le nombre de bénéficiaires et supprimerait les franchises et restes à charge, la réforme coûterait moins que le système actuel, comme l’a reconnu une étude publiée par un think tank ultra conservateur financé par les Kochs Brothers.

Pour la financer, Bernie Sanders propose de mettre en place une forme de cotisation patronale visant à remplacer les dépenses actuelles des employeurs, d’instaurer un impôt sur la fortune et sur les multinationales, de réduire les dépenses militaires et d’introduire un impôt sur le revenu de 4 %, comparable à une cotisation sociale, pour les revenus supérieurs à 29 000 dollars par an.

Il s’agit d’une réforme profondément anticapitaliste, qui retire du marché (décommodifie) une part significative du PIB, rend inutile un secteur entier de l’économie — dont le chiffre d’affaires annuel se compte en centaines de milliards de dollars — et retire aux employeurs la capacité de faire pression sur leurs employés à l’aide de leur assurance maladie. Sans surprise, elle fait face à une opposition féroce de la part du secteur de la santé, des lobbies industriels, des forces capitalistes et d’une fraction non négligeable du parti démocrate et de ses affiliés (médias, commentateurs, donateurs, directions syndicales).

Le parti démocrate se fracture autour de la question de l’assurance maladie

Lors du premier débat de la primaire démocrate, les modérateurs ont demandé aux vingt candidats de se prononcer pour ou contre la réforme Medicare for All par un vote à main levée. Seul Bernie Sanders, Elizabeth Warren et Kamala Harris se sont exécutés.

Le second débat opposant les candidats de la primaire démocrate, diffusé par CNN en juillet 2019

Depuis, les quatre débats télévisés ont systématiquement débuté par cette problématique centrale, citée comme première préoccupation des électeurs (avec le new deal vert). Bernie Sanders et Elizabeth Warren ont fait face à un tir groupé d’arguments contre Medicare for All, qu’il est intéressant d’observer.

En premier lieu vient la question de la faisabilité politique du projet, qui reviendrait à remplacer de force l’assurance maladie privée de 180 millions d’Américains par l’option publique Medicare améliorée, une proposition qui va à l’encontre du roman national selon lequel les États-Unis seraient le pays de la liberté. Certains utilisent cet argument dans le but de protéger le modèle économique des assurances privées qui financent leur campagne, comme Pete Buttigieg et Joe Biden. D’autre y voient un problème plus politique et pragmatique, arguant que Medicare for All est trop ambitieuse pour être votée par le Congrès.

C’est le cas d’intellectuels de centre gauche comme le fondateur du média Vox.com Ezra Klein, ancien spécialiste des questions d’assurance maladie pour le Washington Post. Traumatisé par l’expérience de l’Obamacare, où le faible nombre d’Américains qui avaient été contraints de changer d’assurance avaient permis de cimenter l’opposition populaire à la réforme, il imagine mal imposer de force un changement plus drastique. Cet argument s’appuie sur les enquêtes d’opinion qui montrent qu’en formulant les questions de manière à préciser que les assurances privées seront supprimées, le taux de popularité de la réforme Medicare for All passe de 70 à 50 % (en moyenne).  Mais comme l’explique Matt Bruenig, directeur du cercle de réflexion People’s Policy Project dans un débat passionnant, 50 millions d’Américains perdent leur assurance privée chaque année, soit parce qu’ils perdent ou changent d’emploi, soit parce que leur employeur change de prestataire. L’idée selon laquelle les Américains seraient attachés à leur assurance est contredite par les sondages. Lorsque les questions incluent la mention, « vous conserverez votre docteur », le taux d’approbation repasse au-dessus des 70 %.

La seconde critique porte sur le mode de financement, et montre à quel point le cadrage des problématiques est décisif en politique. Comme nous l’avons vu, Medicare for All coûte moins cher à la société que le système actuel, assure tout le monde et mieux.

En raisonnant par coûts, la proposition de Sanders fait économiser de l’argent à la grande majorité des contribuables en remplaçant les mensualités par une cotisation sociale tout en supprimant les franchises et reste à charge. L’économiste Gabriel Zucman estime que cette réforme organiserait le plus large transfert de richesse de l’histoire moderne. Mais les opposants reprochent à Sanders d’augmenter les impôts de la classe moyenne et résonnent strictement en termes de taxes.

Elizabeth Warren, elle, a refusé catégoriquement de reconnaître la moindre hausse d’impôt sur les classes moyennes, malgré les efforts répétés de ses adversaires pour lui faire admettre leur cadrage. Suite à un quatrième débat houleux, elle vient de publier un long document détaillant sa propre approche, qui repose sur une taxation accrue de l’évasion fiscale et une plus forte contribution des employeurs pour éviter toute taxe supplémentaire sur les ménages. Les différences d’approches entre Sanders et Warren ouvrent un débat passionnant sur les questions d’applicabilité et de durabilité d’une réforme, que nous épargnerons au lecteur par souci de concision. Comme l’explique Vox, l’approche de Sanders est plus réaliste et plus redistributive, mais politiquement plus risquée. Celle de Warren frustre la gauche, qui lui reproche une forme de capitulation contre-productive.

Dans une débauche de mauvaise foi, les opposants à Medicare for All ont ajouté un troisième argument : les syndicats qui ont négocié des régimes d’assurance privée particulièrement intéressants avec leurs employeurs risqueraient de perdre ces avantages. Un évènement vient de couper court à cette question, et montre à quel point Medicare for All est un projet ancré dans la lutte des classes : lors de la grève historique des ouvriers de General Motors qui vient de s’achever, l’entreprise a suspendu du jour au lendemain l’assurance maladie d’une partie des 50 000 grévistes, pour tenter de briser la grève.

Face au succès électoral de Medicare for All, les adversaires démocrates de Sanders et Warren ont majoritairement recours à des tentatives de triangulation plus ou moins adroites.

Kamala Harris, un temps perçu comme la favorite de la primaire, a cherché à apaiser les intérêts financiers en proposant sa version de la réforme, qui consiste à basculer tous les Américains vers Medicare tout en privatisant des pans entiers de ce programme. Depuis, elle s’effondre dans les sondages pour atterrir derrière l’entrepreneur farfelu Andrew Yang. Entre temps, elle aura gâché près de 40 millions de dollars de budget de campagne, principalement issu de ces mêmes intérêts financiers.

Plus redoutable, la seconde tentative de triangulation nommée « Medicare for All Who Want It » (Medicare pour tous ceux qui le souhaitent) consiste à rendre la transition vers Medicare optionnelle. L’argument semble implacable : si l’option publique est vraiment préférable aux assurances privées, l’ensemble des Américains fera la transition. Ainsi, on évite l’écueil de la migration forcée tant redouté par Ezra Klein, tout en rassurant le secteur privé qui peut espérer concurrencer l’option publique.

Le premier candidat à avoir adopté cette option n’est autre que Beto O’Rourke, un temps présenté comme un « Obama blanc », l’alternative à Bernie Sanders et un des favoris de la primaire. Ce retournement de veste a douché les espoirs militants et précipité l’effondrement de sa campagne.

