États-Unis et Arabie saoudite : vers un « OTAN moyen-oriental » ?

Le président américain Joe Biden et le chef d’État saoudien Mohammed ben Salman en juillet 2022 © Mandel Ngan

Les Saoudiens sont en quête d’un « traité de sécurité mutuelle de type OTAN » avec les États-Unis – et Joe Biden n’y fermerait pas la porte selon un journaliste du New York Times. La nouvelle semble contre-intuitive au vu des camouflets diplomatiques infligés par la monarchie saoudienne au président américain. Pourtant, celui-ci n’a jamais cessé de considérer le royaume comme un partenaire incontournable au Moyen-Orient – et d’œuvrer à son rapprochement avec Israël. Une telle alliance ne ferait qu’accroître les risques d’escalade militaire dans la région. Par Branko Marcetic, traduction Alexandra Knez [1].

Au cours des dernières années, le gouvernement saoudien a assassiné un résident américain, journaliste au Washington Post, entraîné les États-Unis dans une guerre de voisinage épouvantable qui dure depuis des années, humilié et menacé à plusieurs reprises le président américain tout en copinant avec ses principaux rivaux mondiaux – le tout en continuant d’imposer une répression moyenâgeuse aux femmes et aux homosexuels, et d’intensifier les exécutions d’opposants à des niveaux jamais atteints. Du reste, il ne fait plus l’ombre d’un doute que des membres du gouvernement saoudien ont été directement complices des attaques terroristes contre les États-Unis le 11 septembre 2001…

Pourtant, selon le journalisme du New York Times Thomas Friedman, généralement au fait des petits papiers de la Maison Blanche, le président Joe Biden « se demande s’il ne faudrait pas envisager la possibilité d’un pacte de sécurité mutuelle entre les États-Unis et l’Arabie saoudite », qu’il décrit comme « un traité de sécurité mutuelle de type OTAN qui enjoindrait aux États-Unis de se porter à la défense de l’Arabie saoudite en cas d’attaque – très probablement par l’Iran ».

Pour un petit pays belliciste, la protection légalement garantie d’une armée gargantuesque à la gâchette facile pourrait constituer une incitation à renforcer ses velléités expansionnistes

Le New York Times et le Wall Street Journal avaient déjà évoqué l’existence d’un tel projet, mais il s’agit là sans doute de la révélation la plus explicite quant à la nature exacte des « garanties de sécurité » demandées par le gouvernement saoudien.

Il y a plus. Les Saoudiens demandent également l’aide des États-Unis pour le développement d’un programme nucléaire civil – ces mêmes ambitions supposées qui valent à l’Iran d’être menacé, sanctionné et bombardé à échéance régulière, bien que le Pentagone et les services de renseignement américains reconnaissent explicitement leur inexistence… Ils souhaitent également l’assouplissement des restrictions applicables aux ventes d’armes pour obtenir du matériel plus sophistiqué – tandis que leur guerre brutale contre le Yémen se prolonge toujours.

Qu’est-ce que les États-Unis y gagneraient ? D’une part, selon Friedman, l’actuel gouvernement israélien serait conduit à faire des concessions « qui préserveraient la possibilité d’une solution à deux États ». Ensuite, cela permettrait de normaliser les relations israélo-saoudiennes, un effort qui a commencé sous Donald Trump et que Joe Biden s’est échiné à clôturer – dans le cadre d’une stratégie visant à isoler l’Iran dans la région, et que le ministère de la Sécurité intérieure lui-même estime dangereuse, tant elle est susceptible d’accroître les sentiments anti-américains dans la région.

Il n’est pas inutile d’examiner à quel point les « avantages » mentionnés sont dérisoires. Obtenir d’Israël la promesse de « préserver la possibilité » (sic) d’une solution à deux États semble à tout le moins minimaliste. Mais compte tenu de la progression continue de l’occupation et du pillage des terres palestiniennes depuis des décennies, il est douteux que demeure à ce stade la « possibilité » de préserver quoi que ce soit ! De plus, il semblerait que ce compromis n’implique aucun engagement de la part d’Israël quant à ses attaques régulières et indiscriminées contre les civils palestiniens.

Pour couronner le tout, il intervient alors que le soutien populaire aux accords d’Abraham, signés par Israël et les États du Golfe en 2020, s’est effondré – en grande partie à cause de cette même violence. Selon toute vraisemblance, cet accord ne ferait qu’affaiblir davantage la position globale des États-Unis à un moment où une grande partie du monde se moque déjà de sa rhétorique.

Cette démarche heurterait de plein fouet les récents développements positifs dans la région, à savoir la médiation réussie de la Chine pour un rapprochement entre les gouvernements saoudien et iranien. Cet accord aurait l’effet inverse : Israël, conforté dans sa position, pourrait estimer avoir les mains libres pour lancer l’assaut concerté qu’il annonce depuis des années contre l’Iran – une guerre qui entraînerait presque à coup sûr les États-Unis dans sa dynamique…

Enfin, les implications d’une telle alliance militaire pour les États-Unis, dans une zone particulièrement belliqueuse, semblent ignorées. À l’heure actuelle, le pays est tenu à l’obligation légale de protéger pas moins de cinquante et un pays sur cinq continents – fût-ce au prix d’une entrée en guerre. Et il ne s’agit là que des pactes scellés par des traités : ce chiffre ne prend en compte les simili-alliances telle que celle nouée avec Israël.

La multiplication des alliances militaires ne risque-t-elle pas de se retourner contre l’objectif recherché – prévenir les guerres ? En particulier si l’on considère que les États-Unis constituent la plus grande puissance militaire du monde, et qu’il est enclin à se laisser entraîner dans nombre de croisades à l’étranger… Il faut ajouter à cela que pour un petit pays belliciste, la protection légalement garantie d’une armée gargantuesque à la gâchette facile pourrait constituer une incitation à renforcer ses velléités expansionnistes – ainsi, celles du gouvernement saoudien au Yémen.

C’est pour cette raison précise qu’en coulisses, comme le montrent des câbles diplomatiques révélés par Wikileaks, les responsables de l’OTAN étaient très inquiets à l’idée de laisser la Géorgie du nationaliste Mikhaïl Saakashvili adhérer à l’alliance. Un fonctionnaire turc affirmait alors que le ministre des Affaires étrangères du pays « lui avait dit que la Géorgie espérait utiliser l’adhésion à l’OTAN comme un levier en faveur de la position de Tbilissi » dans ses conflits territoriaux avec la Russie. La réponse turque avait été ferme : « on ne saurait considérer l’adhésion à l’OTAN comme un moyen de régler de tels conflits, et le [gouvernement turc] regrette que Tbilissi n’ait, entre-temps, pas même voulu envisager la voie du dialogue » avec l’une de ses régions sécessionnistes.

De quoi considérer avec circonspection toute nouvelle alliance militaire des États-Unis avec un pays belliciste…

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin, sous le titre « Joe Biden Wants You to Kill and Die for the Saudi Monarchy »

Taïwan, à l’ombre des empires

Chine Taïwan Le Vent Se Lève
© LHB pour LVSL

Point de tension international majeur, la question taïwanaise agite régulièrement le monde politico-médiatique français, peu avare de simplifications. Le statut international de l’île fait l’objet d’un contentieux historique avec la République populaire de Chine (RPC), héritage de la guerre civile ayant opposé communistes et nationalistes (1927-1949). Les deux parties n’ont officiellement jamais renoncé à leur objectif de réunification. Dans les faits, Taipei n’a plus aucune revendication sérieuse en la matière et a intérêt au statu quo. Il n’en va pas de même pour Pékin. Si la voie de la réunification pacifique a toujours eu les faveurs du discours officiel, Xi Jinping devait briser un tabou en 2019, déclarant ne pas exclure un recours à la force… Cette posture a été renforcée par les liens de plus en plus denses entre Taïwan et les États-Unis, pour qui l’île est une pièce maîtresse de leur stratégie chinoise, tout en jouant un rôle de premier plan dans l’approvisionnement mondial en semi-conducteurs.

L’autonomisation de Taïwan et les puissances étrangères

La guerre civile ayant opposé les communistes, emmenés par Mao Zedong, et les nationalistes du Kuomintang (KMT), emmenés par Tchang Kaï-Chek, a duré jusqu’en 1949. À la victoire des forces communistes, le KMT s’est réfugié sur l’île de Hainan, au Sud, et sur l’île de Taïwan, à l’Est, qui était alors encore sous occupation japonaise. Si les communistes sont parvenus à reprendre pied à Hainan, ils n’ont pas réussi à reprendre le contrôle de Taïwan, officiellement cédé par les Japonais aux nationalistes suite au traité de San Francisco (1951). La RPC considère quant à elle que la souveraineté japonaise sur Taïwan avait déjà été perdue au profit de la Chine lors de la déclaration de Potsdam en 1945, ce qui constitue encore à ce jour le point majeur de divergence juridique entre les deux rives du détroit.

Le conflit s’est poursuivi jusqu’en 1953, avant de cesser, sous pression américaine. Une phase de coexistence s’ouvre alors, durant laquelle l’enjeu se déplace vers la question de la reconnaissance internationale.

En pleine Guerre froide, l’Occident rechigne à considérer la République populaire de Chine comme un État à part entière et c’est Taïwan – « République de Chine » (ROC) – qui siège au Conseil de Sécurité des Nations Unies. Il faudra attendre l’année 1971 pour que la RPC prenne le siège de la ROC aux Nations Unies ; les États-Unis de Richard Nixon viennent en effet d’opérer un rapprochement spectaculaire avec Mao Zedong, par calcul politique visant à affaiblir l’URSS.

Dès lors, les États-Unis adhèrent au principe d’une seule Chine, tout en conservant des relations informelles avec Taïwan. Cette position équilibrée permet à Washington d’entretenir une forme d’ambiguïté stratégique supposée prévenir toute déclaration unilatérale d’indépendance de Taïwan, tout en utilisant l’île comme un moyen de pression contre la RPC à échéance régulière…

Si les États-Unis entretiennent traditionnellement une « ambiguïté stratégique » quant à la défense de Taïwan, Joe Biden lui affiche un soutien plus marqué.

Le dialogue finit par reprendre et débouche sur le « consensus de 1992 » : les deux côtés du détroit s’accordent alors sur le principe d’une seule Chine. Des divergences d’interprétation demeurent : la réunification est admise comme un but partagé, mais Taipei et Beijing ne s’accordent pas sur la légitimité politique qu’aurait l’un sur l’autre. Aussi les relations se refroidissent-elles à nouveau en 1996, alors que Taïwan connaît un virage pluraliste sous l’impulsion de Lee Teng-hui, premier président élu au suffrage universel (1996-2000). Cette ouverture à l’alternance – qui permet aux indépendantistes de se présenter aux élections – est vue par Pékin comme une rupture du consensus de 1992, débouchant sur la troisième crise du détroit de Taïwan, durant laquelle le soutien militaire américain à l’île s’est avéré considérable…

Vases communicants entre Taipei et Pékin

Les deux décennies suivantes verront les relations inter-détroit osciller au gré des alternances politiques taïwanaises et des diverses postures du Parti communiste chinois (PCC). Le statu quo perdure sur le plan politique, mais le rapprochement économique est considérable : les échanges commerciaux inter-détroit sont multipliés environ par quinze en 20 ans. Malgré cela, le sentiment d’appartenance à une aire civilisationnelle chinoise ne fait que diminuer au sein de la population taïwanaise. En 1992, 20,5% des Taïwanais se disaient Chinois et seuls 17% s’identifiaient comme Taïwanais. Trois décennies plus tard, ces chiffres se sont radicalement inversés : 64% des personnes interrogées se disent Taïwanaises, 30% se sentent à la fois Taïwanais et Chinois, et seul 2,4% Chinois. Comment expliquer cette évolution ?

Plusieurs interprétations sont possibles. L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012, et, avec lui, d’une ligne plus dure et de la montée en puissance d’un culte de la personnalité, ont accru la méfiance des Taïwanais, désormais attachés à leur système libéral. Par la suite, les événements de Hong Kong en 2014 (loi électorale) et 2019 (loi d’extradition) n’ont fait que la renforcer. Le non-respect par la Chine du principe « un pays deux systèmes » pour Hong Kong renforce la défiance de Taïwan, qui ne croit plus en cette solution pour lui-même. En 2016, Tsai Ing-wen, candidate du Parti démocrate progressiste (PDP) et considérée comme indépendantiste, remporte les élections présidentielles avec 56% des voix. Elle est réélue haut la main en 2020 à 57% des voix. Le modèle taïwanais de gestion transparente de l’épidémie, avec une faible mortalité malgré l’absence totale de confinement, contraste avec l’opacité et la dureté de la politique zéro COVID en Chine. 

Un jeu de vase communicant se crée ainsi entre Taipei et Pékin, dans lequel l’assertivité du PCC alimente les velléités indépendantistes des Taïwanais et du PDP, appuyés par une posture pro-américaine opportuniste, qui accroît elle-même la méfiance du PCC. 

À l’international, les deux rives s’affrontent également dans une course à la reconnaissance largement dominée par la Chine. La Chine rejetant la double normalisation, tout pays souhaitant établir des relations avec Pékin se voit ainsi obligé de rompre en amont avec Taipei. Alors qu’ils étaient 56 en 1971, seuls 13 États reconnaissent aujourd’hui Taïwan. Parmi eux, de nombreuses nations insulaires proches des États-Unis et plusieurs pays d’Amérique latine, dont le nombre ne cesse de décroître : en mars 2023, c’était au tour du Honduras de Xiomara Castro de rétablir des relations avec la Chine. Dans cette bataille pour la reconnaissance, Pékin comme Taipei recourent à la diplomatie du dollar. Chaque année, Taïwan dépenserait près de 100 millions de dollars en investissements et en aide au développement auprès de ses alliés diplomatiques. La Chine n’est pas en reste et poursuit la même stratégie.

Après leur reconnaissance de Pékin au détriment de Taipei, en 2019, les îles Salomon auraient bénéficié de 8,5 millions de dollars de fonds de développement chinois. A l’inverse, le Paraguay, allié fidèle de Taïwan, subit des restrictions sur ses exportations de bœuf et de soja vers la Chine. La stratégie chinoise reste toutefois limitée et le volet de la diplomatie non-officielle de Taïwan ne doit pas être sous-estimé. Taipei entretient de solides relations avec les États occidentaux, bien que ces derniers ne reconnaissent pas formellement l’indépendance de l’île. Taïwan poursuit également une stratégie de pénétration des institutions internationales, tout en misant sur sa solide diplomatie économique et commerciale.

Rivalité sino-américaine

La question taïwanaise revêt un enjeu stratégique considérable. Aux États-Unis, le containment de la Chine fait l’objet d’un consensus transpartisan depuis plus d’une décennie. L’administration Obama adoptait une stratégie de leadership from behind dans laquelle ses alliés asiatiques étaient mis en avant. L’administration Trump s’est inscrite dans cette continuité, bien que le président républicain ait davantage mis l’accent sur la guerre économique que son prédécesseur. L’administration Biden s’oriente vers une synthèse des deux approches, s’appuyant en plus sur un discours de défense de la démocratie face aux dictatures. Le style change, les pratiques demeurent. 

Si les États-Unis entretiennent traditionnellement une « ambiguïté stratégique » quant à la défense de Taïwan, Joe Biden lui affiche un soutien plus marqué. Ainsi, la visite de la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, à Taïwan en août 2022, a été vécue par Pékin comme une provocation. De son côté, Xi Jinping n’hésite plus à évoquer une réunification par la force. Les deux puissances misent ainsi un capital politique de plus en plus important sur cette affaire. Au risque de multiplier les prophéties autoréalisatrices ? 

Le containment de la Chine se matérialise par une forte présence militaire dans ce que Pékin nomme le « premier cercle d’îles », allant du Japon aux Philippines. En réalisant sa réunification avec Taïwan, la Chine ferait sauter un verrou stratégique et militaire majeur en s’ouvrant les portes du Pacifique. Xi Jinping aurait notamment déclaré en 2015 à des diplomates américains que « le Pacifique est assez grand pour embrasser la Chine et les États-Unis ». 

L’un des enjeux de cette montée des tensions sino-américaines dans la région est de savoir jusqu’où doivent s’impliquer les puissances régionales. En plus des relations bilatérales, les États-Unis s’efforcent d’améliorer l’interopérabilité entre armées par le biais d’exercices militaires de grande ampleur. Le QUAD (Dialogue quadrilatéral pour la sécurité), composé des États-Unis, de l’Inde, du Japon et de l’Australie, initialement créé en 2007, a connu différentes phases de dialogues, de revirements et d’approfondissement de l’interopérabilité bilatérale entre pays protagonistes, avant d’accoucher d’un exercice militaire annuel de grande ampleur à partir de 2017. Hésitante, et sous la menace d’un conflit avec son voisin du Nord, la Corée du Sud est souvent pressentie pour rejoindre un QUAD+1. L’Australie est également membre de la nouvelle alliance AUKUS (Australie, Royaume-Uni, États-Unis), qui a tant fait parler d’elle lors de l’affaire des sous-marins.

D’autres puissances plus régionales, telles que les Philippines ou le Vietnam, ont leur propre contentieux en mer de Chine méridionale avec la RPC, les conduisant à approfondir leurs relations avec les États-Unis. Les pays de l’ASEAN semblent cependant vouloir préserver leurs relations économiques avec la Chine, et ainsi se maintenir à égale distance des deux superpuissances, ce qui apparaît de plus en plus comme étant un dilemme insoluble. Le nouveau président philippin, Ferdinand Marcos Junior, élu en 2022, semble vouloir réparer le lien avec les États-Unis, après la présidence houleuse de Rodrigo Duterte. Il a proposé l’ouverture à l’armée américaine de quatre bases militaires en territoire philippin – avant d’ajouter qu’elles ne pourraient servir de zone de stockage pour défendre Taïwan…

Mutations de l’Armée populaire de libération

La crainte d’un encerclement militaire américain est ancrée dans la pensée stratégique chinoise depuis plusieurs décennies. L’un des plans majeurs de recherche et développement visant à rattraper le retard technologique de l’armée chinoise, nommé plan 863, remonte à 1986. Les différents plans de modernisation de l’APL ont mis l’accent à la fois sur les capacités conventionnelles, les capacités nucléaires et, plus récemment, l’intelligence artificielle. L’installation en Corée du Sud du THAAD (bouclier antimissile américain), à la fin des années 2010, a été vécue comme un défi supplémentaire par Pékin, qui a considérablement développé ses propres capacités balistiques en retour.

Les capacités de la marine chinoise, essentielles dans l’optique d’un conflit autour de Taïwan, ont également atteint des sommets ces dernières années, dépassant probablement celles de la marine américaine, tout en suivant une trajectoire de croissance considérable à l’horizon 2030. Si des doutes persistent quant à leur usage opérationnel, ces avancées permettraient théoriquement à la Chine de réaliser un blocus maritime sur Taïwan, et d’empêcher une intervention américaine selon une stratégie A2/AD (déni d’accès et interdiction de zone). La visite de Nancy Pelosi à Taïwan en août 2022 a été l’opportunité pour l’APL de réaliser une démonstration de force d’une ampleur inédite, tant sur le plan aérien, naval que balistique.

