« Près de 2 milliards de personnes souffrent d’insécurité alimentaire » — Entretien avec José Graziano da Silva (ex-directeur de la FAO)

José Graziano da Silva a été directeur général de la FAO (organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) de 2012 à 2019, dont le programme alimentaire mondial est lauréat du dernier prix Nobel de la paix. En 2001, il a coordonné l’élaboration du Programa fome zero (programme zéro faim), l’un des principaux axes de l’agenda proposé par Lula lors de sa campagne présidentielle. Entre 2003 et 2004, il a officié comme ministre extraordinaire de la Sécurité alimentaire. Le programme zéro faim, selon les données officielles, a permis de sortir 28 millions de Brésiliens de la pauvreté et de réduire la malnutrition de 25 %. Il est actuellement directeur de l’Institut zéro faim. Entretien réalisé par Pierre Lebret, traduit par Marine Lion, Lauréana Thévenet, Adria Sisternes et Marie M-B.


LVSL – Le nombre de personnes qui souffrent de la faim a augmenté ces dernières années, provoquant des déséquilibres au niveau mondial. Plus qu’un manque de ressources, c’est, nous le savons, une mauvaise redistribution de ces dernières. Ce retour en arrière démontre clairement qu’il faut agir plus fort et de manière urgente si l’on prétend atteindre l’Objectif de développement durable et la faim zéro pour 2030. Quelle est votre point de vue sur cette évolution ?

JGS – Nous sommes sans aucun doute revenus en arrière. Malheureusement, c’est depuis 2016 que nous avons pu voir un nombre croissant de personnes souffrant de la faim dans le monde. Ce sont, selon les dernières estimations de la FAO, 690 millions de personnes si l’on prend en considération l’indicateur de malnutrition, la mesure traditionnelle de la FAO, qui s’appelle POU (Prevalence Of Undernourishment). Mais il y a un autre indicateur plus sophistiqué qui est la mesure de l’insécurité alimentaire grave, qui concerne la situation des personnes qui ne mangent pas trois fois par jour, ou qui ne mangent pas assez pour rester en vie et de manière saine.

[Lire sur LVSL l’article de Jean Ziegler : « Vaincre la pandémie, abattre les oligarchies financières »]

À cette situation des 750 millions de personnes qui souffrent d’insécurité alimentaire grave, le monde a vu en 2019 — avant, donc, la pandémie — une autre augmentation encore plus forte de personnes qui souffrent d’insécurité alimentaire modérée et cela rajoute 1 250 millions de personnes ; et si on y rajoute les 750 millions de personnes souffrant de faim, nous avons presque 2 milliards de personnes qui souffrent d’insécurité alimentaire modérée ou grave, ce qui contrevient à un des axes fondamentaux de l’Objectif pour le développement durable (ODD) connu comme zéro faim.

Il faut également prendre en compte les personnes qui ont une alimentation malsaine — beaucoup de graisse, de sel ou de sucre —, et cela est ma plus grande inquiétude concernant la pandémie. La pandémie accentue, pour les pays riches et pauvres, pour des secteurs sociaux avec des revenus faibles et des secteurs sociaux à hauts revenus, une tendance à l’obésité que l’on voyait déjà auparavant. Aujourd’hui, il y a dans le monde davantage d’obèses que de victimes de la faim, et l’obésité augmente encore plus rapidement dans toutes les couches sociales, c’est un aspect qui peut aggraver les résultats de cette pandémie, car comme nous le savons tous l’obésité est une forme de maladie non transmissible qui accentue les effets d’autres maladies non transmissibles comme le diabète, les maladies cardiaques etc…

[Pour une analyse de la méthodologie employée pour calculer le nombre de victimes de la faim, lire sur LVSL : « Faim dans le monde : quand les Nations unies s’arrangent avec les méthodes de calcul »]

LVSL – En octobre, le prix Nobel de la paix a été décerné au Programme alimentaire mondial (PAM). Vous avez été directeur de la FAO jusqu’en 2019 et créateur de l’un des plans d’action les plus emblématiques au monde pour éradiquer la faim avec le programme zéro faim au Brésil à partir de 2003. Comment avez-vous reçu cette nouvelle ? Que représente pour vous cette reconnaissance du PAM ?

José Graziano da Silva – C’était une reconnaissance de la relation entre la faim et la paix, c’est-à-dire entre l’insécurité alimentaire et les conflits. Cette question a été soulevée pour la première fois au Conseil de sécurité, par moi-même, en tant que directeur général de la FAO en mars 2016. À cette occasion, nous avons présenté une série de chiffres très convaincants indiquant qu’il y avait une relation directe entre l’intensification des conflits et l’augmentation de l’insécurité alimentaire, c’est-à-dire de la faim dans les pays touchés.

Mais nous avons aussi proposé une lecture du lien de cause à effet dans un sens inverse : la faim produit et suscite des situations de conflit. Il y avait des évidences, dans plusieurs pays africains — comme la Somalie par exemple — où la faim était l’une des causes sous-jacentes, pour le moins, du déclenchement de conflits armés. En plus du prix accordé au PAM, je serais davantage satisfait s’il avait également été décerné à la FAO, car le PAM circonscrit ses actions aux pays qui sont en conflit déclaré et sont surveillés par le Conseil de sécurité des Nations unies. Je crois que la résolution numéro 2417 du Conseil de sécurité, sur la relation entre la faim et les conflits, adoptée en mai 2018, a clairement mis en évidence cette double relation : la faim comme conséquence du conflit — à l’époque, deux personnes sur trois qui souffraient de la faim étaient dans des pays ou zones de conflit armé — et la faim en tant que cause potentielle de conflits internes et de l’exacerbation des conflits dans les pays.

LVSL – Le monde doit faire face à différentes crises, de la crise climatique à la crise sanitaire de la Covid-19, en passant par les crises économiques et démocratiques. Elles affectent toutes, d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, à l’un des droits fondamentaux des êtres humains : le droit à l’alimentation. En tant qu’ex-ministre de la sécurité alimentaire du gouvernement de l’ex-président Lula da Silva, quelles sont selon vous mesures les gouvernements devraient prendre d’urgence pour éviter un recul conséquent dans la lutte contre la faim ?

JGS – Je pense que les mesures urgentes que doivent prendre les gouvernements sont, dans un premier temps, un transfert de revenus vers des programmes — comme la Bolsa familia [bourse mise en place sous la présidence de Lula, N.D.L.R] — ou d’autres mécanismes de transfert, pour les personnes qui ont perdu leurs emplois et qui n’ont par conséquent aucune source de revenus pendant cette période pandémique. Dans un deuxième temps, il faut prendre en compte les cantines scolaires. Elles sont vitales, surtout dans les pays en développement ou dans les pays les plus pauvres. Pour la plupart des enfants, c’est à l’école qu’ils peuvent manger leur unique repas de la journée.

Il est donc vital de maintenir ce réseau de sous-traitants alimentaires pour les enfants, non seulement parce que les enfants seront compromis dans leur avenir s’ils souffrent de la faim, mais aussi parce qu’ils représentent les générations futures, et nous ne voulons pas qu’elles soient affaiblies par le manque de nourriture adéquate. Enfin, il faut également faire preuve d’une attention particulière à l’augmentation de l’obésité. L’augmentation en raison de l’épidémie de la consommation de produits transformés, et surtout ultra-transformés, comme par exemple la charcuterie, est une porte ouverte à l’aggravation de la pandémie d’obésité dont souffre surtout le monde en développement, pire encore dans les pays développés. Du point de vue de la sécurité alimentaire, je pense que ces trois mesures sont les mesures les plus urgentes et nécessaires à prendre pendant cette pandémie de la Covid-19.

LVSL – La mondialisation est critiquée pour l’abandon des formes traditionnelles du travail de la terre, la rupture des liens familiaux et les formes culturelles de solidarité qu’elle a initiées. Qu’en pensez-vous ?

JGS – L’abandon des formes traditionnelles du travail de la terre, surtout les formes collectives ou les formes qui se basent sur les liens familiaux, et l’abandon des formes culturelles de solidarité, par exemple pendant les récoltes, ont sans aucun doute un effet négatif. Mais cette situation ne va pas rester telle quelle, puisque des moyens de reprendre ces activités traditionnelles et ces formes culturelles sont en train d’être mis en place, surtout chez les petits producteurs.

LVSL – Au Sud comme au Nord, nous constatons que les États rencontrent de grandes difficultés pour garantir les droits fondamentaux de la population, y compris le droit à l’alimentation. En complément de l’action de l’État, on trouve le tissu associatif. Que pensez-vous de la nécessité d’une participation plus active de la société civile pour pouvoir renforcer la protection des droits fondamentaux des individus ?

JGS – Sans aucun doute, le rôle de la société, surtout de la société civile organisée, est fondamental dans le combat contre la faim et l’insécurité alimentaire. Je répète toujours que ce n’est pas un gouvernement qui éradique la faim, c’est une société qui décide d’éradiquer la faim, et pour cela les acteurs de tous les secteurs sociaux doivent participer : le gouvernement, le secteur privé, les ONG, les syndicats, tous ceux qui ont quelque chose à faire et à dire sur la faim. C’est une activité très simple, par exemple, la mobilisation actuelle, surtout pendant les premiers mois de la pandémie pour aider les personnes qui étaient à la rue, qui n’avaient aucune source de revenus, les personnes qui avaient perdu leur emploi, cette forme de solidarité qui est plus que nécessaire, encore plus avec la pandémie actuelle, c’est fondamental pour une société afin de pouvoir combattre les maux comme la faim et l’extrême pauvreté.

LVSL – Dans ce contexte de crise mondiale et de remise en cause du multilatéralisme de certains leaderships, croyez-vous que les capacités de la coopération internationale pour le développement soient en péril pour lutter contre la faim ?

JGS – Face à la remise en cause croissante de l’efficacité de la coopération internationale, surtout de la part des pays numéros un dans le monde, ces dernières années, la coopération internationale pour le développement a beaucoup réduit ses activités. Le monopole des États-Unis sous le gouvernement de Trump fut un coup dur pour l’ensemble du système multilatéral. Je crois que le changement peut être important avec le nouveau président des États-Unis, notamment si le président Biden réussit à donner une orientation différente à son département de l’Agriculture, qu’il cesse d’être un représentant des grands producteurs de céréales du Midwest américain. Il y a un mouvement interne aux États-Unis pour faire que le département de l’Agriculture réoriente ses priorités concernant la défense des consommateurs, pour des programmes comme les labels sur les aliments et d’autres sujets et qu’il ne se préoccupe pas tant des exportations de produits primaires des grands propriétaires terriens étasuniens mais de la santé de la grande majorité des habitants des États-Unis.

Si cela se concrétise et que nous avons une personne plus sensible aux sujets de sécurité alimentaire nutritionnelle au département de l’Agriculture, je crois qu’il y aura une impulsion bien plus importante pour que la coopération internationale pour le développement puisse avoir à nouveau un rôle important dans la lutte contre la faim.

LVSL – En Amérique Latine, plus de 80% de la population est concentrée dans les zones urbaines. Comment réussir à renforcer le secteur et le tissu de la petite agriculture pour consolider la sécurité alimentaire et lutter contre le changement climatique ? Quels mécanismes innovateurs qui devraient être consolidés, mis en place, et parfois copiés vous semblent pertinents ?

JGS – C’est une situation très difficile en particulier en ce moment durant la pandémie et ce sera encore pire après. Les États latino-américains sont endettés, ils se sont endettés encore plus durant la pandémie avec certains programmes de transferts de revenus et d’autres programmes pour soutenir un minimum la sécurité alimentaire de la population. Étant donné qu’une deuxième vague de coronavirus approche, je pense que la récupération sera lente. De nombreuses personnes ont parlé d’une récupération rapide, moi, je ne la vois pas. Par conséquent, il faut penser à deux, trois années de plus à vivre avec cette pandémie, avec la possibilité d’une deuxième voire d’une troisième vague. Avoir prochainement les vaccins est une chose, mais faire que les vaccins soient distribués et administrés à toute la population, et notamment aux groupes à haut risque en est une autre.

[Lire sur LVSL : « Contre la pandémie et l’austérité, l’agroécologie ? »]

De fait, il n’y a pas de remèdes miracles, mais il faut insister sur le soutien de la petite production, de l’agriculture familiale de manière durable et des initiatives existantes. Ici, au Brésil, par exemple, le développement de l’agroécologie est une réalité. Il existe des entités et des associations qui promeuvent ces nouveaux moyens technologiques et de substitution des technologies traditionnelles de la Révolution verte qui, a entrainé une destruction environnementale sans précédent dans le pays. Le but est d’avoir notamment la possibilité de préserver les forêts, le sol et les eaux qui sont des variables fondamentales si nous souhaitons que la récupération post-pandémie soit durable.

En finir avec le « miracle économique chilien »

En octobre 2019, la plus vaste contestation populaire qu’ait connu le Chili depuis le retour de la démocratie en 1990 dévoilait l’envers du « miracle chilien ». Cette expression a été fréquemment employée pour désigner le formidable développement économique de cet État prétendument modèle, alors qu’émergent avec une terrible acuité renforcée par la Covid-19, les fragilités d’un système où « l’inégalité est loi commune »[1]. Les chiffres macro-économiques officiels et l’embellie touristique du pays ont longtemps servi de cache-misère à une réalité peu reluisante.


DES CHIFFRES MACROÉCONOMIQUES EN TROMPE-L’OEIL

Révéler « les failles du modèle chilien ». Tel était le mot d’ordre de la presse latino-américaine et mondiale à l’heure de l’explosion sociale d’octobre 2019 qui voyait le million de manifestants dépassé rien qu’à Santiago[2]. Cette première rupture d’ampleur avec le modèle de développement néolibéral, ou du moins avec l’imaginaire dichotomique « égalitaire-individualiste »[3] s’est confirmée le 25 octobre dernier avec la nette victoire du « oui » (78 %) au référendum péniblement concédé aux Chiliens par leur président Sebastián Piñera. Pourtant, si l’on s’en tient aux principaux chiffres macro-économiques, le Chili n’en demeure pas moins la tête de gondole du développement latino-américain.

La paternité du modèle économique en vigueur revient à Augusto Pinochet et sa junte militaro-conservatrice. Au pouvoir, le régime pinochetiste remit au goût du jour un modèle économique qui, sans être tout à fait nouveau pour le Chili, s’est imposé dans des proportions encore jamais connues : une libéralisation générale et des privatisations en cascade de nombreux secteurs, de l’énergie (eau, gaz, électricité) à la santé en passant par les divers fonds de pension (retraites etc.), ainsi qu’une baisse drastique des impôts sur les bénéfices des sociétés (dont le taux depuis 1984 n’a jamais dépassé 20 %). Le passage au modèle néolibéral signe aussi l’arrivée massive de capitaux étrangers, logiquement séduits par la quasi-suppression des taxes à l’exportation (un droit de douane uniformisé à hauteur de 10% est par exemple mis en place en 1979 alors qu’il dépassait 100 % avant 1980). En 1989, les investissements étrangers représentent ainsi 20,3 % du PIB chilien contre 11,3% en 1982[4].

Le retrait de Pinochet ne freine pas les politiques néolibérales. Leurs effets – en apparence – positifs se font véritablement sentir dans la décennie 1990. Le taux de croissance atteint ainsi 11 % en 1992 (Banque Mondiale) et dépasse régulièrement depuis et presque sans interruption les 4 %. Le PIB par habitant est aujourd’hui cinq fois supérieur à 1990. Des chiffres macroéconomiques à faire pâlir d’envie, qui placent le Chili largement en tête des pays les plus riches de la zone sud-américaine et caraïbe avec un PIB de 25 041 $ et un PIB/hab. de 15 293 $ (données OCDE) en 2018 contre 9 023 $ [5] en moyenne pour le reste du continent.

À y regarder de plus près, certains indicateurs sont cependant moins élogieux : le taux de chômage, bien qu’en baisse de deux points en moyenne par rapport à la fin des années 2010, stagne autour de 6 à 7 % des actifs (7,2 % en 2019 selon le PNUD), le salaire médian n’est que de 550 $/mois et les pensions de retraite de 286 $/mois. Il faut mettre ces chiffres en perspective avec la libéralisation paroxystique qu’a connue le Chili, et avec le coût élevé de la vie qui en découle.

“Les salaires au Chili sont en total décalage avec le coût de la vie. Ils ne permettent même pas d’acheter ce qui est produit ici, et c’est pour cela que l’endettement a tant augmenté » : tel est le constat que dresse l’économiste Marco Kremerman (Fundación Sol). À ce titre, et bien qu’il soit impossible de déterminer une moyenne précise des dépenses mensuelles par individu, nous pouvons estimer que le coût de la vie mensuel moyen par individu pour un foyer de deux personnes habitant à Santiago est de 732 $ environ (dont 57 % rien que pour le logement)[6] soit plus de 1400 $ par mois et par foyer. Compte tenu du salaire médian au Chili, il semble évident que le risque de précarité est élevé pour une large part de la population. Ce qui rend parfois nécessaires les compléments informels (travail non déclaré, sans protections sociales ni possibilités de cotisation) dont le taux (hors agriculture) est estimé à 27,7 % (PNUD). Enfin, selon l’OCDE, 53 % des Chiliens pourraient basculer dans la pauvreté s’il devaient renoncer à trois mois de leur salaire.

Si ces quelques données nuancent déjà l’ampleur du “miracle économique” qu’aurait connu le Chili, celui-ci a pourtant la particularité de posséder un taux de pauvreté officiel tout à fait honorable de 8,6 % en 2017 (à titre de comparaison, le taux de pauvreté français à la même date culminait à 14,1 %). Le fait est que la pauvreté monétaire a effectivement chuté depuis 1990 (entre 2006 et 2017, pauvreté et extrême pauvreté ont respectivement diminué de 72 % et 83 %)[7]. Mais encore faut-il que cet indicateur renvoie à des réalités autres que numériques. L’indice de pauvreté multidimensionnelle, introduit récemment par le gouvernement chilien, a l’avantage de prendre en compte les manifestations extra-monétaires de la pauvreté : il s’attache aux manquements dans les domaines de la santé, de l’alimentation, de l’éducation, ou du logement. 20,7 % des Chiliens (3,5 millions de personnes) sont concernés[8], par l’une de ces formes de pauvreté multidimensionnelle, et 3,4 % d’entre eux (soit environ 600 000 personnes) expérimentent la pauvreté sous chacune de ses formes. L’écart avec la part de la population touchée par la seule pauvreté monétaire, est notable.

Si cet indicateur ne saurait être suffisant pour valider un contre-discours au modèle de développement en vigueur au Chili, il nous invite à nuancer les données strictement monétaires. Cependant, il ne prendrait sens que si les données chiliennes pouvaient être comparées à celles d’autres pays latino-américains. Or, ces données sont issues du gouvernement chilien et de l’enquête « CASEN » du Ministère du Développement Social et de la Famille. En l’état, les organismes internationaux n’ont encore effectué aucune étude visant à mettre en regard la pauvreté multidimensionnelle du Chili et celle des pays environnants. La prudence reste donc de mise.

http://observatorio.ministeriodesarrollosocial.gob.cl/casen-multidimensional/casen/docs/Resultados_pobreza_Casen_2017.pdf
Au Chili, la pauvreté multidimensionnelle, plus élevée que la pauvreté en terme de revenus, est parfois un meilleur indicateur des réalités régionales. © CASEN 2017, Ministerio de Desarrollo Social y Familia

Si le caractère inégalitaire du système chilien est indéniable, encore faut-il en mesurer l’ampleur. À partir de la méthodologie de l’Asociación Nacional Automotriz de Chile (ANAC) et de l’Asociación de Investigadores de Mercado (AIM) qui envisagent une division en 7 groupes ou sous-groupes socioéconomiques (AB, C1a, C1b, C2, C3, D, E), nous proposons la synthèse suivante pour illustrer l’état des écarts de richesses au sein de la société chilienne : le groupe que l’on nommera « élites » (AB) représente seulement 1 % des Chiliens et 3 % des Santiaguinos (habitants de Santiago, ndlr) et occupe dans son extrême majorité des postes à très haute qualification. Le revenu mensuel médian par foyer des élites est d’environ 8300 $, 89 % bénéficient du système de soin privé (Isapre) et 78 % possèdent un véhicule personnel, indépendamment de l’utilisation d’un véhicule à usage uniquement professionnel (véhicule de société, véhicule avec chauffeur).

L’écart avec le groupe socioéconomique suivant, équivalent à une classe moyenne à moyenne supérieure (C1a, C1b) est déjà significatif : ces derniers représentent 12 % des Chiliens et 17 % des Santiaguinos, occupent dans 87 % des cas des postes qualifiés, exceptionnellement très qualifiés (essentiellement universitaires) et possède un revenu mensuel médian/foyer compris entre 2650 et 3650 $ environ. Ils bénéficient à 64 % du système de santé privé et à 29 % du système de santé public (à un niveau de couverture faible qui requiert des compléments onéreux). 54 % possèdent un véhicule personnel.

Les différentiels de richesse se creusent encore avec les classes les moins aisées dont on a d’ores et déjà compris qu’elles regroupent une très grande majorité des Chiliens. Ainsi, nous regrouperons dans une classe moyenne à moyenne inférieure (C2, C3) 37 % d’entre eux et 43 % des habitants de Santiago (où c’est le groupe socioéconomique le plus représenté). Leur revenu mensuel médian/foyer est compris entre 1150 $ et 1750 $ et ils occupent principalement des postes à moyenne qualification ou à qualification technique. 16 % bénéficient toutefois du système de santé privé et 66 % du système de santé public (à un niveau de couverture moyen avec accès payants à des assurances complémentaires), quand 38 % possèdent un véhicule personnel.