Pete Buttigieg, sorte d’Emmanuel Macron démocrate à l’opportunisme criant, est le second candidat à défendre avec panache Medicare for All Who Want It. N’ayant jamais prétendu incarner la gauche du parti, il parvient à émerger comme une potentielle alternative à la candidature de Joe Biden, sans payer le même prix politique qu’Harris ou O’Rourke. « Je fais confiance aux Américains pour choisir la meilleure option pour eux », dit-il pour justifier sa triangulation.

Mais le coût de sa réforme montre bien le vice qu’elle contient : tandis que Medicare for All devrait coûter 3000 milliards d’argent public par an, son plan n’en coûterait que 150, preuve qu’il ne convertira qu’une fraction des Américains à Medicare. Et cela pour une raison évidente : son projet de réforme fait en sorte que l’option publique reste moins attractive en termes de prestation que les options privées, afin de garantir leurs profits. Pas étonnant que « Mayor Pete » soit la nouvelle coqueluche des principaux médias et le troisième candidat le mieux financé (après Sanders et Warren) grâce aux riches donateurs et au secteur de la santé.

Plus surprenant, Elizabeth Warren elle-même, une semaine après avoir publié son plan de financement pour Medicare for all, « triangule » à son tour en proposant une approche en deux temps. D’abord en proposant d’introduire une option publique (comme Pete Buttigieg) au cours des 100 premiers jours de son mandat, avant de réaliser la nationalisation complète en année 3 (après les élections de mi-mandat, qui affaiblissent presque systématiquement le président en exercice). Pour les défenseurs historiques de Medicare for All, il s’agit d’une capitulation face au secteur privé, un projet « taillé pour diviser, déprimer, marginaliser et épuiser toute volonté politique et militante en faveur d’un système universel ». Dans tous les cas, il s’agit d’une stratégie électorale risquée. Alors que Pete Buttigieg et Bernie Sanders montent dans les intentions de vote, cette triangulation risque de provoquer la fuite de son électorat (bien plus volatile que celui de Sanders) vers ces deux adversaires, comme ce fut le cas pour Kamala Harris en juillet. Le débat du 20 novembre devrait permettre d’y voir plus clair.

Quoi qu’il en soit, les nombreuses tentatives de récupération et de triangulation témoignent du succès politique et idéologique de Bernie Sanders.

Vers une américanisation de l’assurance maladie française ?

La spectaculaire inefficacité du secteur privé en matière de santé et la résistance des systèmes universels (aux États-Unis, Medicare couvre de plus en plus de personnes) témoignent de l’importance d’un système entièrement socialisé et intégral.

Pour autant, les dirigeants français cherchent à réformer le système dans le sens inverse, en augmentant le rôle des complémentaires et en privatisant l’offre de soins.

En 2017, François Fillon proposait de dynamiter la sécurité sociale, en limitant la prise en charge et le remboursement aux soins « indispensables », le reste étant laissé au secteur privé et aux complémentaires. On n’est pas loin du couplage public/privé américain, et il semblerait qu’Emmanuel Macron projette de reprendre cette réforme à son compte, une fois passée celle des retraites. [7]

Les choses ne s’effectueront pas du jour au lendemain, et pourraient se faire par des moyens détournés, suivant le modèle de la réforme des retraites.  On observe déjà comment le train des réformes actuelles prépare le terrain : asphyxie de l’hôpital public, réduction du budget de la sécurité sociale, baisse des cotisations sociales et transfert de leur gestion dans le giron de l’État. [8]

Alors qu’une écrasante majorité des Américains réclament un système à la française, c’est le modèle américain qui semble peu à peu s’immiscer ici…

 

Sources et références :

  1. Jacobinmag, numéro 28 : The health of nations
  2. https://www.forbes.com/sites/brucejapsen/2019/10/07/us-health-system-waste-hits-935-billion-a-year/#3a08d3ba2f40
  3. https://www.liberation.fr/france/2019/09/25/depenses-de-sante-les-frais-de-gestion-explosent-dans-les-complementaires_1751651
  4. https://en.wikipedia.org/wiki/Health_insurance_coverage_in_the_United_States
  5. Lire ce post de blog chroniquant la bataille pour Obamacare
  6. Jacobinmag, Obamacare, the original sin 
  7. https://www.contrepoints.org/2017/12/04/304555-assurance-maladie-macron-reprendra-t-projet-de-fillon
  8. https://www.mediapart.fr/journal/france/300919/comment-l-etat-creuse-le-trou-de-la-secu , https://www.mediapart.fr/journal/france/300919/securite-sociale-l-austerite-se-poursuit-dans-la-sante

 

La guerre larvée au sein du Parti démocrate

© Capture d’écran CNN

À l’image des divisions politiques et stratégiques qui traversent le parti démocrate, un nombre record de candidats briguent l’investiture pour la présidentielle de 2020. De vingt-quatre en avril, ils sont encore une douzaine à faire campagne à cinq mois du premier scrutin. Trois candidats font la course en tête : le centriste Joe Biden, la sociale-démocrate Elizabeth Warren et le socialiste Bernie Sanders. Par Politicoboy.


Pour comprendre les difficultés du Parti démocrate et les particularités de cette primaire, il faut revenir quatre ans en arrière.

En 2016, Hillary Clinton mobilise ses réseaux d’influence pour s’assurer du soutien de la machine démocrate. Barack Obama, les cadres du parti, la presse libérale et l’appareil financier font bloc derrière sa candidature. Ses principaux adversaires jettent rapidement l’éponge. Joe Biden est vivement encouragé à rester sur la touche – « Vous ne réalisez pas ce dont ils sont capables, les Clinton essayeront de me détruire » confira-t-il en off. À gauche, Elizabeth Warren renonce à se présenter et apporte son soutien à Hillary Clinton.

La primaire devait constituer une simple formalité. Mais quelque chose d’inattendu va se produire. La campagne de Bernie Sanders, sénateur indépendant du Vermont alors inconnu du grand public, décolle rapidement. Son message contraste de manière cinglante avec celui d’Hillary Clinton et reçoit un écho important chez les jeunes, la classe ouvrière et les abstentionnistes. Fustigeant les inégalités sociales et l’oligarchie, il propose des réformes radicales : une assurance maladie universelle et publique, le doublement du salaire minimum fédéral (à 15 dollars de l’heure), la gratuité des études universitaires, un vaste plan d’investissement pour le climat et la mise au banc de Wall Street, qui finance largement la campagne d’Hillary Clinton.

Sanders dénonce surtout la corruption de la vie politique américaine et l’influence de l’argent dans le financement des campagnes électorales. La sienne s’appuie uniquement sur les dons individuels, avec succès. Il réunit plus d’argent que son adversaire, remporte les fameux États de la Rust Belt qui offriront ensuite la victoire à Donald Trump, et manque de peu la nomination.

