Guinée : un coup d’État prévisible

Photo de l’arrestation d’Alpha Condé diffusée par la junte sur les réseaux sociaux.

Le dimanche 5 septembre 2021, un coup d’État a fait tomber le président guinéen Alpha Condé. Il était très critiqué et fragilisé depuis la modification constitutionnelle de mars 2020 lui permettant de s’octroyer un troisième mandat en octobre 2020. Ancienne figure de l’opposition, ses onze années au pouvoir ont été marquées par la corruption, l’autoritarisme et le trucage systématique des élections. Les putschistes, issus des forces spéciales du lieutenant-colonel Mamady Doumbouya, ont été accueillis par des liesses populaires. Pourtant, ils sont soupçonnés d’avoir participé à la répression des manifestants anti-3e mandat.

Le président Alpha Condé est tombé. Le dimanche 5 septembre au matin, des militaires des forces spéciales, dirigés par le lieutenant-colonel Mamady Doumbouya, l’ont arrêté dans le palais présidentiel Sékhoutouréya et l’ont emmené. Bien que les putschistes n’aient pas communiqué sur le sujet, les affrontements auraient fait une vingtaine de morts du côté de la garde présidentielle.

Le lieutenant-colonel et ses hommes ont été accueillis comme des libérateurs : les scènes de liesses populaires et les « Liberté ! Liberté ! » scandés par les Conakrikas sortis en nombre témoignent de la haine suscitée par le président-dictateur déchu. Les images de son arrestation ont fait le tour des réseaux sociaux, en particulier la photo insolite où il se présente l’air nonchalant, affalé pieds nus et chemise semi-ouverte sur son canapé, entouré par ses jeunes ravisseurs cagoulés.

Les premières annonces de la junte

En réalité, ce sont surtout les localités où dominent les Peuls – des quartiers de Conakry, comme Ratoma, et des villes comme Labé, cheffe-lieu du Fouta-Djalon et acquise à l’opposant Celou Dalein Diallo – qui ont célébré ce putsch. Dans les localités dominées par les Malinkés – certains quartiers proches du pouvoir à Conakry et des villes de Haute-Guinée comme Kouroussa ou Kankan, d’où sont respectivement originaires Alpha Condé et Mamady Doumbouya – la circonspection a dominé. Il faut dire qu’Alpha Condé a fortement exacerbé les tensions interethniques en les manipulant ces dernières années.

Les putschistes ont rapidement annoncé les motivations de leur coup : « L’instrumentalisation des institutions républicaines, de la justice, le piétinement des droits des citoyens, l’irrespect des principes démocratiques, la politisation à outrance de l’administration publique, la gabegie financière, la pauvreté et la corruption endémique ont amené l’armée guinéenne, à travers le Comité national du rassemblement et du développement (CNRD), à prendre ses responsabilités », puis de citer le révolutionnaire, putschiste et ex-chef d’État ghanéen : « Jerry Rawlings disait : “Si le peuple est écrasé par ses élites, il revient à l’armée de rendre au peuple sa liberté” » avant de conclure : « La Guinée est belle : nous n’avons plus besoin de la violer. On a juste besoin de lui faire l’amour. »

Les heures suivantes, les annonces de la junte, qui se fait appeler CNRD, tombent : dissolution de la Constitution, du gouvernement et de toutes les institutions. Une transition est annoncée, dont on sait pour l’instant peu de choses hormis qu’elle promet d’être « inclusive », selon la formule consacrée.

Le lendemain, les ministres et autres dignitaires du désormais ex-président – tel le président de la très controversée commission électorale – sont convoqués comme pour prêter allégeance au nouvel homme fort de Guinée. Si le lieutenant-colonel Doumbouya promet qu’il n’y aura pas de « chasse aux sorcières », il précise que les cadres de l’ancien régime sont désormais « à la disposition de la justice ». En attendant, leurs passeports sont confisqués : interdiction pour eux de quitter le territoire. Pris de court, ils sont restés muets et n’ont opposé aucune résistance.

Dans la foulée, les autres corps de l’armée – l’armée de terre, les parachutistes et la gendarmerie – ont, eux aussi, entériné le coup de force en se ralliant aux forces spéciales. Le porte-parole du ministre de la Défense, Aladji Cellou, et le chef d’état-major général, Mohamed Kaab Sylla, collaborent déjà avec le CNRD tandis que le colonel Balla Samoura, directeur régional de la gendarmerie de Conakry, est apparu du côté des putschistes lors de la convocation des ministres de Condé.

Le lieutenant-colonel Doumbouya s’exprimant à la télévision juste après le putsch. Capture d’écran Radio Télévision Guinéenne.

Une des premières décisions des nouveaux maîtres du pays fut la libération des prisonniers politiques de l’ancien régime. Plusieurs dizaines d’entre eux ont déjà retrouvé la liberté, ils seraient au total encore plus de 300 à attendre leur tour.

Oumar Sylla, lui, est sorti de l’hôpital. Ainsi que d’autres membres de l’opposition, ce membre du Front national pour la défense de la Constitution (FNDC) symbolise la résistance à Alpha Condé et à sa volonté de briguer un troisième mandat inconstitutionnel.

Emprisonné sans jugement en septembre 2020 lors des manifestations contre la candidature Condé aux présidentielles, il a mené une grève de la faim pour réclamer, et obtenir, un procès. Le verdict fut sévère : trois ans de prison. Affaibli par la grève de la faim et les conditions d’incarcération, il était hospitalisé au moment du putsch. Rédiger une lettre comportant la déclaration « Excellence Professeur, j’ai appris de mes erreurs et promets de ne plus jamais les répéter, ce durant tout le reste de ma vie. » aurait pu lui ouvrir une remise de peine. Il s’y refusa, comme d’autres de ses camarades.

Une « communauté internationale » critiquée

Les bonnes intentions affichées par les putschistes n’ont pas empêché une condamnation unanime par la « communauté internationale ». L’Organisation des Nations unies (ONU), la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), les États-Unis, la Russie, la France et, chose plus inattendue, la Chine, ont fait des déclarations en ce sens.

En effet, la Chine, pourtant peu coutumière de l’ingérence politique, a des intérêts considérables en Guinée. Elle pilote notamment la Société minière de Boké, qui exploite la bauxite, dont la Guinée possède les premières réserves du monde. Et bien que les putschistes se soient empressés de confirmer les contrats miniers signés sous les précédentes administrations, le cours de l’aluminium, dont la Chine est le premier consommateur, commence déjà à flamber.

Mais ces condamnations ont été mal accueillies, et pas seulement en Guinée. Sébastien Nadot, député français ex-La République En Marche et commissaire aux affaires étrangères, déclare dans un communiqué de presse : « La communauté internationale n’a aucune leçon à donner aux Guinéens. […] La condamnation du coup d’État par le Secrétaire général des Nations unies, António Guterres, est malvenue. Où était la communauté internationale quand Alpha Condé bafouait la Constitution de la Guinée et le résultat des urnes aux fins de se maintenir au pouvoir ? Quelle a été la réaction de la Communauté internationale quand les forces du régime d’Alpha Condé réprimaient l’opposition politique, à commencer par les responsables et les militants de l’UFDG (Union des forces démocratiques de Guinée) dont plusieurs sont morts en prison, faute d’accès aux soins ? »

« Les élections que M. Alpha Condé avait programmées [en octobre 2020] ont simplement servi au blanchiment de son coup de force civil du 22 mars 2020 »

Abdoulaye Oumou Sow, militant du Front national pour la défense de la Constitution

Cette critique de la « communauté internationale » et de l’ONU ne doit pas épargner la Cédéao, dont la responsabilité est immense. Abdoulaye Oumou Sow, du FNDC, regrette que l’organisation sous-régionale n’ait pas pris en considération leurs alertes : « Le 2 octobre 2020, une délégation du FNDC avait rencontré une délégation mixte de la Cédéao, de l’Union africaine et des Nations unies. […] Nous leur avions dit qu’on était conscient que les élections que Monsieur Alpha Condé avait programmées servaient simplement au blanchiment de son coup de force civil du 22 mars 2020, et que la Cédéao devrait le condamner pour éviter qu’un jour nous ne tombions dans un coup d’État militaire. Malheureusement c’est ce qui est arrivé. […] Nous pensons que la junte militaire aussi doit comprendre que si elle a eu la possibilité de faire un coup d’État contre Monsieur Alpha Condé, c’est parce que ce dernier était dans l’illégalité. »

La Cédéao semble d’ailleurs avoir confirmé son statut de « syndicat des chefs d’États », comme certains l’appellent, en accordant une place centrale au sort réservé par les putschistes au président déchu et en réclamant sa libération et son évacuation hors de Guinée.

Inquiétudes autour des intentions du lieutenant-colonel Doumbouya

Le lieutenant-colonel Doumbouya était un quasi-inconnu avant son coup de force. Militaire expérimenté et au physique impressionnant, ancien de la légion étrangère de l’armée française, il s’est aguerri en Israël et a notamment servi en Afghanistan et en Centrafrique.

Proche de son homologue malien Assimi Goïta, il est rentré en Guinée en 2018 pour mettre sur pied les forces spéciales, à la demande du président Condé. Cette unité a été créée officiellement pour lutter contre les groupes djihadistes qui menacent de s’implanter à la frontière malienne, au nord du pays. En effet, la « lutte contre le terrorisme » offrait un bon prétexte pour renforcer l’armée, qui tenait l’autocrate au pouvoir et qui a notamment servi à réprimer les manifestants.

Les promesses de lutte contre la corruption de Doumbouya ne semblent être que des velléités. Vincent Foucher et Rinaldo Depagne, analystes pour l’International Crisis Group, rappellent que, face à la puissance grandissante acquise par les forces spéciales et à l’inquiétude que les ambitions de son commandant suscitaient, Condé avait créé, le 1er juin dernier, le Bataillon d’intervention rapide, « pour les concurrencer et rééquilibrer le rapport de force. » « Il semble donc que Doumbouya ait d’abord agi pour se protéger, profitant de l’usure de la légitimité d’Alpha Condé » concluent-ils [1]. Le putsch serait alors davantage une révolution de palais qu’une révolution tout court.

De son côté, Sékou Koundouno, du FNDC, s’étonne que le lieutenant-colonel « dispose à Conakry d’un bâtiment de trois étages à Landreah […], d’un immeuble de onze étages en face de l’hôpital sino-guinéen à Kipé Kakimbo, d’un bâtiment à Kankan [et] d’une villa en finition à Dubreka », alors que « [son] salaire mensuel [n’atteint] pas cinq millions » de francs guinéens – un peu moins de 500 euros [2].

La « malédiction du troisième mandat »

Si, déjà, les élections présidentielles de 2010 étaient contestables et celles de 2015 ouvertement truquées, ce sont les événements de 2020 qui ont définitivement décrédibilisé et affaibli Alpha Condé, âgé de 83 ans et malade. Enivré par le pouvoir, il décide de convoquer un référendum constitutionnel lui permettant de briguer un troisième mandat. Des manifestations monstres éclatent alors à Conakry et dans le reste du pays, rapidement dirigées par le FNDC et l’Alliance nationale pour l’alternance démocratique (ANAD), une coalition de partis d’opposition menée par l’UFDG de Cellou Dalein Diallo.

La répression fait des dizaines de morts et quelque 400 embastillés parmi les manifestants, qui ne peuvent empêcher la tenue du référendum – remporté par Condé avec 90 % des voix. Quelques mois plus tard, les élections présidentielles confirment l’attendu : Condé conserve son trône. Une mutinerie avait éclaté deux jours avant le scrutin, laissant présager l’issue de ce mandat.

Le verrouillage des institutions par le clan Condé interdisait toute transition politique pacifique. Les élections truquées et les manifestations ne pouvant lui faire quitter le pouvoir, il ne restait que la force. Mais pourquoi n’est-il tombé que maintenant ? Pourquoi les forces spéciales, qui ont contribué à la répression des manifestations, ont-elles soudainement décidé de se retourner contre lui ?

Le verrouillage des institutions par le clan Condé interdisait toute transition politique pacifique.

Dès leur mise en place, les forces spéciales, dont les membres sont bien équipés et bien entraînés, sont apparues comme une menace pour le président Condé. Mais, s’il avait fait le choix d’écarter des généraux comme Edouard Théa ou Idi Amin, envoyés comme ambassadeurs en Angola et à Cuba, Condé a longtemps refusé de croire que Mamady Doumbouya, malinké comme lui (et comme la quasi-totalité des troupes des forces spéciales), pouvait constituer une menace, en écartant systématiquement les notes des services de renseignement le mettant en garde à son sujet [3].

Les tensions entre le lieutenant-colonel Doumbouya et le ministre de la Défense Mohamed Diané sont apparues publiquement au printemps 2021 et des rumeurs d’un éventuel limogeage de Doumbouya ont enflé peu avant le coup d’État. Mais il était déjà trop tard.

Déjà contesté en interne, l’isolement international de la Guinée a accentué la fragilité de Condé. Les tensions avec le Sénégal et le Nigeria, deux poids lourds de la Cédéao, ainsi qu’avec les États-Unis et la France, lassés par la corruption et la violence politique, ne pouvaient être compensées par le rapprochement avec la Chine, la Russie et la Turquie.

La présidence d’Alpha Condé, entre corruption et répression

La chute d’Alpha Condé laisse un sentiment de gâchis. Opposant historique, hâtivement surnommé le « Mandela guinéen », il fut contraint à l’exil et condamné à mort par contumace sous Sékou Touré (1958-1984) avant d’être jeté en prison entre 1998 et 2001 sous Lansana Conté (1984-2008). Son arrivée au pouvoir en 2010, après les premières élections libres du pays, a suscité d’immenses espoirs pour les Guinéens : la démocratie était enfin arrivée dans le pays.

Mais l’administration Condé tombe rapidement dans les travers de ses prédécesseuses et devient à son tour une kleptocratie autoritaire. Une fois au pouvoir, Condé délaisse le costume de Mandela – l’a-t-il vraiment porté ? – pour endosser celui de Mugabe. L’exploitation des richesses minières lui permet de financer un système politique clientéliste dans lequel l’armée devient bientôt son seul rempart face à l’opposition : les militaires bénéficient de financements importants pendant que le reste de la population subit la crise économique et l’austérité.

NDLR : Lire sur LVSL les entretiens avec Vincent Hugeux : « Afrique : aux origine de la régression démocratique » et Thomas Dietrich : « Macron n’est pas le fossoyeur de la Françafrique mais son continuateur »

Mohamed Condé, le fils d’Alpha, personnifie à lui seul ce système. Possédant la double nationalité guinéenne et française, il mènerait une vie de luxe dans le XVIIe arrondissement de Paris. Il est soupçonné d’avoir reçu de l’argent venant d’entreprises françaises ayant des intérêts dans les mines : « En payant le fils, on achète le père » résume un responsable d’une organisation non gouvernementale (ONG) ayant travaillé sur le dossier [4].

Le bilan de la présidence Condé est en tout point négatif : absence de développement économique malgré de gigantesques réserves minières, augmentation de la corruption au sein de l’État, aggravation des tensions ethniques et violation constante des droits de l’homme – plusieurs centaines d’opposants tués, blessés et emprisonnés figurent à son actif.

Malgré ses promesses de ruptures avec les dictatures de Sékou Touré et de Lansana Conté, il en a recyclé des cadres tels que Madifing Diané ou Fodé Bangoura. Le premier, tortionnaire au tristement célèbre camp Boiro du temps de Touré, fut nommé gouverneur de la ville de Labé, pour mieux la contrôler. Le second, proche d’Alpha Condé, fut un acteur majeur de la révision constitutionnelle de 2020. Il faut dire qu’il avait de l’expérience en la matière : il fut l’architecte de celle de 2003 permettant à Lansana Conté de briguer un troisième mandat, qui mena lui aussi au chaos et à un coup d’État.

Instrumentalisation des divisions ethniques

Alpha Condé, issu de l’ethnie malinké, disait vouloir réconcilier les différentes communautés du pays pour construire l’unité nationale. Il finit pourtant par réveiller et raviver les divisions historiques entre, d’un côté, les Malinkés (environ 30 % de la population) et les Soussous (20 %), d’où étaient respectivement issus Sékou Touré et Lansana Conté, et, de l’autre, les Peuls (40 %), dont est issu son principal opposant, Cellou Dalein Diallo.

Depuis son indépendance, en 1958, la Guinée, comme de nombreux autres pays africains, est victime de la politisation des identités ethniques. Bien qu’elle n’ait pas connu de guerre civile, à l’inverse de tous ses voisins (Liberia, Sierra Leone, Côte d’Ivoire, Sénégal, Guinée-Bissau et Mali), cette ethnicisation de la société est responsable de dizaines de milliers de morts depuis l’indépendance. Les divisions ethniques, qui existent depuis des siècles, furent instrumentalisées et exacerbées durant la période coloniale et plus encore depuis l’indépendance.

Guinée : divisions ethniques et richesses minières
© Tangi Bihan et Abdoul Salam Diallo.
Sources : CSAO/OCDE, Atlas régional de l’Afrique de l’Ouest, Éditions OCDE, 2009 ; Ministère guinéen des mines et de la géologie.

Du régime de Sékou Touré jusqu’à celui d’Alpha Condé, en passant par celui de Lansana Conté et par la transition conduite par le capitaine Moussa Dadis Camara, tous les responsables politiques eurent recourt à l’ethnicité comme instrument politique et électoral, pour accéder ou se maintenir au pouvoir. Lansana Conté avait cherché à coopter une partie de l’élite peule, dont Cellou Dalein Diallo qui occupa différents ministères avant d’être nommé Premier ministre. Alpha Condé, lui, a préféré jouer de l’opposition entre les communautés pour alimenter le clientélisme ; mais il a fini par toutes se les aliéner, menant au passage les tensions à un point qu’elles n’avaient pas connu depuis plusieurs décennies.

À ce sujet, un rapport de l’État français, publié en 2018 à la suite d’une mission effectuée en Guinée, indique que : « […] les périodes électorales [donnent] lieu à des “moments de non-acceptation” où la variable ethnique prend le dessus sur tous les autres déterminants identitaires. […] les gens continuent de voter selon leur appartenance ethnique, et non pour un programme politique. […] Ainsi, un citoyen malinké aura tendance à soutenir le Président Condé alors qu’un citoyen peul se ralliera à l’opposition conduite par Cellou Dalein Diallo. Il apparaît que l’allégeance politique repose avant tout sur une fierté ethnique et une promesse de soutien communautaire. […] Ainsi, des quartiers réputés acquis au parti gouvernemental seront favorisés par rapport à d’autres. Cette crispation communautaire via le prisme du politique prend de l’ampleur à l’approche d’échéances électorales [5]. »

Un coup d’État de plus dans un pays et une région déstabilisés

La Guinée est coutumière des coups d’État. Celui du 5 septembre est le troisième de son histoire, bien qu’il soit le premier du vivant d’un président. Le 3 avril 1984, une semaine après la mort de Sékou Touré, Lansana Conté prend le pouvoir par la force avant de remporter les élections – truquées – successives, jusqu’à sa mort le 22 décembre 2008. Le lendemain, le capitaine Dadis Camara opère lui aussi un coup de force, dénonçant, comme les putschistes d’aujourd’hui, « la corruption généralisée, l’impunité et l’anarchie ». Le peuple exulte.

Les Guinéens conservent un souvenir très vif de la période de transition 2008-2010, qui les incite à la méfiance face à celle qui s’ouvre aujourd’hui. Et pour cause : elle s’est achevée dans un bain de sang. Après avoir annoncé la remise du pouvoir aux civils et l’organisation d’élections, le capitaine Dadis Camara décide de briguer la fonction présidentielle. Le 28 septembre 2009, le stade de Conakry, dans lequel se sont rassemblés les manifestants s’opposant à la candidature de Camara, est le théâtre d’un gigantesque massacre : la garde présidentielle ouvre le feu, tue 157 personnes et viole une centaine de femmes et de filles. Ces crimes n’ont jamais été jugés sous la présidence Condé, qui en a coopté les principaux responsables [6].

En surfant sur le discrédit d’une élite politique corrompue et vieillissante et sur l’aubaine que représente pour eux la lutte contre le djihadisme, les armées se renforcent financièrement, militairement et politiquement.

Aujourd’hui, c’est toute la sous-région qui est en proie à l’agitation de militaires ambitieux. Mais les coups d’État sont-ils la source de l’instabilité politique, ou l’inverse ? En surfant sur le discrédit d’une élite politique corrompue et vieillissante et sur l’aubaine que représente pour eux la lutte contre le djihadisme, les armées se renforcent financièrement, militairement et politiquement.

Ainsi, ce putsch s’inscrit dans un tournant autoritaire régional, avec le coup d’État au carré d’Assimi Goïta au Mali (18 août 2020 et 24 mai 2021) et celui du fils Déby au Tchad (21 avril 2021). Au Mali, le coup de force de Goïta fut précédé d’énormes manifestations contre le régime honni d’Ibrahim Boubacar Keita. De son côté, Alassane Ouattara est parvenu à se faire élire en 2020 pour un troisième mandat dans une Côte d’Ivoire encore traumatisée par la crise post-électorale de 2010-2011 qui fit plus de 3 000 morts.

Le Burkina Faso, exemple à suivre

Foucher et Depagne alertent : « L’exemple guinéen doit faire réfléchir les dirigeants de la région qui sont tentés de se maintenir au pouvoir coûte que coûte, en manipulant les processus électoraux et les constitutions, ou en installant des régimes autoritaires au sein desquels l’opposition est réduite au silence [7]. »

Le parfait exemple en est le Burkina Faso. Certes, dans ce pays, c’est une insurrection populaire, et non un coup d’État, qui a chassé en 2014 le président Blaise Compaoré, au pouvoir depuis l’assassinat de Thomas Sankara en 1987. Mais lui aussi briguait un mandat supplémentaire et inconstitutionnel, et l’insurrection a débouché sur l’instauration d’un régime démocratique. Le Niger est un bon contre-exemple en termes de gouvernance. L’élection démocratique de Mohamed Bazoum en 2021 doit beaucoup au succès de la présidence de Mahamadou Issoufou (2011-2021), bien qu’une tentative avortée de putsch ait eu lieu la veille de son investiture.

NDLR : Lire sur LVSL les deux entretiens avec Bruno Jaffré, biographe de Thomas Sankara : « Assassinat de Sankara : “Le gouvernement doit lever le secret défense” » et « Au Burkina Faso, l’insurrection de 2014 n’a pas détruit le système mis en place sous Compaoré »

Alors que la transition commence à peine à dessiner ses contours, la société civile guinéenne porte sur elle de grandes responsabilités pour l’instauration d’une véritable démocratie.

À cet égard, ses dirigeants pourraient s’inspirer des succès obtenus au Burkina Faso. Dans ce pays, la société civile a joué un rôle majeur dans la chute de Compaoré et, plus important encore, dans le succès de la transition. Pendant que les partis d’opposition restaient attentistes et l’armée divisée, elle a été à l’initiative des négociations avec les militaires et de l’écriture de la charte de la transition, qui prévoyait la mise en place d’un parlement dans lequel les partis politiques étaient relativement marginalisés.

Si les partis souhaitaient l’organisation rapide des élections, la société civile a profité de la transition pour imposer des réformes structurantes comme celle du Code électoral, qui rend inéligibles « toutes les personnes ayant soutenu un changement anticonstitutionnel qui porte atteinte aux principes de l’alternance démocratique, notamment au principe de la limitation du nombre de mandats présidentiels », et celle du Code minier, améliorant les retombées locales de l’extraction minière [8].

Au risque de suivre le scénario malien où les militaires prennent peu à peu le contrôle intégral de l’administration et s’accrochent au pouvoir, le succès de la transition guinéenne dépendra de la mobilisation de sa société civile et de sa capacité à faire nation au-delà des appartenances communautaires.

Notes :

[1] Vincent Foucher et Rinaldo Depagne, « Alpha Condé a ouvert la voie au retour de l’armée à la tête de son pays », International Crisis Group, 9 septembre 2021.
[2] Sékou Koundouno, « Colonel Mamady Doumbouya : militaire et grand propriétaire immobilier en un temps records », Kalenews, 22 août 2021.
[3] François Soudan, « Guinée : l’histoire secrète de la chute d’Alpha Condé », Jeune Afrique, 8 septembre 2021.
[4] « Enquête sur le fils du président guinéen », Le Parisien, 28 septembre 2015.
[5] Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA), Rapport de mission en Guinée, ministère de l’Intérieur, 2018.
[6] « Guinée : Les victimes du massacre du stade n’ont toujours pas obtenu justice », Amnesty International, 28 septembre 2020.
[7] Vincent Foucher et Rinaldo Depagne, Ibid.
[8] Bruno Jaffré, L’insurrection inachevée. Burkina Faso 2014, Syllepse, 2019.

Confrontation avec la Chine : Biden dans les pas de Trump

Au début du mois de juin, Joe Biden a décidé d’élargir la « liste noire » des entreprises chinoises ayant l’interdiction de bénéficier d’investissements américains. Ce décret porte le nombre de sociétés concernées à 59 et témoigne du maintien de la ligne dure à l’égard de la Chine défendue par son prédécesseur, Donald Trump. Si l’on veut saisir toute la complexité de cette rivalité États-Unis – Chine, il est important de rappeler que l’enjeu n’est pas exclusivement commercial, mais aussi technologique et militaire. Pour l’administration Biden, il s’agit de maintenir un statut de première économie mondiale de plus en plus fragile, de contrer l’ascension chinoise dans le domaine de la technologie et d’empêcher l’Armée populaire de libération (APL) de contester une suprématie militaire pour l’instant indiscutable. La Chine, pour sa part, cherche prioritairement à multiplier les partenariats économiques, à développer son immense potentiel technologique afin de servir sa stratégie géopolitique visant notamment à étendre sa souveraineté en mer de Chine.

Au-delà d’une simple « guerre commerciale »

Les tensions actuelles entre les États-Unis et la Chine sont d’abord dues à l’accroissement du déficit commercial américain vis-à-vis de la Chine au cours des deux dernières décennies pour atteindre 345 milliards de dollars (les deux tiers du total) en 2019 [1]. Selon un rapport de l’Economic Policy Institute, ce déficit croissant a eu pour conséquence la destruction d’environ 3,7 millions d’emplois américains entre 2001 et 2018 [2]. Les Américains ont tendance à expliquer ce déséquilibre et ses conséquences par l’ampleur des « pratiques déloyales » chinoises. Or, si les transferts forcés de technologie peuvent être qualifiés ainsi, le soutien de l’État chinois aux entreprises stratégiques ou encore la limitation de l’accès au marché national relèvent tout simplement d’une politique protectionniste.

Si, à l’époque de sa présidence, Donald Trump n’hésitait pas à dénoncer les effets néfastes du libre-échange quand il s’agissait de pertes d’emploi sur le sol américain, il présentait volontiers l’interventionnisme de l’État stratège chinois – visant notamment à permettre aux entreprises de mieux faire face à la concurrence internationale – comme une menace inacceptable. Ainsi, exploitant à la fois l’hostilité d’un nombre croissant de citoyens américains envers la Chine [3] et la volonté du Congrès (Républicains et Démocrates réunis) d’adopter une position plus offensive envers cette dernière, l’administration Trump a développé le concept d’« agression économique » [4], dans l’optique de justifier une politique commerciale offensive à l’égard de la Chine.

Cette politique unilatérale lancée en 2018 s’est premièrement manifestée par la taxation à hauteur de 10% de plus de 5 700 produits chinois (acier, textile, électronique…) représentant un montant d’environ 200 milliards de dollars [5], avant de déboucher à l’été par l’imposition de tarifs douaniers de 25% sur ces mêmes importations [6]. Pékin, qui s’était contentée au départ de riposter par le biais de mesures punitives contre une gamme de produits américains, a fini par dénoncer une « guerre commerciale », puis fit augmenter ses propres tarifs douaniers en représailles. De plus, le Premier ministre Li Keqiang a annoncé un plan d’aide dont l’objectif était de soutenir les entreprises chinoises affectées par les restrictions commerciales [7]. Ce n’est qu’en octobre 2019 que les deux pays ont fini par s’engager à suspendre la hausse de certains droits de douane. Un accord dit de « Phase 1 » a été signé en janvier 2020 afin de formaliser cet engagement.

Si Joe Biden a décidé de maintenir la ligne ferme de son prédécesseur en élargissant la « liste noire » des entreprises chinoises qui ne peuvent plus recevoir d’investissements américains, c’est avant tout dans le but de limiter l’accès de la Chine aux technologies et marchés américains.