Sur le plan macro-économique, les dépenses militaires de la Chine ont connu une progression marquée. Elles frôlaient les 300 milliards de dollars en 2021 – un chiffre qui demeure cependant plus de deux fois inférieur à celui des États-Unis. 

Au-delà des capacités matérielles, Xi Jinping a également fait évoluer la Commission Militaire Centrale (CMC), en s’entourant de figures qui lui sont proches. L’un des deux vice-présidents de la CMC depuis 2018, Zhang Youxia, est un ami d’enfance de Xi. Âgé de 72 ans, son mandat a été prolongé fin 2022. Le second vice-président et n°3 de la CMC, He Weidong, a été nommé par Xi en 2019 à la tête de la zone orientale de commandement, qui fait directement face à Taïwan.

Le numéro 4 de la CMC, le ministre de la Défense nationale Li Shangfu, est quant à lui issu d’un groupe de pouvoir important, dit la « clique aérospatiale » en raison du lien de proximité qu’entretiennent ses membres avec ce secteur. Li a travaillé puis dirigé le centre de lancement de satellite Xichang durant 31 ans, période durant laquelle il aurait supervisé des tests de missiles antisatellites en 2007. La promotion de ces deux personnages et la multiplication au sein de la CMC de vétérans du conflit de 1979 avec le Vietnam démontre la volonté de Xi de rendre l’APL plus opérationnelle. 

Une invasion inéluctable ?

De nombreux observateurs s’accordent pour dire que la Chine sera en capacité d’envahir Taïwan à l’horizon 2027. D’après les renseignements américains, Xi Jinping aurait demandé aux autorités militaires de se préparer à la prise de l’île pour cette date, qui coïncide par ailleurs avec le centenaire de la fondation de l’APL et la fin du troisième mandat du président chinois. L’amiral américain Philip Davidson, commandant de la flotte du Pacifique, avait fait part de cette éventualité dès 2021. Les résultats d’une étude réalisée auprès d’une soixantaine d’experts de la question sont également sans appel : 63% d’entre eux considèrent une invasion possible dans les 10 années à venir.

Toutefois, malgré ces discours alarmistes fortement médiatisés, rien n’indique qu’une invasion se prépare de manière inéluctable. Une telle opération nécessiterait de considérables efforts de préparation militaire, que Pékin ne pourrait que difficilement garder secrets. De plus, la Chine n’amorce que tout juste sa réouverture, après plusieurs années de strict confinement, et les autorités devraient avant tout se concentrer sur la reprise économique.

Il paraîtrait en outre plus qu’incertain que Pékin amorce un conflit alors que Xi Jinping s’attelle à s’imposer comme un juge de paix sur la scène internationale ; c’est en effet sous l’égide de la Chine que l’Iran et l’Arabie saoudite ont scellé leur réconciliation en avril 2023, deux mois après que Pékin ait présenté un plan de paix pour résoudre le conflit en Ukraine.

Surtout, il semblerait peu probable que la Chine s’engage dans une bataille qu’elle ne serait pas certaine de remporter. Malgré le renforcement croissant de l’APL, sa capacité à envahir Taïwan d’ici 2027 est encore sujette à discussions. L’armée chinoise n’est pas rompue au combat et n’a mené aucune guerre depuis l’invasion du Vietnam en 1979.

En face, Taïwan se prépare depuis longtemps à l’éventualité d’un conflit : l’île est fortifiée et l’armée taïwanaise, dotée d’équipements militaires occidentaux, poursuit sa modernisation. Le pays multiplie les programmes d’achats d’armements auprès de ses partenaires et la présidente Tsai Ing-wen a annoncé fin 2022 une série de réformes de l’armée. Taïwan peut surtout compter sur le soutien des États-Unis, l’adoption du « Taiwan Policy Act of 2022 » ayant permis un renforcement de l’aide militaire américaine. Début mai 2023, l’administration Biden aurait en outre préparé un programme d’armement de 500 millions de dollars à Taipei

L’échec russe en Ukraine pourrait également tempérer les ambitions de la Chine, qui tire les leçons des erreurs commises par Moscou lors des premiers jours de son offensive. La comparaison est toutefois hasardeuse : dans le cas de Taïwan, le rapport de force apparaît plus favorable à la Chine qu’il ne l’était pour l’armée russe en Ukraine. Xi Jinping et la CMC continuent d’affiner leur stratégie militaire et d’étudier les scénarios qui permettraient à l’APL de prendre le contrôle de l’île en un temps record tout en neutralisant ses capacités de résistance, et ce avant que les États-Unis ne puissent contre-attaquer. 

Dans cette équation, l’inconnue réside en effet dans la réaction américaine. Suivant leur position officielle dite « d’ambiguïté stratégique », les autorités américaines se sont toujours abstenues de se prononcer clairement sur le sujet. Néanmoins, plusieurs évolutions laissent à penser que les États-Unis interviendraient militairement auprès de Taïwan, qui dispose désormais du statut d’« allié majeur hors OTAN » : outre le renforcement de l’aide militaire à l’île, Joe Biden a laissé entendre à plusieurs reprises que l’armée américaine défendrait Taïwan, suscitant l’ire de Pékin.

Une récente étude du très sérieux Center for Strategic & International Studies montre que la Chine ne pourrait probablement pas réussir à mener à bien son invasion si les États-Unis venaient à intervenir dans le conflit. Conscient du risque d’immixtion de Washington, Pékin se veut donc pragmatique. 

L’élection présidentielle de 2024, prélude à la réunification pacifique ?

Si, aux yeux du PCC, la réunification avec Taïwan apparaît inéluctable, l’option militaire n’en est pas la seule sur la table. Bien que le PCC se réserve le droit d’user de la force pour reprendre l’île, Pékin prône en priorité la réunification pacifique. Celle-ci s’inscrit dans la continuité du principe d’« un pays, deux systèmes » et pourrait suivre une intégration politique et économique accrue.

Pékin n’hésite pas à faire miroiter les avantages économiques mutuels qu’entraînerait la réunification. En effet, malgré les dissensions politiques entre Pékin et Taipei, les deux rives ont toujours entretenu de solides relations économiques. En 2021, les deux pays ont réalisé près de 230 milliards de dollars d’échanges commerciaux, tandis que 42% des exportations taïwanaises étaient destinées à la Chine et Hong Kong (contre 15% pour les États-Unis). Dans le même temps, la plupart des grands groupes taïwanais (y compris TSMC et Foxconn) sont implantés sur le sol chinois, qui aurait accueilli plus de 130 milliards de dollars d’investissements taïwanais depuis 1991. Ces échanges s’étaient accrus sous la présidence de Ma Ying-jeou (KMT), entre 2008 et 2016. Durant cette période, un certain statu quo est observé, alimenté par un flou diplomatique. Les liens économiques et humains entre les deux rives s’amplifient, de nombreux accords commerciaux sont signés et l’ouverture des liaisons aériennes directes permet à des millions de touristes chinois de se rendre sur l’île. Après la défaite du KMT à la présidentielle de 2016 et l’arrivée au pouvoir de Tsai Ing-wen (PDP), les relations entre Taipei et Pékin se sont néanmoins taries et les tensions se sont amplifiées.

Contrairement au PDP, le KMT est traditionnellement considéré comme étant plus conciliant envers Pékin. Le parti est en effet favorable au rapprochement avec la Chine, soutenant le consensus de 1992 tout en s’opposant à l’indépendance formelle de Taïwan. A l’approche des élections présidentielles de 2024, et alors que les tensions géopolitiques ont atteint leur paroxysme sous la présidence de Tsai Ing-wen, la Chine mise donc sur une victoire du KMT pour amorcer un travail de réunification pacifique. Le scrutin verra s’affronter le candidat du KMT et maire de Taipei, Hou Yu-ih, au candidat du PDP et vice-président sortant, William Lai. La question de la Chine est au cœur des débats.

Le KMT aborde cette campagne revigoré par son succès inédit aux élections municipales de novembre 2022. La formation avait remporté 13 des 21 circonscriptions taïwanaises, dont la capitale Taipei ; un véritable désaveu pour le PDP au pouvoir, dans un contexte géopolitique tumultueux. A Pékin et Taipei, l’on s’interroge donc : le positionnement du KMT serait-il en train de séduire l’électorat taïwanais ?

Bien qu’à ce stade, le PDP soit en tête des sondages, aucun parti n’a encore remporté trois fois de suite l’élection présidentielle. La dégradation des perspectives économiques et la crainte d’un conflit pourraient en outre venir favoriser le KMT, qui se veut pragmatique : la formation historique de Chiang Kai-Shek limite les références à la question chinoise et fait campagne sur le développement économique du pays. En prônant le dialogue avec Pékin, le KMT se présente aussi comme le parti de la paix, pointant du doigt le risque d’affrontement en cas de réélection du PDP. Tant le PCC que le KMT jouent également la carte du développement inter-détroit et mettent en avant les nombreuses opportunités économiques qui découleraient de l’amélioration des relations entre l’île et le continent.

En Chine continentale, les autorités veulent croire en la victoire du KMT. Le PCC espère que son arrivée au pouvoir ouvrirait la voie au dialogue et à une intégration accrue, laquelle pourrait mener à la réunification. En cas de victoire marginale du KMT, la Chine pourrait également jouer sur les divisions du pays et la fragilité du gouvernement pour renforcer son emprise sur l’île. En sous-main, Pékin opère donc un rapprochement accru avec le KMT, tout en lui apportant un discret soutien. Preuve s’il en est de cette proximité grandissante, Andrew Hsia (vice-président du KWT) et Ma Ying-jeou (président de 2008 à 2016) se sont tous deux rendus en Chine au début de l’année 2023. Les deux hommes ont notamment rencontré Wang Huning, idéologue du PCC récemment nommé responsable du Bureau des relations avec Taïwan. Wang aurait pour mission d’établir une nouvelle solution politique différente « d’un pays deux systèmes ».

Alliés de circonstance, le PCC et le KMT défendent avant tout leurs propres intérêts. Il serait simpliste de présenter le KMT comme résolument pro-Chine, alors que ses cadres restent critiques envers Pékin et s’abstiennent de mentionner clairement la question de la réunification. Considéré comme modéré, le candidat Hou Yu-ih, s’oppose à l’indépendance de Taïwan mais rejette également le principe d’« un pays, deux systèmes ». Il serait donc réducteur de présenter, l’élection à venir comme une confrontation entre la paix et l’affrontement, ou l’unification et l’autonomie. En dépit d’un rapprochement avec le PCC, une victoire du KMT ne signerait pas pour autant la réunification des deux rives… Tout en soutenant le KMT et en observant avec attention le début de campagne électorale, la Chine continue de fourbir ses armes et garde l’option militaire sur la table, quel que soit le résultat.

Guerre économique : l’enjeu des semi-conducteurs

Moins connu que son équivalent chinois, le « miracle économique taïwanais » a transformé, dans les années 60-70, une économie principalement agraire en une économie fortement industrialisée et de haute technologie. Le secteur des semi-conducteurs est un secteur dans lequel Taïwan est particulièrement compétitive, par le biais de son géant national TSMC, qui détient plus de 50% du marché mondial. L’un des enjeux du marché des semi-conducteurs est la miniaturisation, domaine dans lequel Taïwan est également en avance, TSMC détenant plus de 90% du marché pour les modèles les plus miniaturisés. Consciente de son retard dans ce secteur à très forte valeur ajoutée et de sa vulnérabilité à l’égard de Taïwan, la Chine investit massivement pour rattraper son voisin.

La pandémie de COVID-19, et la pénurie de semi-conducteurs qui s’en est suivie, a également fait prendre conscience aux États-Unis de la nécessité de développer leur propre industrie des semi-conducteurs, essentielle pour d’autres secteurs technologiques clés (téléphonie, voitures électriques, défense, IA etc.).

En août 2022, le président américain Joe Biden signe le Chips and Science Act, un plan de 53 milliards de dollars d’investissements dans le secteur des semi-conducteurs, incluant la R&D, des subventions de production et de la formation professionnelle. De manière totalement explicite, la Maison Blanche communique sur une loi qui vise à « baisser les prix, créer des emplois, renforcer les chaînes de valeur et contrer la Chine ». En parallèle de ce plan, Washington cherche depuis un an à créer l’alliance Chip 4, incluant Taïwan, la Corée du Sud et le Japon, soit les trois premiers fournisseurs de semi-conducteurs de la Chine. L’objectif de cette alliance est de renforcer les échanges technologiques, d’accroître les investissements (notamment de TSMC sur le sol américain) et surtout, d’isoler la Chine. En effet, l’alliance Chip 4 conditionne l’accès aux subventions de ce programme par un engagement des entreprises à ne pas investir en Chine pendant les dix prochaines années.

Perçu à juste titre par Pékin comme une « démarche discriminatoire qui vise à exclure la Chine », le Chip 4 est également critiqué dans les pays concernés, pour qui la Chine est un partenaire commercial incontournable. La Corée du Sud et ses chaebols, notamment Samsung qui assure 16,3% de la production mondiale de semi-conducteurs et pour qui la Chine est un partenaire majeur, se retrouvent face à un dilemme économique dont ils se seraient bien passés. À Taïwan, la question est toutefois différente, en raison des tensions inter-détroits. Le gouvernement taïwanais a ainsi promulgué en janvier 2022 une réglementation selon laquelle les entreprises taïwanaises sont tenues de demander une autorisation si elles souhaitent vendre ou céder un actif ou une usine en Chine, dans l’objectif de protéger son savoir-faire technologique.

En octobre 2022, le Bureau américain de l’industrie et de la sécurité avait annoncé toute une série de restrictions concernant les exportations vers la Chine dans le domaine des semi-conducteurs, dans le but d’endiguer la montée en puissance de l’industrie électronique chinoise. Sur le plan juridique, comme sur le plan économique et technologique, Pékin a riposté. Après avoir porté réclamation auprès de l’Organisation mondiale du commerce, la Chine a annoncé des crédits d’impôt et des subventions massives à ses entreprises afin de soutenir la production chinoise de semi-conducteurs. De manière plus symbolique, les autorités chinoises ont également lancé une enquête sur l’entreprise américaine de cartes mémoire Micron Technology, l’évinçant de plusieurs secteurs critiques chinois pour des motifs sécuritaires

En août 2022, lors de sa visite à Taïwan et en marge de sa rencontre avec Tsai Ing-wen, Nancy Pelosi s’est entretenue avec le fondateur, le président et le vice-président de TSMC. Depuis cette visite, les annonces d’investissements et d’ouverture d’usines TSMC aux États-Unis, au Japon et en Europe se multiplient. En décembre 2022, TSMC annonçait ainsi la construction d’une deuxième installation en Arizona, pour un coût de 40 milliards de dollars. Ces épisodes démontrent, s’il le fallait, l’imbrication qui existe entre la question taïwanaise, le soutien américain et l’industrie des semi-conducteurs. Les États-Unis semblent vouloir assurer une continuité de production de cette filière hautement stratégique, dans l’hypothèse d’une invasion chinoise et d’un conflit de grande ampleur à Taïwan.

Véritable assurance-vie de l’île, l’hégémonie de Taïwan sur les semi-conducteurs lui garantit le soutien de ses partenaires occidentaux, soucieux de sécuriser leurs approvisionnements.

Côté taïwanais, on s’interroge. Véritable assurance-vie de l’île, son hégémonie sur les semi-conducteurs constitue la première de ses protections en lui garantissant le soutien de ses partenaires soucieux de maintenir la sécurité de leurs approvisionnements. Se pose alors la question de savoir si les États-Unis, une fois leur autonomie stratégique renforcée dans le domaine des semi-conducteurs, seraient toujours aussi enclins à prendre la défense de Taïwan. 

Malgré la complexité des relations politiques inter-détroit, les deux parties sont parvenues à préserver le statu quo jusqu’à aujourd’hui. Celui-ci est désormais menacé par une assertivité chinoise qui trouve sa justification dans l’attitude offensive des États-Unis, tant sur le plan politique et économique, que technologique et militaire. En dépit des récents succès électoraux du KMT, la population taïwanaise semble, quant à elle, plus éloignée que jamais d’une volonté de réunification. Si le pire n’est jamais certain et que le dialogue inter-détroit doit être encouragé, la volonté politique de réunification affichée par Xi Jinping, et la détermination américaine à contenir l’ascension chinoise, placent les deux puissances sur une trajectoire conflictuelle dont Taïwan n’est finalement que le catalyseur. 

Midterms : une victoire pour Biden et l’aile gauche démocrate ?

© Alison Drake

La vague conservatrice tant annoncée n’a pas eut lieu. Les démocrates conservent leur majorité au sénat et ne perdent que 9 sièges à la Chambre, alors que le parti au pouvoir en concède historiquement 27 en moyenne et depuis 1946. Ce succès est avant tout celui de l’aile gauche pro-Sanders, qui renforce sa présence au Congrès et voit son orientation politique validée par les urnes, alors que les choix tactiques de l’aile droite démocrate ont vraisemblablement coûté la majorité à la Chambre des représentants. Joe Biden sort renforcé de ce scrutin, lui qui depuis deux ans a été réticent à céder aux désidératas de l’establishment démocrate. À l’inverse, Donald Trump subit un véritable camouflet sur fond de recul de l’extrême droite américaine.

S’il fallait retenir une image de la soirée électorale, ce serait celle de la salle de fête louée par le Parti républicain pour célébrer les résultats. Le président de l’opposition à la Chambre des représentants, Kevin McCarthy, avait convié la presse et les militants aux alentours de 22h pour prononcer un discours triomphal. Selon Politico, ses équipes projetaient un gain historique de 60 sièges. À l’inverse, les démocrates n’avaient prévu aucun événement public, anticipant une soirée compliquée. Pourtant, à minuit, le hall de réception républicain demeurait désespérément vide et les perspectives d’une victoire toujours incertaines. Au grand dam de McCarthy, la vague conservatrice n’a jamais atteint le rivage.

Sept jours plus tard, Kevin McCarthy peut enfin célébrer la reconquête de la Chambre des représentants, avec un gain net de 9 sièges (1), soit une des pires performances de l’Histoire des midterms qui débouche sur une courte majorité (cinq sièges, 222-213). Le Parti démocrate conserve le Sénat et pourrait y étendre sa majorité. Aux élections locales, il progresse au sein des parlements des États et gagne trois postes de gouverneur. Enfin, les démocrates battent tous les candidats pro-Trump et potentiellement putschistes qui briguaient des postes liés à la certification des élections dans des États clés. Autrement dit, le spectre d’une tentative de subversion de la présidentielle est écarté pour 2024. 

Du fait de son hétérogénéité territoriale et de la multitude des scrutins, ces élections de mi-mandat restent complexes à analyser, et riches en enseignements.

Un camouflet pour Donald Trump et l’extrême-droite « MAGA »

Le raté historique de la droite américaine est d’autant plus embarrassant que ses cadres et médias n’ont eu de cesse d’annoncer une vague rouge (couleur du Parti républicain) dans les jours et heures précédant l’élection.

Interrogé par un journaliste la veille du vote, Donald Trump avait déclaré : « je pense que l’on va assister à une vague rouge. Je pense qu’elle sera probablement plus grande que ce que tout le monde imagine. (…) Si on gagne, ça sera grâce à moi. Si on perd, ça ne sera pas de ma faute, mais on me désignera comme responsable ». Il a eu raison sur ce dernier point. 