La défaite surprise d’Hillary Clinton à la présidentielle va achever de fracturer le parti démocrate.

ABC NEWS – 12/19/15 © ABC/ Ida Mae Astute

D’un côté, une aile populiste et progressiste émerge rapidement. Elle s’appuie sur l’activisme et les mouvements sociaux, soutient un programme ambitieux de réformes socialistes plébiscitées par une majorité de la population (selon les enquêtes d’opinion), envoie des élus charismatiques au Congrès comme Alexandria Ocasio-Cortez et fait pencher le socle idéologique du parti vers la gauche. La majorité démocrate à la Chambre des représentants du Congrès soutient désormais une socialisation progressive de l’assurance maladie et la hausse du salaire minimum à 15 dollars de l’heure.

Mais du point de vue strictement électoral, l’aile gauche reste minoritaire. De nombreux espoirs ont été douchés pendant les élections de mi-mandats : Stacey Abrams au poste de gouverneur en Géorgie, Beto O’Rourke comme sénateur au Texas et Andrew Gillum en Floride perdent sur le fil des élections difficiles, bien que la gauche leur conteste l’étiquette progressiste.

Inversement, la victoire médiatisée d’Alexandria Ocasio-Cortez à New York masque le fait que les démocrates ont repris le contrôle de la Chambre des représentants grâce aux candidats centristes alignés dans les circonscriptions périurbaines aisées. [1]

D’où ce dilemme stratégique pour le DNC (Comité national démocrate). Faut-il aligner des modérés pour faire basculer les électeurs centristes, ou des candidats populistes capables de récupérer les abstentionnistes (près d’un électeur sur deux) et mobiliser la base du parti ? Les biais idéologiques et le ressentiment anti-Sanders des élites démocrates verrouillent ce débat, et forcent l’aile gauche à adopter une position de confrontation avec l’establishment.

Or la solution différera en fonction des causes que l’on attribue à la victoire de Donald Trump. En 2016, les hauts revenus ont principalement voté pour le Parti républicain, la classe ouvrière blanche qui avait soutenu Obama s’est majoritairement abstenue et le vote identitaire a outrepassé les questions économiques. Sachant cela, faut-il cibler les abstentionnistes (43 % du corps électoral) ou les déçus du trumpisme ?

Viser la classe ouvrière blanche et les milieux ruraux qui ont permis à Donald Trump de conquérir les anciens bastions démocrates de la région des Grands Lacs peut se faire de différentes manières. Faut-il privilégier un populiste comme Bernie Sanders capable de porter un discours de classe, ou un modéré issu de l’un de ces États, avec une stratégie reposant sur l’identité culturelle et les valeurs ?

À l’inverse, pour les États disputés du Sud, ne vaut-il pas mieux cibler l’électorat noir et hispanique qui s’était démobilisé en 2016 ? Un candidat issu d’une minorité serait-il en capacité de reconstruire la coalition d’Obama ? Ou le simple fait d’aligner son ancien vice-président Joe Biden suffira-t-il ?

Ces questions restent largement sans réponses. Le parti démocrate a refusé de faire son introspection, préférant expliquer la défaite d’Hillary Clinton par l’ingérence russe supposée et traiter Donald Trump comme un simple « accident ». Derrière ce refus se cachent des intérêts financiers puissants qui ne souhaitent pas être remis en question, et les biais idéologiques d’une élite démocrate liée à ces intérêts.

La multiplicité des candidatures reflète ces problèmes structuraux.

Battre Donald Trump reste la priorité absolue pour les électeurs démocrates

L’influence de Bernie Sanders plane indiscutablement sur la primaire. Les candidats ont dû se positionner par rapport à ses propositions phares : en matière d’assurance maladie (avec la réforme medicare for all qui divise drastiquement le parti), et face au New deal vert promulgué par les activistes du Sunrise et repris par Alexandria Ocasio-Cortez. Même Joe Biden s’est fendu d’un (timide) plan pour le climat et propose d’améliorer Obamacare en y ajoutant un régime d’assurance publique.

Du point de vue électoral, les candidats soucieux d’apparaître comme de courageux réformateurs ont dû s’aligner sur Bernie Sanders en matière de financement de campagne, en s’engageant à refuser les dons des entreprises et traditionnels dîners de levés de fonds auprès des riches donateurs. [2]

Cependant, on ne peut comprendre la dynamique de la campagne qu’en intégrant le fait que la question du projet politique vient en second dans l’esprit des électeurs démocrates, qui souhaitent avant tout sélectionner le candidat ayant le plus de chances de battre Donald Trump. La question de l’électabilité est donc centrale, et les sondages jouent pour beaucoup dans cette perception.

Ceci explique certainement pourquoi le second choix des électeurs de Joe Biden n’est autre que Bernie Sanders, candidat le plus éloigné de sa ligne politique. [3]

Joe Biden, la garantie du statu quo

« Avec moi, rien de fondamental ne changera ». Prononcée à l’attention de riches donateurs rassemblés à un dîner de levée de fonds, cette phrase résume à elle seule la candidature du vice-président.

Son programme modéré ne remet en cause ni le système économique ni les structures institutionnelles. Pourquoi alors se présenter ? Biden se dit traumatisé par le soutien implicite apporté par Donald Trump aux néonazis de Charlottesville et veut rétablir l’intégrité morale du pays. Cela ne fait ni un projet politique fédérateur ni une raison suffisante pour mobiliser l’électorat abstentionniste. Mais ses soutiens semblent convaincus qu’une campagne « contre Trump » peut faire l’économie du « pour Biden ».

Pour la gauche, Biden est une catastrophe en devenir. Le septuagénaire traîne d’innombrables casseroles que la droite se fera un plaisir d’agiter le moment venu, depuis ses ambiguïtés ségrégationnistes des années 70, son rôle central dans la mise en place d’une politique d’incarcération de masse dans les années 90, son soutien indéfectible à l’invasion de l’Irak en 2003, jusqu’à son attachement au libre échange et à la dérégulation bancaire. Hillary Clinton 2.0, appuyé par les mêmes intérêts financiers. [4]

À 76 ans, son âge semble affecter ses capacités cognitives. Biden multiplie les lapsus et les gaffes. Il a livré des performances télévisées préoccupantes, où il a parfois du mal à tenir des propos cohérents, lorsqu’il ne produit pas des sous-entendus racistes. Les médias conservateurs s’attaquent à son image et font tourner en boucle les séquences où on le voit réajuster son dentier (lors du troisième débat) ou saigner de l’œil suite à l’éclatement d’un vaisseau sanguin pendant le forum urgence climatique de CNN. Des détails, mais pour le journaliste à Rolling Stones Matt Taibbi, « si Bernie Sanders avait affiché ce genre de difficultés, les médias démocrates lui seraient tombés dessus et sa campagne serait terminée ».