Enfin, le groupe socio-économique le plus important est constitué, sans surprise, des classes populaires (D,E) qui représentent 50 % des Chiliens et 37 % des Santiaguinos et dont le revenu mensuel médian par foyer est compris entre 410 $ et 720 $. Ils occupent des postes peu ou pas qualifiés (environ la moitié n’atteint pas le secondaire) et sont les premiers touchés par le chômage. S’ils bénéficient à 92 % du système de santé public (au niveau de couverture le plus haut) cela n’exclut pourtant pas de devoir parfois recourir à des compléments payants pour des soins plus spécifiques, et cela implique aussi que certains d’entre eux n’ont aucune couverture santé. Seuls 18 % possèdent un véhicule personnel.

Pour prendre véritablement la mesure des inégalités au Chili, il faut aussi avoir en tête le poids que représente ce discrédit social. La dictature a construit ou du moins confirmé à partir de bases plus anciennes un ordre social hiérarchique basé sur un imaginaire. Concrètement, les générations qui ont vécu la dictature ont une tendance plus forte à légitimer ces inégalités. Et ce phénomène a la particularité de « [transcender] toute la pyramide sociale » (voir note 3). Le discours qui brandit la promesse d’une diminution de la pauvreté par l’effort individuel, contribue davantage à jeter l’anathème sur une partie des Chiliens dont la pauvreté est synonyme de rupture du lien social voire de « dé-citoyennisation ». Cette forte acceptabilité tacite fait que l’égalité sociale n’est pas systématiquement perçue comme un but vers lequel tendre. D’où l’existence d’une défiance entre élites et classes populaires mais aussi parfois entre les membres d’un même groupe socio-économique. Sans pouvoir mobiliser un capital social ou intellectuel préexistant, toutes les conditions d’une pauvreté multidimensionnelle et surtout pluri-générationnelle sont réunies. Pour la génération née après 1990 notamment, rompre avec cette acceptabilité et revendiquer un droit à la dignité semble fondamental. N’est-ce pas d’ailleurs ainsi que les manifestants avaient rebaptisé la Plaza Baquedano de Santiago ? C’est en cela qu’on peut qualifier d’historique l’explosion sociale d’octobre 2019, qui, pour la première fois, marque une volonté des Chiliens eux-mêmes de mettre fin à l’inertie de leur modèle.

LES IMPLICATIONS SPATIALES D’UN MAILLAGE POLITICO-ÉCONOMIQUE AUX RACINES PINOCHETISTES

L’héritage du régime de Pinochet n’est pas seulement économique ; il est également spatial. Il est encore présent à travers le maillage actuel de la plupart des grandes agglomérations. Avec l’ouverture significative aux capitaux privés est en effet apparue la nécessité de faire correspondre le Chili à une certaine image, mélange de topoi fabriqués par les autorités et de visions occidentales importées avec ces mêmes capitaux. Politique marquante du régime pinochetiste, la stratégie de « limpieza » [nettoyage, ndlr] est en grande partie à l’origine de l’organisation socio-spatiale des villes chiliennes notamment du Grand Santiago.

https://www.ciperchile.cl/2020/01/03/contra-el-urbanismo-de-la-desigualdad-propuestas-para-el-futuro-de-nuestras-ciudades/
Carte indiquant le nombre de familles déplacées et leurs communes d’origine, essentiellement des espaces centraux © JUAN CORREA

Ce nettoyage à la fois ethnique et économique s’est traduit concrètement par la déportation de quartiers entiers vers des zones périphériques peu ou pas connectées. On remarque à ce titre grâce aux productions graphiques du géographe urbaniste Juan Correa combien la ville-centre de Santiago et certaines de ses communes limitrophes ont été particulièrement touchées. Sélectionnés en fonction de leur intérêt économique, les quartiers déplacés ont accouché d’une ville hiérarchisée en fonction de la rentabilité.

https://www.ciperchile.cl/2020/01/03/contra-el-urbanismo-de-la-desigualdad-propuestas-para-el-futuro-de-nuestras-ciudades/
Carte indiquant les zones où ont été relocalisées les familles déplacées (“erradicas”, arrachées à leurs racines, ndlr), essentiellement en périphérie

Cette réorganisation de l’espace à visée politique et financière a donc fixé des noyaux de peuplement répartis selon leurs caractéristiques socio-économiques. Il est d’ailleurs aisé de constater la corrélation entre certains des quartiers les plus concernés par cette déportation organisée et la distribution actuelle des groupes sociaux précédemment évoqués. Le quart nord-est de Santiago a ainsi vu s’y regrouper les élites et est aujourd’hui la zone la plus onéreuse de l’agglomération. Devenue une banlieue résidentielle aisée, c’est aussi une interface stratégique qui s’ouvre sur un espace touristique de premier plan pour ce qui est des sports d’hiver.

https://www.ciperchile.cl/2020/01/03/contra-el-urbanismo-de-la-desigualdad-propuestas-para-el-futuro-de-nuestras-ciudades/
Distribution spatiale des groupes socioéconomiques du Grand Santiago. © JUAN CORREA

Surtout, puisque soumis aux lois du marché immobilier, le prix du sol a significativement augmenté – on constate une hausse de 105 % sur la dernière décennie selon Juan Correa. Outre un phénomène de gentrification « traditionnelle » autour des principaux lieux d’intérêt ou à fort potentiel économique, les agglomérations urbaines et particulièrement Santiago subissent en plus une autre hiérarchisation cette fois des sols eux-mêmes, que se disputent les promoteurs. Inégalités socio-spatiales entre citoyens donc mais aussi inégalités entre les entreprises elles-mêmes. Le prix du sol est aussi largement lié au développement des transports en commun. Et l’augmentation du prix du ticket de métro qui a fait descendre les Chiliens dans la rue n’était que la partie émergée de l’iceberg. À cause de la concurrence exacerbée et d’une intense activité de lobbying dans les secteurs des travaux publics, l’implantation ou le prolongement de lignes de transports en commun a pour conséquence première, plutôt que le désenclavement, une augmentation significative du prix des sols et avec eux du prix de l’immobilier.

Alors qu’une majorité y est très dépendante, il semble finalement favoriser une atteinte sérieuse au « droit à la ville »[9] pour de nombreux Chiliens, déjà repoussés en périphérie par le maillage hérité de la dictature. En avalisant le discours néolibéral et en organisant l’espace en fonction, le régime pinochetiste a ainsi largement produit les conditions d’une pauvreté multidimensionnelle. Aggravée par toutes les implications déjà évoquées, et ne pouvant se résorber par le seul volontarisme individuel, elle tend à se maintenir par inertie. 

UNE APPROCHE CRITIQUE DU DÉVELOPPEMENT AU PRISME DES « MASQUES DU TOURISME » : LA RÉGION DE VALPARAÍSO

Le fait touristique constitue un cas d’école. C’est aujourd’hui le secteur qui connaît la croissance la plus rapide (104 % entre 2008 et 2018)[10]. De plus, il s’insère à merveille dans le maillage hérité de la dictature – et tend à devenir un objet touristique, avec l’émergence d’un tourisme mémoriel. C’est d’ailleurs sous le régime de Pinochet que sont jetées les bases d’un modèle touristique chilien vraiment ambitieux avec la création du Sernatur (Servicio Nacional de Turismo), un organisme autonome disposant à l’origine de pouvoirs quasi coercitifs pour installer durablement le tourisme au Chili.

Le tourisme, et ses masques, pour reprendre la formule du géographe français Georges Cazes[11], sont un exemple probant des fameuses failles du modèle chilien dissimulées par un discours romantique sur le développement. Il est intéressant de constater comment la distribution des groupes socioéconomiques est aussi liée à la hiérarchisation qui est faite des territoires selon leur potentiel touristique. Mieux encore, les acteurs économiques des territoires concernés fabriquent une touristicité idéale[12] qui reprend les codes du discours néolibéral chilien. Le tourisme signerait ainsi l’essor du développement local et régional, promettrait l’insertion économique d’anciennes marges et offrirait de nombreuses perspectives pour de nombreux travailleurs.

La région de Valparaíso et Viña del Mar, en plus d’être depuis longtemps le coeur économique du pays pour sa façade littorale et portuaire est aussi la plus touristique (avec plus de 5 000 000 de visiteurs /an en 2018). Elle est vantée par le Sernatur comme une région aux multiples facettes, terre de naissance des plus célèbres noms de la littérature chilienne, parcourue à la fois de plages de sable blanc et de montagnes pour « amateurs de l’expérience outdoor »[13] ; elle a en plus la bonne idée de participer à hauteur de 3 à 4 % au PIB national et de générer plus de 5 % des emplois. Si le postulat d’un tourisme intégrateur est largement acceptable, particulièrement dans les régions extrêmes du Chili (Atacama, Patagonie), une approche plus fine est nécessaire pour y constater des inégalités d’échelles importantes.

Les premiers versants à l’ouest de Valparaíso, ville urbanisée du bas vers le haut, offrent ainsi une forme originale d’occupation du territoire dans les quebradas, sortes de marges naturelles en forme de vallées encaissées qui sont devenues au fil du temps des marges socio-économiques. Elles abritent des quartiers majoritairement informels, réunis autour d’une sociabilité nouvelle, face au désintérêt de la planification urbaine et à l’explosion du prix des sols et de l’immobilier, une dynamique qui n’est donc pas endogène au Grand Santiago.

http://revistainvi.uchile.cl/index.php/INVI/article/view/660/1098
Urbanisation du bas vers le haut et habitats informels dans les quebradas de Valparaíso. © ANDREA PINO VASQUEZ, LAUTARO OJEDA LEDESMA

S’il ne s’agit pas à proprement parler de bidonvilles car on y trouve une certaine mixité sociale, elles restent des périphéries majoritairement pauvres, délaissées et invisibilisées par l’apport d’un discours touristique sur le développement. Cet effet de relégation, alimenté par une croissance des coûts dans le centre-ville encourage le modèle du campement auto-construit[14] et pousse de plus en plus de néo-pauvres à venir y résider (un phénomène en hausse de 48 % sur la période 2011-2018 selon l’association Un Techo Para Chile). Surtout, cette forme d’urbanisation expose davantage ses habitants aux risques naturels liés à l’escarpement comme les glissements de terrain ou encore les incendies. En 2014 un incendie particulièrement marquant y avait notamment fait 15 morts.

http://www.atisba.cl/2014/04/incendio-en-valparaiso-57-de-las-viviendas-afectadas-pertenecen-a-familias-vulnerables-2/
Derrière un littoral gentrifié, la vulnérabilité notamment face aux incendies augmente avec l’exclusion sociale et l’urbanisation informelle © ATISBA.CL

Le tourisme incarne donc ce modèle de développement à deux vitesses – alors que 12 % des Chiliens déclarent n’effectuer aucun voyage sous quelque forme que ce soit durant l’année. Il constitue également un formidable outil de contrôle politique particulièrement en cette période de crise sanitaire, où la reprise progressive de l’activité touristique a été encouragée, pour ce qui est du tourisme intérieur, à l’aide de permis de voyages entre régions. Malgré une marge de manœuvre réduite pour les voyageurs, cela profite de fait aux Chiliens pouvant partir en vacances, et n’étant pas en quarantaine comme c’est souvent le cas des quartiers informels. Une planification qui impose donc ce qu’on pourrait appeler, en pastichant Henri Lefebvre, un droit au territoire à géométrie variable, dont les racines se trouvent davantage dans les inégalités chroniques du modèle chilien que dans la pandémie elle-même.

LE MODÈLE CHILIEN FACE À LA COVID-19 : DES CONSÉQUENCES À PLUS OU MOINS LONG TERME

https://www.france24.com/es/20200602-chile-pandemia-covid19-repunte-capacidad-hospitalaria-cuarentena
Face au mesures de confinement, les classes populaires ont manifesté leur désespoir. Ici, la banderole indique : « Si le virus ne nous tue pas, c’est la faim qui nous tue ». © Martín Bernetti / AFPi. Mai 2020

Si les premiers cas de coronavirus au Chili sont apparus dans les quartiers aisés, la contagion s’est rapidement déplacée vers les quartiers populaires (notamment le sud-est pour ce qui est de Santiago)[15]. Les inégalités socio-spatiales et leurs implications concrètes (promiscuité, hygiène difficile, désertification médicale) favorisent l’augmentation du nombre de malades, surtout du nombre de malades pauvres[16], tandis que la pandémie devrait générer au Chili d’ici la fin 2020 une augmentation de la seule pauvreté monétaire de près de 4 points. Pour le Grand Santiago, les statistiques livrent un constat accablant : le taux de mortalité pour 100 000 habitants est d’environ 2 à 2,5 fois plus élevé dans les quartiers au fort taux de pauvreté que dans les quartiers où ce taux est faible. Et ce parce que la distribution de la vulnérabilité suit ce même schéma. Les foyers les moins aisés sont plus exposés au virus, du fait de leur éloignement et car ils n’ont pas la même capacité à y faire face, en raison de leurs conditions de vie et de travail et du faible capital économique immédiatement mobilisable. Nous ne manquerons pas d’ailleurs de relever la proximité entre la distribution spatiale des groupes socio-économiques et celle de la vulnérabilité[17].

https://www.techo.org/chile/techo-al-dia/mapas-revelan-distribucion-de-vulnerabilidad-social-frente-al-covid-19/
Distribution socio-spatiale de la vulnérabilité face à la Covid-19. Il apparaît que les groupes socio-économiques les plus pauvres sont davantage exposés. © UN TECHO PARA CHILE

La crise économique n’a donc que révélé les failles du système lui-même. Née des mouvements sociaux et aggravée par la pandémie, elle a été jugulée dans l’urgence par des fonds a priori publics. Mais ces fonds proviennent en réalité et en grande partie des économies personnelles des Chiliens eux-mêmes via des systèmes d’ahorros [économies, ndlr] administrés par des organismes privés chargés de les mutualiser et de les faire fructifier. Cette interdépendance se retrouve dans le fonctionnement d’autres systèmes de pensions et notamment celui des retraites. Réforme entreprise au début de la dictature, l’abolition du régime par répartition et le passage à un système par capitalisation individuelle à travers des caisses – qui avaient le mérite rare de ne pas être en concurrence les unes avec les autres – promettait un taux de réversion particulièrement élevé. Mais les rendements ont été moindres, les placements risqués et la grande majorité des pensions sont aujourd’hui inférieures au salaire minimum alors que le taux de prélèvement sur salaire (10 %) reste inchangé. La réforme des retraites était d’ailleurs rapidement venue gonfler les revendications des manifestants considérant qu’elle n’a pas tenu ses promesses. En définitive, ces nombreux systèmes de capitalisation individuelle contribuent au contraire à figer les inégalités. Et ils ne sont pas de nature à répondre à des crises exceptionnelles comme la Covid-19 qui renforce la tension dans les groupes socio-économiques les plus poreux.

Le Chili est aujourd’hui à un carrefour et il serait faux de croire que le peuple est totalement uni. Mais le changement constitutionnel qui s’annonce semble bien confirmer la rupture avec le discours néolibéral qui a institué des inégalités profondes et enchevêtrées. Le résultat du référendum sonne comme une ouverture vers de nouveaux possibles ainsi que comme un nouveau défi : garder en vie les aspirations d’octobre 2019 qui ont récemment ressurgi à bien moindre échelle et lancer des transformations plus profondes sans se limiter aux plans juridique ou symbolique. 

Notes :

[1] A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome II, 1840

[2] https://lvsl.fr/chili-effondrement-systeme-pinochet/#sdfootnote1sym

[3] R. Théodore, « La légitimation des inégalités socio-économiques au Chili. Essai sur les imaginaires sociaux », Problèmes d’Amérique latine, 2016/3 (N° 102), p. 75-94

[4] H. Buchi, La transformación económica de Chile : del estatismo a la libertad económica, 1993

[5] Ndlr, par souci de clairvoyance, nous utilisons le dollar américain (et non le peso) comme échelle de valeur tout au long de l’article

[6] https://www.publimetro.cl/cl/noticias/2018/12/17/sondeo-publimetro-cuanto-costaria-subsistir-un-mes-en-chile-si-la-vida-se-tratara-de-circunstancias-promedio.html

[7] A. Fresno, R. Spencer, C. Zaouche-Gaudron, « Pauvreté au Chili », ERES, « Empan », 2005/4 no 60 | pages 133 à 141 

[8] http://observatorio.ministeriodesarrollosocial.gob.cl/casen-multidimensional/casen/docs/Resultados_pobreza_Casen_2017.pdf

[9] H. Lefevbre, Le Droit à la ville, 1968

[10] https://www.eleconomistaamerica.cl/economia-eAm-chile/noticias/10375101/02/20/Chile-promueve-la-naturaleza-y-la-aventura-como-motores-del-sector-turismo.html

[11] G. Cazes, G. Courade, « Les masques du tourisme », in Revue du Tiers-monde, 2004/2 (n° 178)

[12] https://www.elmostrador.cl/noticias/opinion/2014/04/23/valparaiso-las-elites-y-la-marginacion/

[13] https://www.sernatur.cl/region/valparaiso/

[14] A. Pino Vásquez, L. Ojeda Ledesma, « Ciudad y hábitat informal: las tomas de terreno y la autoconstrucción en las quebradas de Valparaíso », Revista INVI, 28(78), 109-140, 2013

[15] F. Vergara, J. Correa, C.Aguirre-Nuñez, « The Spatial Correlation between the Spread of COVID-19 and Vulnerable Urban Areas in Santiago de Chile », 2020

[16] https://www.ciperchile.cl/2020/10/17/hacinamiento-la-variable-clave-en-la-propagacion-del-covid-19-en-el-gran-santiago/

[17] https://www.techo.org/chile/techo-al-dia/mapas-revelan-distribucion-de-vulnerabilidad-social-frente-al-covid-19/ 

« Les églises évangéliques agissent comme des partis politiques en Amérique latine » – Entretien avec Amauri Chamorro

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bolsonaro_with_US_President_Donald_Trump_in_White_House,_Washington,_19_March_2019.jpg
(Washington, DC – EUA 19/03/2019) Presidente da República Jair Bolsonaro responde perguntas da imprensa durante o encontro..Foto: Isac Nóbrega/PR

Les élections municipales brésiliennes ont signé un net recul du parti de Jair Bolsonaro. Elles ont été marquées par la montée en puissance du PSOL (Parti socialisme et liberté), un mouvement qui promeut un agenda de conflit de classes et de lutte contre les marchés financiers. Si les divergences idéologiques avec le Parti des travailleurs (qui a porté l’ex-président Lula au pouvoir) sont réelles, la conjoncture en a fait de proches alliés. Amauri Chamorro, professeur à l’Université de Sorocaba (Brésil) et conseiller de plusieurs mouvements politiques, revient sur les circonstances dans lesquelles se sont déroulées ces élections. Il analyse les réseaux de pouvoir qui s’y sont affrontés – marqués par une prégnance des églises évangéliques – ainsi que les perspectives pour l’opposition. Entretien réalisé par Denis Rogatyuk, traduit par Nubia Rodríguez, Maïlys Baron, Lauréana Thévenet et Marie M-B.


LVSL – Nous constatons un échec sans appel pour Jair Bolsonaro suite à ces élections municipales. Selon vous, quelles en sont les raisons principales ?

Amauri Chamorro – La chute de popularité de Bolsonaro est incontestable. Il bénéficie certes d’un certain soutien populaire depuis le commencement de la pandémie, parce qu’il a mis en place un processus important de redistribution des aides économiques pour la majeure partie de la population touchée par la COVID-19.

Cependant, cela ne s’est pas reflété aux élections municipales. Bolsonaro a pratiquement perdu dans toutes les principales villes du pays. Il a obtenu de très mauvais résultats. Aucun candidat important du camp pro-Bolsonaro n’est parvenu au second tour.

Sa plus grande défaite s’est produite à Sao Paulo. À deux semaines des élections, son candidat a chuté de manière catastrophique et Guilherme Boulos, du PSOL [Parti socialisme et liberté, un parti critique aussi bien du néolibéralisme que de l’héritage de Lula ndlr] est apparu au second tour. Il a été candidat à la présidentielle et a fait un résultat extraordinaire.

“Le Parti des travailleurs [qui a porté Lula et Dilma Rousseff au pouvoir] (…) subit une crise interne du fait de la montée du PSOL [Parti socialisme et liberté, anti-libéral].”

Au sud, à Porto Alegre, nous avons assisté à l’autre grande victoire du premier tour : je veux parler de la qualification de Manuela d’Ávila. Elle a été la candidate à la vice-présidence de la République aux cotés de Fernando Haddad, et est membre du Parti communiste. Le fait d’avoir eu une candidate du Parti communiste du Brésil en compétition, avec de sérieuses chances de gagner l’élection, dans une ville aussi importante que Porto Alegre, représente une grande nouveauté. C’est un changement important dans une zone très conservatrice. Rappelons-nous que le sud du Brésil, et plus particulièrement les régions qui ont une forte agro-industrie, comme l’État de Rio Grande del Sur – où se trouve Porto Alegre -, représentent des secteurs très conservateurs, pro-Bolsonaro.

[Manuela d’Ávila a finalement recueilli 48% des suffrages et perdu l’élection ndlr]

Plus qu’une marée rouge, je parlerais donc d’un mur de soutènement. Je crois qu’en ce moment, ces victoires vont permettre à la gauche de tendre vers un certain consensus.