La presse conservatrice a mis l’échec du GOP (surnom du Parti républicain) sur le dos de l’ancien Président. Reconnaître le caractère politiquement toxique de la suppression du droit à l’avortement par la Cour suprême ou critiquer la stratégie électorale de Kevin McCarthy et Mitch McConnell (leader républicain au Sénat) impliquerait d’admettre l’extrême impopularité de l’agenda conservateur. McConnell avait assumé de ne pas présenter de programme, convaincu du fait que la colère des Américains face à l’inflation suffirait. À l’inverse, McCarthy avait indiqué vouloir utiliser sa majorité à la Chambre pour forcer Joe Biden à choisir entre des coupes budgétaires drastiques dans la sécurité sociale ou un défaut sur la dette américaine. Puisqu’il n’était pas question de remettre en cause l’idéologie du Parti, la responsabilité de cet échec a été attribuée à la mauvaise qualité des candidats imposés par Trump. Sélectionnés pour leur dévouement à sa cause (la négation du résultat des élections de 2020), ils brillaient par leur extrémisme et leur inexpérience. Ils ont été spectaculairement battus dans tous les scrutins clés, lorsqu’ils n’ont pas échoué à conserver des sièges réputés imperdables.

La soirée électorale commençait pourtant bien pour Donald Trump. En Floride, le gouverneur d’extrême-droite Ron DeSantis est réélu avec 20 points d’écart, le sénateur conservateur Marco Rubio avec 16 points, malgré les lourds investissements démocrates dans ces scrutins. Ces derniers perdent deux sièges à la Chambre et reculent dans tous les comtés de cet ancien « swing state » repeint en nouveau bastion républicain. Dans l’État de New York, les démocrates apparaissent immédiatement en difficulté. Ils perdront un record de 5 sièges à la Chambre, coûtant la majorité aux Démocrates. La vague rouge semble alors se matérialiser, prête à tout emporter sur son passage. Avant que le dépouillement du New Hampshire vienne semer le doute. La sénatrice démocrate sortante, une centriste vendue aux intérêts financiers, écrase le candidat d’extrême-droite imposé par Donald Trump face à elle. Au fil des dépouillements, cette dynamique va se répéter à travers tout le pays, ou presque : la grande majorité des candidats proches de Donald Trump ont été battus.

Les bons résultats républicains – en Floride et dans l’État de New York, notamment – ne sont pas à proprement parler des « victoires » pour Donald Trump. À New York, les candidats républicains victorieux appartiennent à l’aile modérée du parti, l’un d’entre eux déclarant peu de temps après son élection qu’il était temps de tourner la page Trump. Quant à la Floride, le triomphe évident est d’abord celui du gouverneur Ron DeSantis, pressenti comme le principal adversaire de Trump pour obtenir la nomination du Parti en 2024.

Une primaire opposant les deux hommes pourrait fracturer le camp républicain. La base électorale reste – pour le moment – acquise à Trump. Mais l’establisment et son écosystème médiatique sont de plus en plus ouvertement hostiles à l’ancien président. L’annonce précipitée de sa candidature est un premier signe de faiblesse. Elle s’explique avant tout par sa volonté de reprendre la main et de couper l’herbe sous le pied de ses adversaires républicains. Mais c’est également le produit de son mauvais calcul : il avait annoncé l’imminence de sa candidature en pensant pouvoir se déclarer après des élections de mi-mandats triomphales. Sauf à reconnaître son échec, il lui était difficile de faire machine arrière en repartant la queue entre les jambes.

De même, la courte majorité républicaine à la Chambre des représentants repose autant sur la réélection sur le fil de candidats ultra-tumpistes comme Lauren Boebert que sur celle des modérés ayant ravi des sièges aux démocrates dans l’État de New York. Faire tenir cette coalition sans affaiblir le parti va s’avérer délicat. 

À l’inverse, la performance historique des Démocrates renforce leur coalition et offre une seconde jeunesse à Joe Biden, qui voit son action validée par ce « succès » électoral. Il doit beaucoup à son aile gauche, qui l’a poussé à gouverner de manière plus populaire, a fait activement campagne et vient de remporter de nombreux scrutins déterminants.

Porté par son aile gauche, le Parti démocrate obtient des résultats inespérés

Les progressistes ont enchaîné des succès électoraux à travers tout le pays. Les huit membres emblématiques du « squad » associés à la socialiste Alexandria Ocasio-Cortez ont été réélus. Ils peuvent en outre se féliciter de la réélection de Keith Ellison, le procureur général du Minnesota. Ce proche de Bernie Sanders avait fait parler de lui en obtenant la condamnation du policier ayant tué Georges Floyd. Connu pour son acharnement contre la corruption et le crime en col blanc, il faisait face à un candidat soutenu par les intérêts financiers locaux et les puissants syndicats de police. Sa victoire sur le fil permet de contrer le discours sur la toxicité politique du soutien au mouvement Black Lives Matter. 

À cette réussite au fort potentiel symbolique s’ajoutent de nombreux succès dans les référendums locaux : le Massachusetts a voté une taxe exceptionnelle sur les très hauts revenus ; le Michigan, le Vermont et la Californie vont constitutionnaliser le droit à l’avortement ; une loi visant à renforcer le pouvoir des syndicats a largement été adoptée en Illinois ; le cannabis sera légalisé dans le Maryland et le Missouri. Preuve que les idées progressistes sont populaires, y compris dans les États républicains, le Nebraska a voté pour le doublement du salaire minimum (à 15 dollars), le Kentucky a voté contre un référendum antiavortement et le Dakota du Sud a choisi d’étendre la couverture santé gratuite Medicaid, un programme fédéral réservé aux bas revenus. Autant de référendums qui ont contribué à la mobilisation des électeurs démocrates et viennent valider la ligne politique et stratégique de la gauche américaine.

Les démocrates centristes ne peuvent pas se targuer d’un tel bilan. Tous les sièges de sortants perdus par les démocrates sont le fait de néolibéraux ou « modérés ». En Iowa et en Virginie, deux élues s’étant opposées à la proposition de loi visant à interdire aux parlementaires d’investir en bourse, du fait des potentiels délits d’initiés, ont été battues. Leurs adversaires avaient fait campagne sur cette question. Dans l’État de New York, l’obsession des dirigeants démocrates locaux contre l’aile gauche du parti a provoqué les conditions structurelles d’une défaite, en plus de la campagne désastreuse de la gouverneure, qui sauve le siège de justesse dans ce bastion démocrate. Le directeur de la campagne nationale démocrate et cadre du parti, Sean Patrick Maloney, est lui-même battu dans sa circonscription de New York City.

La direction du Parti démocrate a également pris des décisions tactiques désastreuses. En refusant de soutenir le progressiste Jamie McLeod-Skinner en Oregon (5e district), elle perd ce siège de seulement deux points. McLeod-Skinner avait battu le candidat démocrate sortant Kurt Schrader lors des primaires. Il appartenait au « gang des 9 » qui avait torpillé l’agenda social de Biden en 2021, mais avait tout de même été soutenu par la direction du parti. Autrement dit, l’aile droite démocrate rend des candidats inéligibles en s’opposant à l’agenda politique de Biden, puis abandonne les progressistes élus par la base électorale pour les remplacer. L’inventaire des ratés similaires contraste avec le récit officiel de l’habileté des cadres du Parti à aborder ces élections de mi-mandat. 

Si les démocrates ont su capitaliser sur le fait marquant de cette campagne – la suppression du droit à l’avortement par la Cour suprême – , la stratégie gagnante demeure celle mise en œuvre par les progressistes. Celle d’un discours axé sur les problématiques économiques et sociales, ancré dans une rhétorique de lutte des classes et une critique des multinationales.

Droit à l’avortement, inflation, sauvegarde de la démocratie, vote de la jeunesse : les clés du scrutin

À quelques jours des élections de mi-mandat, le Parti démocrate semblait divisé entre deux stratégies. La première, portée par les cadres et la majorité néolibérale, consistait à repeindre les Républicains en extrémistes et faire du scrutin une forme de référendum contre le trumpisme. Cette stratégie plaçait la protection du droit à l’avortement au cœur du discours démocrate. La détérioration brutale des sondages et les enquêtes d’opinions plaçant l’inflation en tête des préoccupations des Américains, très loin devant le droit à l’avortement et l’avenir de la démocratie, avaient provoqué un vent de panique. La presse proche du Parti démocrate attribua l’imminente défaite à cette mauvaise lecture de l’électorat. La gauche démocrate insistait également sur l’importance de faire campagne sur l’économie et le social tout en dénonçant le programme de coupes budgétaires porté par les Républicains. Dans les deux dernières semaines, la direction du Parti démocrate a pivoté dans ce sens, sans renoncer à sa stratégie initiale pour autant.

Les résultats semblent lui donner raison. Les enquêtes réalisées en sortie des urnes et sur des échantillons bien plus vastes que les sondages électoraux montrent que la question du droit à l’avortement figurait parmi les priorités des électeurs, aux côtés de l’inflation et de la hausse de la criminalité. Elle a certainement permis aux démocrates de mobiliser leur base, en particularité dans des États où ce droit est menacé. Les Démocrates triomphent ainsi dans le Michigan et la Pennsylvanie, tout en réalisant des contre-performances à New York et en Californie, où l’avortement est bien protégé et la hausse de la criminalité plus marquée. 

Traditionnellement, les électeurs se déclarant indépendants votent avec l’opposition par une marge de 10 à 20 points lors des midterms. Cette fois, ils ont préféré le parti du Président de 1 point (49-48). L’idée selon laquelle les élections se sont jouées au centre, et que l’extrémisme des républicains a antagonisé les indépendants, s’est naturellement imposée comme la clé de lecture du scrutin.

Mais elle n’explique pas la débâcle des Démocrates en Floride ni leurs bons résultats dans les comtés ruraux du Midwest. L’économie a également joué un rôle important. Or, les enquêtes en sortie des urnes montrent que l’opinion est divisée 50-50 sur la question de la responsabilité de Biden dans la hausse des prix. Ce qui témoigne de l’échec du Parti républicain et de la machine médiatique conservatrice à imprimer l’idée que les politiques sociales de Biden avaient provoqué l’inflation. Les Démocrates sont parvenus à contrer ce discours en pointant du doigt la responsabilité accablante des grandes entreprises et en comparant leur bilan économique à celui de l’opposition. Entre un pari républicain qui ne proposait aucune solution et les avancées modestes réalisées par Joe Biden, les électeurs ont souvent favorisé la seconde option.

Les Démocrates ont pu s’appuyer sur sa politique de hausse salariale, de baisse des prix des médicaments, d’investissement dans la transition énergétique et de hausse de l’imposition sur les multinationales. Le protectionnisme visant à réindustrialiser l’ancien cœur industriel du Midwest (la « Rustbelt ») a pu également jouer un rôle marginal dans les excellents résultats obtenus par les démocrates dans cette région. De même, la politique résolument pro-syndicale de Joe Biden, une première depuis Carter pour un président américain, a permis de fédérer les syndicats ouvriers derrière les candidats démocrates. Un élément qui semble avoir été déterminant en Pennsylvanie, dans le Nevada, l’Ohio et le Michigan. 

Enfin, les 18-29 ans se sont fortement mobilisés et ont plébiscité les démocrates, également majoritaires auprès des 30-44 ans. Là aussi, les politiques de Joe Biden semblent avoir joué un rôle, que ce soit son annulation partielle de la dette étudiante ou sa volonté de dépénaliser progressivement l’usage de cannabis.

Des implications importantes pour le futur

Contrôler le Sénat va permettre aux Démocrates de poursuivre les nominations de juges fédéraux, un élément essentiel pour contrer la dérive conservatrice du pouvoir judiciaire. Cela va également offrir de multiples opportunités de placer les Républicains de la Chambre face à leurs contradictions. 

Ces derniers vont disposer d’un pouvoir de véto législatif, d’un levier de négociation pour le vote du budget, et de la capacité de lancer des procédures de destitution et des commissions d’enquête parlementaires. Mais leur courte majorité rend leur situation aussi complexe que précaire. 

À l’échelle locale enfin, il sera intéressant d’observer les dynamiques dans l’État de New York, où Alexandria Ocasio-Cortez réclame la tête du président de l’antenne démocrate. La Floride étant perdue pour 2024, Joe Biden n’a plus à craindre de froisser la diaspora cubaine en levant le blocus de Cuba.

Sur le moyen terme, l’attention va désormais se tourner vers la présidentielle de 2024. Côté démocrate, Joe Biden dispose d’un solide argument pour justifier une nouvelle candidature. L’aile gauche démocrate sort également renforcée de ce cycle électoral, tant sur le plan du nombre de sièges obtenus que du point de vue purement idéologique et stratégique.

Au sein du Parti républicain, Trump tente de manœuvrer pour éteindre l’incendie et se placer en vue de 2024. S’il reste la figure dominante du parti, sa position s’est considérablement affaiblie. Tout comme celle de ce qu’il portait : une extrême droite dénuée du moindre égard pour les institutions démocratiques et persuadée de sa capacité à tordre la réalité à son avantage. Les résultats de ces midterms prouvent, au contraire, que les faits sont têtus. 

Annulation de la dette étudiante aux États-Unis : la fin d’un totem néolibéral

Un manifestant d’Occupy Wall Street demandant l’annulation des dettes étudiantes en 2011. © hardtopeel

En annulant quelque 300 milliards de dollars de dette étudiante contractée par 43 millions d’Américains, Joe Biden n’a pas uniquement tenu une promesse de campagne concédée à la gauche américaine ni pris une décision électoralement habile à deux mois des élections de mi-mandat. Il a surtout fait tomber un totem néolibéral et conservateur : celui de l’absolue nécessité de payer ses dettes. La droite américaine a réagi avec autant d’hystérie et de colère que de nombreux anciens conseillers d’Obama. Preuve que ce qui se joue dépasse largement la question de la dette étudiante.

D’un trait de plume, Joe Biden vient d’annuler 10 000 dollars de dette étudiante pour tous les Américains gagnant moins de 125 000 dollars par an. Ceux qui avaient contracté leurs prêts en tant qu’étudiants boursiers voient le montant de l’annulation porté à 20 000 dollars. Au total, près de 45 millions d’Américains sont directement concernés par cette mesure, dont le coût est estimé à 300 milliards de dollars. Il sera supporté par le gouvernement fédéral, qui détient plus ou moins directement les créances concernées. Pour l’État américain, il s’agit essentiellement d’un jeu d’écritures comptables entre la FED et le Trésor. Mais pour les bénéficiaires, cette décision offre une bouffée d’oxygène inespérée.

En 2022, 47 millions d’Américains doivent rembourser une dette étudiante s’élevant à 1700 milliards de dollars. Soit 37 000 dollars par personne et en moyenne, pour des mensualités de l’ordre de 400 dollars. Ces chiffres masquent une réalité plus dramatique. 40 % des emprunteurs ont abandonné leurs études en cours de route, souvent du fait des contraintes financières. Ils font face à une double peine : une dette élevée, et pas de diplômes pour obtenir un emploi qualifié susceptible de les aider à rembourser leurs créances. Or, du fait des taux différés souvent importants, même les diplômés payent parfois les intérêts de leurs prêts pendant des années sans parvenir à réduire le principal. Un tiers des emprunts ne sont ainsi jamais remboursés, selon les chiffres du ministère de l’Éducation.

Les dettes étudiantes limitent la capacité des débiteurs à obtenir d’autres crédits (immobiliers, automobiles) et freinent leur entrée dans la vie active. Comme le reconnaît le New York Times, ces dettes « retardent les mariages, repoussent l’arrivée des premiers enfants et empêchent les diplômés endettés d’accéder au niveau de vie de la classe moyenne ». Loin de permettre un nivellement par le haut, l’éducation supérieure devient un facteur d’aggravation des inégalités. Les personnes issues de familles à faibles revenus s’endettent plus fortement, ce qui accroît drastiquement le coût de leurs études, comparé aux étudiants issus des classes supérieures dont les parents financent les études.

Pour ce cadre républicain, l’annulation de la dette « établit un dangereux précédent ». Sur cet aspect, la droite ultraconservatrice est rejointe par le centre néolibéral démocrate, à commencer par les anciens conseillers économiques de Barack Obama et le prestigieux New York Times

Ainsi, la dette étudiante moyenne des Afro-Américains atteignait 52 000 dollars en 2020, près du double des étudiants blancs. Douze ans après être sortis de l’université, ils devaient encore rembourser 112 % du montant initial en moyenne. Parmi les personnes endettées, on trouve de nombreux étudiants victimes des pratiques prédatrices d’universités privées de faible qualité et d’organismes de crédits rapaces, qui opèrent comme intermédiaires entre le gouvernement fédéral et les potentiels emprunteurs. 

En réponse à cette crise profonde, l’aile gauche démocrate exigeait l’annulation de toutes les dettes étudiantes. Fidèle à lui-même, Joe Biden a concédé le minimum. Ce qui est loin d’être insignifiant : un emprunteur sur trois va voir la totalité de sa dette étudiante effacée, et un sur deux l’aura réduite de moitié ou mieux. Parce que les dettes les plus faibles sont souvent celles des populations les plus défavorisées, qui n’ont pas fait de longues études prestigieuses (médecine, droit) dans les grandes universités, elles sont les premières bénéficiaires de cette annulation partielle. Jusqu’à 90% du montant total de l’annulation sera perçu par des individus ayant un salaire inférieur au revenu moyen. Selon les estimations de la Maison-Blanche, 20 millions d’Américains vont voir la totalité de leur dette étudiante effacée.

Bien sûr, de nombreux emprunteurs vont continuer d’être écrasés par le poids des créances restantes. Et sans réforme structurelle de l’éducation supérieure, la génération suivante va progressivement se retrouver dans une situation similaire. Mais cette demi-mesure, appliquée par directive ministérielle, est suffisamment révolutionnaire pour provoquer une crise d’angoisse chez les néolibéraux et conservateurs américains.

Néolibéraux et conservateurs paniquent 

Côté républicain, l’hostilité n’a rien de surprenant. Mitch McConnell, le leader de l’opposition au Sénat, a dénoncé « un crachat à la figure des familles américaines qui ont économisé durement pour payer leurs études, ceux qui ont remboursé leurs prêts, décidé de ne pas faire d’études supérieures ou de s’engager dans l’armée pour financer leurs diplômes ». Pour lui, il s’agit « d’une décision injuste » qui « redistribue les richesses en prenant aux travailleurs pour donner aux élites » afin de « motiver la base électorale des démocrates ». En résumé, puisque l’annulation ne profite pas à tout le monde, elle n’aurait pas dû être décidée. Avec une telle logique, il faudrait supprimer l’école publique et les transports en commun…

En réalité, la décision de Biden est très populaire, y compris chez les électeurs républicains qui n’ont pas ou plus de prêts étudiants, mais voient leurs enfants ou petits-enfants plier sous le poids des dettes. Les enquêtes d’opinion et reportages sur le terrain ne laissent guère de place au doute. Ce qui n’a pas empêché les médias conservateurs de tirer à boulets rouges sur cette décision. Sean Hannity, le présentateur vedette de FoxNews, a dénoncé « un plan de sauvetage pour les riches, pour qu’ils puissent envoyer leurs enfants à l’université » avant de se contredire bizarrement en déclarant « soyons honnêtes, qui va profiter de ce plan ? Les classes moyennes ! Quand on y réfléchit, les gens qui sortent tout juste de l’université ne gagnent pas beaucoup d’argent, ceux qui travaillent pour mon émission par exemple, ils ne gagnent pas 125 000 dollars par an, ils seront éligibles à ce plan ». Une perspective qui lui fait visiblement perdre ses moyens.