La politique offensive de l’administration Trump a certes contribué au ralentissement de la croissance chinoise et mené à la dévaluation du yuan par la Banque populaire de Chine [8]. Cependant, la deuxième puissance économique mondiale a tout de même bien résisté en compensant la baisse des exportations vers les États-Unis par une augmentation des exportations vers d’autres pays, notamment ceux de l’ASEAN (Association of SouthEast Asian Nations). Ce mouvement va probablement s’accélérer grâce à la signature en novembre 2020 du Partenariat économique régional global (PERG ; Regional Comprehensive Economic Partnership en Anglais) qui rassemble 15 pays d’Asie et d’Océanie représentant près d’un tiers du commerce mondial, ce qui en fait le plus grand accord de libre-échange conclu à ce jour [9]. En défendant très activement ce projet, la Chine s’est érigée en grande défenseure du multilatéralisme au moment même où Donald Trump retirait les États-Unis d’un autre accord de libre-échange dont elle ne faisait pas partie, le Partenariat transpacifique (PTP). En rien protecteur sur les plans social et environnemental, le PERG permet en fait à la Chine de se préserver de tout isolement sur le plan économique et de conforter son rôle de premier plan dans une région comprenant plusieurs alliés de Washington.

Consulter le dossier que LVSL a consacré au décryptage de l’expansion chinoise et de sa confrontation avec les grandes puissances : « Comment la Chine change le monde »

En outre, les dirigeants américains savent pertinemment que les ambitions de l’empire du Milieu ne se cantonne pas à la région Asie-Pacifique. Le développement des « nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative) – un grand projet d’investissement transcontinental ayant pour but de construire un vaste réseau d’infrastructures afin de faciliter le commerce de marchandises et le transport d’énergies – en est la meilleure preuve puisqu’elles incluent l’Asie centrale, une partie de l’Afrique de l’Est et même de l’Europe dans leur tracé.

Pour toutes ces raisons, la rivalité entre les États-Unis et la Chine ne se limite nullement à une simple « guerre commerciale ». Du côté américain, l’enjeu dépasse largement la question du déficit extérieur. Si Joe Biden a décidé de maintenir la ligne ferme de son prédécesseur en élargissant la « liste noire » des entreprises chinoises qui ne peuvent plus recevoir d’investissements américains [10], c’est avant tout dans le but de limiter l’accès de la Chine aux technologies et marchés américains afin d’éviter qu’elle concurrence la domination des États-Unis dans des secteurs clés pour la sécurité nationale. Le dévoilement par les dirigeants chinois du plan « Made in China 2025 » et du quatorzième plan quinquennal qui visent en grande partie à accélérer l’innovation, notamment dans les secteurs de pointe [11], a sans doute exacerbé les craintes de Washington.

Technologie et ressources naturelles

Il n’est pas anodin que, déjà à l’époque de la présidence Trump, le géant technologique Huawei ait été placé sur la fameuse liste noire. Désormais première vendeuse de smartphones au monde, cette société a connu une ascension fulgurante et construit à présent des réseaux de télécommunications dans les pays du Sud. Pour le chercheur américain Evgeny Morozov, « [s]a trajectoire illustre les hautes aspirations du gouvernement pour le secteur des technologies. Si d’autres entreprises chinoises venaient à suivre cet exemple, la suprématie économique américaine au niveau mondial pourrait s’en trouver sérieusement ébranlée [12] ».

Vivement inquiétés par cette perspective, les États-Unis ont également mené bataille sur le terrain diplomatique. À titre d’exemple, le Chili et le Royaume-Uni ont tous les deux chassé Huawei de leurs réseaux 5G après avoir subi des pressions [13].

Stand de Huawei au salon industriel de l’Internationale Funkausstellung Berlin © Matti Blume

Au-delà de ce cas précis, l’actuel Président américain et ses conseillers restent persuadés que la technologie est un véritable instrument de puissance permettant à la fois de stimuler la croissance économique, de renforcer les capacités militaires, voire de faciliter la surveillance de masse. Ce constat, largement partagé entre les pays développés et émergents, ne peut que favoriser une compétition dans l’acquisition de technologies de plus en plus sophistiquées. En Chine, les dépenses en recherche et développement ont été multipliées par 12 entre 2000 et 2018, et le pays se classe désormais en deuxième position juste derrière les États-Unis [14]. Bien que le rattrapage ne soit pas encore total, l’État chinois possède un avantage de taille sur l’État fédéral américain : il est plus à même de maîtriser son système productif. En effet, alors que des multinationales américaines telles que Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft pouvaient jusqu’à récemment nouer des partenariats avec des entreprises chinoises, les dirigeants de Huawei n’ont sans doute même pas songé à faire de même avec des sociétés implantées aux États-Unis, bien conscients que Pékin ne tolérerait pas un tel écart. En ce sens, dans la droite lignée de l’administration Trump, l’administration Biden s’est donnée pour objectif de réorienter les investissements des entreprises américaines du secteur des nouvelles technologies hors de Chine.

En Chine, les dépenses en recherche et développement ont été multipliées par 12 entre 2000 et 2018, et le pays se classe désormais en deuxième position juste derrière les États-Unis.

De leur côté, les grandes entreprises technologiques chinoises, qui bénéficient grandement des débouchés qu’offrent les « nouvelles routes de la soie » ainsi que d’un fort soutien étatique, se déploient non seulement en Asie, mais aussi en Europe et en Afrique. Le pouvoir chinois compte bien profiter de ces nouveaux marchés d’exportation afin de diminuer sa dépendance envers les pays développés. Cette dépendance pourrait même, à certains égards, s’inverser, puisque plusieurs entreprises chinoises fournissent des technologies de surveillance par intelligence artificielle à des États européens tels que l’Allemagne, la France, l’Italie, ou encore le Royaume-Uni [15] – dans un contexte où les autorités cherchent à renforcer leurs moyens de surveillance des populations.

Lire sur LVSL l’article de Sarah Vennen : « Cyber-colonialisme : comment le régime de techno-surveillance chinois s’impose au Zimbabwe »

D’autre part, la question des métaux rares, dont certains sont essentiels au développement de l’industrie du numérique ainsi qu’à la construction de batteries, est cruciale pour la deuxième économie du monde. En conséquence, des pays comme la Bolivie, dont le sous-sol regorge de lithium, représentent un grand intérêt pour la Chine qui ne cache pas son ambition de faire rouler l’intégralité de ses automobilistes en voiture électrique d’ici quelques années. En août 2019, le gouvernement bolivien avait conclu un partenariat avec le consortium chinois Xinjiang TBEA Group prévoyant notamment l’implantation d’une usine de batteries lithium-ion sur le sol chinois [16]. Le coup d’État de novembre 2019, soutenu par les États-Unis, fut suivi d’une rupture des relations avec le pays de Xi Jinping. Les actions de l’entreprise américaine Tesla, spécialisée dans la construction de voitures électriques, avaient alors explosé, et beaucoup avaient spéculé sur les éventuels contrats qui pourraient être signés avec la Bolivie. Ce rapprochement entre les États-Unis et la Bolivie a été suspendu par l’élection de Luis Arce, vainqueur des élections de novembre 2020, qui affiche clairement sa détermination à rétablir les ponts avec la Chine. À l’époque de sa campagne, il déclarait déjà à Le Vent Se Lève : « la Chine [met] l’accent sur l’investissement ou le tourisme en même temps que sur le commerce. Par conséquent, il est plus opportun pour l’économie bolivienne de passer des accords avec ce genre de gouvernements, qui proposent des accords plus adaptés à nos conditions que ceux qui sont régis par le libre-échange » [17].

Lire sur LVSL notre entretien avec le président Luis Arce : « Nous devons garantir la souveraineté de la Bolivie sur le lithium »

De la même manière, on peut interpréter les récentes mutations politiques en République démocratique du Congo comme la conséquence des affrontements sino-américains autour des métaux rares. Ce pays, qui contient plus de 50 % des réserves de cobalt et de coltan, constitue un lieu hautement stratégique en la matière. Alors que l’ex-président Joseph Kabila avait multiplié la signature de contrats miniers avec la Chine, son successeur Félix Tshisekedi affiche sa volonté de les renégocier et de se rapprocher des États-Unis. Une démarche saluée par le gouvernement américain qui, de la fin du mandat de Donald Trump au commencement de celui de Joe Biden, a tendu la main au nouveau président congolais [18].

Lire sur LVSL l’article de Nathan Dérédec : « Métaux rares : l’empire global de la Chine »

On l’aura compris, le fait que la Chine conforte sa place de grande puissance économique et technologique et s’impose comme un acteur incontournable sur la scène internationale a toutes les raisons d’inquiéter les États-Unis, dernier pays à avoir atteint le rang « superpuissance » et peu désireux de voir un adversaire direct se rapprocher de ce statut. Cependant, la rivalité sino-américaine possède bien une dimension militaire. Cette tendance s’est confirmée dès le premier mandat de Barack Obama dont l’administration avait lancé une stratégie de « pivot » (rebalance, en Anglais) vers l’Asie-Pacifique. Depuis, les Américains ont considérablement renforcé leur présence militaire dans cette région tandis que Pékin mène une politique particulièrement offensive en mer de Chine.

Tensions militaires accrues dans l’Indo-Pacifique

La stratégie du « pivot » avait pour finalité de réorienter la politique étrangère des États-Unis. À de nombreux égards, l’administration Obama a considéré dès la fin des années 2000 (une décennie marquée par les interventions en Afghanistan et en Irak) que la menace principale ne provenait plus du Moyen-Orient, mais de la puissance montante chinoise. Cette vision a été conservée durant les deux mandats du Président démocrate, si bien que celui-ci déclarait en 2015 : « La Chine veut écrire les règles pour la région du monde qui connaît la croissance la plus rapide. Pourquoi la laisserait-on faire ? Nous devrions écrire ces règles [19]. »

Toutefois, comme le rappelle le chercheur Hugo Meijer, l’objectif se limitait à l’époque à « dissuader tout comportement agressif ou coercitif de la RPC (République populaire de Chine) [20] ». Pour les dirigeants américains, la Chine ne représentait alors qu’une menace à l’échelle régionale.

Les hauts responsables de l’administration Trump, pour leur part, ont prêté aux ambitions de la Chine une dimension globale. Ainsi, l’on pouvait lire dans le résumé de la National Defense Strategy publié en 2018 que la Chine poursuivait déjà à l’époque « un programme de modernisation militaire qui vis[ait] à atteindre une hégémonie régionale dans l’Indo-Pacifique à court terme et à supplanter les États-Unis pour atteindre la prééminence mondiale dans le futur [21] ». Plus précisément, le Bureau du Secrétariat de la Défense estimait dans son rapport annuel au Congrès de septembre 2020 que l’armée chinoise dépassait déjà l’US Army dans trois domaines spécifiques, à savoir la marine, les missiles balistiques et de croisière conventionnels basés au sol et les systèmes de défense aérienne intégrés [22]. C’est pourquoi un nouveau renforcement de la présence américaine s’est opéré et donc élargi au bassin indo-pacifique, qui comprend à la fois la partie occidentale de l’Océan Pacifique et les parties tropicales et subtropicales de l’Océan Indien. Ceci s’explique notamment par le fait que l’Inde est considérée comme un allié de poids pour contrebalancer la puissance chinoise dans la région. Dans cette perspective, Donald Trump, tout comme son prédécesseur, avait décidé de revitaliser le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad) conclu en 2007 entre les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie dans le but de contenir la puissance chinoise [23].

Lire sur LVSL l’article de Marine Lion : « Inde-Chine : un point de non-retour dans la guerre économique globale ? »

Dès les premiers mois de son mandat, le Président Biden a décidé d’accorder une importance première à cette alliance et a pris l’initiative de réunir les Premiers ministres des trois États partenaires lors d’un sommet virtuel le 12 mars dernier. En attendant la formation d’un potentiel « Quad+ », qui pourrait s’élargir à la Corée du Sud, voire à plusieurs États membres de l’ASEAN [24], le quatuor entretient déjà de solides relations avec la France qui a déployé d’importants moyens militaires dans la région entre mars et juin. En effet, le porte-avions à propulsion nucléaire Charles-de-Gaulle, le sous-marin d’attaque à propulsion nucléaire Émeraude, le porte-hélicoptères Tonnerre et la frégate Surcouf ont été mobilisés dans le cadre d’exercices conduits en coopération avec les armées des États membres du Quad [25]. La fin de la présidence Trump n’a donc absolument pas remis en cause la volonté des États-Unis de former un front aussi large que possible pour faire échec aux visées expansionnistes de Pékin dans la zone Indo-Pacifique. De manière globale, bien que le budget militaire chinois reste largement en-dessous de celui des États-Unis, les dirigeants américains ont très bien noté qu’il était quatre fois plus important que ceux du Royaume-Uni, de l’Allemagne ou encore de la France [26].

La fin de la présidence Trump n’a absolument pas remis en cause la volonté des États-Unis de former un front aussi large que possible pour faire échec aux visées expansionnistes de Pékin dans la zone Indo-Pacifique.

La Chine, de son côté, voit d’un mauvais œil l’élargissement de cette coalition dans sa première zone d’influence. Ceci n’est guère étonnant dans la mesure où elle mène depuis des années une politique offensive en mer de Chine méridionale où elle se dispute les îles Paracels et Spratleys avec des alliés des États-Unis, notamment Taïwan, le Vietnam et les Philippines, provoquant ainsi des incidents à répétition. À la suite de l’adoption, en février, d’une loi maritime, les autorités chinoises ont même renforcé les pouvoirs de leurs garde-côtes [27]. Comme le résume la chercheuse Sophie Boisseau du Rocher : « [l]a Chine agit comme si ses prétentions territoriales étaient déjà une réalité lui permettant de s’affranchir des clauses de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer qu’elle a ratifiée le 15 mai 1996 [28] ». Par conséquent, la perspective d’un apaisement des tensions semble pour l’instant s’éloigner.

Joe Biden cherche des alliés en Europe

Les chefs d’État et de gouvernement des membres du G7 lors du sommet de Cornouailles © Crown Copyright

Au mois de juin, le Président Biden a effectué une tournée diplomatique sur le continent européen afin d’assister à plusieurs sommets (G7, OTAN) et de rencontrer notamment les dirigeants de l’Union européenne (UE) ainsi que le Président russe Vladimir Poutine. Avant même de quitter le sol américain, le chef d’État a déclaré que l’objectif de son voyage était de faire savoir « clairement à Poutine et à la Chine que les États-Unis et l’Europe [étaient] soudés » [29]. Cette déclaration ne s’inscrit pour l’instant dans aucune stratégie clairement définie. Jusqu’ici, les États-Unis et l’UE ont seulement lancé une action collective aux côtés du Canada et du Royaume-Uni dans le cadre de laquelle plusieurs sanctions ont été adoptées contre d’actuels et anciens fonctionnaires chinois impliqués dans la mise en œuvre de programmes de détention et d’assimilation forcée visant les Ouïghours (une minorité vivant dans la région du Xinjiang) [30]. Les paroles du Président démocrate constituent surtout un appel au renforcement de la relation transatlantique et confirment que Washington veut à tout prix éviter d’être isolée face à une puissance chinoise en pleine expansion.

Lire sur LVSL l’article d’Othman el Hadj : « Le doux rêve d’une défense européenne indépendante de l’OTAN »

Notes :

[1] NARDON Laurence et VEILLET Mathilde, « La guerre commerciale sino-américaine : quel bilan à l’issue de la Présidence Trump ? », Potomac Paper, n° 40, Ifri, novembre 2020.

[2] SCOTT Robert E. et MOKHIBER Zane, “Growing China trade deficit cost 3.7 million American jobs between 2001 and 2018”, Economic Policy Institute, janvier 2020.

[3] YOUNIS Mohamed, “New High in Perceptions of China as U.S.’s Greatest Enemy”, Gallup, 16 mars 2021.

[4] EDWARDS John, “‘Economic aggression’: Donald Trump picks a fight with China”, The Interpreter, 20 décembre 2017.

[5] BULARD Martine, « Chine – États-Unis, où s’arrêtera l’escalade ? », Le Monde diplomatique, octobre 2018.

[6] MATELLY Sylvie, « Entre la Chine et les États-Unis, une compétition inévitable ? », Revue internationale et stratégique, 2020/4.

[7] BULARD Martine, art. cit.

[8] RICCI Sébastien, « Dévaluer le yuan, une stratégie à risques multiples pour Pékin », La Tribune, 6 août 2019. [1] BULARD Martine, « Bombe libre-échangiste en Asie », Le Monde diplomatique, janvier 2021.

[9] BULARD Martine, « Bombe libre-échangiste en Asie », Le Monde diplomatique, janvier 2021.

[10] LUBOLD Gordon et LEARY Alex, “Biden Expands Blacklist of Chinese Companies Banned From U.S. Investment”, The Wall Street Journal, 3 juin 2021.

[11] MATELLY Sylvie, art. cit.

[12] MOROZOV Evgeny, « Bataille géopolitique autour de la 5G », Le Monde diplomatique, octobre 2020.

[13] Ibid.

[14] THIBOUT Charles, « La voie technologique du conflit sino-africain », Revue internationale et stratégique, 2020/4.

[15] Ibid.

[16] MARIETTE Maëlle, « En Bolivie, la filière du lithium à l’encan », Le Monde diplomatique, janvier 2020.

[17] « Nous devons garantir la souveraineté de la Bolivie sur le lithium », entretien avec Luis Arce Catacora, Le Vent Se Lève, 19 avril 2020.

[18] « Comment Washington a poussé Tshisekedi à renégocier les contrats miniers signés par Kabila avec la Chine », Africa Intelligence, 25 juin 2021.

[19] « Remarks by the President in State of the Union Adress », Janvier 2015. Disponible ici.

[20] MEIJER Hugo, « L’Asie-Pacifique dans le débat stratégique américains. Obama, Trump et la montée en puissance de la Chine », Politique américaine, 2019/3 (n° 33).

[21] MATTIS Jim, “Summary of the 2018 National Defense Strategy”, p. 2. Disponible ici.

[22] Office of the Secretary of Defense, Military and Security Developments Involving the People’s Republic of China 2020Annual report to Congress, Washington, U.S. Department of Defense, septembre 2020.

[23] MEIJER Hugo, art. cit.

[24] PÉRON-DOISE Marianne, « Le Quad, pilier de la stratégie indo-pacifique de l’administration Biden ? », The Conversation, 21 avril 2021

[25] BULARD Martine, « L’Alliance atlantique bat la campagne en Asie », Le Monde diplomatique, juin 2021.

[26] MAULNY Jean-Pierre et SCHNITZLER Gaspard, « Puissance militaire : la Chine, ennemi public numéro un des États-Unis ? », Revue internationale et stratégique, 2020/4.

[27] BULARD Martine, « L’Alliance atlantique bat la campagne en Asie »

[28] BOISSEAU DU ROCHER Sophie, « Chine et Asie du Sud-Est : les jeux sont-ils faits ? » Politique étrangère, 2021/2.

[29] « Joe Biden veut faire savoir ‘à Poutine et à la Chine que les États-Unis et l’Europe sont soudés’ », Le Monde, 9 juin 2021.

[30] TALLEY Ian et NORMAN Laurence, “U.S. and Its Allies Sanction China Over Treatment of Uyghurs in a Collective Action”, The Wall Street Journal, 22 mars 2021.

Internet Année Zéro : la naissance des monstres numériques

© John Lester – Flickr

Internet Année Zéro (Divergences 2021) est le dernier essai de Jonathan Bourguignon, spécialiste des origines du capitalisme numérique américain. Il y retrace l’avènement de la société de surveillance contemporaine à travers une galeries de portraits (Peter Thiel, Elon Musk) et le récit des chemins de traverse entre la contreculture américaine des années 60-70 et la cyberculture de la Silicon Valley. Fait notable pour un ouvrage de ce genre, une partie conséquente du livre est réservée à l’émergence du numérique chinois, permettant au lecteur de découvrir l’autre empire informatique actuel, celui des BATX et de la « grande muraille numérique », filtrant les influences extérieures. Les lignes suivantes sont extraites de son ouvrage.1

Les héritiers

La bulle Internet connaît son apogée au mois de mars 2000. Son éclatement aurait pu marquer la fin du rêve de cette nouvelle économie vouée à avaler l’ancien monde ; en réalité, il est surtout un assainissement de l’écosystème. Pendant les années de fièvre et d’exubérance de la fin du siècle, certains ont patiemment, rationnellement construit l’infrastructure du web marchand. Alors que les valeurs technologiques s’effondrent et que les industriels et investisseurs traditionnels qui se sont lancés dans l’aventure sauvent ce qu’ils peuvent de leurs investissements, ces bâtisseurs vont consolider durant les années suivantes des actifs qui deviendront des empires. En héritiers de la cyberculture, ils vont investir les fortunes considérables qu’ils ont amassées avant l’explosion de la bulle pour contribuer à l’avènement du monde libertarien, transhumaniste et cybernétique auquel ils croient.

La généalogie de ce nouveau groupe parmi les plus influents de la Silicon Valley remonte à la création du web marchand ; leur action contribuera à faire de la data (données) le nouvel or noir du cyberespace. Entre 1995 et 2000, la croissance du web est stupéfiante : la base d’utilisateurs passe de 16 à 360 millions, près de 6 % de la population mondiale est soudain en ligne. Cette croissance est nourrie par la multiplication des sites web : entreprises, administrations publiques, tous types d’organisations créent soudain leur propre site. Le trafic, anarchique et décentralisé, commence à s’organiser à partir de 1995, sous la forme de portails et annuaires en ligne, tels que AOL et Yahoo!, portes d’entrée dans la toile à partir desquels les utilisateurs n’ont plus qu’à suivre les liens qui sont étalés sous leurs yeux. Les moteurs de recherche les talonnent : Altavista (qui sera racheté par Yahoo!) est créé la même année, Google trois ans plus tard.

Les internautes sont désormais libres de découvrir l’étendue du réseau par simple recherche de mots clés, sans être guidés ou connaître préalablement l’existence et l’adresse précise des sites qu’ils vont visiter. Néanmoins, en 1997, le commerce en ligne aux États-Unis représente moins de 0,1 % de son parent dans la vie réelle. Quelque chose manque pour que les consommateurs et leurs dollars délaissent les devantures désirables des boutiques et magasins. C’est à la même époque que se constituent les trois éléments clés qui permettent à l’écosystème marchand d’éclore : les fournisseurs de services d’applications (l’ancêtre du SaaS ou Software as a Service, littéralement «logiciel en tant que service») qui permettent la multiplication des sites de commerce comme des médias ; les moyens de paiement en ligne qui créent un accès pour dériver l’économie classique vers la nouvelle économie en ligne; et le modèle de revenu publicitaire qui crée la dynamique entre marchands, médias en ligne et entreprises technologiques.

Les entreprises pionnières qui ouvrent la voie à chacune de ces innovations se nomment respectivement Viaweb, Paypal et Netscape. Leurs fondateurs porteront l’héritage idéologique de la vallée. Le modèle publicitaire est l’épine dorsale du web. Fondamentalement, il ne diffère guère de celui qui a fait la fortune des agences publicitaires de Madison avenue. Il fait intervenir trois types d’acteurs : les annonceurs (advertisers), les médias (publishers), et l’ensemble des acteurs publicitaires, agences et plateformes de placement, qui organisent le jeu. Les annonceurs permettent de faire rentrer de l’argent réel dans le cyberespace. Il s’agit essentiellement de commerçants, qui vendent des produits et des services de l’ancien monde, vêtements, objets, billets d’avion, nuits d’hôtel. Leur survie est soumise à une compétition de marché: ils doivent amener les consommateurs sur le cyberespace et les détourner de l’économie classique, mais surtout, ils doivent lutter entre eux. La publicité est leur arme pour attirer les internautes sur leurs services. Les médias ont pour principale valeur leur audience : des sites web et des applications, que visitent des utilisateurs plus ou moins nombreux, plus ou moins qualifiés, c’est-à-dire présentant un profil plus ou moins spécifique et valorisé par les annonceurs.

Les plateformes publicitaires créent les conditions qui permettent aux annonceurs d’atteindre l’audience des médias. Rien de nouveau sous le soleil du cyberespace : qu’ils s’appellent journal, magazine, chaîne de télévision ou station de radio, le modèle économique des médias n’a guère évolué depuis la révolution industrielle au début du XIXe siècle.

Viaweb : audience et données

Le nom Viaweb a laissé assez peu de traces. Et pourtant, l’influence de l’entreprise dans le développement du web marchand est très importante. Viaweb existe sous ce nom entre 1995 et 1998, jusqu’à son acquisition par Yahoo! qui rebaptisera le service Yahoo! Store. Viaweb est une application que l’on accède comme un site web, et qui permet de construire et d’héberger des sites d’e-commerce en ligne. Certains – et en particulier le génie technique derrière Viaweb, Paul Graham – considèrent que le service développé par Viaweb constitue le premier fournisseur d’application en ligne. Il permet de créer des sites web.

Comme son nom l’indique (« via le web ») et contrairement à la plupart des logiciels de l’époque, utiliser cette technologie dispense ses clients d’acheter une version du logiciel, qu’ils devraient ensuite installer sur leurs propres machines, avec laquelle ils généreraient un site qu’ils devraient ensuite héberger sur leurs propres serveurs. Les clients de Viaweb utilisent à distance un logiciel qui tourne directement sur les serveurs de Viaweb, pour générer un site opéré directement par Viaweb, avec des données hébergées elles aussi sur des serveurs gérés par Viaweb. Cette particularité permet d’abaisser le niveau d’expertise requis pour créer des sites web, et contribuera à la multiplication du nombre de services marchands. Des technologies équivalentes, développées pour la publication de contenus, permettront l’émergence du phénomène des blogs, et de transformer les internautes majoritairement visiteurs de site web, jusqu’à présent passifs, en éditeurs actifs (avant que le web 2.0 ne vienne encore brouiller la frontière en rendant les visiteurs eux-mêmes actifs, c’est-à-dire créateurs de contenus et générateurs de données, sur le site web même qu’ils visitent). Surtout, la technologie permet à une entreprise cliente de Viaweb d’héberger ses données chez Viaweb.

Ce qui semble un détail technique en 1995 aura des répercussions très importantes des décennies après : en créant au même endroit des banques de données agrégeant l’activité des employés, clients ou cibles marketing de milliers d’entreprises se constituent les premiers puits de ce nouveau pétrole que le marketing n’appelle pas encore big data ou cloud.

PayPal : le nerf de la guerre

Reste qu’acheter les services de ces nouveaux marchands et nouveaux médias qu’on ne rencontre jamais dans la vie réelle, ni dans un magasin, ni dans un kiosque n’a rien d’évident. Amazon vendait des livres en ligne dès 1994, eBay permettait d’organiser des brocantes virtuelles dès 1995, tandis que Netflix, à partir de 1997, louait des DVDs qui transitaient, aller et retour, par courrier. Le principal moyen de paiements consistait alors à envoyer des chèques par courrier. La promesse d’un univers émancipé et dématérialisé où l’information se transmet à la vitesse des photons dans une fibre optique bute sur les limites mécaniques et musculaires des bicyclettes des facteurs, des camions de ramassage et de l’organisation dans les centres de tri des services postaux fédéraux… Paypal naît du mariage en 2000 de deux entreprises pré-pubères, fondées au cours des dix-huit mois qui précèdent.

La première, x.com, s’est donné pour mission de concurrencer les banques dans le nouvel espace digital. À sa tête : Elon Musk, un jeune entrepreneur sud-africain. À vingt-sept ans, dont à peine quatre dans la Vallée, il a déjà revendu une première startup qui fournissait des outils de développement graphique en ligne aux médias (une époque où un écran standard d’ordinateur affichait des pixels d’environ un demi-millimètre, c’est-à-dire dix fois plus gros que ce que peuvent afficher les smartphones en 2020). La seconde, Confinity, compte un certain Peter Thiel, d’origine allemande, parmi ses fondateurs, et ambitionne de créer une monnaie digitale indépendante des banques et des gouvernements, dix ans avant que la cryptomonnaie Bitcoin ne voie le jour.

Le jeune couple devient Paypal, du nom du produit phare développé par Confinity : un système qui permet de faire circuler de l’argent en ligne de manière sécurisée, de la même façon que le fait une fédération de type VISA à travers ses propres réseaux de terminaux de paiement. À travers son compte en ligne, le payeur donne l’autorisation à Paypal d’effectuer une transaction qui prélève un certain montant du compte bancaire qu’il a spécifié, et le transfère vers le compte du bénéficiaire. Paypal fait circuler cette transaction sur les réseaux bancaires. La banque du payeur débite son compte du montant de la transaction, tandis que la banque du bénéficiaire crédite son compte. Seul Paypal est en mesure de voir les numéros de carte et de compte en ligne du payeur et du bénéficiaire, assurant la sécurité de la transaction. Rapidement, des divergences de culture se font jour entre les anciens de x.com et de Confinity.

En 2000, Elon Musk est évincé de Paypal alors qu’il se trouve dans les airs, un avion l’emportant vers l’Australie pour ses premières vacances depuis la fusion. Peter Thiel reprend les rênes. La compagnie entre en Bourse en 2002, et est rachetée la même année par eBay pour 1,5 milliards de dollars. Musk perçoit plus de 150 millions dans la transaction. Malgré l’audience du web qui explose et les transactions marchandes en ligne qui prennent de l’ampleur, les médias, qui génèrent l’essentiel du trafic, peinent à trouver des revenus. Le volume ne parvient pas à compenser la très faible valeur des emplacements publicitaires, en particulier comparée à la télévision. Une publicité en ligne est perçue comme peu valorisante pour l’image de marque des annonceurs ; leur impact est difficile à mesurer ; à l’instar du commerce, le marché publicitaire en ligne représente en 1997 une fraction de pour-cent.