LVSL – L’une des raisons de l’échec retentissant de Bolsonaro aux élections est aussi dû aux nombreuses ruptures qu’il a créées, y compris avec le parti qui l’a soutenu…

AC – C’est une question complexe. En tant que président de la République, Bolsonaro a été expulsé du parti qu’il a en fait fondé et dirigé. À présent, il n’est affilié à aucun parti politique. Mais la structure du parti classique telle que nous la connaissons ne lui a pas bien réussi. Cependant, il a une puissante machine derrière lui : ce sont les églises évangéliques.

Nous ne pouvons laisser de côté l’importance électorale des églises évangéliques, du moins au Brésil, et dans une grande partie de l’Amérique latine : au Chili, avec l’élection de Sebastian Piñera ; en Colombie, avec la victoire du “non” contre l’accord de paix. Les églises évangéliques agissent comme des partis et ont des objectifs politiques. Elles publient des livres et discutent de leurs projets politiques, car elles veulent arriver à la présidence de la République, afin de fonder un califat similaire à celui de l’État islamique.

J’effectue cette analogie à dessein car ces églises sont extrêmement radicales, violentes et corrompues au Brésil – elles sont fortement liées aux groupes paramilitaires de Rio de Janeiro, qui sont responsables du décès de nombreux opposants. Bolsonaro est issu de ce milieu. La famille Bolsonaro est connue pour son lien avec les églises évangéliques et elle commande un groupe armé très puissant à Rio de Janeiro. Le fils de Bolsonaro a été le commanditaire de l’assassinat de Marielle Franco, la conseillère municipale de Rio de Janeiro – une femme admirable.

Ces églises évangéliques ont du pouvoir ; mais on attendait cependant un bien meilleur résultat à ces élections. Elles ont conservé quelques secteurs de niche, comme Rio de Janeiro.

Il faut aussi prendre en compte la montée du PSOL [Parti socialisme et liberté ndlr] comme mouvement alternatif de gauche, critique du Parti des travailleurs (PT). Le PSOL naît d’une division : quelques sénateurs et députés se sont séparés du président Lula lors de son premier mandat, car ils souhaitaient un projet plus radical que celui qu’il défendait alors.

[Pour une analyse du consensus que Lula a cherché à créer entre les aspirations radicales de sa base et les intérêts élitaires, lire sur LVSL l’article de Pablo Rotelli, Nicolas Netto Souza et Vincent Ortiz : « Les leçons à tirer de l’affaire Lula »] 

Il a obtenu assez de victoires dans tout le pays, et peut désormais sortir de l’enclave dans laquelle ce petit parti se maintenait. Il n’a qu’une présence marginale au Congrès national, mais il est à présent stratégiquement incontournable, étant physiquement présent dans presque toutes les municipalités du territoire.

Le Parti des travailleurs semble en état de mort cérébrale : ses victoires dans les municipalités importantes sont faibles, peu de candidats ont réussi à se qualifier ne serait-ce qu’au second tour. Il est en période de transition, subit une crise interne du fait de la montée du PSOL et d’autres mouvements de la gauche progressiste brésilienne.

LVSL – Dans de nombreuses villes, nous avons assisté à la résurgence de partis de droite traditionnelle, non bolsonariste. Quel impact pensez-vous que cela pourrait avoir sur de futures élections générales ?

AC – Il y a un avantage à cela, car ce n’est pas une droite violente. Elle est violente au sens économique : le néolibéralisme a généré des millions de morts de la pauvreté, de la misère, de la faim, des inégalités, etc. Mais c’est une violence qui ne s’exprime pas au travers des armes, contrairement à la droite de Bolsonaro qui est similaire à la droite colombienne.

[Pour une mise en perspective de la montée en puissance des groupes paramilitaires en Colombie, lire sur LVSL l’article de Nubia Rodríguez : « Dans la Sierre Nevada, des assassinats ciblés d’indigènes pour défendre des projets touristiques », et de Gillian M. : « En Colombie, le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire »]

Il y a donc une possibilité de reconstruction du pays si ce parti de centre-droit se consolide. Néanmoins, il convient de rappeler que le parti le plus important de ce centre-droit néolibéral est le PSDB (Parti social-démocrate brésilien). Il a détruit le pays sous l’ère néolibérale et travaillé en association avec Bolsonaro dans plusieurs États.

Que veut dire tout cela ? Au Brésil, il existe un phénomène qui est difficile à comprendre. C’est un pays fédéral, nous avons d’un côté le gouvernement fédéral, puis les États et les villes. Chaque parti dans chaque ville, dans chaque État, peut prendre des décisions et s’allier à des partis qui peuvent être dans l’opposition au gouvernement fédéral. Par exemple, le PDT peut ne pas être allié au PT au sein du Congrès national, l’être dans l’État de Sao Paolo et être en concurrence avec ce même parti dans la ville de Sao Paolo. C’est très complexe : l’échiquier politique au Brésil peut changer d’une échelle à l’autre et d’une ville à l’autre.

Le PSDB, qui dirige ce centre-droit moins agressif que le camp de Bolsonaro, travaille main dans la main avec lui dans plusieurs villes. On observe une certaine prise de distance en termes d’image : le PDSB souhaite ne pas faire les frais de l’impopularité de Bolsonaro, révélée par ce scrutin.

“Les grandes organisations sociales du pays ont vécu ces trente dernières années sous le régime d’une cooptation systématique, chapeautée par le Part des travailleurs.”

Le lien avec les églises évangéliques fait la force électorale de ces secteurs de la droite brésilienne. Au Brésil, on estime que 25% de la population est membre d’une église évangélique, qui sont extrêmement violentes – au sens physique comme verbal – contre la gauche. Ils sont bien sûr très pro-américains.

LVSL – Quel est l’élément qui pourrait unifier les luttes sociales au Brésil ?

AC – Il faut prendre en compte deux déterminants importants pour les luttes sociales : premièrement la capitale, Brasilia, est au centre du pays ; c’est une ville qui a été construite dans les années 60 avec pour objectif de ne pas permettre que les organisations sociales ou la société civile puissent faire pression sur les pouvoirs publics, le Congrès, la justice, ou le pouvoir exécutif.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Brasilia est à deux mille kilomètres, au minimum, de n’importe quelle autre ville. Il est très difficile pour les mobilisations sociales, que l’on voit généralement à Sao Paolo ou Rio de Janeiro, de réussir à exercer une pression significative sur le pouvoir gouvernemental, comme on peut le voir par exemple au Chili, où les manifestations récentes ont paralysé le pays.

[Lire sur LVSL l’article de Jim Delémont : « Vers l’effondrement du système de Pinochet ? »]

Deuxièmement, les grandes organisations sociales du pays ont vécu ces trente dernières années sous le régime d’une cooptation systématique chapeautée par le PT. La CUT (Confédération Unique des Travailleurs), la plus grande organisation syndicale de la planète, ou le MST (Mouvement des sans-terre), la grande organisation paysanne qui lutte en faveur de réformes agricoles contre le système des latifundiaires, entretiennent des liens très forts avec le PT. Lula s’est imposé comme le grand représentant de ces secteurs sociaux.

Il faut prendre en compte le fait qu’au Chili, en Bolivie, en Équateur, en Colombie, lors de ces grandes mobilisations qui ont mis une pression considérable sur les gouvernements, les mouvements sont apparus de manière inorganique et spontanée ; ils n’ont pas été dirigés par un parti ou par des organisations sociales consolidées, ni même par des porte-paroles. On ne connaît pas de porte-parole du mouvement constituant au Chili, des marches contre le chômage en Colombie, ou des révoltes citoyennes contre le FMI en Équateur. Dans le cas du Brésil, il n’y a pas de mobilisation spontanée ; elles sont toutes liées à la coordination générale d’une grande organisation comme la CUT, le MST, qui sont eux-mêmes liés au PT.

[Pour une synthèse des révoltes qui ont marqué la fin de l’année 2019 en Amérique latine, lire sur LVSL l’article de Vincent Arpoulet, Pablo Rotelli et Nicolas Netto Souza : « Le bloc néolibéral vacille sous le coup des révoltes »]

Il y a ainsi une difficulté à créer un agenda unique, vu qu’il existe un monopole de la part du PT, qui coopte les leaders des organisations sociales les plus importantes.

Le lawfare a oeuvré à détruire la réputation de Lula et du PT ; les résultats sont là. Bien que le PT ait fait d’excellents scores malgré toutes les attaques qu’il a subies, ce n’est plus la grande force qui était attendue lors des élections locales. Le PT demeure cependant puissant dans les organisations de base et les secteurs populaires.

Ces variables doivent être prises en compte pour comprendre pourquoi le Brésil ne connaît pas d’explosion sociale similaire à celle du Chili. Au Brésil, c’est en l’état quasiment impossible.

LVSL – Quid de l’avenir du PT ?

AC – Les résultats aux élections municipales ont constitué une bonne nouvelle pour le Brésil davantage que pour le PT. Le fait que le volume de conseillers municipaux ait diminué représente peu de choses. Il faut garder à l’esprit que l’intégralité des moyens d’information et de communication du pays se sont tournés contre Lula, comme il y a 20 ou 30 ans, pour le frapper avec une grande violence. Il a à présent écopé d’une détention, et d’un séjour illégal en prison. Tout a été fait pour empêcher le PT d’atteindre un score conséquent.

Néanmoins, le PT est arrivé au second tour de l’élection présidentielle, avec un candidat totalement inconnu au Brésil qui était Fernando Haddad, qui a remplacé Lula à la dernière minute après qu’il ait été arrêté. Lula aurait très probablement gagné ; certaines études indiquaient même qu’il pourrait gagner dès le premier tour, et toutes les projections le donnaient vainqueur au second tour. L’issue du scrutin fut toute autre, et en ce moment le PT est criblé d’attaques, sans budget et persécuté ; dans ce contexte, son résultat est fantastique.

Néanmoins, la gauche ne se résume pas au PT, qui demeure la principale force progressiste, mais non la seule. Les élections sont donc une bonne nouvelle pour les secteurs progressistes au sens large.

Un élément important est à prendre en compte : si le PT appuie des secteurs progressistes qui sont plus centristes ou au contraire plus radicaux que lui (comme le PSOL), il est traversé de tensions internes, qui génèrent des tensions avec les mouvements externes.

Jim Tato, qui est le candidat du PT à Sao Paulo a eu un vote inexpressif, ce fut une des pires victoires des candidats du PT dans toute son histoire, et qu’un inconnu comme Boulos – membre du PSOL – arrive au second tour avec plus de 40 points, était impensable à Sao Paulo. Le président Lula lui-même avait indiqué qu’il serait important que le PT ne lance pas soudainement son propre candidat, mais plutôt qu’il épaule Boulos. C’est une personne réellement brillante, très appréciée et charismatique. C’est un meneur, tout comme Lula.

L’absence de soutien de la machine du PT au candidat de gauche qui avait une chance de passer au second tour est un phénomène de division qui touche toute la gauche latino-américaine. Tel est le défi à laquelle est confrontée la gauche ; il ne s’agit pas simplement pour elle de gagner les élections, mais de remporter des victoires politiques. Par exemple, lorsque Dilma Rousseff a été réélue, son gouvernement était affaibli en raison du manque de soutien populaire, et de la division de la gauche elle-même. Cela a permis, d’une certaine manière, au coup d’État parlementaire d’advenir.

LVSL – Presque tous les dirigeants des partis progressistes ont rendu public leur soutien à Boulos, pensez-vous que c’est un premier pas dans l’union de l’opposition de gauche à Bolsonaro ?

AC – Bolsonaro conserve un niveau de soutien élevé, je pense que cela se maintiendra jusqu’aux prochaines élections présidentielles. Bolsonaro sera certainement candidat, à moins qu’il n’ait des problèmes de santé importants.

Malgré la COVID-19 et les problèmes économiques qui traversent les États-Unis en ce moment, Trump s’est retrouvé presque à égalité face à Joe Biden. Certes, il a eu une défaite électorale, mais politiquement, l’extrême droite des États-Unis représente la moitié de la population qui a voté pour Trump.

Par ailleurs, la lutte contre Bolsonaro oblige les dirigeants de gauche qui étaient très en désaccord (comme c’est le cas de Ciro Gomes et Lula), à se rasseoir côte à côte pour parvenir à un accord et rendre possible une victoire du progressisme. Si la droite bolsonariste remporte à nouveau les élections, la situation sera invivable pour le Brésil.

Politique de la Libération : retour sur la pensée d’Enrique Dussel

Enrique Dussel et le président vénézuélien Hugo Chávez (1999-2013) © Marielisa Vargas

Cité par Hugo Chávez ou par l’ex-premier ministre bolivien Alvaro García Linera, Enrique Dussel est l’un des intellectuels majeurs des mouvements anti-néolibéraux d’Amérique latine. Soutien critique des divers présidents opposés à l’hégémonie nord-américaine (la Constitution bolivienne de 2008 s’inspire de sa conception démocratique du pouvoir), il participe aujourd’hui au mouvement mexicain MORENA qui a porté Andrés Manuel López Obrador (AMLO) au pouvoir. En opérant un retour critique sur la conception du politique à l’aide d’expériences latino-américaines inédites, ce philosophe argentin naturalisé mexicain explore de nouvelles voies pour le dépassement du capitalisme. Méconnue en Europe, sa pensée éclaire les processus politiques qui ont bouleversé l’Amérique latine ces deux dernières décennies. Par Alexandra Peralta et Julien Trevisan.


Un penseur majeur de notre temps : Enrique Dussel

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:EnriqueDussel.jpg
Enrique Dussel

Enrique Dussel, né le 24 décembre 1934, philosophe, historien, théologien, est un penseur majeur du XXème siècle, bénéficiant d’une renommée internationale pour ses travaux – plus de 400 articles et 50 livres – dans les champs de l’éthique, de la philosophie politique et de l’histoire de la philosophie latino-américaine principalement. Il est, en particulier, l’un des fondateurs de la philosophie de la libération, de la théologie de la libération et du groupe Modernité/Colonialité1. Persécuté par la dictature militaire d’Argentine, il quitte son pays natal en 1976 pour le Mexique où il réside depuis. Engagé dans la vie politique mexicaine, il participe à l’Institut National de Formation de MORENA2 depuis sa fondation en 2018.

En 2006, il publie un livre synthétique intitulé Vingt thèses de politique3 qui présente le contenu théorique de la politique de la libération. Ce livre était initialement destiné à un public jeune et, de fait, ces thèses ont d’abord été exposées dans le cadre d’un séminaire destiné à 400 militants mexicains du Parti Révolutionnaire Démocratique (PRD). Ce parti, par le biais de la candidature d’Andrés Manuel López Obrador à l’élection présidentielle de 2006, était, au moment du séminaire, aux portes du pouvoir. Il ne parvint cependant pas à en franchir le seuil, car l’élection fut truquée par son opposant, l’ancien président Felipe Calderón4 (Parti Action Nationale – PAN).

Dans ce livre, le philosophe argentin explique la construction d’une théorie politique positive fondant l’action politique d’une gauche capable de gouverner à travers un exercice responsable du pouvoir délégué. Dans la première partie de son ouvrage, Dussel analyse le moment politique de fondation des institutions. Les dix dernières thèses correspondent davantage au processus de transformation de ces institutions : le moment pratique de la transformation d’un système politique devenu dominant, le moment de sa critique et celui de « l’imagination créative ». En suivant la perspective décoloniale, ce second moment doit prendre en compte le lieu de l’énonciation, c’est le locus enuntiationis. Pour Dussel ce locus est celui du Mexique et, dans un sens plus large, l’Amérique latine. À l’instar de Dussel, la suite de cet article a été écrite en prenant en compte l’importance du lieu d’énonciation qu’est, pour nous, la France.

La communauté comme source et fin du pouvoir politique

Dussel débute son raisonnement en partant du caractère grégaire de l’être humain : celui-ci vit nécessairement en communauté et s’inscrit dans un groupement humain doté d’institutions et de représentants. L’auteur, à la suite de Marx dans L’idéologie allemande, part d’un postulat matérialiste classique: l’être humain, pour garantir sa survie, pour améliorer ses conditions de vie et pour se reproduire, vit dans une communauté organisée. Au paléolithique déjà, la chasse, nécessaire pour assurer la vie d’un groupe humain, était organisée : un seul individu ne possédait ni les moyens ni les forces pour réaliser cette activité. Le travail était alors divisé en fonction de tâches assignées : les uns tendent des pièges pour le gibier, d’autres le poursuivent puis le tuent et les derniers le dépècent. « La communauté agit par le biais de chacun de ses membres de manière différenciée »5. Autrement dit, la communauté repose sur la représentation comme forme générale de la délégation. Elle confie des rôles à des membres qui sont dès lors des représentants de la communauté dans son ensemble. Cette conception de la représentation ne doit pas être entendue en un sens restreint : le pouvoir de la communauté politique s’incarne en chacun des membres qui la constituent. Si nous appliquons cette réflexion au cas de la France, le député incarne une forme de représentation du pouvoir de la nation, en tant que communauté politique, mais une caissière, en tant que citoyenne française, est, elle aussi, une représentation de ce pouvoir tant par les droits politiques dont elle bénéficie que par son rôle au sein de la société entendue comme communauté organisée d’individus. Selon Dussel, dès lors qu’un groupe humain se constitue comme tel, ce dernier existe nécessairement en tant que communauté politique, orientée par « l’activité qui organise et promeut la production, la reproduction et l’augmentation de la vie de ses membres ».6

Chaque communauté politique est dotée d’une puissance – aussi désignée chez Dussel par le latin potentia –, fondement ontologique de tout pouvoir politique. Mais ce pouvoir n’est qu’un pouvoir « en soi » et nécessite, pour se réaliser et s’accroître, des institutions, ce que le philosophe appelle potestas, relevant alors d’un pouvoir « hors-de-soi »7. Ainsi, le moment où la France se dote de sa première assemblée constituante, le 17 juin 1789, peut être interprété comme un moment de fondation d’une nouvelle potestas dans l’histoire nationale : la France comme communauté politique, d’une monarchie absolue, devient une monarchie constitutionnelle. Le peuple en tant que communauté politique dotée d’une potentia, par les États généraux puis l’Assemblée constituante, forge de nouvelles institutions (ou potestas) qui ne sont qu’une première forme de réalisation de son pouvoir.

Ce pouvoir en-dehors-de-soi, qui n’est pas encore un pouvoir pour soi (comme retour vers la source du pouvoir qu’est le peuple), connaît trois déterminations qui, si elles ne sont pas respectées, viendront éroder le pouvoir de la potestas. La première relève de la matérialité, elle s’énonce ainsi : tout pouvoir politique se doit de respecter la « volonté-de-vie » de chacun des membres du peuple. Relevant de la légitimité, la seconde détermination établit que le pouvoir doit s’appliquer avec le consensus de tous et toutes. La dernière n’est autre que la faisabilité, c’est-à-dire faire ce qui appartient empiriquement au domaine du possible.

Le peuple peut souffrir mais la souffrance est le carburant du renversement de l’ordre en vigueur dès lors que celui-ci bafoue la « volonté-de-vie ».

Ces trois déterminations peuvent s’apprécier dans l’histoire de France. Les deux premières déterminations ont été dans une large mesure respectées par le gouvernement de la Commune de Paris de 1871 mais pas la troisième : les mesures qui étaient prises permettaient d’améliorer les conditions de vie des Parisiens et de renforcer la démocratie avec un consensus assez large mais elles n’ont pas pu être prises en tenant compte du rapport politico-militaire extrêmement désavantageux pour les communards8. L’épisode des Gilets jaunes, quant à lui, démontre l’importance du consensus, de la seconde détermination. Enfin les politiques libérales appliquées avec constance depuis le tournant de la rigueur de 1983, que ce soit par la droite traditionnelle, par le Parti socialiste et maintenant par les Marcheurs et leurs alliés du MoDem, ont frappé durement le peuple français et celui-ci rejette désormais profondément les acteurs et institutions politiques : le peuple peut souffrir mais la souffrance est le carburant du renversement de l’ordre en vigueur dès lors que celui-ci bafoue la « volonté-de-vie ».

Le pouvoir en-dehors-de-soi, la potestas, n’est donc pas nécessairement un pouvoir pour soi. En réalité, deux cas de figures sont possibles. Le premier est le cas où les mandatés, les représentants agissent en suivant les volontés des représentés et en leur obéissant. Le pouvoir en-dehors-de-soi est alors véritablement un pouvoir pour soi. Un cercle vertueux opère ainsi : le pouvoir politique est un pouvoir obédientiel ; les représentants, des serviteurs du peuple qui exercent la politique comme vocation.

Le second est le cas où les représentants agissent en pensant que le fondement de leur pouvoir se situe dans les institutions ou dans leur propre personne et ignorent ainsi la potentia, qui fonde leur pouvoir. Le pouvoir politique est alors “fétichisé”9, les représentants sont “corrompus” car ils croient être la source de leur pouvoir politique : ils agissent à l’encontre de la formule zapatiste10, car ils commandent en commandant, au lieu de commander en obéissant. De cette forme de corruption du principe ontologique du pouvoir politique se trouvent légitimés les détournements d’argent public, la répression à outrance et la conception de la politique comme profession.

L’hyperpotentia comme réponse à la corruption du politique

De manière empirique, Dussel constate que lorsque des nouvelles potestas sont mises en place, elles répondent au début aux aspirations populaires. Le nouvel ordre dans la communauté politique est alors qualifié d’hégémonique. C’est par exemple le cas au début de la Révolution française : l’abolition des privilèges, la suppression de la dîme et la publication de la première Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen constituent des mesures indéniablement populaires. Cependant, le moment où l’ordre hégémonique devient dominant arrive irrémédiablement : le pouvoir politique se fétichise, la contestation surgit et le système politique ne se maintient que grâce à la répression11. C’est le moment du 17 juillet 1791, les pétitionnaires du Club des cordeliers, qui demandent la déchéance du roi et la proclamation de la République, sont fusillés par la garde nationale.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Malheureuse_journ%C3%A9e_du_17_juillet_1791.jpg
Malheureuse journée du 17 juillet 1791 : des hommes, des femmes, des enfants ont été massacrés sur l’autel de la patrie au Champ de la Fédération. Estampe anonyme, Bureau des Révolutions de Paris, 1791.