La droite trumpiste montre ainsi ses vraies couleurs. Loin de défendre « le peuple » et la classe ouvrière, elle s’oppose aux politiques redistributrices. L’élue trumpiste et pro-QAnon Marjorie Taylor Greene a ainsi qualifié cette annulation partielle de « profondément injuste ». La Maison-Blanche a contre-attaqué, en rappelant que dans le cadre des politiques Covid, sa PME avait souscrit un prêt de 183 504 dollars auprès de l’État, qui avait été effacé par le gouvernement fédéral. De manière presque caricaturale, la droite démontre qu’elle est favorable à l’annulation des dettes lorsqu’il s’agit de secourir les banques et les entreprises, et y est opposée lorsqu’il s’agit de venir en aide aux travailleurs américains. 

La réponse du Parti républicain est également électoraliste. Comme l’a reconnu le sénateur trumpiste Ted Cruz dans un podcast, « il y a un risque réel que l’annulation de la dette étudiante augmente la participation des électeurs démocrates aux midterms ». D’où ce tir de barrage à destination de l’opinion.

La seconde préoccupation de la droite est illustrée par la tentation de recourir à la voie judiciaire pour contester la directive de Biden devant la Cour suprême. Pour l’un des principaux cadres républicains qui organisent cet effort désespéré, l’annulation de la dette « établit un dangereux précédent ».

Sur ce second aspect, la droite ultraconservatrice est rejointe par le centre néolibéral démocrate, à commencer par les anciens conseillers économiques de Barack Obama et le prestigieux New York Times

Le journal de centre-gauche avait mené une véritable campagne contre la proposition d’annulation de la dette étudiante, publiant de nombreuses tribunes hostiles et un éditorial aux arguments particulièrement surprenants. En substance, le Times déplorait l’extrême gravité de la situation, mais refusait l’idée d’une solution impliquant l’annulation de la dette. Comme chez les conservateurs, il soulignait le côté « injuste » et le risque d’établir un dangereux précédent.

De nombreux anciens cadres de l’administration Obama sont également montés au créneau. Larry Summers, l’architecte du sauvetage bancaire et du plan de relance d’Obama, a vigoureusement dénoncé une politique inflationniste et « déraisonnablement généreuse » qui se substituerait à des aides ciblées pour faciliter l’accès à l’éducation supérieure. Comme si les deux politiques étaient mutuellement exclusives et que la réforme de l’éducation supérieure proposée par Biden ne venait pas d’être torpillée au Sénat… L’autre économiste en chef des années Obama, Jason Furman, a publié de multiples tribunes dans les journaux plus ou moins proches du parti démocrate pour s’opposer à cette décision « inconsidérée », « qui jette de l’huile sur le feu de l’inflation ». À peine la décision de Biden rendue publique, il a vidé son sac sur Twitter :

Parmi ses inquiétudes, on retrouve de nouveau le risque d’établir un précédent dangereux. Melissa Kearny, économiste au Brookings Institute, un cercle de réflexion proche du parti démocrate, a qualifié l’annulation partielle de « décision incroyablement mauvaise » et s’est publiquement demandé si les économistes de l’administration Biden n’allaient pas mourir de honte après avoir laissé faire une telle infamie. Ben Ritz, le directeur du cercle de réflexion Progressive Policy Institue, a demandé à ce que tous les conseillers de Biden qui ont travaillé sur ce décret soient limogés après les élections de mi-mandat. À chaque fois, les arguments de fond qui accompagnent ces réactions épidermiques rejoignent peu ou prou ceux du Parti républicain.

Une première cause de cette hostilité inédite vient du fait que cette politique contredit et ridiculise l’action de ces mêmes économistes au sein de l’administration Obama. Face à la crise des subprimes, Summers et Furman avaient mis en place un plan extrêmement complexe et ciblé dans le but d’éviter les expulsions de détenteurs de crédits immobiliers. Le mécanisme avait pour principale fonction de sauver les banques, comme l’avait admis le ministre des Finances d’Obama Timothy Geithner, qui comparait le plan à « de la mousse pour la piste d’atterrissage ». Dans son image, la mousse était constituée des dix millions de familles américaines qui allaient se retrouver à la rue pour amortir l’atterrissage du Boeing 777 censé représenter les banques privées.

En clair, Biden abat un totem néolibéral en rompant avec le célèbre adage « les dettes doivent toujours être remboursées ». Le danger n’est pas tant le risque inflationniste que le fait d’offrir une victoire idéologique à la gauche américaine

L’obsession des conseillers d’Obama pour éviter que des emprunteurs indisciplinés ou des gens trop fortunés bénéficient de l’aide d’État pour éponger les crédits immobiliers avait provoqué un échec retentissant du plan. À peine un million de familles ont perçu l’aide à temps, alors que l’administration Obama n’a réussi à dépenser que 3 % du budget autorisé par le Congrès pour éviter une vague d’évictions.

Les mêmes obsessions se retrouvent au cœur du discours des opposants démocrates à l’annulation partielle décrétée par Biden : elle risquerait de profiter à des Américains non méritants ou trop aisés, ne ciblerait pas assez efficacement ceux qui ont le plus besoin d’aide et découragerait les futurs emprunteurs de payer leurs dettes. Pour Elizabeth Popp Berman, chercheuse à l’Université du Michigan, l’annulation partielle représente une profonde rupture avec le modèle économique dominant et une remise en cause du système de pensée des cercles de conseillers et experts en politiques publiques de Washington.

Leur logiciel idéologique est remis en cause par l’approche de Biden : une annulation quasi universelle, sans condition, et, ultime affront, financée par l’endettement public. En clair, Biden abat un totem néolibéral en rompant avec le célèbre adage « les dettes doivent toujours être remboursées ». Le danger n’est pas tant le risque inflationniste que le fait d’offrir une victoire idéologique à la gauche américaine, qui ringardise superbement l’approche suivie par Obama et ses conseillers face à la crise des subprimes

Une victoire idéologique majeure pour l’aile gauche américaine

La première personnalité politique à avoir porté l’annulation de la dette étudiante sans passer par le Congrès n’est pas Bernie Sanders, mais Jill Stein, candidate indépendante du Green Party (écologiste, situé à la gauche du parti démocrate) lors de la présidentielle de 2016. À cette époque, même des comédiens marqués à gauche tels que John Oliver, avaient tourné la proposition en ridicule : « c’est comme si elle proposait de rendre les États-Unis indépendants énergétiquement en ordonnant au service postal national d’envahir le Canada. Non Jill, c’est une très mauvaise idée, irréaliste, et il semblerait que tu n’y comprennes rien ». Signe du chemin parcouru en six ans, c’est une mesure que Joe Biden vient de faire sienne. 

Il remplit ainsi sa promesse de campagne, formulée en réponse aux programmes d’Elizabeth Warren et de Bernie Sanders au cours des primaires de 2020. La première souhaitait faire annuler 50 000 dollars de dette étudiante détenue par chaque débiteur gagnant moins de 100 000 dollars par an, pour un coût total de 640 milliards. Le second avait proposé, en accord avec sa philosophie socialiste, une annulation universelle, sans condition et totale de la dette étudiante. Depuis qu’il est à la Maison-Blanche, Biden faisait l’objet de multiples pressions de la part de militants et d’élus progressistes pour le contraindre à tenir son engagement.

L’annulation de la dette étudiante est rapidement devenue un cheval de bataille de la gauche américaine, pour au moins deux raisons. Politiquement, il s’agit d’une des rares réformes ambitieuses applicables sans passer par le Congrès. Depuis le Higher education act de1965, l’exécutif est autorisé à effacer les dettes étudiantes détenues par l’État fédéral sous la clause de compromise and settlement. Cette disposition a été invoquée par Trump puis Biden pour suspendre les mensualités des prêts étudiants depuis le début de la crise Covid, l’État fédéral détenant l’essentiel des créances étudiantes. Pour les annuler, une simple directive du ministère de l’Éducation suffit. Elles sont ensuite retirées du bilan financier du gouvernement sans nécessiter de nouvelles dépenses ou sources de financement. 

Deuxièmement, l’annulation constitue une politique publique qui cible en priorité l’électorat clé de la gauche américaine : la jeunesse diplômée et défavorisée. Les bénéfices attendus dépassent les simples emprunteurs. Leurs familles profitent plus ou moins directement de l’effacement de leur dette, tandis qu’une étude économique a estimé l’apport de l’annulation totale de la dette étudiante à 1000 milliards de dollars de PIB supplémentaire et 0,3 point de chômage en moins. Enfin, cette politique s’inscrit dans une approche fondamentalement différente de l’éducation supérieure, considérée non plus comme un investissement laissé au choix des individus, mais comme un droit inaliénable et un bien commun et qui, à ce titre, doit être fournie gratuitement. C’est pourquoi cette proposition s’inscrit dans un programme plus vaste visant à rétablir la gratuité de l’éducation supérieure, arbitrairement décrétée comme payante là où le primaire et secondaire sont accessibles gratuitement à tous les enfants américains.

En obtenant cette annulation, la gauche remporte une importante victoire idéologique. D’habitude, les annulations de dettes sans contrepartie sont accordées aux banques, assurances, organismes financiers et entreprises. Pas aux classes moyennes et populaires. 

Ce succès résulte de la mobilisation des militants et des élus progressistes, qui ont acquis à leur cause de nombreux cadres plus modérés du parti. En particulier, le sénateur de New York, Chuck Schumer, président de la majorité démocrate au Sénat, a défendu l’idée d’une large annulation de la dette. Ce revirement s’explique certainement par la menace d’une primaire que faisait peser sur lui l’élue de gauche radicale Alexandria Ocasio-Cortez, elle aussi fortement mobilisée en faveur d’une annulation totale de la dette étudiante. 

Les circonstances politiques ont également aidé. Depuis la crise du Covid, le gouvernement fédéral a largement recouru à la création monétaire pour financer ses politiques de soutien aux entreprises et à la population. Dès 2020 et sous Donald Trump, un moratoire a été instauré sur le remboursement des prêts étudiants, toujours sur pression de la gauche américaine. Ce moratoire a coûté la bagatelle de 130 milliards de dollars au Trésor américain en deux ans et demi (sous la forme d’intérêts non perçus) et effectivement effacé quelque 5000 dollars de dette pour la majorité des détenteurs de prêts étudiants. Annuler purement et simplement une large part de la dette restante représentait l’étape logique suivante. 

Aux origines du mal

Du reste, les 1700 milliards de dettes étudiantes ne tombent pas du ciel. Ils découlent d’un choix prenant racine dans les années 1960. Face à l’agitation politique qui dominait alors les campus américains et structurait la résistance à la guerre du Viet Nam, les élites conservatrices avaient tiré la sonnette d’alarme. Le directeur du FBI Edgard Hoover et le patron de la CIA John McCone décrivaient le campus de Berkley (Californie) comme étant « sous influence communiste » – situation qui « nécessitait une action corrective ».

Avec l’élection de l’acteur de série B Ronald Reagan au poste de gouverneur de Californie, la droite conservatrice avait pu commencer à restreindre les budgets des universités publiques. Roger Freeman, son conseiller à l’éducation, déclarait : « nous faisons face au risque de produire un prolétariat instruit, ce serait de la dynamite ! On doit être sélectif !». Couper les subventions publiques et transférer le coût des études sur les étudiants, incités à s’endetter pour payer leurs frais d’inscriptions, devait permettre de placer une barrière à l’entrée des études supérieures. Il s’agissait d’une petite révolution : jusqu’ici, les politiques publiques visaient à éduquer un maximum de citoyens, gratuitement. 

Les frais d’inscriptions en Université ont ainsi augmenté progressivement depuis le début des années 1970, sous l’effet des baisses des subventions, de la privatisation accrue et de la mise en concurrence des universités. À ce titre, la crise des subprimes a provoqué une accélération spectaculaire du coût des études. Les États étant responsables du budget des universités, les politiques austéritaires mises en place après la crise de 2008 ont asséché les caisses des pouvoirs publics locaux et incité à des coupes drastiques dans l’éducation supérieure. Une aubaine pour l’armée américaine, qui recrute les jeunes issus de milieux défavorisés contre l’engagement de payer leurs études universitaires à la fin du service militaire. 

L’annulation partielle de la dette étudiante décrétée par Joe Biden est le premier effort sérieux pour inverser la tendance initiée à la fin des années 1960. Bien qu’insuffisante, elle constitue une victoire significative de la gauche américaine, susceptible d’affaiblir le carcan néolibéral qui domine Washington. 

Evgeny Morozov : « L’Union européenne a capitulé face aux géants de la tech »

Evgeny Morozov © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

Auteur d’ouvrages influents sur la Silicon Valley, Evgeny Morozov analyse les conséquences de la mainmise des géants américains de la tech sur les sociétés occidentales [1]. Il met en garde contre les critiques qu’il estime superficielles de cette hégémonie, focalisées sur la défense de la vie privée ou de la souveraineté du consommateur, tout en restant silencieuses sur les déterminants économiques et géopolitiques de la domination des Big Tech américaines. Nous l’avons interrogé dans le cadre de sa venue à Paris pour une intervention lors de la journée de conférences organisée par Le Vent Se Lève le 25 juin dernier. Entretien réalisé par Maud Barret Bertelloni, Simon Woillet et Vincent Ortiz, retranscrit par Alexandra Knez et Marc Lerenard.

Le Vent Se Lève – En 2021, l’annonce par Joe Biden du démantèlement des Big Tech et la plainte contre Facebook intentée par la procureure démocrate Letitia James avaient suscité un important engouement médiatique. Cette volonté de briser le pouvoir des géants de la tech semble cependant appartenir au passé, en particulier depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Comment faut-il comprendre l’agenda de Biden sur les Big Tech ? Était-il une simple annonce médiatique, ou le symptôme de tensions grandissantes entre l’État américain et les entreprises de la tech ?

Evgeny Morozv  Le débat sur les Big Tech aux États-Unis – tout comme en Europe – est fonction de nombreux intérêts divergents et concurrents. Il résulte des conflits entre différentes factions du capital : certaines appartiennent au capital financier, d’autres au capital de type entrepreneurial (start-ups, capital-risque) ou à des industries qui ont un intérêt dans les données, comme le secteur pharmaceutique. La deuxième dimension du débat est géopolitique : elle tient à la volonté de maintenir le statut hégémonique des Etats-Unis dans le système financier international. Après 4-5 années de politiques incohérentes de l’administration Trump, il faut d’une part comprendre ce que l’on fait de la libéralisation des échanges, des traités bilatéraux ou encore des pactes commerciaux, et de l’autre ménager la puissance chinoise qui se profile à l’horizon, comme rivale possible à cette hégémonie.

Au vu des forces en présence, je ne m’attendais personnellement à aucune cohérence quant à l’agenda Biden sur les Big Tech – une farce progressiste, qui renouvelle une critique libérale éculée du capitalisme dominé par les grandes sociétés. Les différences factions du capital, nationales et internationales, tirent dans des directions opposées. La faction qui souhaite maintenir l’hégémonie américaine s’oppose à toute forme d’affaiblissement des Etats-Unis et de renforcement conséquent de la Chine ; cela n’a rien de nouveau. Quand Mark Zuckerberg se rend au Congrès avec une note qui dit déclare en substance : « ne nous démantelez pas, sinon la Chine gagnera », il ne fait que reconduire une vieille stratégie. Pendant les audiences du Congrès de l’ITT, dans les années 1973-74, les cadres de cette entreprise utilisaient la même rhétorique, déclarant que si l’on affaiblissait ITT, Erickson allait arriver et dominer les marchés américains [2].

LVSL – Par rapport au contexte des années 1970, comment caractériseriez-vous la relation actuelle entre l’État américain et les entreprises de la tech ? On a aujourd’hui une idée assez claire des contours du complexe militaire-industriel de l’époque, avec l’investissement de l’État dans la R&D (recherche et développement) et un important financement académique. Quelle est la nature de ce soutien aujourd’hui ?

EM – Il y a toujours d’important financements à travers la National Science Foundation, quoique bien inférieurs aux dépenses de Guerre froide. Walter Lippmann, l’un des penseurs les plus lucides de l’hégémonie américaine, soulignait dans un essai au début des années 1960 à quel point ce n’est que grâce à la Guerre froide que les États-Unis ont véritablement innové et développé la recherche et l’industrie nationales dans le domaine de la science et des technologies. D’une certaine manière, il trouvait ce contexte de Guerre froide bienvenu : une fois terminée, aucun de ces efforts de R&D ne survivrait. La Chine prend aujourd’hui le relai. Des individus comme Peter Thiel ont parfaitement compris que la menace chinoise est l’argument le plus simple pour mobiliser de l’argent pour le financement des entreprises privées. Elle est nécessaire pour maintenir artificiellement en vie les projets bancals du capital-risque – et la valorisation qui leur est associée – ainsi que pour soutenir la Silicon Valley ou la bulle du Bitcoin, qui risqueraient autrement de s’effondrer.

Je ne pense pas que l’Europe ait un quelconque pouvoir face à l’agenda des Big Tech. Il n’y a aucun lobby qui pèse en ce sens, si l’on met à part quelques militants à Bruxelles.

Évidemment, il n’y a pas de compétition nucléaire. Les Chinois ne font pas le poids en termes de capacités militaires. Ils pourraient envahir Taiwan, mais cela n’a rien à voir avec le niveau de compétition que l’Union soviétique imposait aux États-Unis. J’ajoute qu’avec le contexte actuel, les Big Tech elles-mêmes subventionnent la recherche dans les universités sur des thématiques telles que le respect de la vie privée ou la lutte contre les trusts !

LVSL – Nous observons une augmentation des taux d’intérêts, après deux décennies de taux très bas, qui permettaient à l’Etat américain de soutenir les Big Tech dans leur financement. Comme analyser la décision de la FED, après des années de contexte économique qui a permis aux Big Tech prospérer ?

EM : Je ne pense pas que la FED conçoive sa politique de taux d’intérêt en ayant les Big Tech à l’esprit. Les raisons qui la conduisent à relever ses taux ont trait au prix de l’énergie et à la guerre en Ukraine. Leur remontée aura évidemment des conséquences sur l’industrie de la tech : observez la manière dont la bulle des cryptos a explosé ! Cela va certainement engendrer de la pression sur les liquidités, et de nombreuses banques (celles à taux subventionné) vont en souffrir, ainsi que les acteurs qui dont la rentabilité reposait sur la capacité à emprunter de la monnaie à taux faible, investir et satisfaire les investisseurs avec une période d’attente de 5 à 10 ans.