L’arrivée des cookies

Un détail technique va changer la donne. Il porte le nom inoffensif de cookie. Le cookie est un petit fichier de mémoire, stocké par le navigateur sur l’ordinateur de l’utilisateur, qui ne peut être lu que par le service web qui l’a écrit. Le navigateur transmet le cookie chaque fois qu’une nouvelle connexion est établie avec le service, permettant de créer une relation de longue durée, et privée, entre le service et l’utilisateur. Par exemple, les cookies permettent de maintenir une session ouverte, donc que d’une page à l’autre, l’utilisateur n’ait pas à réintroduire ses identifiants, ou encore que le contenu d’un panier ne disparaisse pas. Le cookie est d’abord développé en 1994 au sein du navigateur Netscape. Trois ans plus tard, une spécification de l’Internet Engineering Task Force (IETF), l’organisme chargé de faire émerger les standards qui composent la suite des protocoles internet, met en garde contre le risque en termes de vie privée de certains types de cookies.

Ces cookies, dits cookies tiers ou third party, sont un cas d’utilisation qui n’avait pas été prévu à leur création – ce que l’industrie appelle, dans la continuité culturelle de l’année 1984, un hack. Les cookies tiers consistent en script hébergé sur le site que visite l’utilisateur, qui s’exécute dans le navigateur, créant une communication invisible avec l’entreprise tierce qui a écrit le code. Il peut y avoir de nombreuses raisons d’intégrer des cookies tiers: ils permettent à des entreprises partenaires de tracer le comportement des visiteurs, et ainsi d’aider à analyser un site web, optimiser son design et ses performances, détecter des bugs, ou… améliorer la publicité en ligne. L’IETF met en garde contre les risques en termes de vie privée pour les internautes : les cookies – tiers permettraient théoriquement à certaines entreprises d’avoir accès à l’activité des internautes sur un grand nombre de sites web, à leur insu. Le cookie est précisément l’un de ces bouts de code au sein desquels se cachent les nouvelles lois invisibles à la majorité des internautes aliénés à la technique.

Cette nouvelle loi révoque tacitement le droit à l’anonymat sur Internet : les cookies permettent de réconcilier facilement les différentes identités endossées par un même utilisateur sur différents sites. L’organisation préconise donc que les navigateurs interdisent nativement les cookies tiers. Pourtant, les deux entreprises qui éditent les navigateurs dominants de l’époque, Netscape de Marc Andreessen et Microsoft de Bill Gates, font la sourde oreille. La mise en garde disparaît de la nouvelle spécification publiée en octobre 2000. En particulier, les cookies vont permettre aux identités de persister entre les trois acteurs du modèle publicitaire: les plateformes technologiques vont être capables d’identifier les mêmes utilisateurs lorsqu’ils visitent le site d’un média ou d’un annonceur. Avant que le traçage des données permette aux publicitaires de prédire le comportement des consommateurs et de générer de la publicité ciblée, les cookies vont révolutionner la mesure de l’efficacité publicitaire. Internet invente la publicité à la performance.

Jusqu’à présent, la publicité était un levier de masse pour les marques et les publicitaires. Des données démographiques et des sondages permettaient d’évaluer l’audience d’un spot publicitaire dans un magazine ou sur une chaîne de télévision. Un spot publicitaire pendant le Superbowl était réservé aux entreprises les plus puissantes. L’impact sur les ventes ne pouvait qu’être grossièrement estimé. Sur Internet, les cookies permettent de savoir si un achat a été influencé par une publicité précise, si une publicité a été suivie d’une visite chez l’annonceur, voire d’un achat. Le jeu se perfectionne alors : les scripts installés par les plateformes publicitaires aussi bien chez leurs clients (les annonceurs) que chez leurs fournisseurs (les médias) captent de plus en plus d’information. Convenablement exploitées, les données d’activité de l’internaute permettent de prédire ses affinités, que ce soit côté marchand (caractéristiques des produits vus et mis au panier) ou côté média (centre d’intérêt, affinités politiques, comportement en ligne…). Nourris de ces données personnelles, les algorithmes sont alors capables de prédire, pour chaque utilisateur, sur chaque emplacement publicitaire et à chaque instant, la probabilité que l’affichage d’une bannière mène à un clic, voire à l’achat du produit mis en exergue.

Chaque fois qu’un utilisateur se présente sur le site d’un média, une mise aux enchères est organisée en quelques millisecondes : le publicitaire le plus offrant décide de ce qui s’affichera sous les yeux de l’internaute. Les annonceurs paient plus cher pour des publicités mieux ciblées. Les médias, eux, maximisent donc la valeur de leur audience à chaque visite. Tout le monde gagne à cette mise en commun de la donnée. Y compris les utilisateurs : alors que le web des premières années est inondé de publicités qui ouvrent des fenêtres pour des services déconcertants jusque dans les recoins les plus saugrenus de l’écran, la valorisation à la performance permet de montrer des publicités mieux ciblées et moins intrusives.

D’un point de vue strictement économique, le système semble vertueux : il met sur un pied d’égalité les mastodontes de la consommation et des petits annonceurs, ces derniers pouvant désormais contrôler leurs investissements marketing. De nouveaux acteurs marchands apparaissent, des pure players (dont l’activité ne s’exerce que dans l’univers dématérialisé du web), qui viennent concurrencer les distributeurs traditionnels. De tout petits médias peuvent eux aussi trouver des lignes de revenu, de nouvelles voix se font entendre. Durant presque vingt ans, les cookies tiers vont se multiplier sans qu’aucune remise en question ne vienne peser sur eux. Ils deviendront la clé de voûte du système économique sur lequel se repose une grande majorité des acteurs du web.

Don’t be evil

Parmi les entreprises de cette nouvelle vague publicitaire générée par les bourrasques violentes de l’année 2000 figure l’icône Google. Google existe depuis deux ans. Il naît du projet de recherche de deux doctorants à l’université de Stanford, Larry Page et Sergey Brin. Contrairement aux moteurs de recherche de l’époque qui se contentent d’indexer les sites web indépendamment les uns des autres à la recherche de mots clés, l’algorithme de Google se déploie en parfaite symbiose avec la philosophie du World Wide Web : il analyse les relations entre sites web, c’est-à-dire les liens hypertexte qui le connectent. Google s’attelle à la tâche monumentale de hiérarchiser l’information à travers le web, et l’écosystème lui sait gré de ce travail de titan: le moteur de recherche supplante tous ses concurrents; les plus prestigieux fonds d’investissement investissent dans Google. À l’époque, Google a plusieurs modèles de revenus. La régie publicitaire Adwords en fait partie mais est alors très minoritaire. Le fonctionnement d’Adwords est assez franc: chaque annonceur peut participer à une enchère pour acquérir un mot spécifique, par exemple dog (chien). S’il gagne, la prochaine fois qu’un utilisateur recherchera le mot dog, il verra apparaître au-dessus de ses résultats de recherche une publicité pour la dogfood (nourriture pour chiens) de l’annonceur.

Google vend aussi des licences pour faire tourner ses modèles au sein des systèmes d’information privés de larges organisations, une offre que n’aurait pas refusée le CERN de Tim Berners-Lee. À l’orée du nouveau millénaire, ce modèle est celui que privilégient ses fondateurs. La devise Don’t be evil («ne sois pas malfaisant»), qui deviendra le code de conduite officiel de l’entreprise, serait née à cette époque. Page et Brin, les fondateurs de Google, font publiquement part de leur sentiment que le mal, evil, ce pourrait bien être la publicité. Dans un papier de recherche, ils soutiennent qu’un moteur de recherche financé par la publicité en viendra tôt ou tard à prioriser les besoins des annonceurs face à ceux des consommateurs. Cette profession de foi ne résiste guère au cataclysme de mars 2000. Alors que les valeurs des stocks technologiques s’effondrent, les sources de financement dans la vallée, qui jusqu’alors semblaient inépuisables, tarissent subitement. Google est né sous les meilleurs auspices : Jeff Bezos, le jeune fondateur d’Amazon, est l’un des trois premiers business-angels à investir dans la startup ; moins d’un an s’écoule avant qu’il soit rejoint par les plus prestigieux fonds de capital-risque de la Vallée. Depuis sa naissance, le gourmand algorithme de Google siphonne les fonds injectés par les fonds de capital-risque – c’est le jeu du capital-risque – sans que personne ne mette en doute la pertinence des algorithmes de Google, qui surclassent la concurrence. Mais en cette période de défiance généralisée, plus personne ne veut risquer le moindre investissement dans une entreprise dont l’horizon de profitabilité est encore flou. Chez Google, c’est l’état d’urgence : il ne reste que quelques mois pour lever des fonds ou l’entreprise fera banqueroute, et pour lever des fonds, il faut réinventer la mécanique financière de l’entreprise. Eric Schmidt entre en jeu.

Poussé à prendre les rênes de l’entreprise par les investisseurs historiques de la firme de Mountain View, l’expérimenté manager orchestre le changement de paradigme qui fait d’Adwords la main de Midas des temps modernes. Ce changement est infinitésimal : à peine une règle du jeu de modifiée ; à peine une loi interne, qui régit la mise aux enchères des mots-clés. Auparavant, qui annonçait la plus forte mise gagnait l’enchère, donc le droit d’afficher un résultat de recherche sponsorisé. Google était payé lorsque (et si) l’internaute cliquait sur la publicité. Désormais, l’enchère est accordée non à l’annonceur le plus offrant, mais à celui dont l’enchère pondérée par la probabilité que l’utilisateur clique sur la publicité est la plus élevée. C’est-à-dire que pour deux enchères égales par ailleurs, Google montrera à l’internaute celle qui a le plus de chances de lui plaire. Cette différence maximise l’espérance de revenu pour chaque publicité montrée par Google; elle augmente aussi le retour sur investissement des annonceurs. Quant aux utilisateurs, ils sont désormais exposés à des publicités plus pertinentes. Il y a encore une conséquence plus profonde. Beaucoup plus profonde.

Pour être capable d’estimer cette probabilité de clic de l’utilisateur, Google doit être capable de prédire ses comportements, ce qui signifie accumuler les données personnelles en vue d’en nourrir ses algorithmes. À cette époque, Google occupe déjà une position de domination presque absolue sur les moteurs de recherche ; le système de surveillance qu’il met ainsi en place s’exerce donc déjà quasiment à l’échelle de la société. Google a découvert le nouvel or noir du cyberespace, la donnée comportementale. Contrairement aux puits de pétrole, propriétés communes pour lesquelles les entreprises pétrolières se voient accorder sous conditions une concession de recherche et d’exploitation, aucune autorité territoriale souveraine ne semble être consciente des forages en cours dans le cyberespace. D’un point de vue technologique, ce nouveau paradigme demande à Google de revisiter profondément ses services. En 2003, Google lance sa régie publicitaire AdSense, qui permet aux médias de mettre aux enchères leur espace publicitaire à travers Google. Deux ans plus tard, l’acquisition de Urchin Software Corp. donne naissance à Google Analytics, un service gratuit qui permet à n’importe quel site d’utiliser le service pour analyser son propre trafic. Pour faire fonctionner AdSense ou Analytics, le propriétaire d’un site web doit installer les scripts ou trackers créés par Google. Tous les visiteurs des sites clients du réseau Google se voient donc poser un cookie-tiers Google. En 2018, on estime que les scripts de Google sont déployés sur 76 % des sites web dans le monde ; c’est donc 76 % du trafic mondial que Google est capable de surveiller. L’état d’urgence instauré par Google en 2000 est devenu l’état permanent qui régit encore internet vingt ans après. Cette transformation était-elle inévitable ?

Dans le contexte de cette crise financière si intimement liée au manifeste libertarien Cyberspace and the American Dream, peut-être. Néanmoins, des moteurs de recherche concurrents ont par la suite su se créer et survivre en gardant un modèle économique publicitaire réduit aux enchères sans prédiction comportementale. La forme que revêt une technologie est indissociable des conditions économiques et idéologiques qui président à son apparition. Et si Google s’est trouvé sur la trajectoire de collision de l’idéologie libertarienne, son héritage techno-utopiste va aussi se révéler par d’autres traits. Pour les idéalistes Brin et Page, le tournant publicitaire de Google – et la prise de pouvoir d’Eric Schmidt – est une désillusion dont ils se rattrapent en prenant les rênes de Google X. Google X est la moonshot factory («fabrique à envoyer des fusées sur la lune») de Google, un laboratoire secret dont naîtront les lunettes de réalité augmentée Google Glass (2013), les voitures autonomes Waymo (2016), le réseau internet Loom (2018) distribué à travers des ballons (qui arrêtent leur ascension à la stratosphère, bien avant la Lune). Google utilise aussi son propre fonds d’investissement pour se diversifier et soutenir massivement les initiatives transhumanistes. En 2012, Ray Kurzweil, fondateur de la Singularity University, l’un des plus éminents penseurs transhumanistes rejoint Google. Dans les années suivantes, Google intensifie ses efforts de recherche dans une informatique quantique qui pourrait accélérer la marche vers le point de singularité technologique. En 2013, la succursale Calico se donne pour objectif ultime d’éradiquer la mort. Parmi les mille entreprises de la grande famille Google – renommée à partir de 2015 Alphabet, Google restant le nom de l’ensemble des entreprises incluses dans l’industrie des médias – fort peu visent à asseoir plus encore l’empire financier basé à Mountain View. Les autres, quoi qu’il en coûte, travaillent à faire advenir le futur espéré par les fondateurs Larry et Sergei. La déclaration fiscale d’Alphabet montre qu’en 2019, 82 % de ses revenus sont toujours basés sur la publicité, ce mal temporaire que Google a concédé face à la crise. Don’t be evil, répètent pourtant sans fin Larry et Sergei. Peut-être ajoutent-ils tout bas : à moins que la fin ne justifie les moyens.

Notes :

1 : Les lignes suivantes sont issues de son ouvrage.

Crypto-monnaies : vers le retour des banques centrales ?

Les mesures restrictives prises par des pays tels que la Chine ou les États Unis pour encadrer voire interdire l’usage du Bitcoin envoient un message clair : la fin de la récréation est sifflée. Face aux prérogatives souveraines des États, le rêve libertarien d’une finance décentralisée aura fait long feu. Le cours du Bitcoin aura accusé le coup, sans pour autant s’effondrer. Car la situation mondiale diffère profondément du précédent « krach » de 2017. Aujourd’hui, la capitalisation énorme de ce marché en pleine expansion et l’arrivée de nouveaux acteurs institutionnels obligent les États à prendre en compte les cryptomonnaies. Avec des approches diverses.

Un Far West numérique éphémère

Boostées par leur adoption croissante dans la période actuelle, les cryptomonnaies connaissent un développement sans précédent, tant en termes de capitalisation que de démocratisation. Les milliers de « coins » mis sur le marché au cours des dernières années misent sur des développements techniques constants se proposant de fournir divers services ou de pallier les insuffisances du Bitcoin – sans pour autant parvenir jusqu’ici à le supplanter. A côté de projets sérieux visant à proposer des services précis sur le long terme tels que les échanges sans frais (Hathor, HTR) ou les revenus passifs générés par la détention d’actifs (Unizen, ZCX), plusieurs milliers de nouveaux jetons tentent de profiter de l’engouement général en ne proposant rien de mieux que des pyramides de Ponzi numériques.

Mais la reine des cryptomonnaies reste le Bitcoin, dont le cours continue de donner la tendance générale du marché. De plus en plus de banques, de fonds d’investissement et d’entrepreneurs (dont le plus connu est sans doute Elon Musk) spéculent sur ses aléas. Non sans susciter l’attention des gouvernements. Plusieurs problèmes se posent alors pour les acteurs étatiques : par nature, il est impossible de réguler l’émission des jetons. Leur valeur est marquée par une forte volatilité pouvant déboucher sur des problèmes de conversion en monnaies fiduciaires. Et l’intraçabilité – relative – des échanges pose des problèmes de sécurité. Les questions d’ordre policier se mêlent donc aux problématiques plus larges touchant à la souveraineté monétaire des Etats. Comme pour chaque innovation technologique, le cadre juridique national et international doit s’adapter a posteriori aux phénomènes apparaissant. C’est dans ce contexte que doivent être comprises les récentes restrictions.

Des régulations à l’adoption

Au niveau mondial, ces régulations de plus en plus nombreuses venant encadrer un secteur financier jusqu’ici très largement dérégulé sont la conséquence logique d’une adoption croissante par divers acteurs institutionnels. Etats-Unis, Chine, mais aussi Turquie, Bolivie ou Mexique : les réglementations touchant le secteur des cryptomonnaies (interdiction du minage, contrôle des transactions, limitation de certaines plateformes…) sont souvent présentées comme répondant à des impératifs écologiques ou à une volonté de lutter contre la cybercriminalité.

NDLR : Pour en savoir plus sur les limites des crypto-actifs en tant que monnaies et sur leur impact environnemental, lire sur LVSL l’article de William Bouchardon « Le bitcoin, l’aberration monétaire rêvée par les libertariens ».

La période de forte fluctuation des cours n’est pas pour autant finie. Mais une stabilisation progressive est envisageable. C’est à cela que travaillent les banques centrales étudiant des projets de Monnaies numériques (MNBC). Leur objectif est de reprendre la main en développant des monnaies numériques souveraines et stables faisant pièce aux jetons spéculatifs. Il s’agit pour cela de faire d’abord place nette. L’adoption de la technologie blockchain se ferait donc, mais sans passer par le Bitcoin. Un dollar numérique est patiemment étudié par la Fed aux États-Unis, qui entretiennent encore le flou sur leurs intentions régulationnistes. Le Libra, rebaptisé Diem, projet de monnaie numérique annoncé dès 2019 par Facebook avec de nombreux partenaires, pourrait également remplir un rôle similaire : il s’agirait d’un « stablecoin » au prix indexé sur le dollar. Les liens étroits unissant Facebook au gouvernement américain pourraient alors se renforcer d’autant plus, à moins que le géant des réseaux sociaux ne gagne des prérogatives aux dépens des États.

Dans ce domaine, la Chine a pris de l’avance et progresse à grand pas vers un Yuan numérique, tout en interdisant les opérations de « minage » dans certaines provinces telles que le Qinghai. Pour le directeur de la Banque Centrale Chinoise Mu Changchun cette cryptomonnaie nationale annoncée en 2013 (officiellement nommée Digital Currency Electronic Payment) devrait finir par remplacer le liquide, dans une optique de contrôle des flux monétaires. Cette révolution financière a plusieurs buts : il s’agit de lutter contre la concurrence des cryptomonnaies non-étatiques, mais également de briser le quasi-monopole sur les transactions en ligne que détenaient d’autres acteurs privés, tels que les géants Alibaba et WeChat. Enfin à l’international, la Chine tente de s’émanciper du système bancaire SWIFT sur lequel la NSA garde un œil vigilant. La capacité de la superpuissance américaine à mettre en place un embargo bancaire sur ses adversaires inquiète : l’exemple iranien a rappelé au gouvernement chinois la nécessité de protéger sa souveraineté dans ce domaine… Tout en développant un outil étatique de contrôle des transactions, et donc de l’économie comme de la population.

Les MNBC ou le grand retour des banques centrales

D’autres pays s’inquiètent également pour leur souveraineté monétaire. Ainsi la banque centrale de Suède finalise un projet de monnaie digitale publique, une « e-couronne ». Ce pays scandinave est pionnier dans le domaine puisque les paiements en liquide y sont en net recul grâce à l’adoption massive d’outils numériques. Les paiements en espèce y représentent 1% du PIB, l’un des taux les plus bas au monde. Au même moment, la Banque de France, la Banque nationale suisse et la Banque des règlements internationaux (BRI) entendent expérimenter des paiements transfrontaliers avec des cryptomonnaies. Pour la Banque de France ce projet a pour but « d’analyser les règlements transfrontières via deux MNBC de gros, en euros et en francs suisses ».

L’Union européenne elle-même n’est pas en reste. La Présidente de la Banque Centrale Européenne, Christine Lagarde, rappelait récemment que le Bitcoin est un « actif spéculatif, qui a servi à des affaires bizarres et certaines activités de blanchiment d’argent totalement répréhensibles ». Elle a ainsi évoqué le projet d’un euro numérique, qui pourrait être déployé d’ici deux à quatre ans : émis par la BCE, une unité vaudrait un euro, l’objectif étant de compléter voir de remplacer progressivement la monnaie matérielle. Si la stratégie régulationniste semble aujourd’hui s’imposer comme l’option majoritaire, elle n’est pas universelle. Une nouvelle loi allemande permet désormais à 4000 fonds d’investissement institutionnels de spéculer sur les cryptomonnaies à hauteur de 360 milliards de dollars…

Diversité des stratégies nationales

Les MNBC séduisent également sur d’autres continents. Le parlement indien a ainsi ouvert la voie à une régulation des cryptomonnaies le 30 Janvier dernier, qui pourrait aller jusqu’à une interdiction des cryptomonnaies « privées »… tout en travaillant à la mise en place d’une monnaie électronique nationale. En Russie, la Banque Centrale a annoncé dès octobre 2020 qu’elle étudiait la possibilité d’un Rouble numérique, en prévoyant des annonces pour l’été 2021.

Quid alors des États en voie de développement ou des puissances régionales émergentes ? La diversité des choix stratégiques éclaire sur leurs possibilités comme sur leurs conceptions radicalement divergentes. A la suite du Salvador et malgré les remontrances des États-Unis, plusieurs pays d’Amérique latine envisagent aujourd’hui de développer un usage officiel du Bitcoin : le Paraguay, le Panama, le Mexique, l’Argentine, et même le Brésil (où le projet Hathor rencontre également un certain succès). Au contraire, l’Équateur interdit ces transactions et la Bolivie a pris des mesures d’interdiction du Bitcoin. Quant aux « altcoins », certains ciblent spécifiquement de tels marchés. Ainsi le Reserve Rights (RSR) propose deux jetons numériques, l’un spéculatif, l’autre stable et indexé sur le dollar dans le but de lutter contre l’inflation. Son adoption massive dans des pays tels que le Venezuela est un phénomène méritant d’être scruté.

D’une situation nationale à l’autre, les politiques varient énormément. En Afrique, l’Éthiopie envisage de développer son économie en misant sur la cryptomonnaie Cardano (ADA), alors que seulement 15% de la population a aujourd’hui accès à internet. Ces annonces n’ont pas encore eu de traductions économiques majeures. Enfin, certains pays se contentent d’attirer une manne financière providentielle, comme le Kazakhstan. Le faible coût de l’énergie hydroélectrique y a permis l’installation de fermes de minage, un phénomène qui devrait s’accélérer à mesure que la Chine adopte des règles de plus en plus strictes.

Ressources, développement technologique, position dans les relations internationales, poids du secteur privé : autant de facteurs entrant en compte dans les choix stratégiques des États confrontés aux défis d’une numérisation croissante de la finance mondiale. Ces différents États sont aujourd’hui engagés dans un rapport de force avec leurs concurrents, mais également avec des acteurs du secteur privé tentant d’accroître leurs prérogatives. A l’heure où la banque des règlements internationaux indique dans son dernier rapport que les monnaies numériques des banques centrales sont en train de passer du concept à la conception pratique, la portée de ces évolutions technologiques et des mises en garde les accompagnant restent difficiles à estimer. Nul doute que la concurrence entre grandes puissances se manifestera également sur ce terrain. Loin des rêves libertariens d’une finance décentralisée faisant pièce aux banques centrales, la technologie de la blockchain sera manifestement employée de manière croissante par des acteurs centraux déjà bien établis. La traçabilité des transactions et les masses de données accumulées constituent un enjeux d’importance croissante.

Marie-Noëlle Lienemann : « Soutenir une politique d’intelligence économique, c’est un des moyens du redressement de la France »

Marie-Noëlle Lienemann

En dépit de nombreux rapports et travaux sur la question ainsi que de rachats d’actifs stratégiques, l’intelligence économique ne semble toujours pas être une priorité pour Emmanuel Macron. Alors que la domination des GAFAM et du droit américain se renforce et que la Chine commence à racheter des entreprises stratégiques, l’enjeu est considérable pour la France. La sénatrice Marie-Noëlle Lienemann ainsi que ses collègues du groupe CRCE ont déposé une proposition de loi début avril portant création d’un programme d’intelligence économique. Nous avons souhaité revenir avec elle sur la genèse de cette loi, la capacité de la France à disposer d’une telle organisation et les limites qu’elle rencontre au vu du laissez-faire de l’Union européenne. Entretien réalisé par Valentin Chevallier. Retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL – Vous avez déposé avec vos collègues du groupe du CRCE une proposition de loi portant création d’un programme national d’intelligence économique. Quelle est la genèse de cette loi ? 

Marie-Noëlle Lienemann – La question de l’intelligence économique m’est apparue depuis de nombreuses années comme un enjeu majeur parce que, dans la mondialisation et l’Europe libérale actuelle, nous ne défendons pas sérieusement et suffisamment l’intérêt de la France et des Français, nos emplois et nos entreprises. Évidemment j’estime urgent et indispensable de transformer les règles des échanges mondiaux et le cadre de la construction européenne. D’ailleurs je crois que s’ouvre un nouveau cycle, après ces quarante années de domination du néolibéralisme, qui offre des opportunités, mais aussi conforte des risques à savoir la financiarisation, la domination des GAFAM etc. Il faut saisir cette opportunité historique. Mais surtout quel que soit le cadre qui nous entoure et en attendant d’avoir pu le modifier, nous ne devons pas rester l’arme au pied. Il faut prendre la mesure de la guerre économique que nous devons affronter. En France, nous sommes forts pour dire que nous ne sommes pas d’accord avec les règles, sans pour autant créer un rapport de force sérieux dans le but de les modifier. Mais plus encore, cette posture est souvent le prétexte à une grave paralysie pour agir dans le cadre existant, à sous-estimation de nos marges de manœuvre.

Pendant de nombreuses années, comme députée européenne, j’ai hélas vu comment les gouvernements français laissaient s’installer une construction européenne déséquilibrée en sa défaveur, ne réagissaient pas aux graves menaces sur son industrie, ses emplois et tombaient dans une sorte de fatalisme et d’impuissance redoutables. J’ai observé que les autres pays, plus organisés et déterminés comme l’Allemagne, savaient mieux, notamment quand il s’agissait de défendre leurs industries, agir de concert entre toutes les forces pour porter dans les institutions européennes des normes, des politiques qui leur étaient favorables. Ils avaient anticipé, construit des choix en amont des décisions. Hélas en France, nous sommes souvent mal préparés, pas offensifs, on ne voit pas venir les problèmes où on refuse de les voir. Je l’ai vécu s’agissant de l’édiction des normes environnementales. Nous sommes insuffisamment en veille, insuffisamment pro-actifs et coordonnés pour pouvoir, tout en défendant des causes justes comme la question environnementale ou sociale, peser réellement et préparer les entreprises françaises à des mutations, notamment les PME qui sont moins informées. Tout cela m’avait mis en colère.

Je citerai un exemple : alors que nous avions voté en Europe l’interdiction du cadmium – très polluant –, qu’une PME française avait mis eu point une batterie nickel-zinc pouvant en partie se substituer à celle du nickel-cadmium, elle n’a pu trouver, après de nombreuses démarches, les soutiens capitalistiques et industriels en France pour sa production dans l’Hexagone. Elle a pu le faire dans le Land de Sarre en Allemagne, où le coût du travail n’est pas plus bas qu’en France. Cela a manifesté de manière concrète qu’il nous manque des outils permettant d’agir, indépendamment des contraintes dans lesquelles nous vivons.

Mais plus encore, des affaires comme Alstom, Technip ou Nokia montrent à quel point les pouvoirs publics ont failli, laissé notre pays abandonné des pans entiers de sa souveraineté économique, perdu des emplois et des entreprises majeures. Si nous avions une stratégie sérieuse d’intelligence économique, nous aurions pu décoder la stratégie américaine pour prendre le contrôle d’activités d’Alstom ou de Technip que les Américains convoitaient, ne pas être tributaire de décisions de chefs d’entreprises sous pression ou peu motivés par les intérêts de la France. L’intelligence économique permet d’anticiper mais aussi d’agir très vite. En rencontrant les organisations syndicales, j’ai mesuré que ces désastres étaient évitables, que l’on pouvait réagir pour veiller à ce que de telles dérives ne se reproduisent pas et j’ai découvert le travail important qui était fait autour de l’École de pensée de guerre économique, avec Christian Harbulot, Nicolas Moinet, Ali Laïdi et Nicolas Ravailhe que je connais depuis longtemps. 