La gauche s’attendait à ce que Joe Biden implose rapidement, comme les nombreux candidats néolibéraux qui espèrent incarner le centre droit à sa place. Pourtant, Uncle Joe est toujours en tête des sondages. Deux raisons peuvent expliquer le succès relatif du vice-président. Ses huit ans passés auprès d’Obama semblent l’avoir lavé de ses pêchés aux yeux de l’électorat. Contrairement à Hillary Clinton, il bénéficie d’un véritable capital de sympathie, en particulier auprès des groupes d’électeurs qui comptent le plus pour la primaire : les plus âgés, qui s’informent surtout par la télévision, les Afro-Américains et la classe ouvrière blanche.

Deuxièmement, sa célébrité lui permet de jouir des meilleurs scores dans les sondages l’opposant à Donald Trump (du reste, on observe une corrélation parfaite entre la célébrité des candidats démocrates et leur score face à Trump). Sa force provient en grande partie de ces sondages fragiles et d’un soutien médiatique qui maintiennent sa candidature sous perfusion.

Son statut de favori et son positionnement idéologique au centre droit en font le candidat par défaut de l’écosystème médiatique démocrate et des instances du parti (40 % de la couverture audiovisuelle lui est dédiée contre 16 % pour Sanders et 19 % pour Warren). Cette bienveillance reste prudente, car ses faiblesses sont un peu trop évidentes pour qu’il parvienne à fédérer l’appareil démocrate comme l’avait fait Hillary Clinton. Mais la crainte de l’émergence d’une alternative à sa gauche explique probablement les hésitations de l’establishment à critiquer ouvertement le vice-président.

Elizabeth Warren, une sociale-démocrate « capitaliste jusqu’à l’os »

La sénatrice du Massachusetts pourrait rapidement incarner le plan B de l’establishment démocrate. Jusqu’à présent, elle est parvenue à naviguer avec brio dans le champ politique pour réussir à se placer en numéro deux ou trois des sondages.

Ancienne membre du Parti républicain et professeur de droit des affaires à Harvard, cette spécialiste des faillites personnelles a rejoint le camp démocrate après avoir observé de près les dégâts humains causés par le capitalisme dérégulé. Son ascension politique débute avec la crise des subprimes, où sa critique de Wall Street lui vaut une position dans les cabinets de l’administration Obama. En 2012, elle est élue sénatrice du Massachusetts, et s’illustre au Congrès par la conduite d’auditions musclées face aux acteurs de la finance. [5]

La presse ne donnait pas cher de sa candidature, jugée en concurrence directe avec celle de Bernie Sanders. Mais Warren a eu l’intelligence de lancer sa campagne très tôt et de mettre en place un réseau efficace de militants, avant de se lancer dans une série interminable de propositions détaillées qui renforcent son image de sérieux. « J’ai un plan pour ça » est rapidement devenu le slogan officieux de sa campagne, tandis que la presse commente chacune de ses propositions plus radicales et ambitieuses les unes que les autres avec un certain respect. On y trouve des projets pour casser les monopoles des GAFAM à l’aide des lois antitrusts, une taxe sur les profits des entreprises prélevée à la source où encore un impôt sur la fortune construit avec l’aide des économistes français Gabriel Zucman et Thomas Piketty.

Lors des trois premiers débats télévisés, elle a défendu avec panache la proposition de nationalisation de l’assurance maladie de Bernie Sanders, dénoncé dans un style populiste l’influence des multinationales et des puissances de l’argent et souligné l’importance de construire un mouvement de masse pour faire bouger les lignes au Congrès. Du Bernie Sanders dans le texte. Cette stratégie lui a permis de s’imposer dans le trio de tête, au point de présenter une alternative crédible à Bernie Sanders pour la gauche, et à Joe Biden pour la presse. Car Elizabeth Warren « croit au marché » et affirme être « une capitaliste jusqu’à l’os». Interrogée sur l’opportunité de nationaliser la production d’électricité dans le cadre d’un New deal vert, proposition portée par Bernie Sanders, elle a livré une réponse illustrant le fossé qui les sépare. Pour combattre le réchauffement climatique, elle compte utiliser « la carotte et le bâton » afin d’inciter le secteur privé à jouer le jeu, sans chercher à le remplacer.

D’autres signes montrent sa volonté d’opérer une forme de triangulation. Elle reste en contact étroit (mais très discret) avec Hillary Clinton, courtise et multiplie les appels du pied en direction des cadres du parti, et prévoit de solliciter de nouveau les riches donateurs une fois la primaire remportée. Le fait qu’elle n’ait pas « un plan pour ça » lorsqu’on lui parle d’assurance maladie (pour l’instant, elle soutient la proposition de Sanders, mais semble prête à nuancer sa position) constitue un autre motif d’inquiétude pour la gauche socialiste. Dernier point préoccupant en vue d’une présidentielle, son attachement passé à se présenter comme une femme de couleur aux origines Cherokee avait blessé la communauté amérindienne, et pourrait compromettre sa capacité à fédérer le vote afro-américain et hispanique.

Tous ces éléments se retrouvent dans la sociologie de son électorat, majoritairement blanc et issu des classes sociales éduquées, alors que celui de Sanders est plus multiculturel, jeune et défavorisé. Or, pour Bhaskar Sunkara – fondateur de la revue socialiste Jacobin, c’est ce second type d’électorat qui est susceptible de rester mobilisé après la victoire d’un candidat démocrate afin de mettre la pression sur le Sénat. [6]

En résumé, Elizabeth Warren est une sociale-démocrate au programme ambitieux, mais dont le positionnement politique s’est construit dans le cadre imposé par Bernie Sanders. Puisqu’elle a sollicité les riches donateurs démocrates avant la primaire et prévoit de les solliciter de nouveau une fois la nomination remportée, on est en droit de s’inquiéter des concessions qu’elle pourrait faire avant l’élection, ou une fois à la Maison-Blanche. Pour l’instant, les milieux financiers s’alarment ouvertement de sa progression dans les sondages, ce qu’elle répète avec fierté.

Bernie Sanders, la révolution démocrate socialiste

La campagne de 2016 a profondément modifié le cadre de la primaire 2020 et la ligne politique du parti. Cependant, Bernie Sanders n’est pas parvenu à prendre le contrôle de l’appareil démocrate ni à s’imposer comme le de facto favori pour 2020.

Son succès de 2016 s’explique aussi par le rejet qu’Hillary Clinton suscitait. Depuis, le champ politique s’est considérablement élargi et les alternatives ne manquent pas. Plus fondamentalement, Biden lui conteste le vote de la classe ouvrière blanche et des Afro-Américains, tandis que Warren capture une partie des cadres et diplômés qu’il avait séduits en 2016.

https://www.flickr.com/photos/tabor-roeder/21581179719
Bernie Sanders en meeting, 27/09/2015 © Phil Roeder, flickr

Mais Sanders fait surtout face à une opposition viscérale de l’appareil démocrate. Certains ne lui pardonnent pas l’échec d’Hillary Clinton, d’autres sont convaincus qu’un candidat trop radical perdra face à Trump. Ironiquement, ce dernier confie en privé sa conviction qu’un « socialiste » sera beaucoup plus difficile à battre qu’un « mou du cerveau » comme Joe Biden. Si Trump comprend le pouvoir de séduction d’un discours populiste, les élites démocrates semblent déterminées à reproduire l’erreur de 2016. À moins qu’elles craignent tout autant la perspective d’une présidence Sanders que la réélection du président sortant.