Evgeny Morozov © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

À plus petite échelle, la plupart des acteurs du capital-risque suivent la même logique. Lorsque l’argent coûte plus cher, il est plus difficile de justifier le financement d’une start-up en état de mort cérébrale, alors qu’il est au contraire aisé d’acheter des obligations. Nous avons traversé une période d’accélération massive de cycles de développement technologique associée à un environnement de taux d’intérêt faibles de long terme, ce qui a fait oublier à beaucoup de personnes que l’argent que ces projets attiraient n’avait rien à voir avec leurs mérites ou ceux de leur industrie. On n’avait simplement nulle part ailleurs où investir cet argent. Quand le fonds souverain qatari devait décider où placer son argent, il n’avait pas beaucoup d’autres d’options que de le donner à des banques à taux subventionnés, qui ensuite le réinvestissaient. Il y désormais de nombreuses autres voies pour l’investir. Je m’attends à ce que ce que l’on entre dans une période très dur, avec de nombreux licenciements. Les start-ups n’auront plus d’argent, et celles qui auront besoin de se refinancer ne vont pouvoir le faire qu’à une valorisation plus faible…

LVSL – On peut conjecturer qu’un effet de concentration dans le secteur va en résulter, comme au moment du crash de la bulle internet en 2001. Quelles seront ses conséquences sur le développement technologique ?

EM – Les Big Tech sont toujours assises sur une montagne de cash. Ils continuaient jusqu’à présent d’emprunter parce que ce n’était pas cher. Maintenant ils vont emprunter beaucoup moins et réinvestir leurs bénéfices non distribués au lieu de réinvestir l’argent qu’ils empruntent. Les petites et moyennes entreprises et les start-ups seront les plus affectées, mais ce n’est pas forcément pour le pire : il y aura moins d’idiots en concurrence pour des fonds et les fonds pourront être investis dans des projets qui comptent. C’est difficile de juger de l’impact que cela aura.

LVSL – Mais qu’en est-il de la concentration de données, d’infrastructures de calcul et de travailleurs qualifiés dans ces rares entreprises ?

EM : Cela n’a rien avoir avec la profitabilité du secteur. Du point de vue d’une start-up, la concentration pourrait engendrer un accès bon marché à des biens d’équipement. Plutôt que de les développer, elles pourront emprunter à bas coût des capacités de reconnaissance faciale, de reconnaissance vocale de base, d’analyse d’image, etc. La concentration pourrait aussi permettre de réduire les coûts de transaction, avec un fournisseur unique pour tous ces services. Je n’ai à ce jour trouvé aucun argument convaincant pour dire que la concentration des données dans les mains de ces sociétés technologiques réduit les possibilités de développement technique.

LVSL – Mais l’effet de concentration dans le développement technologique revient à mettre tout acteur extérieur aux Big Tech dans une position d’utilisateur final, comme c’est le cas avec les modèles pré-entrainés dans le domaine du machine learning

EM – On se trouve en position d’utilisateur final à chaque fois que l’on emploie des biens d’équipement. Lorsque, dans une usine, j’utilise une machine, lorsque dans une mine j’utilise un camion, je me trouve dans une position d’utilisateur final. Pourquoi ce fétiche de tout vouloir construire soi-même ? Je ne vois pas pourquoi réduire les coûts d’accès aux biens d’équipement aurait, en soi, des conséquences négatives pour l’économie. Ce serait le cas si l’on pensait à un modèle de conglomérat gigantesque, où certaines sociétés sont présentes dans chaque industrie. On croyait autour de 2012 que ce serait le cas, mais la plupart des entrées des Big Tech dans la santé, l’éducation ou le transport n’ont pas été un succès. Où est cette Google car que tout le monde attend depuis 12 ans ?

LVSL – L’Europe et les États-Unis ont récemment signé un nouvel accord sur les transferts transatlantiques de données, après la révocation de l’accord Privacy Shield l’an dernier en raison du manque de garanties en matière de protection des données. Comment comprenez-vous la situation actuelle ?

EM – Je ne pense pas que l’Europe ait un quelconque pouvoir en la matière. Il n’y a aucun lobby qui pèse dans ce sens, si l’on met à part quelques militants à Bruxelles et peut-être quelques juges allemands attachés la question. L’Europe a cherché à sauver la face en affichant une forme d’exceptionnalisme européen. Poussée dans ses derniers retranchements – c’est ce qui est arrivé il y a quelques mois au moment de ce nouveau compromis – elle a capitulé. Cela est lié à l’existence d’une faction qui essaye de pousser pour une renaissance des traités commerciaux comme le TTIP, le TPP, etc. La libre circulation des données a été mentionnée dans ces traités, peut-être pas de manière très sophistiquée, mais ils pourraient à présent permettre de relancer le sujet de manière beaucoup plus forte.

Au-delà de cela… La vie est trop courte pour y penser : c’est un combat perdu d’avance et je ne sais pas que faire de cette information, pour être honnête.

LVSL – Christine Lagarde, présidente de la Banque Centrale Européenne (BCE), affirmait récemment que « les cryptos ne valent rien ». Comment analysez-vous l’explosion de la bulle des cryptos après des années d’enthousiasme en la matière ?

EM – Peu importe à quel point vous comptez sur les crypto-monnaies ou sur la monnaie numérique d’une banque centrale… tant que vous avez une mauvaise banque centrale. Peu importe si c’est 100% cash, ou 50% cash et 50% crypto, ou 40% crypto et 10% de monnaie numérique de banque centrale (MNBC), tant que la politique monétaire reste orientée vers la stabilité et la stabilisation des prix.

Le débat sur les crypto-monnaies en ce moment, à gauche, substitue un débat sur les imaginaires à un débat de substance. La question est de savoir quelle politique monétaire nous voulons. Qu’est-il possible de faire avec l’euro ? Comment allons-nous le mobiliser pour la reconstruction de l’État-providence ? C’est cette vision plus large qui manque actuellement. Une fois qu’on aura la réponse, alors là, oui, cela deviendra presque un problème technique : compte tenu de la quantité d’émissions de CO2 sur laquelle nous voulons nous engager, compte tenu de l’argent dont nous disposons, compte tenu de l’état de notre pénétration technologique – nous pourrons déterminer les outils techniques appropriés.

Je ne vois pas ce que la gauche gagne à présenter certaines parties du capitalisme actuel comme rétrogrades et impures, comme « féodales ». Dans la théorie marxiste, le féodalisme a une dynamique très particulière que l’on peut étudier et comprendre : ce n’est pas la dynamique que nous vivons.

LVSL : Mais les crypto-monnaies ne sont-elles pas actuellement dans une position critique ? La déclaration de Christine Lagarde risque-t-elle de fragiliser les efforts de stabilisation et de marketing des crypto-activistes avec les grandes entreprises financières ?

EM – Cela dépend de jusqu’où cela va chuter, mais cela, je ne peux pas le prédire. À l’heure actuelle, on trouve encore beaucoup d’acteurs pour les défendre, ainsi que des institutions qui y ont un intérêt direct. Il reste encore beaucoup de résilience institutionnelle et elle n’est pas près de s’estomper. Il y a aussi probablement des hordes de lobbyistes pour cette industrie qui est, ne l’oublions pas, toujours aussi riche qu’auparavant. Andressen Horowitz a encore un fonds de crypto à 3 milliards – avec 3 milliards, vous pouvez acheter beaucoup de lobbyistes [3]. Une fois que vous possédez ces lobbyistes, vous pouvez alors agir par la voix des politiciens.

LVSL – Dans un récent article pour la New Left Review, vous critiquez le recours à gauche au terme de « techno-féodalisme » pour décrire l’économie numérique et le système politique qui lui est associé [4]. Pourquoi estimez-vous qu’il ne rend pas compte de la réalité ?

EM – Je ne vois pas ce que la gauche gagne à présenter certaines parties du capitalisme actuel comme rétrogrades et impures, comme « féodales ». Comme si rendre le capitalisme plus évolué et plus pur pouvait changer quelque chose ! Cela ne me semble pas être une position défendable pour la gauche.

La conclusion principale qui découle de l’analyse en termes de techno-féodalisme est que nous devons combattre les rentiers et les monopoles, faire respecter la concurrence et nous assurer que les données constituent un terrain de jeu équitable. C’est ce que l’on retrouve par exemple dans les essais de Cédric Durand – auteur de Techno-féodalisme – : il fait allusion à de nouvelles formes de planification et ne veut pas démanteler les GAFAM – même s’il veut en quelque sorte faire quelque chose avec eux, mais quoi, il ne nous le dit pas… Si c’est à cela que doit nous amener le diagnostic du techno-féodalisme, je ne vois pas ce que l’on gagne à légitimer cette critique à gauche.

Evgeny Morozov © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – On retrouve le concept de féodalisation sous la plume d’Alain Supiot. Dans La gouvernance par les nombres, il soutient que la numérisation relie les individus à des structures d’allégeance variables, sur un mode féodal…

EM – Des critiques intéressantes du pouvoir peuvent découler de positions comme celle de Supiot. Elles offrent un antidote à des positions comme celles de Fukuyama ou de Steven Pinker, qui pensent que le monde avance de manière téléologique et que tout s’améliore obligatoirement.

Elles peuvent être utiles pour leur rappeler au contraire que la répartition du pouvoir dans la société est moins démocratique aujourd’hui qu’il y a 30 ou 40 ans, et qu’en ce sens il s’agit d’un retour en arrière. Mais c’est un retour en arrière dont on s’aperçoit en analysant les effets du capitalisme ; ce n’est pas un nouveau mode de production qui serait féodal dans son fonctionnement. Dans la théorie marxiste, le féodalisme a une dynamique très particulière que l’on peut étudier et comprendre : ce n’est pas la dynamique que nous vivons.

LVSL – En quoi consisterait un programme de gauche en matière de technologie ?

EM – La gauche est prisonnière d’une vision étriquée de l’action sociale, d’inspiration wébérienne : elle croit passionnément que l’action est rationnelle et que l’action économique consiste à maximiser cette action, par le biais d’une planification centrale. Cela revient à s’assurer que tous les besoins sont satisfaits… et ce n’est que par la suite que l’on pourra retirer la raison instrumentale de l’ordre du jour. Les gens seront ces types créatifs, buvant du vin l’après-midi et écrivant de la poésie, tout en chassant. Mais en attendant, il faut d’abord s’occuper des besoins. Cette vision est profondément étriquée. Elle ne correspond en rien à la manière dont les gens rationnels agissent : je n’agis pas en ayant un objectif et en analysant le meilleur moyen de l’atteindre. Non, je commence quelque chose pour atteindre cet objectif et je me rends compte ce faisant que c’est le mauvais objectif, je passe alors à un autre objectif, je reviens en arrière… L’expérience humaine typique est marquée par le jeu, la créativité, l’ingéniosité.

Cette façon naturelle d’agir devrait être soutenue par la technologie et le big data. Si vous parvenez à permettre aux gens de s’engager dans une forme de collaboration, vous produirez bien plus de valeur et bien plus d’innovation qu’avec une planification centrale. Pour moi, ça devrait être cela le programme économique de la gauche ! Les technologies pourraient permettre à chacun d’agir, de se réaliser. L’approche actuelle les aliène les uns des autres, de la technologie et de l’infrastructure.

LVSL – Comment expliquez-vous dans ce cadre que la souveraineté numérique ne soit pas défendue par la gauche ?

EM – Quand on parle de souveraineté technologique, on désigne le plus souvent la capacité d’une nation à avoir accès aux technologies les plus avancées, pour la production industrielle. Mais si vous quittez le jeu de la compétition industrielle, pourquoi en auriez-vous besoin ? Si les services sont la seule chose qui vous intéresse, quel besoin de souveraineté numérique ? Prenez le cas de la Lettonie : ils ont une industrie bancaire, ils ont des touristes et ils ne prévoient pas d’avoir une industrie lourde. Quel est leur besoin de souveraineté numérique ? Ce genre de chose est plus facile à expliquer en Amérique latine. Ils ont essayé l’industrialisation dans les années 50 et 60 – avec la CEPAL et autres – mais ils ont été bloqués dans cette voie par de nombreux coups d’État militaires. Pourtant ils ont essayé de relancer tout le processus. Vous avez encore des gens là-bas – des personnes de 95 ans aujourd’hui – qui se souviennent de cette tradition, des gens qui ont travaillé dans les bureaux de la CEPAL à Santiago en 1965, des gens comme Calcagno et d’autres, qui savent ce que cela représentait dans le temps.

En Europe ce débat n’a pas eu la même ampleur, il a toujours été mené par les corporatistes, des gens comme François Perroux et d’autres. On ne peut plus y faire grand-chose maintenant. La vraie question en la matière est de savoir – et j’utiliserai une expression très populaire en Amérique latine dans les années 70 – quel style de développement souhaitons-nous ? Or, je ne pense pas que la gauche en Europe ait du tout pensé à un style de développement. Elle a un style de défense, oui : défendre le droit que les travailleurs ont acquis et l’État-providence, mais à part ça, les gauches ne savent pas ce qu’elles veulent.

Si vous allez demander aux gauches du monde entier : quel genre de nouvelles industries voulons-nous développer ? Elles vous diront ce dont elles ont besoin dans leur économie – d’informatique quantique par exemple – mais si vous leur demandez sur le fond, si vous interrogez comment cela se relie au développement économique et social, elles n’ont aucune réponse. Elles ne se demandent plus : faut-il des industries qui emploient plus de monde, ou moins de monde, etc. ? En Europe, ce débat a été gagné par les néolibéraux, tout le contraire de ce qui se passe en Amérique Latine. Le débat n’a pas été complètement gagné en Chine. Mais, franchement, en Europe, je pense que c’est une cause perdue.

Notes :

[1] L’aberration du solutionnisme technologique : pour tout résoudre, cliquez ici, Fyp, 2014 et Le mirage numérique : pour une politique du Big Data, Fyp, 2015.

[2] ITT (International Telephone and Telegraph), entreprise américaine de télécommunications, a permis aux États-Unis d’asseoir leur hégémonie dans une partie importante du monde non soviétique au cours de la Guerre froide.

[3] Entreprise américaine de capital-risque fondée en 2009.

[4] La thèse du techno-féodalisme, telle que défendue notamment par Cédric Durand, présente les géants de la tech comme le symptôme d’une régression féodale des économies contemporaines. Par opposition à des entreprises capitalistes plus traditionnelles, qui croîtraient par l’innovation, les tenants du techno-féodalisme estiment que les géants de la tech s’enrichissent par la rente, comme les propriétaires terriens d’antan.

Rafael Correa : « Imposer nos conditions au capital transnational, reconstruire l’intégration régionale »

Rafael Correa à Paris © Pablo Porlan et Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Président de l’Équateur de 2007 à 2017, Rafael Correa fut l’une des figures du « tournant à gauche » de l’Amérique latine au commencement du millénaire, aux côtés des présidents vénézuélien Hugo Chávez et bolivien Evo Morales. Après un premier entretien à Bruxelles en 2019, nous le retrouvons trois ans plus tard à Paris. Entre-temps, le contexte a radicalement changé : la gauche a remporté les élections dans des pays clefs d’Amérique latine, les forces néolibérales sont en reflux, et l’ex-président brésilien Lula, aux portes du pouvoir, affirme vouloir relancer l’intégration régionale et en finir avec la domination du dollar. Paradoxalement, les ambitions de rupture avec l’ordre mondial actuel semblent moindres qu’il y a une décennie. L’Amérique latine n’est plus, autant qu’elle l’était alors, un pôle de contestation du paradigme dominant. Nous avons interrogé Rafael Correa sur ce nouveau contexte et les perspectives qui se dessinent pour son pays et le sous-continent. Entretien réalisé par Vincent Ortiz, Keïsha Corantin et Vincent Arpoulet, retranscrit par Alice Faure, Nikola Delphino et Seb Tellor.

Le Vent Se Lève – Une nouvelle vague de gauche émerge en Amérique latine, y compris au cœur de certains bastions historiques du néolibéralisme : victoire de Gustavo Petro en Colombie, Gabriel Boric au Chili. La nouvelle génération militante latino-américaine revendique l’héritage des expériences progressistes des années 2000, mais prétend y apporter un regard critique. Sur le plan environnemental, elle n’hésite pas à tenir un discours anti-extractiviste. Sur le plan culturel, elle est très sensible aux demandes d’extension des libertés individuelles. Sur les plans économique, financier et géopolitique en revanche, elle semble moins ambitieuse. Quel regard portez-vous sur cette nouvelle génération de gauche ?

Rafael Correa – Premièrement, cette nouvelle gauche est le fruit de l’ancienne. Les processus progressistes antérieurs avaient été entravés de manière antidémocratique : par l’entremise de coups d’État, comme ce fut le cas en Bolivie et au Brésil, ou de trahisons assorties de campagnes menées par la presse, les « fondations » et les « ONG » téléguidées depuis les États-Unis, comme ce fut le cas en Équateur1.

NDLR : sur cette dernière thématique lire sur LVSL l’article de Vincent Ortiz : « Comment Washington a remis la main sur l’Équateur : quatre ans d’une reconquête souterraine »

Nous avions vu venir de loin, en 2014, cette renaissance conservatrice, qui opérait par des modalités anti-démocratiques. En Amérique latine, pour ainsi dire, nous n’avons pas de démocratie réelle, et nous n’en aurons pas tant que la presse continuera son ingérence dans les affaires politiques de manière aussi frontale et manipulera la vérité. Sans vérité il n’y a pas de démocratie, sans vérité il n’y a pas d’élections libres.

Les citoyens peuvent comparer les modalités par lesquelles les conservateurs ont conquis le pouvoir, par rapport à celles des progressistes. Les mouvements progressistes reviennent en force par les élections, comme au Brésil en ce moment.

Nous voulons nous libérer du dollar, mais il existe une forte opposition de la part des élites qui parlent espagnol mais réfléchissent en anglais, de la presse qui manipule les consciences

Effectivement, je crois que l’on a affaire à une gauche quelque peu différente sur les questions environnementales, qui tient un discours anti-néoextractiviste dans certains cas, comme au Chili, ou même en Colombie. Je pense qu’elle se trompe. J’estime que les ressources naturelles sont un avantage incontournable et la meilleure opportunité dont l’Amérique latine dispose pour se développer, à condition qu’elles soient utilisées de manière responsable au niveau social et environnemental. Nous devons profiter de nos ressources naturelles. Il serait même irresponsable de ne pas le faire face à la pauvreté et aux nécessités premières qui sont les nôtres.

Cette nouvelle gauche tient un discours plus modéré sur les questions socio-économiques, et a une perspective davantage postmoderne sur les questions culturelles. Elle met en avant le mariage homosexuel ou les droits des animaux. Ces thématiques nous intéressent tous – et elles intéressent beaucoup quelques groupes relativement restreints –, mais je pense que d’autres sujets demeurent prioritaires : en finir avec la pauvreté et l’exclusion socioéconomique en Amérique latine. C’est la pire des injustices, c’est la question morale la plus importante. Nous ne devons jamais oublier notre principale raison d’être : créer une Amérique latine plus juste dans un monde plus juste. Car nous vivons encore dans une Amérique latine emplie d’injustices, qui demeure la proie d’intérêts étrangers.