Dans la seconde partie de l’œuvre, le philosophe théorise le moment de la contestation dont l’aboutissement est l’élévation du peuple au rang d’hyperpotentia. Cette dernière notion signifie pour Dussel tant le pouvoir que la souveraineté et l’autorité active du peuple, qui, à la fois, submergent les institutions, les acteurs dominants et donnent naissance à un nouvel ordre.

Dès le début de cette nouvelle phase, les opprimés, les non-écoutés, souffrent dans leur chair de la domination et se trouvent ainsi confrontés à la tâche de la construction d’une contre-hégémonie. Celle-ci passe par une articulation d’une pluralité de demandes hétérogènes. En France et dans la période actuelle, se manifestent par exemple la demande d’égalité portée par les mouvements féministe et antiraciste, mais aussi la demande de justice sociale portée par les syndicats et par les Gilets jaunes, ou encore la demande de renouvellement du système démocratique français, ainsi que la demande de transformation des modes de vie et de production dans une perspective écologique. Dussel expose les deux démarches actuelles qui tendent à concilier ces diverses aspirations : la première est celle de la « chaîne d’équivalence » décrite par la théorie populiste d’Ernesto Laclau12 ; la seconde consiste quant à elle en l’analyse locale des cas de superposition des différentes formes de domination, telle que la proposa Kimberley Crenshaw à travers le concept d’« intersectionnalité »13.

« Si à la Volonté-de-Vivre et au consensus critique sur la situation dans laquelle ils se trouvent, aux motifs de lutte et au projet de l’ordre nouveau (parce qu’ « un autre monde est possible ») s’ajoute la découverte dans la lutte elle-même de la faisabilité de la libération, […], de la transformation […] partielle ou radicale (et dans ce cas on peut parler de révolution) de l’ordre politique en vigueur, alors nous avons les trois déterminations du pouvoir du peuple, de l’hyperpotentia. »

Selon Dussel, plus l’articulation entre les différentes demandes sera solide, plus le bloc des opprimés le sera et pourra ainsi mieux résister aux changements de conjoncture du champ de bataille politique. Dit autrement, le pouvoir du bloc des opprimés est déterminé par son consensus critique. En suivant Dussel, deux autres déterminations s’adjoignent au pouvoir des exclus : « Si à la Volonté-de-Vivre et au consensus critique sur la situation dans laquelle ils se trouvent, aux motifs de lutte et au projet de l’ordre nouveau (parce qu’ « un autre monde est possible ») s’ajoute la découverte dans la lutte elle-même de la faisabilité de la libération, […], de la transformation14 […] partielle ou radicale (et dans ce cas on peut parler de révolution) de l’ordre politique en vigueur, alors nous avons les trois déterminations du pouvoir du peuple, de l’hyperpotentia »15. Si celles-ci sont réalisées, le peuple entre en “état de rébellionet use de sa souveraineté pour refonder sa potestas. Ce fut le cas le 10 août 1792 et le peuple français parvint à prendre les Tuileries.

Si cette journée a pu être décrite comme violente par une certaine tradition historiographique, il convient d’analyser précisément le statut de cette violence. La violence n’existe pas de manière abstraite, mais seulement dès lors qu’elle s’applique à un sujet tant humain que politique. Or, le sujet de la violence révolutionnaire n’est ici que l’ordre monarchique faisant régner l’inégalité entre les individus en fonction de leur origine sociale. Suivant Dussel, il ne convient pas dès lors de parler de violence, mais plutôt de contrainte : la contrainte étant définie comme une action légitime (pouvant donc être légale ou illégale) tandis que la violence est définie comme une action illégitime (exercée soit par le pouvoir en place, et Dussel parle alors de répression, soit par une frange ultra-minoritaire du peuple que Dussel qualifie dans ce cas d’action anarchiste).

Quelles boussoles pour guider l’action politique ?

En définitive, le politique connaît, dans la pensée de Dussel, trois phases distinctes : le moment de la mise en place d’institutions et d’un nouvel ordre hégémonique, le moment où l’ordre hégémonique devient dominateur et enfin le moment où l’ordre dominant est renversé et remplacé par un ordre contre-hégémonique qui devient dès lors hégémonique. Rompant avec la philosophie de l’histoire prônée par une conception orthodoxe du marxisme, Dussel ne pense pas que le politique puisse atteindre une forme d’aboutissement, de terminus ad quem. Les communautés politiques sont capables, conformément à leur nature, de faire et de défaire indéfiniment les institutions. Cependant, l’action de ces communautés peut être orientée et Dussel propose pour ce faire, à la manière des idéaux régulateurs kantiens, quatre postulats :

  1. Postulat politique au niveau écologique : « Nous devons agir de telle sorte que nos actions et institutions permettent l’existence de la vie sur la planète Terre pour toujours, de manière perpétuelle ! »

  2. Postulat économique : « Agis économiquement de telle sorte que tu tendes toujours à transformer les processus productifs à partir de l’horizon du travail zéro (T°) »16

  3. Postulat de la paix perpétuelle

  4. Postulat de la dissolution de l’État : « Agis de telle sorte que tu tendes à l’identité de la représentation avec le représenté, de manière que les institutions de l’État deviennent à chaque fois les plus transparentes possibles, les plus efficaces, les plus simples, etc. »

À l’image des postulats kantiens, ces derniers ne sont bien sûr jamais atteignables empiriquement. Ils demeurent cependant des boussoles indispensables pour orienter l’action politique de notre temps.

Notes :

1 Collectif de pensée critique regroupant des intellectuels de divers champs (sociologie, pédagogie, philosophie) qui analyse les relations de dominations mises en place à partir de 1492, moment de la “conquête de l’Amérique” (et non « découverte », ainsi que le souligne le groupe Modernité/Colonialité en analysant la différence fondamentale entre ces deux concepts), et critique l’idée faisant coïncider fin de la domination coloniale et indépendance. Il faut cependant garder à l’esprit que ce collectif, issu d’une perspective décoloniale, n’est pas homogène, en particulier en ce qui concerne le projet politique : l’importance de la nation n’est pas rejetée par Dussel et il ne revendique pas le retour à un passé pré-européen mais encourage un « dialogue trans-moderne » entre les cultures.

2 MORENA (pour “Movimiento Regeneración Nacional”) est un parti politique fondé en 2011. Il porta l’actuel président mexicain Andrés Manuel López Obrador au pouvoir en 2018.

3 Disponible gratuitement en espagnol ici :

https://enriquedussel.com/txt/Textos_Libros/56-2.20_tesis_de_politica.pdf

En français voir : Enrique Dussel, Vingt thèses de politique, Traduit par Martine Le Corre-Chantecaille et Nohora Cristina Gómez Villamarín, Paris, L’Harmattan, 2018.

4 Il est connu pour avoir lancé la guerre meurtrière contre le narcotrafic et fait aujourd’hui face à d’éventuels procès pour corruption. Voir notamment le livre de la journaliste argentine : Wornat, Olga. Felipe, el obscuro. Secretos, intrigas y traiciones del sexenio más sangriento de México. México : Planeta, 2020.

5 Thèse 3.2.3 dans Dussel, Vingt thèses de politique, p. 32

6 Thèse 2.1.5 Ibid, p. 42

7 Ce pouvoir appartient proprement au peuple. C’est la raison pour laquelle Dussel critique l’expression « prendre le pouvoir ». Ce n’est pas le pouvoir du peuple qui est “à prendre”, mais les institutions.

9 Dussel se réfère ici au mouvement de retournement décrit dans le concept de « fétichisme de la marchandise » marxiste et ayant lieu lorsqu’une valeur est attribuée à des objets produits au détriment de l’acteur de la production, l’être humain vivant qui investit sa vie dans le processus de production ; de même ici, on parle de fétichisation du pouvoir  car la source du pouvoir politique n’est plus pensée comme étant dans le peuple mais dans les institutions ou dans les acteurs politiques. (Voir Thèse 5. La fétichisation du pouvoir).

10 « mandar obedeciendo », commander en obéissant.

11 Dussel explique cela via le second principe de la thermodynamique qui stipule que l’entropie, étant comprise comme la quantité mesurant le manque d’information, ou le désordre, d’un système isolé ne peut qu’augmenter au cours du temps. (Voir Thèse 3.33)

12 Cf La raison populiste. Voir aussi pour une première approche https://lvsl.fr/le-populisme-en-10-questions/

13 Crenshaw Kimberley « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence Against Women of Color », Stanford Review of Law, 43(6), 1991, p. 1241-1299. « Cartographie des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violence contre les femmes de couleur », Cahier du genre, Féminisme(s), penser la pluralité, n° 39, 2005, p. 51-82 (traduction française Oristelle Bonis).

14 Dussel renvoie ici à la notion de Veränderung de Marx, utilisée notamment dans ses Thèses sur Feuerbach.

15 Thèse 12.3.1, Dussel, op cit, p.141

16 C’est ce que Marx a formulé comme étant le « Royaume de la liberté ». Le temps libre est donc le but visé et celui-ci est rempli par des activités culturelles. L’action politique, si elle suit ces postulats, doit donc, en plus de transformer l’économie, transformer la culture. En particulier, pour Dussel, il s’agit de critiquer puis d’éliminer la domination exercée par la culture occidentale pour établir un rapport d’égalité entre les différentes cultures permettant un dialogue interculturel respectueux.

Bloque depresivo : « Le Chili est à la fois le pays le plus stable économiquement et à l’identité culturelle la moins développée d’Amérique latine »

Raul Céspedes et Daniel Pezoa, guitariste et batteur de Bloque Depresivo © Valentina Leal pour Le Vent Se Lève

À l’occasion de leur dernière tournée en France, le batteur Daniel Pezoa et les guitaristes Raúl Céspedes et Mauricio Barrueto Astudillo, tous trois membres du groupe chilien Bloque Depresivo, nous ont accordé un entretien. À l’initiative de Macha, chanteur du groupe Chico Trujillo, le groupe réunit des artistes issus de différentes traditions musicales. Aux membres de Chico Trujillo, s’ajoutent des musiciens issus de groupes engagés contre la dictature chilienne d’Augusto Pinochet, tels qu’Inti-Illimani. Sur fond d’engagement militant, le groupe réinterprète des titres traditionnels du continent latino-américain, réactualisant le boléro, un style de musique sentimental, là où la cumbia caractérise Chico Trujillo. À l’occasion de cet entretien, nous sommes donc notamment revenus sur les motivations de ce projet musical, ainsi que sur la place de la culture au sein de la société chilienne, 29 ans après la chute de Pinochet.


LVSL – Le groupe Bloque Depresivo est fondé à l’initiative de membres de Chico Trujillo, en particulier du chanteur Macha, avec pour objectif de revisiter des tubes traditionnels originaires de différentes parties de l’Amérique latine. Cela crée un sentiment intergénérationnel fort dans le sens où cela semble provoquer une forte identification de la nouvelle génération à la culture des générations précédentes. Que recherchiez-vous en fondant ce groupe ?

Daniel Pezoa – Le groupe a été fondé 12 ans après Chico Trujillo, avec pour projet de réactualiser d’anciennes chansons, des thèmes qui n’étaient plus abordés depuis de nombreuses années, à l’image du morceau Lo que un día fue, no será, à l’origine interprété par le chanteur mexicain José Maria Napoléon, ou du titre Sin excusas, pour ne citer que quelques exemples. Il se trouve que Macha souhaitait jouer depuis petit ce type de musique. Accompagnés de plusieurs membres de Chico Trujillo, mais également de musiciens provenant d’autres groupes, nous nous sommes alors réunis pour jouer à notre manière des chansons connues depuis de nombreuses années, sans prétention, au regard de ce que représentent ces chansons.
En réalité, il s’agit de chansons que nous connaissons depuis toujours mais inconsciemment, nous avions oublié que nous les connaissions. Nous avons donc commencé à jouer à notre manière des titres que nous connaissions au fond sans le savoir.

“Le chili se caractérise par un important désir inassouvi d’identité.” Mauricio Barrueto Astudillo

Raúl Céspedes – La forme et la manière de les jouer importe peu ou du moins, ce n’est pas le plus important. Le but de réactualiser ces musiques est le “decir algo” (dire quelque chose), c’est-à-dire que nous nous attelons à travailler sur le contenu. Notre objectif, par ce biais-là, est de nous adresser à toutes les générations, de sorte à ce que nos musiques soient partagées en famille, afin de répondre à la recherche d’identité qui caractérise le Chili.

Mauricio Barrueto Astudillo – En effet, au Chili, il y a important désir inassouvi d’identité depuis que s’est achevée la mode de la Cueca, folklore chilien. Avant l’instauration de la dictature d’Augusto Pinochet en 1973, l’identité chilienne reposait ainsi sur le rythme de la danse populaire. Depuis, la culture chilienne a subi de plein fouet la répression et aujourd’hui, le Chili doit retrouver son identité culturelle.

LVSL – Vos musiques ont donc une visée non seulement artistique, mais surtout militante. Vous avez récemment participé au Festival Arte y Memoria Victor Jara le 25 septembre 2018 dans le stade Victor Jara à Santiago, en hommage au chanteur torturé et assassiné durant la dictature de Pinochet. Vous revendiquez-vous d’une tradition musicale militante ? Comment décririez-vous vos influences idéologiques et artistiques ?

“Nous sommes héritiers de plusieurs groupes créés avant le coup d’Etat et contraints de partir en exil au cours de la dictature militaire.” Daniel Pezoa

Daniel Pezoa – Chaque membre du Bloque Depresivo provient de différentes traditions musicales. Nous sommes héritiers de plusieurs groupes de musique créés avant le coup d’Etat et contraints de partir en exil au cours de la dictature militaire, tels qu’Inti Illamini – réputé pour être l’auteur du titre El pueblo unido jamás será vencido-, Quilapayun – groupe mélangeant des instruments andins à des paroles poétiques ou politiquement engagées, nommé ambassadeur culturel du Chili par Salvador Allende en 1972 -, ou Los Jaivas (groupe alliant les styles folk, rock et des rythmes latino-américains, en particulier andins). A titre personnel, j’ai été membre du groupe de musique populaire Los Tricolores. Notre groupe s’est donc forgé sur la base d’une forte identité militante.

Mauricio Barrueto – Par ailleurs, nous sommes aussi influencés par le rock. J’ai notamment fait partie du trio Vejara, un groupe de musique mêlant les styles folk, trova y rock (FTR).

Raúl Céspedes – Nous nous identifions pleinement à des artistes tels que Victor Jara, Violeta Parra et Pablo Neruda. Il est important de souligner que chacun de nous est porteur d’influences musicales différentes. Les différentes parts du groupe permettent ainsi de former un style atypique.

LVSL – Votre engagement artistique est ainsi profondément marqué par le coup d’Etat perpétré en 1973 par Augusto Pinochet et les années qui ont suivi. Avec l’avènement des Chicago Boys, économistes formés au sein de l’université de Chicago sur la base des théories de Milton Friedman, le Chili est devenu un laboratoire du néolibéralisme, dans lequel chaque secteur de la société s’est vu successivement soumis à la privatisation et la marchandisation : éducation, santé, culture, etc. Suite à la chute de Pinochet, un processus de démocratisation s’est engagé mais aujourd’hui encore, de nombreuses structures héritées de la dictature persistent. Le modèle économique chilien reste calqué sur les recettes des Chicago Boys. En ce sens, comment appréhendez-vous le processus de transition post-Pinochet ? Comment percevez-vous votre place en tant qu’artiste dans ce processus ?

Raúl Céspedes – En réalité, suite à la dictature de Pinochet, le Chili ne s’est pas ouvert comme une démocratie car la Constitution instaurée par la dictature reste encore en vigueur aujourd’hui, à l’image des secteurs de la santé, de la culture ou de l’éducation, qui sont très largement privatisés. Par conséquent, la société chilienne est profondément fracturée par d’importantes inégalités. Nous ne pouvons pas réellement parler de transition démocratique dans la mesure où les principaux éléments caractéristiques du système politique et économique de Pinochet se maintiennent.

“La réactualisation des rythmes caractéristiques des années précédant le coup d’Etat sont importants pour permettre à la société chilienne de retrouver une identité.” Daniel Pezoa

Daniel Pezoa – Cette persistance de traits caractéristiques du système de Pinochet, tels que la marchandisation exacerbée de tous les secteurs de la société et en particulier, du secteur culturel, constitue une entrave à la construction d’une identité culturelle. Le manque de moyens octroyés au secteur culturel, couplé à la concurrence exacerbée imposée à l’ensemble de la société laisse peu de place à la création artistique et à la perpétuation d’une identité culturelle chilienne non soumise aux injonctions à la rentabilité. Sur la base de ce constat, nous considérons que la réactualisation des rythmes caractéristiques des années précédant le coup d’Etat de 1973 est importante pour permettre à la société chilienne profondément marquée par la dictature de retrouver une identité.

“Le Chili est à la fois le pays le plus stable économiquement et dont l’identité culturelle est la moins développée d’Amérique latine.” RAÚL Céspedes

Raúl Céspedes – Tout ce que fait Bloque Depresivo relève de l’autogestion. Notre groupe est très autogestionnaire, très indépendant de l’État. Par ce biais, la population, les jeunes sont incités à faire des choses par eux-mêmes car l’État ne ne fait rien pour la culture. L’une des continuités avec la dictature se caractérise notamment par l’absence d’investissements conséquents dans le secteur culturel. Cela nous conduit à l’important paradoxe chilien. Le Chili est à la fois le pays le plus stable économiquement et dont l’identité culturelle est la moins développée de toute l’Amérique latine. À titre de comparaison, des pays tels que Cuba et le Brésil sont des pays qui disposent d’une identité culturelle beaucoup plus développée et marquée. Nous cherchons ainsi, modestement, à répondre à ce vide culturel.

À partir des années 2000, Chico Trujillo remet au goût du jour le style musical de la cumbia, mettant ainsi en lumière ce qui a toujours été mais qui a été enfoui pendant de nombreuses années. De même, Bloque Depresivo a pour objectif de réactualiser des musiques traditionnelles afin de permettre à la population chilienne de refaire société autour de titres qui parlent à tous.

L’Oncle Sam au Suriname et au Guyana : les nouveaux visages de la doctrine Monroe

Le secretaire d’État Mike Pompeo © US government Twitter account

Mike Pompeo a effectué début septembre une visite en Amérique du Sud avec des escales au Brésil, en Colombie, mais également – et pour la première fois pour un secrétaire d’État étasunien – au Guyana et au Suriname. Ces derniers font l’objet d’une attention particulière eu égard à leur potentiel pétrolier et minier. À l’ordre du jour de la visite du secrétaire d’État, trois sujets cruciaux pour l’administration Trump : le pétrole, la Chine et le cas vénézuélien. « Ce voyage soulignera l’engagement des États-Unis de défendre la démocratie, de combattre le Covid-19, tout en revitalisant nos économies pendant la pandémie et en renforçant la sécurité contre les menaces régionales », affirme le Département d’État. Alors qu’on assiste peu à peu à un retour de la doctrine Monroe, salué par le même Pompeo, quelles seront les conséquences d’une telle visite pour cette région du monde ?


Plateau des Guyanes, le nouvel eldorado de l’or noir pour les États-Unis

Le plateau des Guyanes est une zone géographique continentale localisée entre les fleuves Orénoque et Amazone en Amérique du Sud. Il est composé d’une partie du Venezuela et du Brésil (l’Amapa), du Guyana, ex-colonie britannique, du Suriname, ex-colonie hollandaise, et de la Guyane Française. Il s’agit en outre du plus grand espace forestier tropical continu et intact au monde, avec un sous-sol riche en pétrole, en or, en diamants et autres ressources naturelles, dont plusieurs métaux rares. L’héritage frontalier issu de la colonisation engendre de nombreux conflits de démarcation territoriale. Ils sont traités de manière globalement pacifique par les États. La visite de Mike Pompeo au Guyana risque cependant de raviver un vieux conflit entre le Guyana et le Venezuela, qui, à terme, pourrait se transformer en affrontement militarisé.

La découverte et l’utilisation de la technique dite de fracturation hydraulique aura permis aux États-Unis de sortir de leur grande dépendance au pétrole venu du Moyen-Orient. En effet, avec le pétrole et gaz de schiste, la première puissance mondiale est devenue, au prix de destructions écologiques colossales[1], le premier producteur de pétrole au monde, devant la Russie et l’Arabie saoudite. Avant la crise sanitaire qui a ébranlé l’économie mondiale, les États-Unis produisaient plus de 10 millions de barils par jour et étaient exportateurs nets de pétrole.