Son programme entre en conflit avec les intérêts qui financent le parti, tandis que ses hausses d’impôts menacent ouvertement le portefeuille des innombrables experts, journalistes et présentateurs multimillionnaires qui peuplent les médias libéraux et sont souvent employés directement par les industries que Sanders pointe du doigt. Le New York Times révélait ainsi la tenue de dîners entre richissimes donateurs et cadres du parti, dont la cheffe de la majorité parlementaire Nancy Pelosi et le candidat Pete Buttigieg, sur le thème « comment stopper Sanders ». Il ne faudrait cependant pas y voir le signe d’une opposition systémique et coordonnée à l’échelle du parti.

À l’inverse, les principaux médias démocrates font tous bloc contre lui, que ce soit par intérêt financier ou biais idéologique. Le Washington Post continue de s’illustrer par son opposition systématique, allant jusqu’à vérifier des propos tenus par Sanders à partir d’un article publié dans ce même journal, pour conclure que le socialiste ment. L’ensemble des journalistes politiques du New York Times jugent sa réforme Medicare for all comme une « pure folie » (qui est pourtant soutenue par la majorité des électeurs démocrates et républicains) et sa performance au dernier débat très médiocre du seul fait de sa « voix enrouée ». Le second débat organisé par CNN a pris la forme d’un procès en règle de la candidature Sanders [7]. On pourrait multiplier les exemples, mais un sondage résume parfaitement l’étendue du problème : les téléspectateurs de la chaine ultra conservatrice Fox News ont une meilleure opinion de Sanders que le public de sa concurrente pro-démocrate MSNBC.

© Capture d’écran CNN

Pour contourner ce problème, Bernie Sanders compte sur une mobilisation de masse via l’activisme de terrain, et cherche à étendre sa base électorale en ciblant les abstentionnistes et la classe ouvrière. Il a accepté de participer à un Town Hall organisé par Fox News (Warren a refusé) où il a défendu sa réforme de l’assurance maladie et pointé du doigt l’hypocrisie de Donald Trump. Il a profité du soutien des rappeurs et pop star comme Cardi B et Killer Mike pour enregistrer des interviews avec eux, diffusés sur leurs comptes Instagram totalisant plus de 50 millions d’abonnés. Son passage chez le youtubeur et comédien Joe Rogan, critiqué pour ses interviews déformatés où défilent parfois des polémistes d’extrême droite, a fait dix millions de vues, dont près de 3 millions sur les premières 24 heures. En comparaison, seuls 1,5 million d’Américains regardent CNN aux heures de grande écoute. Preuve du succès de cette stratégie, Bernie Sanders possède de loin la plus large base de donateurs individuels.

Au-delà de la méthode, son programme appelle à une véritable révolution qui vise à marginaliser le Capital pour redonner le pouvoir aux travailleurs. Son New deal vert s’appuie sur une garantie universelle à l’emploi qui modifierait profondément les structures du marché du travail. Sa réforme de la santé socialiserait 4 % du PIB et transformerait en profondeur un secteur qui pèse pour un sixième de la plus-value du pays. Plutôt que de détailler des projets de loi au dollar près, Bernie Sanders soutient les mouvements de grève et fait pression sur les grandes entreprises pour qu’elles augmentent le salaire minimum, avec succès dans le cas d’Amazon et Walt Disney.

Mais Bernie Sanders se fait vieux, à 78 ans, et son message en parti coopté par Elizabeth Warren a perdu de son originalité. Si Joe Biden se maintient en tête des sondages, Sanders risque d’avoir du mal à élargir sa base électorale de manière suffisante pour s’imposer.

Vers une course à trois ?

Sauf surprise majeure, l’élection devrait se jouer entre ces trois favoris, et avec elle l’avenir du parti démocrate. Biden souhaite revenir à une forme de normalité représentée par l’ère Obama, période marquée par une culture du compromis avec les puissances de l’argent et la droite conservatrice. Cette proposition séduit une part non négligeable de l’électorat, en particulier auprès des personnes âgées et des électeurs peu engagés politiquement.

Plus ambitieuse, Elizabeth Warren veut réformer les institutions américaines et le capitalisme, sans pour autant les remettre en cause structurellement. Sa candidature représente une volonté de renouer avec les trente glorieuses et l’âge d’or de la classe moyenne.

Contrairement à Warren, Bernie Sanders a intégré l’échec de la social-démocratie. Centré sur les classes populaires, sa candidature cherche à poser les jalons d’une véritable révolution. Pour autant, les différences qui le séparent d’Elizabeth Warren ne sont pas nécessairement comprises par les commentateurs, et par extension, par les électeurs. Cela rend sa position plus difficile à tenir, entre Joe Biden qui séduit une partie de la classe ouvrière et des minorités ethniques nostalgiques d’Obama, et Warren qui semble plus jeune et mieux articulée pour les classes éduquées. Sa récente hospitalisation suite à une attaque cardiaque risque également de lui nuire.

Du fait de la compatibilité de leurs électorats, le duo Sanders-Warren devrait être en mesure de remporter la primaire, le premier qui dépassera Biden dans les sondages pouvant espérer agréger les soutiens du second. Certains médias commencent à anticiper ce basculement, et se tournent progressivement vers Warren afin d’invisibiliser Sanders. Mais encore faut-il que Biden dévisse, or il s’est montré particulièrement résilient jusqu’à présent. Faute d’alternative satisfaisante, une part non négligeable de l’appareil démocrate s’accroche toujours à sa candidature.

Le premier scrutin aura lieu le 3 février 2020 en Iowa, avant d’enchaîner avec le New Hampshire (le 11), le Nevada (le 18) et la Caroline du Sud (le 22). Puis le 3 mars aura lieu le super Tuesday où la moitié des États restants voteront. Le nom du vainqueur sera probablement connu au terme de cette soirée, bien que les primaires s’étalent jusqu’en juin.

 

Notes et références :

  1. Les circonscriptions périurbaines et relativement aisées ont basculé en faveur des démocrates aux midterms, et dans la plupart des cas, des candidats « modérés » avaient été sélectionnés par le parti démocrate, ce qui laisse penser que ce type de profil a plus de chances de gagner dans ces circonscriptions. Cependant, très peu de candidats « progressistes » ont été alignés dans ces circonscriptions, cette stratégie alternative n’a donc pas été solidement testée.  The suburbs abandoned Republicans in 2018, and they might not be coming back.
  2. Nombre d’entre eux ont été contraints de renoncer à cette promesse, comme le détaille cet article du LA Times qui explique magistralement les difficultés de financement de campagnes.
  3. Matt Taibbi, « Bernie Sanders’s chances depend on taking support from Joe Biden, and soon“.
  4. Médiapart : Joe Biden, candidat anachronique 
  5. Lire son portrait dans Médiapart 
  6. Pour une critique de fond de la candidature d’Elizabeth Warren, lire : Elizabeth Warren Is Thirty Years Too Late
  7. Lire à ce propos notre résumé du débat de CNN ici.