LVSL – En parlant d’intérêts étrangers, les déclarations récentes de Lula portant sur la nécessité de mettre fin à la domination du dollar ont fait grand bruit. Votre pays, l’Équateur, a subi une forme extrême de dollarisation, mais toute l’Amérique latine souffre de la domination du dollar d’une manière ou d’une autre2. Croyez-vous que ce tournant à gauche de l’Amérique latine, la probable victoire de Lula et le contexte géopolitique actuel ouvrent la voie à un changement de paradigme en matière monétaire ? La fin de la domination du dollar et la refonte des structures du commerce international entre l’Amérique latine et les États-Unis sont-elles à portée de main ?

RC – Si Lula gagne au Brésil, l’équilibre géopolitique de la région change radicalement. C’est un pays de 200 millions de personnes, soit un tiers de la population de l’Amérique latine. Les déclarations de Lula sont tout à fait prometteuses, et nous avions déjà évoqué cette perspective. Avec l’UNASUR (Union des nations sud-américaines), notre idée était de créer une monnaie régionale suivie d’une union monétaire. Il est absurde que nous dépendions toujours du dollar pour faire des échanges.

À travers l’utilisation d’une monnaie régionale, nous pourrions créer un système de compensation régionale. Actuellement, par exemple, si le Pérou vend pour 100 millions de marchandises à l’Équateur et que l’Équateur lui vend 120 millions, nous devons utiliser 220 millions de dollars. Mais avec une monnaie régionale, le Pérou pourrait nous vendre 100 millions tandis que nous leur vendrions 120 millions, et le solde total serait de 20 millions. Chaque pays paierait le prix des importations en monnaie nationale et le solde total serait payé en dollars. Il n’y aurait ainsi que 20 millions de dollars qui passeraient du Pérou à l’Équateur.

Nous avons proposé cette alternative. L’objectif était d’avoir une monnaie comptable, comme l’écu, puis une monnaie régionale. Mais il ne faut pas se bercer d’illusions : il existe une forte opposition à ce projet de la part des élites qui parlent espagnol mais réfléchissent en anglais, et de la presse, qui manipule les consciences pour faire perdurer la dépendance au dollar.

Le cas de l’Équateur est très grave. Il n’est pas même comparable à celui de la Grèce, qui a souffert de l’euro comme monnaie commune, mais, au moins, il s’agit d’une monnaie commune. Le dollar est une monnaie étrangère. Par l’entremise du dollar, nous importons les impératifs de la politique monétaire des États-Unis, dont les intérêts et les structures économiques sont complètement différents des nôtres.

NDLR : sur cette thématique, voir ici la conférence organisée par Le Vent Se Lève en mars 2018 à l’École normale supérieure avec Guillaume Long, Coralie Delaume et Kako Nubukpo : « Euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ? »

Les élites cherchent à faire accepter l’idée que la dollarisation serait une donnée positive. Les citoyens y sont réceptifs : ils pensent en termes dollarisés, et estiment que si l’on dévalue une monnaie, ils auront moins de dollars en poche. Mais si tout le monde possède des dollars dans sa poche et personne n’en produit aucun, l’économie s’écroule… Il faut garder à l’esprit que le tout est autre chose que la somme des parties, d’où la pertinence d’une science comme la macroéconomie.

Rafael Correa à Paris © Pablo Porlan et Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Par un procédé similaire, les élites ont cherché à instiller un sentiment de rejet de l’impôt en Équateur, en procédant à des raisonnements tout aussi absurdes : « si une personne ne paie pas d’impôts, tant mieux pour elle » – mais si personne n’en paie, le système s’écroule. Ce biais individualiste a été massivement utilisé pour tromper les citoyens. Ainsi, le dollar possède un important soutien populaire. D’où la nécessité d’un processus de conscientisation sur la question monétaire. Lula a raison lorsqu’il affirme la nécessité d’en finir avec cette monnaie. Nous avions proposé des initiatives en ce sens il y a quelques années, et il nous faut à présent nous diriger vers une monnaie régionale.

LVSL – Ce contexte géopolitique favorable n’est pas neuf. À la fin de la décennie 2000, alors que la majorité de l’Amérique latine était gouvernée par la gauche, une Banque du Sud a vu le jour, ainsi que d’autres projets visant à créer des institutions concurrentes de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Ces projets n’ont pas fait long feu. Selon vous, le contexte actuel est-il plus prometteur ?

RC Je crois que la comparaison est à la défaveur du contexte actuel : nous avions des conditions plus favorables auparavant, davantage de marge de manœuvre, et de fortes ambitions. Nous avons créé l’UNASUR, dans un but d’intégration intégrale. Nous employions ce concept parce qu’il ne s’agissait pas pour nous de commercer ou de créer un marché, mais de jeter les fondements d’une « nation des nations », comme le rêvait Simon Bolivar, par l’entremise d’une coordination des politiques de défense, des infrastructures énergétiques, des politiques macroéconomiques. Nous avons voulu aller à l’encontre des processus antérieurs, caractérisés par une mise en concurrence de la classe ouvrière de nos différents pays – qui a généré une pression à la baisse sur les salaires – et des exonérations d’impôts visant à enrichir le capital transnational. Avec l’UNASUR, nous avons imposé nos conditions à ce capital transnational. Aujourd’hui, on n’en parle presque plus, alors que c’est une thématique d’une actualité brûlante.

Au cœur de cette nouvelle dynamique dont l’UNASUR a jeté les fondements, on trouve les embryons d’une nouvelle architecture financière régionale. Elle consisterait en une Banque du Sud, un Fonds monétaire du Sud où nous accumulerions nos réserves, un système de compensation régionale avec une monnaie commune. On ne parle plus, aujourd’hui, de projets si ambitieux. Il y avait davantage de volonté auparavant, même si le projet de Banque du Sud est resté bloqué car certains pays dans la région n’y avaient pas intérêt : ils avaient déjà leur propre banque de développement.

J’ignore pourquoi on trouve si surprenant que l’on entretienne des liens avec la Chine. La Chine, premier créancier du monde, finance l’économie des États-Unis !

Ainsi, les forces en présence nous sont moins favorables qu’auparavant mais le projet d’une nouvelle architecture financière du Sud est plus nécessaire que jamais.

LVSL – Dans ce nouvel ordre géopolitique libéré de l’influence américaine, quel serait le rôle de la Chine ? Dans le cas de l’Équateur, le rapprochement avec la Chine lui a permis de contrecarrer l’hostilité des marchés financiers américains et d’établir d’importants accords de coopération. Dans son discours en Équateur en 2016, le président Xi Jinping a présenté l’action de la Chine comme visant à permettre aux États latino-américains de s’affranchir de leur dépendance aux ressources naturelles. Cependant, certains accords avec la Chine soulèvent des questions. Nous pourrions donner de nombreux exemples, mais ne mentionnons que les prêts conditionnés à la garantie de l’accès de la Chine aux ressources pétrolières et minérales du continent. Ne craignez-vous pas que la Chine poursuive les mêmes logiques d’empire que les États-Unis ?

RC – Une précision : en défendant notre souveraineté et en construisant l’intégration régionale, nous pouvons faire beaucoup, mais nous ne pouvons pas tout faire. Il y a des réalités économiques et politiques que nous ne pouvons ignorer : les États-Unis sont notre premier partenaire commercial. Nous battre avec eux ne nous intéresse pas, seul notre développement compte. La nouvelle gauche ne peut pas simplement se dire « anti » (anti-impérialiste, anti-capitaliste). La matrice de mon combat, c’est la lutte contre la pauvreté, l’injustice et le sous-développement. Raison pour laquelle je considère que le capitalisme néolibéral est le système le plus absurde qui puisse se concevoir pour une région si inégale que l’Amérique latine. Pas à cause de fantasmes théoriques sur la nécessité d’abolir le capitalisme néolibéral, mais parce que je sais pertinemment que ce modèle ne nous a pas permis de développer notre pays.

Nous pouvons faire beaucoup, mais nous ne pouvons pas tout faire. Nous pouvons avoir une relation d’égal à égal – pas en tant que pays, car les États-Unis possèdent une puissance économique bien supérieure à la nôtre, mais en tant que région.

Concernant la Chine, j’ignore pourquoi on trouve si surprenant que l’on entretienne des liens avec elle. La Chine finance l’économie des États-Unis ! La Chine est le principal créancier du monde… pourquoi n’en bénéficierions-nous pas ? La Chine possède une immense capacité de financement. Quel est son talon d’Achille ? L’énergie, les hydrocarbures. Or nous possédons la capacité d’exporter des hydrocarbures, et nous avons besoin de financements : nos besoins coïncident. C’est la raison de notre rapprochement stratégique avec la Chine.

Il n’y a aucune contradiction avec la défense de notre souveraineté : nous ne permettrons jamais qu’un quelconque empire nous impose ses conditions. Bien sûr, comme toute banque de développement – comme la japonaise, la brésilienne… –, la chinoise nous prête de l’argent afin de permettre à ses entreprises d’investir. Tout le monde le fait. Et tout le monde recourt à la Chine pour financer son économie. Pourquoi serait-ce mal que l’Amérique latine le fasse également ?

LVSL – L’actualité politique équatorienne a été marquée par une vague de mouvements sociaux très importants, violemment réprimés, qui ne sont pas parvenus à arracher de victoires décisives. L’Équateur est habitué à ces mouvements de rue menés par la CONAIE (Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur), qui ont conduit trois présidents à quitter le pouvoir3. Comment analysez-vous l’échec – relatif – des dernières manifestations ?

RC – Cet échec est d’abord imputable aux leaders des manifestations. Pour cette gauche, la protestation sociale apparaît comme la fin, et non le moyen ; l’issue, et non la voie. La lutte, bien sûr, est nécessaire pour conquérir des droits. Mais durant mes dix années de gouvernement, de 2007 à 2017, nous avons réussi à plus que tripler le salaire minimum, consolider les droits des travailleurs, imposer une redistribution massive de la richesse et des revenus, améliorer l’accès à la santé et à l’éducation… simplement en votant. Et la CONAIE est pourtant sortie dans la rue pour protester contre mon gouvernement, puis a soutenu Guillermo Lasso ! Lasso, qui apparaît dans les Pandora Papers, qui a mis en place un programme néolibéral brutal depuis son élection, lequel a généré une violence considérable. Du fait de son échec, nous quittons notre rang de second pays le plus sûr d’Amérique latine pour atteindre des sommets d’insécurité.

Comment peuvent-ils protester contre le néolibéralisme, alors qu’ils l’ont soutenu lors des présidentielles ? C’est toute la contradiction de la CONAIE, ce mouvement supposément de gauche.

Rafael Correa à Paris © Pablo Porlan et Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Ce mouvement tente d’imposer son programme électoral par la force. Il ne possède que peu de pouvoir électoral – il perd systématiquement aux élections –, mais il détient un grand pouvoir de fait, en raison de sa capacité mobilisatrice. Je parle d’expérience. En 2013, j’ai proposé au pays « d’extraire jusqu’à la dernière goutte de pétrole et au dernier gramme d’or » pour le sortir de son sous-développement et éradiquer la pauvreté. Mon rival, le candidat de la CONAIE, Alberto Acosta, a proposé au pays tout le contraire : non à l’extractivisme, à l’exploitation pétrolière et minière. Il a récolté 3 % des voix et moi près de 60 %. Et malgré cela, la CONAIE a tenté de nous imposer son programme par la rue.

NDLR : Pour une discussion sur la « Révolution citoyenne » équatorienne et son démantèlement, lire sur LVSL notre entretien avec Guillaume Long, ancien ministre des Affaires étrangères de Rafael Correa : « Comment la Révolution citoyenne d’Équateur a été trahie ». Pour une analyse des positions « anti-extractivistes », lire l’article de Matthieu le Quang : « Rompre avec l’extractivisme : la quadrature du cercle ? »

Si Julian Assange avait dénoncé des crimes de guerre russes ou chinois, on lui aurait érigé un monument en plein centre de Washington

En conséquence, je n’approuve ni les méthodes, ni la plateforme politique de la CONAIE. Son apologie de la force et de la lutte par la rue banalise la violence. La répression a causé la mort de sept manifestants ! De nombreuses personnes ont perdu la vue. Je suis d’accord avec la nécessité de résister contre les atteintes à nos droits… mais pas dans le cadre d’une organisation qui cherche à imposer son programme par la force, un an après avoir soutenu le président Lasso ! La CONAIE a beau jeu de critiquer le néolibéralisme, quand elle l’a appuyé si peu de temps auparavant.

LVSL – Au Parlement, la tentative de destitution du président Lasso a échoué car une partie de la gauche – en particulier des membres du mouvement indigène Pachakutik et du parti Izquierda Democrática – n’ont pas soutenu ce vote. En Europe, les médias ont souligné la tension entre les organisations indigènes et les corréistes. Ils ont présenté celles-ci comme un facteur clé de la division de l’opposition à Guillermo Lasso. Comment analysez-vous cette séquence, et son traitement médiatique ?

RC – L’analyse des médias est très partielle. Je dénonce également la répression du gouvernement de Lasso. Elle a été brutale et criminelle. La police a reçu l’ordre de tirer sur les manifestants comme bon leur semblait. C’est également une raison suffisante pour que Lasso parte. L’arrestation de Leonidas Iza [leader indigène et figure des protestations en cours NDLR] était un enlèvement, et nous l’avons condamnée – comme nous avons condamné toute atteinte aux droits de l’Homme.

Cela ne veut pas dire que nous soyons d’accord avec les méthodes ou la plateforme de la CONAIE, comme je l’ai dit précédemment.

Tout cela a très mal été interprété par la presse, latino-américaine et équatorienne. Son but est de propager la désinformation et de maintenir les citoyens dans l’ignorance.

En dix ans, il y a eu sept présidents. Depuis 1996, aucun gouvernement n’a terminé son mandat – jusqu’à ce que je sois élu. Les conflits étaient fréquents, ainsi que les changements de pouvoir. Mais les solutions n’étaient ni démocratiques, ni constitutionnelles. Face aux fraudes démocratiques qui pouvaient exister, nous avons introduit des processus parlementaires dans la Constitution pour fournir une issue institutionnelle, démocratique et pacifique aux conflits. Le régime équatorien, comme d’autres dans la région, était présidentialiste. Il existe une forte tradition présidentialiste en Amérique latine. Nous avons introduit un présidentialisme flexible, ce qui ne veut pas dire faible. Comment se traduit cette flexibilité ? Par le fait que, quand nous sommes témoins d’un échec complet du gouvernement, de son non-respect de la Constitution, etc., il existe la possibilité de révoquer son mandat.

Nous avons proposé cette procédure pour résoudre la crise, les gens se faisaient tuer dans la rue, la police frappait les gens et les assassinait. Ceux qui violent la Constitution, ce sont eux. Nous avons perdu le vote car nous n’en avons réuni que 80 sur les 92 nécessaires. Nous n’avons donc pas réussi à convoquer des élections anticipées pour résoudre cette crise grave de façon constitutionnelle, démocratique et pacifique – avec des votes et non avec des balles.

LVSL – Julian Assange revient au coeur de l’attention médiatique, à présent que son extradition vers les États-Unis est quasiment actée par la justice britannique. Vous lui aviez accordé l’asile politique durant plusieurs années, jusqu’à ce qu’il soit expulsé sous la présidence de Lenín Moreno. Rétrospectivement, comme analysez-vous ce choix, et quel est pour vous l’héritage de Julien Assange et de Wikileaks ?

RC – Lorsque nous avons étudié le cas Julian Assange, il était évident qu’il n’y avait aucune garantie de procédure régulière. Nous avons donc souverainement décidé de lui octroyer l’asile, droit que possède n’importe quel pays. Nous n’avons pas à nous justifier de quoi que ce soit.

NDLR : Consultez ici le dossier consacré par Le Vent Se Lève à l’affaire Julian Assange

Quant au reste, il faut bien sûr mentionner les abus du Royaume-Uni qui n’a jamais donné de sauf-conduit à Assange, ainsi que la pression exercée sur Lenín Moreno qui a rompu l’article 41 de la Constitution, lequel interdit explicitement de renvoyer un réfugié qui a été poursuivi par un autre pays. Mais dans l’esprit de Lenín Moreno, comme Correa avait accordé l’asile à Assange, il fallait s’y opposer. Peu lui importait de sacrifier un être humain.

Le cas Julian Assange est une honte mondiale. Il est la manifestations de la justice à deux vitesses qui domine l’ordre international : si Julian Assange avait dénoncé des crimes de guerre russes ou chinois, on lui aurait érigé un monument en plein centre de Washington. Mais comme il a dénoncé ceux des États-Unis c’est un criminel, il faut le jeter en prison pour 170 ans.

Ce n’est pas tout : les contradictions dans le traitement de cette affaire vont tellement loin qu’on prétend qu’il a diffusé des informations confidentielles. Chaque État dispose d’informations confidentielles, c’est une prérogative de la souveraineté nationale. Mais les crimes de guerre sont d’un autre ressort, il faut les dénoncer, et c’est ce que Julian Assange a fait.

Ces informations, il ne les a pas lui-même publiées : il les a fournies à des journaux – le New York Times, El País, der Spiegel en Allemagne, le Guardian au Royaume-Uni, etc. Et qu’a-t-on fait à ces journaux qui, eux, ont publié ces informations ? Rien.

C’est une effroyable justice à deux vitesses. Cela va à l’encontre des principes les plus élémentaires de la liberté de la presse. Ce qui est encore plus grave, c’est le silence du journalisme mondial. Je ne sais pas si c’est que Julian Assange ne leur plaît pas. Moi, il peut ne pas me plaire ou me déplaire, je ne le connais pas personnellement. Nous n’avons jamais parlé, même par téléphone, j’ai simplement effectué une interview pour lui, une fois.

Mais on parle là d’une injustice terrible, et d’une personne dont l’erreur est d’avoir dit la vérité et d’avoir dénoncé des crimes de guerre. Cela démontre la politique internationale du deux poids, deux mesures et le mépris qui prévaut pour les droits de l’Homme.

Notes :

1 En novembre 2019, un coup d’État policier et militaire renversait le président bolivien Evo Morales, mettant fin à treize ans de pouvoir du Mouvement vers le socialisme (MAS). Trois ans plus tôt, le Sénat brésilien destituait Dilma Rousseff à l’issue d’une procédure d’impeachment alimentée par un climat médiatique hostile à la présidente brésilienne. Par la suite, le pouvoir judiciaire devait empêcher l’ex-chef d’État Lula de se présenter aux élections présidentielles malgré sa grande popularité et le condamner à la prison, ouvrant la voie à la victoire de Jair Bolsonaro. De même, en Équateur, les instances judiciaires et la presse n’ont pas peu fait pour écarter du pouvoir les « corréistes » et conduire le président Lenín Moreno, pourtant soutenu par Rafael Correa, à initier un tournant néolibéral et pro-américain.

2 Les pays latino-américains sont vulnérables à la fluctuation des taux d’intérêt de la FED. En effet, si ceux-ci augmentent et que les taux latino-américains restent fixes, un phénomène de fuite de capitaux vers les États-Unis se produit. Du reste, dans les pays en butte à une forte inflation, la population tend à se détourner de la monnaie nationale au profit du dollar, considéré comme plus fiable. Ces deux phénomènes conduisent les gouvernements latino-américains à indexer la valeur de leur monnaie sur celle du dollar – voire, dans des cas exceptionnels, comme celui de l’Équateur ou du Salvador, à la remplacer par le dollar.