Du fait de la volonté des États-Unis d’être moins dépendants du pétrole du Moyen-Orient, les découvertes d’énormes réserves au large du Guyana, par ExxonMobil, et du Suriname, par Apache et Total, attisent les convoitises étasuniennes

Le coronavirus, en conduisant au confinement de milliards de personnes à travers le monde, a fait chuter la demande de pétrole et par la même occasion le prix de l’or noir. Or, la structure économique des exploitants de pétrole et gaz de schiste étasuniens, ainsi que la légèreté du produit, fait que le prix de rentabilité est beaucoup plus élevé que celui du pétrole conventionnel. En outre, quand le pétrole conventionnel saoudien est rentable à 5 dollars le baril, il faut entre 50 et 55 dollars pour que le pétrole de schiste soit intéressant à extraire. De plus, la guerre des prix que se sont livrés Russes et Saoudiens en début d’année a aggravé la situation des exploitants étasuniens. Aujourd’hui, le secteur pétrolier issu de la fracturation hydraulique traverse sa plus grande crise, les faillites s’enchaînent et les cours de la bourse sont au rouge[2]. Tout cela, bien évidemment, porte un sérieux coup à la stratégie d’indépendance énergétique de Washington.

Rencontre pompeo et Santokhi au Suriname
Photo : Secrétaire d’Etat Pompeo/ US government Twitter account

De ce fait, et eu égard à la volonté des États-Unis d’être moins dépendants du pétrole du Moyen-Orient, les découvertes d’énormes réserves de pétrole au large du Guyana, par ExxonMobil, et du Suriname, par Apache et Total, attisent les convoitises étasuniennes. Au Guyana, c’est tout simplement le plus grand gisement de pétrole du monde, à ce jour, qui a été découvert. Les experts l’estiment à 8 milliards de barils, pour l’instant, car d’autres explorations sont en cours. De même au Suriname, voisin du Guyana, les explorations se multiplient avec l’espoir de trouver des réserves similaires à ceux de leur voisin. Déjà la société indépendante norvégienne Rystad Energy, à la suite de ses premières études, estime le potentiel à 1,4 milliard[3] de barils, pour l’instant. De quoi mettre en appétit les dirigeants états-uniens.

Le fait que deux entreprises étasuniennes soient en première ligne de l’exploration et de l’exploitation du pétrole dans la région, renforce le pouvoir d’influence que peuvent avoir les États-Unis sur une zone qui a vu la Chine étendre son influence ces dernières années.

Mike Pompeo ne s’y est d’ailleurs pas trompé puisqu’un accord-cadre a été signé avec le Guyana. Il vise à renforcer la coopération entre les deux États notamment sur les hydrocarbures et d’autres secteurs de l’économie guyanienne. Dans le même ordre d’idées, Mike Pompeo a assuré au président surinamais, Chan Santokhi, le grand intérêt que les entreprises étasuniennes portaient à son pays et qu’elles étaient prêtes à les aider dans l’exploitation des gisements pétroliers[4].

Bien évidemment le but de ces visites est de sécuriser l’approvisionnement en pétrole des États-Unis, mais aussi de s’implanter durablement chez le voisin du Venezuela de Nicolas Maduro, afin de l’encercler et l’isoler du reste du continent.

Le Venezuela en ligne de mire de l’administration Trump

Depuis son accession à la Maison Blanche, Donald Trump a multiplié les déclarations belliqueuses à l’encontre du Venezuela et de son président, manifestant ainsi son hostilité au régime de Nicolas Maduro. Dès lors, la venue du secrétaire d’État, Mike Pompeo, en Amérique du Sud ne pouvait se faire sans que le Venezuela ne soit au centre des discussions.

La tournée sud-américaine de Pompeo est, à ce titre, très parlante. Le secrétaire d’État a visité les trois pays ayant une frontière commune avec le Venezuela, c’est-à-dire le Guyana, le Brésil et la Colombie. Derechef, durant sa visite au Guyana, Mike Pompeo et le gouvernement guyanien, nouvellement élu, 5 mois après le scrutin[5], de Irfaan Ali ont signé un accord de coopération dans la lutte contre le trafic de drogues. Ainsi, il permet la mise en place de patrouilles maritimes et aériennes communes.

L’accord de coopération entre le Guyana et les États-Unis pourrait paraître anodin. Néanmoins, entre Georgetown et Caracas existe un vieux conflit frontalier[6] sur leur Zone Économique Exclusive (ZEE), actuellement traité à la Cour Internationale de Justice (CIJ). Le président Ali s’est empressé de déclarer[7], à la suite de la signature, que ces patrouilles n‘auraient pas d’incidence et que le Guyana ne s’aventurerait dans aucun viol de la souveraineté vénézuélienne. Le renforcement de la présence de l’Oncle Sam dans des eaux territoriales contestées par son ennemi vénézuélien n’est cemendant pas de nature à apaiser des tensions…

« Maduro doit partir ! »

Après son passage au Suriname et au Guyana, Mike Pompeo s’est rendu au Brésil. Lors de sa visite de la ville brésilienne de Boa Vista, frontalière du Venezuela qui a connu un afflux de migrants ces dernières années, le secrétaire d’Etat a annoncé la couleur : « Maduro doit partir ! ». Dans la foulée, la diplomatie brésilienne s’est alignée sur celle des États-Unis. Le Brésil a ainsi suspendu les lettres de créance des diplomates de la République bolivarienne. Déjà en début d’année Brasília avait rappelé tout son personnel diplomatique posté à Caracas. Par conséquent, les deux États sud-américains n’ont plus aucune relation diplomatique.

Pour finir, le secrétaire d’État s’est arrêté en Colombie, le troisième pays frontalier du Venezuela. Sans même passer par la capitale Bogotá, Mike Pompeo s’est directement rendu devant le pont Bolivar qui réunit la Colombie et le Venezuela. Ivan Duque, président de la Colombie et Mike Pompeo ont ainsi pu, de nouveau, mettre la pression sur Nicolas Maduro, arguant à l’instar d’un rapport de l’ONU que le président vénézuélien avait commis des actes relevant de « crimes contre l’humanité ».

Le retour de la doctrine Monroe pour contrer la Chine

L’Empire du Milieu est un très gros consommateur de ressources naturelles qui, aujourd’hui, étend sa zone d’influence dans le monde afin de se garantir des approvisionnements stables. L’Amérique du Sud ne fait pas exception. En effet, la Chine est devenue en quelques années un partenaire privilégié des États sud-américains – une zone extrêmement riche en métaux rares et en pétrole. Comme l’écrit Nathan Dérédec dans un article pour LVSL : « le continent sud-américain est riche en métaux rares et pourrait bien en contenir près de 40 % des réserves mondiales. En dépit de cette abondance, les ressources d’Amérique latine restent sous-exploitées. Pourtant, les exemples attestant de la richesse du continent sont légion. La Colombie foisonne de coltan, le sol brésilien abonde de niobium, tandis que l’Argentine, le Chili et la Bolivie regorgent de lithium ». [8]

Les leviers d’influence de la Chine en Amérique du sud n’ont rien d’original, mais sont terriblement efficaces. Le premier consiste dans la dette. Au travers de la banque de développement de Chine et de la banque d’import/export de Chine, c’est 133 milliards de dollars qui ont été prêtés aux cinq pays les plus dépendants de l’État chinois, dont la moitié uniquement au le Venezuela. Ces cinq pays – le Brésil, le Venezuela, l’Argentine, l’Équateur et la Bolivie – possèdent un sol extrêmement riche en métaux rares et autres ressources minières. Il appert que 88% de ces prêts concernent des projets d’infrastructures et d’énergie…

Le second instrument, lié au premier, consiste justement dans le financement d’infrastructures, permettant l’amélioration des échanges avec la Chine, via le Pacifique notamment, mais aussi d’offrir des débouchés aux entreprises chinoises.

Lors du sommet Chine-CELAC (Communauté des États Latino-Américains et de la Caraïbe) de septembre 2018 au Chili, plusieurs États sud-américains avaient manifesté l’envie de rejoindre ce grand programme d’investissement – ce qui n’avait pas manqué de provoquer l’ire de Washington [10]. En écho à cette déclaration, Mike Pompeo a surenchéri durant sa visite à Paramaribo et affirmé que les Américains (sic) ne promeuvent pas un “capitalisme prédateur”, contrairement à la Chine.

À ce titre, les États-Unis, conscients de leur retard et de leur dépendance à la Chine dans le domaine minéral, construisent une stratégie pour contester cette hégémonie en ce qui concerne les métaux rares. Cette contestation se fait sur tous les théâtres du monde où la ressource est présente, mais aussi, et tout naturellement, en Amérique du Sud. Pour ce faire, le gouvernement Trump réactive les ressorts de la doctrine Monroe, du nom du président James Monroe (1758-1831). Cette dernière vise à faire de l’Amérique du sud la chasse gardée de Washington et l’espace naturel de son hégémonie, qui ne saurait souffrir d’aucune concurrence venue d’Europe ou d’Asie.

Le principal instrument de ce retour à la doctrine Monroe est l’Organisation des États Américains (OEA)[11]. Depuis l’arrivée, en 2015, de Luiz Almagro à la tête de l’organisation, on assista à une nette orientation à la reconstruction de l’hégémonie étasunienne sur l’Amérique du sud. Le coup d’État en Bolivie en a été une manifestation éclatante. La mission d’observation du scrutin présidentiel bolivien de L’OEA attisé les tensions en évoquant « un changement de tendance inexplicable » dans le comptage des voix. Ce rapport, contesté par plusieurs études statistiques très sérieuses, notamment celles du Center for Economic and policy Research (CEPR), a légitimé le coup d’État qui a porté Jeannine Añez au pouvoir. Celle-ci a annoncé, tout naturellement, son soutien à Almagro en vue de sa réélection à la tête de l’OEA…

[Lire sur LVSL notre dossier consacré au coup d’État en Bolivie]

La visite de Mike Pompeo en Amérique sud, et plus précisément sur le plateau des Guyanes, marque une étape importante dans le retour de la doctrine Monroe. Les États-Unis ont ici un triple objectif : assurer un approvisionnement en pétrole et métaux rares, isoler le Venezuela de Maduro et contester l’influence de la Chine sur la région. Pour chacun de ces objectifs le risque de conflit militarisé existe, notamment avec le Venezuela. In fine, c’est peut-être le silence diplomatique de la France, dont le territoire guyanais lui confère un positionnement stratégique dans la région, qui est le plus criant.

Notes :

[1] https://www.monde-diplomatique.fr/2011/12/RAOUL/47082

[2] https://www.challenges.fr/entreprise/energie/alerte-rouge-pour-le-petrole-de-schiste-americain_716076

[3] https://www.waterkant.net/suriname/2020/09/22/olievondsten-in-suriname-goed-voor-14-miljard-vaten/

[4] https://www.waterkant.net/suriname/2020/09/18/pompeo-amerikaanse-bedrijven-willen-graag-investeren-in-suriname/

[5] liberation.fr/direct/element/au-guyana-lopposition-declaree-gagnante-des-legislatives-cinq-mois-apres-le-scrutin_117128/

[6] https://www.francetvinfo.fr/monde/ameriques/venezuelaguyana-aux-origines-d-un-conflit-frontalier-ravive-par-exxon_3067161.html

[7] https://www.stabroeknews.com/2020/09/19/news/guyana/ali-says-joint-patrols-under-new-us-pact-wont-impact-border-case/

[8] https://lvsl.fr/comment-son-quasi-monopole-sur-les-metaux-rares-permet-a-la-chine-de-redessiner-la-geopolitique-internationale/

[9] https://www.areion24.news/2020/01/15/quand-la-chine-sinstalle-en-amerique-latine/

[10] https://www.senat.fr/rap/r17-520/r17-5203.html

[11] https://www.monde-diplomatique.fr/2020/05/LONG/61774

Les nouveaux visages de Pinochet

https://es.m.wikipedia.org/wiki/Archivo:Museo_Maritimo_-monum_almte_JTMerino_-esc_Arturo_Hevia_f1.jpg
Statue de l’amiral José Toribio Merino, Musée National de la Marine Valparaíso. © Rodrigo Fernandez

La réforme constitutionnelle engagée suite au mouvement social d’octobre 2019 semblait ouvrir de nouvelles perspectives à la démocratie politique et sociale chilienne. La crise sanitaire est venue en interrompre la dynamique et a eu un double effet révélateur. Du côté du pouvoir, elle a mis au jour l’aspiration du gouvernement Piñera à renouer avec certains aspects de l’époque pinochetiste. La nomination au poste de ministre de l’intérieur de Victor Perez a en particulier été critiquée par l’opposition ; maire de Los Ángeles sous la dictature de Pinochet, Victor Perez est accusé d’avoir joué un rôle plus que trouble à l’égard de la tristement célèbre Colonia Dignidad, la secte fondée par le nazi Paul Schäfer en 1961. Du côté de l’opinion publique, la crise sanitaire a fait naître un sentiment d’urgence à faire émerger une transition démocratique qui n’a été jusqu’à présent qu’un trompe-l’œil.


Le 20 août dernier, les carabineros [institution militaro-policière dépendant du Ministère de l’intérieur depuis 2011 ndlr] ont finalement renoncé à renommer l’Académie de formation de la police chilienne du nom de l’un des leurs, le général Oelckers, ancien dirigeant des carabineros et membre de la junte militaire sous la dictature d’Augusto Pinochet. Si la controverse autour de ce changement de nom, perçu comme une provocation, a conduit à son abandon, plusieurs personnalités en uniforme directement impliquées dans les atteintes aux droits de l’homme sous la dictature continuent à être célébrées de diverses manières au Chili.

La statue de l’amiral José Toribio Merino, l’un des artisans du coup d’État de 1973, puis membre influent de la junte militaire, continue ainsi de trôner dans le musée maritime de Valparaíso. Une section de la bibliothèque de l’Armée ou encore l’ancienne villa du quartier El Bosque de Santiago portent de même toujours le nom du dictateur Pinochet et de nombreuses autres rues et places continuent à honorer des hauts gradés de cette période sombre de l’histoire du Chili.

Ces marques d’attachement à la fois institutionnel et populaire étonnent dans un pays où la période de la dictature au Chili entre 1973 et 1990 a été vécue comme un long cauchemar. De nombreux observateurs restent surpris que la population chilienne n’ait pas agi pour se débarrasser de ces marques du passé au fil des années ayant suivi la fin de la dictature, d’abord après le départ de Pinochet en 1990 puis après son arrestation en 1998 et enfin après les procès du régime des années 2000 ou encore à la mort de Pinochet.

Dans ce contexte, la décision de la Cour d’appel de Santiago de libérer depuis le début de la crise sanitaire dix-neuf haut-dignitaires et anciens membres de la DINA – police secrète chilienne sous l’ère Pinochet – condamnés pour crimes contre l’humanité sous l’ère Pinochet, fait craindre un retour de balancier

2019 a pourtant semblé marquer une rupture. Lors des manifestations monstres et violemment réprimées qui ont démarré en octobre et se sont continuées début 2020, les manifestants, réunis autour de la contestation d’un modèle socio-économique où l’accès à la santé et à l’éducation relèvent encore presque uniquement du secteur privé, ont arraché et dégradé des plaques commémoratives célébrant l’ère Pinochet. Telles que celle célébrant Manuel Contrera, l’ancien directeur de la DINA, la police secrète du régime, condamné à plus de 500 ans de prison pour crimes contre l’humanité pendant la dictature.

Mobilisés initialement contre l’augmentation de 30 pesos du prix du ticket de métro, les manifestants ont ainsi fait évoluer leur slogan. « Pas contre 30 pesos mais contre 30 ans » ont-ils crié pour dénoncer une transition démocratique non aboutie depuis la chute de la dictature en 1990, devant des militaires autorisés, en vertu de l’état d’urgence invoqué pour la première fois depuis la fin de la dictature en 1990, à maintenir l’ordre dans la rue.

La traduction institutionnelle résultant du mouvement de contestation sociale est la nouvelle constitution, discutée fin 2019, qui doit remplacer celle de Pinochet régissant le pays depuis 1980. Ce nouveau texte qui entend répondre aux nouvelles aspirations économiques et sociales du peuple chilien devait être soumis à référendum en avril 2020 avant que le Covid-19 et le tour de vis conservateur du gouvernement depuis le printemps 2020 viennent en retarder la tenue, est aujourd’hui repoussé en octobre 2020.

Alors que la réforme constitutionnelle engagée suite au mouvement social semblait ouvrir de nouvelles perspectives à la démocratie politique et sociale chilienne, la crise sanitaire qui est venue en interrompre la dynamique au printemps 2020 a eu un double effet révélateur.

Du côté du pouvoir, elle a mis au jour l’aspiration du gouvernement Piñera à freiner la réforme constitutionnelle ; les clins d’œil du président à la fraction la plus « pinochetiste » de son électorat ne sont pas passés inaperçus. La tentative avortée de rebaptiser l’école de formation des carabiniers n’a pas été un fait isolé. La libération en mars 2020 de 17 dignitaires du régime reconnus coupables de crimes contre l’humanité ou encore la nomination début août 2020 comme ministre de l’intérieur d’un homme politique associé à l’ère Pinochet, Victor Perez, en sont pour certains des illustrations incontestables.

C’est ce qu’avancent plusieurs défenseurs des droits de l’homme ainsi que les forces de gauche chiliennes qui ne pardonnent pas à cet ancien maire de la ville de Los Ángeles ses compromissions et son soutien au régime Pinochet et ses proches. À l’âge de 27 ans, Victor Perez a en effet été nommé maire de Los Ángeles par le gouvernement militaire d’Augusto Pinochet, un poste qu’il a occupé entre 1981 et 1987. En tant que fonctionnaire de la dictature militaire, il lui est reproché, notamment dans le Rapport de la Commission nationale Vérité et Réconciliation (Rapport Rettig) publié en 1991 d’avoir cautionné les violations des droits de l’homme commises dans sa ville.

Selon les associations de familles de victimes et de disparus de la dictature dans la Région de Maule, Perez aurait également eu des liens avec la Colonia Dignitad, la communauté sectaire fondée au sud de Santiago du Chili par l’ancien militaire nazi Paul Schäfer. Fondée en 1961, la colonie était présentée comme une société caritative offrant gratuitement des soins et un cadre de vie pour des enfants pauvres, orphelins, notamment issus de provinces ayant été touchées par les tremblements de terre de l’année 1960 dans le Sud du pays. Ses membres vivaient en autarcie complète, forcés au travail et à la reproduction d’enfants que les mères étaient forcées d’abandonner à la naissance. Il est également reproché au ministre de l’intérieur d’avoir été très proche du cercle d’amis et de protection de la Colonie, tristement connue pour avoir mis ses locaux à la disposition de la DINA qui en a fait un centre de détention, de torture et d’élimination d’opposants politiques sous la dictature militaire dans le cadre de l’opération « Condor ».

Lorsqu’en 1995 a eu lieu une enquête quatre ans après l’annulation de la personnalité juridique de la secte, Victor Perez a fait partie du petit nombre de trois dissidents s’étant opposés à une investigation ayant prouvé une violation des droits de l’homme non pas du temps de la dictature, mais encore en vigueur dans la Colonie. Il fut par exemple reproché à la secte de ne pas répertorier les naissances et les décès en son sein, ainsi qu’un non-respect de la loi chilienne quant à l’enseignement obligatoire.

L’opinion publique, réagissant à l’instrumentalisation de la crise sanitaire comme un retour débridé au pinochetisme, a brutalement pris conscience que la transition démocratique depuis trente ans pourrait n’avoir été qu’un trompe-l’œil.

L’espoir des manifestants de parvenir à un dialogue avec les forces au pouvoir a été contrarié par l’effet miroir des propos du président Piñera le 21 octobre 2019, soit trois jours à peine après le début des rassemblements. Nombreux sont ceux qui au Chili, en entendant leur président indiquer « Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant, implacable, qui ne respecte rien ni personne et qui est prêt à faire usage de la violence et de la délinquance sans aucune limite » n’ont en effet pu s’empêcher de rapprocher ces propos de ceux d’un Pinochet parlant d’un « état de guerre entre le marxisme et la démocratie » en 1986, à la suite de la tentative d’attentat échoué de Melocotón où des militants du Front patriotique Manuel Rodriguez avaient tenté de porter atteinte au dictateur dans un contexte de grèves ébauchant un soulèvement général contre le régime.

La pandémie du Covid-19 a en outre été au Chili un révélateur puissant de la crise sociale qui traverse le pays en plaçant sous une lumière crue les insuffisances et les inégalités du système de santé, le surendettement lié au crédit à la consommation des ménages, ainsi que la précarité du logement dans un pays que le président conservateur Sebastian Piñera n’hésitait pourtant pas, quelques jours seulement avant que n’explose la révolte sociale, à qualifier d’« oasis  ».

Dans ce contexte, la décision de la Cour d’appel de Santiago de libérer depuis le début de la crise sanitaire dix-neuf haut-dignitaires et anciens membres de la DINA, condamnés pour crimes contre l’humanité sous l’ère Pinochet, fait craindre un retour de balancier alors que, dans le même temps, les tribunaux ont refusé de relâcher les manifestants arrêtés lors des manifestations de l’automne et de l’hiver 2019. Des manifestants et leurs soutiens qui ne peuvent que dénoncer la différence de traitement matérialisée par la décision de libérer le 31 juillet 2020 les anciens tortionnaires Raúl Rojas Nieto et Víctor Mattig Guzman dont l’emprisonnement n’était pourtant intervenu respectivement qu’en 2017 et 2018.

Au moment où la pandémie du Covid-19 a fait cesser les affrontements violents (avec un confinement commencé le 9 mars), l’Institut national des droits humains (INDH) chilien faisait état au 19 mars dernier de 32 morts, 617 cas de torture de détenus et 257 agressions sexuelles (dont 112 sur mineures) commis par les forces de l’ordre, ainsi qu’un record mondial de blessures oculaires occasionnées, avec 460 cas recensés.