« We’re going to impeach the motherfucker » : la présidence Trump en péril

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Trump_view_from_side,_December_2015.jpg
© Marc Nozell / Wikimedia Commons

Cette fois, Donald Trump n’y échappera pas. Malgré la réticence des cadres du Parti démocrate, la Chambre des représentants vient de lancer une procédure de destitution contre le président américain. Si elle reste quasiment assurée d’échouer au Sénat, une telle initiative devrait peser lourdement sur le rapport de force politique et la campagne présidentielle de 2020. Explications par Politicoboy.


Depuis les élections de mi-mandat et la victoire du Parti démocrate à la Chambre des représentants du Congrès, le spectre d’une procédure de destitution hante la Maison Blanche. Tout juste élue, la démocrate socialiste Rachida Tlaib proclame devant ses militants « On va destituer cet enfoiré* ». Dès mars 2019, de nombreux démocrates issus de l’aile gauche du parti prennent position en faveur d’une procédure de destitution, citant le racisme du président, son soutien implicite aux néonazis, sa corruption patente, ses multiples abus de pouvoir et sa violation des lois de financement de campagne via un paiement illégal à une star du porno. Mais Nancy Pelosi, la cheffe de la majorité démocrate à la Chambre des représentants et troisième personnage de l’État, s’oppose à une telle procédure, affirmant que Trump « n’en vaut pas la peine ». Derrière cette affirmation se cache la crainte qu’une tentative de destitution renforce Donald Trump.

En effet, l’impeachment est à l’initiative de la Chambre, mais une fois les commissions parlementaires achevées et les articles justifiant la destitution votés, c’est au Sénat de trancher. Cette institution se mue alors en tribunal et instruit les différents chefs d’accusation, avant de rendre son verdict. Deux tiers des sénateurs doivent voter en faveur de la destitution pour qu’elle soit effective. Soit, dans la configuration actuelle, 47 sénateurs démocrates et vingt sénateurs républicains. Il s’agit d’une procédure purement politique.

Plutôt que de se précipiter dans une telle aventure, le camp démocrate attendait les conclusions de l’enquête du procureur Mueller sur le RussiaGate, censé délivrer le coup de grâce en prouvant la collusion de Donald Trump avec le Kremlin pendant la présidentielle de 2016. Ce fut un double fiasco. Publié en avril, le rapport Mueller prouve l’absence de collusion. Il détaille néanmoins dix situations où Trump a commis ce qui s’apparente à une obstruction de la justice, faute qui avait provoqué la chute de Richard Nixon. Dans l’espoir de convaincre le public, passablement désabusé par l’effondrement de la théorie du complot russe, les démocrates convoquent le procureur Mueller à une audition au Congrès. Second fiasco : Mueller apparaît cognitivement limité et peu coopératif. Après le mythe de la collusion, celui du procureur implacable s’effondre en direct à la télévision.

Trump semblait avoir miraculeusement échappé à la procédure de destitution. Mais pendant que les principaux médias le déclaraient tiré d’affaire, un vaste mouvement d’activistes augmentait la pression sur les élus démocrates, avec un succès croissant. La plupart des candidats à la présidentielle de 2020 et une majorité des membres de la Chambre se rallient à la cause. Il manquait cependant un motif suffisant pour convaincre les cadres du parti. Jusqu’à ce que l’affaire ukrainienne éclate.

L’affaire ukrainienne rend la procédure de destitution inévitable pour Nancy Pelosi

En septembre, la presse sort une série de révélations sur l’existence d’une conversation au cours de laquelle Donald Trump aurait fait pression sur le président ukrainien Volodymyr Zelensky pour qu’il enquête sur Joe Biden, alors favori des primaires démocrates et donné à 14 points d’avance face à Trump [1].

L’origine du scandale provient d’un signalement effectué par un membre des services de renseignements. Conformément à la procédure prévue pour les lanceurs d’alerte, ce fonctionnaire dépose une plainte à sa hiérarchie pour alerter sur le comportement du président. Ni son identité ni le contenu du document ne sont rendus publics. Mais confronté aux révélations de la presse, Trump reconnaît publiquement la nature de la conversation, tout comme son avocat personnel Rudy Giuliani, directement mis en cause par le signalement. Il serait également question d’un chantage reposant sur la suspension d’une aide militaire de 400 millions de dollars promise à l’Ukraine. Sur ce second point, Trump confirme puis rétracte la version relayée par la presse. [2]

Outre les actes de collusion avec une puissance étrangère pour obtenir un gain politique personnel en vue d’une élection, le fait que cette conversation a eu lieu le lendemain de l’audition du procureur spécial Robert Mueller provoque l’outrage des démocrates. En clair, à peine tiré d’affaire dans l’épisode russe, Trump s’est précipité pour conspirer avec le pouvoir ukrainien, ce qui montre un mépris croissant pour la loi électorale et la Constitution.

Pour les démocrates, le coût politique de l’inaction va rapidement excéder le coût présumé d’une procédure de destitution. Si l’impeachment risque de mobiliser la base électorale de Donald Trump, ne rien faire peut démotiver celle des démocrates. Or, les cadres du parti trainent les pieds depuis des mois. Non seulement sur la question de la destitution, mais également dans leurs enquêtes parlementaires censées faire toute la lumière sur les abus de pouvoir du président et l’usage de sa fonction à des fins d’enrichissement personnel. Selon The Intercept, ce surprenant manque de pugnacité s’explique par de mesquines querelles politiciennes au sein de la Chambre des représentants, et des calculs personnels douteux. [3]

Cette inaction accroît la frustration des électeurs démocrates. Jon Favreau, ancienne plume d’Obama et animateur du podcast Pod Save America dont l’audience dépasse allègrement celle de CNN, résumait le sentiment général des militants qu’il contribue régulièrement à mobiliser : « C’est complètement fou. […] C’est pathétique. Ce n’est pas ce pour quoi on s’est battu si durement en 2018 ».

Pendant la pause estivale, les élus démocrates ont été violemment confrontés par leurs électeurs. Furieux, ces derniers les ont pris à parti devant leurs permanences parlementaires, lors des traditionnels Town Hall ou en les interpellant directement dans leur vie quotidienne, au supermarché ou dans la rue. « On s’est fait botter le cul tout l’été », confiait un élu. [4] À la colère des activistes s’ajoute le spectre des primaires. Pour les élections de 2020, un nombre record de démocrates font face à des candidatures dissidentes issues de leur propre parti.