3 La CONAIE est, en termes quantitatifs, la principale organisation indigène. Ses relations avec le mouvement de Rafael Correa ont été tendues. Sa direction a fréquemment appelé à manifester contre son gouvernement. Celui-ci, en retour, l’a accusé de faire le jeu de l’opposition libérale.

Montée en puissance de « commandos anti-IVG » aux États-Unis

Alors que la Cour suprême américaine ouvre la voie à une remise en cause historique du droit à l’avortement, les manifestations se multiplient dans le pays. Malgré leur caractère pacifique, la classe politique américaine n’a pas tari quant à ses inquiétudes concernant d’éventuels débordements violents. Ces derniers ont lieu, mais ils ne sont pas le fait des manifestants en faveur du droit à l’avortement. Ils sont le fait de militants anti-avortement, dont les plus radicaux ont reculé devant peu de moyens ces dernières années… Le sinistre bilan de ce mouvement s’élève à dix assassinats depuis les années 1990 et 13,500 attaques violentes depuis les années 1970. Et si en France les « commandos anti-IVG » appartiennent essentiellement au passé, ils possèdent au contraire le vent en poupe aux États-Unis… Traduction par Damien Cassette.

Ces dernières semaines, les commentateurs se sont succédés les uns aux autres pour désapprouver les manifestations pacifiques devant les résidences des juges de la Cour suprême qui menacent de mettre en cause le droit à l’avortement. Certains étaient issus du Parti républicain – comme Mitch McConnell, leader de la minorité au Sénat, qui a déclaré qu’une « tentative pour remplacer le règne de la loi par le règne de la foule » était à l’oeuvre – mais d’autres du Parti démocrate, comme Chris Murphy, sénateur du Connecticut, qui a dénoncé des menaces inexistantes de violence de la part du mouvement.

Le comité de rédaction du Washington Post s’en est mêlé, laissant entendre que les manifestations n’étaient pas légales, et qu’elles possédaient un caractère « totalitaire ». La Maison Blanche elle-même a condamné « la violence, les menaces ou le vandalisme » qui n’ont jamais eu lieu, insistant sur le fait que les juges ne doivent pas être « inquiétés pour leur sécurité. »

Les extrémistes anti-avortement ont commencé à mener des actions violentes dans les années 1970, lorsque la perspective d’une abolition du droit à l’avortement semblait hors de portée. Mais alors que le mouvement accumule les victoires juridiques, il ne fait qu’accroître la brutalité de ses pratiques…

La classe politique agite le spectre d’un mouvement d’extrémistes usant de violence pour atteindre leurs objectifs politiques… ce qui constitue paradoxalement une description honnête du mouvement anti-avortement aux États-Unis.

Les récriminations de ces dernières semaines à propos de manifestants qui se limitent à défiler et chanter pour exprimer leur mécontentement sont particulièrement ridicules si l’on considère que ces méthodes sont non seulement monnaie courante pour le mouvement anti-avortement, mais qu’il va souvent plus loin – beaucoup plus loin.

Selon le Ministère de la Justice, dix médecins, employés de clinique et accompagnateurs de patients et de médecins ont été assassinés par des extrémistes anti-avortement depuis 1993. Cela peut sembler peu, mais l’effet d’intimidation qui en découle ne doit pas être sous-estimé.

L’une des attaques les plus violentes est survenue il y a sept ans lorsqu’un assaillant – manifestement fou, qui a déclaré par la suite qu’il serait accueilli au ciel par des fœtus avortés reconnaissants – s’est présenté au planning familial de Colorado Springs avec un fusil d’assaut et a ouvert le feu. L’affrontement qui s’en est suivi a duré plusieurs heures, causant neuf blessés et trois décès.

La responsabilité du segment prétendument « non-extrémiste » du mouvement anti-avortement ne doit pas être minimisé dans cette attaque. Les divagations de l’assaillant sur les « commerces de foetus » témoignent qu’il a été inspiré par les vidéos « choc » et mensongères réalisées par Project Veritas sur le Planning Familial en 2015 – lesquelles prétendaient dévoiler l’existence d’un tel commerce. Un mensonge auquel Carly Fiorina, républicaine « modérée », avait donné encore plus d’ampleur lors de sa campagne la même année.

D’après les chiffres les plus récents de la Fédération Nationale de l’Avortement (FNA), la période de 1977 à 2020 recense 13 532 incidents violents à l’encontre des praticiens de l’avortement, en allant du kidnapping, du cambriolage et du harcèlement jusqu’au meurtre, à l’attentat à la bombe et à l’incendie volontaire. Dans les années 1990, alors que les militants anti-avortement déclaraient que le meurtre était une tactique « légitime » et « justifiable », ils ont fait un usage répandu de l’acide butyrique, une substance hautement corrosive que l’on manipule typiquement avec une combinaison, des gants, des lunettes de protection et une visières protectrice par mesure de sécurité – et qui peut causer la cécité si elle atteint le visage.

Il n’est pas question ici d’histoire ancienne. Il suffit de considérer les cas récents de violence anti-avortement recensés par le ministère de la Justice au cours de la dernière décennie – où menaces à la bombes, cocktails Molotov et incendies de cliniques d’avortement sont monnaie courante.

La situation, par certains aspects, a empiré. Les extrémistes anti-avortement ont commencé à mener des actions violentes dans les années 1970 et 1980, lorsque la perspective d’une abolition du droit à l’avortement semblait hors de portée. Mais paradoxalement, alors que le mouvement accumule les victoires juridiques et législatives, il ne fait qu’accroître la brutalité de ses pratiques. En 2017, le nombre d’actes de violence enregistré par la FNA contre les praticiens de l’avortement a doublé par rapport à l’année précédente – atteignant un record, avant de s’élever vers un nouveau sommet en 2018. L’année d’après, le directeur général de l’organisation a déclaré que la violence dont sont victimes les praticiens de l’avortement était « au-delà de tout ce que nous avons observé auparavant ».

Puis la pandémie est arrivée comme un catalyseur. Les menaces de mort ou d’actes violents sont passées de 92 en 2019 à 200 en 2020, les coups et blessures à l’extérieur des cliniques ont augmenté de 125%, et les lettres d’injure et les harcèlements téléphoniques ont atteint le record absolu de 3400 cas recensés. (Par comparaison, il n’y en avait que 192 pour toute la période allant de 1977 à 1989).

Ces chiffres permettent à tout le moins de mettre en perspective l’indignation de la classe politique américaine à l’égard des manifestations défendant le droit à l’avortement… Du reste, les protestations de rue et sittings des militants anti-avortement ont elles aussi connu un accroissement conséquent : 115 000 ont été répertoriées en 2020, et 123.228 l’année précédente.

Entre les manifestants pro-choix et les fanatiques de l’anti-avortement – lesquels ont trouvé, depuis des décennies, dans des actes de brutalité un exutoire à leurs défaites législatives -, il n’existe aucun ordre de comparaison. Que la classe politique américaine réserve ces attaques aux manifestations en faveur du droit à l’avortement est d’autant plus incompréhensible.

Ernesto Samper : « Gustavo Petro incarne une volonté d’en finir avec ce modèle de développement »

Ernesto Samper, président colombien de 1994 à 1998

Favori des élections présidentielles colombiennes, le candidat Gustavo Petro porte un agenda de rupture. Rupture avec des décennies de collusion entre l’État et les milices paramilitaires. Rupture avec un modèle économique extractiviste et libéral. Rupture, enfin, avec l’alignement sur Washington et ses intérêts régionaux. À Bogotá nous avons rencontré Ernesto Samper, président du pays de 1994 à 1998, et soutien de Gustavo Petro. Il est également l’un des membres du Grupo de Puebla, forum régional qui rassemble plusieurs leaders progressistes – Lula, Evo Morales, Rafael Correa… Nous l’avons interrogé sur les enjeux de cette élection, la signification de la candidature de Gustavo Petro et les implications géopolitiques qu’aurait sa victoire.

LVSL – La coalition menée par Gustavo Petro se caractérise par son caractère hétéroclite. On trouve d’anciens guérilléros, mais aussi d’ex-paramilitaires. De tels rapprochements ont été critiqués par la gauche de son mouvement. Quelle est la cohérence de sa coalition politique ?

Ernesto Samper – Cette campagne est caractérisée par de nombreux enjeux. Certains sont conjoncturels : en finir avec le Covid, revenir au taux d’emploi antérieur à la pandémie, etc. D’autres s’inscrivent dans une histoire plus longue : la concrétisation du processus de paix d’une part, et le changement de modèle de développement de l’autre.

Le gouvernement d’Ivan Duque a respecté certaines clauses des accords de paix, mais en abandonné d’autres, y compris parmi les plus importantes : la protection et la réparation des victimes, le partage des terres, l’accompagnement pacifique des trafiquants de drogue vers des activités légales, etc. La mise en place des accords de la Havane est un point structurant du programme de Petro ; ceci explique les nuances politiques que l’on trouve dans sa coalition.

NDLR : Les accords de la Havane ont été signés en 2016 entre les différentes parties prenantes du conflit colombien. Une partie des élites agraires colombiennes y est hostile car ils incluent une réforme agraire. Lire sur LVSL l’article de Gillian Maghmud pour une analyse de ces accords : « Le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire »

Il a souligné qu’il était hors de question de revenir au modèle néolibéral qui prévalait avant le commencement de la pandémie. Son agenda est clair : accroître l’investissement dans le domaine social, accroître la progressivité de l’impôt, faire contribuer les plus aisés à la reconstruction post-pandémie du pays. L’amplitude de la coalition ne l’a pas empêché de tenir bon sur ces deux points.

LVSL – Vous avez été président du pays de 1994 à 1998. Quels seraient, selon vous, les obstacles à un processus de changement structurel si Petro gagnait l’élection ?

ES – Une droite a émergé, ces dernières années, très similaires aux autres droites latino-américaines, incarnant une forme particulièrement dangereuse de populisme. Un populisme fiscal, qui prône la réduction des impôts de ceux d’en-haut sous le prétexte d’améliorer les conditions de la production. Un populisme punitif, qui promeut le durcissement des peines et la prison pour les protestataires. Un populisme nationaliste, qui passe par la le refus de l’intégration régionale et la signature d’accords privilégiés avec les États-Unis, aux dépens des relations avec ses voisins immédiats.

Le pragmatisme de la politique extérieure chinoise est à souligner. Il n’est pas dans l’intérêt de la Chine de faire des Latino-américains ses ennemis. C’est ainsi qu’elle parvient à éclipser les États-Unis.

C’est sous l’influence d’une telle droite que la Colombie a rejoint le forum Prosur [destiné à contrebalancer l’UNSAUR NDLR], qu’il menace Cuba et le Venezuela sous le prétexte que ce sont des pays socialistes, qu’il met en place des réformes fiscales régressives, qu’il s’attaque aux retraites et aux salaires, etc. Cette droite constituera donc un obstacle indéniable aux changements que le pays souhaite et dont il a besoin.

Le contexte récent, cependant, donne des raisons d’être optimiste : un président de gauche a récemment été élu au Pérou, et un autre au Chili.

LVSL – On observe des liens très forts entre cette droite colombienne et les États-Unis. Pensez-vous que l’élection de Joe Biden – partisan d’une approche moins dure vis-à-vis de la gauche latino-américaine que Donald Trump – ait permis de distendre ces liens ?

ES – Raisonnons de manière pragmatique : l’arrivée de Biden au pouvoir ouvre des perspectives impensables sous Trump. Pensons à la question des migrants : c’est une politique davantage permissive qui est mise en place depuis son élection. De même, Joe Biden cherche une issue démocratique à la crise vénézuélienne, tente d’améliorer ses relations avec Cuba. Les États-Unis ont également réintégré l’OMS depuis son élection, ont réitéré leur engagement à combattre le réchauffement climatique : autant de bonnes nouvelles.

Dans le cas de la Colombie, les États-Unis ont réaffirmé leur attachement à la concrétisation des accords de paix.

Mais à côté de ces signaux positifs, on en trouve d’autres qui le sont moins. Joe Biden n’a pas cherché à lever l’embargo contre Cuba. Il n’a pas appuyé le président argentin Alberto Fernandez dans sa volonté de renégocier la dette de son pays. Le panorama est donc en clair-obscur.

LVSL – On observe depuis plusieurs années un tournant politique en Amérique latine. Récemment, plusieurs gouvernements progressistes ont été élus dans la région – au Pérou, au Honduras… De nouveaux projets d’intégration régionale sont mentionnés ici et là, visant à faire contrepoids aux États-Unis. Il leur manque cependant un dirigeant qui assume un rôle de leadership régional – à l’instar de Hugo Chavez ou de Lula, deux décennies plus tôt. Gustavo Petro pourrait-il assumer ce rôle ?

ES – Gustavo Petro pourrait bel et bien impulser une nouvelle alliance régionale. Bien sûr, tout ceci dépendra des élections au Brésil de cette année. Aux côtés de d’Alberto Fernandez en Argentine et d’AMLO au Mexique, l’élection de Lula pourrait bel et bien ouvrir la voie à une nouvelle alliance régionale.

LVSL – Cette volonté d’émancipation vis-à-vis des États-Unis signifie-t-elle un rapprochement avec la Chine ?

ES – Je pense, oui. La Chine s’est rapprochée de manière particulièrement intelligente de l’Amérique latine. Non seulement elle lui a beaucoup apporté en termes sociaux, mais elle a remplacé les États-Unis dans l’impulsion des projets infrastructurels les plus importants – il suffit pour s’en convaincre de jeter un oeil aux mines du Pérou et de Bolivie. Je pense que le pragmatisme de sa politique extérieure est à souligner : il n’est pas dans son intérêt de faire des Latino-américains ses ennemis. C’est ainsi qu’elle parvient à éclipser les États-Unis.

NDLR : Pour une analyse de l’influence croissante de la Chine en Amérique latine, lire sur LVSL l’article d’Arnaud Appfel : « Le projet pharaonique du canal chinois du Nicaragua » et celui de Vincent Ortiz : « Pedro Castillo face aux ‘maîtres de la mine’ »

La Colombie, en particulier, a besoin de la Chine. C’est évident si l’on considère ses impératifs post-pandémiques.

J’ajoute que la Chine possède des problèmes sociaux importants, très similaires à ceux que nous connaissons, mais à une échelle bien supérieure. Raison pour laquelle, sans doute, elle n’a pas une approche paternaliste de l’Amérique latine, mais cherche plutôt des relations d’égale à égale avec les pays du Sud. Sa diplomatie est constructive. Ces cinq dernières années ont été caractérisées par une pénétration non-agressive de la Chine en Amérique latine.

L’agenda des États-Unis vis-à-vis de l’Amérique latine, par comparaison, est d’une grande agressivité, et ne vise qu’à la satisfaction de ses propres intérêts, par le biais de la signature d’accords commerciaux.

LVSL – Ne craignez-vous pas que cette pénétration de la Chine n’induise des relations de subordination à son égard ? Ou n’accouche d’une nouvelle forme d’impérialisme ? Dans de nombreux pays, des tensions sont d’ores et déjà apparues entre les intérêts chinois et les desideratas des gouvernements nationaux…

ES – Le risque que la Chine se transforme en puissance hégémonique et dévoile un visage coercitif existe bel et bien. Mais cela ne s’est pas manifesté, pour le moment. Dans tous les cas, nous n’en voulons pas et devrons demeurer vigilants.

Nous ne souhaitons pas davantage que le monde se divise en pôles antagonistes dominés par des super-puissances : la Chine, les États-Unis et la Russie. Nous croyons au multilatéralisme, qui est au fondement du fonctionnement des Nations-Unies. Nous le renforcerons.

L’Espagne et la convoitise historique du Sahara occidental

Le 18 mars 2022, le premier ministre Pedro Sánchez a rompu la position de neutralité historique de l’Espagne vis-à-vis du Sahara en affirmant que le plan d’autonomie du Maroc pour ce territoire constituait une feuille de route « sérieuse, réaliste et crédible ». Or, l’adoption de ce document reviendrait à accepter l’occupation marocaine qui s’est produite dans le Sahara occidental en 1975, suite au départ des troupes espagnoles, ainsi qu’à ignorer le désastre humanitaire qui en a résulté. Depuis le début du conflit, on compte 4 500 disparitions forcées, 30 000 détenus, des centaines de prisonniers politiques, un mur de 2 700 km enclercant les Sahraouis, 5 camps de réfugiés dans la province de Tindouf et plus de 20 personnes assassinées par des drônes marocains. La décision de Sánchez, issu d’un gouvernement de coalition progressiste, a été accueillie avec surprise par tous les bords politiques et par les diverses associations de soutien au peuple sahraoui. Quelles raisons ont poussé Sánchez à rompre avec la neutralité de l’Espagne et à faire cette concession géopolitique au Maroc ?

LE SAHARA OCCIDENTAL, HIER ET AUJOURD’HUI

En novembre 1975, la mort du dictateur espagnol Francisco Franco est imminente. À cette époque, le Sahara occidental, dernière colonie détenue par l’Espagne, s’érige comme un territoire empreint d’agitations indépendantistes et de tentatives d’occupation. Les autorités espagnoles entament en 1974 un processus de décolonisation du territoire, en proposant d’organiser un référendum d’autodétermination selon les recommandations des Nations Unies. Le roi du Maroc, fragilisé par deux coups d’État successifs, s’oppose à cette voie démocratique et lance la Marche verte, une opération « pacifique » mobilisant 350 000 civils sur le Sahara. Sous pression, l’Espagne décide de signer les accords tripartites de Madrid (1975) et de céder au Maroc et à la Mauritanie la colonie africaine.

Le Front Polisario, un mouvement de libération du peuple sahraoui, entre alors en guerre avec les deux nouvelles puissances d’occupation et parvient à expulser les Mauritaniens du Sahara en 1979. Le Sud, désormais libre, est pourtant annexé par le Maroc, qui réussit à s’implanter durablement dans le territoire. Tout en n’étant pas reconnu par une grande partie de la communauté internationale, le Front Polisario annonce en 1976 la création de la République arabe sahraoui démocratique (RASD). La RASD devient membre de l’Union africaine en 1982. Aujourd’hui, le Maroc contrôle 80% de sa superficie. 

La situation juridique du Sahara reste pour autant sujette à discussion. L’Espagne demeure en théorie la puissance administrative du territoire dans la mesure où la loi de Décolonisation du Sahara ne fut jamais publiée dans le Bulletin officiel de l’État. En 1960, l’ONU avait également jugé que le Sahara occidental était un territoire en attente de décolonisation. D’un point de vue du droit international, l’Espagne ne pouvait pas transférer unilatéralement la souveraineté de ce territoire au Maroc et à la Mauritanie.

La Cour internationale de Justice a d’ailleurs considéré que ces deux pays ne possèdent aucun lien de souveraineté territoriale vis-à-vis du Sahara. Ce dernier reste ainsi l’un des dix-sept territoires « non autonomes » du Comité spécial de la décolonisation des Nations Unies et ne pourra devenir souverain qu’après la réalisation d’un référendum. C’est pourquoi, loin de garantir son indépendance, le plan d’autonomie du Maroc ferait du Sahara occidental une région autonome marocaine et permettrait d’accomplir le rêve nationaliste du Grand Maroc développé dans les années 1950 et 1960. 