Lire sur LVSL l’entretien de Nicolas Moinet : « Nous sommes en guerre économique. On ne peut pas répondre aux dynamiques de réseaux par une simple logique de bureau. »

Voilà ce qui m’a amené à préparer et déposer cette proposition de loi. Pourquoi une loi ? Depuis de nombreuses années, se sont multipliés des rapports sur l’intelligence économique souvent très intéressants mais qui n’ont pas été suivi d’effets, et en tout cas ni d’initiatives suffisantes, ni de structures et de politiques globales, pérennes nous mettant à hauteur de ce que font les grands pays développés. La France n’a pas engagé un travail de longue haleine qui, quel que soit le gouvernement, mobilise largement les forces économiques et sociales du pays de manière concertée, opérationnelle pour être suffisamment efficace. Bien sûr, fort heureusement il y a quand même eu des success stories dans certains domaines. Trop peu et c’est cela qu’il faut changer. Il fallait donc aller au-delà d’un énième rapport, du dépôt de questions parlementaires au gouvernement ou des protestations. C’en est assez de voir les syndicalistes, les élus, constatant une prédation ou une fermeture d’entreprise, revenir bredouille d’un rendez-vous avec les services de Bercy où ils se sont entendu dire que tout cela est terrible, qu’ils regrettent, alors qu’ils laissent faire, n’ont pas voulu agir, ou n’ont pas pu agir car c’était trop tard.

Pour que les choses avancent, il faut donc une politique publique inscrite dans la loi, pérenniser une ou des structures qui auront la charge de la mettre en œuvre. C’est une condition essentielle pour s’inscrire dans la durée et atteindre nos objectifs. Il nous faut assurer que l’intelligence économique, l’attention à la défense de notre intérêt national et territorial devienne une véritable culture collective. C’est pourquoi la proposition de loi instaure le principe d’un programme national de l’intelligence économique associant largement les différents ministères, les collectivités territoriales, les forces économiques et syndicales, les chercheurs etc. Ce programme national doit faire l’objet d’une évaluation, d’un suivi parlementaire afin que le sujet ne soit mis sous l’édredon en fonction des circonstances.

J’ai hélas vu comment les gouvernements français laissaient s’installer une construction européenne déséquilibrée en sa défaveur, ne réagissaient pas aux graves menaces sur son industrie, ses emplois.

Bien sûr, le concept d’intelligence économique peut paraître assez flou et allie plusieurs domaines. Elle ne se confond pas avec la seule sécurité économique et dépasse cette idée avec la veille, la collecte et le traitement d’informations, l’anticipation, l’organisation de notre réactivité et les capacités d’influence de la France. Le soft power, dans les sociétés contemporaines, notamment au niveau international, est quelque chose de fondamental, qu’on ne peut pas laisser aux seules multinationales françaises. C’est même parfois contre-performant si on s’en tient à cela. Il y a un problème d’éducation, d’agriculture, etc. C’est un champ large. Et comme c’est un champ large, on ne peut pas le déléguer à un seul département ministériel.

LVSL – Vous proposez la création d’un Secrétariat général à l’intelligence économique (SGIE) qui serait rattaché directement au Premier ministre. N’avez-vous pas une crainte que les nombreux autres services existants comme le SISSE, que vous ne proposez de pas de supprimer, viennent à nouveau ralentir l’aspect offensif de la France en matière d’intelligence économique ? De plus, ce ne devrait pas être à l’Élysée de piloter le SGIE ?

M-N. L. – L’Élysée, ce n’est pas l’exécutif, l’exécutif c’est le gouvernement. L’Élysée n’est pas contrôlé par le parlement. Or, il est fondamental que ce soit sous le regard et avec la coopération du parlement. Aussi, c’est une structure qui relève de l’administration. Ce n’est pas une énième structure de prospective, de pensée théorique qui va phosphorer. On est très bon lorsqu’il s’agit de phosphorer, de faire des textes, etc. Au contraire, lorsqu’il s’agit de mettre en mouvement des acteurs qui peuvent agir, et au bon moment, coordonner les informations et analyses pour établir des stratégies, ce n’est pas le cas. Le SGIE ne doit pas se substituer aux autres administrations quand on doit mener des actions du ressort de tel ou tel ministère, par exemple lorsqu’il s’agit de faire évoluer des éléments de notre fiscalité, nos textes juridiques, afin de réagir face aux menaces sur notre tissu productif. En revanche, ce service doit veiller à la bonne exécution des décisions prises. Nous le voyons avec le Covid-19 : la France est en crise de savoir-faire. Nous savons inventer des dispositifs. En revanche, veiller à ce que les gens le concrétisent, zéro – j’exagère un peu.

Est-ce un service de plus ou pas ? Je n’arbitre pas pour savoir s’il faut faire disparaître le SISSE ou s’il faut l’intégrer sous l’égide de ce service. La loi n’organise pas l’administration en détail. Elle crée une structure qui a vocation à ne pas nous enfermer dans un seul volet de l’intelligence économique, dans un silo de pensée, à savoir celui de Bercy et du Trésor dont je doute de l’efficacité. Il n’y a pas seulement un manque de moyens, il y a une vision trop étroite et un vrai problème culturel. Les élites bercyennes ont accompagné pour ne pas dire provoqué la désindustrialisation de la France, en zélateurs aveugles de la prétendue libre concurrence, en refusant l’intervention de l’État dans le cadre d’une économie mixte, en étant plus royaliste que le roi sur les directives libérales de l’Union européenne. Sans compter la lourde influence des banques et multinationales françaises sur leurs choix et parfois leurs carrières. Même lorsque les politiques le prônaient, Ils n’ont jamais soutenu l’idée de la souveraineté économique, ce qui ne veut en rien dire le repli sur soi, le protectionnisme généraliséIdem pour la réindustrialisation de la France et de nos territoires. Alors pour le SGIE doit rassembler des gens qui portent une culture nouvelle, sur la manière de concevoir notre réindustrialisation, notre développement économique. Lorsque je dis « nouvelle », c’est être tout à la fois conscients de cette guerre économique, des grandes mutations dans le monde, lucides, voyant loin et volontaires. 

Il y a bien sûr ce qui se passe en Asie, en Chine et qui doit être observé et traité avec beaucoup de constance et en se projetant dans l’avenir, car les Chinois eux ont des programmes et visées à long terme qu’il faut bien décoder. Mais, il y a des sujets plus immédiats. J’ai en mémoire le cas d’une PME française d’instruments utilisés dans le secteur du champagne, innovante, bien gérée, dans un domaine qui ne connaît pas la crise, qui en moins de six mois a dû fermer car son concurrent est allé en Pologne grâce à 85 % de cofinancement de fonds européens, a augmenté son volume de production, a bénéficié un peu du dumping social – mais en l’occurrence, là, ce n’était pas décisif – et ensuite sans barrière douanière a pu revenir sur nos marchés. 

Avec les entreprises, la collectivité publique aurait dû surveiller les concurrents, voir les risques de délocalisations selon les activités, anticiper, prévoir d’investir à l’Est pour sauver l’emploi chez nous, avoir des relais de croissance pas pour délocaliser mais contrer ce que d’autres pourraient faire. On peut même dans un tel cas envisager d’acheter le concurrent. On peut dans ce genre de situation, mobiliser des fonds européens et même des fonds publics français. Bref, là où d’autres savent trouver des stratégies – en particulier les Allemands – sachons nous aussi définir les nôtres et ne pas laisser disparaitre des emplois, les activités que l’on pouvait sauver voire même les développer.

Devant de tous ces enjeux, il faut qu’il y ait non seulement de l’interministériel, raison pour laquelle je propose qu’il y ait un représentant dans chaque ministère, mais aussi des liens étroits avec les partenaires sociaux, patronat et syndicats, ainsi qu’avec les collectivités territoriales. 

LVSL – Un ressentiment demeure entre les acteurs économiques et syndicaux avec les acteurs de l’État en matière d’intelligence économique. Pensez-vous que le pilotage au plus près du terrain par le préfet du département sera suffisant pour créer des synergies et à la fois se défendre et être offensifs ? 

M-N. L. – Le travail dans les communes, départements et régions doit se faire à travers la déconcentration mais aussi par un mouvement de bas en haut, avec des fonctionnaires affectés aux préfectures qui se consacrent à bien connaitre le tissu économique local, les acteurs concernés et pouvoir avec eux, anticiper regarder les activités qui pourraient être menacées, celles qui pourraient saisir des opportunités nouvelles, etc. Je peux donner un exemple étranger : la filière italienne de production de raisins. Le libre-échange s’est ouvert entre l’Europe et l’Égypte dans ce secteur et cela a engendré d’importants volume d’importation de raisins égyptiens. On a pu observer qu’un importateur des Pays-Bas a pu, après avoir recruté un ancien salarié de la filière italienne ou éventuellement pirater des fichiers clients, couler une grande partie de production de la filière italienne sans qu’elle ne voit venir le coup.  Entre dumping sur les coûts et démarchage sur sa clientèle, la filière italienne s’est retrouvée en extrême difficulté. La leçon que l’on peut en tirer pour la France est de suivre les accords de libre-échange, mesurer les risques concrets, simuler ceux-ci, dialoguer avec les entreprises locales sur tout cela et créer un réflexe de vigilance et d’action. Beaucoup doit partir du terrain mais il faut aussi regarder ce qui, au niveau national, peut avoir un impact local. L’État déconcentré en la matière doit entretenir un double mouvement de bas en haut et de haut en bas. Mais il faut aussi soutenir les initiatives des collectivités locales, assurer une bonne complémentarité avec elles et avec l’État. Car les collectivités territoriales ont un rôle éminent à jouer. Elles sont très attachées au maintien des activités industrielles locales. Elles voient des choses que d’autres ne voient pas. Il faut leur laisser leur autonomie d’action, il faut qu’elles puissent y être associées et avoir accès aux informations, faire monter les informations qu’elles souhaitent, etc. Le rôle de ce Secrétariat général à l’Intelligence économique est donc différent des fonctions du SISSE.

Les élites bercyennes ont accompagné pour ne pas dire provoqué la désindustrialisation de la France, en zélateurs aveugles de la prétendue libre concurrence.

Prévue dans la proposition de loi, la création du Conseil national de l’intelligence économique associant partenaires sociaux, représentants des collectivités territoriales, universitaires et des chercheurs, différents services concernés de l’État, branches industrielles etc, permettra aussi de rétablir une confiance mutuelle entre État et collectivités territoriales, car si nous avançons ensemble, si nous marquons des progrès, le travail en commun et les convergences seront plus évidents.

LVSL – La France est très en retard, même par rapport à d’autres pays européens comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni. L’idée d’associer directement les préfets de départements, tout comme chaque ministère, ainsi que de nombreux fonctionnaires dédiés nécessitent un investissement important de l’État. Avez-vous réfléchi avec votre groupe à la dimension budgétaire de la loi et pensez-vous que le gouvernement sera favorable à votre proposition de loi ? 

M-N. L. – A minima, je pense qu’il faut 200 à 300 personnes dans ces services, entre les services déconcentrés et les services centraux. Un des grands enjeux, outre l’enjeu budgétaire, est de savoir quel type de profil il faut former et/ou recruter. Il faut des gens, pas tous mais une partie, qui aient déjà mis les mains dans le cambouis : il faut des avocats, des syndicalistes – notamment ceux d’Alstom, Technip, Nokia qui ont vu des choses et savent bien agir en la matière – mais aussi une grande diversité : des gens qui travaillent ou ont travaillé à l’étranger dans ces domaines, des gens qui viennent des collectivités territoriales, etc. Le changement culturel des fonctionnaires ou futurs fonctionnaires doit être net. Mais il faut garantir la neutralité, l’indépendance de ces fonctionnaires, et veiller à ce qu’ils aient chevillé au corps le sens de l’État et de l’intérêt national. La proposition de loi comprend tout un chapitre sur l’anti-pantouflage, le refus des allers-retours vers le privé et tout ce qui favorise des liens d’intérêts. Il faut des gens prêts à défendre un patriotisme économique, avec une diversité de compétences acquises.

Je prends le chiffre de 200-300 personnes car il faut au moins une personne par département, ainsi qu’un réseau de cadres. Des redéploiements de postes sont aussi possibles en formant les agents. Ce n’est pas insurmontable pour la République française. Il pourrait aussi être opportun de faire des économies en réduisant la sous-traitance en millions d’euros confiée par l’État à des cabinets anglo-saxons, – cela a été particulièrement le cas à l’apogée de la crise pandémique avec McKinsey à titre d’exemple – pour renforcer les capacités d’action de la puissance publique. L’Allemagne, afin d’éviter les appels d’offres internationaux en matière d’expertise, internalise dans la fonction publique ces savoir-faire et fractionne avec ses territoires. 

Une proposition de loi ne doit pas comprendre d’inscriptions budgétaires. Mais c’est une bataille à mener lors des lois de finances et en parallèle avec cette PPL je déposerai lors de l’examen du budget 2022 des amendements pour renforcer notre action dans le domaine de l’IE. 

J’insiste sur la proposition prévue dans la PPL de création d’une délégation parlementaire comprenant 10 députés et 10 sénateurs, comme cela existe pour le renseignement afin que le parlement joue pleinement son pouvoir de contrôle de l’exécutif et de l’application des lois. Plus encore depuis la crise du Covid, on se rend compte que ce qui pose problème aujourd’hui en France n’est pas toujours les textes législatifs mais très souvent la mise en œuvre effective des politiques, et ce dans de très nombreux domaine. L’exécutif considère qu’il a les pleins-pouvoirs, les mains libres en la matière, ce qui me paraît aberrant et s’avère trop fréquemment défaillant. Il faut sortir de cette ornière. Néanmoins, le parlement peut contrôler, être mieux informé, porter des préconisations. D’où l’importance de cette structure parlementaire.

Je vais donner un exemple qui en dit long sur la nature patriotique des Allemands : quand vous prenez les cantines françaises, il y a un nombre important de produits, qui viennent de l’étranger : en Allemagne, tout, ou presque, vient d’Allemagne.

La loi 4D peut aussi être l’occasion d’avancer à travers des amendements en particulier pour bien mettre l’intelligence économique comme compétence à différents niveaux et dans l’action déconcentrée. Par ailleurs je soutiendrai la restauration de la compétence économique aux départements car même si la région a des compétences en la matière et que la strate départementale est intéressante, le lien entre des PME très locales et l’instance régionale, notamment depuis qu’on a fait des plus grandes régions, est plus compliqué à mettre en œuvre. Mes collègues sénateurs m’ont fait observer que certains départements qui s’engageaient fortement et apportaient suivi à des secteurs d’avenir – je pense à la chimie du bois dans la Nièvre par exemple – avait bien des difficultés pour mobiliser la région, car celle-ci est trop vaste et se limite aux gros enjeux industriels. Or, en France, on a besoin de consolider l’émergence d’ETI. La force de l’Allemagne c’est tout de même ses ETI. Nous on a misé stratégiquement sur des multinationales – qui d’ailleurs ont été privatisées, et sont souvent passées sous contrôle étranger – et pas assez sur les ETI. Les départements sont le premier échelon où l’entreprise potentiellement capable de devenir ETI peut être repérée.

Concernant le gouvernement, je ne suis pas sûre qu’il y ait une réelle hostilité à cette proposition de loi. À Bercy sans doute, j’en veux pour preuve la réponse de la ministre Agnès Panier-Runacher lors du débat au Sénat sur la souveraineté économique. C’était du genre : on a le SISSE, tout va bien, circulez il n’y a rien à dire. En réalité, l’avis de l’exécutif en privé est beaucoup plus nuancé et moins homogène. Au sein du gouvernement, les propos et intentions sont très contradictoires. Le discours du Bruno Le Maire reste quand même très libéral et dans le même temps, on y trouve des accents de patriotisme économique, un peu à géométrie variable, sans qu’il y ait une vraie stratégie. Chez Le Maire, ce concept parait plutôt défensif, justifie le « sauve-qui-peut » en période de crise, avant de revenir au « bon libéralisme » qui serait salvateur. C’est plutôt une notion de transition face à la crise qu’une pensée économique nouvelle fondée sur une nouvelle organisation entre le privé, le public et le champ de l’économie sociale, qui je crois est plus apte à répondre aux enjeux de la période et de notre réindustrialisation.

Lire sur LVSL l’entretien avec Ali Laïdi : « Le but de la réflexion sur la guerre économique, c’est un objectif d’écologie humaine ».

Il faut retrouver une articulation intelligente entre le capital public ou l’intervention publique et les initiatives privées. Notre programme de relance par des investissements publics est très insuffisant en comparaison des États-Unis. Chez Emmanuel Macron, on entend des propos volontiers plus volontaristes sans qu’on en voit réellement les concrétisations en regardant les dossiers les uns après les autres. C’est plus souvent l’inverse. Il a été l’homme du dépeçage d’Alstom et de Technip ! Heureusement, Photonis a évité la prédation américaine, même si est impliqué un fond du Luxembourg et que la vigilance s’impose. La vente des chantiers de l’Atlantique à Fincantieri a été de justesse refusée. Il y a beaucoup de laisser-faire là où on pourrait réagir. En tout cas, je ne désespère pas de trouver des parlementaires LREM favorables à une stratégie française d’intelligence économique. Mais je souhaite vivement qu’un très grand nombre de parlementaires au-delà des désaccords politiques nécessaires en démocratie s’investissent pour faire aboutir une loi structurante pour l’intelligence en France, car il en va de l’intérêt national. Je travaille à ces convergences.

LVSL – L’Union européenne, dont les traités favorisent la libre concurrence questionne pourtant depuis quelques mois sa capacité d’autonomie sur le plan stratégique. La France n’aurait-elle pas intérêt d’avancer seule sur ce sujet pour se prémunir des attaques de certains États membres et des carences des traités européens ? 

M-N. L. – L’un des freins chez Macron c’est aussi l’eurobéatitude. Rien ne saurait se faire sans l’Europe et la France seule ne pourrait rien ! Grave erreur. Agir au niveau européen c’est mieux mais cela ne saurait suffire. Loin de là. Car si l’on parle beaucoup de la menace chinoise, c’est au sein du marché européen que la France a le plus perdu de parts de marché et cela se poursuit d’années en années. Et ce pour différentes raisons. Évidemment, pour les libéraux et le patronat français l’alpha et l’oméga serait la baisse du « coût du travail » et de la fiscalité. Je ne vais pas polémiquer sur ce point car j’observe que ces baisses ne sont jamais suffisantes depuis 30 ans, qu’on nous promet des millions d’emplois avec le CICE mais que la désindustrialisation, inexorablement, continue. En revanche, quoi qu’on pense de la compétitivité dite coût, force est de constater que s’agissant du hors coût, des politiques de modernisation de l’outil productif, la montée en gamme de nos produits, des politiques de filières, des stratégies industrielles nous sommes très défaillants. Il faut que cela change et c’est très important. Le gouvernement sous-estime notre vulnérabilité intra-européenne.

Le discours, selon lequel la France ne peut pas agir seule et que le salut ne vient que de l’Union européenne ne permet pas d’avancer ; car comme l’Europe n’agit pas, on n’agit pas en France non plus. Disons plutôt qu’on va se battre en Europe, mais que dans le même temps, on prend des initiatives françaises et même des partenariats ou des coopérations avec d’autres États et entreprises européennes. Ces partenariats peuvent être intra-européens mais sans s’obliger à prendre toute l’Europe dans son ensemble. L’intelligence économique doit nous aider aussi à voir comment ces partenariats peuvent être menés. Cela ne doit pas forcément être toujours des partenariats franco-allemands car, jusqu’à aujourd’hui, c’est tout de même l’Allemagne qui a été le grand bénéficiaire de la désindustrialisation française. Je ne dis pas qu’il faut être anti-allemand. Je vais donner un exemple qui en dit long sur la nature patriotique des Allemands : quand vous prenez les cantines françaises, il y a un nombre important de produits, qui viennent de l’étranger : en Allemagne, tout, ou presque, vient d’Allemagne. La France est le pays de la bonne nourriture, le pays de l’agriculture et on trouve le moyen d’importer pour manger dans nos cantines… Il y a quand même un problème ! D’autant que l’Allemagne a les mêmes règles européennes que nous : donc le problème dans ce cas-là ne vient pas de là. 

Ce n’est pas un hasard que la présidence allemande de l’Union européenne se conclue le 23 décembre 2020 par la signature d’un traité d’investissements avec la Chine !

Bercy a un dogmatisme : le marché public doit être ouvert, sans critère de localisation. Je ne sais pas comment font les Allemands, mais en tout cas ils y arrivent. Il faut donc qu’on trouve nous aussi les moyens d’y arriver. Cet exemple permet de montrer qu’il n’y a pas de fatalisme à notre déclin. Certes, cela va être long de remonter la pente. C’est pour cela qu’il faut une structure pérenne. Ce qui me déprime c’est l’esprit munichois des élites françaises quant à la possible réindustrialisation de la France et leur inertie, leur manque de volontarisme. Évidemment, tout ce qui sera entrepris ne marchera pas à 100%. Mais les mêmes qui vante la culture du risque dans les entreprises et se refusent à imaginer qu’on pourrait prendre pour notre pays des risques collectifs sur un certain nombre de terrains. Évidemment il faut des choix raisonnés et le plus partagés possibles, ça évite mieux les déboires. De toute façon, leur immobilisme, leur choix libéraux, la désindustrialisation qu’ils ont provoquée, nous coûtent très cher ! C’est pour cela qu’il faut un changement culturel et dans l’État, la stratégie nationale de l’intelligence économique peut constituer un levier.

Bien sûr, la question de la révisions des traités, du rééquilibrage au sein de l’Europe où les inégalités ne cessent de s’accroitre, le refus des dumpings sociaux et fiscaux au sein de l’Union européenne sans compter les paradis fiscaux intra européens comme les Pays-Bas, l’Irlande ou le Luxembourg, la révision de la doctrine sur les aides d’État constituent des enjeux politiques de premier ordre et sont pour moi très importants mais cette PPL n’embrasse pas tous les changements nécessaires et avec pragmatisme nous arme dans cette guerre économique et nous permet de prendre l’offensive. 

Lire sur LVSL l’article de Valentin Chevallier : « L’autonomie géopolitique de l’Union européenne : une fable à l’épreuve de l’accord avec la Chine. »

Oui l’Europe affirme sa volonté d’autonomie stratégique mais quand je vois que l’Allemagne a un excédent commercial annuel de plus de 70 milliards de dollars avec les États-Unis, j’ai les plus grands doutes sur son intention de tenir tête aux États-Unis au sujet des GAFAM ou de l’extra territorialité du droit américain. Idem côté Chinois. Ce n’est pas un hasard que la présidence allemande de l’Union européenne se conclue le 23 décembre 2020 par la signature d’un traité d’investissements avec la Chine ! Alors, oui, menons des combats en Europe, trouvons des alliés parmi les Vingt-Sept pour sortir de cette complaisance en faveur de la concurrence prétendument libre et non faussée mais n’entretenons pas des chimères, ne nous berçons pas de fausses illusions et prenons le plus souvent possible notre destin en main.

LVSL – Vous faites une proposition audacieuse, à savoir la création d’un module pour l’ensemble des étudiants de l’enseignement supérieur. Justement, davantage que des pratiques, la reconquête de notre souveraineté économique et industrielle ne passe-t-elle par un changement des consciences ? Ce module ne devrait-il pas être envisagé comme une des épreuves aux concours de la fonction publique ? 

M-N. L. – La première étape, c’est de former les gens. Ainsi la PPL prévoit que les établissements d’enseignement supérieur créent un module d’enseignement en matière d’intelligence économique à destination de l’ensemble des formations, sans préjudice d’approche spécifique inhérente à chaque type de formation. Évidemment il va falloir adapter ce module en fonction des spécialités. Mais cela doit concerner aussi bien les scientifiques que les juristes ou la plupart des cursus. Par ailleurs nous proposons de créer un institut national d’études de l’intelligence économique. Il a pour but de former les partenaires sociaux et les différents milieux économiques et sociaux issus des secteurs publics et privés au service de l’influence de la France. Oui je pense que la reconquête de notre souveraineté économique et industrielle passe par une prise de conscience, un regard lucide, une culture partagée. Mais j’insiste, il ne s’agit pas de fermer ni le pays, ni les esprits. À titre personnel j’ai toujours pensé que la France n’était grande que lorsqu’elle se préoccupait du monde, y prenait toute sa part et défendait les valeurs républicaines et l’universalisme. C’est d’ailleurs particulièrement d’actualité avec l’urgence climatique. Mais cela n’est pas possible si nous subissons et si nous déclinons. Je crois que les jeunes générations peuvent s’enthousiasmer pour ces deux perspectives.

Ne nous leurrons pas ! La France subit des attaques sous forme de guerre de l’information, notamment contre son modèle républicain. Les impacts sont importants pour notre pacte social et notre efficacité économique. Le pays se divise dangereusement au lieu d’œuvrer collectivement aux enjeux actuels comme celui des transitions numériques et écologiques. L’intelligence économique permet d’avoir des grilles de lecture pour étudier la guerre de l’information, analyser les risques et organiser des contre-offensives. 

LVSL – La coopération entre les services du renseignement, de la justice et de la veille économique et stratégique sont l’une des clefs du succès des États-Unis. Ne devrait-on pas renforcer cette synergie y compris en France ? Quels freins voyez-vous ?

M-N. L. – C’est également pour cela que notre proposition prévoit un « Monsieur ou une Madame Intelligence économique » dans chaque ministère. Oui la question judiciaire est très importante, d’où la nécessité de sensibiliser et former les magistrats. Bien penser et utiliser le droit est une des clefs. Sachant par ailleurs que le droit américain permet davantage d’agir que le droit européen et français en la matière. Le lien entre le SGIE et le ministère de la Justice doit être permanent pour aussi mieux outiller juridiquement les entreprises et singulièrement les petites. 

Je pense qu’il y a déjà beaucoup de travail effectué par nos services de renseignements. Les services de renseignements français, sur un certain nombre de sujets, voient venir les choses. Et si parfois, dans certains cas, ils ne font pas de recherches complémentaires, c’est peut-être parce qu’on ne leur demande pas et qu’ils n’ont pas le sentiment que notre pays pourrait agir. Quand les services de renseignement voient qu’il y a des lieux où ils peuvent expliquer ce qu’ils observent, que cela peut être utile pour agir, que peuvent leur être demandé des informations complémentaires, je pense qu’ils seront plus valorisés dans ce qu’ils font. Il ne s’agit pas de le claironner tous les matins. Il faut qu’il y ait des gens, dans ces services de l’IE, qui sachent avoir l’indispensable discrétion qui s’impose, si on veut être efficace. Je ne l’ai pas mis dans la loi parce que je pense que le côté espionnage intelligent, échange d’information de l’espionnage, de l’information recueillie, est potentiellement déjà existante en France. C’est plus la valorisation de ce qu’ils ont recueilli qui doit être amélioré. Je ne veux pas que les gens pensent que l’intelligence économique se limite à avoir de l’espionnage.

De la même manière, la cybersécurité est très importante. La manière dont on va chercher les informations, dont les gens qui ont ces informations savent que cela peut être utile à l’action, c’est déterminant. On verra à ce moment s’il y a des coordinations à structurer davantage. Parfois, les structures trop rigides empêchent des transmissions d’informations qui sont parfois meilleures quand il s’agit d’échanges informels. Il faut se méfier de vouloir tout codifier. Ce que je veux, c’est qu’il y ait un lieu où on échange et où on sait qu’on peut échanger, où non seulement on échange mais où l’on réfléchit comment changer les comportements, anticiper, faire valoir une vision française dans certains domaines, etc.

Pour conclure, j’insiste sur le caractère opératif de cette proposition de loi. La France est est un pays qui a de grandes ressources, à commencer par le talent de ses citoyens mais qui s’est appauvri et affaibli en Europe. Le PIB par habitant a chuté par rapport à la moyenne européenne. Il est en dessous dans toutes nos régions sauf en Île-de-France. En Europe, les pays qui s’en sortent le mieux ne sont pas ceux qui pratiquent le moins-disant social. Depuis des années, nos gouvernants ont failli là où on nous promettait l’essor économique. Notre pays oscille maintenant entre colères, sentiments d’humiliation et d’impuissance face aux problèmes. Soutenir une politique d’intelligence économique, c’est un des moyens du redressement, et cela sera aussi utile pour financer la santé, l’éducation, la sécurité, la justice, la défense, pour ne citer que ces sujets.

Désastre sanitaire brésilien : Bolsonaro rendra-t-il des comptes ?

Jair Bolsonaro © Carolina Antunes

On compte plus de 440.000 victimes du coronavirus au Brésil, ce qui en fait le second pays en termes de décès et le troisième en nombre de cas. Dans ce contexte de crise, une Commission d’enquête parlementaire ― nommée « CPI da Covid » ― a été créée, visant à identifier les actions des autorités susceptibles d’être sanctionnées. Sont notamment mis en cause la gestion de l’approvisionnement en vaccins, la conduite d’une politique étrangère anti-chinoise et le refus des mesures de restrictions sanitaires. Cet affrontement s’inscrit dans le cadre d’une intensification des clivages politiques entre le président et son opposition. Bolsonaro a jusqu’à présent profité de l’immixtion du pouvoir judiciaire dans la politique brésilienne – que l’on pense à l’impeachment de Dilma Rousseff ou à l’emprisonnement de Lula. En fera-t-il à présent les frais ?