De même, alors que le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme des Nations unies et la Commission interaméricaine des droits de l’homme ont dénoncé les arrestations de masse et le maintien en détention de manifestants sans jugement depuis maintenant plus de 9 ou 10 mois (selon les sources gouvernementales 3274 personnes ont fait, en lien avec les évènements, l’objet de poursuites et un peu moins de 300 personnes étaient fin août toujours en détention préventive en l’attente d’un procès), la situation des nombreux jeunes et étudiants entassés dans les prisons, avant tout procès, dans des conditions d’hygiène et de proximité déplorables inquiète dans le contexte de la pandémie de Covid-19.

Alejandro, lycéen de 19 ans, est l’un d’entre eux. Accusé d’avoir incendié le bâtiment de l’université Pedro de Valdivia le 8 novembre alors que la révolte prenait de l’ampleur dans les rues de Santiago, le lycéen dément toute implication. Sa sœur, Nicole, insiste sur « l’illégalité des preuves retenues pour l’inculper, fondées sur les seules déclarations d’un policier en civil ». Alors que sa famille a rassemblé des preuves montrant qu’il ne se trouvait pas à l’endroit où l’incendie a été déclaré, et réalisé une expertise démentant la présence d’hydrocarbure sur ses mains, il n’a jusqu’à aujourd’hui pu bénéficier d’un jugement, la procédure ayant été gelée au moment de la pandémie (sans droit de visite pour la famille). Son procès aura lieu le 1er septembre 2020 soit près de 10 mois après les faits reprochés et son emprisonnement.

Dans un communiqué de presse du 24 août, plusieurs collectifs internationaux de soutien aux prisonniers politiques chiliens ont ainsi dénoncé les quelques 300 détenus (286 selon le gouvernement) encore en détention préventive et le fait que « de nombreux jeunes, parmi les 2 500 personnes accusées d’avoir violé les lois de sécurité lors des manifestations de la fin 2019, attendent avec anxiété leurs procès respectifs. Les accusations fondées sur des machinations policières et sur des fausses preuves, rappellent que la justice chilienne est soumise, pour l’essentiel, aux objectifs politiques de l’exécutif ».

L’opinion publique, réagissant à l’instrumentalisation de la crise sanitaire comme un retour débridé au pinochetisme, a brutalement pris conscience que la transition démocratique depuis trente ans pourrait n’avoir été qu’un trompe-l’œil.

Le référendum sur la nouvelle constitution, initialement prévu en avril et maintenant décalé à octobre 2020 sera donc un moment de vérité pour le Chili.

Les Traités bilatéraux d’investissements, entraves à la souveraineté des États : l’exemple équatorien

Campagne de communication dénonçant les conséquences des activités de l’entreprise Chevron Texaco en Equateur ©Cancilleria Ecuador

Le 22 juillet 2016, à la suite d’une plainte internationale déposée par l’entreprise pétrolière Chevron-Texaco devant la Cour Permanente d’Arbitrage, l’État équatorien est condamné à payer une amende d’un montant de 112,8 millions de dollars. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres cas d’arbitrages internationaux perdus par l’État équatorien au nom de Traités Bilatéraux d’Investissement (TBI). L’on dénombre au total 26 procès intentés au nom de TBI à l’encontre de l’Équateur, qui a été contraint de débourser environ 1,3 milliards de dollars au total. Si le sujet du système d’arbitrages internationaux relatifs aux investissements n’est que peu traité d’un point de vue médiatique, il est pourtant d’une importance capitale dans la mesure où il repose sur un ensemble de normes qui limitent considérablement la capacité d’un État à modifier sa gestion des secteurs économiques stratégiques.


Tout d’abord, il est indispensable de définir précisément ce qu’est un TBI. Cet acronyme désigne un traité signé entre deux pays en vue de protéger les investissements d’entreprises ayant un siège dans l’un des deux États signataires au sein de l’autre État. En d’autres termes, l’idée sous-jacente à ces traités est de limiter les marges de manœuvre et la capacité régulatrice de l’État concerné afin de réduire au maximum les contraintes législatives pesant sur l’investissement étranger et de favoriser ainsi l’initiative privée. Pour ce faire, chaque TBI contient un ensemble de normes que les États signataires s’engagent à respecter.

Un arsenal juridique limitant les marges de manœuvre de la puissance publique

L’investisseur étranger protégé par chaque TBI est défini avant tout selon l’origine de son capital. Autrement dit, chaque entreprise qui souhaite bénéficier de la protection d’un TBI doit démontrer que son capital est originaire d’un pays ayant signé un traité de ce type avec l’État dans lequel elle exerce ses activités.

Le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIADI) est le principal tribunal convoqué dans le cadre de demandes relatives aux clauses des TBI. Il n’est pas inutile de préciser que cette entité dépend directement de la Banque Mondiale

D’autre part, les investissements protégés par les TBI concernent tous les biens tangibles et intangibles, ce qui inclut les biens matériels, les concessions territoriales, mais également tous les investissements financiers, les contrats spéculatifs, ou encore les droits de propriété intellectuelle, entre autres.

Les TBI peuvent ainsi ouvrir la voie à des interprétations assez larges du type d’investissement protégé, ce qui conduit inévitablement à une limitation importante des champs d’action de la puissance publique dans les secteurs économiques dans lesquels s’installent des entreprises protégées par les TBI.

Ce type de traité garantit notamment un traitement égal entre l’investissement étranger et national. Par ailleurs, la clause de Traitement juste et équitable établit que les législations spécifiques à chaque État signataire en termes d’investissements ne doivent pas nuire à ce qui est garanti par les standards minimums de traitement international des investissements.

L’une des clauses les plus contraignantes pour l’État est la clause de la nation la plus favorisée. Cette clause indique explicitement que le niveau du traité le plus favorable doit être reproduit pour tous les autres pays avec lesquels l’État a signé le même type de traité. Autrement dit, si l’État équatorien accorde des bénéfices plus importants à certains pays par le biais de TBI qu’à d’autres avec lesquels il a signé des traités de la même nature, il doit étendre les avantages juridiques contenus dans ces TBI aux autres traités du même type, de sorte que toutes les nations bénéficient des avantages juridiques les plus favorables à l’investissement privé.

Et ce n’est pas tout. L’effet de cette clause est accentuée par le fait qu’il suffit pour un investisseur de détenir ne serait-ce qu’une seule action dans une entreprise provenant d’un État ayant signé un TBI avec le pays dans lequel il se trouve pour pouvoir demander à être dédommagé au nom de ce TBI, sans que son capital ne soit pour autant originaire de l’État ayant conclu ce traité.

Lorsqu’une entreprise se considère comme flouée, elle peut donc porter plainte contre l’État à l’échelle internationale, au nom de l’une de ses clauses ; le TBI établit explicitement que l’investisseur peut choisir l’entité devant laquelle il souhaite faire valoir ses droits, ainsi que reproduire sa demande devant différentes entités. Il peut notamment s’agir de la Cour Permanente d’Arbitrage de La Haye, du Tribunal d’Arbitrage International de Londres ou du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIADI), qui est le principal tribunal convoqué dans le cadre de demandes relatives aux clauses des TBI. Il n’est pas inutile de préciser que cette entité dépend directement de la Banque Mondiale, celle-ci ayant le pouvoir de nommer les arbitres qui vont être amenés à trancher les différends entre entreprises multinationales et États devant ce tribunal.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Reuni%C3%B3n_Ministerial_de_Estados_Latinoamericanos_afectados_por_Intereses_Transnacionales_(8672844240).jpg
Les conséquences des TBI sur la souveraineté de l’Equateur sont mises en lumière à l’occasion d’une Réunion Ministérielle des Etats latino-américains affectés par des intérêts transnationaux, qui se tient en 2013 à Guayaquil ©Cancilleria Ecuador

Par ailleurs, certains investisseurs peuvent également demander à être dédommagés une fois passée l’échéance d’un TBI. En effet, un État peut mettre un terme à un TBI en le dénonçant. Cependant, chacun de ces traités inclut un délai durant lequel ses clauses continuent de s’appliquer après la rupture de l’accord. Cette durée peut varier de 10 à 20 ans en ce qui concerne les TBI signés par l’Équateur.

[Pour une mise en contexte des clivages politiques équatoriens depuis l’élection de Lenín Moreno, lire sur LVSL l’article de Vincent Arpoulet : « Le pouvoir judiciaire, meilleur allié du néolibéralisme : le cas équatorien »]

L’analyse du contenu des TBI permet ainsi de constater qu’ils ouvrent la voie à des interprétations assez larges des différentes clauses qui peuvent déboucher sur un arbitrage favorisant les intérêts des investisseurs étrangers face à la capacité d’un État à intervenir dans un certain nombre de secteurs économiques stratégiques.

Les arbitrages internationaux, armes de guerre des entreprises pétrolières contre l’État équatorien

L’analyse des procès opposant des entreprises pétrolières à l’État équatorien au nom des TBI nous permet de constater à quel point ces traités représentent un obstacle pour un État désireux d’opérer d’importants changements dans la gestion du secteur pétrolier, à la fois en termes d’étatisation et de mise en place d’une régulation susceptible de limiter les conséquences environnementales de l’exploitation pétrolière.

Il faut préciser qu’en Équateur, la majorité des TBI sont ratifiés au cours des années 1990, à une époque où les gouvernements qui se succèdent appliquent à la lettre les politiques néolibérales promues par le Consensus de Washington. Dans ce contexte, la dynamique régionale se caractérise par la volonté d’attirer et de protéger l’investissement privé, ce qui se traduit par la ratification de nombreux TBI dans plusieurs États latino-américains.

L’élection de Rafael Correa à la présidence de la République d’Équateur en 2007 vient mettre un terme à la succession de mesures néolibérales mises en place par les différents gouvernements équatoriens depuis les années 1990. En effet, dans la foulée d’importantes manifestations dénonçant les privatisations en série de nombreux secteurs de l’économie équatorienne, celui-ci est élu sur un agenda de rupture avec le néolibéralisme. Il se montre alors très critique envers les TBI et commence à dénoncer certains de ces traités.

[Lire sur LVSL notre entretien avec Rafael Correa : « La presse est l’arme létale des élites néolibérales]

Cela aboutit à la convocation, en 2013, d’une Commission pour l’Audition Citoyenne Intégrale des Traités de Protection Réciproque des Investissements et du Système d’Arbitrages en Matière d’Investissements (CAITISA). Cette Commission composée de délégués de 4 institutions gouvernementales, ainsi que de 8 experts nationaux et internationaux issus de la société civile et des milieux universitaires et juridiques, est chargée d’analyser les répercussions de ces traités sur l’économie et la souveraineté de l’État équatorien. Les constats du rapport remis au Président équatorien en 2017 sont sans appel.

https://www.flickr.com/photos/dgcomsoc/33732352963
Des citoyens équatoriens expriment leur opposition aux TBI à l’occasion de la remise du rapport de la CAITISA. ©Cancilleria Ecuador

En effet, ce rapport nous apprend qu’en 2017, l’on dénombre pas moins de 26 plaintes
déposées à l’encontre de l’Etat équatorien au nom des TBI. 50% de ces plaintes proviennent d’entreprises pétrolières et la majorité le sont au nom du TBI signé entre l’Équateur et les États-Unis le 27 août 1993.

Le cas opposant l’État équatorien à l’entreprise étasunienne Occidental Exploration and
Production Company (OXY) est significatif. Cette entreprise pétrolière est présente en Equateur depuis 1985, lorsqu’elle signe un Contrat de Services pour l’Exploration et l’Exploitation de pétrole dans le bloc 15 de l’Amazonie équatorienne. En 1999, l’entreprise étatique Petroecuador et OXY signent conjointement un contrat octroyant à cette dernière la dévolution d’une partie de l’Impôt sur la Valeur Ajoutée (IVA) payée par l’entreprise depuis le début de ses activités en Équateur. Cependant, celle-ci s’estime flouée dans la mesure où le contrat initial lui promettait de bénéficier à terme de la dévolution de la totalité de l’IVA.

En 2002, elle porte alors plainte contre l’État équatorien devant le Tribunal d’Arbitrage International de Londres au nom du TBI signé avec les États-Unis en 1993. Elle accuse notamment le gouvernement équatorien de porter atteinte au principe du traitement égal et équitable contenu dans le TBI. Bien que l’État équatorien ait avancé le fait que ce contrat avait été conclu dans le contexte d’une réforme tributaire qui impactait toutes les entreprises de la même manière, le tribunal juge que l’entreprise a droit à la dévolution totale de l’IVA et condamne l’Équateur à payer un dédommagement s’élevant à 100 millions de dollars.

Ce qui est notable dans ce procès, c’est le fait qu’au-delà de la sanction, des intérêts diplomatiques sont en jeu. En effet, la CAITISA affirme que les États-Unis auraient exercé des pressions en sous-main visant à contraindre l’Équateur à accepter l’arbitrage en contrepartie de préférences commerciales, comme le démontre un communiqué adressé au Procureur Général de l’Etat par le Chancelier Heinz Moeller, le 22 novembre 2002. Ce dernier y reconnaît publiquement avoir négocié avec les États-Unis l’acceptation de l’arbitrage rendu afin que l’Équateur puisse être déclaré, en contrepartie, bénéficiaire des préférences commerciales octroyées par l’État nord-américain.

71% des arbitres intervenant dans les cas impliquant l’Equateur sont membres de directoires d’entreprises et reconnaissent d’ailleurs ouvertement « qu’ils ne se considèrent pas comme des gardiens de l’intérêt public »

Les TBI sont parfois utilisés comme des instruments de dénonciation du modèle politique de certains pays à l’échelle internationale, comme le démontre le procès international opposant l’entreprise Chevron-Texaco à l’Équateur. Ce différend trouve son origine dans une plainte civile déposée par l’Union des Affectés par Texaco (UDAPT), un collectif de citoyens qui se sont constitués partie civile en vue de dénoncer les dommages environnementaux considérables causés par cette entreprise pétrolière en Amazonie. Pablo Fajardo, avocat des victimes de Texaco, explique notamment que : « l’entreprise a directement jeté dans les rivières de l’Amazonie équatorienne plus de 60.000 millions de litre d’eau toxique » [1]. En 2011, la Cour Provinciale de Sucumbios condamne Chevron à payer une amende d’environ 9,5 milliards de dollars pour l’ensemble des préjudices occasionnés.

[Pour une mise en contexte de l’affaire Chevron-Texaco, lire sur LVSL l’article de Vincent Ortiz : « Chevron contre l’Équateur : comment la multinationale a fini par vaincre les indigènes »]

Cependant, Chevron-Texaco décide de transformer ce différend en procès contre l’Etat équatorien, estimant que ce dernier a convenu au préalable avec l’UDAPT de poursuivre Chevron en justice. Dénonçant ainsi une instrumentalisation politique de la sphère judiciaire, ils déposent une plainte à l’encontre de l’État équatorien devant la Cour Permanente d’Arbitrage, au nom du TBI signé avec les États-Unis. Cela démontre que ce type de traités constitue également un moyen d’exercer des pressions politiques sur un État. Dans ce cadre, l’entreprise désigne d’ailleurs Charles Brower comme arbitre censé défendre ses intérêts, celui-là même qui a été révoqué d’un autre procès opposant l’État équatorien à l’entreprise Perenco en 2009 pour avoir publiquement critiqué les politiques mises en place par le gouvernement de Rafael Correa, dans une interview accordée à la revue The Metropolitan Corporate Counsel [2].

Guillaume Long, ex Ministre des Affaires étrangères équatorien, met l’accent sur les sanctions imposées aux pays du Sud dans le cadre de procès internationaux engagés au nom de certains TBI. ©Guillaume Long

Ces deux cas permettent ainsi de constater à quel point les procès internationaux déclenchés au nom de TBI ont permis de brider les marges de manœuvre du pouvoir équatorien, par le biais d’importantes pressions politiques et diplomatiques, mais également en raison de leurs conséquences notables sur l’économie équatorienne. Suite à la perte d’un second arbitrage international intenté par l’entreprise OXY en 2016, l’État équatorien est notamment contraint de payer un dédommagement s’élevant à environ 1 milliard de dollars, ce qui représente 1% du PIB national et 3,3% du budget de l’Etat.

« Arbitres d’élite » et conflits d’intérêts

L’étude du profil des arbitres permet de comprendre l’origine de ce manque flagrant d’impartialité et la raison pour laquelle la majorité des arbitrages favorisent les multinationales face aux intérêts des États.

Selon les commissionnaires de la CAITISA [3], 58% des arbitres chargé de traiter les cas
impliquant l’Etat équatorien sont des « Arbitres d’élite », pour reprendre la catégorisation établie par l’avocate Daphna Kapeliuk [4]. Selon elle, un arbitre fait partie de cette catégorie à partir du moment où il appartient à un Cabinet d’avocats internationaux ou à une Chambre internationale spécialisée dans les arbitrages relatifs aux investissements, et où il a été nommé à de nombreuses reprises pour des procès devant le CIADI.

Il se trouve que la plupart des arbitres ont construit leur carrière autour de l’arbitrage
international et maintiennent des liens étroits avec ce type de cabinets internationaux. Plus
généralement, la majorité d’entre eux proviennent du secteur privé. D’après la CAITISA, 71% des arbitres intervenant dans les cas impliquant l’Equateur sont membres de directoires d’entreprises et reconnaissent d’ailleurs ouvertement « qu’ils ne se considèrent pas comme des gardiens de l’intérêt public » [5].

Cela débouche sur de nombreux conflits d’intérêt entre des juges chargés d’arbitrer des
conflits au nom des TBI et les entreprises impliquées. Le cas le plus significatif est celui d’Horacio Grigera Naon. Ce dernier, chargé d’arbitrer 4 procès opposant l’Équateur à des
entreprises privées est par ailleurs membre du Cabinet d’avocats King & Spalding. Or, il se
trouve que dans trois de ces cas, à savoir les cas opposant l’Équateur aux entreprises City
Oriente, Murphy et Chevron, l’investisseur est justement défendu par le cabinet King &
Spalding, ce qui induit un partialité évidente chez l’arbitre.

C’est pour toutes ces raisons que le gouvernement de Rafael Correa décide de dénoncer
la plupart des TBI à partir de 2008. En ce sens, l’article 422 de la Constitution adoptée cette année-là affirme qu’il « ne sera pas possible de célébrer des traités ou instruments
internationaux par lesquels l’Etat équatorien cède sa juridiction souveraine à des instances
d’arbitrage international, dans des controverses contractuelles ou de nature commerciale, entre l’Etat et des personnes naturelles ou juridiques privées ». Suite au rendu du rapport élaboré par la CAITISA, l’État équatorien décide de dénoncer les TBI restants.

Article 422 de la Constitution équatorienne

Cependant, l’actuel gouvernement de Lenín Moreno souhaite aujourd’hui revenir sur
cette décision et pousser la Cour Constitutionnelle à réinterpréter cet article afin de permettre à l’Etat équatorien de pouvoir signer de nouveaux TBI – négligeant le fait que ce type de traités constituent une réelle entrave à l’exercice de la souveraineté de l’Etat équatorien.

Notes :

[1] Voir le film-documentaire Minga, voces de resistencia, réalisé par Pauline Dutron et Damien Charles en 2019.

[2] Brower Charles N., « A World-Class Arbitrator Speaks ! », The Metropolitan Corporate Counsel, 2009.

[3] CAITISA, Auditoría Integral Ciudadana de Tratados de Protección Recíproca de Inversiones, 2015.

[4] Kapeliuk, Daphna (2010) The Repeat Appointment Factor – Exploring Decision Patterns of Elite Investment Arbitrators, Cornell Law Review 96:47, p. 77,
http://www.lawschool.cornell.edu/research/cornell-law-review/upload/Kapeliuk-final.pdf

[5] Park, W. & Alvarez, G.2003, ‘The New Face of Investment Arbitration: NAFTA Chapter 11’, The Yale Journal of International Law, vol. 28, p. 394.

L’anarchisme à l’heure de la révolte au Chili – Entretien avec un membre du Frente Anarquista Organizado

Des militaires sont postés devant un supermarché brûlé. Novembre 2019 – © Pablo Patarin

Cela faisait près de six mois que des centaines de milliers de chiliens se réunissaient dans la rue face aux dérives de leur propre gouvernement. En cause, le coût de la vie et la répression militaro-policière initiée par le président-milliardaire Sebastian Piñera le 18 Octobre 2019. Si le coronavirus a mis un terme aux mouvements contestataires de grande ampleur, rien ne dit que ceux-ci ne reprendront pas de plus belle après la crise, celle-ci ne faisant que mettre en évidence les inégalités dues aux déficiences de l’État.


Au Chili, dans un pays considéré comme « démocratique » et « développé », au moins à l’échelle de l’Amérique Latine, une partie importante de la population s’organisait, se regroupait. De façon partisane ou non, dans la rue au travers de manifestations ou de réunions de quartier, les citoyens chiliens se retrouvaient pour lutter ou simplement discuter ensemble. Cette révolte est partie d’une légère hausse des tarifs du métro à Santiago. Anecdotique, sans doute, à l’image des gilets jaunes et du prix du carburant, tant les revendications sont nombreuses : le coût en hausse constante des ressources et services vitaux, comme l’eau, l’éducation et l’énergie ; la corruption oligarchique (les familles historiques du pays qui gouvernent sont souvent liées financièrement aux médias et grandes compagnies1-2, à l’image du président), ou encore la constitution du pays.

Découlant de cette constitution, qui n’a pas évolué depuis la dictature de Pinochet (1973-1990), le gouvernement a même sorti l’armée dans les rues du pays pour la première fois depuis la dictature, engendrant révoltes et massacres. 34 morts, 45 cas de torture avérés et des centaines de plaintes en ce sens, environ 200 cas de violences sexuelles et 8800 arrestations : tel était le bilan approximatif d’après l’Institut national des droits humains avant l’arrêt des affrontements. Rappelons par ailleurs que les inégalités au Chili sont parmi les plus élevées du monde. Ainsi, 1 % des chiliens détiennent 26,5 % du PIB national, ce que dénoncent aussi bon nombre de citoyens à l’heure de la mobilisation 3-4-5.