Cette dynamique s’explique par le fonctionnement de la Chambre des représentants. Du fait des efforts de gerrymandering et de la géographie du vote, la majorité des 435 circonscriptions sont acquises à une des deux formations – le Queens, dans l’État de New-York vote à 70 % démocrate, par exemple. Le Parti démocrate a remporté une majorité confortable en 2018 (235 sièges), mais cela a nécessité de faire basculer des circonscriptions très disputées. Or, ces sièges ont principalement été gagnés par des candidats centristes. Pour les protéger en 2020, où l’ensemble de la Chambre sera renouvelée, Nancy Pelosi a adopté une ligne politique de centre droit, refusant de déclencher rapidement une procédure de destitution ou d’organiser un vote sur les projets ambitieux comme la réforme de la santé Medicare for all et le New deal vert, préférant concentrer le travail législatif sur des propositions de loi qualifiées de « modérées ». Les sondages effectués dans ces circonscriptions montrent également un manque de soutien de l’opinion pour une procédure de destitution, ce qui n’encourage pas la prise de risque.

La stratégie de Pelosi exigeait des deux cents élus plus progressistes et issus de circonscriptions acquises aux démocrates qu’ils se sacrifient pour une poignée de collègues centristes. Deux éléments viennent d’inverser cet équilibre. D’abord, la multiplication des primaires met en danger les élus qui s’opposent à la destitution uniquement par solidarité. Leur position devient intenable : à quoi bon défendre une majorité parlementaire dont ils ne feront plus partie s’ils perdent leur primaire ?

Ensuite, le bien-fondé de la stratégie centriste devenait de moins en moins évident, bien qu’épousant les désirs des riches donateurs du parti et des élites néolibérales. En refusant de destituer Donald Trump, ce dernier continuait d’humilier les démocrates, déprimait leur base électorale et se permettait d’abuser de sa fonction pour obtenir un avantage en vue des prochaines élections. Et dans ce cas précis, laisser la collusion avec l’Ukraine impunie revenait à autoriser et encourager n’importe quel pays à s’ingérer dans les élections américaines, au profit de Trump.

Acculée par sa majorité parlementaire, Nancy Pelosi finit par céder, faisant de Donald Trump le troisième président de l’histoire à subir une procédure de destitution.

L’enchaînement des événements donne raison aux démocrates

La publication de deux documents successifs va, dans les 48 heures qui suivent, renforcer la position démocrate. Le premier est un compte rendu de la  conversation entre le président américain et son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky, rédigé à partir de notes et relu par la Maison Blanche avant publication.

Tous les travers du président y sont exposés. Son langage plus proche de celui des parrains de la mafia que des diplomates, sa corruption avérée – le président ukrainien vante ses séjours dans les hôtels Trump, l’implication de son avocat personnel Rudy Giuliani et du garde des Sceaux William Barr, et surtout, la réponse de Donald Trump à l’inquiétude de Zelensky au sujet de la suspension de l’aide militaire, unilatéralement décidée par Donald Trump la veille de l’appel téléphonique, alors que seul le Congrès est autorisé à gérer ce dossier, par cette phrase auto-incriminante : « J’aimerais que vous nous fassiez une faveur cependant ».

Bien que la conversation soit incomplète et rédigée par la Maison Blanche, les principales allégations de la presse sont confirmées par ce premier document. Puis, le signalement du lanceur d’alerte, que l’administration Trump avait tenté d’enterrer, est rendu public par le Congrès. Le texte, rédigé le 14 août, corrobore le compte rendu de la conversation, et ajoute de nombreuses allégations. Entre autres, il semblerait que Donald Trump ait orchestré cette manœuvre depuis des mois, et fait pression sur d’autres dirigeants internationaux pour son propre bénéfice. Surtout, le lanceur d’alerte évoque les efforts de la Maison Blanche pour étouffer les conversations illégales où Trump confond son intérêt personnel avec celui de la nation.

Là aussi, la Maison-Blanche confirme : la retranscription de plusieurs appels téléphoniques, dont celui avec l’Ukraine, a bien été déplacée du serveur usuel vers un serveur à accès limité, normalement réservé pour les secrets les plus sensibles. Ce qui constitue un acte illégal en soit. Pire, l’avocat du président Rudy Giuliani écume les plateaux télévisés depuis le début du scandale, et confirme sa propre implication tout en essayant de la faire passer pour un service rendu à la diplomatie américaine, impliquant de ce fait le département d’État. L’envoyé spécial américain en Ukraine vient de démissionner du fait de ces incriminations.

Depuis, suite aux multiples retombées, Donald Trump adopte une ligne de défense atypique : il justifie ses actions en les considérant comme parfaitement légales, implique un maximum de personnes autour de lui, en particulier son vice-président Mike Pence, et vient de demander publiquement à la Chine d’ouvrir une enquête sur les Biden pour corruption.

Ce faisant, le motif justifiant sa destitution présente l’avantage d’être particulièrement simple et compréhensible. Donald Trump a utilisé sa fonction à des fins personnelles dans le but d’obtenir un avantage pour sa réélection, violant la constitution et la loi électorale, puis a essayé d’enterrer les preuves, avant de reconnaître publiquement sa culpabilité. Contrairement au RussiaGate et les 400 pages du rapport Mueller, le scandale ukrainien est limpide, et confirmé par Donald Trump lui-même dans des documents que n’importe quel Américain peut lire en une poignée de minutes.

Pour preuve, les sondages montrent un regain important du soutien de la population pour la destitution, qui a augmenté d’une dizaine de points, passant de 37 % à 47 % voire 55% dès les premiers jours. De plus, un tiers des électeurs opposés à la destitution le sont uniquement par crainte que cela nuise aux démocrates, selon une enquête récente.

Le sort de Donald Trump sera déterminé par la bataille de l’opinion

La procédure de destitution est purement politique et se conclura par deux votes : celui du Sénat pour ou contre l’impeachment, et celui de la présidentielle de 2020. Pour les républicains, destituer Donald Trump assurerait l’effondrement du parti. Ce serait un suicide politique inconcevable. Quels que soient les torts du président, la droite est trop impliquée pour se permettre de le lâcher.

Ce constat servait de principal argument aux démocrates opposé à la procédure de destitution. Mais l’intérêt politique du parti se trouve ailleurs. L’impeachment devrait permettre d’affaiblir durablement le président, tout en fragilisant la position des nombreux sénateurs et parlementaires républicains en campagne dans des circonscriptions disputées.