Selon un sondage, réalisé par l’Institut Datafolha, le 12 mai, deux semaines après le début de la CPI, le taux d’approbation du président avait chuté de 6 points pour atteindre 24 %. Bolsonaro a travaillé à entretenir cette base électorale de plus en plus réduite, arc-boutée sur des position conservatrices, religieuses, et, surtout, anti-petista (ceux qui soutiennent le Parti des Travailleurs – PT). Sa politique sanitaire risque de lui faire perdre son souffle pour sa réélection en 2022.

La Commission d’enquête parlementaire et Bolsonaro

La Commission d’enquête parlementaire est un moyen pour le Parlement d’exercer un contrôle sur les pouvoirs, prévu par la Constitution du Brésil. Elle peut également être sollicitée par la Cour suprême, qui a encouru les critiques de Bolsonaro, qui l’a accusée de s’ingérer dans les affaires politiques du pays – une judiciarisation dont il a pourtant bénéficié, à l’époque où elle avait conduit à l’emprisonnement de Lula.

La Commission n’a pas la compétence de juger ni de punir, malgré les enquêtes auxquelles elle donne lieu – qui permettent des interrogatoires et la rupture du secret bancaire, fiscal et des données. La CPI, à la fin de son enquête, soumettra ses conclusions aux organismes qui peuvent adopter les mesures juridiques qui convient et veut établir un protocole national pour gérer les futures crises sanitaires.

Le rapporteur Renan Calheiros – de l’opposition – a présenté un plan de travail qui suivra six lignes générales : les actions pour combattre la pandémie, l’assistance pharmaceutique, les structures pour surmonter la crise, l’effondrement de la santé à Amazonas, les actions de prévention et l’attention à la santé indigène et l’emploi des ressources fédérales.

Au cours des deux premières sessions, 112 demandes ont été approuvées, indiquant à quoi ressemblera l’avenir de la Commission. Parmi elles, la convocation du directeur général de Pfizer pour l’Amérique Latine, de l’ancien ministre des Affaires étrangères, du président de l’Agence nationale de surveillance de la santé (Anvisa) et de l’actuel ministre de la Santé, ainsi que d’autres qui ont pris cette fonction pendant la crise sanitaire.

L’ancien ministre de la Santé Luiz Henrique Mandetta a mis en exergue le caractère problématique des réactions de Bolsonaro lors de plusieurs épisodes de la pandémie. Il a dit avoir reçu, début 2020, une estimation de 180.000 décès dans le scénario hypothétique de la non-adoption de mesures de lutte contre le coronavirus, que Bolsonaro n’a pas pris en compte. 

En outre, il a attesté que le président a rédigé un décret présidentiel proposant de modifier la notice du médicament « chloroquine » avec l’indication expresse pour le traitement de la Covid – même si l’efficacité n’a pas été prouvée -, ce qui a été refusé par l’Agence nationale de surveillance de la santé.  

Mandetta a également suggéré que Bolsonaro était probablement conseillé par des sources extérieures au ministère de la Santé, puisqu’il a défendu, à la place de l’isolement social, le confinement vertical, déconseillé par le Ministère comme par l’OMS. 

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La déposition de l’ancien ministre de la santé, Luiz Henrique Mandetta © Jefferson Rudy/Agência Senado

Lenteur de la vaccination, politique anti-chinoise et refus du confinement

Selon le New York Times, environ un milliard de doses de vaccin ont déjà été appliquées dans le monde. La plupart d’entre eux – environ 60 % – se trouvent aux États-Unis, en Chine et en Inde. En termes de pourcentage de la population entièrement vaccinée dans le continent américain, le Chili est en première place, avec 40 %, suivi par les États-Unis, avec 38 %. Au Brésil, au 20 mai, 55 millions de doses avaient été administrées (8,4 % de la population ont reçu les deux doses et au moins 39 millions de personnes, soit 18 % de la population, en ont reçu au moins une dose). Le Brésil se classe en 57ème place selon les doses par habitant et en 5ème en doses totales.

La vaccination reste très lente. Le gouvernement est accusé d’avoir refusé plusieurs offres de laboratoires, notamment de 70 millions de doses proposées par Pfizer dès l’année dernière, sur la justification infondée de clauses contractuelles abusives. Cela signifie que le Brésil disposerait de 18,5 millions de doses supplémentaires de vaccin jusqu’au deuxième trimestre (avril, mai et juin) de cette année – comme n’a pas manqué de le faire remarquer Carlos Murillo, représentant de Pfizer pour l’Amérique latine, lors de sa déposition.

L’actuel ministre de la Santé, Marcelo Queiroga, avait déclaré début d’avril que la capacité vaccinale du Programme National d’Immunisation (PNI) était de 2,4 millions de doses par jour. Un objectif trop ambitieux en regard des vaccins disponibles au Brésil. En dehors de l’absence d’une politique bien planifiée d’achat de vaccins, l’ancien ministre Pazuello, deux jours avant de quitter ses fonctions, a ordonné aux États de la Fédération que tout le stock soit utilisé pour assurer la première dose, mais sans tenir compte de la garantie de la seconde. Selon Queiroga, ces changements dans la stratégie de vaccination contre la Covid-19 ont contribué à l’absence de vaccins dans plusieurs États brésiliens. Dans la semaine du 26 au 30 avril, au moins huit capitales du pays ont arrêté la vaccination en conséquence du manque de doses.

En dehors des vaccins Pfizer/BioNTech qui viennent d’arriver, au Brésil, deux vaccins sont en cours d’application : l’Astrazeneca/Oxford et la CoronaVac, produit en partenariat avec la compagnie pharmaceutique chinoise Sinovac. L’initiative de la collaboration entre l’Institut brésilien et la Chine est venue du gouverneur de São Paulo, João Doria, possible candidat à la présidence lors des élections de 2022 et rival politique de Bolsonaro. Au début, l’initiative a été fortement critiquée par le président et des offres de vente de l’Institut ont été refusées, bien qu’aujourd’hui il s’agisse du vaccin le plus appliqué au Brésil. Toutefois, le pays dépend des intrants pharmaceutiques actifs importés de la Chine pour sa production. Ainsi, la position de Bolsonaro par rapport au pays asiatique fait obstacle aux négociations pour l’achat d’intrants et, par conséquent, retarde la production des vaccins.

Lors d’un discours au Palácio do Planalto, il y a environ deux semaines, Bolsonaro a suggéré que le virus du Covid-19 pourrait avoir été « créé dans un laboratoire » dans le cadre d’une « guerre chimique et bactériologique » afin de prendre l’avantage dans le conflit géopolitique, pointant du doigt le fait que la Chine était l’un des seuls pays dont le PIB a enregistré croissance l’année dernière.

La politique anti-chinoise de Bolsonaro fait obstacle aux négociations pour l’achat d’intrants et, par conséquent, retarde la production des vaccins.

Dimas Covas, directeur de l’Institut Butantan (qui co-produit des vaccins avec la Chine), a déclaré qu’il n’y aurait probablement plus de doses du vaccin CoronaVac à partir de la deuxième quinzaine de mai, attribuant le retard dans l’arrivée de l’ingrédient pharmaceutique actif (API) à la position du gouvernement fédéral vis-à-vis de la Chine. En outre, il s’est dit préoccupé par les répercussions des ces récentes déclarations du président.

Au mois de mars cette année, le journal brésilien Estadão a réalisé un reportage sur la promotion par le président Bolsonaro d’événements officiels au cours desquels les gestes barrières les plus élémentaires n’étaient pas respectés. Une quarantaine d’événements de cette nature a été organisée durant la pandémie.

Parallèlement à ces événements, Bolsonaro a rejoint des manifestations contre les mesures d’isolement, organisées par des personnes qui qualifient le confinement de « dictatorial ». Le 7 mai, il a demandé, par un post sur Facebook adressé aux sénateurs de la CPI, que les « inquisiteurs » qui critiquent le traitement précoce et l’absence de port de masques « ne cassent pas son pied ». Le discours du président, dans un contexte de plus de 440.000 décès, est un portrait de la gestion du gouvernement depuis l’année dernière.

Dans ce cadre, le vice-gouverneur d’Amazonas, Carlos Almeida Filho, a déclaré que le gouverneur, Wilson Lima, s’est allié à Bolsonaro pour utiliser l’État comme un « laboratoire » pour tester l’immunité collective, générant au passage une nouvelle variante du Covid-19. La situation dans laquelle s’est trouvée Manaus, la capitale d’Amazonas, a défrayé la chronique par ses fosses communes, ouvertes pour enterrer les plus de 5.600 victimes décédées en deux mois. En raison de la pénurie d’oxygène dans les hôpitaux de Manaus, les patients qui en dépendaient ont dû être emmenés dans d’autres États et les familles ont dû acheter des bouteilles d’oxygène par leurs propres moyens. Par ailleurs, l’ancien ministre de la santé, M. Pazuello, a confirmé dans son témoignage devant la CPI que Bolsonaro avait décidé de ne pas intervenir dans l’État.

Les développements internationaux

La politique étrangère du gouvernement Bolsonaro, sous la direction de l’ancien ministre des Affaires étrangères, Ernesto Araújo, qui a occupé ce poste au début du gouvernement Bolsonaro jusqu’à mars de cette année a été marquée par trois caractéristiques : le refus du multilatéralisme, l’alignement inconditionnel sur les États-Unis, et en conséquence un positionnement hostile à la Chine, qui constitue pourtant le principal partenaire commercial du Brésil.

L’ambassadeur Marcos Azambuja, membre émérite du conseil du think tank Brazilian Center for International Relations, déclaré, lors d’une interview que « Le Brésil […] se prive en quelque sorte d’un approvisionnement efficace et rapide de composants essentiels pour sauver des vies. Il ne s’agit plus d’une erreur de jugement, mais de quelque chose de quantifiable. Les Brésiliens vont mourir parce que le Brésil a adopté certaines attitudes contre-productives et préjudiciables à ses intérêts. »

Lors de sa déposition à la CPI da Covid, Ernesto Araújo fut interrogé sur sa conduite de la politique étrangère et sa posture offensive envers la Chine. Cette attitude est considérée comme l’un des principaux facteurs du ralentissement de la production de vaccins à l’Institut Butantan. Cependant, il a nié avoir eu des frictions avec la Chine et être contre le système multilatéral, et a été appelé un “négationniste compulsif”.

De plus, les deux sénateurs de la Commission qui représentent l’État d’Amazonas, Omar Aziz et Eduardo Braga, ont encouragé un enquête sur le manque d’oxygène à Manaus également au niveau international. En effet, ces sénateurs estiment que le moyen le plus rapide et le plus facile d’obtenir les bouteilles d’oxygène manquantes était de les faire venir du Venezuela par avion. Le président vénézuélien, Nicolas Maduro, début 2021, s’est disposé à aider Manaus à les obtenir, mais le dialogue n’a pu être établi au niveau fédéral, et est demeuré à un niveau régional – avec le gouverneur de l’État d’Amazonas, Wilson Lima. Ce don d’oxygène de la part du Venezuela n’a pas réfréné les attaques verbales du président Bolsonaro à son encontre, et Ernesto Araújo a avoué qu’il n’a pas pris contact avec le gouvernement du Venezuela et n’a même pas le remercié pour le don d’oxygène…

Les implications politiques et l’avenir du Brésil 

Les alliés du président présentent la CPI comme un instrument de guerre judiciaire à l’encontre du pouvoir politique. L’opposition défend que elle ne servira pas à se venger, mais à rendre justice à tous ceux qui ont perdu leurs proches et, surtout, établir un protocole national de gestion de futures crises sanitaires, ainsi qu’à surmonter les erreurs commises par toutes les autorités impliquées. 

La baisse de popularité de Bolsonaro risque bien d’être accrue dans le cas d’un jugement négatif de la part de la CPI. Si celle-ci indique qu’un crime de droit commun a été commis, le procureur général de la République, Augusto Aras, pourra ouvrir une enquête ou déposer une dénonciation auprès la Cour suprême.  

Une procédure de destitution (impeachment) pourrait être ouverte si la responsabilité de Bolsonaro était avérée et si l’aval de l’Assemblée et du Sénat étaient obtenus. De toute façon, on prévoit qu’en raison des faits survenus pendant la période de la crise sanitaire, la CPI du Covid augmentera les effets négatifs sur l’image du président, comme indiqué par la baisse de sa popularité, ce qui influencera les relations du Brésil avec le monde et les élections de l’année prochaine. 

Cette judiciarisation de la politique brésilienne n’est pas sans rappeler les événements qui marquent l’histoire du pays depuis plusieurs années. La présidente Dilma Rousseff avait été destituée – sur la base de preuves largement truquées -, et Lula à été emprisonné lors d’un processus qui a impliqué un juge si suspect qu’il a désormais été annulé. C’est l’immixtion du pouvoir judiciaire dans la sphère politique qui avait frappé de nullité la candidature de Lula – et pavé la voie à l’élection de Bolsonaro. C’est cette même immixtion du pouvoir judiciaire qu’il dénonce à présent, au nom de la souveraineté du peuple…

Une procédure de destitution (impeachment) pourrait être ouverte si la responsabilité de Bolsonaro était avérée.

Un événement clé a mis le feu aux poudres : la demande par l’ancien ministre Pazuello de bénéficier de l’habeas corpus pour ne pas constituer de preuves contre lui-même lors de sa déposition – comprise dans son acception très étendue, incluant le droit fondamental au silence. La Cour s’est engagée à prohiber tout embarras physique ou moral, ce qui comprend les menaces d’arrestation et de poursuites si les inculpés demeurent dans le cadre du droit. Quant à la demande de ne pas être contraint de donner des réponses impliquant un jugement de valeur, la Cour a refusé une telle concession.

Reste à savoir si la procédure de la Commission et ses effets changeront effectivement le contexte de crise sanitaire et politique que traverse le Brésil…

L’autonomie géopolitique de l’Union européenne : une fable à l’épreuve de l’accord avec la Chine

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L’appartenance à l’Union européenne permet-elle, comme le veut la formule consacrée, « de faire le poids face à la Chine et aux États-Unis » ? Sa dépendance à l’égard des États-Unis tout comme sa perméabilité aux ambitions chinoises permettent d’en douter. L’accord commercial conclu avec la Chine fin décembre illustre une nouvelle fois l’incohérence géopolitique de l’Union. Signé sous la pression de l’Allemagne, désireuse d’écouler ses exportations, il accroîtra sans nul doute la pénétration des capitaux chinois en Europe. Dans le même temps, sous la pression des États-Unis, des sanctions étaient prises contre des responsables chinois du Xinjiang…

Après sept ans de négociations et plus d’une trentaine de sessions bilatérales, la Chine et l’Union européenne sont parvenues à s’entendre sur un accord global sur les investissements. Le CAI, pour Comprehensive Agreement on Investment, n’est pas à proprement parler un accord de libre-échange – Free Trade Agreement dans le jargon bruxellois – et ne saurait être analysé sous le même prisme que le CETA ou le JEFTA, les deux principaux traités négociés par l’Union européenne avec le Canada et le Japon. Si les conséquences sur le plan économique devraient être limitées, l’aboutissement de cet accord est une nouvelle illustration de l’incapacité de l’Union européenne à affirmer une quelconque autonomie stratégique.

En 2013, l’Union européenne, alors empêtrée dans la crise des dettes souveraines et incapable de s’extraire de ses apories en matière de politiques d’austérité, est sur le point de conclure dans la douleur le CETA ou AECG pour Accord économique commercial et global, l’accord régional de libre-échange avec le Canada. Pour les hiérarques bruxellois, c’est l’aboutissement de Maastricht et de la mission dévolue à l’Union européenne : la libéralisation des échanges partout et la primauté du droit sur les jeux de puissance. C’est dans cette logique que le commissaire européen au Commerce, le néolibéral Belge Karel de Gucht, a lancé sans aménité des consultations en vue d’un accord d’investissement avec la Chine. Cet accord, contrairement à ceux susmentionnés, ne vise pas à abaisser les barrières tarifaires ou l’entrée de nouveaux produits en Chine et au sein de l’Union européenne. Sa principale ambition est d’obtenir un rééquilibrage dans la pénétration au marché chinois, de limiter les subventions aux entreprises chinoises sur leur sol et de sécuriser les investissements des Européens tout en protégeant leurs technologies, brevets et leurs savoir-faire. La deuxième puissance économique mondiale est alors le deuxième partenaire commercial de l’Union européenne derrière les États-Unis, l’Union étant elle-même le premier partenaire commercial de la Chine.

Pour une mise en perspective des accords commerciaux signés par l’Union européenne, lire sur LVSL nos articles consacrés au CETA, au JEFTA, au traité de libre-échange UE-Vietnam, UE-Mercosur et UE-Tunisie.

C’est également en 2013 que Xi Jinping est devenu le nouveau président de la République populaire de Chine. Le dirigeant chinois, sous couvert de multilatéralisme à travers les Nouvelles routes de la soie (BRI), appelées également « One Belt, One Road », avec l’appui de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB) ou l’accroissement de l’influence chinoise dans les organisations internationales dont l’ONU ou l’OMS, cherche à accroître la domination de l’empire du Milieu non seulement dans sa sphère d’influence constituée de l’Asie et de l’Afrique mais également dans le reste du monde face aux Occidentaux et tout particulièrement aux États-Unis. Pour la Chine, un accord d’investissement avec les Européens est une brèche ouverte dans la relation transatlantique et un moyen pour les Chinois de conquérir de nouveaux marchés, en particulier en Europe centrale. Les investissements directs chinois représentent ainsi en 2016 au sein de l’Union européenne 35,9 milliards d’euros, le déficit commercial de l’Union européenne à l’égard de la Chine étant de 185 milliards d’euros en 2018, sachant que le montant total du commerce entre les deux partenaires atteint un peu plus de 604 milliards d’euros en 2018.1 Quant aux Européens, leurs entreprises ont investi depuis vingt ans 148 milliards d’euros en Chine. Cet accord ne saurait donc être formellement autre chose, l’Europe étant davantage vue à Pékin comme le marché prospère du XXIe siècle plutôt que comme un acteur à part entière dans le jeu des puissances. C’est du reste l’un des points de la feuille de route du Made in China 2025 – 中国制造2025 qui prévoit que la Chine soit suréminente dans les hautes technologies de pointe, les énergies renouvelables ou encore l’agriculture. 

Angela Merkel, pressée par de nombreux industriels dont Volkswagen de signer l’accord d’investissement avec la Chine, s’est soudainement employée à ce qu’il aboutisse coûte que coûte

Régulièrement chapitrée, en particulier depuis l’élection de Donald Trump en 2016 à la présidence des États-Unis, pour sa naïveté criante à l’égard de la Chine mais également sur sa dépendance aux choix impérialistes des Américains dans les domaines technologiques, commerciaux, militaires et juridiques, la Commission européenne, par la voix du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), a publié en mars 2019 un document sur la relation stratégique avec la Chine. Pêle-mêle, l’institution représentée par Jean-Claude Juncker témoigne du fait que « la Chine ne peut plus être considérée comme un pays en voie de développement » mais surtout que « la Chine est, dans différents domaines stratégiques, un partenaire de coopération avec lequel l’Union européenne partage des objectifs étroitement intégrés, un partenaire de négociation avec lequel l’Union européenne doit trouver un juste équilibre sur le plan des intérêts, un concurrent économique dans la course à la domination technologique et un rival systémique dans la promotion d’autres modèles de gouvernance ». Les négociations autour de l’accord global d’investissement entre l’Union européenne et la Chine sont l’un des principaux éléments mentionnés dans le document stratégique. 

Est-ce à dire que l’Union européenne vit une « révolution copernicienne2 », pour reprendre les termes de l’expert et sinologue François Godement de l’Institut Montaigne ? Du moins, lors de son discours introductif au Parlement européen à la rentrée 2019 comme nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen s’est appliquée à parler du « langage de la puissance », rejointe peu après par le nouveau président du Conseil européen, Charles Michel. L’ancien Premier ministre belge a déclaré à l’Institut Bruegel en septembre 2019 que « l’autonomie stratégique européenne est l’objectif de notre génération ». Il ajoute, au sujet de la Chine : « Enfin avec la Chine : nous sommes engagés. C’est un acteur essentiel pour relever les défis globaux comme le changement climatique ou le Covid-19.  Mais sur le plan économique et commercial, nous sommes en train de rééquilibrer la relation : nous voulons plus de level playing field, plus de réciprocité. Et sur la question des droits de l’Homme, nous ne baissons pas les yeux, et assumons la promotion de nos valeurs. » La crise pandémique du coronavirus aidant, l’Union européenne a montré les muscles tout au long de l’année 2020 face à la Chine tant sur les origines de la Covid-19, que sur la situation à Hong-Kong ou au Xinjiang. En juin 2020, le sommet Chine-UE s’est traduit par des clabaudements de la partie européenne face au Premier ministre Li Keqiang et au président Xi Jinping. 

La réalité économique et surtout l’institutionnalisation d’une concurrence sans pitié par les traités entre les États-membres sont venues se fracasser sur les nouvelles ambitions géopolitiques de l’Union européenne. L’Allemagne, pourtant soucieuse des matoiseries chinoises depuis le rachat de l’industriel des hautes technologies Kuka par Midea en 2016 pour 4,8 milliards d’euros, a pris la tête de la présidence tournante du Conseil européen. Directement menacée par la possibilité d’une taxe sur les automobiles allemandes par l’administration Trump, lequel se plaignait régulièrement de voir « trop de Mercedes dans les rues de Manhattan à New York », Angela Merkel, pressée par de nombreux industriels dont Volkswagen de signer l’accord d’investissement avec la Chine, s’est soudainement employée à ce qu’il aboutisse coûte que coûte. Il est vrai que 28% des investissements européens en Chine concernent le secteur automobile – soit 41,7 milliards d’euros depuis 2000 – et 22% les matériaux de base, pour l’essentiel chimiques, ce qui représente depuis 2000 29,2 milliards d’euros. Deux secteurs où les multinationales allemandes sont à la pointe – Daimler, BMW, Volkswagen, BASF, Bayer pour ne citer qu’elles. Les réalités sanitaires sont venues stopper un temps la conclusion de l’accord, prévue en septembre 2020 à Leipzig, en dépit des pressions de Berlin. L’influence allemande à Bruxelles n’est pas étrangère à l’accélération des négociations. La directrice du département du Commerce à la Commission européenne, Sabine Weyand, l’ambassadeur à Bruxelles, Michael Cross, et ancien ambassadeur d’Allemagne à Pékin, Michael Hager, chef de cabinet du vice-président exécutif et commissaire au Commerce Valdis Dombrovskis ainsi que Björn Seibert, chef de cabinet d’Ursula von der Leyen, ont tous en commun d’être Allemands.

Ainsi, Angela Merkel, responsable jusqu’au 31 décembre 2020 de la présidence tournante, et la Commission européenne ont mis la pression sur les États-membres pour qu’aboutisse l’accord, en particulier avant l’intronisation de Joe Biden à la présidence des États-Unis. De nombreuses chancelleries, en Italie, en Espagne ou encore en Pologne, ont critiqué l’empressement de l’Allemagne à parvenir à un accord, officialisé le 30 décembre en présence d’Ursula von der Leyen, de Charles Michel, d’Angela Merkel et d’Emmanuel Macron. D’un côté, certains se sont réfugiés derrière la question des droits de l’Homme. Le sous-secrétaire d’État italien aux Affaires étrangères Ivan Scalfarotto a déclaré au Corriere della Serra : « Nous donnons un signal positif à la Chine à un moment où les droits de l’Homme sont importants ». D’autres, comme le ministre des Affaires étrangères polonais Zigbeniew Rau se sont alignés sur les positions américaines sans sourciller : « Nous avons besoin de plus de consultations et de transparence pour faire participer nos alliés transatlantiques. Un bon accord équilibré vaut mieux qu’un accord prématuré ». Les avantages pour les autres États demeurent de fait très limités en matière d’investissements de leurs entreprises en Chine. C’est davantage la question d’une amélioration des standards d’entrée dans le marché chinois et un rééquilibrage entre les deux parties qui est à souligner que d’avantages spécifiques pour l’essentiel propres aux intérêts des constructeurs automobiles allemands et à quelques rares domaines de pointe.

Il n’est pas peu dire que l’Union européenne est de nouveau sortie souffreteuse de cette annonce d’un accord tandis que Xi Jinping a pu savourer sa victoire. La Chine a bousculé la tradition d’alignement sur les Américains de l’Union européenne, tout en s’assurant d’une plus grande pénétration du marché européen sans pour autant réellement l’ouvrir aux investisseurs du Vieux continent. Asymétrique, cet accord l’est et reflète davantage une piètre tentative de la part de l’Union européenne de jouer un rôle de puissance d’équilibre entre les États-Unis et la Chine. Les annonces de la Chine sur sa possible ratification de deux conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur le travail forcé (conventions C29 et C105) ne sont en effet pas conditionnées par des sanctions de la part de l’Union européenne, tandis que l’accord souligne que c’est « à la propre initiative de chaque partie – donc de la Chine ici » que toute ratification se fera. D’autre part, l’accès au marché chinois ne demeurera dans de nombreuses filières possible, comme dans le secteur manufacturier, que sur un engagement des Chinois de l’ouvrir aux Européens sans contreparties – comme la cession d’une partie du capital des entreprises européennes – alors que le marché européen est déjà largement ouvert aux investisseurs chinois.

L’Union européenne devait-elle automatiquement suivre la voie de l’axe Washington-Londres-Ottawa ? Manifestement, la présence du secrétaire d’État américain au sommet européen montre que la timide tentative d’autonomisation de l’Union européenne a fait long feu.

De plus, la plupart des concessions arrachées à la Chine ne sont que des concrétisations d’engagements formels déjà pris par ce pays auprès de l’OMC. L’Union européenne refuse toujours d’accorder le statut d’économie de marché à la Chine au sein de l’OMC pour se protéger du dumping. Quant aux marchés publics chinois, qui représentent des centaines de milliards de dollars, ils resteront pour l’essentiel fermés aux investisseurs européens. La Chine a par ailleurs déployé une nouvelle loi sur les investissements étrangers en 2019 qui est plus favorable qu’auparavant pour les acteurs économiques. Mais son impact demeure très limité au vu du nombre conséquent de secteurs fermés à l’extérieur. La principale concession qu’ont offert les Européens à la Chine reste néanmoins l’accès à la distribution d’énergie en détail et en vrac sur l’ensemble du continent européen.

Il n’a pas fallu longtemps pour que de nombreux députés du Parlement européen, seul habilité à ratifier l’accord puisqu’il ne s’agit pas d’un Free Trade Agreement (FTA), se mobilisent contre lui. Les oppositions diverses, et par nationalités, montrent davantage la cacophonie européenne que l’image d’une Union disposant d’une quelconque « autonomie stratégique ». Le 21 janvier 2021, 597 eurodéputés ont adopté la résolution sur « la répression de l’opposition démocratique à Hong Kong ».

L’Union européenne ne s’est pas arrêtée à cette résolution. Face au choix coordonné du Royaume-Uni, du Canada et des États-Unis de sanctionner mi-mars la Chine pour le traitement qui serait réservé à la minorité Ouïghour dans le Xinjiang, les chefs d’États européens se sont entendus pour placer sous sanctions quatre responsables chinois de la région. Attitude de malappris pour la diplomatie chinoise, qui a immédiatement répondu en sanctionnant à son tour plusieurs organisations spécialisées sur la Chine et plusieurs eurodéputés comme le social-démocrate Raphaël Glucksmann, dont les propos primesautiers ont provoqué à de nombreuses reprises le courroux de l’ambassade de Chine à Paris. Aussitôt, les sociaux-démocrates européens ont appelé à « la levée des sanctions chinoises contre les eurodéputés, [une] condition pour que le Parlement entame des pourparlers sur l’accord d’investissement UE-Chine ». L’Union européenne devait-elle automatiquement suivre la voie de l’axe Londres-Ottawa-Washington alors même qu’elle vient justement de signer l’accord d’investissement et qu’elle ne cesse de chercher à se détacher de l’emprise américaine dans ses affaires ? Manifestement, la présence du secrétaire d’État américain Blinken fin mars au sommet européen montre que la parenthèse de tentative de prise de distance de l’Union européenne à l’égard des États-Unis depuis 2016 semble bel et bien terminée. 