Dans ce climat de tensions politiques extrêmes comme le pays n’en a plus vu depuis la dictature d’il y a trente ans, nous avons décidé d’aller à la rencontre de groupes organisés comme on en voit en manifestation, qu’ils soient des groupements politiques ou communément appelés « casseurs ». Car les « casseurs », ici comme en France, agissent souvent au sein d’une organisation plus ou moins structurée, disposant de plus ou moins de valeurs et de règles. Après avoir contacté divers courants de gauche (les plus impliqués dans la lutte face au gouvernement), des socialistes aux communistes en passant par les anarchistes, seuls ces derniers ont finalement répondu, et proposé un rendez-vous pour discuter ensemble.

Ils semblaient particulièrement intéressés à l’idée de partager leur version de la vérité, dans un pays où la liberté médiatique fait partie des plus faibles de l’OCDE (48e au classement Reporter sans frontières de la liberté de la presse, derrière le Botswana6). Seul le gouvernement semble avoir droit à la parole, des dires d’une grande partie de la population. Il n’est donc pas surprenant de constater que la presse écrite soit détenue à 90% par deux grands groupes eux-mêmes propriétés de milliardaires aux intérêts économiques multiples7.

Le Mercurio, l’un de ces deux groupes, est aussi le journal conservateur qui participa à discréditer Allende (Président socialiste assassiné au commencement de la dictature en 1973) après avoir reçu 1,5 milliards de dollars des Etats-Unis89. Ce journal agit aux yeux des actuels révoltés comme un instrument de propagande du gouvernement qui détourne certains chiliens de leurs véritables intérêts : la lutte sociale et de classe.

 

Petite histoire de l’anarchisme au Chili

© Pablo Patarin

Pour l’histoire, le courant anarchiste apparaît au Chili à la fin du XIXe grâce à la diffusion de multiples ouvrages (Bakounine entre autres), puis du fait de la migration européenne dans le pays. Il devient rapidement l’une des principales tendances du mouvement ouvrier en comptant jusqu’à 50 000 travailleurs dans ses rangs. Valparaiso est la seconde ville du pays, où se trouve notamment le Parlement et l’un des ports les plus importants d’Amérique Latine avant la construction du Canal de Panama. La ville devient de ce fait l’une des portes d’entrée de cette migration et l’un des lieux où le mouvement anarchiste se structurera très vite10.

Si l’anarchisme est souvent synonyme de chaos dans le langage courant aujourd’hui, il signifie avant tout l’absence de hiérarchie. Cette idéologie prend tout son sens dans le mantra « Ni Dieu ni Maître ». Au sein de l’anarchisme apparaissent des sub-divisions : du communisme-libertaire à l’anarcho-indépendantisme en passant par l’anarchisme insurrectionnel.

L’une de ces divisions, l’anarcho-syndicalisme, se développe au Chili des années après son apparition en Europe. Les membres de ce mouvement se définissent comme « ennemis du capital, du gouvernement et de l’Église » et ont pour principales méthodes le boycott, la grève, et enfin l’action directe, en liaison avec le syndicalisme. L’objectif final : l’autogestion et l’abolition de toute forme de coercition étatique.  La grande grève des marins en 1890 ou la Semaine Rouge de 1905 sont autant de moments durant lesquels l’action anarchiste s’est développée au Chili et a lutté face à la répression et aux mesures inégalitaires de gouvernements de droite. Cette répression n’empêchera pas ces mouvements de croître jusque dans les années 70. Durant la dictature de Pinochet, pilotée par les États-Unis et dont les traces sont toujours éminemment visibles dans le pays, l’anarchisme n’existe plus, ou tout du moins pas sous une forme organisée.

À partir des années 2000, différentes tendances anarchistes réapparaissent et développent leurs outils de propagande. De nouveaux groupes organisés voient le jour, à l’image du Frente Anarquista Organizado, dont nous avons justement rencontré un membre. Celui-ci m’a parlé des raisons de la lutte anarchiste actuelle. Il a aussi et surtout mentionné la nécessité de celle-ci pour le peuple chilien, ainsi que sa vision de la situation politique actuelle. Nous l’avons rencontré à Valparaiso, cœur des mouvements alternatifs du Chili, où sont donc apparus les premiers anarcho-syndicalistes organisés. Aujourd’hui, la ville est le théâtre d’une grande partie des affrontements qui touchent le pays.

Pour rejoindre notre « informateur », il nous faut longer les rues qui nous sont maintenant familières de la ville, où les tags s’amoncellent aux côtés des grandes fresques peintes et des maisons de couleur qui font le charme de Valparaiso en tout endroit. Les affiches et graffitis représentent des caricatures du président, des slogans revendicateurs, anti-répression, féministes : Renuncia Piñera (Piñera démission), l’universel ACAB, si al aborto legal (oui à l’avortement légal)… Autant de traces des dégâts de l’ultra-libéralisme, dans un pays qui servit de cobaye aux théories libérales des Chicago Boys, ces étudiants chiliens ayant implanté sous la dictature des politiques économiques héritées de Milton Friedman et autres théoriciens néo-libéraux de l’Université de Chicago. Le centre-ville ressemble après six mois d’affrontements à une cité post-fin du monde, où les bâtiments brûlés contrastent avec les bâtiments colorés et joyeux des collines de la ville.

[L’interview a été réalisée avant la pandémie. Nous avons modifié le nom de l’adhérent du FAO ndlr]

LVSL : Comment définiriez-vous le Frente Anarquista Organizado et son mode de fonctionnement ?

Ignacio : Le FAO est une organisation politique de tendance anarcho-communiste qui s’est créée à Valparaiso en 2005. Nous sommes une organisation à caractère libertaire. Nous ne croyons pas en la hiérarchie mais avons une structure interne qui nous permet d’être présents sur différents fronts et diverses thématiques. Notre proposition politique est anti-autoritaire. Nous cherchons à la faire valoir d’une manière contemporaine, bien que dans le respect de la lignée anarchiste du pays et de la ville. Valparaiso a une grande tradition ouvrière, dont nous nous revendiquons.

Le 21e siècle apporte de nouveaux défis, les relations de production et les relations entre humains ont évolué, avec un aspect virtuel qui a changé beaucoup de choses dans les luttes que nous menons. Nous nous revendiquons de la lutte sociale populaire, avec une forte composante politique classiste (le classisme est ici à comprendre comme la conscience de classe et la mise en évidence de la classe populaire, et non la discrimination de classe).

 “Nous croyons que l’anarchisme ne doit pas se déconnecter des luttes sociales […] pour faire valoir le point de vue anarchiste et se confronter aux réalités du monde du travail et sa précarité.”

LVSL : Et comment prend forme votre action politique ?

Ignacio : Nous nous revendiquons également d’une démarche pratique, pragmatique, utilitaire. Nous avons des « Frentes de Trabajos » (comprendre Front de Travail) : un front étudiant, un front syndical et d’autres fronts de lutte. Nous croyons que l’anarchisme ne doit pas se déconnecter des luttes sociales, mais s’insérer à l’intérieur de celles-ci pour faire valoir le point de vue anarchiste et se confronter aux réalités du monde du travail et sa précarité. De ce fait, si l’un de nos membres est étudiant dans un lycée, nous voulons qu’il soit capable de porter sa voix et notre voix au sein des organisations étudiantes et assemblées générales.

Manifestation populaire à Santiago du Chili, sur la Plaza de la Dignidad, symbole du mouvement de contestation. Mars 2020. © Pablo Patarin

L’anarchisme a trop tendance à être underground et se couper ainsi des réalités sociales.  Nous souhaitons discuter avec tous, des communistes aux droitards en passant par les sociaux-démocrates pour mener des luttes à l’intérieur de l’espace social. Enfin, l’idée est de former des esprits les plus libres et critiques possibles, en proposant à tous nos membres des formations syndicales, et tout un tas de lectures allant en ce sens.

“La lutte de classe existe et il faut être dans les espaces politiques pour renforcer nos idéaux.”

LVSL : N’est-ce pas difficile de conserver des idéaux anarchistes en s’insérant constamment au sein d’organismes hiérarchisés et en essayant de bouger les choses de l’intérieur ? Participer à un monde construit sur la hiérarchie tout en souhaitant le changer ne conduit-il pas à se faire changer par le monde avant tout ?

Ignacio : Au sein du FAO, il y a un processus de formation idéologique qui a lieu, une éducation qui permet de se confronter à ce processus. Nous ne disons pas détenir la vérité, mais nous participons à la construction des militants. Nous sommes beaucoup caricaturés dans la société actuelle, notamment par les médias « étatiques » comme le Mercurio, qui montrent l’ouvrier et/ou l’anarchiste comme une personne idiote, peu éduquée. Le Mercurio appartient à la famille Edward, famille historique de la bourgeoisie de droite chilienne.

Quant à nous, nous cherchons avant tout à montrer une image d’un anarchisme moderne, constructif bien que revendicateur. Nous sommes toujours ouverts aux discussions et voulons communiquer sur nos actions et idéaux, sur la violence de la répression que nous subissons, et cela peut se faire au sein de médias plus alternatifs. La lutte de classe existe et il faut être dans les espaces politiques pour renforcer nos idéaux.

LVSL : Existe-t-il d’autres groupes anarchistes au Chili et à Valparaiso ?

Ignacio : Bien entendu. Il y a de nombreux groupes dans de nombreuses villes du pays. Les collectifs sont très variés, du fait des diverses tendances anarchistes, mais aussi parce que certains sont reliés directement à des causes précises (la cause féministe, la cause Mapuche, etc.). Il n’existe toutefois aucune organisation nationale à l’heure actuelle qui réunisse des gens de diverses villes.

Il y a des groupes plus individualistes, alors que nous avons une vision d’un anarchisme social, lié à la lutte populaire, avec un processus d’éducation au sein d’espaces libertaires. Le processus unitaire d’une seule grande fédération (comme il y en a eu avant) est de ce fait compliqué, aussi en raison de la configuration du pays très étendu et en réaction au centralisme gouvernemental. Aujourd’hui, nous voulons principalement nous renforcer dans la région de Valparaiso. Beaucoup d’évènements et de médias libertaires sont nés dans cette optique. Enfin, l’anarchisme se voit beaucoup aujourd’hui dans la rue, dans une optique d’action directe.

“Nous sommes de la génération où les gens ont eu de la famille détenue et torturée sous la dictature de Pinochet.”

LVSL : Quelle forme prend l’action directe dont vous vous revendiquez ?

Ignacio : Nous croyons en l’action directe des masses, l’action collective, et non en l’action des individus, qui vont se confronter seuls à la police. Nous croyons au pouvoir du groupe et du collectif, ainsi qu’en sa légitimité. Nous participons à des actions de diffusion massive dans les rues. Notre groupe réalise beaucoup de propagande dans une optique de communication, d’éducation. Nous participons également aux manifestations, aux barricades, de lutte directe et de résistance dans la rue contre la répression policière. Nous estimons que l’action directe ne doit jamais avoir pour objectif la revanche.

L’idée est de construire au sein des luttes avec les différents acteurs. Il nous faut tenter de saisir l’ensemble des enjeux de chaque lutte, pour pouvoir ainsi être plus efficaces. Nous sommes aussi favorables aux stratégies d’auto-défense, d’entraide face à la peur de la répression, pour se renforcer collectivement. Nous appartenons à une génération (Ignacio doit avoir une trentaine d’années) dont les gens ont eu de la famille détenue et torturée sous la dictature de Pinochet, et cela influe évidemment sur notre vision des choses.

© Pablo Patarin

LVSL : Quel constat dressez-vous de l’état de la répression dans le pays ? Vous parlez énormément d’action directe, mais rarement de violence. Croyiez-vous en l’utilité de celle-ci ?

Ignacio : Beaucoup de nos camarades ont été mutilés, certains étaient des dirigeant syndicaux. Le gaz utilisé (largué par bombes lacrymogènes, ou diffusé par des camions qui traversent les rues remplies de manifestants) est différent de celui utilisé autrefois, il est plus fort, rempli de piment, de poivre. Certains de nos camarades ont eu des crises asthmatiques, des gens ont perdu des yeux, d’autres ont été torturés voire assassinés.

Il en va de même pour beaucoup de simples manifestants, car on parle d’une répression qu’ont subi des milliers d’entre eux. On peut également mentionner les campagnes menées par le gouvernement et la forte répression au sein des services publics pour que ceux-ci ne puissent plus se mettre en grève comme les années passées. Nous voulons de ce fait supprimer la Constitution qui est le reflet de la dictature de Pinochet. C’est cette Constitution, rappelons-le, qui a permis au Président Piñera de sortir les militaires dans la rue pour mater les révoltes en toute impunité cette année.

Par ailleurs, en ce qui concerne l’utilisation de violence, nous croyons en effet en la violence révolutionnaire concrète, mais pas en la violence individuelle. Le système face à nous est violent. Ici, les gens ne gagnent pas assez pour pouvoir vivre, se déplacer, étudier, tant de choses absolument fondamentales : ceci est la vraie violence.

“Le but est avant tout de faire peur, faire craindre aux individus le fait d’aller manifester, les maintenir dans la crainte de se retrouver en taule, torturés ou pire.”

LVSL : Comment se passe la répression en dehors de la violence : y a-t-il un fichage des individus ?

Ignacio : Il y a une certaine peur de l’anarchiste en raison des caricatures, mais aussi de l’aspect encapuché. Cela s’entend, mais rester couvert reste bien souvent nécessaire, face au fichage étatique. Il faut être vigilant, car l’État face à nous est sans merci, même vis-à-vis de simples manifestants. L’État d’urgence, assez similaire à celui en France, est aussi partiellement rentré dans le droit commun au travers de décrets étatiques. Le but de tout cela est avant tout de faire peur, faire craindre aux individus le fait d’aller manifester, les maintenir dans la crainte de se retrouver en taule, torturés ou pire. Le gaz en est l’aspect physique et le fichage l’aspect psychologique.

Au-delà de faire peur, les renseignements permettent d’emprisonner, évidemment. Beaucoup de manifestants ont ainsi été condamnés à de la prison ferme, ou sont retenus sans avoir encore été jugés. Le gouvernement fait en sorte de rallonger le temps que prennent ces jugements pour limiter l’ampleur des mouvements en maintenant de potentiels manifestants enfermés. C’est un véritable contrôle social réalisé par l’État chilien. Beaucoup de montages judiciaires ont été découverts. Les agences de renseignement poussent même à assigner à résidence des membres du mouvement social, les font suivre, les harcèlent en les appelant pour leur faire savoir qu’ils sont constamment surveillés… Ils créent la terreur pour détruire les mouvements de protestation.

LVSL : Que pensez-vous du mouvement actuel qui a commencé il y a près de 6 mois ? Si celui-ci n’a pas été particulièrement récupéré par des partis politiques, bien qu’il s’agisse de l’élévation de voix populaires comme rarement auparavant, pensez-vous pour autant que ce moment sera une réelle opportunité d’aller vers une société différente dans le pays et aura une issue positive ?

Ignacio : Il y a un aspect positif et un aspect négatif à tout cela. L’aspect positif est évidemment la politisation des gens dans un mouvement spontané, sans parti politique derrière. Certains acteurs se sont particulièrement démarqués, notamment les étudiants du secondaire. Ceux-ci se sont politisés durant le mouvement, et en sont à l’origine (à propos de la hausse des tarifs du métro à Santiago), pour ce qui fut une plateforme afin de lutter contre le système néo-libéral qui nous oppresse. Ils nous ont aidé à pouvoir articuler cette force au sein d’actions directes, de boycotts, de sabotages, et d’une masse de gens dans la rue comme le pays n’en avait plus connu depuis des années.

Ces 20 dernières années, les étudiants se sont organisés en assemblées dans une démarche critique du pouvoir, ce qui a permis d’apporter une force majeure dans le mouvement actuel comme dans les mouvements précédents. Aucun parti ou organisation politique ne peut s’attribuer ce mouvement. Toutefois, si l’on devait citer un acteur clé du mouvement, je citerais les étudiants. Jusqu’ici, il s’agissait avant tout des travailleurs du public, les nouveaux ouvriers du XXIe siècle, qui se mobilisaient massivement. Il y a une nouvelle vision critique, un véritable réveil politique du pays.

“Une nouvelle Constitution […] ne supprimera pas l’endettement des gens des milieux populaires. Cela ne leur permettra pas de s’éduquer, de se soigner, de se loger…”

En ce qui concerne le négatif à présent, nous estimons qu’il y a une manipulation du processus constituant qui aura bientôt lieu (le référendum constituant qui devait avoir lieu en avril au Chili a depuis été reporté au mois d’octobre en raison du coronavirus). Il y a un accord des politiciens des partis de droite jusqu’aux partis de nouvelle gauche comme le Frente Amplio, qui cherchent à oxygéner les élections à venir via le processus de vote constituant. Leur idée est de faire du processus un enjeu national ou s’affrontent deux visions, afin que les gens se remettent à penser politique. Penser politique, dans une optique politicienne et de partis pour les échéances électorales à venir, bien entendu.

Si une nouvelle constitution peut être assurément une chose positive, nous croyons que cela ne suffit évidemment pas, qu’il ne faut pas arrêter la lutte dans la rue, pour obtenir des droits sociaux plus importants. Il y a beaucoup de gens bénévoles qui ont formé des sortes de commission, sur la santé, les droits de l’Homme… Ces gens-là, indépendants de couleurs politiques doivent continuer à se retrouver dans l’espace public. Une nouvelle constitution, aussi positive soit-elle, ne va pas changer le système profondément. Cela ne supprimera pas l’endettement des gens des milieux populaires. Cela ne leur permettra pas de s’éduquer, de se soigner, de se loger…

Manifestation en l’honneur de Camilo Catrillanca, jeune mapuche assassiné par le gouvernement un an auparavant, le 24 Novembre 2019. © Pablo Patarin

La Constitution peut donc aussi être un piège, même si elle doit véritablement être modifiée. Qui plus est, quelle que soit l’issue du référendum, il n’y aura pas de travailleurs sociaux, d’étudiants, parmi l’assemblée constituante. Il n’y aura pas de représentants du peuple lui-même. Nous croyons en une grande assemblée populaire représentant la diversité, qui inclurait également des membres de peuples « indigènes », Mapuche, Rapanui et autres, que le néo-libéralisme et la corruption ont partiellement détruits au profit d’intérêts économiques.

Le Chili a réalisé beaucoup de traités économiques car a été l’un des lieux d’expérimentation des théories néo-libérales des Chicago Boys sous Pinochet et même avant (c’est d’ailleurs durant cette dictature que la retraite par capitalisation fait son apparition au niveau mondial, grâce au ministre du travail José Piñera, frère de l’actuel président11). Même si l’on obtient quelques lois et une nouvelle Constitution, ce système néo-libéral dans lequel le Chili est ancré ne va pas changer pour autant. Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas accompagner ce processus, pour en retirer le meilleur, et rester au contact des gens qui cherchent un véritable changement. Pour résumer, tout cela est nécessaire, mais ne sera pas la solution absolue à tous les maux du pays.

LVSL : À propos de la corruption…

Ignacio : La corruption est avant tout liée au capitalisme. Les milieux naturels, les grands espaces comme la Cordillère des Andres se retrouvent détruits par l’exploitation, privatisés. Les peuples comme les Mapuche sont chassés de leur terre au nom de l’intérêt économique national, qui est en réalité l’intérêt économique de quelques grands chefs d’entreprise, eux-mêmes appuyés par le gouvernement et l’État policier. Voilà pourquoi, quelle que soit l’issue des référendums liés à la Constitution, il ne faut pas abandonner la rue ou les organisations syndicales, afin de mettre à mal la dictature néo-libérale dont les élites perpétuent les inégalités et où le congrès légifère uniquement pour les bourgeois finançant les campagnes politiques.

 

Après le début de la pandémie :

“Les quantités d’eau utilisées massivement pour les cultures, comme celle de l’avocat, systématiquement destinées à l’exportation, sont autant auxquelles n’ont pas accès les populations locales.”

Si le pays devait déjà faire face à l’un des modèles économiques les plus orthodoxes au monde, la crise sanitaire actuelle vient donc s’ajouter aux inégalités criantes et à une crise politique dues à un gouvernement qui se rapproche de plus en plus nettement de la dictature passée. La défiance vis-à-vis du gouvernement a rendu difficile la mise en œuvre de mesures au début de la pandémie. La sécheresse accompagne la pandémie et les ressources en eau deviennent ainsi un problème majeur12. Au Chili, le développement de la privatisation de cette ressource vitale date de 198113. Les quantités d’eau monstrueuses utilisées  pour les cultures, comme celle de l’avocat, systématiquement destinées à l’exportation, sont autant auxquelles n’ont pas accès les populations locales.

La mise en place de mesures sanitaires et de respect des règles hygiéniques pour empêcher la propagation du virus deviennent extrêmement compliquées dans ces circonstances. Notons aussi qu’on annonce la plus grande récession de l’histoire de l’Amérique Latine. D’après Le Monde, elle devrait engendrer 29 millions de pauvres supplémentaires sur le continent. Les luttes populaires sembleront donc d’autant plus nécessaires lorsque celles-ci seront à nouveau possible, face aux négligences et au désengagement volontaire de l’État, qui au Chili comme ailleurs, détruit le système public. Les hostilités ont d’ailleurs repris depuis le 18 mai à Santiago, dans les quartiers pauvres, face à la faim. Les émeutes dans les quartiers populaires apparaissent en réponse au confinement strict du grand Santiago, doublé d’un retard dans la distribution de nourriture de la part de l’État14.