Pour se défendre, le parti républicain possède un atout majeur : Fox News et l’écosystème médiatique ultra conservateur qui gravite autour. L’idée même du lancement de cette chaine d’information prend racine après la démission de Nixon, dans le but d’immuniser les futurs présidents républicains contre ce genre de procédure en construisant un appareil de propagande capable d’orienter une part critique de l’opinion publique. [5]

S’ils n’ont pas d’arguments de fond, ils peuvent s’appuyer sur deux faits pour faire diversion. D’abord, le scandale a été porté à la connaissance du public par un membre de la CIA, ce qui nourrit la vision d’un État profond qui cherche à renverser le président. Ensuite, le fils de Joe Biden figure bien au conseil d’administration d’une entreprise gazière ukrainienne, où il touche jusqu’à 50 000 dollars par mois. Contrairement à ce qu’affirme Trump, Joe Biden n’avait pas fait pression sur l’Ukraine en 2014 pour que le gouvernement épargne l’entreprise de son fils dans sa lutte contre la corruption, mais l’exact opposé : Biden avait rejoint les efforts de la diplomatie américaine, des sénateurs républicains et des ONG ukrainiennes pour que la lutte anticorruption soit confiée à un procureur plus zélé, au risque de nuire à l’entreprise rémunérant son fils. [6] Mais les médias conservateurs martèlent la version inverse, afin d’accabler Joe Biden et de faire diversion. Une campagne de publicité ciblée via Facebook, chiffrée à dix millions de dollars, vient d’être lancée dans ce but.

Face à cette machine bien huilée, les démocrates apparaissent divisés. Les partisans historiques de la destitution veulent élargir le champ des accusations au-delà du scandale ukrainien, pour y inclure les abus de pouvoir, l’enrichissement personnel et divers actes contestables du président, tel que l’incarcération de masse des migrants à la frontière en violation du droit américain, qui a provoqué la mort de plusieurs enfants en détention.

Pour la gauche, la destitution est un moyen et non une fin. Bien consciente que les causes de l’élection de Donald Trump ne disparaîtront pas après qu’il ait quitté la Maison Blanche, elle préférerait une victoire électorale grâce à un programme qui réponde aux problèmes des Américains, plutôt qu’une procédure de ce type. Mais compte tenu des immenses avantages dont dispose le président sur le plan électoral, se priver de l’outil de la destitution constituerait une faute morale et stratégique majeur. [7]

À l’inverse, les cadres du parti et l’aile centriste voient dans la destitution une manière de restaurer l’ordre néolibéral qui précédait Donald Trump. Pour Nancy Pelosi, la procédure d’impeachment est une forme d’obligation dont elle se serait bien passée, et une opportunité politique qu’elle espère expédier rapidement. Les cadres du parti cherchent ainsi à aller vite et à restreindre le champ d’investigation au seul scandale ukrainien afin d’apparaître bipartisans et de convaincre les électeurs des deux bords du bien-fondé de leur décision. L’avantage de cette approche est de conserver un message simple auquel les Américains peuvent adhérer : Trump a utilisé sa position pour exercer un chantage sur l’Ukraine afin d’attaquer son principal opposant, dans le but de favoriser sa réélection, en violation de la constitution. Point.

On peut douter de la capacité des dirigeants démocrates à exécuter cette feuille de route efficacement, tant ils se sont trompés jusqu’à présent. Aussi incroyable que cela puisse paraître, les cadres du parti n’avaient pas intégré dans leur grille d’analyse le fait que les sondages puissent évoluer en leur faveur. Pire, Nancy Pelosi avait publiquement affirmé que Donald Trump souhaitait être la cible d’une procédure de destitution, pensant que cela le renforcerait politiquement. Lorsqu’on connait la personnalité narcissique du milliardaire, on peut douter qu’il se réjouisse d’être le troisième président à faire face à une telle procédure.

Sa réaction s’apparente à une fureur incontrôlée. Trump a déversé des torrents de tweets rageurs : plus de 120 le premier week-end, allant jusqu’à retweeter un compte le parodiant sans s’en rendre compte, qualifié les démocrates de sauvages, menacé publiquement le lanceur d’alerte d’exécution, exigé le jugement pour haute trahison d’Adam Schiff – le président de la commission de destitution à la Chambre des représentants – et évoqué le risque de guerre civile s’il était destitué. Sa ligne de défense continue d’être floue et désorganisée, tandis que son taux d’opinion favorable décroche peu à peu. En exigeant le nom du fonctionnaire à l’origine des révélations et en évoquant des « conséquences » pour ce dernier, il a violé la loi de protection des lanceurs d’alerte. Le lendemain, il incitait la Chine à enquêter sur Joe Biden, commettant publiquement le crime pour lequel il subit une procédure de destitution. Plus il se défend, et plus le président fournit des arguments supplémentaires à ses adversaires.

La suite des événements, en particulier les auditions au Congrès, devrait continuer de l’affaiblir. Celle du lanceur d’alerte se fera à huis clos afin de protéger son identité, mais d’autres procédures seront probablement télévisées, en particulier le fameux procès au Sénat. De quoi mettre Donald Trump au tapis. Du moins, c’est le pari des démocrates.

Diverses conséquences sur les primaires démocrates pour 2020

Ces événements impactent de manière variée les différents candidats démocrates aux primaires de 2020. Joe Biden, en légère perte de vitesse, se retrouve malgré lui au cœur du scandale. Sa pratique du pouvoir et les faveurs accordées à son fils, bien que parfaitement légales, reflètent le type d’usages contre lesquels Donald Trump comme Bernie Sanders ont fait campagne. Selon la presse, l’équipe de Biden ne se réjouit guère de cette exposition. Ironiquement, Trump pourrait atteindre son objectif en précipitant sa défaite aux primaires démocrates, tout en survivant lui même à la procédure de destitution.

Elizabeth Warren, en progression dans les sondages, devrait bénéficier de retombées positives. Elle fut la première candidate sérieuse à demander la destitution de Donald Trump dès l’hiver dernier et n’a de cesse de dénoncer la « corruption » du système.

Bernie Sanders aurait dû tirer son épingle du jeu pour les mêmes raisons. Mais sa récente hospitalisation pourrait réduire ses chances de victoire, indépendamment des déboires de Donald Trump.

Pour le moment, la couverture médiatique reste braquée sur la destitution. Ce sera probablement le cas jusqu’au procès au Sénat qui devrait se tenir avant la fin de l’année si la Chambre des représentants vote en faveur de la destitution.

Notes et références :

* en VO : « we’re going to impeach the motherfucker »

  1. https://www.foxnews.com/politics/fox-news-poll-september-15-17-2019
  2. https://www.vox.com/policy-and-politics/2019/9/24/20882081/trump-ukraine-aid-explanation-whistleblower
  3. Pour comprendre les détails des divergences au sein du parti démocrate sur la question de la destitution, lire https://theintercept.com/2019/09/24/impeachment-inquiry-donald-trump-nancy-pelosi/
  4. Ibid 3.
  5. Sur la capacité d’influence de Fox News, lire cette enquête de Vox. Sur la genèse de FoxNews, lire : https://theintercept.com/2019/09/28/impeachment-republicans-nixon-watergate/
  6. Le site The Intercept, pourtant ouvertement anti-Biden, a publié une série d’articles pour démonter la thèse impliquant Joe Biden. Un résumé est disponible ici, et les principaux articles sont à lire ici et .
  7. Pour se familiariser avec le point de vue de la gauche américaine, lire cet éditorial de Chris Hedgesce débat publié par Jacobin, et l’édito de The Intercept.