Reste qu’il n’existe pratiquement aucune dénonciation de l’existence même de ce type d’accord qui devrait pourtant se suffire à lui-même pour être pointé du doigt comme l’un des derniers legs d’une vision du monde néolibérale où multilatéralisme et libéralisation des échanges, des marchés financiers et des biens et des services semblent signifier la même chose. Il n’est pas évident de concevoir que les échanges économiques entre les nations puissent être permis autrement que par un accroissement de la compétition. De fait, les nombreux accords régionaux de libre-échange que l’Union européenne a conclu, à l’image de celui avec la Corée du Sud ou le Vietnam, par exemple, ne font que renforcer l’abaissement des standards sociaux des travailleurs nationaux et participent de la dégradation de l’environnement3 par l’accroissement de la compétition à travers le dumping commercial4, entre autres. On pensera par exemple au soja brésilien, au porc canadien ou à l’agriculture ovine néo-zélandaise. De plus, ce type d’accord commercial est un chantage exercé auprès de pays qui ne peuvent s’y soustraire, à l’image de la quasi-totalité des pays africains ou d’Amérique latine où la libéralisation de l’économie est particulièrement dévastatrice comme au Chili5 6

L’Union européenne se révèle encore une fois incapable d’être autonome sur le plan stratégique. Sur l’autel de ses dogmes libre-échangistes, elle a cru bon de conclure un accord avec un partenaire dont les visées prédatrices n’ont rien à envier aux États-Unis tout en le sanctionnant finalement trois mois après sur pression… des États-Unis. L’impérialisme grandissant de la Chine est une menace qui ne semble pas suffisamment prise au sérieux et qui a deux objectifs principaux. Le premier est bien d’asseoir sa domination dans le courant du siècle en mettant fin à celle de l’Occident : « Au milieu de ce siècle, la Chine se hissera au premier rang du monde en termes de puissance globale et de rayonnement international », (déclaration lors du congrès du PCC en 2017)7. Le second est de diviser les États-membres de l’Union européenne à travers des pressions sur le plan économique et commercial comme le partenariat 16+1. Pour autant, l’absence complète de prise en main d’une réelle politique autonome sur le plan stratégique par l’Union européenne montre combien elle dessert davantage les intérêts nationaux plutôt que le contraire.

Dans Le pousse-pousse, Lao She révèle un Pékin de la fin des années 1930 ravagé par l’argent avec une obsession mercantile chez de nombreux commerçants locaux. Il serait temps pour l’Union européenne de non seulement s’affranchir de sa naïveté et de sa position défensive qui la caractérisent au sujet de la Chine de Xi Jinping mais également de se passer définitivement du libre-échange comme unique outil de politique étrangère. Instrument inhérent à l’Union européenne dont il est fort possible de croire que son existence même ne puisse survive au changement d’une telle doctrine.

Notes :

1 – Gwendolène Chambon. La relation entre l’Union Européenne et la République Populaire de Chine: la stratégie chinoise en Europe : une illustration des divisions européennes ?. Science politique. 2019.

2 – François Godement, L’Europe face à la Chine, une révolution copernicienne. Institut Montaigne. 22 mars 2019

3 – Mathilde Dupré – Le CETA un an après, un bilan inquiétant. Institut Veblen. 20 septembre 2018

4 – Emmanuel Maurel – UE-Vietnam: notre maison brûle et nous signons des accords de libre-échange. Tribune dans l’Opinion. 27 janvier 2020

5 – « Chapitre 1. Réduire la pauvreté au Chili grâce aux transferts monétaires et à de meilleures possibilités d’emploi », Études économiques de l’OCDE, 2012/1 (n° 1), p. 49-93. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-economiques-de-l-ocde-2012-1-page-49.htm

6 – Romo Hector Guillén, « De Chicago à Santiago : le modèle économique chilien », Revue internationale et stratégique, 2013/3 (n° 91), p. 107-115. DOI : 10.3917/ris.091.0107. URL : https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2013-3-page-107.htm

7 – Gwendolène Chambon – Ibid

Nouveaux visages de la guerre économique et impuissance volontaire de la France

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Guerre économique. L’expression fait florès depuis l’élection de Donald Trump, mais elle recouvre une réalité qui structure le monde occidental depuis des décennies. ONG, fondations privées et réseaux médiatiques sont autant de pions avancés par les grandes puissances, États-Unis en tête, pour asseoir leur domination économique. Dans cette guerre aux méthodes nouvelles mais aux objectifs anciens, la France se trouve en piteuse posture. C’est la thèse que défend Nicolas Moinet dans Soft Powers, deuxième volet des Sentiers de la guerre économique. Spécialiste de l’intelligence économique, professeur des universités à l’IAE de Poitiers, Nicolas Moinet a contribué au rapport Martre de 1994. Il a travaillé avec Christian Harbulot dans le groupe parapublic Défense Conseil International, qui a développé l’Intelligence économique de 1993 à 1998. Dans le sillage de cette structure appelée Intelco sont nées deux formations : le master Intelligence économique de l’Université de Poitiers et l’École de Guerre Économique.

Les échiquiers invisibles

 « Des Normes, des pouvoirs, des systèmes d’information : le pouvoir contemporain dessine ses multiples figures sur fond de société ouverte, à l’intérieur d’un ensemble dynamique. Une société, en effet, ne se définit pas seulement par des règles contraignantes et le maintien d’une organisation. Elle désigne aussi un système ouvert et une capacité adaptative. (…) Le pouvoir contemporain gère, avec une subtilité extrême, le désordre qu’il prend en charge. Tout pouvoir, nous le savons, gère le désordre. Or cette gestion actuelle du désordre s’opère par des systèmes de communication, par des normes, par des stratégies ouvertes, par des dominations masquées et déguisées ».

Le rôle de l’influence dans la guerre économique est devenu majeur et, pour bien planter le décor de cette guerre qui ne dit pas son nom, je commence généralement mes conférences par cette citation de Jacqueline Russ. Ainsi, la prise du pouvoir passe-t-elle d’abord par le désordre puis une reprise en main par un ordre qui soit sous contrôle via des systèmes d’information, des normes, des stratégies ouvertes et des dominations masquées et déguisées. Les récentes stratégies mises en œuvre par les GAFAM ne disent pas autre chose et croire, par exemple, que Google ou Amazon seraient de simples entreprises commerciales – aussi puissantes soient-elles – serait se tromper sur leurs objectifs et leur volonté de puissance.

Prenons pour exemple Amazon. Tout d’abord, cette entreprise est née d’un projet politique, celui des hippies californiens rêvant de vivre en autarcie et, pour cela, de disposer d’un système de vente par correspondance permettant de tout acheter où que l’on se trouve. Tel est d’ailleurs le rêve américain et il suffit de regarder certains documentaires sur la construction de maisons dans les forêts d’Alaska pour s’en convaincre. L’équipement sophistiqué de ces hommes et femmes qui bâtissent leurs futures demeures au milieu de nulle part sous le regard intrigué des ours est étonnant. Mais il est vrai que contrairement à la France, la logistique est une préoccupation première aux États-Unis (chez nous, il est généralement admis que « l’intendance suivra » même si dans les faits elle suit rarement !). Ensuite, Amazon va s’appuyer sur Wall Street pour financer son activité de commerce en ligne, non rentable au départ et qui va allègrement détruire deux emplois quand elle en crée un. Son fondateur, Jeff Bezos – aujourd’hui la première fortune du monde – est un stratège doué d’une véritable intelligence politique, comprenant que les élus ne se soucieront pas des petits commerces qui ferment ici et là dès lors qu’ils peuvent inaugurer un centre Amazon, visible et donc électoralement payant. Avec à la clé des centaines de créations d’emplois peu qualifiés permettant de faire baisser le chômage de longue durée.

Car ne nous leurrons pas. Avec son empire, Jeff Bezos veut le pouvoir économique, mais également le pouvoir politique. En fait, le pouvoir tout court. Aussi va-t-il s’opposer à la taxe Amazon votée par la ville de Seattle après avoir fait mine de l’accepter. Celle-ci est censée financer des logements sociaux car, dans cette ville américaine, de nombreux travailleurs ne peuvent plus se loger, finissant par dormir dans des hangars ou sous des tentes tels des SDF. Le géant du commerce en ligne va donc organiser en sous-main des manifestations contre cette taxe et faire revoter le conseil municipal qui se déjugera. Pour ne pas payer. Même pas ! Car il annoncera par la suite créer un fonds d’aide au logement beaucoup mieux doté. Mais on le comprend bien : ceux qui en bénéficieront alors le devront à Amazon. Et pour être sûr de ne plus avoir, à l’avenir, de mauvaise surprise, une liste de candidats va même être soutenue pour l’élection à la mairie. Est-on seulement dans le commerce en ligne ? D’autant que les gains financiers et la véritable puissance du géant se trouvent désormais dans son activité de Cloud – Amazon Web Services – qui représente déjà plus d’un tiers du stockage mondial et vient fournir les serveurs de la CIA. Désormais, le pouvoir est à l’interface.

Côté américain, le soft power permet de répondre à ces objectifs sous couvert de société ouverte au moyen d’un dispositif qui s’est construit dans la durée sur une véritable synergie public-privé

Bas les masques !

Ce titre de chapitre a bien failli ne pas exister. Mais un virus et une pénurie de masques vont en décider autrement. En plein confinement face à l’épidémie de Covid-19, une de mes anciennes étudiantes chinoises dont je n’avais plus de nouvelles depuis presque dix ans m’envoie un courriel très attentionné pour me proposer l’envoi de masques à moi et à ma famille. Bien entendu, cette touchante proposition dénote, d’un côté, une empathie dont il serait malvenu de se plaindre. Mais d’un autre côté, ce message me met en colère. Comment accepter l’aide d’un pays dont je reste persuadé qu’il a caché le plus longtemps possible la gravité de l’épidémie en truquant ses chiffres et en bâillonnant ses lanceurs d’alerte ? Pompier-pyromane, le voilà qui développe un soft power sanitaire, pensant faire oublier sa responsabilité dans la crise, ou reléguer au second plan la bataille sur la 5G ou les révélations d’affaires d’espionnage économique qui se multiplient depuis peu… Mais surtout, quelle honte pour mon pays – la France – de n’être pas en mesure de faire face à une situation de crise pourtant prévisible et surtout parfaitement prévue. Alors que faire ? Se résigner ? Non. Continuer à se battre pour mettre dans la lumière des stratégies masquées…

Ne pouvant lutter à armes égales avec l’influence culturelle américaine ni même japonaise, la Chine a mis en œuvre un pouvoir feutré utilisant la première de ses armes, l’argent, via le financement d’infrastructures ou la prise de participations et de contrôle de sites ou d’entreprises stratégiques, profitant avec intelligence de l’absence de politique de sécurité économique au niveau européen. Ainsi faudra-t-il même l’intervention des États-Unis pour empêcher l’OPA du groupe public China Three Gorges sur Energias de Portugal (EDP), première entreprise du pays, en raison des conséquences que cela aurait pu avoir sur sa branche énergie renouvelable présente sur le territoire américain ! En d’autres termes, le soft power américain sera venu contrer le soft power chinois sur un pays de l’Union européenne, reléguant cette dernière à n’être plus qu’un champ de manœuvre parmi d’autres de la guerre économique Chine versus États-Unis. Attristant, non ?

Small World !

Pour influencer la majeure partie des décideurs, un petit monde suffit. Ainsi, le soft power idéologique fonctionne-t-il sur le mode de la viralité et nous retrouvons là le fameux point de bascule cher à Malcom Gladwell. Rappelons-en les modalités. Pour obtenir un effet boule de neige similaire aux contagions, trois ingrédients sont nécessaires : un contexte, un principe d’adhérence et des déclencheurs. La guerre froide et sa lutte entre deux blocs idéologiques vont fournir le contexte au développement d’un néolibéralisme pensé dès les années 30 par le théoricien américain Walter Lippmann. Le principe d’adhérence est celui d’un retard quasi structurel et d’une nécessité de changement permanent qui permet ainsi de recycler le libre-échangisme (en fait relatif) d’Adam Smith pour le rendre compatible avec l’idée d’un État régulateur dirigé par un gouvernement d’experts. Cette généalogie a été particulièrement bien décryptée et reconstituée par la philosophe Barbara Stiegler dans un ouvrage de haute volée au titre évocateur :  Il faut s’adapter. Au-delà, Yuval Noah Harari rappelle dans son magistral Sapiens, une brève histoire de l’humanité, le lien organique existant entre la « secte libérale » (sic) et l’humanisme chrétien, ce dernier ayant également enfanté l’humanisme socialiste, autre secte et surtout grande rivale de la première. Autrement dit, le néolibéralisme n’est pas qu’un ensemble de règles rationnelles visant l’efficacité du système économique capitaliste, mais bien une religion avec son église, ses adeptes, ses prêtres et surtout son idéologie.

Les sentiers de la guerre économique, second volet de Soft powers.

« Open sociey », really ?

En ce qui me concerne, j’ai véritablement commencé à entrevoir la manière dont l’influence et le soft power pouvaient manœuvrer sur les échiquiers invisibles en travaillant sur les fondations Soros en Europe de l’est, une étude réalisée pour le Comité pour la Compétitivité et la Sécurité Économique du Secrétariat Général à la Défense Nationale (SGDN devenu SGDSN). Sans doute avez-vous déjà entendu parler du milliardaire américain George Soros, car, trente ans après, il reste toujours actif et la polémique bat son plein, notamment dans son pays natal, la Hongrie. A la tête de cette nation membre de l’Union européenne, le premier ministre Viktor Orban a fait du « mondialiste » Soros et de ses fondations l’ennemi public numéro un expliquant que ces dernières « opèrent comme le faisaient les activistes du département d’agit-prop de l’ancien parti communiste », précisant que « nous vieux chevaux de guerre, savons heureusement les reconnaître à l’odeur ». Bien entendu, il faut se méfier de ne pas emboîter le pas à un courant nationaliste fortement empreint d’antisémitisme. Mais il faut aussi savoir faire la part des choses. Alors, qu’en est-il réellement des actions philanthropiques de l’homme d’affaires ?

« La guerre économique systémique, rappelle Christian Harbulot, s’appuie sur un processus informationnel visant à affaiblir, à assujettir ou à soumettre un adversaire à une domination de type cognitif. L’impératif de l’attaquant est de dissimuler l’intention d’attaque et de ne jamais passer pour l’agresseur. Dans cette nouvelle forme d’affrontement informationnel, l’art de la guerre consiste à changer d’échiquier, c’est-à-dire à ne pas affronter l’adversaire sur le terrain où il s’attend à être attaqué. » Côté américain, le soft power permet de répondre à ces objectifs sous couvert de société ouverte au moyen d’un dispositif qui s’est construit dans la durée sur une véritable synergie public-privé.

De fait, les actions très décriées – désormais en Afrique – du milliardaire américain George Soros ne datent pas d’hier et c’est bien là toute sa force : travailler dans la durée et cacher dans la lumière en s’appuyant sur la théorie du complot pour stopper court à toute analyse en profondeur. Pourtant, les actions d’influence récentes des Open Society Foundations, comme le soutien financier de groupes militant pour l’indépendance de la Catalogne ou le financement, dans nos banlieues françaises, d’associations communautaristes, ne doivent rien au hasard et suivent parfaitement les voies tracées par la politique étrangère américaine. Revenons quelques décennies en arrière, lorsqu’après la chute du mur de Berlin, le réseau du spéculateur-philanthrope américain finance déjà de nombreux programmes liés à la formation des élites dans les ex-pays de l’Est comme l’Université d’Europe Centrale à Prague et à Budapest. En Russie, de nombreux chercheurs ne travaillent plus à cette époque que grâce aux subventions de l’International Science Foundation qui financera même l’arrivée de l’Internet. Mais s’agit-il là simplement d’actions philanthropiques fort louables ?

La guerre pour, par et contre l’information

Suivant cette typologie, et une large panoplie de manœuvres à disposition, on constate que si certaines relèvent de la guerre secrète (avec parfois même l’appui de services spécialisés), la tendance est à l’usage de méthodes légales d’intelligence économique où la transparence va jouer un rôle clé. Ce n’est donc pas nécessairement le plus puissant qui l’emporte, mais bien le plus intelligent, l’intelligence devant alors être comprise comme la capacité à décrypter le dessous des cartes pour mieux surprendre l’adversaire puis garder l’initiative afin d’épuiser l’autre camp. De ce point de vue, la récente victoire des opposants à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes est un modèle du genre dans la continuité de la bataille du Larzac quarante ans plus tôt. Car au-delà des caricatures, cette victoire démontre combien l’agilité déployée par les zadistes a pu paralyser une pseudo-coalition arc-boutée sur l’usage de la force et du droit quand l’autre camp utilisait la ruse et les médias. La trame de fond de la guerre économique est celle de sociétés post-modernes où l’usage de la force est de moins en moins accepté avec un système composé de trois pôles : un pôle autocratique, un pôle médiatique et un pôle de radicalités.

Ainsi, l’effet Greta Thunberg relève-t-il bien d’une forme de soft power. Tout aussi intéressant est le discret soft power norvégien qui, par petites touches, fait de ce pays producteur d’hydrocarbures, et grand utilisateur de pesticides pour l’élevage du saumon un modèle d’écologie.

Le pôle autocratique appelle un pouvoir politique fort où les décisions sont concentrées dans les mains d’une poignée de décideurs qui fait corps (d’où le préfixe « auto »). On pense tout de suite à certains régimes autoritaires, mais cette autocratie peut également prendre les aspects d’une démocratie dès lors que c’est la technostructure qui gouverne et possède les principaux leviers du pouvoir (« la caste »). Nous retrouvons bien là l’idée de la philosophe Jacqueline Russ pour qui « le pouvoir contemporain dessine ses multiples figures sur fond de société ouverte ». D’où la nécessité de « contrôler » les médias classiques qui appartiennent le plus souvent aux États ou à des puissances économiques quand ils ne survivent pas grâce aux subventions publiques. Une histoire qui n’est pas nouvelle certes. Mais ce qui est nouveau, c’est la nécessité à la fois de créer du désordre et de le gérer « par des systèmes de communication, par des normes, par des stratégies ouvertes, par des dominations masquées et déguisées ». Le secret va donc devoir se cacher derrière le voile de la transparence. Et ce, dans un écosystème médiatique qui se complexifie, notamment avec l’arrivée des réseaux sociaux numériques, et qui se trouve être également le terrain de jeu du troisième pôle, celui des radicalités. Celles-ci peuvent être organisées (zadistes, black block, féministes, vegans, etc.) sous un mode le plus souvent éphémère et agile ou être le fait d’individus qui se rebellent et se révoltent tels les lanceurs d’alerte.

Le triangle de l’influence radicale

Sur le fond, l’usage de technologies nouvelles à des fins subversives est ancienne mais ce qui modifie la donne, c’est l’étendue du champ d’action et la fulgurance des manœuvres. Le tout sur fond de crise de l’autorité et d’une « tentation de l’innocence », lame de fond remarquablement analysée dès 1995 par l’essayiste Pascal Bruckner pour qui l’homme occidental fuit ses responsabilités en jouant sur l’infantilisation ou la victimisation. Et quand on y réfléchit, cette grille de lecture explique nombre de comportements individuels et collectifs vécus ces dernières décennies… Autrement dit, si l’histoire de l’humanité a souvent été marquée par le combat d’un individu ou d’un petit groupe contre l’ordre établi, jamais l’effet de levier n’a été aussi fort. La fronde de David est désormais réticulaire et les projectiles pleuvent de toutes parts sur notre « pauvre » Goliath souvent aveuglé par l’arrogance du puissant. Colosse au pied d’argile, chêne qui se croit indéracinable à l’heure où les roseaux triomphent. Il faut plus que jamais relire La Fontaine ! L’histoire ne bégaie pas, elle radote. « Les progrès de l’humanité se mesurent aux concessions que la folie des sages fait à la sagesse des fous » écrivait en son temps Jean Jaurès. Disons qu’aujourd’hui, ces concessions s’obtiennent le plus souvent au bras de fer, l’un des pôles devant en faire basculer un second pour l’emporter sur le troisième.

La course aux étoiles

Avez-vous déjà entendu parler de l’IDS, l’Initiative de défense stratégique ? En pleine guerre froide, ce programme américain, appelé communément « guerre des étoiles » par les médias, avait été lancé par le président Ronald Reagan afin de doter son pays d’un bouclier antimissile. Après la chute de l’URSS, nombre d’experts es géopolitique estimeront que l’IDS a joué un rôle non négligeable, en entraînant l’empire soviétique dans une course à l’armement perdue d’avance qui l’asphyxiera économiquement. Dans le domaine du soft power académique, la course aux étoiles pilotée par les États-Unis n’est guère différente. D’ailleurs, pourquoi changer une stratégie qui s’est avérée gagnante ? Nous sommes dans le grand amphithéâtre d’une école de commerce française. Le petit doigt sur la couture du pantalon, le personnel est réuni pour assister à la présentation du processus d’accréditation du label américain délivré par l’Association to Advance Collegiate Schools of Business. Dans l’amphithéâtre, chaque personnel, convoqué pour cette séance solennelle, doit se présenter. Un enseignant de l’école se lève :

« Je suis professeur dans cette école depuis vingt ans après une première carrière de dirigeant d’entreprise ».

« Monsieur, demande l’auditeur qui regarde sa fiche, êtes-vous titulaire d’un Doctorat ? »

« Non Monsieur. ».

« Alors, à l’avenir nous vous demandons de ne plus vous nommer Professeur lorsque vous vous présenterez ».

L’homme, apprécié depuis vingt ans de ses étudiants, se rassoit. S’il s’est présenté comme professeur, c’est tout simplement parce que c’est devenu son métier et que c’est ainsi que le considèrent ses étudiants. Alors, à quoi peut-il songer à cet instant ? À ce vieux système qui consistait à faire enseigner le management par des professionnels mus, dans une seconde partie de carrière, par le désir de transmettre ? À ce bon vieux Socrate qui doit se retourner dans sa tombe devant la victoire des sophistes ? Ou à Nietzsche qui expliquait simplement qu’il n’y a pas de maîtres sans esclaves ? Demain, il se replongera dans les écrits d’Henry Mintzberg et notamment de son fameux « Des managers des vrais ! Pas des MBA », une pierre dans le jardin de ces écoles qui enseignent le management et la prise de décision. Alors, préférer de jeunes PhD qui n’ont que rarement mis les mains dans le cambouis des organisations à de vieux briscards qui ont fait leurs classes, en alternant succès et échecs, sous prétexte que ces derniers ne publient pas dans des revues académiques classées, que presque personne ne lit réellement, a de quoi poser question et même faire frémir.

Précisons, d’emblée, que le principe de la labellisation est tout à fait louable et qu’il permet généralement d’améliorer la qualité des formations. Mais il en existe d’autres, qui plus est européens… Cela dit, la course aux étoiles impose d’en avoir autant, si ce n’est plus, que les concurrents et de collectionner les labels comme d’autres collectionnent les vignettes autocollantes sur leur vitre arrière. Non seulement chaque directeur d’école veut pouvoir afficher autant, voire plus, de labels que ses concurrents, mais il sait également que ses petits copains dépenseront des sommes importantes pour communiquer sur l’obtention de ces labels… après avoir fait aussi un gros chèque pour l’obtenir. Car tout ceci à un prix. Non rassurez-vous : les associations qui les délivrent ne font pas de profit, mais il faut tout de même rémunérer leur service. On sait d’ailleurs peu de choses de ces accréditeurs qui restent plutôt discrets sur leur business model. Quant à ces directeurs d’école qui visent ces accréditations, il serait futile de leur jeter la pierre tant ils sont pris dans un système dont on ne peut s’extraire seul. Aux stratégies collectives ne peuvent effectivement répondre que d’autres stratégies collectives. Mais qui va oser prendre l’initiative ?

Lobby or not lobby ?

Pour ce qui est de la France, les ouvrages ou articles sur le lobbying regorgent d’exemples d’entreprises ou d’institutions publiques françaises n’ayant pas su s’y prendre avec Bruxelles : absence de stratégie, mauvaise gestion des ressources humaines, arrogance, manque d’informations et de réseaux. Comme pour le développement de l’intelligence économique, dont il est une dimension essentielle, le lobbying va appeler une véritable révolution culturelle… et éthique ! Récemment, deux rapports critiques vont ainsi venir mettre des coups de pied dans la fourmilière en proposant des pistes d’action concrètes : celui de Claude Revel remis en 2013 à Nicole Bricq, ministre du Commerce extérieur, et intitulé « Développer une influence normative internationale stratégique pour la France » ; celui, en 2016, des députés Christophe Caresche et Pierre Lequiller sur « L’influence française au sein de l’Union européenne ». Un rapport parlementaire qui commence par la perte d’influence de la France dans l’Europe des vingt-huit. Encore… Et je ne peux que vous inviter à lire ces documents clairvoyants et instructifs, preuve de la qualité des réflexions institutionnelles. Mais quid du passage à l’action ?

« Les Britanniques veulent gagner quand nous, Français, voulons avoir raison » m’explique Nicolas Ravailhe. Et de me confier un facteur clé de succès (ou d’échec) majeur : « J’ai compris au Parlement européen qu’une victoire numérique peut devenir une défaite politique si elle n’est pas partagée, expliquée et sécurisée. Car le jour où tu gagnes numériquement ton vote, tu vas, en fait, insécuriser tes intérêts. Tes adversaires vont n’avoir, en effet, de cesse de préparer leur vengeance. Et le jour où ils gagneront la partie suivante, cela va te coûter plus cher que si tu avais perdu la première fois ». Avoir raison plutôt que gagner. Cette posture me rappelle nos échecs répétés dans l’organisation des Jeux olympiques jusqu’à ce que nous fassions appel au meilleur lobbyiste dans ce domaine, l’anglais Myke Lee.

Agilité ou paralysie…

Compte tenu de notre difficulté culturelle à appréhender l’influence et à l’accepter comme consubstantielle aux relations humaines, j’ai fini par me demander si la guerre économique n’était pas définitivement perdue. Après tout, ne suis-je pas un Français, c’est-à-dire avant tout « un Italien triste » ? Pour me rassurer, je regarde le globe terrestre, qui trône dans le salon, et voyant la disproportion entre la taille de la France et sa capacité à faire parler d’elle dans le monde, je me rassure. Mais pour combien de temps ? Car certains indicateurs sont là qui m’inquiètent et, plus grave encore, l’absence de réaction face à une guerre économique qui a changé de braquet, appelle une révolution dans les têtes.

L’affrontement entre la Chine et les États-Unis est, à cet égard, édifiant et il serait temps de s’interroger sur ce que, nous Européens, voulons dans une telle configuration ? Mais y a t-il encore un « nous » ? Ceux qui nous dirigent sont-ils réellement conscients de la situation et des enjeux ? Ou ont-ils simplement peur de voir le monde dans sa cruelle réalité ? Croient-ils vraiment à ce qu’ils disent quand ils invoquent leur naïveté, année après année ? Agir sur le monde passe d’abord par la prise de conscience des réalités, par un effort de la pensée pour voir les choses telles qu’elles sont, et non telles qu’on souhaiterait qu’elles soient. C’est à cette condition, et à cette condition seulement, que le soft power peut alors être un levier de la puissance et un instrument pour une souveraineté retrouvée.

D’autant que, n’en déplaise à ceux qui invoquent systématiquement les instances supranationales pour justifier leur inaction, le soft power n’est pas qu’une question de taille. Et dans la guerre économique, de « petits » pays arrivent à tirer subtilement leur épingle du jeu. Dans la problématique du faible, l’encerclement cognitif consiste en effet, d’une part, à renverser le rapport de force par le développement de systèmes éphémères ou durables de contre-information et, d’autre part, à user de la force de frappe subversive des réseaux sociaux dans la recherche de légitimité. Ainsi, l’effet Greta Thunberg relève-t-il bien d’une forme de soft power. Tout aussi intéressant est le discret soft power norvégien qui, par petites touches, fait de ce pays producteur d’hydrocarbures, et grand utilisateur de pesticides pour l’élevage du saumon un modèle d’écologie. Une agilité qui s’appuie sur des ONG, un réseau médiatique efficace et un fonds souverain qui pèse plus de 1 000 milliards de dollars ! Et nous pourrions poursuivre notre panorama en passant par le Qatar ou « Cyber Israël ».

Classique, mais complet, le soft power britannique s’appuie sur l’héritage de son empire, ses universités (Oxford, Cambridge), le British Council, la BBC, la musique pop et le football. Sans oublier James Bond, toujours au Service de Sa Majesté. Plus discret, compte tenu de l’histoire du XXe siècle, le soft power allemand s’appuie sur un réseau de fondations, Konrad Adenauer et Friedrich Ebert en tête, et d’ONG dont l’écologie est le cheval de bataille. Mais avec le retour de l’Allemagne sur le devant de la scène internationale, ne doutons pas d’une montée en puissance de son influence.

Et la France dans tout ça ?

Ndlr : cet article est issu de l’ouvrage de Nicolas Moinet Soft Powers, deuxième volet des Sentiers de la guerre économique

SWIFT : l’atout de l’Occident contre la Russie et la Chine ?