Les nécessités du monde de demain ne sauraient trouver de réponses dans le système politique et économique libéral promu au Chili et pris en exemple partout ailleurs. L’anarchisme pourrait-il s’élever à cet égard comme la voix de la dissidence, la voix de désirs sociaux, écologiques, respectueux des peuples et des individus en contraste avec l’oligarchie et les intérêts des puissants si prégnants au Chili ? C’est en tous cas ce qu’Ignacio souhaiterait, lui et bien d’autres, dans le monde post-covid de demain, que certains médias ne cessent de décrire comme un idéal sans toutefois évoquer les moyens pour l’atteindre. Et cela, pour Ignacio comme bien d’autres, ne saurait arriver autrement que par la rue et une solidarité populaire (et non européenne).

Affrontements sur l’avenue principale de Valparaiso menant au Congrès. © Pablo Patarin

 

SOURCES :

1 – https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/CL/les-grands-conglomerats-economiques-familiaux-chiliens

2 – Piñera, (in)digne héritier de Pinochet, tribune d’Olivier Compagnon dans Libération, le 24 octobre 2019 : https://www.liberation.fr/debats/2019/10/24/pinera-indigne-heritier-de-pinochet_1759555

3 – Le Chili, un économie dynamique aux fortes inégalités, par Jean-Philippe Louis, Les Echos : https://www.lesechos.fr/monde/ameriques/le-chili-une-economie-dynamique-aux-fortes-inegalites-1142059

4 – Santiago, un concentré d’inégalités – Par Véronique Malécot , Flavie Holzinger et Audrey Lagadec, Le Monde : https://www.lemonde.fr/international/article/2020/01/20/santiago-un-concentre-d-inegalites_6026608_3210.html

5 – Au Chili, le Coronavirus met en lumière les inégalités dénoncées par le mouvement social – par Aude Villiers-Moriamé, Le Monde : https://www.lemonde.fr/international/article/2020/03/27/au-chili-le-coronavirus-met-en-lumiere-les-inegalites-denoncees-par-le-mouvement-social_6034712_3210.html

6 – Classement de la liberté de la presse dans le monde : https://rsf.org/fr/donnees-classement

7 – https://www.mediasrequest.com/fr/amerique/chili/index.html

8 – Kornbluh, Peter (Sep/Oct 2003). The El Mercurio file, Columbia Journalism Review.

9 – CIA Freedom of Information Act-available article: « Report of CIA Chilian Task Force Activities, 15 September to 3 November 1970 » (November 18, 1970).

 

10 – El anarquismo porteño : investigacion rescata la relevancia que tuvo este movimiento sindical y social entre 1880 y 1930 : https://www.mercuriovalpo.cl/prontus4_noticias/site/artic/20060604/pags/20060604050123.html

11 – https://www.nouvelobs.com/societe/20191025.AFP7358/une-arnaque-les-chiliens-remontes-contre-leur-systeme-de-retraites.html

12 – Face au manque d’eau, les chiliens s’entraident, par Marion Esnaut, Reporterre, 25 Avril 2020 : https://reporterre.net/Face-au-manque-d-eau-les-Chiliens-s-entraident

13 – https://www.partagedeseaux.info/Les-marches-de-l-eau-au-Chili-et-ailleurs

14 – Des émeutes de la faim secouent Santago – Courrier International le 19 Mai 2020, El Mostrador – Santiago : https://www.courrierinternational.com/article/misere-au-chili-des-emeutes-de-la-faim-secouent-santiago

– Suivi de la pandémie au Chili : http://www.leparisien.fr/international/coronavirus-suivez-levolution-de-lepidemie-au-chili-30-03-2020-6KKV4NCJ5BD6BHD74NXPPA7LSM.php

– Chili, vers l’effondrement du système hérité de Pinochet, Jim Délémont, LVSL, 9 novembre 2019 https://lvsl.fr/chili-effondrement-systeme-pinochet/

– Interview d’Ignacio, membre du Frente Anarquista Organizado, réalisé par Pablo Patarin le 4 Mars 2020 à Valparaiso.

– Muñoz Cortes Victor, 1 de mayo de 1899. Los anarquistas y el origen.

– Muñoz Cortes Victor, Sin Dios ni Patrones, Historia, diversidad y conflictos del anarquismo en la región chilena (1890-1990).

« Les coups d’État sont de retour en Amérique latine après trente ans de vie démocratique » – Entretien avec Ernesto Samper

Ernesto Samper © Micaela Ayala V

Président de Colombie de 1994 à 1998, Ernesto Samper a dirigé l’UNASUR (Union des nations sud-américaines) de 2014 à 2017. Il porte un regard critique sur les changements politiques advenus ces dernières années en Amérique latine, marquées par un réalignement sur les États-Unis et un retour en force des agendas néolibéraux. Aux côtés de Rafael Correa, Lula ou Alberto Fernandez, il a co-fondé le Grupo de Puebla, un forum destiné à la configuration d’alternatives politiques progressistes pour le sous-continent. Entretien réalisé par Pierre Lebret, traduit par Lauréana Thevenet, Seb Tellor, Rachel Rudloff et Nubia Rodríguez.


LVSL – L’intégration régionale, qui avait connu une progression lorsqu’une majorité de gouvernements progressistes dirigeaient l’Amérique latine, semble être en reflux. Vous avez été secrétaire général de l’UNASUR [l’Union des nations sud-américaines, qui comprenait douze pays à son apogée ndlr] : qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ? Comment réenclencher une dynamique d’intégration régionale ?

Ernesto Samper – Je dirais que les positions n’ont jamais été autant divergentes, et de ce fait l’intégration n’a jamais été aussi indispensable. En réalité, ce sont des conceptions très différentes de ce qu’elle devrait être qui coexistent dans la région. Tout le monde parle de l’intégration en tant que concept, mais chacun a une approche différente de la manière dont elle devrait être mise en place. Dans les secteurs progressistes, l’intégration représente une idée beaucoup plus profonde et complexe. Il s’agit de l’intégration en tant que projet régional : la construction d’une citoyenneté, la mobilité des biens et des services, de projets d’infrastructures, la création de réseaux scientifiques, l’élaboration de programmes communs en matière sociale et économique, d’une architecture financière commune, etc. C’est cela que nous voulons réaliser, et ce fut l’expérience de l’UNASUR. Ces idées ne sont pas mortes.

Les gouvernements du Brésil et de Bolivie sont issus de coups d’État (…) [qui] reviennent en Amérique Latine après trente ou quarante ans de vie démocratique.

Une conception néolibérale de l’intégration a été promue par les gouvernements en place, elle renvoie à ce que l’on a appelé Prosur [Forum pour le progrès et le développement de l’Amérique du Sud, une organisation concurrente de l’UNASUR initiée par le Président colombien Iván Duque et chilien Sebastian Piñera ndlr] – et Pronorte, encore davantage. Il s’agissait en réalité d’une intégration basée sur des accords de libre-échange : réductions tarifaires, garanties aux investissements étrangers, propriété intellectuelle, licences, brevets, etc. C’était une intégration axée sur une alliance avec les États-Unis. Il est important d’être clair sur cette distinction. Comment pouvons-nous y arriver ? Nous pourrions relancer l’UNASUR ou renforcer le Mercosur. En ce moment, je pense qu’il est possible de faire converger les processus d’intégration sous-régionaux qui existent toujours : l’UNASUR, le Mercosur, la Communauté andine, l’Alliance du Pacifique, l’intégration centre-américaine ou des Caraïbes, via la CELAC. Il faudrait que la CELAC devienne une sorte d’OEA, sans les États-Unis [Organisation des États américains, perçue comme une institution au service des intérêts américains ; Cuba en a été exclue jusqu’en 2009, et elle est aujourd’hui dirigée par Luis Almagro, qui a pris parti pour les États-Unis à de multiples occasions ndlr]. Ainsi, grâce à cette matrice de convergence que nous avons réussi à créer avec l’UNASUR, nous pourrions devenir une communauté latino-américaine comme prévu par la CELAC.

Pour ce faire, il est indispensable de mettre en place un secrétariat beaucoup plus puissant, qui aurait un mandat visant au développement de programmes régionaux qui ne soient pas « idéologiquement » marqués. Je pense que l’expérience que nous avons vécue ces dernières années met en lumière la nécessité d’une intégration politique, mais pas d’une intégration idéologique.

[Sur l’intégration régionale en Amérique latine, lire ici notre entretien avec Guillaume Long  : « Comment la Révolution citoyenne a été trahie »]

LVSL – Il y a quelques heures, vous avez déclaré : « il n’y a plus aucun endroit pour d’autres Bolsonaro dans la région ». Comment est-il possible d’éviter la réitération d’un tel phénomène (qui aurait été impensable quelques années auparavant) ? N’y a-t-il pas une certaine responsabilité des secteurs «progressistes » dans leurs échecs électoraux successifs ?

Monsieur Bolsonaro est arrivé au pouvoir à la suite d’un coup d’État qui a commencé avec la destitution de la Présidente Rousseff. Il s’agissait d’un coup d’État parlementaire, qui a été parachevé par la séquestration judiciaire du Président Lula, laquelle est survenue quand les sondages ont établi qu’il pouvait gagner les élections. Ainsi, Jair Bolsonaro n’a pas de légitimité pour représenter les intérêts du peuple brésilien ; il est arrivé au pouvoir de manière illégitime et est en train de précipiter le Brésil au bord d’un coup d’État militaire – que nous ne souhaitons pas comme issue politique pour le Brésil, mais qui pourrait devenir inéluctable s’il persiste à jouer avec la vie du peuple brésilien dans la gestion de la pandémie.

La même analyse peut être effectuée à propos du gouvernement bolivien, qui est le produit d’un coup d’État militaire. Nous ne voulons plus de ces gouvernements, qui résultent de coups d’État, et ils reviennent en Amérique Latine après trente ou quarante ans de vie démocratique.

[Pour une mise en contexte du coup d’État bolivien, lire sur LVSL l’article de Baptiste Albertone : « Les coups d’État à l’ère de la post-vérité »].

LVSL – Vous êtes un membre fondateur du Grupo de Puebla, un forum destiné à unir des personnalités du monde politique et universitaire avec un agenda progressiste. Peut-il contribuer à enclencher une dynamique d’union des mouvements progressistes latino-américains et caribéens ?

C’est notre objectif. La dernière réunion virtuelle en Colombie — figurez-vous que le virus n’est pas si malfaisant ! — nous a permis de réunir dans une même scène virtuelle des ex-présidents, vingt ex-chanceliers, quelques parlementaires, des ex-ministres, mais surtout toutes les forces progressistes de Colombie qui pour la première fois étaient unies, après de nombreuses années de division.

Le Grupo de Puebla, groupe de citoyens unis autour d’idéaux progressistes, n’est pas une organisation de partis ou de gouvernements : nous ne représentons que nos propres idées. Il peut constituer une plateforme de discussions qui pourrait être utile afin de sortir de la situation dans laquelle nous sommes, ou plus tard pour donner une impulsion nouvelle à un gouvernement comme celui du Président Alberto Fernández — qui d’une certaine façon a ramené les idées progressistes dans le domaine des politiques sociales, de reconstruction de la citoyenneté, des alternatives économiques. Le groupe possède plusieurs référents permettant, dans le futur, que les citoyens puissent voter pour des idées alternatives qui permettront à la région de sortir de la crise dans laquelle elle se trouve.

LVSL – La figure d’Alberto Fernández est-elle similaire à celle de Hugo Chávez pour l’Amérique latine ? Incarne-t-il, comme lui, un horizon de souveraineté et de réformes sociales pour le sous-continent ?

Ils diffèrent en matière de « caudillisme ». Cependant, l’histoire longue de l’Argentine en matière d’engagement pour les causes sociales, le référent historique que constitue le péronisme en tant que proposition populiste — dans le sens positif du terme —, peuvent être des facteurs qui permettront au projet de Fernandez de dépasser les frontières de l’Argentine. Bien sûr, chaque pays a ses propres caractéristiques. En Colombie, par exemple, la question de la viabilité des accords de paix constitue un enjeu crucial afin d’assurer, dans les années à venir, la gouvernance du pays.

En Colombie, nous assistons à une régression aux années du Président Uribe, lequel considérait que l’on n’avait pas affaire à un conflit armé mais à une « menace terroriste ».

LVSL – Iván Duque a été élu président de Colombie en août 2018. Comment définiriez-vous son gouvernement ?

C’est un gouvernement imprévisible, dans lequel certains propriétaires ont plus d’autorité que le président lui-même — des propriétaires idéologiques, internationaux, économiques. C’est un gouvernement de propriétaires, qui n’a toujours pas défini de ligne d’action claire, qui survit paradoxalement grâce à l’utilisation de la pandémie.

LVSL – Les États-Unis ont inclus Cuba dans leur liste noire de pays qui ne collaborent pas de manière active à la lutte anti-terroriste, ce qui n’a pas été condamné par la présidence de votre pays. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Nous savons tous que les listes noires des États-Unis ne correspondent pas à des critères « objectifs », mais à des décisions politiques visant à faire le tri entre « amis » et « ennemis ». C’est la fonction de cette liste anti-terroriste. Ce qui est surprenant, c’est le soutien du gouvernement colombien à la décision des États-Unis, qui n’a pas d’autre objectif que de mettre Cuba et le Venezuela dans la liste des ennemis des États-Unis – afin d’ouvrir un espace électoral pour la réélection de Trump. Ce faisant, il soutient les ennemis de Cuba et du Venezuela aux États-Unis. Dans le cas de la Colombie, cette décision est d’autant plus surprenante que l’État colombien a signé un accord avec la Norvège et Cuba, comme pays garants des processus de paix avec les FARC ou l’ELN [« Armée de libération nationale », deuxième groupe rebelle le plus important après les FARC ndlr]. Dans cet accord, ces pays s’obligent, par un protocole de rupture des négociations, à renvoyer les membres d’ELN ou des FARC à leur emplacement d’origine, en Colombie, en cas de rupture.

Ce que fait le gouvernement colombien, en mettant en jeu la crédibilité de tous ses processus de paix, c’est rompre un accord que l’État a signé, et conférer aux négociateurs de l’ELN – à qui ils ont reconnu le statut de négociateur politique -, un statut de terroristes. En cela, il s’agit d’une régression aux années du Président Uribe, lequel considérait que l’on n’avait pas affaire à un conflit armé mais à une « menace terroriste ». Le Président Santos avait rompu avec cette logique, reconnaissant un statut politique à l’ELN et aux FARC.

[Pour une mise en contexte du conflit colombien, lire sur LVSL : « En Colombie, le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire »]

LVSL – Lors de la dernière entrevue du Grupo de Puebla, l’ex-Président Lula a fait appel à l’optimisme des forces progressistes d’Amérique latine. Voyez-vous avec optimiste l’avenir de la région, étant donné le contexte actuel ?

Nous autres latino-américains sommes idiosyncratiquement optimistes. Mais nous devons faire preuve d’un optimisme raisonnable, appuyé sur des actes, des chiffres, des actions concrètes, des agendas et des propositions. Ce qui retient mon attention, c’est que le Grupo de Puebla a généré de nouveaux instruments ; à titre d’exemples : le Conseil latino-américain de justice et de démocratie (CLAJUD) a été conçu par trente juristes qui travaillent sur une issue démocratique aux crises du continent ; l’initiative que nous présenterons au G20 pour la renégociation de la dette d’Amérique latine ; l’idée du vaccin comme bien public universel qui est concrétisée par l’Organisation mondiale de la santé — ici, nous sommes soutenus par la Chine, et non par les États-Unis.

Quoi qu’il en soit, l’issue de cette crise ne peut consister en un retour à l’équilibre antérieur. Nous devons nous diriger vers quelque chose d’autre ; l’Amérique latine doit inventer un modèle économique distinct, des propositions d’inclusions sociales distinctes, des alternatives financières audacieuses distinctes.

LVSL – La CEPAL [Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes ndlr] s’est montrée catégorique : l’Amérique latine, qui est toujours la région la plus inégalitaire du monde, vivra l’une des pires récessions de son histoire. Dans un contexte d’agitation sociale dans certains pays, les déséquilibres structurels de l’Amérique Latine et des Caraïbes apparaissent au grand jour. Comment percevez-vous la situation, et, comme ex-président de Colombie, quelles orientations de politique économique préconisez-vous ?

Cette expérience douloureuse nous donne une leçon quant à ce que nous ne pouvons reproduire. Alors que nous anticipions une menace ou une crise mondiale de nature terroriste, nucléaire ou liée au changement climatique, cette menace est venue du côté que nous attendions le moins : celui d’une « guerre biologique ». Cette dernière résulte de la sous-estimation de deux champs d’action. Premièrement, en matière d’équipement sanitaire, nous avons privatisé la santé en Amérique latine ; deuxièmement, nous avons ignoré la médecine préventive. Nous nous sommes uniquement concentrés sur la santé réactive, et nous en subissons aujourd’hui les conséquences. Le deuxième élément qui explique que nous avons été surpris par la pandémie est relatif au faible niveau de la région en matière de recherche scientifique. Nous avons consacré le peu que nous avions en matière de recherche — moins de 0,5% du Produit Intérieur Brut — non pas à la recherche liée à la prévention de la santé mais à des domaines comme l’intelligence artificielle ou le développement de capacités de défense.

Depuis le commencement de la pandémie, nous nous sommes refusés à appliquer des politiques qui auraient aidé à reconstruire l’économie avec des coûts sociaux minimaux. Je fais ici référence à la gestion des aléas sociaux. Certains pays latino-américains ont mis en place des systèmes de transferts conditionnels sous l’impulsion des gouvernements progressistes — comme ce fut le cas en Colombie avec le Sisben ou au Brésil avec la Bolsa Família — ; dans ces années-là, nous avons commencé à développer des programmes de soutien direct au secteur informel de l’économie. La grande différence dans le traitement social de cette pandémie entre les pays européens et latino-américains réside dans l’importance du secteur informel pour ces derniers. En Amérique Latine, plus de 56% des travailleurs se trouvent dans l’économie informelle ; ce secteur est constitué de petites et moyennes entreprises, de travailleurs indépendants, de personnes sans emploi, de chauffeurs de taxis, de marchands ambulants, etc. Je crois qu’il s’agit d’un facteur important à considérer pour l’avenir.

Nous avons une tâche immense devant nous : la reconstruction de l’économie régionale va nous coûter environ 12% du PIB. Nous allons devoir faire face à 29 millions de nouveaux pauvres. Nous devons trouver des méthodes qui soient différentes des précédentes : la contribution des banques centrales avec des prêts directs aux gouvernements, la renégociation de la dette extérieure des pays — non pas l’annulation, mais le moratoire de la dette, avec des exceptions pour certains pays comme l’Argentine et l’Equateur, dont les circonstances sont particulières. Quant à la fiscalité, nous ne pouvons pas retourner à des réformes fiscales régressives comme celles qui ont été mises en place avec ce populisme fiscal qui a fait son chemin avant la pandémie.

Nous ne pouvons pas continuer à répartir seulement le lait : il faut également partager les vaches qui produisent le lait. C’est le principe de l’impôt sur la propriété, sur le patrimoine.

Le panorama est donc de lumières et d’ombres : d’ombres, car nous aurions pu éviter que la pandémie soit si douloureuse ; mais de lumières, car des solutions existent pour traiter la pandémie et limiter son impact social.

LVSL – La prix Nobel d’économie, Esther Duflo, vient de demander le rétablissement de l’impôt sur la fortune (ISF), qui avait été supprimé par Emmanuel Macron en France. Étant donné l’importante concentration de richesses en Amérique Latine, ne s’agirait-il pas d’une mesure bienvenue dans la région ?

Bien sûr. Cette proposition coïncide avec celle du professeur Piketty, qui elle-même fait écho aux travaux de Joseph Stiglitz et Jeffrey Sachs ; ils établissent la nécessité d’un impôt sur le revenu. Nous ne pouvons pas continuer à répartir seulement le lait : il faut également partager les vaches qui produisent le lait. C’est le principe de l’impôt sur la propriété, sur le patrimoine, car l’héritage doit être pris en compte et c’est pour cela que lorsqu’on parle de réformes fiscales « redistributives », on ne parle pas d’impôts indirects comme la TVA ou l’impôt sur la consommation, mais d’impôts directs, qui taxent les bénéfices et la propriété. C’est sans aucun doute l’une des voix hétérodoxes qui nous sera utile pour financer la sortie de cette pandémie.

LVSL – À l’issue de la réunion — virtuelle — du Grupo de Puebla en Colombie le 15 mai, quels ont été les signaux envoyés par vos collègues progressistes colombiens ? Existe-t-il une aspiration commune à l’union politique, visant à changer de modèle et à défendre les libertés individuelles piétinées ?

Ce fut une grande victoire de réunir tous les dirigeants progressistes colombiens, aux côtés de leaders progressistes d’Amérique latine et d’Espagne, dans un pays introverti comme la Colombie ! Nous avons reçu un soutien important sur le thème de la pérennité des accords de paix, qui ont constitué notre point de ralliement lors des élections antérieures, et qui le demeureront certainement pour les suivantes. Enfin, nous avons partagé de nombreuses issues à la crise actuelle proposées par le professeur Stigliz — valides aussi bien pour la Colombie que pour le Brésil ou l’Argentine —, visant à collecter des ressources par l’entremise de politiques hétérodoxes.