« Selon l’ONU, le Sahara occidental est un territoire en attente de décolonisation. »

Pourquoi Pedro Sánchez a-t-il donc accepté de soutenir les ambitions du roi Mohammed VI ? Les raisons sont à chercher dans la crise migratoire qui s’est produite en mai 2021 aux abords des villes de Ceuta et Melilla, deux enclaves espagnoles situés dans le continent africain. En effet, l’année dernière le leader du Front Polisario a été accepté au sein d’un hôpital espagnol après avoir contracté le covid-19. Une crise s’est alors déclenchée avec le Maroc, qui a vu dans cet acte une prise de position favorable aux Sahraouis.

En Espagne, une entrée irrégulière massive a eu lieu : plus de 8 000 migrants ont franchi la frontière de Ceuta et Melilla en deux jours sans que les forces de l’ordre marocaines ne s’y opposent. Cet événement, qui a manifesté la pression exercée par le Maroc sur l’Espagne en matière d’immigration, a confirmé que les migrants sont de plus en plus traités comme des monnaies d’échange par le royaume alaouite. Or, le Maroc est le principal partenaire commercial de l’Espagne : le pays dirigé par Sanchez est le premier fournisseur et client de la puissance africaine, et son deuxième marché émetteur de touristes.

Le « chantage migratoire » imposé par le Maroc a ainsi dégradé l’activité économique de l’Espagne. Le ministre des Affaires étrangères espagnol a déclaré ouvertement, en justifiant la décision sur le Sahara, que les échanges commerciaux entre les deux pays dépendent du bon fonctionnement des frontières. Après une année de tensions migratoires, la rupture de la neutralité sur le Sahara s’avère une manière de lisser les relations avec le Maroc et de garantir une meilleure coopération dans la gestion des flux migratoires. Selon le journal El País, Sánchez souhaiterait en outre assurer le respect de « l’intégrité territoriale » de l’Espagne (en particulier Ceuta et Melilla), et d’empêcher l’amplification de la zone économique exclusive du Maroc sur les eaux autour des îles Canaries.

LA CONVOITISE DU SAHARA OCCIDENTAL ET LE RÔLE DES ÉTATS-UNIS DANS LE CONFLIT

S’il paraît que le pays ibérique a finalement rompu tous ses liens historiques avec le Sahara, la convoitise de cette région par d’autres puissances internationales vient de loin. Lorsqu’à la fin du XIXe siècle l’Espagne prend sous sa protection le Sahara occidental, elle espère tirer un profit important de l’enclave africaine. Le Sahara est en effet non seulement une porte de sortie vers l’Amérique mais également un territoire proche des îles Canaries qui compte d’immenses terrains de pêche. Or, les ressources trouvées au Sahara ont été plus importantes que ce que les Espagnols avaient prévu. Ces derniers ont découvert des réserves de phosphate de la meilleure qualité du monde, un minerai essentiel pour la production d’engrais.

À partir des années 1960, l’extraction des phosphates du gisement de Bucraa est devenu un jalon colonial pour l’Espagne, faisant du Sahara occidental un espace convoité par la Mauritanie, le Maroc et l’Algérie, régime financé par l’URSS. Depuis sa création, le Front Polisario a d’ailleurs été proche de l’Algérie en ce qu’il s’est lui-même inspiré du Front de libération nationale algérien (FLN). Or, en pleine guerre froide, l’intérêt de l’Algérie pour le Sahara occidental a sonné l’alarme chez les États-Unis, qui a craint que l’instabilité des régimes espagnol et marocain puisse conduire à l’emprise de la région par l’Algérie.

« Les réserves de phosphates ont fait du Sahara occidental un espace convoité par la Mauritanie, le Maroc et l’Algérie, régime financé par l’URSS. »

Si les États-Unis n’ont pas souhaité l’indépendance du Sahara pour tirer eux-mêmes profit du territoire, ils attendaient pourtant que le Maroc s’empare de cette région afin de garantir leur équilibre géopolitique par le biais d’une puissance alliée. Différents présidents américains ont alors soutenu le Maroc dans sa conquête du Sahara en fournissant notamment de l’aide aux forces aériennes marocaines. Même Joe Biden, dont on attendait une rupture avec le comportement de Donald Trump, a reconnu la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental en juillet 2021.

En effet, les États-Unis ont soutenu la signature des Accords d’Abraham en 2020, qui ont rétabli les relations entre Israël et le Maroc, parmi d’autres États arabes. Biden a tout intérêt à suivre la voie de Trump et ne pas s’opposer au plan d’autonomie marocain pour garantir le rapprochement de Rabat, puissance stratégique du monde arabe, à l’État hébreu, allié historique des États-Unis. Les gains du Maroc dans cette opération de conquête ne sont pas moins impressionnants. Depuis la signature des accords de Madrid en 1975, le royaume alaouite tire un énorme profit des mines de phosphate du Sahara, et ce, malgré les attaques du Front Polisario sur les structures d’extraction du minerai. La mine de Khouribga, exploitée par le groupe marocain OCP, de propriété publique, produit 35 milliards de tonnes de phosphates par an. Ce minerai représente ainsi 20 % des exportations du Maroc et constitue environ 5% de son PIB. 

LES CONSÉQUENCES DU VIRAGE DIPLOMATIQUE DE L’ESPAGNE, DU GAZ ALGÉRIEN À L’ESPIONNAGE MAROCAIN

De par les enjeux géopolitiques et humanitaires de la région, les réactions au changement de position de l’Espagne sur le Sahara occidental n’ont pas tardé. Dans un contexte d’augmentation du prix de l’énergie en Europe, les regards se sont d’abord posés sur l’Algérie, premier fournisseur de gaz de l’Espagne. En effet, de par son inimitié vis-à-vis de la question du Sahara, l’Algérie n’a plus de relations diplomatiques avec le Maroc depuis le mois d’août 2021. L’ambassadeur algérien est parti de Madrid le jour suivant la diffusion du message du président Sánchez.

Or, les Espagnols craignent que cette décision perturbe encore plus leur approvisionnement énergétique, qui s’était déjà fragilisé en octobre 2021 lorsque l’Algérie a mis hors service le principal gazoduc Maghreb-Europe. Cet acte a fragilisé les relations commerciales entre l’Algérie et le Maroc, qui possédait des droits de passage sur le gazoduc. L’impact énergétique pour l’Espagne a été conséquent. Selon la compagnie Enegás, l’Algérie a couvert 47% de la demande de gaz en Espagne en 2021 et presque la moitié des mètres cubes de gaz reçus provenait du gazoduc Maghreb-Europe récemment fermé. Les relations entre le Maroc et l’Algérie semblent, dès lors, se tendre de plus en plus, l’Algérie ayant récemment annoncé qu’elle réalisera en novembre des opérations militaires avec la Russie près de la frontière marocaine.

« L’Espagne craint que cette décision perturbe encore plus son approvisionnement énergétique, qui s’est fragilisé en octobre 2021 avec la mise hors service du gazoduc Maghreb-Europe. »

Il reste à voir si le plan d’autonomie du Maroc sera finalement approuvé par la communauté internationale et, le cas échéant, comment se déroulera sa mise en œuvre. Le destin des milliers de Sahraouis installés dans les camps de réfugiés de Tindouf est en jeu. La réactivation du conflit militaire entre le Maroc et le Front Polisario en 2020 a déjà entraîné de nombreuses attaques contre les civils et le Front Polisario a déploré en novembre dernier la mort de 12 Sahraouis.

Ce sujet préoccupe le Conseil de Sécurité de l’ONU, qui s’est réuni à huis-clos le mercredi 20 avril pour discuter de la situation du Sahara occidental. D’ailleurs, le président Sánchez a récemment déclaré avoir subi des écoutes téléphoniques via le logiciel Pegasus le jour suivant la crise migratoire qui a eu lieu entre l’Espagne et le Maroc en mai 2021. La question se pose de savoir si cet événement provoquera un pas en arrière de l’Espagne vis-à-vis du plan d’autonomie marocain ou si c’est justement cet espionnage marocain qui a poussé Sánchez à effectuer un virage diplomatique historique. 

Notes :

[1]https://elpais.com/espana/2022-03-20/el-giro-sobre-el-sahara-desata-una-crisis-con-argelia-y-una-tormenta-politica-en-espana.html 

[2] https://www.monde-diplomatique.fr/1980/01/HODGES/35410 

L’invasion de l’Ukraine renforce la fraction militariste des élites américaines

© Marius Petitjean pour Le Vent Se Lève

L’écrasante responsabilité du Kremlin dans le déclenchement de la crise actuelle ne doit pas conduire à ignorer ses causes de long terme. Le refus constant, de la part des États-Unis, de poser des limites à l’expansion de l’OTAN vers l’Est a contribué à envenimer les relations avec la Russie. À l’inverse, en prenant la décision d’envahir l’Ukraine, Vladimir Poutine a exaucé les voeux les plus profonds des faucons de Washington. Il a fragilisé le segment isolationniste des élites américaines, au profit de sa fraction la plus militariste.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie rompt huit années de fragile statu quo. En vertu des accords de Minsk – que la Russie et l’Occident s’étaient engagés à défendre – les régions de Donetsk et Louhansk devaient gagner en autonomie, tout en continuant à faire partie de l’Ukraine. La décision de Vladimir Poutine a eu pour effet d’enterrer cet accord.

Le droit international prévoit des procédures pour mener à bien les missions de maintien de la paix – justification officielle de l’invasion de l’Ukraine par le chef d’État russe. L’envoi unilatéral de troupes dans un pays voisin n’en fait pas partie. C’est pourquoi le représentant du Kenya aux Nations unies, qui s’était abstenu de condamner les actions de la Russie au début du mois de février, a déclaré au lendemain de l’invasion que cette action « [portait] atteinte à l’intégrité territoriale de l’Ukraine », la comparant à la manière dont les frontières des pays africains ont été tracées et redessinées par les empires européens. L’ordre international fondé sur le droit possède ses tâches aveugles et est souvent instrumentalisé, mais du moins permet-il de poser des limites à l’action du fort à l’égard du faible.

Pour les éditorialistes, l’invasion russe corrobore leur leur vision du monde : on ne peut pas discuter avec le maître du Kremlin, seule une démonstration de force peut l’arrêter. C’est, à peu de choses près, exactement l’approche que Washington et ses alliés ont adoptée ces dernières années.

Depuis, Vladimir Poutine a fait comprendre au monde qu’il était heureux d’intensifier son entreprise guerrière. Envoyer des « soldats de la paix » est une chose. Le faire après avoir reconnu l’indépendance de régions contrôlées par des séparatistes soutenus par la Russie – une perspective que Poutine avait rejeté une semaine avant l’invasion -, tout en affirmant qu’ils se trouvent sur un territoire russe, est la manifestation d’une ambition rien moins qu’impériale.

Des causes et des conséquences

Reconnaître tout cela n’implique pas de faire l’économie d’une analyse de la responsabilité occidentale dans cette montée en tension. Comme l’a récemment écrit le politologue Stephen Walt : « On peut tout à la fois reconnaître que les décisions prises par la Russie sont totalement illégitimes, et qu’une géopolitique américaine alternative au cours des dernières décennies les aurait rendues moins probables ».

Les bataillons d’éditorialistes qui avaient prédit – et parfois espéré – une invasion russe se sont appuyés sur la décision du Kremlin pour corroborer leur vision du monde : Poutine est le nouvel Hitler, il cherche à ressusciter l’Union soviétique, on ne peut pas discuter avec le maître du Kremlin, et seule une démonstration de force peut l’arrêter. C’est, à peu de choses près, exactement l’approche que Washington et ses alliés ont adoptée ces dernières années.

Les mois qui ont précédé l’invasion de l’Ukraine, les Occidentaux ont tenu une ligne « dure » dans les négociations avec la Russie. En décembre, Vladimir Poutine mettait sur la table une offre initiale à caractère maximaliste : il réclamait un engagement légal de non-adhésion à l’OTAN de l’Ukraine et la Géorgie, la réintégration par Washington du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) dont Donald Trump s’était retiré. On trouvait également une série d’exigences moins réalistes concernant les activités de l’OTAN dans les anciennes républiques soviétiques. Mais c’est la première revendication qui était, pour le Kremlin, la plus importante. Poser des limites à l’expansion de l’OTAN vers l’Est a longtemps constitué une antienne non seulement pour Vladimir Poutine, mais aussi pour les élites russes pro-occidentales – une revendication que divers responsables américains considéraient il y a peu comme compréhensible.

Il est probable que le Kremlin ait réellement projeté d’envahir l’Ukraine depuis des mois, comme les responsables occidentaux l’affirmaient. Mais n’ont-ils pas contribué à déclencher ce qu’ils prétendaient vouloir éviter ?

Alors que Moscou brandissait la menace d’une intervention contre l’Ukraine si ses revendications continuaient à être ignorées, qu’ont fait les dirigeants occidentaux ? Ils ont refusé de céder, de manière répétée, même s’ils ont dans le même temps reconnu que l’Ukraine ne rejoindrait pas l’alliance de sitôt – et ont clairement indiqué qu’ils ne se battraient pas pour la défendre.

Cette volonté de maintenir une posture intransigeante a atteint des sommets de bêtise au début du mois de février. La ministre britannique des Affaires étrangères Liz Truss a engagé la discussion avec son homologue russe Sergei Lavrov – après avoir dîné dans un lieu huppé avec l’épouse d’un proche de Poutine, lequel avait dépensé une petite fortune pour l’occasion. Face à Liz Truss qui exigeait le retrait des troupes russes, Sergei Lavrov lui demandait si elle reconnaissait la souveraineté de la Russie sur les régions de Rostov et de Voronezh. La ministre britannique a répondu que le Royaume-Uni « ne reconnaîtrait jamais la souveraineté de la Russie sur ces régions »… avant qu’un diplomate mieux informé l’informe qu’il s’agit de régions russes !

Cet épisode embarrassant est symptomatique de l’approche diplomatique du Royaume-Uni et des États-Unis à l’égard de la Russie : une ligne dure doit être tenue coûte que coûte… même lorsqu’elle est totalement hors de propos.

[NDLR : pour une analyse des causes de l’intransigeance occidentale – notamment le poids du complexe militaro-industriel et des pétroliers américains, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « Ukraine : les pompiers pyromanes »]

Alors même qu’ils refusaient de négocier, les États-Unis et le Royaume-Uni ont déployé une campagne de communication visant à alerter sur l’imminence d’une invasion russe. Sombres prophéties et refus de satisfaire une quelconque demande russe se sont succédés pendant plusieurs semaines. La panique suscitée par les prédictions américaines a entraîné le retrait des observateurs internationaux de l’Est de l’Ukraine, censés vérifier l’effectivité du cessez-le-feu dans cette région… entraînant ainsi une explosion de violences, et créant le prétexte même que la Russie utilise à présent pour envoyer ses troupes – et que les responsables occidentaux ont naturellement invoqué pour affirmer qu’ils avaient raison depuis le début.

Il est probable que le Kremlin ait réellement projeté d’envahir l’Ukraine depuis des mois, comme les responsables occidentaux l’affirmaient. Mais n’ont-ils pas contribué à déclencher ce qu’ils prétendaient vouloir éviter ? En refusant toute négociation et en conduisant à un accroissement des tensions dans la région, n’ont-ils pas mis en place un terreau favorable que Poutine a su exploiter ?

La guerre économique et les livraisons d’armes pour seul horizon ?

À ce stade, la stratégie russe n’est pas claire. Le Kremlin fait-il monter les enchères pour arracher des concessions à l’Occident ? Prévoit-il de créer une zone tampon formellement indépendante, mais de facto pro-russe, à l’Est de l’Ukraine ? Et à terme d’annexer cette partie du pays ? Ou bien envisage-t-il de faire de la plus extravagante des prédictions occidentales une réalité : tenter d’occuper l’intégralité du territoire ukrainien ? L’Ukraine deviendrait alors le nouvel Afghanistan de la Russie…

Quels que soient les exercices de prospective auxquels on se livre, on voit mal en quoi l’approche dure des Occidentaux offre une quelconque chance à l’Ukraine de recouvrer sa souveraineté.

De même que les livraisons d’armes américaines en Syrie n’ont pas peu fait pour alimenter le phénomène djihadiste, c’est l’extrême droite ukrainienne – y compris sa frange néonazie – qui risque de bénéficier de cette ingérence.

On aurait tôt fait de sous-estimer la brutalité de la guerre économique en cours, et l’ampleur de ses conséquences sur la population américaine et européenne. Si les gouvernements occidentaux sanctionnent les combustibles fossiles russes, l’inflation pourrait s’envoler aux États-Unis – ceux-ci étant les seconds fournisseurs étrangers de pétrole aux États-Unis.

[NDLR : pour une analyse de l’impact des sanctions occidentales contre la Russie, lire sur LVSL l’article de Frédéric Lemaire : « Sanctions contre la Russie : une arme à double tranchant ? »]

La situation pourrait encore s’aggraver si, à la suite de représailles russes, les exportations de blé russe en venaient à se tarir. Les répercussions sur les prix des denrées alimentaires pourraient être majeures, ainsi que sur l’industrie des semi-conducteurs – dont les difficultés font grimper en flèche les prix des voitures et des vols – et toutes les industries qui dépendent des matières premières importées de Russie. La paralysie durable de l’Ukraine, elle-même exportatrice mondiale de céréales et de matières premières utilisées pour les semi-conducteurs, aurait des effets similaires.

L’Europe est tout aussi exposée – le vieux continent est un acheteur majeur de pétrole et de gaz russes. Les pays d’Asie centrale, qui dont une partie de l’économie repose sur les envois de fonds issus de Russie, ne sont pas en reste. Quant aux pays importateurs de céréales qui dépendent de l’Ukraine et de la Russie en la matière – comme l’Égypte -, ils risquent d’assister à une montée en flèche des prix alimentaires, ce qui pourrait générer des bouleversements politiques supplémentaires.

Si le scénario catastrophique d’une escalade n’est pas à exclure, c’est plus probablement à un enlisement du conflit que l’on va assister – où des troupes régulières et paramilitaires ukrainiennes, armées par les États-Unis et l’Union européenne, continueront d’affronter l’envahisseur russe. De même que les livraisons d’armes américaines en Syrie n’ont pas peu fait pour alimenter le phénomène djihadiste, c’est l’extrême droite ukrainienne – y compris sa frange néonazie – qui risque de bénéficier de cette ingérence.

[NDLR : pour une analyse des forces d’extrême droite ukrainiennes, lire sur LVSL l’article de David Fontano : « Nationalisme en Ukraine : mythe et réalité »]

Il semble que la Maison blanche et l’Union européenne aient décidé de persévérer sur cette ligne dure. Quelle que soit la magnitude des sanctions et des livraisons d’armes, ce sera la population ukrainienne qui, en dernière instance, en souffrira.

Vladimir Poutine porte indéniablement la responsabilité du déclenchement de ce conflit. Mais qui peut dire que les Occidentaux ont cherché à éviter cette situation ?