Parmi les sanctions envisagées contre la Russie, on trouve son exclusion du système SWIFT. Le réseau interbancaire SWIFT créé en 1973 constitue un impensé des enjeux géopolitiques contemporains. Fondé à La Hulpe en Belgique puis contrôlé indirectement par le Trésor américain dans les années 2000, ce réseau fait depuis une vingtaine d’années l’objet de nombreuses stratégies de contournement en provenance notamment de la Chine et de la Russie. Utilisé à des fins politiques lors de conflits internationaux tant par les États-Unis que l’Union européenne, le système SWIFT est critiqué par un nombre croissant de ses adhérents en raison de sa situation hégémonique. Il convient alors d’interroger non seulement le pouvoir exercé par les États-Unis sur ce réseau, mais également l’état d’avancement des alternatives en cours de développement par ses pourfendeurs et les conséquences qu’auraient ces dernières.

Au lendemain des attentats du 11 septembre, l’administration Bush entame une « guerre mondiale contre le terrorisme » ayant pour principal objet l’éradication de l’organisation Al-Qaïda. Pour ce faire, les agences fédérales commencent à chercher des moyens de remonter les réseaux de financement occultes ; « following the money » devient un mantra des agences de renseignement. La proclamation de l’état d’urgence par George W. Bush et l’adoption le 26 octobre 2001 par le Congrès américain du Patriot act – ainsi que d’une suite d’autres textes d’application extraterritoriale – vont offrir à ces agences un cadre légal d’exception. Le décret présidentiel 13224 1 confère ainsi au département du Trésor américain, placé sous l’autorité de l’un des membres du cabinet du président, une compétence partagée avec le FBI et la CIA 2 en matière de traque de ces réseaux financiers. Dans le cadre de l’exécution du décret, le département du Trésor ouvre secrètement le « Terrorist finance tracking program » (TFTP) dont l’un des volets principaux consiste à utiliser les données stockées sur les serveurs de la société SWIFT en Virginie. Ces données étant considérées par le droit européen comme des « données personnelles » 3, la société belge n’est en principe pas habilitée à les transférer au département du Trésor – ce qu’elle fera pourtant. Si l’existence du programme reste, un temps, confidentielle, une série d’articles publiés en juin 2006 par le New York Times, le Wall Street Journal et le Los Angeles Times en révèle l’existence.

L’affaire SWIFT : une affirmation de l’extra-territorialité du droit américain au détriment du droit européen de la protection des données personnelles

C’est à cette date que commence véritablement « l’affaire SWIFT » : la révélation du New York Times attire l’attention des institutions européennes, au premier chef du Parlement européen qui, quelques semaines plus tard, adopte une résolution 4, rendue notamment, en vertu de la Convention européenne des droits de l’Homme et de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Le Parlement européen constate ainsi une violation du droit européen 5 et rappelle que tout transfert de données personnelles appartenant à des citoyens européens doit se faire dans le cadre légal définit par la directive 95/46/CE 6. En effet, si « (…) le système juridique américain ne considère pas le droit à la protection des données personnelles comme un droit fondamental dont la portée serait générale et préfère fractionner la protection au moyen de textes sectoriels » 7, la protection des données personnelles est, au contraire, en Europe, considérée comme l’une des articulations les plus importantes du droit fondamental à l’intimité de la vie privée. C’est à ce titre que la directive 95/46/CE impose aux entreprises traitant des données personnelles de communiquer aux utilisateurs de la plateforme l’identité des personnes morales pouvant y accéder. Il est presque absurde, tant cela paraît évident, de dire que les utilisateurs du réseau n’avaient pas été informés par la société SWIFT que leurs informations personnelles pourraient être transmises au département du Trésor américain.

Que comprendre derrière l’emploi de l’acronyme SWIFT ? Ce dernier peut prêter à confusion tant son caractère est polysémique. SWIFT, au départ, signifie en anglais prompt, rapide, immédiat. C’est le nom anglais du martinet, figure aérienne de l’extrême rapidité. SWIFT est aussi l’acronyme du réseau de communication financière ayant remplacé l’antique système des téléscripteurs. Ce « centre nerveux du secteur bancaire mondial » propose des services de messagerie bancaire standardisée. Il s’agit, une fois la négociation entre deux acteurs financiers achevée, de permettre la transmission des informations bancaires nécessaires à la future transaction. SWIFT c’est ensuite le nom de la société coopérative belge créée en 1973 pour gérer ces flux de messages financiers. Le groupe est détenu et géré par ses adhérents, au nombre desquels on compte certaines des plus importantes institutions financières mondiales – des banques, certes, mais aussi des sociétés de courtages et des bourses d’échanges. SWIFT c’est enfin le code contenant les informations bancaires relatives à l’auteur et au bénéficiaire de ladite transaction. On y trouve des données relatives au pays dont ils sont issus, mais également à l’établissement financier au sein duquel sont situés leurs comptes (Deutsche Bank, Banque postale, etc.) et à l’agence qui doit réceptionner la transaction.

Les informations transitant sur le système SWIFT sont donc nombreuses, avec plus de 5 milliards de messages échangés en 2014, mais également mondiales, puisque les transactions SWIFT mettent en lien les opérateurs financiers de tous les continents. Elles sont surtout cruciales car l’accès aux données SWIFT signifie premièrement, avoir la faculté de retracer les opérations financières à travers le monde, ensuite, pouvoir en identifier les auteurs et, enfin, pouvoir évincer du réseau certains États et/ou agents privés.

SWIFT est donc tout sauf un acteur neutre. Les données sont stockées sur deux serveurs, situés aux Pays-Bas et aux États-Unis, chacun ayant en mémoire l’intégralité des données échangées sur le réseau. De cette localisation géographique découle une domination du programme par deux acteurs : l’Union européenne et les États-Unis. La société privée SWIFT est en effet à la fois sujet de droit européen et sujet de droit américain. Elle peut, à ce titre, se voir contrainte à certaines actions par les deux entités politiques, ce qui n’est pas sans générer des conflits d’intérêts.

Imagine-t-on l’embarras et le dilemme de la société SWIFT au moment où l’administration Bush l’a secrètement sommée de communiquer certaines données sensibles présentes sur ses serveurs ?

Plus qu’un exemple des atteintes portées aux droits du citoyen européen, l’affaire SWIFT est l’illustration frappante des pressions dont peuvent faire l’objet les sociétés européennes présentes aux États-Unis 8. Imagine-t-on l’embarras et le dilemme de la société SWIFT au moment où l’administration Bush l’a secrètement sommée 9 de communiquer certaines données sensibles présentes sur ses serveurs ? Il lui aura fallu choisir entre enfreindre le droit européen à l’insu des autorités du même nom ou… regimber ouvertement à l’application du droit américain et assumer la confrontation avec les autorités fédérales. Aussi comprend-on aisément son choix de se plier aux injonctions américaines : un espoir subsistait pour la société belge de ne jamais voir sa collaboration avec le département du Trésor révélée et ainsi de ne point avoir à traiter du problème juridique majeur posé par sa double nationalité. Compte tenu du caractère stratégique du positionnement de la société SWIFT, il était évident que l’entreprise aurait, d’une manière ou d’une autre, à traiter avec les renseignements américains. Pourtant, jusqu’aux révélations du New York Times, l’Union européenne ne s’était pas inquiétée de cette situation.

L’affaire SWIFT est en cela l’illustration de l’inertie des institutions européennes. Une fois même la collaboration de la société SWIFT avec le département du Trésor dévoilée, leurs réactions à l’application extraterritoriale du droit américain furent non seulement lentes, mais également complaisantes. Lentes car il aura fallu non moins de dix ans à la Commission européenne pour parvenir à mettre entièrement fin à la situation désastreuse résultant du TFTP. Sur le plan pratique, trois ans auront été requis pour que la société SWIFT mette fin au système « back-up » 10 et rapatrie sur le vieux continent les données européennes stockées en Californie11.

Sur le plan juridique, en raison de sa volonté de ne négocier qu’une simple mise en conformité du programme américain au droit européen, l’Union européenne a, bien involontairement, laissé le TFTP prospérer. Les accords SWIFT II12, ratifiés le 05 juillet 2010 par le Parlement européen, maintenaient ainsi une transmission des données vers le continent américain et en conditionnait la transmission aux fins de la lutte contre le terrorisme. Très vite, un rapport de l’Autorité de contrôle commune d’Europol critiquait le caractère illusoire de cette convention internationale. En effet, l’autorité de contrôle constatait, dans un rapport remis au Parlement européen, que l’intégralité des données européennes demandées par les autorités américaines avaient été communiquées par l’agence chargée d’en limiter la transmission : Europol13.

Pour ce qui est de la complaisance on relèvera la phrase, prononcée en février 2009 à l’occasion de la présentation des conclusions d’un rapport sur le TFTP au Parlement européen, du vice-président de la Commission européenne, le centriste Jacques Barrot, en charge de la justice, de la liberté et de la sécurité : « Je suis heureux de pouvoir confirmer que, dès le départ, la département du Trésor américain s’est montré soucieux de respecter les garanties en matière de traitement des données personnelles (…), notamment en matière de limitation aux stricts besoins de la lutte contre le terrorisme. La valeur ajoutée apportée par le TFTP dans le domaine de la lutte contre le terrorisme est notable, en particulier en Europe »14.

In fine, force est de constater que le seul mérite de cette affaire aura été de sensibiliser la Commission européenne aux thématiques de la souveraineté numérique, la conduisant à proposer, en janvier 2012, un projet de règlement en matière de protection des données personnelles. Ce texte, adopté en mars 2014 par le Parlement, pose certains principes-clés tels que le consentement « explicite » et « positif » à la communication des données personnelles à des tiers ou encore le « droit à l’effacement ». Enfin, ce règlement fait partie des rares dispositions de droit européen à bénéficier d’un principe d’application extraterritoriale. Il aura donc fallu attendre plus de dix ans pour que la Commission européenne réponde, dans cette affaire, à l’extraterritorialité par l’extraterritorialité.

Une absence de position claire de la part de l’Union européenne qui demeure tournée vers les intérêts américains

La position des pays européens à l’égard de SWIFT est ainsi pour le moins paradoxale. L’Union européenne s’est retrouvée coup sur coup contrainte de trouver une alternative à un service de messagerie sécurisé de transferts interbancaires qui, bien que détenue par ses adhérents (plus de deux cents banques dans le monde entier), n’en est pas moins une société de droit belge. Le directeur du think tank berlinois Global Public Policy Institute y voit la conséquence directe de la « militarisation américaine de l’interdépendance et des goulots d’étranglement tels que SWIFT. L’Union Européenne a joué le jeu tant que c’était dans son intérêt et maintenant cela se retourne contre elle sous la forme de sanctions qui visent ses principaux intérêts de politique étrangère ». Comme rappelé, il faut attendre les attentats du 11 septembre 2001 ou plutôt l’article du New York Times en 2006 qui révèle que la CIA exploite clandestinement les données du réseau SWIFT, le tout sans aucune base juridique (après avoir écarté l’option d’un piratage pur et simple des serveurs SWIFT) pour que les Européens commencent à prendre conscience de la mesure du problème. Dans la confidence depuis 2002, les banques centrales suisses, néerlandaises et belges se contentent de garanties de la part du Trésor américain. Devant le rythme croissant des requêtes du ministère des Finances américain, SWIFT a bien tenté de restreindre le cadre de prélèvement de données mais sans jamais mettre en cause le transfert.

En 2006, la couverture médiatique des agissements américains rend plus difficile d’ignorer la position de faiblesse dans laquelle se retrouve l’Union européenne. La justice belge réclame une délimitation légale des injonctions américaines. À défaut de pouvoir réellement contrarier les plans d’ingérence américaine, il s’agit pour les Européens de sortir de l’ombre l’opération et de la poursuivre selon un compromis transatlantique encadrant les conditions de prélèvement de données. Cela permettrait de s’assurer qu’elles n’excèdent pas le motif de la lutte anti-terroriste. Ainsi, le refus de divulguer ces informations n’apparaît à aucun moment comme une possibilité, et l’indignation médiatique se traduit dans les négociations par une certaine résignation. En témoignent les modestes garde-fous que le premier projet des accords SWIFT met en place. Si le G29 accuse SWIFT d’avoir enfreint la législation européenne, l’accord SWIFT I en 2007, proposant notamment l’établissement de serveurs en Suisse et aux Pays-Bas et, qui conserve une copie de sauvegarde des données transférées ; les maigres mesures proposées sont loin de convaincre le Parlement européen qui demande une renégociation.

D’ailleurs, il est de notoriété publique que les Américains n’ont pas respecté les accords SWIFT II, n’ayant pas à subir les conséquences d’une Union européenne qui peine à faire respecter ses intérêts.

Plus satisfaisant, l’accord SWIFT II en 2009 instaure le principe du push plutôt que pull, c’est-à-dire la transmission de données bancaires depuis l’Union européenne et non directement puisées à la source par les Américains. Cette précaution était censée permettre un contrôle renforcé sur la nature des informations transmises et ne relâcher que le strict nécessaire. Elle s’est néanmoins révélée insuffisante alors que les requêtes américaines se faisaient suffisamment vagues pour y échapper. Là encore, le cap de la coopération inconditionnelle est maintenu. En dépit des protestations émanant de la commission de protection de la vie privée belge, Guy Verhofstadt, alors Premier ministre du royaume, s’empresse de rassurer les Américains : « Le système est en place et la commission ne demande pas que nous arrêtions ». Quand bien même les garanties sur la sécurité des données bancaires des citoyens européens se révéleraient insuffisantes, le transfert de données apparaît comme la position par défaut quand il s’agit d’une requête américaine. Cela rend difficile l’établissement d’un rapport de force crédible dans les négociations. D’ailleurs, il est de notoriété publique que les Américains n’ont pas respecté les accords SWIFT II, n’ayant pas à en subir les conséquences de la part d’une Union européenne qui peine à faire respecter ses intérêts 15.

L’utilisation du réseau SWIFT comme levier de pression géopolitique

Au regard des enjeux politiques, économiques et financiers, l’importance du programme SWIFT paraît évidente : être connecté à ce réseau revient à être connecté aux marchés financiers ; en être expulsé conduit alors inévitablement à un assèchement de ses canaux de financement. Bien qu’il existe des moyens de contourner ce type de sanction, la procédure est lourde, lente et coûteuse : elle « oblige à avoir des comptes partout à travers le monde »16.

Conscient de ce fait, États-Unis comme Union européenne usent de leur domination du réseau SWIFT comme d’un instrument de rétorsion. Ainsi, en 2014, le Parlement européen constatant d’une part « que l’intervention militaire directe et indirecte de la Russie en Ukraine, y compris l’annexion de la Crimée, constituent une violation du droit international, notamment de la charte des Nations unies, de l’acte final d’Helsinki et du mémorandum de Budapest de 1994 »17 et, d’autre part, « que la Russie s’attaque à la sécurité de l’Union en violant régulièrement l’espace aérien de la Finlande, des États baltes et de l’Ukraine (…) » décide de « condamner vivement la Fédération de Russie pour la « guerre hybride » non déclarée qu’elle mène contre l’Ukraine ». Ce faisant, dans sa résolution 2014/2841(RSP), l’institution européenne propose « d’envisager l’exclusion de la Russie de la coopération nucléaire civile et du système SWIFT ». Si la Commission n’est guère passée à l’acte, il faut bien voir qu’en matière financière la menace est une forme raffinée de sanction ; les banques hésitent toujours à valider des flux se dirigeant vers un pays menacé d’exclusion du réseau SWIFT, de peur d’investir dans des entreprises vouées, à plus ou moins court terme, à l’asphyxie financière. 

En revanche, contrairement à l’Union européenne, les États-Unis ont largement dépassé le stade des menaces. En raison du refus de Téhéran d’abandonner son programme nucléaire, trente banques iraniennes ont été, de 2014 à 2016, déconnectées du réseau SWIFT. À cette époque, les sanctions, bien qu’exécutées par les États-Unis, se font en concertation avec l’Union européenne 18. Il n’en va guère de même en 2018 quand le 45ème président des États-Unis, Donald Trump, décide de rétablir et d’alourdir les sanctions pesant sur Téhéran. Sont ainsi bannies cinquante banques iraniennes. Benyamin Netanyahou se réjouit : « Les sanctions américaines visant à déconnecter l’Iran du circuit bancaire international SWIFT asphyxieront le régime terroriste au pouvoir en Iran ».

Quand les Européens privilégient, entre Alliés, le dialogue, la concertation et le recours aux institutions onusiennes et multilatérales, les États-Unis privilégient, quant à eux, le règlement unilatéral des différends et le recours à la coercition.

Cet épisode met en évidence, une fois encore, la relation asymétrique pesant lourdement sur l’alliance transatlantique. Quand les Européens privilégient, entre Alliés, le dialogue, la concertation et le recours aux institutions onusiennes et multilatérales, les États-Unis préfèrent régler unilatéralement les différends et recourir à la coercition – allant même jusqu’à prendre le risque, au passage, de sanctionner les entreprises européennes installées en Iran entre 2016 et 2018 19. Notons également qu’au moment de rétablir les sanctions, les États-Unis ne tolérèrent même pas la mise en place entre l’Iran et l’UE 20 d’une « exemption humanitaire » visant à maintenir partiellement la connexion des banques iraniennes au réseau SWIFT afin qu’elles puissent poursuivre l’importation de biens de premières nécessités tels que les produits pharmaceutiques, agricoles ou agroalimentaires 21. L’administration Trump s’était ainsi montrée intraitable, excluant toute concession tant qu’« un changement tangible, démontrable et durable de la politique iranienne » 22 n’aurait pas eu lieu.

L’utilisation abusive par les Américains de leur pouvoir sur le réseau SWIFT a, ces dernières années, encouragé le développement de réseaux de communication financière locaux et régionaux. « Chaque réseau de communication possède ses propres spécificités. Ils sont plus ou moins développés, fiables et normalisés ; ils ne sont généralement pas compatibles avec tous les formats de message » 23 mais permettent tous de contourner SWIFT. Certains membres de l’Union européenne – la France, l’Allemagne et l’Autriche – ont eux-mêmes mis en place un « système de communication bancaire électronique standardisé » 24 régional.

Ce type d’instrument a connu un vif succès dans des pays tels que la Chine, la Turquie ou l’Iran, particulièrement susceptibles de voir le couperet américain s’abattre. La Banque centrale russe a, par exemple, en 2014, développé son propre réseau de communication financière baptisé « System for transfer of financial messages » permettant le transfert de données financières à l’intérieur de la Russie. Mais ces réseaux de communication, locaux ou régionaux, se concentrant sur un marché intérieur nécessairement restreint, ne sont néanmoins pas des alternatives convaincantes au réseau SWIFT, seulement des instruments permettant, au besoin, de le contourner.

Le cas iranien révèle les dépendances financières de l’Europe

De 2012 à 2015, puis en 2018 après une courte accalmie permise par les accords sur le nucléaire, le retour des sanctions financières américaines, promesse de campagne de Donald Trump, contraint donc SWIFT à suspendre une partie des banques iraniennes de son réseau. SWIFT s’est retrouvé pris en étau entre une double injonction, celle émanant de l’Union européenne menaçant ses entreprises de sanctions en cas de soumission aux sanctions américaines, et la menace que les Américains eux-mêmes faisaient peser sur le réseau s’ils ne respectaient pas le rétablissement des sanctions. Or, de ce nouveau bras de fer, les Américains sortent une nouvelle fois gagnants face à une Union européenne décidément incapable d’asseoir son autorité sur une société qui siège en son giron même.

Quelques voix européennes commencent tout de même à s’élever en faveur de la nécessité de créer une architecture financière en dehors du dollar. L’idée que la zone euro doit acheter son gaz et son pétrole iranien dans sa propre monnaie commence à faire son chemin 25. En 2019 l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni créent l’INSTEX qui reproduit les fonctions de SWIFT mais en dehors de son réseau et au sein d’un circuit restreint qui comprend aussi la Suède, le Danemark, la Belgique, la Norvège, la Finlande et les Pays-Bas et qui souhaite garder des liens économiques avec l’Iran hors du dollar afin de maintenir l’accord sur le nucléaire. Ce réseau alternatif reste néanmoins limité pour le moment aux denrées alimentaires et aux produits médicaux. En parallèle, plusieurs stratégies sont évoquées dont certaines relèvent du bricolage : des entreprises gardent un contact avec les banques iraniennes grâce à des messageries ad-hoc ou en proposant d’utiliser le code IBAN plutôt que SWIFT pour identifier les comptes bancaires. Des hypothèses plus sérieuses circulent comme celle de désolidariser SWIFT de Target 2, le système de règlement brut pour la zone euro. Il est trop tôt, toutefois, pour conférer un caractère doctrinal à ces velléités de court-circuitage de SWIFT comme en témoigne le recadrage public par Angela Merkel de son ministre des Affaires étrangères Heiko Maas pourtant soutenu par Bruno Le Maire dans ses ambitions de faire de l’Union européenne la référence en terme de contrepoids financier aux États-Unis dans le monde.

Le partenaire américain a pris l’habitude de pratiquer sur de nombreux membres de l’Union européenne « un espionnage paré des vertus de la légalité ».

Si l’édiction de sanctions commerciales à l’encontre d’États ou d’organisations ayant violé le droit international est un moyen de pression diplomatique courant – que ce soit de la part de l’ONU, des États-Unis ou de l’Union européenne – l’effet volontairement extraterritorial de ces mesures, c’est-à-dire leur application à des États tiers ne s’étant rendus coupables d’aucune infraction, est une spécificité de l’approche américaine.

L’affaire SWIFT est en cela, dans toutes ses dimensions, un révélateur. Un révélateur d’une mutation profonde de la perception des États-Unis de ce que sont les relations internationales : une « great power competition » (compétition stratégique), au sein de laquelle il s’agit avant tout de faire valoir les intérêts de la nation américaine. L’Union européenne et en particulier l’Allemagne et la France sont, dans ce cadre, particulièrement exposées, considérées comme des adversaires économiques qui nourrissent son déficit commercial. Raison sans doute pour laquelle, le partenaire américain a pris l’habitude de pratiquer sur de nombreux membres de l’Union européenne : « un espionnage paré des vertus de la légalité ». 26 – dont le TFTP (« terrorist finance tracking program ») ou encore le décret présidentiel 13224, évoqués plus haut, ne sont finalement que des avatars. Si cet enjeu semble avoir été, depuis peu, intégré par les autorités nationales 27 comme européennes, elles peinent encore, en réponse, à définir une « politique juridique extérieure » 28 globale et cohérente.

La Chine déploie en réponse son propre système alternatif

La Chine, dont les velléités impérialistes s’affirment de jour en jour, conteste de son côté l’hégémonie du dollar en se fondant sur une logique double : il est nécessaire pour elle de renforcer son pouvoir au sein d’un monde multipolaire, mais aussi d’obtenir un certain nombre de garanties vis-à-vis d’éventuelles sanctions américaines dans les années à venir. Pour y parvenir, dès 2009 et, à la suite de la politique de quantitative easing menée par la FED, Zhou Xiaochuan, le gouverneur de la Banque centrale de Chine avait appelé à un renforcement du rôle des DTS (droits de tirages spéciaux pour compléter les réserves des pays) du FMI face au dollar, même si cela n’avait en définitive pas abouti. Peu de temps après, la Chine a commencé à promouvoir, en parallèle de sa politique d’accumulation d’or afin de rétablir un étalon à terme, le règlement des échanges bilatéraux en renminbi (RMB) avec quelques avancées dans les pays en voie de développement et un axe clef avec Moscou.

En 2015, une nouvelle étape est franchie lorsque la Chine crée CIPS, infrastructure de paiements internationaux en RMB qui, bien que pensée pour concurrencer SWIFT, se coordonne toujours avec le système précédent en attendant que CIPS soit plus opérationnel et compétitif. Le conflit n’est donc pas frontal, CIPS concentre sa présence dans le domaine des « clearance and shimpent » tandis que SWIFT conserve son rôle central en matière de messagerie bancaire. Face à l’absence de succès escomptée suite à la mise en place du système SWIFT GPI accroissant la vitesse des transferts, la Chine a opté pour une solution, à la fois complémentaire et alternative afin de contourner SWIFT : le yuan digital. Encore balbutiante dans le domaine domestique bien que dotée d’atouts certains (le cryptoyuan recourt à la blockchain et peut faire office non seulement de monnaie mais aussi de système de paiement) 29, ce choix s’est récemment trouvé secondé par une autre voie, celle des circuits alternatifs. D’abord instaurés entre Moscou et Pékin pour le commerce bilatéral (réduisant de 50% les échanges en dollars entre ces deux nations au début de l’année 2020 30), ces circuits s’étendent de plus en plus et permettent également une légitimation autonome du système alternatif à SWIFT 31. CIPS compte par ailleurs différentes banques étrangères comme actionnaires 32 (HSBC, Standard Chartered Bank, la Bank of East Asia, DBS Bank, Citi Bank, Australia and New Zealand Banking Group et BNP Paribas).

La Chine, dont les velléités impérialistes s’affirment de jour en jour, conteste de son côté l’hégémonie du dollar en se fondant sur une logique double : renforcer son pouvoir tout en se protégeant d’éventuelles sanctions américaines.

Néanmoins, un véritable frein structurel demeure à l’internationalisation du RMB. Cette monnaie n’est pas librement échangeable et la Chine opère toujours, pour des raisons évidentes d’autonomie des circuits financiers internes au pays, un strict contrôle des capitaux. Consciente de ces difficultés, la Chine use notamment de sa présence dans d’autres territoires grâce aux Nouvelles routes de la soie. Son fort investissement dans ces territoires doit pousser les nations occidentales à investir dans leurs infrastructures en ayant recours à des emprunts en yuan et en rejoignant, directement ou non, son système alternatif à SWIFT, mais il doit aussi contrecarrer le vieux modèle américain du pétrodollar.

En outre, la Chine s’est constituée un véritable maillage financier capable de s’étendre davantage. Depuis 2019, un projet d’alliance en matière d’échanges monétaires entre la Russie, la Chine et l’Inde a vu le jour : l’Inde qui ne possède pas encore de système indépendant de transferts de fonds sur son territoire aurait ainsi recours à la Banque centrale de Russie afin d’autoriser ses propres transferts en dehors du système SWIFT 33. Si cette alliance renforce l’émergence et l’autonomisation de l’EAEU (Eurasian Economic Union), elle s’inscrit également dans la perspective que s’était fixée CIPS pour la fin de l’année 2020, à savoir rattacher mille institutions directement ou indirectement au sein de son système 34. Avec les conséquences de la pandémie du Covid-19, la reprise rapide de l’économie chinoise et les risques qu’elle fait peser sur la politique économique américaine, l’extension de CIPS et de ses canaux de diffusion au sein des BRICS semble être une nécessité pour la Chine dans les années à venir si elle souhaite se prémunir de nouvelles sanctions américaines vis-à-vis de ses transferts internationaux.

SWIFT, système cher, lent et faillible, aujourd’hui concurrencé

Pourtant, les efforts déployés paraissent démesurés face aux critiques que le système SWIFT subit. Comme indiqué au départ, un message envoyé par SWIFT contient en résumé toutes les informations concernant une transaction. Dans ce système, chaque institution possède un identifiant unique – le code BIC/SWIFT. Un message typique contient en en-tête l’identifiant BIC (Bank Identifier Code) de l’institution émettrice, suivi de l’identifiant de la nature de l’opération à réaliser, puis du BIC de l’institution réceptrice. Le corps d’un message décrit les montants et la devise utilisée, le compte du client dans l’institution émettrice, ainsi que d’autres informations sur la transaction. Toutes les institutions membres du réseau utilisent la même syntaxe de messages, mais aucun fonds ne transite par SWIFT lui-même : le système ne fait que gérer les messages qui permettent aux transactions internationales de se dérouler de manière fluide.

Pour pallier les défauts de ses prédécesseurs, il offre trois avantages centraux. D’abord, SWIFT utilise une syntaxe de messages simple et standardisée, de sorte à limiter l’erreur humaine dans l’exécution des ordres de transaction. Ensuite, il assure la non-répudiabilité des ordres passés, c’est-à-dire qu’un agent ayant effectué une transaction ne peut la nier. La trace de chaque transaction est ainsi conservée, et aucun des acteurs ne peut nier l’avoir effectuée. Enfin, il se veut être un système de messages extrêmement sécurisé.

Le système SWIFT est actuellement concurrencé sur chacun de ces points qui font sa force. Tout d’abord, la standardisation des messages liés aux transactions financières progresse dans le monde, avec notamment l’émergence de la norme ISO20022 35, qui propose une syntaxe unifiée pour toutes les transactions financières au monde. Cette norme est en passe de devenir le standard mondial de référence, puisqu’elle devrait couvrir environ 90% des virements à haute valeur d’ici à 2025 selon le cabinet KPMG 36.

Sur la non-répudiabilité des paiements ensuite, puisque d’autres technologies (notamment fondées sur la blockchain) permettent d’aussi bons résultats pour moins cher. Sur la sécurité enfin, avec les brèches révélées par des attaques récentes, la solidité du système SWIFT pose question. Tout cela est renforcé par la relative rigidité du système. Il est relativement cher, puisqu’un virement SWIFT sera facturé entre 15 et 60 dollars au client suivant l’institution bancaire, ou alors une commission variable de l’ordre de 3%. Il est de plus lent, un virement mettant 2 à 5 jours à arriver à destination – même si cette durée se trouve réduite à un jour avec le nouveau système SWIFT GPI, on reste très loin de transactions en temps réel.

Le système SWIFT est aujourd’hui concurrencé sur chacun de ses précédents points de force.

Face à un système cher, lent, centralisé, et comportant des brèches de sécurité, la technologie la plus couramment envisagée aujourd’hui pour mettre en place un système de paiement alternatif est la blockchain, qui répond en théorie à chacun de ces problèmes. Tous les projets basés sur la blockchain n’ont pas le même objectif, mais un en particulier vise précisément à faciliter les virements internationaux : il s’agit de Ripple, avec son produit RippleNet, dont l’ambition est de permettre à l’argent de s’écouler aussi facilement que l’information. Ripple est également en transition vers la norme ISO20022, et offre indéniablement une solution plus rapide que SWIFT : une transaction prend moins de 5 secondes et coûte environ 4 centièmes de centime de dollar 37, alors que la dernière version de SWIFT, baptisée SWIFT GPI, propose de régler un paiement en une journée pour le coût habituel d’un virement SWIFT. En ce qui concerne la sécurité, la grande force de Ripple est de reposer sur des transactions de pair à pair des membres du réseau. Il existe donc en théorie plusieurs chemins possibles pour faire parvenir des fonds d’un portefeuille A à un portefeuille B. Cependant, la faille principale identifiée par des chercheurs 38 de la Purdue University dans l’Indiana, est la dépendance d’un grand nombre de portefeuilles à des nœuds importants : si ceux-ci venaient à subir une attaque, quelque 50 000 portefeuilles pourraient être coupés du réseau. Cette étude, datant de 2017, est la seule de cette ampleur à avoir été réalisée, et il est donc probable que la situation ait évolué depuis.

L’émergence des monnaies digitales : une menace pour la suprématie financière américaine ?

Le précédent vénézuélien, où le recours au bitcoin a pu représenter une façon de contourner le blocus américain, et surtout l’émergence du Libra donnent des idées aux Iraniens, Européens et Chinois. La crainte de laisser l’enjeu des crypto-monnaies dans les mains d’un acteur privé doté d’une base d’utilisateur qui se chiffre en milliards inquiète même Washington. La BCE envisage elle le déploiement d’une monnaie numérique de banque centrale (MNBC) basée sur le blockchain, en prévision du yuan digital et de sa réponse américaine ; le dollar digital, fruit d’une collaboration entre le MIT et la FED. 

Les conditions d’élaboration de cet euro digital demeurent encore assez floues mais seront déterminantes pour une solution qui risque de faire émerger plus de problèmes qu’elle n’en résoudra. En l’état, cette MNBC européenne est pensée comme un système de cash digital distribué entre les banques commerciales et la banque centrale et constitue davantage qu’une simple monnaie, il s’agit d’une architecture financière qui contient son propre système de paiement. En cela, et en dépit des problématiques techno-politiques que le déploiement d’une telle monnaie risque de faire peser, l’enjeu du contrôle du système monétaire international a le mérite d’être posé. La BCE réfléchit d’ailleurs à la possibilité d’un déploiement à échelle extra-européenne et le gouverneur de la banque de France laisse présager un objectif ambitieux lorsqu’il considère la MNBC comme le moyen pour l’Union européenne de devenir rapidement « le premier émetteur au niveau international et (en) tirer ainsi les bénéfices réservés à une monnaie de banque centrale de référence ». Ces signaux faibles n’ont pourtant donné lieu à aucune réalisation concrète, et il est fort peu probable que l’institution européenne risque une guerre financière ouverte avec les États-Unis.

Du côté des acteurs privés, si la solution apportée par Ripple offre des avantages techniques indéniables, elle demeure sous le contrôle de son créateur, l’entreprise Ripple Lab, dont le fondateur Chris Larsen possède 5 milliards de tokens XRP (identifiant du Ripple), sur un total de 50 milliards en circulation. L’entreprise et son fondateur possèdent donc un pouvoir considérable sur le réseau. Si un pays l’utilise, il ne gagne donc fondamentalement pas en autonomie, et rien ne garantit qu’il ne se trouve pas sous la menace d’être déconnecté du réseau un jour, comme ont pu l’être certains pays dans le réseau SWIFT. Le réseau n’a pour l’instant pas montré de faillite conséquente, mais rien ne garantit non plus que cela n’arrivera pas. Enfin, là où la NSA utilisait SWIFT pour du renseignement 39, il serait probablement plus complexe de faire de la surveillance de masse à travers le réseau Ripple, mais certainement pas de surveiller tous les agissements d’individus ou d’organisations ciblées.

Notes :

1 : Renouvelé chaque année depuis.

2 : Compétence partagée avec le FBI et la CIA et en consultation avec le département de la Justice.

3 : Article 2 de la Directive 95/46/CE transposée en France par une série de décrets entre 1999 et 2007.

4 :  Pour consulter le détail de la résolution du Parlement européen du (06/07/2006) : https://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+TA+P6-TA-2006-0317+0+DOC+XML+V0//FR

5 : Plus précisément de la directive 95/46/CE (24/10/1995) sur la protection des données personnelles : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=CELEX%3A31995L0046

6 :  Abrogée en 2018.

7 : MONTBEYRE Richard, Le transfert de données bancaires à caractère personnel vers les Etats-Unis : aspects juridiques de l’Affaire SWIFT, Droit-Tic, févr. 2008 : http://www.droit-tic.com/pdf/Aspects-juridiques-Swift.pdf

8 : Voir à cet égard le récit du président de la division chaudière d’Alstom Frederic Pierucci dans son ouvrage Le piège américain, 2019

9 : Au moyen d’une « compulsory subponea », sorte d’injonction administrative se transformant en sanction pénale si elle n’est pas exécutée par le destinataire (amende, peine de prison) : les compulsory subponeas se passent de l’intervention du pouvoir judiciaire pour être contraignante. Cette catégorie d’actes du pouvoir exécutif américain s’est particulièrement développée au lendemain des attentats du world trade center, dans un article pour la Legal Opinion Letter (02/12/2005), Michael R.Sklaire constate : « The use of the administrative subponea has blurred the line between civil and criminal enforcment »

10 : Mécanisme de copie de sauvegarde aux Etats-Unis de l’ensemble des données conservées par la société sur les serveurs européens (et inversement).

11 : En Suisse.

12 : L’accord SWIFT I ayant été rejeté par le Parlement en février 2010 : force est de constater que les EUA auront continué à avoir un accès total au contenu de la base de données SWIFT de 2006 à 2009.

13 :  Le rapport constate que les demandes des services américains « étaient tellement succinctes que l’agence (Interpol) n’a pas été en mesure d’en vérifier la conformité avec l’accord », ce qui ne l’a au demeurant pas empêchée de les communiquer.

14 : Voir communiqué de presse 1 février 2009 : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_09_264

15 : Il va être intéressant à ce sujet de suivre les faits et gestes de Joe Biden sur ce dossier, lui qui avait prononcé un discours en vue de convaincre les européens de coopérer en pleine négociation des accords.

16 :  GARABIOL Dominique, banquier et professeur associé à l’université Paris 8 : https://fr.sputniknews.com/international/201807251037359973-brics-transactions-financieres/

17 : Résolution du Parlement européen du 13 mars 2014 sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie (2014/2627(RSP)) : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:52014IP0248

18 :  À l’instar des EUA, l’UE décide en 2011 de sanctionner l’Iran (Règlement 359/201) au moyen du gel de certains avoirs, d’un embargo militaire et d’embargos sectoriels ; pour plus de détails voir : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Institutionnel/Niveau3/Pages/39d02b33-eab4-4090-bff7-f44605fe2e6e/files/16127a0c-8a51-41db-a4bb-079b45083606

19 : On notera le commentaire du Ministre de l’économie français, Bruno le Maire : « l’Europe doit cesser d’être la victime collatérale des sanctions extraterritoriales américaines ».

20 : La « troïka européenne » : Allemagne, Royaume-Uni, France.

21 : Biens n’étant pourtant théoriquement pas frappés par les sanctions américaines.

22 : Bulletin d’information de l’Institut kurde de Paris (page 61) : https://www.institutkurde.org/publications/bulletins/pdf/400.pdf

23 : SENGMANY Paul, Mémoire Master 2019 : « Les alternatives au Correspondant Banking » https://www.afte.com/sites/default/files/inline-files/Mémoire%20du%203e%20prix%20ex%20aequo%20-%20SENGMANY%20Paul.pdf

24 : Electronic Banking Internet Communication Standard

25 : Pour rappel en 2004 l’Union européenne avait été incapable d’empêcher les américains lorsque Saddam Hussein avait décidé d’acheter son pétrole en euros. Pour convaincre un pays d’acheter en euros ou en yuan il faut pouvoir avoir la garantie de ne pas subir le courroux américain en représailles comme l’a montré récemment l’exemple de Total.

26 : Rapport URVOAS 2014 : https://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-off/i2482.asp (voir chapitre III : « Le défi du renseignement économique et financier »)

27 : Note DGSI 12/04/2018 « Panorama des ingérences économiques américaines en France » : « Les entreprises françaises […] font l’objet d’attaques ciblées, notamment par le biais de contentieux juridiques, de tentatives de captation d’informations et d’ingérence économique »

28 : LEBLANC-WOHRER Marion, « Le droit, arme économique et géopolitique des États-Unis », Politique étrangère, 2019

29 : Néanmoins, depuis le 13 novembre 2020, la deuxième plus grosse banque de Chine propose d’acheter des obligations en bitcoins (58 Mio le premier jour). À terme, la China Construction Bank entend mettre à disposition 3 milliards d’obligations sous cette forme. Il ne s’agit pas de bons destinés nécessairement à des investisseurs professionnels, 100 suffisent pour en obtenir un contre plus de 1500 pour les obligations habituelles en yuan. Sur ce sujet, voir : https://www.scmp.com/business/banking-finance/article/3109331/china-construction-bank-sells-us3-billion-worth-debt

30 : https://iz.ru/1041303/2020-07-29/dolia-dollara-v-torgovle-rf-i-kitaia-vpervye-opustilas-nizhe-50

31 : La Chine se sert ainsi de ses propres agences de notation pour mettre en avant l’utilisation de CIPS par des banques étrangères, russes en l’occurrence. Voir à ce sujet : https://www.rt.com/sponsored-content/504670-credit-bank-moscow-asian-award/

32 : https://www.reuters.com/article/china-banks-clearing-idUSL3N2F115E

33 : https://economictimes.indiatimes.com/news/economy/foreign-trade/india-russia-china-explore-alternative-to-swift-payment-mechanism/articleshow/72048472.cms?from=mdr

34 : https://asia.nikkei.com/Business/Finance/China-s-global-yuan-push-makes-inroads-in-Asia-and-Africa

35 : Détails de la norme ISO20022 : voir https://www.iso20022.org/

36 : A new standard for payments, https://home.kpmg/xx/en/home/insights/2020/02/payments-standard.html

37 : Site de Ripple : https://ripple.com/insights/speed-and-cost-of-payments-dont-need-to-be-at-odds/

38 : MIT Technology Review, “First Large Scale Analysis of the Ripple cryptocurrency network”, https://www.technologyreview.com/2017/06/16/151164/first-large-scale-analysis-of-the-ripple-cryptocurrency-network/

39 :  Reuters, “Hacker documents show NSA tools for breaching global money transfer system” , https://www.reuters.com/article/us-usa-cyber-swift-idUSKBN17H0NX

Cyber-colonialisme : comment le régime de techno-surveillance chinois s’impose au Zimbabwe

© 人民日报

Les technologies de surveillance chinoises semblent avoir séduit les chefs politiques de nombreux pays africains, à l’instar du président du Zimbabwe, Emmerson Mnangagwa. Déjà largement implantés à l’échelle nationale en Chine, les logiciels numériques chinois répondent à des objectifs politiques définis : le contrôle d’Internet, la surveillance des comportements des utilisateurs, l’installation de caméras de surveillance dans l’espace public, le déploiement des systèmes de reconnaissance faciale. Ils se diffusent hors du pays et tiennent la dragée haute face aux technologies américaines, conquérant des parts de marché aux dépens de ces dernières. L’Afrique, nouveau terrain de jeu des deux grandes puissances mondiales dans leur entreprise de conquête numérique ?

AMBITIONS CHINOISES

Rarement un gouvernement aura montré autant de détermination que la Chine dans sa volonté de faire de son pays la « cyber-superpuissance » du XXIème siècle. Cette quête s’inscrit dans un objectif de perfectionnement des technologies à l’échelle nationale, notamment à des fins de surveillance et de censure.

Qui n’a pas entendu parler de Shenzhen, la Silicon Valley chinoise ? Située au Sud-Est de la Chine, elle constitue l’une des villes les plus riches et développées du pays. Pour les hackers et les entrepreneurs, ce lieu où foisonnent grandes entreprises technologiques et startups désigne le pôle des industries de pointe.

Comment expliquer le développement exceptionnel de la tech chinoise au cours des dix dernières années ? Il y a évidemment les investissements massifs de l’État central qui a subventionné et encouragé les projets informatiques de son choix. Mais le phénomène s’explique aussi par le perfectionnement rapide des logiciels, dont les erreurs et bugs ont été détectés et corrigés rapidement, grâce à leur utilisation quotidienne sur les citoyens chinois. En effet, ces logiciels reposent presque systématiquement sur les technologies de l’intelligence artificielle (IA), dont la qualité s’acquiert par la récolte de données fournies par un maximum de personnes.

En testant ses logiciels sur ses propres citoyens, la Chine s’est donné les moyens d’atteindre son objectif de leader mondial des technologies de surveillance.

Parmi les projets étroitement liés au gouvernement, l’entreprise chinoise CloudWalk qui s’est longtemps faite discrète, mérite pourtant une attention particulière. Fondée en 2015, elle a mis en place un système de reconnaissance faciale ultra-performant, actuellement exploité par la Banque de Chine et les services de sécurité gouvernementaux chinois. CloudWalk a notamment joué un rôle central dans la mise en œuvre de la surveillance de masse et la répression de la population ouïghour. Cette technologie de surveillance très sophistiquée a été l’objet de nombreuses critiques de la part des groupes de défense des droits de l’Homme et de certains gouvernements.

Eric Schmidt, PDG de Google de 2001 à 2011, se dit convaincu d’une scission d’Internet entre deux camps et affirme que « le scénario le plus probable dans les dix à quinze prochaines années n’est pas un éclatement d’Internet, mais une bifurcation entre un Internet dirigé par les Chinois et un Internet non chinois, dirigé par les États-Unis ».

Utilisée jusque-là exclusivement sur les Chinois, les technologies de CloudWalk présentaient à ce stade un défaut majeur : le système de reconnaissance faciale produisait des erreurs et dysfonctionnements sur les personnes de couleur noire[1]. En 2018, une solution au problème est trouvée. La Chine conclut un accord inédit avec le Zimbabwe, lui accordant le droit d’utiliser les technologies de reconnaissance faciale développées par l’entreprise CloudWalk. Double victoire stratégique pour la Chine qui, tout en perfectionnant ses technologies de reconnaissance faciale par l’élargissant des expérimentations sur des personnes de couleur noire, se garantit l’acquisition de parts de marché considérables à l’international.

LE ZIMBABWE, SÉDUIT PAR LE MODÈLE CHINOIS

Mettre en place une base de données nationale à l’aide de la reconnaissance faciale, voici la mission donnée par le gouvernement zimbabwéen à l’entreprise chinoise CloudWalk. En 2017, le Zimbabwe s’était déjà équipé de caméras de surveillance en concluant un accord commercial avec l’entreprise chinoise Hikvision. Depuis l’installation de ces infrastructures numériques, le pays a progressivement introduit son programme de reconnaissance faciale.

Au cours de la dernière élection présidentielle de 2018, les médias locaux ont notamment exprimé leurs inquiétudes au sujet de la collecte par l’État des données biométriques de certains citoyens dans le cadre du processus de votation[2]. Alors qu’il suffisait auparavant de présenter sa carte d’identité indiquant son nom, numéro d’identité, lieu et date de naissance, les autorités ont dès lors exigé que certains citoyens fournissent photo, empreinte digitale et lieu de résidence et qu’ils les entrent dans une base de données numérique. Dans le cas où ces derniers refusaient, ceux-ci étaient menacés d’être temporairement déchus de leur droit de vote. L’apparition de cette nouvelle pratique, qui n’a concerné qu’une partie de la population, a interpellé les journalistes zimbabwéens qui ont aussitôt dénoncé le manque de transparence des politiques mises en œuvre par le gouvernement.

Difficile de prévoir précisément dans quelle mesure les gouvernements autour du globe intégreront les nouvelles technologies à leur gamme d’outils politiques dans les décennies à venir. Néanmoins, certains chercheurs, parmi lesquels Steven Feldstein, se sont déjà penchés sur la question du potentiel répressif des technologies de l’IA par les régimes autoritaires. Tirant ses observations de l’usage des nouvelles technologies de surveillance en Malaisie et à Singapour, Steven Feldstein conceptualise les logiques de la répression digitale. Dans son article « How Artificial Intelligence Is Reshaping Repression », il en présente les principaux atouts[3]. Avant l’ère du numérique, explique-t-il, la répression dépendait intégralement du soutien des forces de sécurité de l’État pour l’instauration de mesures coercitives. Ceci présente deux défauts majeurs pour le pouvoir en place. Premièrement, ce type de répression est coûteux et nécessite une main-d’œuvre importante. Les coûts d’entretien et de formation des forces de sécurité de l’État sont en effet censés augmenter au fil des années. Deuxièmement, l’armement des forces de sécurité conduit à un problème dit de « principal-agent » : les ressources qui permettent au régime de réprimer son opposition peuvent également être utilisées par l’opposition contre le régime lui-même. En effet, un régime ne peut jamais être certain que les armes qu’il met à disposition des forces armées ne seront pas un jour utilisées contre le régime lui-même, lors d’une insurrection.

Les atouts de la mise en œuvre d’une répression digitale ne font à ce stade plus aucun doute. Celle-ci permet une réduction drastique des coûts car l’entretien des infrastructures numériques est à long terme bien moins coûteux que le financement d’une armée qui nécessite du personnel et un encadrement. Enfin, la répression digitale conduit à une diminution des possibilités de révolte ou d’insurrection par l’armée ou les citoyens car les voix dissidentes seront, grâce au système, immédiatement identifiées.

Steven Feldstein présage que les armées d’autrefois seront bientôt remplacées par une poignée d’informaticiens et l’essentiel du travail délégué aux technologies de l’IA.

Steven Feldstein offre également un aperçu historique des processus politiques ayant conduit à la destitution des autocrates au cours du siècle dernier. Si jusque dans les années 1990, les putschs représentaient le mode principal de destitution des autocrates, la situation a changé. La majorité des destitutions sont désormais le résultat de révoltes populaires ou de défaites électorales. Pour Steven Feldstein, la stratégie à choisir par les politiciens souhaitant s’accrocher au pouvoir est évidente : il s’agit de « rediriger les ressources pour garder le contrôle sur les mouvements civiques et perfectionner le truquage des élections, domaines dans lesquels l’IA présente un avantage crucial ». En effet, la répression digitale a l’unique atout de permettre la surveillance des citoyens, l’identification les mouvements de la société civile, l’influence sur le débat public et les élections tant à l’échelle locale que nationale.

En modifiant les efforts, les coûts et l’efficacité des mesures répressives pour les États autoritaires, les innovations dans le domaine des nouvelles technologies bousculent et menacent de métamorphoser les stratégies répressives traditionnelles. Un scénario qui laisse redouter un avenir peu rose pour la démocratie au Zimbabwe.

ÉQUILIBRES MONDIAUX À L’ÈRE DU NUMÉRIQUE

Les GAFAM et les BATX sont les empires de l’ère numérique. Derrière ces deux acronymes se cache le nom des compagnies de la tech les plus puissantes au monde. Leur prédominance sur le marché mondial procure aux États-Unis et à la Chine un atout majeur et déterminant pour la géopolitique internationale des décennies à venir. Alors que les États-Unis et la Chine forment déjà un duopole à l’échelle mondiale de par la taille de leurs économies, les autres pays n’ont pas su s’adapter aussi rapidement à la révolution technologique et ont pris du retard dans la course au numérique.

Du côté des États-Unis, les relations entre les GAFAM et le gouvernement élu sont encadrées par la loi américaine qui leur garantit une certaine indépendance vis-à-vis du pouvoir politique. Pourtant des scandales tels que celui de Cambridge Analytica ou des révélations de Snowden au sujet de la coopération entre les GAFA et la NSA ont montré les failles du système et la possibilité d’ingérences politiques diverses

L’Union européenne cherche inlassablement à émettre de nouvelles régulations pour encadrer les activités des « géants du numérique », mais est mise à mal par des divisions idéologiques entre États membres. Nicolas Miailhe, chercheur à l’Université de Harvard, a développé le concept de « cyber-vassalisation » pour décrire une situation dans laquelle l’Union européenne devrait dépendre d’alliances stratégiques avec les États-Unis ou la Chine pour continuer à bénéficier des services numériques de leurs firmes[4]. Il emploie le terme de « cyber-colonisation ». pour le continent africain, qu’il perçoit comme le terrain d’affrontement actuel entre les ambitions digitales impérialistes américaines et chinoises. Nombreux sont ceux qui prédisent un retour à une « logique de blocs » comme celle qui a caractérisé la Guerre Froide.

Eric Schmidt, PDG de Google de 2001 à 2011, se dit convaincu d’une scission d’Internet entre deux camps et affirme que « le scénario le plus probable dans les dix à quinze prochaines années n’est pas un éclatement d’Internet, mais une bifurcation entre un Internet dirigé par les Chinois et un Internet non chinois, dirigé par les États-Unis ».

LE NUMÉRIQUE, NOUVEL INSTRUMENT GÉOPOLITIQUE

Du côté des États-Unis, les relations entre les GAFAM et le gouvernement élu sont encadrées par la loi américaine qui leur garantit une certaine indépendance vis-à-vis du pouvoir politique. Pourtant des scandales tels que celui de Cambridge Analytica ou des révélations de Snowden au sujet de la coopération entre les GAFA et la NSA ont montré les failles du système et la possibilité d’ingérences politiques diverses. De plus, ce pouvoir étant entre les mains d’une poignée de PDG, les pays dépendants des services des GAFAM ont de quoi être inquiets. Les États dont l’économie sera tributaire des technologies fournies par ces acteurs privés américains n’auront d’autre choix que de dépendre du bon vouloir de ceux-ci.

Du côté de la Chine, au-delà des ambitions économiques des BATX, c’est le modèle politique du Parti Communiste chinois (PCC) qui est relayé. Comme le suggère Julien Nocetti, chercheur à l’Institut Français de Relations Internationales (IFRI) : « Les géants nationaux du numérique que sont les BATX servent d’instruments de légitimation de la gouvernance du Parti et de puissants relais à l’influence et aux ambitions de Pékin[5]».

La police chinoise a recours à Tencent pour surveiller les manifestations et Alibaba aide les municipalités pour la gestion du trafic routier. Deux exemples qui en disent long sur les liens qu’entretiennent les compagnies de la tech chinoises avec la politique[6].

Autant pour les GAFA que pour les BATX, il semble illusoire de penser aux entreprises de la tech indépendamment de leur relation avec le politique. Le contrôle politique effectué sur les entreprises chinoises diffère évidemment de celui exercé sur les entreprises américaines en termes d’ampleur, de stratégies et d’intentions. Néanmoins, comme le souligne Benjamin Bayart, militant pour les libertés fondamentales sur le net et président du Fond de Défense de la Neutralité du Net (FDN), « il serait aberrant de croire qu’il n’y a pas de contrôle politique des GAFAM. Le mode de fonctionnement de ce contrôle politique n’est pas le même car il se fait par le business et par l’argent plutôt que par le Parti Communiste chinois. Partout il existe une volonté politique d’empêcher qu’Internet soit un lieu d’émancipation[7] ».

Les GAFAM et les BATX doivent donc être perçus comme de puissants instruments politiques qui s’intègrent pleinement dans les stratégies géopolitiques chinoises et américaines. Déployer ses entreprises informatiques dans le monde afin de récupérer un maximum de parts de marché et de données semble donc être le nouvel outil de puissance. Ceci laisse donc présager le pire pour le futur des États africains qui connaissent une implantation majeure des entreprises américaines et chinoises tout en ayant un faible cadre législatif régulant les activités de celles-ci sur le territoire.

Peut-on parler de cyber-colonialisme ? Ce concept implique qu’il existe un État, ou bien un empire colonisateur. Pour savoir si tel est le cas, il convient de se demander s’il est pertinent de comparer les géants du numérique à des empires. La réponse est positive, selon Nicolas Miailhe. Les GAFAM et les BATX répondent aux trois traits principaux qui caractérisent les empires: 1) un pouvoir exercé sur un large territoire ; 2) une inégalité relative entre le pouvoir central et les « régions » administrées, souvent associée à une volonté d’expansion ; 3) la mise en œuvre d’un projet politique à travers différentes formes d’influence (économique, institutionnelle et idéologique). Les technologies numériques développées par les « empires digitaux», sous l’influence et le contrôle de leurs pays respectifs, accentuent et accélèrent la dynamique historique habituelle dans laquelle les innovations technologiques et le pouvoir se renforcent mutuellement.

L’AFRIQUE: TERRAIN DE CHASSE DE L’EMPIRE DIGITAL CHINOIS

Depuis 2013, la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’Afrique. Dans le domaine numérique, nombreux sont les États africains ayant noué des partenariats commerciaux déséquilibrés avec la Chine.

La Chine a tout à gagner à fournir des licences d’accès à ses technologies de surveillance à des pays étrangers. D’une part, il s’agit d’une manne financière pour ses entrepreneurs et d’autre part, cela garantit à la Chine un réseau d’alliés géopolitiques à long terme.

Comme le suggère Nicolas Miailhe, « la Chine exporte massivement en Afrique – en finançant tout aussi massivement – ses solutions, ses technologies, ses standards, et le modèle de société qui va avec ». Nombreux sont les entrepreneurs et hommes d’affaires qui rêvent de l’Afrique, relativement moins dotée en infrastructures numériques que les autres continents. Parallèlement aux projets infrastructurels chinois, il est à noter que les entreprises américaines Facebook et Google se sont aussi récemment lancées dans une course pour câbler l’Afrique et lui permettre d’avoir accès à du haut débit[8].

Les technologies numériques sont loin d’être des produits neutres et beaucoup s’interrogent sur les motivations réelles de la Chine. En effet, comme défendu par Dominique Cardon, sociologue du numérique, les algorithmes ne sont pas de simples méthodes de calcul mathématiques dénuées de sens et de subjectivité. Ils véhiculent des significations, des normes et sont pleinement des outils politiques, reflétant les intérêts de leurs concepteurs. Steven Feldstein, chercheur qui écrit régulièrement pour le Journal of Democracy, alerte notamment sur le levier politique que représentent les nouvelles technologies pour la République chinoise.

Il explique au sujet de l’Afrique « qu’à mesure que les gouvernements deviennent dépendants de la technologie chinoise pour contrôler leurs populations, ils ressentiront une pression croissante de devoir aligner leurs politiques sur les intérêts stratégiques de la République populaire de Chine ».

La Chine a tout à gagner à fournir des licences d’accès à ses technologies de surveillance à des pays étrangers. D’une part, il s’agit d’une manne financière pour ses entrepreneurs et d’autre part, cela garantit à la Chine un réseau d’alliés géopolitiques à long terme. La démarche chinoise qui consiste à placer des États dans une claire relation de dépendance, s’apparente à une forme de colonisation à l’ère du numérique ; elle a pour nom le cyber-colonialisme.

[1]« Reconnaissance faciale : quand le Zimbabwe vend le visage de ses citoyens », Jaques Deveaux, France Info, 03.08.2018

[2]« How Zimbabwe’s biometric ID scheme (and China’s AI aspirations) threw a wrench into the 2018 election » , Global Voices, Kudzai Chimhangwa, 30/01/20.

[3]Feldstein, S. (2019) « The Road to Digital Unfreedom: How Artificial Intelligence is Reshaping Repression », Journal of Democracy, Vol. 30(1), 40-52

[4] Miailhe, N. (2018) « Géopolitique de l’intelligence artificielle : Le retour des Empires ? », Politique étrangère, 3.

[5] Nocetti, T. (2018) « La Chine, superpuissance numérique ? Un nouveau champ de compétition et d’affrontement », Les chocs du futur Institut français des relations internationales, 124-129.

[6] Cook, S. (2018) « Tech firms are boosting China’s cyber power ». The Diplomat.

[7] « Faut-il avoir peur des GAFA chinois ? » France culture, Du Grain à moudre, Hervé Gardette, 28/11/2018

[8] « La guerre sous-marine de Google et Facebook pour câbler l’Afrique », Africa Intelligence, 08.10.2020